Archives du mois de juillet 2008

L’acte d' »amitier » : pour une anthropologie fondamentale (du sujet actant)

30juil

Sur l' »amitier« , et « Amitier » de Gilles A. Tiberghien, aux Éditions du Félin, en mai 2008

Ayant eu à passer deux fois 6 heures et demi dans le train (entre Bordeaux et Marseille),
je m’étais muni d’un choix de quatre livres
pour passer le voyage en bonne compagnie :
« L’Instant et son ombre » de Jean-Christophe Bailly _ un auteur passionnant (cf son proprement merveilleux « Le Propre du langage _ voyage au pays des noms communs« ) et sur la photographie _, paru en mars 2008, aux Éditions du Seuil ;
« Éloge de la marche » de David Le Breton _ dont m’a parlé Bernard Plossu (et par ironie envers le transport par train) _, paru aux Editions Metailié en mai 2000 (et réédité en mars 2006) ;
« Modeste in memoriam _ souvenirs lointains » d’Evelien van Leeuwen _ signalé parmi les livres importants de l’année sur une page de « conseils de lecture » à l’occasion des vacances d’été par le supplément littéraire du Monde _, paru aux Éditions du Rocher en novembre 2007 ;
et « Amitier » de Gilles A. Tiberghien, paru aux Éditions Desclée de Brouwer en mars 2002 (et réédité en format de poche aux Éditions du Félin, en mai 2008) ;
au gré de mon humeur.

C’est sur « Amitier«  que mon humeur s’est portée au départ du train
de la gare Saint-Jean (de Bordeaux) vers la gare Saint-Charles (de Marseille).
Un très beau livre, sur le fondamental.

Car j’allais en Provence à la rencontre d’une amitié jusqu’alors « par correspondance »,
pour établir encore un peu mieux l’assise _ sensitive _ d’une prochaine conférence aixoise…
Et avec un crochet, aussi, par La Ciotat.

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Voici comment l’éditeur présentait cet « Amitier » en 2002 :
« Le titre de cet essai s’est imposé à l’auteur lorsqu’il a cherché un verbe qui soit à l’amitié ce que le verbe aimer est à l’amour. Ce livre porte en effet non sur un état, mais sur une relation dont il analyse diverses modalités pour en donner, au bout du compte, une image dynamique, un portrait mobile, mais capable de restituer sur le plan du discours et de la pensée quelque chose de ce qu’est l’amitié vécue. Tentant de cerner la place de l’amitié dans notre monde, le présent essai tourne autour de quatre grands infinitifs, qui inscrivent dans le temps et l’espace la relation amicale : engager, éprouver, échanger et perdre.
Donc pas un traité de l’amitié, pas une philosophie de l’amitié qui dirait ce qu’elle est ou ce qu’elle doit être, mais un essai philosophique qui cherche à rendre compte de sa réalité contrastée, tant au travers des expériences que chacun peut en faire que de ses différentes tentatives de théorisations philosophiques.
Car l’amitié change de valeur d’Aristote à Rousseau : de positive et rationnelle qu’elle est pour le premier, elle devient chez le second, sous la forme de la compassion ou de la sympathie, une valeur beaucoup plus ambiguë, sujette à maints retournements. D’où la nécessité de penser ensemble des positions apparemment contraires.
 »
C’est excellemment présenté.

De même qu’existe(nt)
ce que Baldine Saint-Girons nomme « l’acte esthétique«  ;

ou ce que Marie-José Mondzain caractériste comme les « actes » _ ou « activité propre » (page 247, dès la première phrase du dernier chapitre) _ de l’auteur, de l’acteur, et du spectateur
(actes liés à des désirs, et donnant lieu à un « œuvrer » ;
« actes » de l’ordre de la confiance, et non de la crédulité _ c’est un sous-titre, à la page 249)

_ en son « Homo spectator » (dont je cite ici les quatre ultimes phrases, page 270 :
« Il revient largement à Jean-Luc Godard d’en
_ il s’agit de l’amour (au cinéma) _
avoir mis la visibilité et les mots au coeur de ses films
pour ne jamais séparer
le désir de voir et celui de montrer les corps,
du désir de croiser le regard d’un autre
à qui l’on doit d’espérer ou simplement de vivre
.

Le site du spectateur de la grotte Chauvet
_ sur lequel Marie-José Mondzain a ouvert cet « Homo spectator » _
est celui de la parole que prend un regard amoureux.

Suite de faiblesse et d’immense courage.

L’amour est le site infiniment sensible où la fiction est affaire de confiance » :
et sur ce mot s’achève « Homo spectator« ) _ ;

de même l’amitié doit être (re-)pensée comme active,
en partie du moins
_ et loin, loin, de tout volontarisme (et « activisme ») _,
ce que marque ici la mise à l’infinitif d’un « amitier« …

Ma conférence (aixoise à venir) ayant, elle, pour titre : « Le NonArt du rencontrer » ;
car nous nous trouvons ici au coeur de réalités oxymoriques véritablement fondamentales
_ car proprement fondatrices :
sans ces fondements-ci, tout bonnement s’ef-fondre bel et bien ! _,
pour les « non-inhumains »
_ mais pour combien de temps ? _
que nous pouvons être parfois encore,
en dépit de toutes les manipulations faisant _ réductiblement _ de nous de purs réflexes (pavloviens) « de consommation »
(ou plutôt, en fait, et seulement, d’achat : minimalement _ et comptablement _ compulsifs) :
relire ici
et tout Bernard Stiegler (dont « Prendre soin« ),
et tout Dany-Robert Dufour (dont « Le Divin marché« )…

D’où l’enjeu d’une anthropologie fondamentale (du sujet actant),
à constituer pour ce temps de crise (ou plutôt de « liquidation« ) des « sujets », qui est le nôtre,
face à l’empire totalitaire soft et fun qui ne cesse d’étendre sa « toile » (= emprise) sur le « monde » :
é-mondé,
im-mondément…

Mais les fêtards de la fête continue (permanente)
_ merci Philippe Muray
(cf http://www.philippe-muray.com/bibliographie-philippe-muray.php
et, par exemple, « Festivus festivus« , aux Éditions Fayard, en mars 2005) _
sont à dix mille lieues (sous les mers) de s’en rendre compte,
objets médusés (joués _ métamorphosés en jouets : sexy toys _, par cette Circé) qu’ils sont…

mer-train172.jpg

Pour préciser un peu plus avant ce vers quoi Gilles Tiberghien avance sa lanterne,
j’indique les seuls titres des chapitres de cet « Amitier » :
pour « Engager » : la promesse ; l’égalité ; la trahison ;
pour « Éprouver » : l’admiration ; l’amour ; le secret ;
pour « Échanger » : la communauté ; les rites ; l’entretien ;
et pour « Perdre » : le conflit ; la rupture ; la mort.

En re-venir (vrai-ment !) toujours aux fondamentaux ;
dont les manipulations réflexes nous chassent, à coup de butoir d’addictions nous acculant à la passivité (routinière sur rails) hypnotique,
sans avoir seulement le temps de faire ouf _ et moufter si peu que ce soit…

Sans cesse et en souplesse les ré-activer, donc, ces fondamentaux,
à l’inspiration osante et joyeuse _ musardante _ du « génie« …

Pour finir,
une image qui m’a beaucoup « touché » :
hier, aux obsèques d’une amie et collègue _ Martine _,
ravie par un cancer foudroyant d’à peine six mois :

bouquet-train-175.jpg

Trois amis _ Michel, Cyrille, Antoine _ d’un des fils _ Christophe (l’aîné est Mathieu) _, au crematorium,
quand le rideau s’est refermé, et que l’assistance s’est retrouvée (hors la présence du corps) dans la pièce voisine,
ont entouré (et soutenu) tactilement, le temps d’un même geste instantané, rapide, et immensément puissant,
l’espace de trois secondes, leur copain : leur ami.
Amitier est un acte effectif, et renouvelé : une confiance (et une fidélité : en actes) de tels instants-ci…

« Ce qui est beau est difficile autant que rare« , conclut sur cette capacité d’éternité « dans le temps »
Spinoza son « Ethique« . On y revient souvent. « Difficile« , parce que générosité et confiance n’ont guère officieusement cours quand « l’utile » (Montaigne, « Essais« , III, 1), ayant pignon sur rue et se gobergeant, asphyxie presque partout, à le stériliser et détruire, « l’honnête« …

Il arrive qu’atteinte la confiance ait parfois du mal à se remettre.


Maintenant,
il me faudrait entrer plus avant dans le travail (cet « Amitier« ) de Gilles Tiberghien.
Son premier et principal mérite est de nous mettre,
par-delà la permanence apparente du mot « amitié »,
face à l’abyme du concept d’amitié
saisi dans l’étrangeté de son histoire (proprement philosophique) :
entre Aristote et Rousseau, si l’on veut résumer
;
mais on pourrait ajouter
et Cicéron et Sénèque (après Aristote) ;
puis Nietzsche, de l’autre côté (pour une modernité un peu plus lucide que celle d’un Rousseau) ;
avec en pivot,
une fois encore, Montaigne :
le fameux, et rétrospectif
_ car la béance (de la disparition et la perte) de La Boétie ne sera, bien sûr, pas comblée _
« parce que c’était lui ; parce que c’était moi« .

Même si en résulte ce monument-tombeau
(qui nous est en quelque sorte expressément légué par Montaigne lui-même)
que sont les « Essais » :
Montaigne à l’écritoire ( en sa « librairie » : les livres devant lui
et comme lui faisant face, afin de lui « parler »)
désormais face à sa seule méditation,
lecture,
et le plus concrètement :
écriture,
faute du pouvoir de conférer _ en absolue confiance _ avec l’ami « au vif »,
puisque la mort le lui a ôté ;
comme elle a ôté _ d’un même coup _ La Boétie à lui-même …

Demeurant cependant leur amitié :
en Montaigne seul désormais, de son vivant
;
puis, un peu plus longtemps _ pour nous, lecteurs _, en son livre-tombeau (« tombeau » dressé à cette amitié,
comme l’a magnifiquement mis en évidence Michel Butor),
qui n’est,
avec ses phrases ne cessant de se poursuivre, s’allonger, se prolonger, se répondre en un jeu quasi infini d’échos,
que le récit de cette conversation « au vif » à jamais manquante …

Mais Montaigne ne se résigne pas :
l’amitié, il la « porte » désormais
_ tant que sont là, à portée de l’écritoire, « encre et papier » _
pour les deux ; et elle le porte…

« L’ami est le bouchon qui empêche la conversation de ces deux-là _ que sont moi et soi-même _ de sombrer par les profondeurs« …
« L’ami et sa hauteur« , dit superbement, et justement, Nietzsche, au chapitre « De l’ami« 
de la première partie d' »Ainsi parlait Zarathoustra« .

Sauf que l’ami ne s’invente pas, ne se crée pas, ne se rencontre pas, non plus, sous les sabots d’un cheval ;
non plus que, disparu, ne se remplace…
L’alchimie _ rare _ de la rencontre de l’amitié
tient, par son improbabilité rationnelle,
de la grâce, sans doute :
disposons-nous d’un autre mot ?..


L’amitié est à la fois un fait et une exigence : incarnée en la personne de celui-ci _ l’ami : unique ;
une exigence tangible _ et tenue : nous sommes bien là, toi et moi ;
un vent puissant souffle, et nous (ré-) unit : nous nous entendons,
en tous les sens du terme : nous ne sommes pas
(ou ne sommes plus _ ou sommes moins ;
voire sommes un peu moins)
sourds l’un à l’autre ;
l’ami n’est pas un fantasme, une élucubration, un miasme :
ni fantôme, ni illusion ( de moi à soi).
Il est bel et bien là, en sa réalité charnelle, et tangible,
et tenue
, en effet,
même quand il n’est momentanément pas là (mais plus loin) ;
voire plus là du tout : la mort n’interrompt pas vraiment le dialogue-conversation des amis…

La voix de l’ami mort continue _ avec son inégalable douceur _ de parler,
et de sa propre initiative, aussi, qui plus est !
Et cela, sans fantasmagorie
Gilles Tiberghien évoque ainsi (page 172) avec grandeur la figure de son ami P.

Page 173 : « Devenus soudain _ par la mort _ comme étrangers à moi-même
(les affects : qu’il était _ l’ami P. _ seul à partager avec moi-même)
donnent à ma vie l’épaisseur et la cohérence étrange d’un récit. »
La formule est capitale, et nous aide,
au passage aussi,
à mieux comprendre tout le travail montanien des « Essais« .

« Tant qu’il était vivant, disponible,
l’évidence de ce partage me procurait la connivence d’un sentiment de la vie,
une impulsion à agir ensemble
_ comme c’est juste ! _,
mais pas nécessairement la conscience de ce que nous faisions

_ encore un peu trop endormie en quelque sorte, cette conscience confiante, sans trop d’à-coups, en cette chance de la vie _,
ni de ce que notre amitié représentait pour chacun de nous. »

A cet égard, la distance a-charnelle de l’amitié
la distingue des tropismes plus tactiles (et sensuels _ ou sexués) de l’amour.

Je continue la lecture de la page 173 : « Maintenant que mon ami est mort,
ce à quoi je tenais tant
et qui était pour moi
comme une façon d’éclairer le monde
est devenu comme un vecteur fondamental de mon existence
 »
_ comme si cette séparation insoluble de la mort de l’un
laissait l’amitié _ inchangée, semble-t-il, elle _ portée par le seul survivant,
à la situation (et condition _ davantage secouée) du vécu de l’amour pour les amants : jamais assez proches…
Comme si…
Comme si elle s’en rapprochait…

Pages 177-178, Gilles Tiberghien en vient aussi,
à cette occasion encore (de la perte),
à la comparaison de l’amitié avec l’amour,
à propos des différentiels de distance,
de présence et absence,
entre amour et amitié :
« Ce que j’ai perdu _ par la mort de l’ami _, je ne l’ai jamais possédé.
C’était mon ami,
mais il n’était pas mien.

L’amitié seule demeure,
qui survit à cette perte irréparable,
car rien n’est perdu
_ c’est-à-dire : rien n’étant perdu _,
rien ne peut la remplacer. »

Vient alors, page 178, ce commentaire :
« Telle est la douleur que provoque la mort de l’ami,
une douleur confondante,
commensurable à certains égards
_ nous y venons _
à la mort d’autres êtres que l’on aime,
mais avec le corps desquels nous avons un rapport charnel,
alors que les amis sont et seront toujours des fantômes

_ a-charnels, donc _
qui hantent notre vie
et qui vivent dans nos rêves

_ par quel mot, donc, le dire ? _
d’un corps d’emprunt en ce qu’ils hantent notre propre corps. »

(…) « Un ami, même celui que nous prenons volontiers par le bras
_ revoici le geste de Michel, de Cyrille, d’Antoine, à l’égard de Christophe _,
est d’une certaine façon un « spectre ».

Et ici _ continue immédiatement Gilles Tiberghien _, il ne s’agit pas des morts, mais des vivants.
(…) Il s’agit des amis en ce qu’ils sont la promesse de notre avenir
et qu’ils viennent à notre rencontre.
 »

Et Gilles Tiberghien de citer alors le texte du « Zarathoustra » de Nietzsche (au chapitre « De l’amour du prochain« ) :
« Plus haut que l’amour du prochain,
se trouve l’amour du lointain
et de l’avenir

_ je dirai l’appel du dépassement de soi-même (Hegel, lui, dit : « aufhebung« ),
la vocation du « Deviens ce que tu es ! » _ ;
plus haut encore que l’amour des hommes
_ au sens de la compassion pour ce qu’ils sont (« humains, trop humains !« ) _,
est l’amour des choses
_ ou des œuvres _
et des spectres »
_ c’est-à-dire le meilleur de soi …

Et ce commentaire final page 179 :
« Un ami est quelqu’un « qui nous revient » _ avec fidélité _ non parce qu’il est un pur esprit
mais parce qu’il a habité
_ au passé seulement ? _ un corps,
un ensemble de corps
aussi nombreux que les mille possibles
où nous avons projeté notre vie
« 
_ et par là l’amité est appel
et vocation à vivre,
à mieux vivre,
à toujours aller vers la hauteur de l’accomplissement
,
au lieu de la complaisance basse
et, vite, à la bassesse…

Et cette phrase ultime : « C’est pourquoi ces spectres sont des revenants privilégiés
qui hantent nos rêves avec la douceur d’une présence
qu’ils avaient déjà de leur vivant.
 »
Ou la douceur _ oui _ tendrement exigeante, dynamisante, de l’amitié.

Avec estime et admiration, en effet …
Et émulation mutuelle : se mettre, soi comme lui, à la hauteur de cet appel à
devenir mieux,
éveiller,
accomplir
ses « mille possibles« …


L’incroyable, le miracle étant
qu’existent bien,
on ne peut plus effectivement _ faut-il dire _
de telles amitiés.

De même qu’existent bien,
aussi,
de telles amours…

Titus Curiosus, ce 27 juillet

Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu

lacunes dans l’Histoire

17juil

A propos de la chronique inaugurale de ce blog « En cherchant bien… » :
« Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation) »
,

c’est l’expression (de Jean-Marie Borzeix lui-même) de « la demande des descendants »
_ ce matin même lors d’un échange de mails _ qui m’a fait « cheminer » jusqu’à, peut-être in extremis, ce terme-clé, paradoxal, et « forant » profond _ jusqu’au « cauchemar » même _ et sans doute essentiel ici _ jusqu’à le décider à « publier » cette modeste « recherche » d' »histoire locale » (du canton de Bugeat),
de « lacune«  (ou, si l’on préfère, « blanc« ) de l' »Histoire« .

C’est donc ce titre d’ « Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation)« ,

que je voudrais, si l’on veut bien, expliciter un peu ici, en une sorte de « décantation » de ma lecture initiale de « Jeudi saint« 

_ avant de me confronter à ce titre même de « Jeudi saint« , choisi Jean-Marie Borzeix pour son « récit ».

Allons-y !

Ce que Jean-Marie Borzeix a pu nommer « la demande des descendants« 
intervient
_ ou plutôt est intervenu(e) _,
pour lui, en son « enquête » même, effective, « de terrain », veux-je dire, débutée à « l’automne 2001 » (page 36),
comme une surprise, ou « découverte », relativement tardive, ainsi que rétrospective,

mais puissante, ô combien, venant
_ ou plutôt venue _
en quelque sorte de (ou à ) l’extérieur de sa propre démarche,
d’abord le surprendre, donc, lui ; puis, et surtout,
la renforcer, elle (cette « enquête » même),
et, plus encore, venir la justifier vraiment

et profondément, et même considérablement.

Même si lui-même,
en tant qu’auteur-narrateur de sa propre démarche, en son récit,

demeure on ne peut plus discret et pudique à propos de cette « découverte » qui lui est ainsi advenue _ et même « tombé dessus » _,
en cette « rencontre » imprévue _ et bientôt on ne peut plus effective _ des « descendants » des « victimes » de ce « Jeudi saint« ,
sous l’aspect de ce que, en amont de toute cette « histoire », il nomme rapidement, et seulement sous la forme d’un titre de chapitre, le huitième, à la page 137, « la Pâque juive« ,
mais sans s’y appesantir,
ni y philosopher.

Quand, à l’origine, en effet, il ne s’agissait, pour l' »enquêteur »
_ sans être question, alors, de s’en faire « aussi » le narrateur-auteur _,
que de « faire » un peu
_ un peu plus, un peu mieux _
« le point » sur ses propres rapports à son « pays« , à « son enfance »
_ soit à sa « 
filiation«  _,
au « terreau »
_ la géographie (de cette « Haute-Corrèze« ), mais aussi l' »Histoire« , venue la travailler en quelque corps, au « terrain », au « terreau », cette « géographie »_ ;
« faire le point » sur ses rapports au « paysage« , donc,
qui en quelque sorte l' »a nourri »,
sans qu’il en ait d’abord, de même que tout un chacun
(tout un chacun d’abord « infans » : ne parlant pas ; ni, donc, ne pensant pas assez bien, non plus : tout cela s’apprenant, et peu à peu, et « à son corps défendant ») ;
sans qu’il en ait d’abord, donc, la plus claire conscience

_ mais qui l’aurait ? nul n’a de science infuse ! il nous faut tous « apprendre », former « à l’épreuve du réel » notre propre « expérience »
_ celle des autres nous demeurant si souvent « inaudible », incomprise _,
former notre jugement _ cf Pic de La Mirandole, Montaigne, Spinoza, ou Kant ! _,
une fois son « parcours d’homme » relativement _ en ce tournant de la soixantaine _ « accompli », et qui, encore, et heureusement (du moins je le suppose) « se poursuit » (!..) :
au tournant
_ méditatif, et comme un premier bilan, approximatif, bien sûr, sur sa propre petite « histoire personnelle » !.. _, au tournant, donc, de la soixantaine :

ce fut là l’occasion, « l’herbe tendre« … _ ajouterait un La Fontaine…
Qui dit exactement,

cet homme merveilleux, en la fable « Les animaux malades de la peste » (« Fables« , Livre VII _ 1) :
« La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant
« …

_ ce « diable » qui « se tient », ou « se cache », dit-on, « dans les détails« …

D’autant que dans un entretien a posteriori, Jean-Marie Borzeix confie qu’il est re-venu à Bugeat, cet « automne 2001 » là, s’occuper un peu de son père, souffrant : « Mon père était malade. J’allais le voir deux fois par mois. Ces séjours m’ont donné l’idée de me replonger dans ce qui s’était passé là-bas à la fin de la guerre. » Poursuivant : « Je suis allé interroger des gens, j’ai pris des notes. Cela ressemblait à un journal de travail. Mais il n’était pas question, au début, de le publier« , nous apprend _ ou confirme _ Thomas Wieder dans « Le Monde » du 27 juin…

D’où la modestie profonde _ et initiale tout comme finale _ du propos,

et le relatif mince empressement à rien publier de cela
_ de fait, « Jeudi saint » n’a certes ni l’ampleur, ni l’urgence, du travail-somme (admirable) d’un Saul Friedländer
_ en ses deux volets de « L’Allemagne nazie et les Juifs » : « Les années de persécution » et « Les Années d’extermination » _ aux Editions du Seuil en septembre 1997 et février 2008)
(et à relier à son très beau texte autobiographique, « Quand vient le souvenir » _ aux Editions du Seuil, en 1978 : les dates disent aussi cette « ampleur » et cette « suite« , dans l’œuvre si « important » de Friedländer) ;
ou de l’intense (jusqu’au baroque magnifique !) « apurement des comptes » familiaux, apurement assez sublime, oui, en son intensité et historique et géographique, des « Disparus » de Daniel Mendelsohn (aux Editions du Seuil, en août 2007) : une « grande » aventure aussi,
à l’échelle d’une famille écartelée sur plusieurs continents, cette fois…

Toutes affaires de « filiation » (sacrée), en quelque sorte et à divers degrés, en ces diverses occurrences (et « œuvres » grandes _ au féminin, cette fois). « Jeudi saint« , aussi.

« Les descendants«  des « victimes » de ce « ramassage » du Jeudi saint de 1944 (à Bugeat)
sont peu nombreux, au demeurant
,
ceux, du moins (des « descendants« ), qui s’étaient en quelque sorte déjà « d’eux-mêmes » manifestés,
qui par un voyage sur « la tombe juive » de L’Eglise-aux-Bois, et le dépôt de leur « plaque d’aluminium » (et inscription en hébreu) avec numéros de téléphone (!),
qui par une initiative ou manifestation personnelle (ou officielle) dont Jean-Marie Borzeix a pu prendre connaissance auprès de la mairie de Bugeat : « une longue lettre _ pour commencer, dans la chronologie des « surprises » et « découvertes », _ à l’en-tête de Yad Vashem » (page 5o, puis page 62) ; puis, « début février » 2002, « une lettre du ministère des Anciens Combattants » (page 80) ; puis, encore (page 81), « quelques mois plus tard« , le « petit-fils » d' »une autre disparue« , lequel, qui « a longtemps enseigné dans une université américaine », « retraité depuis peu (…) vient de profiter d’un congrès en Europe pour effectuer en compagnie de sa femme un pèlerinage en Corrèze. A tout hasard, il a laissé à la boulangerie, son adresse, son téléphone, son courriel. A l’attention de toute personne qui se souviendrait de sa grand-mère« . Avec ce commentaire de l’auteur : « Une façon de dire que le passé a encore un avenir. Une nouvelle bouteille à la mer » (toujours page 81). Une métaphore capitale, que nous allons retrouver…

bernard_03.jpg

Y a-t-il des « descendants » (ou survivants) d’autres familles de « victimes » : quid de Jacob Rozent, et des siens ? quid de Joseph Kleinberg, et des siens ? quid des parents d’Anna et Jeanne Izbicka ? et de ceux de Brana et Serge Tencer ? et de ceux de Karola Hoch ?…

L’inquiétude d’une « demande des descendants » n’était donc certes pas « première », originelle, en la démarche d' »enquête » initiale _ pardon de la redondance _ de Jean-Marie Borzeix, re-venant d’abord rendre visite à son père.

Et plus éloignée encore, de lui,
la moindre « commande » ou « mission » que ce soit :
ni, bien sûr, « officielle », « reçue », en quelque sorte,
ni, non plus, « toute personnelle » : même si, rétrospectivement, c’est d’un peu de quelque chose de cet ordre-là
qu’aujourd’hui Jean-Marie Borzeix, non pas « se sent investi » _ oh non, certes ! _, mais qu’il assume, en toute modestie,
puisque l' »initiative » n’eut au départ rien d' »héroïque » _ en dépit du titre de l’article de Thomas Wieder dans « Le Monde » : « Le Héros inconnu » ! _, ni même de « vertueux » de sa part : rien qu’une petite « inquiétude de vérité » _ dirais-je _ (quant à l' »Histoire » du « pays » natal, Bugeat), qui agaçait, sans doute, comme un caillou logé dans la chaussure…
Ce qui n’est pas tout à fait rien, non plus, en ces temps de cynisme de plus en plus « décomplexé », de carriérisme débridé, avec tant de hauts exemples de bassesse _ je veux dire eu égard au « souci de la vérité »…

Rien qu’un vague soupçon, au départ, donc, titillant une curiosité de « natif », si je puis dire,
que le « récit » « officiel », quasi unanimement partagé au « pays«  (à Bugeat, et dans le département _ à dimension presque « familiale », en effet _ de la Corrèze),
était un peu « trop beau » (« héroïsé ») pour être « tout à fait vrai »,
et comportait envers et « contre tout » _ « lacunairement« , en quelque sorte _ « ses ombres » :
au figuré (de l’oubli _ et l’Histoire) comme au propre (de l’assassinat : de personnes vivantes) : l' »enquêteur » qu’a commencé à se faire Jean-Marie Borzeix, va assez vite s’en apercevoir ; et s’y coltiner passionnément (et nous avec !!!).

De ces « ombres » à ces « lacunes« , et à ces « cauchemars« , même _ certaines nuits, fréquentes (pour qui « attend un appel depuis toujours« , est-il glissé page 70, « un appel qui remonte le temps«  : nous avons affaire à un immense texte, mine de rien, en sa sobre modestie ! _, il n’y avait peut-être qu’un pas. Encore fallait-il l’accomplir…

Des pistes, « rencontrées » sans préméditation _ avec une bonne dose de hasard (= à l’improviste) _, se sont ainsi, d’elles mêmes en quelque sorte, proposées, ouvertes, alors à « suivre »

_ encore fallait-il être en posture de pouvoir « les constater », ces éléments de « pistes », avant, s’y avançant, d' »avérer » quoi que ce soit, en « suite » de cela _,

avec tant soit peu de curiosité, de vaillance, de courage (pour, de là, aller re-chercher et obtenir réponses à ses propres « interrogations », au fur et à mesure, en quelque sorte, qu’elles surgissaient de ces « rencontres » du réel, sans soi-même, l’enquêteur-sans-implication-personnelle, se lasser), du côté du chercheur (et de sa « curiosité », basique et générique en l’affaire) ;
ainsi qu’un peu, ou pas mal, de chance, aussi, sur ce qui allait « s’offrir », ou pas _ conjoncturellement _, du côté de ce « réel » lui-même, surtout,

en matière de « documents » (journaux, archives diverses) _ quand on ne les retrouve pas caviardés, tronqués, mutilés _ ;

en matière de « monuments » (telle qu’une « tombe juive » (!), érigée « peu de temps après la fin de la guerre » _ et une inscription, beaucoup plus récente (« 1999« ), en hébreu, avec « deux numéros de téléphone » _, au « vieux cimetière accolé à l’église » de « L’Eglise-aux-Bois« , bien à l’écart de la route nationale de Lacelle en direction de Limoges _ à la page 66) _ qui se dégradent, se délitent, s’effacent presque, tout seuls, oubliés _ ;

ainsi qu’en matière de « témoignages » _ mais en ayant, ici, un petit peu plus de difficulté à lutter contre le temps,
car « ceux que j’interroge ont en général plus de quatre-vingts ans » (page 39),
et « chaque jour des pans de mémoire s’effritent et s’effondrent : j’ai engagé une course de vitesse avec l’une des pires maladies de notre temps, la rongeuse de mémoire qui se répand comme une épidémie » : « la maladie d’Alzheimer« … (page 40).

L' »enquêteur » est ainsi souvent près de « décrocher » : « les détails » de l’Histoire « importent-ils encore ?« , se demande-t-il, page 85. « Je me dis que tout cela n’intéresse décidément plus personne en dehors de moi« _ en tout cas « au pays ».
Ajoutant cependan
t _ sobrement _ tout aussitôt : « Mais je pense aux enfants de Chaïm, à leurs nuits éveillées«  :
car a déjà commencé l' »identification » _ non encore « assez » achevée aujourd’hui même _ 11 juin 2008 _, en ses ramifications ! _ d’une de ces « ombres«  du 6 avril 1944 : la première dont le nom « est apparu » (à l' »enquêteur » qu’est alors devenu Jean-Marie Borzeix), à l’automne 2001 (page 52).

Cette « réflexion » fugace de la page 85 _ sur « les nuits éveillées » des « enfants de Chaïm » _ « forme » sans doute le point nodal décisif

qui a conduit,

et à ce « tour » capital que prit alors ici l' »enquête« ,

et à cette expression de Jean-Marie Borzeix en son mail, qui _ très, très secondairement bien sûr ! en ricochet, en cascade _ m’a marqué, à mon tour, de « la demande des descendants« , telle une reprise de ces « nuits éveillées » (de la page 85) auxquelles « pense » désormais Jean-Marie Borzeix quand il « pense » _ et il y pense _ à ces « descendants« -là ; à leur « demande« , donc…

Nous touchons ici à quelque chose qui a rapport à Antigone et ce qui la « requiert », impérieusement, quant au corps gisant sans sépulture de son frère Polynice à l’extérieur des fossés de la cité.

Quant aux « lacunes » (ou « blancs« )

que je « hisse » jusqu’à la hauteur du titre de mon premier article

_ précédant celui-ci (« lacunes dans l’Histoire« ), avec, en double analogie, (« ombres/ lacunes » ; et « paysage/Histoire« ) _,

ces « ombres » errantes dans le « paysage » de landes sévères du Plateau de Millevaches,

elles devaient « revendiquer » plus ou moins bruyamment, sans doute, et d’abord assez sourdement, en « quelques têtes » _ « s’y intér-essant »),
depuis quelque « coin » perdu (de cette « Haute-Corrèze« , ou d’ailleurs ?!), reléguée(s), ces « lacunes » (ou « blancs« ) que sont ces « ombres« , en quelque « fond » éloigné, déserté, abandonné(e)s de la plupart, et donc en effet passablement « oublié(e)s », en effet, de presque tous (les autres)
_ peut-être en ces tourbières (si belles, en leur « étrangeté » : pour nous qui venons d’une ville, par exemple Bordeaux) à nous y promener l’été : « l’été seulement… » _ « et même rien que juillet », me corrigerait Pierre Bergounioux) ;
ces tourbières où l' »ombre » (qui mesurait un mètre soixante six) a commencé par effectivement travailler « pendant l’hiver 1942-1943 » (page 107), quand, « avec sa femme, ses deux petites filles et son frère Jacob, Jem

_ on saura (presque) le pourquoi de ce nouveau nom (de cette très prochaine « ombre » _ faut-il dire « définitive » ? et « errante » : je pense ici aux belles et énigmatiques « Ombres errantes » de François Couperin… qu’on y prête son écoute…) en suivant le détail des péripéties du récit _

Jem _ donc _ habita d’abord dans le bourg de Pérols, où le train les avait déposés, et où des logements avaient été réquisitionnés à la va-vite. (…) Jem n’avait guère eu le choix : pour nourrir sa famille, il s’est mis à manier la bêche dans les tourbières. (…) On peut cependant penser que, de constitution plutôt frêle, il n’excella pas dans une activité exigeant une solide musculature et l’habitude du travail de plein air » (page 108). Aussi, « sept mois plus tard, en août 1943, (…) il est placé par le commandant du groupe chez le coiffeur du chef-lieu de canton » _ Bugeat.

Fin de l’épisode des tourbières : « le voilà mis à disposition, en tant que « commis coiffeur », au centre du bourg _ à Bugeat _, un habitant presque comme tous les autres » : la nuance _ et sa « délicatesse » _ est à relever (page 108). Ces tourbières accompagnent les méandres complexes (de peu de pente alors) , parmi les ajoncs, de la naissance ruisselante de la Vézère, du côté de Saint-Merd-les-Oussines, et du presque hameau de Millevaches, celui-là même qui donne son nom à « son » très vaste plateau, lui, en extension sur les trois départements du Limousin _ et que j’ai découvert, pour ce qui me concerne, à Pâques et l’été, en compagnie (et dans la voiture, aussi…) de mes amis Isabelle et Jean-Paul Combet (à partir de leur maison de famille), en ce coin superbe et sévère, sinon rude, de « Haute-Corrèze« , où il fait comme qui dirait assez frisquet l’hiver (qui dure).

Insu, ou oublié, de presque tous, donc, et d’abord de moi-même _ avant de me relire pour la cinquante-et-unième fois _,
le terme de « lacune« ,
puisque c’est sur et autour de ce terme que je creuse cette « méditation » ici,
est donc venu me « parler », à mon tour,
solliciter quelque chose de mon attention, comme d’une inquiétude,

revendiquer un peu des « droits » de cette « lacune » (ou « blanc de l’Histoire« , donc) à être « comblé(e) » : comme il l’a fait auprès de Jean-Marie Borzeix, en le « lançant » dans cette enquête à Bugeat, que narre ensuite « Jeudi saint » ;
« lacune » : mot désignant « en négatif » quelque chose de « non (ou peu) identifié » et de « négligé », « oublié », mais dont on conçoit et ressent néanmoins, « quelque part », le « manque » ; le « défaut » ;

et « quelque chose » d’ainsi « mis au ban » de la communauté de paroles (et des pensées, ensemble) de ceux se « pensant », les uns les autres, eux, « entre nous » ;

et lesquels ne souffrent pas (ou pas trop), eux, de ce « manque »,

dont ils ont en quelque sorte « effacé » la trace, égalisant le sol et tout le « paysage » ;

« manque » qu’ils ont « blanchi« , devenu « macula« , « tache aveugle » du regard lisse de leur mémoire _, si jamais ils l’ont seulement « éprouvé » et s’en sont même « rendus compte » ;
des gens « bien du pays », de « chez eux », eux, a contrario, sans conteste ; en connaissant les moindres coins et recoins.

Je lis pages 77 et 78 : »Dans les mémoires, la plupart de ces ombres ne sont plus identifiables depuis longtemps. Comme les réfugiés juifs n’étaient pas des « gens d’ici », rares étaient les gens des bourgs et des villages à connaître leurs patronymes, encore plus rares ceux qui s’en souviennent. Ils étaient de passage, ils étaient nés dans des pays lointains, ils avaient des patronymes évolutifs _ qui plus est ! _, ils portaient _ de toutes façons _ des noms à coucher dehors : Pawlowsky, Klocek, Marcinkowski, Abastado, Izbicki, Feldstein, Zampieri… »

La « revendication »

_ émanant, en quelque sorte, de ce « lacunaire »,

de ce « blanc » qui, disparu, « fait défaut » et se trouve ir-repérable, effacé qu’il est, en étant devenu ainsi invisible ;

de ce « lacunaire » lui-même _ ;

en revanche, quant à elle,

la « revendication », veux-je dire,
émet sans cesse et perpétuellement _ nuits comprises, donc _, comme sans se lasser, ni s’apaiser,

en direction de quelque(s) attention(s) possible(s) _ il reste difficile de préciser si la « demande » n’est que singulière, ou générale, ou universelle :

c’est là « sa partie » (à jouer, pour elle ! « sa partie à elle » !) ;
« attention » de l’ordre du souvenir personnel, bien sûr, et/ou de la « filiation » (= la « descendance« ), d’abord, en une absolue vigilance ;
ou de celui, non personnel, lui, de quelque inquiétude un peu plus générale (et moins « commune ») ; voire universelle, donc,
_ et c’est le cas de l’inquiétude « de vérité » (quant à l' »Histoire » de son « pays » natal) de Jean-Marie Borzeix, en ce « ressourcement » (« filial », l’article du « Monde » étant venu le confirmer s’il en était besoin !) de sa soixantaine, sur ce (et quant à ce) qu’il advint dans le cadre (et le terreau) même(s) de son enfance : corrézienne, en son « pays » de « Haute-Corrèze« , à Bugeat, pendant cette guerre ; et quand les vagues de la grande « Histoire » générale atteignirent, cette fois _ à ce qui apparaitrait bientôt comme un infléchissement lourd du conflit _, jusqu’aux sources assez infréquentées _ sauf les frustes tourbières _ de la Vézère) ;
la « revendication » émanant de ce « blanc lacunaire », donc,
émet sans cesse et perpétuellement _ nuits comprises _ quelque chose qui a sans doute à voir avec comme une plainte sourde et allant jusqu’au cri _ si je puis me permettre de le formuler ainsi.

Peut-être le « cri sans voix » qu’évoque Henri Raczymov (en son livre éponyme, « Un cri sans voix« , paru chez Gallimard, en 1985)…

Comment ne pas penser ici alors
à ces mots
(mais sont-ce vraiment encore des « mots » ? et pas déjà, eux-mêmes, un « cri » ? ou même « un cri sans voix » ?)
de Paul Celan _ reprenant, plus tragiquement, s’il se peut, les mots triestins de Rilke (à Duino) : « Qui, si je criais, entendrait donc mon cri…? » ;
que Claude Mouchard a élus pour le titre de son (très beau et très nécessaire _ le contraire de « superflu », d' »arbitraire », de « vain ») livre,
le livre de Claude Mouchard s’intitulant précisément, quant à lui,
« Qui,
si je criais…?
Oeuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle
 »
(et qui est paru aux Editions Laurence Teper au mois d’avril 2007) ?

De Rilke à Celan, « les cohortes des Anges » se faisant, en ces quelques années, peut-être définitivement, plus « lointaines »…

Et il y a sans doute aussi là, en écho à l' »enquête » et au livre-récit de Jean-Marie Borzeix,
une histoire aussi, encore,
et de ma lecture (de lecteur lambda) de « Jeudi saint« ,
et de l’écriture, encore, de cet article (« Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation)« , qui en témoigne)
_ de même que dans toute lecture de tout lecteur, mais oui :
le livre est lui aussi une « bouteille à la mer »
_ ou « bouteille à la terre » : comme à Vittel, pour un Yitskhok Katzenelson (cf son « Chant du peuple juif assassiné« , publié par Zulma, en février 2007) ;
_ et même « bouteille aux cendres » : comme à Auschwitz-Birkenau, pour un Zalmen Gradowski (cf « Des voix sous la cendre _ Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau« , publiés par le Mémorial de la Shoah et les éditions Calmann-Lévy, en janvier 2005 ; ou « Au coeur de l’enfer« , aux Editions Kimé, en octobre 2001),
et littéralement : ces « bouteilles-à-la-terre » et ces « bouteilles-aux-cendres » ayant été re-trouvées et décachetées, et leur contenu ayant été lu, puis publié (= offert à lire et à méditer à d’autres…), assez longtemps après, chacune de ces « opérations » ; comme si Méduse continuait longtemps de « pétrifier » qui la rencontre, sans quelque Persée…

La « lacune » (ou le « blanc« )
« revendiquait » donc inlassablement « sa place », en la « n »ième re-lecture de ma propre « lecture »- écriture-ci, en cet article-ci, donc (« lacunes dans l’Histoire »), de « Jeudi saint » :
tel un « re-venant »,
un « fantôme » de retour, si tant est qu’il soit jamais parti (lui, du moins),
mais « demandant » _ c’est là le mot, aussi, de Jean-Marie Borzeix _ instamment toujours, en permanence, lui le premier, à « re-venir » ! à cesser d’être ainsi « effacé »
_ car on lui déniait,
en ce temps-ci de l’imparfait qui « dure » sans s’achever,
et pas au temps _  tellement plus simple _ du passé simple (et portant bien son nom, donc !) :
le temps de l’événement ponctuel _ « advenu » une fois pour toutes, et basta ! _, lui ;
car on lui déniait encore, et plus ou moins vilainement, toujours, toujours,
cette « sienne » de « place », en la vie vécue (ôtée), comme en la mémoire (éteinte)

_ à part celle d’un fils né après qu’il ait été « effacé » : « juste avant sa naissance« , est-il dit, à la page 70, à propos de celui _ le fils, portant le prénom de son père, qui « a toute la nuit pour recueillir des bribes d’information« , en son « attente anxieuse et fébrile« , de « depuis toujours » : les mots de Jean-Marie Borzeix sont magnifiques _ ;

car on lui déniait, à ce vieux « lacunaire« , ce vieux « blanchi« …
cette « place »

qui, rejointe, mettrait fin à la « lacune« , en la « ré-intégrant » dans une histoire enfin un peu plus (et un peu mieux) « générale », sans exclusion-négation-écrasement enfin (exclusion pénible et injuste, vilainement « partiale ») de tels « détails« …

A une « juste place » : à justement évaluer ; quand on sait que ce sont d’abord les vainqueurs qui « écrivent l’histoire »… Etre historien comporte cependant sa déontologie… Et ses sinon incessantes, du moins par « paliers » et « tournants », « ré-évaluations », contre les « propagandes » de tous bords qui cherchent (comme la nuit des temps) à faire « impression » (surtout sur ceux qui « ignorent » : c’est plus facile !) ; et à « corseter », « verrouiller », le souvenir (construit et disputé) de la postérité…

Soit vérité versus rhétorique, nous rappelle le Socrate allergo-graphe des « Dialogues » (écrits) de Platon.

« Autour de Chaïm, se dresse une foule de plus en plus nombreuse de victimes sans nom et sans visages. Presque personne ne les mentionne. Tous ces disparus, est-il encore possible, si longtemps après, de les désigner, de rappeler simplement qu’ils ont vécu et pourquoi ils sont morts, de les réintégrer dans la continuité de l’histoire ? » lit-on page 77.

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On lui déniait « sa » place « parmi nous« , veux-je dire
de ce « lacunaire« ,
« sa place »,
au lieu de cette « non-place », indistincte, confuse, embrouillée (voire artificiellement « floutée »), dévolue à de bien vagues étranges « étrangers »
(pas même « individués », c’est basique _ ou la question du « nom propre », et de l’identité tant soit peu « familiarisée ») ;
au lieu de cette « non-place », dirais-je, qu’on s’obstinait ainsi à vouloir lui attribuer (lui fourguer), en quelque sorte, de force,
en lui assignant ce statut _ pré-formé _ de « lacunaire« , de « destiné » à « être blanchi« ,
et en lui refusant _ cela va avec,
comme l' »ombre » va avec la lumière, face avec pile, et verso avec recto _
le plus souvent un véritable re-gard, un véritable é-gard, une (même petite) vraie pensée qui soit portée et assumée par la personne, en soi.

Même si il y avait des exceptions :
« Annoncer une prochaine descente de gendarmes,
ouvrir sa porte au bon moment
pouvait sauver une famille.
 »
Et cela, « beaucoup _ justes parmi les justes _ l’ont fait« .

Cette expression de « parmi nous » se trouve,
et mise entre guillements, qui plus est ! _ et en effet, je le « re-constate » _ par Jean-Marie Borzeix lui-même, à la page 44,
_ tiens-donc ! mais la co-incidence (avec « avril 44« ) est pur hasard
(sur ce concept _ crucial _ de « hasard » : rencontre contigente de deux, au moins, séries causales indépendantes, relire le toujours pertinent Augustin Cournot,
ou cet autre philosophe majeur, et corrézien, encore, qu’est Marcel Conche, en son très remarquable  « L’Aléatoire« , aux Editions de Mégare, en 1989.

Que l’expression « parmi nous » se trouve à la page 44, donc, de « Jeudi saint« ,
je m’en avise seulement, forcément, après l’avoir tant soit peu « re-cherchée » et enfin « re-trouvée »,
cette expression « significative »,
du moins pour qui y prête son « attention » ;
car, pour avoir eu le désir de la « re-chercher »,
c’est bien que je l’avais déjà si peu que ce soit « re-tenue »,
dans, au sein du, parmi le flou normal, basique (= nécessaire aux « focalisations » de l’attention au présent) du processus, et de mon at-tention, et de ma mémoire ap-proximative, plus ou moins sur le qui-vive et disponible, ou endormie, mise en sommeil. Une affaire de vigilance, et de « focalisation », donc.

« Focalisation » sur un « foyer » de sens « visible » ; et « mémorable ». Comportant, et silhouette (découpant sa forme sur un fond), et sillage (se poursuivant…).

Ou plutôt c’était elle, cette expression « parmi nous« , qui s’était « insignement signalée » d’elle-même
_ et assez peu (même si un peu, bien sûr, quand même !) du fait de l’écriture même de Jean-Marie Borzeix, nonobstant ses guillemets, certes, élégamment discret, et sans lourdeur, jamais (lui), en son »style » _ ; « signalée », donc, à l’attention, un peu attentive intensive et curieuse, de ma lecture : conformément à ce statut paradoxal de la « lacune » (et du « blanc« )
_ voilà décidément un concept digne d’un peu plus d’attention philosophique ! il faudrait en parler à l’ami Bernard Stiegler (cf son passionnant premier volume de « Prendre soin« , avec pour sous-titre « De la jeunesse et des générations » paru aux Editions Flammarion en février 2008).

« Lacune« , donc _ j’y reviens encore, ou plutôt j’y suis toujours, et j’y arrive _,
qui n’e-xiste, n’é-merge, et n’ap-paraît enfin,
ne se forme en son « négatif », donc, qu’en sortant,

s’ex-trayant, s’ex-tirpant

_ mais pas tout seul, pas de lui-même ! en tout cas ; il faut lui donner un peu plus qu’un coup de pouce _,

du « mauvais flou »
(ou brouillard : tout brouillé et brouillant),
indistinct, chaotique
_ et dissolvant, en son effet acide : destructeur, par là _,
de celui qui ne regarde, et ne voit rien que ce qui l' »intéresse » de très (= trop) près ;
dans la logique,
« Chaminadour » peut-être,
très « intéressée », c’est le cas de le dire (= « étroite » et « petite »),
de l’intérêt calculateur mesquin _ et assez vite, sur cette « pente » (boutiquière), méchant…
Soit le « mauvais flou » de la « non-focalisation » du « regardeur » « regardant »
au pire sens du terme (= sans générosité),
qui ne « voit » pas grand chose, alors ; rien que sa grisaille, sa propre tache aveugle (macula) projetée, par son incuriosité, sur presque tout le réel, qu’elle gomme et efface : bien joué !

A l’inverse de cet autre « flou » : « flou dynamique » et même « dynamisant », montueux, en relief
_ « à la Plossu » je le baptise
(« photographiquement ») _, lui,
qui marque,
ainsi qu’une poussière d’étoiles ac-compagne le passage (et le sillage) de la comète,

le cortège (comme « de cour ») scintillant et « plein de grain »

(au singulier, comme au pluriel

_ telle la pulpe grenée et s’égrenant, pour un envol fécond, plus loin qu’elle, de la grenade, ce beau fruit)

de l' »étoile-filante » ;
qui marque, donc, lui, ce beau et bon flou,
mais « aimablement », et avec délicatesse

_ et à l’encontre de toute stigmatisation,
car il est aussi des « étoiles » « stigmatisantes »,

nous dirait un Patrick Modiano, par exemple en sa « Place de l’étoile » (son premier livre, paru chez Gallimard en mars 1968) ;
à l’inverse _ je reprends l’élan de ma phrase _ du « beau et bon flou » (« à la Plossu », donc) qui marque, j’y arrive,
et durablement, mais « aimablement », et avec délicatesse, de son « aura », de son « charnel » encore charnu,
le sillage de vraies personnes (« présentes aux autres »), dans le mouvement de leur corps (plein) présent et comme dansant :
bien vivant est alors un tel « sillage » !..

« Lacune« , donc,
_ je vais finir par y aboutir !

serait-elle, cette « lacune« , serait-il, ce « blanc » (de l' »ombre« ), le centre ? _,
qui ne se forme _ mais « décalé » par rapport à la macula _ au re-gard
et à la pensée per-cevante
_ il y faut si peu que ce soit de per-spicacité » ! _
de quelqu’un,
que pour celui (sujet, et non objet) qui cherche, re-cherche, at-tend,
et lance donc vers l’altérité réelle de l’autre, et tend, sou-tend, son at-tention,
en tension et déjà, aussi, en geste
_ au-delà de la promesse
(mais non sans la re-tenue discrète et pudique de quelque é-gard) _,
de la main ouverte (sans arme de poing) qui se tend, offerte,
et à une re-connaissance
(principiellement mutuelle, en confiance,
mais sans aveuglement, non plus) _
et à l’écart de tout ce (et tous ceux) qui nie(nt). Ouf !

Tout ce déploiement de « commentaire »
pour ce titre in extremis avec ce malheureux petit mot de « lacune » (il est vrai au pluriel : « les lacunes » _ ou les « blancs« ) à partir de l’expression-source, en son amont, de « demande des descendants » _ ainsi que celle, au sein de la lecture, des « rêves éveillés » des « enfants de Chaïm » (page 85) de « Jeudi saint« .

Je remarquerai, pour terminer, que Jean-Marie Borzeix ne prononce pas, lui, le mot de « cauchemar »: il se contente de l’antiphrase des « rêves éveillés« ,

que ceux ci soient nocturnes, ou diurnes, d’ailleurs. Ou le style.

C’est probablement un défaut qu’un tel degré d’inquiétude de douter de n’être jamais tout à fait assez _ quelle formule ! _ explicite
pour qui daigne m’écouter : qu’on m’en absolve !
« Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » dit François Villon,

en son « Epitaphe » (dite aussi « ballade des pendus »

_ par exemple, pages 81-82 de « Ô ma mémoire _ la poésie, ma nécessité » de Stéphane Hessel, aux Editions du Seuil, paru en mai 2006 : un très beau choix de poèmes connus, tous, « par coeur » par cet inlassable humaniste, à l’âge alors de quatre-vingt-huit ans) ;
« Epitaphe Villon » qui commence ainsi :
 » Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
 »
Je n’ai pas quitté le sujet…

Quant au choix, par Jean-Marie Borzeix, de ce titre de « Jeudi saint« ,

il met l’accent, non sans une légère ironie _ « le curé (à l’église, ce « jeudi saint »-là dans l’après-midi) a du mal à se concentrer. Il n’est séparé des éclats de voix des soldats (de la Wermacht) que par deux verrières donnant sur la cour de l’école »

(où ces soldats viennent de « prendre leurs quartiers » _ en ce début de vacances scolaires, de Pâques).

« Allant et venant entre les autels et la sacristie, le curé devine que quelques uns de ces soldats, s’ils sont encore là, assisteront à la messe dimanche, qu’ils seront un certain nombre à vouloir recueillir l’hostie et sa bénédiction pascale. Parmi eux, peut-être, ceux qui ont appuyé sur la détente, les assassins des paysans de l’Échameil«  _ puisque le récit de l' »enquête » n’en est que « là », en ce chapitre d’ouverture (page 27) _ ;

le choix de ce titre de « Jeudi saint » met ainsi,

mais par le détour de la discrétion tout à son honneur d’une courte antiphrase,

l’accent

_ à peine visible : ainsi parlerait-on d’hémiole dans l’art d’interprétation tout en délicatesse du baroque musical _

sur le caractère de « sacrilège«  des (divers) crimes commis par les SS lors de cette sinistre « semaine sanglante » de Pâques 1944 en Corrèze, en réservant le titre de « La Pâque juive » au chapitre-clé (ultérieur : le huitième de dix !) du récit de son « enquête« ,

sans attirer le lecteur (potentiel, de même que le lecteur réel) sur ce « chiffon rouge »-là,

au risque d’en faire un nouveau poncif,

et démentant, on ne peut plus fâcheusement, le caractère foncièrement « lacunaire » de l’affaire ici en cause : applicable à « tous » les génocides, en leur systématicité…

D’où la référence terminale

(terminale ? non, bien sûr ! : les derniers mots _ terribles de « vérité » _ du texte, sont « la répétition du mal« …)

à l’exemple des exactions systématiques d’avril 1994 à Kigali (Rwanda)…

L’enjeu de la « dignité humaine » est bien sacré, en effet, et en son universalité (catégorique !),

mais le moindre didactisme serait non seulement « contre-productif », selon la nouvelle vulgate, « managériale », mais, en son inélégance, peu respectueux de ce qu’il prétendrait vouloir obtenir (de chacun) de « respecter »…

Et c’est aussi là une des difficultés de toutes les pédagogies : ne pas biaiser, certes ; mais ne pas braquer par une frontalité maladroite (et plus grave encore : contradictoire avec son objet).

C’est là, non une « technique », mais un « art » ;

et un « art » « impossible », oxymorique

_ décalant comme décalé _,

comme tout art se met au défi d’y réussir ; et y parvient plus d’une fois !…

Et « Jeudi saint » est superbement de cet ordre-ci, décalant avec délicatesse…

Pour la suite de ce blog « En cherchant bien…« , ou les « Carnets d’un curieux« , et comme annoncé à l’instant,
je présenterai le livre (immense à tous égards) de Saul Friedländer, « Les Années d’extermination« , le second volume de « L’Allemagne nazie et les Juifs« , par lequel j’avais l’intention _ tant il m’a impressionné par sa magnitude _ d' »ouvrir » ce blog : une somme capitale indispensable pour un peu mieux pénétrer l’énigme du siècle précédent.
Je me permets de renvoyer aussi à deux très beaux et importants livres, à des égards distincts, bien sûr :
_ « Porteur de mémoires » du Père Patrick Desbois (aux Editions Michel Lafon, en octobre 2007), que j’ai cité aussi plus haut : dans la poursuite du recueillement des témoignages des génocides, sur toute l’étendue de l’actuelle Ukraine, tant que vivent encore et peuvent « parler » les « témoins » qui se font vieux ; et
_ « Les Disparus« , de Daniel Mendelsohn (paru aux Editions Flammarion, en août 2007) _ œuvre d’une très grande intensité (et qualité littéraire, lui aussi, mais en une opulence _ mittel-européenne _ baroque) avec lequel « Jeudi saint » partage quelques traits (et décisifs) d' »enquête » sur quelques personnes _ à Bolechow, en Galicie, cette fois, non loin de Stanislavov et de Lvov : en ce qui était alors la Pologne, et est maintenant l’Ukraine _, à l’heure, toujours _ « But at my back, I always hear The winged charriot of Times« , chante Andrew Marvell (« To his coy mistress« ), à l’heure _ qui passe _ de la raréfaction des derniers témoins directs des destructions systématiques du nazisme (cf le remarquablement éclairant sur cette conjoncture historique, le décisif « L’Ère du témoin » d’Annette Wieviorka _ paru aux Editions Plon, en 1998)…

Titus Curiosus, ce 11 juin 2008 (et relu le 30)

de la critique musicale (et autres) : de l’ego à l’objet _ vers un « dialogue »

17juil

« De la critique musicale (et autres…) : de l’ego à l’objet » _ vers un « dialogue »

On pourra comparer

_ sans la gonfler plus que cela ne mérite : ce sont les œuvres qui importent ;
pas les doigts
(d' »intermédiaires » seulement
: les gens « de la cul-cul-ture« , si on bégayait…)
qui montrent
(cf « Homo spectator » de Marie-José Mondzain, aux Editions Bayard, en octobre 2007)
ce qui serait « à voir« , ou « pas« ,
pour les autres !
dont ils sollicitent,
et plus encore écartent
l’attention

(cf ici « Prendre soin » de Bernard Stiegler, aux Editions Flammarion, en février 2008)  _ ;

on pourra comparer, donc, en un second degré de ré-flexion,
l’affaire (du « dossier critique« )
photographique
de « Littoral des lacs« 

(édité par Images En Manœuvres Editions / Conservatoire du littoral, en mars 2008),
à certaines des réactions (la plupart excellentes :
mais qui recueille l’unanimité ?)
de la critique
musicale
et discographique
face aux « Quatuors à cordes » (CD Alpha 125) de Lucien Durosoir
par le Quatuor Diotima…

Ainsi, un correspondant
_ Marquis _
m’a-t-il gentiment adressé un courriel amusé,
que je me permets,
de publier in extenso ici,
pour
_ outre ce qui concerne directement la musique,

durosoir_alpha.JPG

les « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir,
et la « critique discographique », aussi _ ;
pour, donc, aussi
ce qui touche la « vie » d’un blog,
les désirs de lecture
des lecteurs de ce blog-ci
(sur le site d’une grande librairie),
conformément à l’annonce de son « programme »
dans l’article (d’ouverture) : « le carnet d’un curieux« …

Merci d’avoir déjà des lecteurs

_ ou « spectateur » (cf « Homo spectator« ) « acteur » de son « acte » de « per-ception » (cf « L’Acte esthétique« )

_ aussi intensément attentifs

De : Marquis
Objet :
Date : 6 juillet 2008 17:13:09 HAEC
À : Titus Curiosus

« Cher Titus Curiosus,

J’ai souri, pour plusieurs raisons, en lisant votre blog
(merci de me l’avoir indiqué).

Mon premier sourire était quelque peu perfide.

À vous qui écrivez : « J’espère que les oreilles de la critique vont se “désembourber” de leurs bouchons de cerumen,
et de leurs petits maniérismes de cliques, de cercles, d’initiés qui méprisent tous les autres !!! »,

voici l’écho que renvoie la plume d’un critique :
« Le contrapuntisme forcené des trois quatuors de Lucien Durosoir est de fait aussi savant que daté ; en deçà des audaces de Caplet, le fidèle mentor, et plus proche d’un dernier Fauré laborieux, voire d’un Franck brouillon que de Roussel. Encore que le fait de répéter à l’envi des formules thématiques d’un mouvement à l’autre ne suffise pas à construire une partition cyclique. Le tout requiert une parfaite discipline d’exécution et des effets de ponticello, de sourdine, de g!issandos et de pizzicatos que les Diotima, salués pour leur premier disque d’un Diapason découverte (cf. notre n° 515), maîtrisent sans faillir. Se succèdent mouvements vifs assez toniques tranchant sur une berceuse ou un adagio languissants, en dépit des frottements harmoniques censés les pimenter. Le Quatuor n° 3 marie atmosphères oniriques volontiers modales et velléités fauves rehaussées d’ostinatos vigoureux. Trop moderne pour de l’ancien, trop ancien pour du moderne en 1932 ? Réservé en tout cas aux amateurs de curiosités, dans la lignée des sonates pour violon parues chez le même éditeur (cf. notre n° 543).»

Ce texte-ci me semble relever davantage de l’allergologie que de la critique musicale ; et d’autres critiques, vous le savez sans doute, ont accompagné leurs éloges d’arguments révélateurs de ce que je pourrais qualifier de davantage de compétence et de moindre partialité.

J’ai souri également de plaisir et d’émotion en comprenant, par vos phrases, combien la musique de Lucien Durosoir peut aller au fond des êtres qui la reçoivent sans prévention, sans malignité, avec un cœur et un esprit libres et ouverts. Vous en parlez magnifiquement et vous instaurez, avec les fragments de mes propres textes, un dialogue fort et personnel. »

Et c’est ici que la réflexion de Marquis déborde le seul exemple de la musique (et du disque) :

« Je suis à la fois effrayé et ravi par toute la bibliographie que j’engrange grâce à vous. Quand aurai-je le temps de lire tout cela ? Une chose est certaine : mes deux premiers titres seront « Mendiants et orgueilleux » de Albert Cossery (il y a longtemps que je voulais le lire) et « Prendre soin de la jeunesse et des générations« , de Bernard Stiegler.

Je regrette parfois que ma vie –au demeurant passionnante – soit une course folle dans laquelle les temps de lecture sont arrachés aux temps de sommeil, les seuls disponibles par moment… Mais je comprends chaque jour davantage la chance que j’ai d’être dans un monde mental qui me permet d’échapper (à mon tour de vous citer) à l’influence des « impostures tenant le haut-du-pavé des opinions inconsistantes (mais pouvant aller jusqu’à “décourager”, par leur massivité, de jeunes ou timides encore curiosités, des préjugés et du commerce veule _ dont d’abord celui de la “grande distribution” _ ; de l’audimat, si l’on veut : aux dégâts d’ampleur catastrophique ».

Je vous adresse des salutations que je crois pouvoir dire amicales,

Marquis »

Quelle lettre magnifique, et qui va directement au coeur du rapport aux œuvres, et à ses difficiles conditions (conjoncturelles) de « temps » (à soi : pour accueillir l’altérité de l’autre, de la personne, du réel ; et principalement par le biais de ces concentrés d’essences _ de ce qui est _ que sont de vraies œuvres, mais que peut être aussi, déjà, le réel lui-même _ la « nature« , comme cela se dit _ en l’espèce de « lieux«  particuliers, spécifiques, singuliers, tels des « paysages »

_ comme si « rendez-vous« , en quelque façon « promis » ou « réservé » (de quelque « ailleurs« , « autre part« , de toute éternité), vous était, à ce moment précis-ci, donné, offert, octroyé par quelque divinité _ muse, nymphe _ locale souriante, heureuse de vous saluer : bonjour ! quelle bonne rencontre voilà !… _ ;

en l’espèce de « lieux« , donc, dont on ressent un peu étrangement _ par un léger bougé délicat dans l’air qui se respire _, le « génie« , le « génie du lieu« , qui vous effleure, à peine, très doucement, et vient ici et maintenant délicatement, en un murmure audible peut-être seulement de vous, s’adresser à votre écoute, à son accueil (de lui) ; et vous donne alors quelque accès à son secret :

il faut disposer d’une « disponibilité » (= le « loisir » vrai : l’otium, la skholè ; en fait, un simple, mais très précieux _ et d’abord un peu rare _ moment « pris » et « mis de côté » : sur « le reste » ; mais, peu à peu on s' »en » aménage, tel Montaigne ce qu’il qualifiait de son « ménage« , en la librairie de sa tour ; ou Virginia Woolf, en sa « chambre à soi« , si j’ose dire _ ; un simple, donc, moment de liberté, c’est-à-dire d’attention _ intensive _ aux choses, à autre chose que soi, son ego, ses soucis, ou que toute la propagande massive, à commencer par la télé, qui finit par « faire » le seul quotidien, et tout le quotidien, de tant et tant (qui n’en ont pas d’autre) ; qui livrent aux marchands-prédateurs « leur temps de cerveau disponible » _ merci Bernard Stiegler de revenir souvent nous le rappeler dans presque chacun de vos livres _, sans même, eux, le (leur) vendre, ils le (leur) cèdent _ en pure perte (de tout ; à partir de la perte de « leur » temps : irréversiblement sans consistance…) _ sans même s’en apercevoir !) ;

il faut disposer de la « disponibilité », donc, qui vous permet d’entrer dans un tel dialogue, à base d’écoute, toute de « probité« , en effet, et de « vraie » « liberté » _ cf l’ami Plossu (et l’article de ce blog : « Probité et liberté de l’artiste »  _ ; soit un vrai « temps libre« , auquel beaucoup n’accèdent pas, parce qu’ils sont « sous influences » aliénantes, et que, bien sûr, d’abord, ils ne le savent pas _ la prise de conscience pouvant constituer le premier déclic de la « libération » : telle était, ce déclic en forme de décharge de poisson-torpille (ou de raie), telle était la « stratégie » modeste et probe _ honnête _, d’un Socrate, que de produire cette « décharge électrique » de se rendre compte (= ré-flexivement) que ce qu’on croyait « penser » n’était qu’un « croire » mal fondé, ne donnant lieu qu’à « opinions » inadéquates…

C’est tout le drame de ce qui se présente sous les parures (aux derniers « standards » de la mode) de la « civilisation des loisirs« .

Alors, oui, nous sommes quelques uns à avoir cette chance « d’être dans un monde mental qui (…) permet d’échapper à l’influence d’impostures«  ;

mais nous désirons _ et profondément _ la donner à partager, cette « chance » ;

car la richesse de ce rapport aux œuvres et au monde (quand les « génies des lieux » viennent à vous, « vous parler« ) est à portée de main, de sens

_ des cinq sens, et en liaison avec l’intelligence, la mémoire, l’expérience (et la culture : et personnelle et commune, qui en émane) : c’est là le sens de « æsthesis » _,

de tout un chacun

_ ce que Mikel Duffrenne (1910-1995) nommait « le poétique » (cf le livre éponyme, « Le Poétique« , aux Puf, en 1963) _ ;

et sans forcément grande culture ; rien qu’en se détournant si peu que ce soit des clichés, et en prêtant nos sens à la beauté du monde, du réel (de la « nature« , disait-on autrefois), à la « vérité » (désencombrée, un peu plus dénudée) des choses et des personnes.

C’est un « dialogue« , en effet _ vous le dites _ ; c’est une écoute réciproque (entre les choses _ et les autres _ et nous) : voilà ce qu’est l' »acte esthétique » dont parlent si bien et Baldine Saint-Girons en son si beau « L’Acte esthétique » (aux Editions Klincksieck) et Marie-Josée Mondzain en son si essentiel « Homo spectator » (aux Editions Bayard) ; elles-mêmes étant des personnes « vraies » : je puis vous l’assurer : je les ai « rencontrées »…

La vie d’un blog doit être, en mon idée, une vraie vie « culturelle« 
_ au-delà de ce qui,
en ce mot (de « culturel« ) et en la chose qu’il peut désigner,
mérite, et à très juste titre, la sévérité d’un Michel Deguy (passim, ou, par exemple _ et c’est un livre lui aussi très important _, « Le sens de la visite » (aux Editions Stock, en août 2006) _ ;
et doit, cette « vie » d’un blog, « étendre » au-delà des frontières (d’un pays, et même, peut-être d’une langue _ ici le français, qu’il s’agit de « servir »),
et au-delà des mers (et océans : n’est-ce pas l’ami Denis Grenier à Québec ?)
_ grâce à ce que Bernard Stiegler appelle l' »Ars Industrialis » _,
ce qualitatif _ distinct du quantitatif, qui avec l’argent et la numérisation, aujourd’hui règne _ de l’être-au-monde

_ ce « je ne sais quoi » et « presque rien« , disait si bien Vladimir Jankélévitch  (1903-1985) en son « Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien » aux PUF, en 1957, puis, en une version révisée, aux Editions du Seuil en 1980 _

qui jadis pouvait « se confier » avec liberté et audace _ « esprit », « wit » _ dans l’espace (« non in-humain »
_ pour continuer avec le vocabulaire de Bernard Stiegler)
d’un salon, « à la Ville »
(par rapport, alors, « à la Cour » :
soit à Paris,
par rapport à Versailles, à ce moment-là de notre Histoire),
quand « la Ville » se donnait une jubilatoire et consistante
_ enfin parfois ! pas toujours… _ « liberté de juger«  _ au sens de Kant,
ou de Nietzsche,
ou de Vladimir Jankélévitch _,
je veux dire une « liberté de juger effective« , et pas (trop) illusoire,
pas rhétorique (« bon mot« , ou « dernier mot » qui méritent _ « bête » et « méchant » qu’ils signifient alors : « la bêtise, c’est de conclure« , dit Flaubert (à compléter par le travail d’Alain Roger « Bréviaire de la bêtise« , aux Editions Gallimard en février 2008) _ ; qui méritent si mal leur adjectif !) :
ce qui (« liberté de juger effective » et vraie !) n’était pas nécessairement le cas de toutes les bouches,
ni de toutes les têtes, bien sûr
(le film de Patrice Leconte « Ridicule »
_ sorti en mai 1996 ; le DVD est édité par Universal, en avril 2005 _
en donne peut-être une idée,
quand les choses dégénèrent, vers la décennie 1780…
et que certaines de ces têtes vont tomber
dans la sciure des paniers au-dessous du couteau de la guillotine) ;
mais quand même !…

La « république » des personnes
a besoin d’un minimum d' »esprits »  (et « âmes ») authentiquement libres,
ouverts, curieux, et « échangeant » leur « juger »

_ « penserions-nous bien, et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions pas _ au sens de ce qu’est véritablement « penser » : juger avec justesse _ pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées, et auxquels nous communiquons les nôtres ?« , proclame hardiment Kant en un article dénonçant la censure (« La Religion dans les limites de la simple raison« , disponible aux Editions Vrin), en 1793 _

hors côteries et propagandes,
plus ou moins, mais pas nécessairement, non plus, stipendiés ;
avec d’autres qui les « aident« , tant par le savoir que par le débat :
disputer à vide
et incompétemment
n’est que vaine opinionite ! maladie endémique en cette post-modernité _ ;
en « ajustant » mutuellement,
et les uns avec les autres, en s’écoutant _ avec exigence de vérité _ « goûter »,
les « essais » de leur goût (« sapere« )

_ ce « goût » se trouvant
sempiternellement « en formation », et en métamorphoses (= « plastique » : à la Montaigne) _ ;
par là fondamentalement humbles et modestes, ces « essais« ,
rien qu’avec le souci de la vérité de ce que ce goût se formant
apprend à toujours mieux
_ si possible _ accueillir et recueillir de l’objet visé même,
sans conformisme
(ou suivisme _ ni sectarisme),
de quelque nature qu’il soit, en conséquence
_ à l’encontre des « meneurs d’opinion »
et autres « tendanceurs »
travaillant pour des « marques » (ayant pignon sur rue, et affichage mondial) du « marché »
(cf ici le très perspicace Dany-Robert Dufour : « Le Divin marché _ la révolution culturelle libérale »
(aux Editions Denoël, en septembre 2007 ;
après « L’Art de réduire les têtes« , en 2003,
et « On achève bien les hommes« , en 2005, aux mêmes Editions Denoël) ;

avec d’autres qui les « aident« , tant par le savoir que par le débat, donc
à toujours un peu plus de justesse
dans la délicatesse (qualitative ; hors algorithme) de ce « juger »
avec ouverture (de culture) et allégresse et humour, si possible, d’esprit
et d’âme ;

tirant _ ce débat donc, je ne le quitte pas _ ceux qui « suivent », et cela à l’opposé des tendanceurs,
vers ce « haut »
du respect impératif et prioritaire de l’objet
visé
_ nature, lieux,
œuvres
,
au lieu de la mousse vaine et asphyxiante
de bouches seulement _ vides _ de pauvres ego ;

pauvres ego vendus souvent aussi aux propagandes
et autres fausses « modes »
se « démodant » tout aussi artificiellement qu’on les a fait apparaître…
Loin de l’idée (et promesse « tenue ») de fidélité…
Là-dessus, lire « Résister au bougisme _ démocratie forte contre mondialisation technophobe« ,
de Pierre-André Taguieff (aux Editions Mille et une nuits, en juin 2001)…


Et pour terminer sur la « formation » (infinie) du goût en musique, plus particulièrement,
j’évoquerai la mémoire et le souvenir de deux personnes de radio _ exemplaires _ auprès desquelles
j’ai, personnellement, régulièrement beaucoup appris

à « écouter » (et aimer : est-ce éloigné ?) :
Jacques Merlet, bordelais natif de Sainte-Foy-la-Grande,
formidablement généreux, et de passion formidablement communicative des « Arts Baroques » sur France-Musique : salut Jacques !
et la regrettée Claude Maupomé _ talençaise il me semble _, dont l’immense talent
était d’inviter à son « Comment l’entendez-vous ? » de deux heures qui passaient à des galaxies de l' »ennui« 
_ je retourne ici (à l’envoyeur, en quelque sorte) le mot du blogueur du site du Monde qui s’est ennuyé, le malheureux (par difficulté à sortir de son quant-à-lui, peut-être), aux si belles photos _ « virgiliennes« , dit-il : je crains que ce soit de piètre augure, eu égard au critère-« canon » de « modernisme » qui fait son credo… _ de
« Littoral des lacs » de Savoie de Plossu ;
Claude Maupomé dont l’immense talent était
d’inviter des « amateurs » (mélomanes) passionnés qui ouvraient (aux « écouteurs » de leur passion, par cette émission), à leur tour, de vastes territoires guère fréquentés (voire des « continents entiers« …) de musique _ tels, par exemple, en mon cas, les incomparables Josquin Des Près et Carlo Gesualdo, Prince de Venosa ;
le contraste étant, d’ailleurs, assez cruel pour les quelques (rares) invités « qui n’aimaient pas vraiment »
_ à la forme intransitive, le verbe « aimer vraiment« , ici ! _ ,
et donc n’avaient _ les malheureux... _ rien de vrai à vraiment partager (dire) : cela pouvait aussi arriver… ;

avec, encore,
cette note-ci, en surfant à l’instant (à la pêche aux renseignements) sur le net :

« vendredi 07 avril 2006
Comment l’entendez vous ?

En attendant de trouver le temps de rédiger une note plus conséquente,
je veux rendre hommage ici à Claude Maupomé,
décédée vendredi dernier
_ 31 mars 2006 _,
et dont les cendres ont été dispersées hier.
Claude Maupomé fut la délicieuse,
spirituelle, cultivée, pertinente et distinguée
productrice de « 
Comment l’entendez vous ? » sur France Musique,
émission qui a contribué de manière décisive
à mon éducation musicale,
et émission emblématique d’une qualité,
d’une exigence et d’une ambition
qui me semblent révolues
« ,
selon l’auteur de cette note (en ce blog « l’esprit de l’escalier ») que je m’empresse de co-signer,
si son auteur m’y autorise ; et
accessible ici :
http://l-esprit-de-l-escalier.hautetfort.com/archive/2006/04/07/comment-l-entendez-vous.html
Fin de la note.

Je termine ma remarque sur Claude Maupomé
et son indispensable « Comment l’entendez-vous ? » :

tant le désir passionné de découvrir, aimer, et partager _ serait-ce donc distinct ? _ (l’amour) des œuvres,
donne, et généreusement _ cher Jacques Merlet, chère Claude Maupomé _, une joie
qui emplit en se répandant :

au-delà de l' »Ethique » de Spinoza,
on se réjouira au (et du) magnifique travail de Jean-Louis Chrétien : « La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation » :
des saints Augustin, Grégoire le Grand et Thérèse (d’Avila),
à Walt Whitman, Paul Claudel et Henri Michaux,
par, par exemple, un étonnant Thomas Traherne,
et un Bossuet (cf ici le CD du « Sermon sur la mort« ,
clamé, plutôt que dit, par Eugène Green _ salut à toi ! _, en ouverture de sa collection Voce Umana,
collection de littérature orale, aux Editions Alpha : CD Alpha 920, en 2002) :
aux Editions de Minuit, en décembre 2006,
cette « Joie spacieuse » ;
à cultiver « sans modération » comme ils disent…

Se reporter encore une fois à Montaigne :
« Pour moi donc, j’aime la vie
et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer
« …
_ « Essai«  De l’expérience« , livre III, chapitre 13 ;
le mot crucial étant celui de « cultiver« , à la forme active et expérimentée…
Car, pour « la vie« ,
« nous l’a Nature mise en main, garnie de telles circonstances et si favorables,
que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse
et si elle nous échappe inutilement
« ,
vient-il de dire deux pages avant,
en commentant
« cette phrase ordinaire de passe-temps
et de passer le temps« …
Avec cette conclusion provisoire du paragraphe :
« A mesure que la possession du vivre est plus courte,
il me la faut rendre plus profonde
et plus pleine.
« 

Et il enchaîne :
« Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prospérité ;
je la sens ainsi qu’eux,
mais ce n’est pas en passant
et glissant.

Si
la faut-il étudier,
savourer
et ruminer,
pour en rendre grâces condignes
à celui qui nous l’octroie
«  :
tout un art ;
mais à portée humaine,
« non-in-humaine«  _ cher Bernard Stiegler _, du moins…
Titus Curiosus, ce 17 Juillet

Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation) _ « étude critique »

16juil

« Jeudi saint » de Jean-Marie Borzeix (Editions Stock) :

A propos de l’écriture (longueur des articles, d’abord ;
puis, peut-être aussi, “style” des dits “articles” de ce blog),
ceci :
Je ne publierai les 2 articles sur “Jeudi saint de Jean-Marie Borzeix
(aux Editions Stock au mois de mai 2008)
qu’en commençant par “prévenir”
de leur longueur “a-normale”,
“excessive”…

ainsi qu’en donnant aussi
par anticipation
la réponse (à mon envoi de ces articles : “Ombres dans le paysage
et “Lacunes dans l’histoire”)
de l’auteur, Jean-Marie Borzeix. »

Voici, donc, cette « réponse » on ne peut plus « autorisée »:

De : Jean-Marie Borzeix
Objet : Rép : Article à paraître sur « Jeudi saint » sur le site mollat.com
Date : 12 juin 2008 15:08:03 HAEC
À : Titus Curiosus

 » Cher Titus Curiosus,
Je viens de lire l’
étude critique que vous avez consacrée à mon livre.
Quel travail !
Je dois vous avouer que je suis épaté par l’attention et la perspicacité de votre lecture.
Les clients de la si belle librairie Mollat ne doivent pas avoir tous les jours de tels commentaires à se mettre sous les yeux…
En somme,
dans ce long article,
vous continuez mon enquête
– c’est un peu une
enquête sur l’enquête -,
vous comblez des
blancs, vous frayer d’autres pistes, vous soulignez les ellipses, vous en décrypter et compléter certaines.
Grâce à vous, je suis rassuré :
Vendredi Saint

_ sic pour le lapsus (du « Jeudi » au « Vendredi saint« ) : un blog est un outil à merveilleuses surprises
(et c’est seulement à l’instant de « publier » sur le blog cet article
que je m’avise de ce somptueux _ on découvrira pourquoi _ lapsus !..) _

n’est pas un texte clos,
il reste heureusement inachevé.
Je tenais beaucoup à cela.
Merci encore.
Bien cordialement.
jmb
 »

En plaçant,
en “avant-propos” : “Au lecteur” (à la Montaigne en ouverture des “Essais“,
ou à la Rabelais au “Prologue” de “Gargantua“)

un “avertissement avec un brin de fantaisie,
sollicitant un tant soit peu
de temps et patience
de lecture
(pour chacun des articles : chacun ayant, et devant avoir, son rythme) ;
soit la bienveillance
traditionnellement de mise ;
etc…
_ tout ce que j’ai developpé
dans l’article « de la longueur et du style » : on pourra donc s’y reporter…

Et le point de vue de l’auteur (de « Jeudi saint« ) l’emportant évidemment sur toute considération autre
_ Alleluihah ! _,
je propose donc
sans autre circonlocution

cette « étude critique » ;
« accrochons-nous », et « bon voyage ! »

Voici :

Sous un couvert (et réalité profonde) parfaitement modeste, voici,
avec ce « Jeudi saint«  de Jean-Marie Borzeix (paru ce mois de mai 2008 aux Editions Stock),
une œuvre grande et importante,
bien éloignée, du plus petit soupçon de pose que ce soit,
de « donner de leçon »
à quiconque…

C’est, en fait, un simple « récit » personnel,
qui ne se veut
_ il nous faut le noter _

ni une entreprise (de thèse) d’historien professionnel
_ car « rien ne serait plus ridicule en effet que prétendre donner une version définitive de l’histoire » dont il va s’agir,
même s’il s’agit aussi en cette « histoire » d' »une réalité abolie »
(expression mine de rien capitale),
tout à la fois « proche »
(de nous, et de notre présent : celui de l’auteur, comme celui des lecteurs, d’aujourd’hui, mais aussi tous les autres),
« proche« , donc, « comme si c’était hier« ,
et en même temps « lointaine
comme si c’était un épisode de la guerre de Trente ans
 » (page 11, dès la deuxième phrase) ;
et qui concerne aussi, même si c’est très modestement, l' »Histoire« , avec un grand H,
l' »Histoire » à la fois telle qu’elle s’écrit, telle qu’elle se conçoit,
mais aussi l' »Histoire » telle qu’elle se vit,
et par tous, sans exception, qui,
la vivant, cette « Histoire« ,
s’y trouvent forcément, et dans des proportions variables, « mêlés », « bousculés », voire parfois (jusqu’au « tragique » !) « broyés »,
en en étant nécessairement des « acteurs », plus ou moins « actifs » et « passifs »,
le plus souvent peut-être simples « témoins« ,
entre, comme nous en allons avoir ici des exemples, « assassins » et « victimes » ;
mais rarement comme rien que des « ombres« , ou des « arbres » (bouleaux, hêtres, chênes, etc… : arbres du Limousin) ;

ni une oeuvre de « littérature »
_ ce qu’elle est pourtant,
aussi,
et combien magnifiquement,
dans la flamme vibrante de sa « tenue« ,
classique, par l’intensité (= tension discrète) de sa sobriété _

ni, non plus _ et c’est aussi à noter, une fois pour toutes _, un brûlot politique,
ou quelque leçon de « bien-pensance » plus ou moins moralisatrice _ ainsi qu’il en « court » tant par les temps qui courent :

le récit
_ qui se déploie sur rien moins que six années (de l' »automne 2001 » à l' »été 2007« ),
même s’il « aboutit » dès l’année 2003 : son résultat est le chapitre « La Pâque juive » (pages 137 à 151) _
le récit, donc, est celui d’une modeste « enquête » d' »histoire locale« ,
qu’entreprend, la soixantaine venue,
à l' »automne 2001« 
, donc,
et chez lui, à Bugeat (en « Haute-Corrèze« , sur le beau et rude Plateau de Millevaches),
un « enfant du pays »,
Jean-Marie Borzeix
,
natif en effet de Bugeat (le 1er août 1941, pour être précis),
et bien connu « au pays » : « homme de culture »,
il dirigea (à Paris, et douze ans durant, de 1984 à 1997) France-Culture, puis le magazine Télérama (1999-2000),
et occupe encore quelque fonction à la Bibliothèque de France.
Mais à Bugeat, il est d’abord, en effet, « le fils de la Jeanne, le petit-fils de la Rachel et le neveu de René« ,
(…), « tous morts« , certes, « mais inscrits avec précision dans la mémoire de chacun » (indique-t-il page 42).

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Au départ, le projet est de mettre simplement, semble-t-il, un peu plus « au clair » un « épisode » _ distinct, distingué, isolé (de la trame des jours un peu plus ordinaires : les jours vierges d’assassinés) _, un « épisode » tragique, donc _ théoriquement (ou normalement) « tragique« , selon l’opinion commune _, qui a durablement marqué « le pays«  « pendant la dernière guerre » _ et normalement « mémorisé » et « dûment commémoré » comme tel, aussi _,
un « épisode » survenu très précisément le 6 avril 1944,
et annuellement commémoré _ de fait ! _ depuis lors, au Monument aux morts de la commune :
l’assassinat par les SS
_ portant « une tête de mort cousue sur les manche de (l)a vareuse » (page 19) _
de quatre otages, du hameau de L’Échameil…

Ici, je veux citer la page qui ouvre la « préhistoire », en quelque sorte, de l' »enquête » qui « s’ouvre », en cet « automne 2001 »
_ le chapitre (qui est le second du livre) est magnifiquement intitulé « Vives voix« 
(ne vont-elles pas tarder à s’éteindre, ces voix-là ?) _ ;
je vais la lire, cette page,

d’abord telle quelle et d’un seul élan, une première fois ;
puis je la re-lirai en me penchant

(ce sera ma méthode _ attentive intensive _ de « lecture », si on le veut bien)

d’un peu plus près sur ses éléments « les plus sensibles », qui me paraissent tellement importants.
Voici :
« Le déroulement de la journée du jeudi saint 1944 et des jours suivants, je l’ai reconstitué en écoutant les vieilles personnes du bourg et des villages environnants, en recoupant leurs propos. Chacun possède bien sûr sa version, accompagnée presque toujours d’un détail illustrant et résumant pour lui l’ensemble des événements, comparable à un gros plan photographique qui rameute et écrase le paysage alentour. Tous se reconnaissent dans les grandes lignes d’un récit commun. Mais je pressens, ne cesse de vérifier, que celui-ci reste probable et lacunaire, que tel il restera, car les derniers survivants meurent en oubliant de raconter ce qu’ils savent. » (page 36).

Et maintenant voici ma « re-lecture » intensivement alentie en quelque sorte :
« Le déroulement de la journée du jeudi saint 1944 et des jours suivants,

je l’ai reconstitué en écoutant les vieilles personnes du bourg et des villages environnants,

en recoupant leurs propos »

_ ici, en cette « ouverture » du second chapitre, page 36, je pointerai le mot de « re-constitution«  : toute histoire, et à la suite « l’Histoire » elle-même aussi, forcément

_ cf « Faire l’Histoire« , sous la direction de Pierre Nora, aux Editions Gallimard, en 1974 _ ,

est « constitution » et « re-constitution » ;

c’est en effet d’abord une question de « faire » :

cette « histoire« -ci comme cette « Histoire« -là, il faut en effet « la faire », la dire, la parler, raconter ;

avec des mots, avec des phrases ;

plus ou moins « siens » ;

ainsi qu’en un « phraser » : qualitatif essentiel.

Nous entrons bien ici dans le vif du sujet…
« Chacun possède bien sûr sa version _ « sa«  « version » ! _,

accompagnée presque toujours d’un détail

_ toujours significatif et qui peut être très précieux, parfois unique ! ce « détail » de « l’histoire«  :

lequel « détail« , ainsi, isole, taille, découpe et charcute « dans le gras » trop opulent » et « confus » (jusqu’au chaotique) du réel qu’il essaie ou prétend maîtriser _

illustrant et résumant

_ on doit forcément choisir, sélectionner, aller au principal (= l’essentiel), afin de bien « illustrer« , donc, ce sur quoi on choisit de porter l’attention ;

et pour cela, écarter forcément le reste, tout le reste qui n’est pas cet « essentiel »-ci qu’on élit,

et devient alors, et n’est bientôt plus, ce malheureux « reste »,

que « détail annexe », et même très vite « parasite » : parasitaire, incongru, inopportun, « à chasser » de ce « portrait » (« paysageant« ) que l’on fait, construit, élabore, mitonne, soigne, chérit même à l’occasion, du « portrait » que l’on est en train de donner, de « ce qui s’est passé » ! _ ;

chacun possède bien sûr sa version, accompagnée presque toujours d’ un détail _ je reprends dès l’entame le fil de cette riche phrase _ illustrant et résumant _ et la chose peut être terrible en dépit du service qu’elle rend ! _ pour lui

_ « pour lui » ! c’est-à-dire « chacun », à la fois selon « son » point de vue, « son » angle de vue, toujours particulier (singulier, et d’abord précieux, par là), sur « ce qui s’est passé »,

mais aussi,

au-delà du « partiel », et en même temps que lui,

« partial », de « parti-pris », voire de mauvaise foi (de ce « chacun »-là) :

ce qui peut parasiter, jusqu’à l’invalider, le « témoignage » _ ;

illustrant et résumant pour lui _ je poursuis la reprise, en son élan, de la phrase _ l’ensemble des événements

_ opération toujours un peu difficile, et réductrice, en dépit de ce qu’elle apporte incontestablement de « gain » de sens _,
comparable

_ ce processus de « focalisation » (« détaillant ») que dégage ici, et mine de rien, en la cursivité de sa phrase, Jean-Marie Borzeix _,

comparable à un gros plan photographique qui rameute et écrase

_ en cette « focalisation » englobante qu’accomplissent ici, et par là-même, ce « détail » et ce « gros-plan photographique« -ci : à méditer ! j’y reviendrai _ ;

comparable à un gros plan photographique, donc,

qui rameute et écrase le paysage alentour » _ en sa globalité.

Avec ce résultat, en ce « rameutage » _ le mot existe-t-il ? on devra l’inventer ! _

d’un bel et bien « écrasement »

_ un effet ici d’autant plus décisif en ses conséquences qu’inaperçu : ce n’est certes pas sur lui que se tend et se pose en effet l’attention, puisque, précisément, tout l’effort de ce mouvement du pensere est de se détourner (du « reste »), au profit de ce vers quoi on désire et porter le regard, et mettre tout l’accent _,

d’un bel et bien « écrasement »

_ je m’y arrête et insiste _,

du « paysage alentour » ;

ainsi que de ce (et ceux _ tous ceux…) qu’il comportait, le dit-« paysage« ,

comme en cette occurrence-ci des « alentours » de Bugeat ce 6 avril 44 !..

Le moindre mot : « pays » _ lui n’est pas prononcé ici, mais la chose qu’il désigne, est bel et bien impliquée ! _ , « paysage« , « alentour« , ultra-sensible dans l’écriture discrète et rapide (élégante en sa belle sobriété) de Jean-Marie Borzeix, est capital, nous allons peu à peu mieux nous en rendre compte.

« Tous se reconnaissent
_ et c’est bien aussi de cela, en effet, qu’il s’agit et va s’agir, tout du long, dans « Jeudi saint » :
de la faille, et peut-être l’abîme, séparant le « se reconnaître » du « se méconnaître » !

ou en méconnaître d’autres ;

de même qu’il s’agit aussi de ce qui distingue le particulier, voire le singulier, du général et « commun » _
dans les grandes lignes d’un récit commun »
_ bien sûr ! de « grandes lignes » ; et un « récit commun« , trop « commun » !… en effet ! cela ; car il y en a beaucoup que cela « arrange » ou « vient arranger » (et pas que peu, sans nul doute) ; « récit commun » qui vient très vite dangereusement se figer en un « cliché » passe-partout commode, et qui s’impose,
et tombe encore plus vite du « songe » peut-être de départ (avec la part d' »imaginaire » de tout récit), dans l' »erreur » et aussi, dans la case limitrophe, le « mensonge », même si nous n’en sommes pas nécessairement (pas toujours, pas systématiquement) déjà là…

« Mais je pressens
_ et l’aventure de l' »enquête«  (de même que la qualité proprement littéraire de l’écriture ! de Jean-Marie Borzeix) commence précisément dans ce « pressentiment« -là :
nous n’allons pas tarder à découvrir jusqu’où, très loin, cette aventure-là va nous mener _,
ne cesse de vérifier
_ c’est le B-A BA de l’historien authentique _,
que celui-ci
_ le-dit et bien-nommé « récit commun » _
reste probable et lacunaire
_ ici encore : « lacunaire« , un terme décisif ! et nous allons y revenir ! mais entre l' »ouverture » infinie, et infiniment positivement retouchable, du « probable« 

_ cf l’épistémologie de Karl Popper (par exemple dans « La Logique de la découverte scientifique« , parue aux Editions Payot en 1973) _,

et les « dégâts » de gommage et effacement du « lacunaire« ,

l’espace, la faille, l’abîme peut s’élargir considérablement, jusqu’à l’irréparable, catastrophique… _ ;

« Mais _ je reprends le fil de la phrase que je désire commenter _ je pressens, ne cesse de vérifier, que celui-ci reste probable et lacunaire, que tel il restera
_ le plus probablement, sans doute, « lacunaire » (bien davantage, ici, que seulement « probable« ), sauf si… _,
car les derniers survivants meurent en oubliant
_ le mot « oubliant » est d’ores et déjà (et en ce gérondif, qui plus est !) à surligner ! _
de raconter ce qu’ils savent » (page 36)
_ et qui devient par là irrémédiablement perdu, néantisé :

à jamais « lacunaire« , par conséquent !

Avec cette première _ terrible _ puissante conclusion, page 37 :
« L’histoire est construite sur un entassement immense de témoignages de première main qui n’ont été ni livrés, ni retenus« …
Soit ce que je me permettrai de baptiser une « a-construction » :
assez vertigineusement bancale, et selon une double responsabilité (« ni livrés, ni retenus« ) quant à ces « témoignages« ,

si l’on voulait si peu que ce soit se pencher, réfléchir, « méditer » _ voilà ! _ sur ce qui bée en ce « lacunaire » ;
on comprend qu’on préfère, en général, le fuir…

Merveilleux et terrible paradoxe, en effet

_ en une sorte d’avatar de « théologie négative » _,
sur lequel, bien sûr, Jean-Marie Borzeix est loin de s’attarder, s’appesantir encore moins,
passant immédiatement, de son écriture sobre et élégamment cursive, à la ligne.
Au lecteur, seul
_ dans le silence « peuplé » de voix triées, plurielles, de sa lecture, de sa propre lecture (soit sa lecture à lui, possiblement « personnelle » : elle a aussi, bien sûr, une responsabilité) _,
de « le » saisir (éventuellement) au vol, « cela »,

et d’y penser et « re-penser » (un peu) peut-être, voire si possible…

C’est donc d’une réflexion, aussi, sur la tension entre « histoire » et « Histoire » qu’il s’agit ici, en ce « Jeudi saint« ,
on ne peut plus discrètement, mais fermement,
sans que l’auteur entreprenne sous quelque forme que ce soit une réflexion conceptualisée, philosophique
_ à la Ricoeur, par exemple (dans « La Mémoire, l’histoire, l’oubli« , paru aux Editions du Seuil en 2000) _,
encore moins quelque « épistémologie » de tout cela… Je veux dire sur la « tension » ; et sur la « rétention »…

Sur cela, on lira aussi, avec très grand profit, le travail, livre après livre, de Bernard Stiegler, en cette époque de l' »Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir » (chez Mille et une nuits, en février 2008)…

Rien, en ce « Jeudi saint« , qu’une petite ré-flexion toute simple, et discrète,
au fur et à mesure de ce récit
(vibrant et sobre, tout à la fois, lui
_ et c’est bien d’un tel simple « récit », qu’il s’agit ici, en ce livre « creusant » vers le fond, qu’est in fine « Jeudi saint« ),
du récit, donc, de sa modeste « enquête » locale (du moins au début), parmi ses « concitoyens » de Bugeat,
pour Jean-Marie Borzeix, en sa « soixantaine »,
dans la grâce à peine dansée de l’écriture : ou le style…

En menant _ c’est la donnée de base, mais aussi finale ! nous le verrons… _ une modeste « enquête » d' »histoire locale » sans prétention « professionnelle » ;
Ni de plus vaste « ampleur » (historique), non plus. Même si depuis Hérodote, « histoire » signifie ni plus ni moins qu' »enquête » _ et « véridique » : sur ce qui s’est bel et bien passé ; et mérite d’être « retenu »…

L’auteur est loin de « se pousser en avant ».

Peut-être est-ce d’ailleurs là une des raisons qui firent reculer (et retardèrent, de facto) les gestes et efforts pour une publication de ce « petit » récit (corrézien)…
Jean-Marie Borzeix n’est-il pas d’abord, ici, le simple « Président de l’Association des Amis du Pays de Bugeat » ?

Par là, le livre échappe, d’ailleurs,
et comme toute véritable « grande œuvre », en sa « liberté »
_ je n’ose pas prononcer le terme
(« kantien », en la si décisive « Critique de la faculté de juger« )
de « génie », ici :
son usage courant ayant de tout autres connotations,
et qui seraient d’applications fâcheuses, et injustes : que le livre ne mérite pas ! _
à ce que j’appellerai l' »encagement » en un genre identifié, démarqué, et reconnu…
C’est un livre parfaitement libre de lui-même,
en son courage d’assumer l’élan et la fraîcheur (« de grand vent », mais oui !)
de la recherche de la vérité…
Là où ça dérange aussi quelques conforts un peu (trop) « installés »,
et « glorioles »…
Mais rien de provocateur, ni de scandaleux, ici, qu’on se rassure _ nul « compte » en vue de « règlement », ni quiconque livré à la vindicte et châtié, ce n’est pas le sujet ;

tout est en délicatesse et de ton et de sens,
au plus « humain » de l’humanité _ voilà le versant de ce « travail »…

En son discours du 13 juillet 2004, pour l’inauguration d’une plaque à la mémoire des « victimes oubliées » de l’action des SS le 6 avril 1944,
apposée (avec un minimum, vraiment, de solennité, mais non sans intensité, nous le verrons) sur la façade de la mairie le 13 juillet 2004,
le maire de Bugeat, Monsieur Pierre Fournet,
remerciant au passage Jean-Marie Borzeix
(« qui a aidé pour la recherche« , indique joliment le bulletin municipal, en simple légende d’une photo !),
cite pour clore (ou plutôt « ouvrir » davantage) son hommage, une très belle « pensée » de Pic de La Mirandole
en son « De la dignité de l’homme » (disponible, dans une traduction de Philippe Hersant, aux Editions de l’Eclat, en 1993) :
« Tu as le pouvoir de sombrer au niveau des brutes,
et celui de renaître dans un ordre plus relevé, ou divin,
selon ton propre jugement
. »
Voilà qui en dit pas mal, aussi…
Mais peut-être vais-je trop vite.

Je reprends donc le fil de mon discours,
et j’entre dans le développement du raisonnement (familial : « Jeanne, Rachel, René« ) de la page 42 :
« On s’interroge, je le devine, sur les raisons qui me conduisent à m’intéresser à cette période (sic), à cet épisode précis de l’histoire commune _ en effet. Nul résistant, nul collaborateur, nul héros ou victime notoire dans ma famille. »
Après un rapide panorama du parcours de son père _ « Mobilisé un mois après son mariage, décoré pour un acte de bravoure sur le front d’Alsace pendant la drôle de guerre, revenu sans blessure après avoir beaucoup marché à couvert et pendant la nuit, mon père a partagé l’immense soulagement de la majorité de la population en entendant le vainqueur de Verdun faire « don de sa personne » à la France ». Pétainiste de cœur au début de l’Occupation, il rejoignit la Résistance dans les derniers mois de la guerre en aménageant des pistes de largage pour les parachutages alliés tout près de Montereau (Seine-et-Marne), où il travaillait alors. A la Libération, il adhéra au gaullisme pour toujours. Un itinéraire assez banal, qui n’explique rien » _, Jean-Marie Borzeix s’en amuse :  » Désolé, ma généalogie politique ne livre aucune clé qui éclairerait ma démarche » (page 43) : ce sera au lecteur, bien sûr, qu’il reviendra de « savoir lire » « Jeudi saint« , car l’auteur n’en dira rien de plus explicitement
_ ce dont d’ailleurs s’agace (et m’amuse) un tout petit peu le chroniqueur _ élogieux _ du livre pour « l’Humanité »…

L’auteur embraye : « Je devine d’autant plus acérée la curiosité muette de mes interlocuteurs. Pourquoi diantre revenir sur des événements dont justement on n’aime guère se souvenir, pourquoi s’obstiner à ressasser des histoires de malheur, de survie, de courage et de lâcheté, pourquoi ne pas oublier une fois pour toutes le cruel enchaînement des faits qui aboutit à la mort de quatre hommes du village de l’Échameil ? Pourquoi faire ressurgir _ ici quelques pistes, discrètement, se tracent _ les ombres des républicains espagnols rassemblés dans les camps de travail des tourbières et souvent placés dans les fermes, ou celles des familles juives disséminées dans le pays, ou encore cette tribu de bohémiens qui passa la guerre assignée à résidence, confinée de la sorte à la sortie du bourg ? »
A-t-elle quelque lien de parenté, cette famille-ci, avec celle des ferrailleurs de Meymac, où Pierre Bergounioux _ autre résidant écrivain de cette « Haute-Corrèze » _, s’alimente en « matériau de récupération » pour sa passion de la sculpture ?.. ainsi qu’il le chronique régulièrement en son très riche d’humanité « Carnet de notes » (publié chez Verdier, en mai 2006 et juin 2007) _ fin de l’incise.
« Tant de gens, poursuit magnifiquement, et toujours « mine de rien », je veux dire le plus sobrement du monde _ toute une éthique _, Jean-Marie Borzeix, page 44, qui n’ont vécu que peu de temps « parmi nous » _ les guillemets sont ici capitaux ! de même que l’expression « que peu de temps » ! _, qui ont disparu il y a un demi-siècle _ je n’insisterai pas sur le clair-obscur de ce verbe _ et dont on n’a en général plus jamais entendu parler. Pourquoi vouloir réveiller des fantômes ? »

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_ sinon parce qu’eux-mêmes, ces « fantômes« , en personne, viennent (cela s’appelle « hanter ») nous le réclamer, ce « réveil » _ qu’on soit Hamlet, le prince, le fils du roi Hamlet, ou un autre qu’un parent proche ou éloigné : une affaire, encore, de plus ou moins grande distance (ou « focalisation ») ; et « filiation » : à la fin de « la tragédie du prince de Danemark« , le Fortimbras qui, avec « tambours et trompettes », « ramasse la mise », est lui-même _ et aussi dans l' »Histoire » _ le fils de « Norvège« …

Après une belle page de questionnement _ sans aboutir d’ailleurs à une réponse, sur le prénom (« Rachel« ) de la mère de sa mère Jeanne, Jean-Marie Borzeix fait le point, page 47 :
« La question _ je la rappelle : « Pourquoi vouloir réveiller des fantômes ?«  _ revient plus d’une fois, je suppose »
_ c’est magnifique ! l’auteur lit dans le regard, dans le non-dit de l’échange, au moment des paroles mêlées, forcément, entre les mots, entre les phrases, de silence(s), de ses « interlocuteurs« , dans le « recueil » (= action de recueillir) de leurs « témoignages » _,

dans l’esprit de mes interlocuteurs : pourquoi m’être lancé dans une enquête qui me concerne si peu en apparence ?

_ mais « en apparence » seulement : c’est bien d’aller un peu plus loin, au-delà des « apparences » premières de l’Histoire (et des histoires), qu’il s’agit ici !..
« Moi-même au fond, je l’ignore _ eh! oui !… Je devine seulement

_ mais c’est là la situation de toute écriture, mot après mot, dans la phrase qui s’élance ;

et de toute parole aussi, puisqu’un discours se lance nécessairement en une phrase (« générativement », dirait Noam Chomsky) _

que j’attends de cette modeste recherche, où j’avance à tâtons

_ au hasard des rencontres, dans leur improbabilité, et selon comment chacune va « tourner » (et ses réponses) : combien avortent ! _

une réponse à des questions qui m’habitent depuis l’enfance » _ ce pays nourricier de tout.

Jean-Marie Borzeix, né en 1941, avait deux ans et huit mois le 6 avril 1944 : l' »infans » que peu à peu il cessait d’être commençait à parler, à écouter, à regarder, à ressentir (et ainsi penser, aussi), alors ; à partager plus ou moins la vie des autres, comme tout un chacun (de parlant/pensant, pensant-parlant) y est stimulé, « invité » au départ, même si aussi il s’en protège, apprend à développer des ressources (et parfois même des trésors) d’anesthésie.
Le passage s’achevant par ce mot : « Comment ne pas être hanté _ revoilà les « fantômes » ! _ par l' »oublieuse mémoire » chère à Jules Supervielle ? » (page 47).

En fait, et au départ, ce sont « ces silences, ces rumeurs, ces soupçons, ces jalousies, ces insinuations

_ à l’instant précédent du texte évoquées, en ce passé trouble et difficile (et « passant » décidément « assez mal » _ ou pas…) de l’Histoire _ qui ont habité le Chaminadour de mon enfance _ Marcel Jouhandeau, l’auteur de « Chaminadour » (aux Editions Gallimard, en 1934), n’est-il pas un voisin de Guéret, chef-lieu du département voisin de la Creuse ? _

(qui) me poussent un demi-siècle plus tard, à m’intéresser aux événements de l’hiver 1943, quand la Résistance sort de l’ombre et que la lutte armée s’organise, et au printemps 1944, quand la guerre, avec une vraie armée et de vrais insurgés, dissimulés alentour, surgit par surprise

_ faute d’assez d’attention ? _

dans le Pays. La journée du Jeudi saint

_ voilà l’objet de l' »enquête » de départ _

où les gars de l’Échameil ont été assassinés, c’est la guerre en actes »

_ qui surgit, certes. Une violence qui laisse des morts visibles sur le talus _  dont les quatre de l’Échameil, « étendus là-bas sur la route de Gourdon« , même si, page 28, « personne encore ne les a aperçus, hormis une patrouille de gendarmes, qui s’est tenue à distance, et quelques rares automobilistes » ; aussi, « les fusillés, eux« , page 30, « passent(-ils) leur première nuit de morts couchés dans l’herbe humide, sous le silence des étoiles » ; et « consigne » a été « donnée à la population qu’il est jusqu’à nouvel ordre interdit d’approcher les fusillés. Interdit de les enterrer » (page 30). Ce n’est qu’un peu plus tard, ce « vendredi en fin d’après-midi » que, « le secrétaire de mairie » ayant rédigé « de son écriture appliquée les actes de décès des quatre victimes » _ « Antoine Nauche, Léon Vacher, Antoine Gourinal, Léon Ganne » (page 18) _, « les familles reçoivent l’autorisation d’enterrer leurs morts le lendemain » _ soit le samedi saint (page 31).  Morts qu’on n’est pas près d’oublier au pays…

« Une histoire écrite par l’Histoire « _ en effet ! et c’est le coeur du sujet auquel vient s’affronter le livre, ce qui taraude l' »enquêteur » ; et ainsi la source vive même, du début jusqu’à la fin, et au-delà, de ce livre, donc, aussi !

« L’intervention soudaine du Destin _ attention aux majuscules ! _ interrompant le cours _ tranquille et anodin, lui _ des jours répétés _ = le cortège suivi des petites et grandes habitudes _, l’héroïsme imposé _ le mot est délicat _, le martyre admirable _ et redondant en concurrence avec Celui du vendredi saint _ de ceux qui sauvent _ par ce sacrifice de soi _ leurs enfants _ tapis, eux, les « enfants« , dans les forêts voisines, denses, du « maquis » _ en mourant _ sans rien dire (trahir).

La phrase de conclusion de ce chapitre « Vives voix » (page 49) ouvre enfin la porte à l’essentiel de l' »enquête« , par ce que précisément elle sait s’abstenir de dire _ c’est une des facettes majeures de l’art de « témoigner » ici de Jean-Marie Borzeix : « Cette histoire simple et forte _ trop _, je l’ai entendu rapporter bien des fois _ convenues, par le fait _ dans les années qui ont suivi la Libération, et je n’ai eu finalement guère de mal à en reconstituer la mosaïque. Elle est dramatique, édifiante, irréfutable _ trois fois « trop », donc… En un mot glorieuse _ comme le Gloria de la sainte messe… Et c’est une autre « Histoire » qui déjà « travaille » celui qui s’est mis, en ce tournant de la soixantaine _ et du souci du « un peu plus essentiel », le temps commençant de risquer de se faire un peu moins abondant_, à « enquêter », à vouloir « mettre » un peu plus « au clair » ces récits un peu trop « fantastiques » (= farcis d' »imaginaire« , pour retenir le dernier mot de la première phrase de « Jeudi saint« )…

Nous nous souvenons aussi, alors, de ce mot désormais bien connu de Miguel Torga : « l’universel, c’est le local, moins les murs« … (cf le livre de même titre : »L’Universel, c’est le local, moins les murs« , paru en 1986 aux Editions William Blake and Co).

Déjà, le titre « Jeudi saint » _ en ce pays plutôt « laïque » de « Haute-Corrèze« , est assez ironique :
le récit tourne en effet autour d’un Jeudi saint, si l’on veut,
celui précédent le Vendredi saint (du sacrifice) et le Dimanche de Pâques (de la résurrection christique) de l’année 1944.

Et, quant au lieu, il s’agit du village _ et ses environs, immédiats et assez proches
(une vingtaine de kilomètres maximum alentour, jusque Pérols, Barsanges, à l’est, Toy-Viam, Tarnac, au nord, Lacelle, L’Eglise-aux Bois, au nord-ouest) _
de Bugeat,
un chef-lieu de canton de « Haute-Corrèze« , ainsi que le formule systématiquement, comme en forme de litanie, l’auteur en son récit,
dans la zone de moyenne montagne du verdoyant, beau mais très rude aussi Plateau de Millevaches,
aux sources (et tourbières si belles) de la Vézère, du côté de Saint-Merd-les-Oussines, et du village de Millevaches, justement…

« Jeudi saint »
_ un livre immense, tout simplement _
est au départ, ainsi qu’à l’arrivée, et tout du long de ses 185 pages, une toute modeste et sobre « chronique » de certains « jours passés »
(tragiques, pour une poignée d’individus
_ d’abord quatre,
puis bientôt onze de plus _
et même onze « Moins un » : c’est le titre du quatrième chapitre !),
et dans la perspective _ toute de justesse _ d’une « chasse à l’amnésie et à l’imaginaire« ,
ainsi que le déclare, en forme d’avertissement (et d’ouverture) la toute première phrase de la page imprimée en caractères italiques de « Jeudi saint »
_ « Dans cette chronique des jours passés, je fais la chasse à l’amnésie et à l’imaginaire« , voilà les « adversaires » ! (et les seuls) _
en avant des chapitres
(datés, tels les moments de la « chronique » d’écriture de ce récit)
qui vont se succéder
et que je « liste » maintenant ici :

_ « L’Échameil » _ Haute-Corrèze, 6 avril 1944
_ « Vives voix » _ Haute-Corrèze, automne 2001
_ « Flash-back » _ Pologne, Belgique, France, Israël, 1910-2001
_ « Moins un » _ Haute-Corrèze automne 2001-hiver 2002
_ « Le passé décomposé » _ Haute-Corrèze, été 1999, Haïfa, hiver 2001-2002
_ « Jem » _ Haute-Corrèze, automne 2002
_ « L’avenir du passé » _ Fort-de-Charenton, Tulle, Paris, Limoges 2003
_ « La Pâque juive » _ Haute-Corrèze, 6 avril 1944
_ « Le bel été » _ Haute-Corrèze, 13 et 14 juillet 2004
_ « D’un mémorial, l’autre » _ Paris, Haute-Corrèze, Berlin, hiver 2004-été 2007

_ et pour finir, sur une page isolée,
cinquante ans (à un jour près) après le « ramassage » « criblé » de Bugeat (« le 6 avril 1944« ),
la mention du début du « dernier génocide du XXème siècle« , au Rwanda (« débuté » « le 7 avril 1994« ) ;
suivie de celle de la construction d' »un vaste mémorial » « au flanc d’une colline de Kigali » ;
suivie, encore, en un mitraillage d’informations brèves, et sans commentaires
_ après la litanie « Jérusalem, Washington, Oradour-sur-Glane, Varsovie, Paris, Berlin, Srebenica, Kigali, Camp des Milles, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Bugeat… » (et les points de suspension comptant, bien sûr, aussi…) _
de cette phrase de conclusion :
« Le monde se couvre de mémoriaux impressionnants et modestes, dressés contre l’oubli, l’indifférence et la répétition du mal.«  (page 185)

_ et encore, en appendice,
la photocopie sur 4 pages d’un document (préfectoral : « Note GB/JP de Monsieur le Préfet, du 30 Juillet 1943 » _ sic) extrait des « Archives de la Corrèze, 529W51 » : « Liste de tous les étrangers…« ,
précisée ainsi : « En août 1943, la brigade de gendarmerie de Bugeat (Corrèze) recense les étrangers du canton. »
Sans commentaires (de ma part).

Au passage et rapidement, avant de la « perdre » peut-être « de vue » (!), cette simple question quant à l’expression « terminale » du livre : quelle inférence établir entre, d’une part, « l’oubli, l’indifférence » (et la virgule qui les sépare, ou relie) et, d’autre part, « la répétition du mal » ? Tout un programme, vraisemblablement…

Et encore ceci :

de ces trois « adversaires » des « mémoriaux » _ « impressionnants » tout autant que « modestes » _, « l’indifférence«  est probablement la plus discrète ; et, par là même, en cette discrétion de violettes, la plus sûre, aussi, des « alliés » _ sans besoin de « complices » _ de ceux escomptant qu' »à la fin, c’est _ seulement, simplement, banalement, au fil du quotidien des jours qui se répètent, rien que _ la mort qui gagne« …

Dates et lieux ponctuant ainsi ces titres de chapitres, désignent :

_ ou bien des événements du passé :
principalement ce qui est advenu bel et bien (= effectivement) à Bugeat, chef-lieu de canton de la Haute-Corrèze, ou dans ses environs immédiats et proches, le 6 avril 1944 ;
et on s’apercevra que la « tragédie » des quatre otages pris au hameau de « l’Échameil« , et exécutés tout près de Bugeat, « sur la route de Gourdon« , « à l’orée d’un petit bois de bouleaux » (pages 13 à 35 _ soit le premier chapitre),
cachait une autre « tragédie »,
sortie, elle, des mémoires
,
et, ainsi non commémorée, au moins annuellement,
ni « héroïsée »
_ celle des onze (ces onze de « vers midi » _ page 147 _
devenant moins de « deux heures plus tard » _ page 148 _, « légèrement en retrait de la route, sur le tronçon tortueux de la nationale qui va d’Ussel à Limoges » _ page 65 _, après Lacelle en direction de Limoges, en bas de la ferme de L’Omelette,
« à la sortie des virages serrés de la route bordée de hêtres courant en surplomb de la rivière, juste après le viaduc de chemin de fer » _ page 148 _,
devenant, donc, onze « moins un«  : page 63 _ et titre du quatrième chapitre : pages 62 à 86) _ ;
autre « tragédie », donc,

qu’il va falloir pas mal de patience, doigté et persévérance à Jean-Marie Borzeix,
se faisant en cette occurrence, donc, l' »historien » de son village natal
pour l' »exhumer » :

celle qu’en la narrant il choisit d’intituler « La Pâque juive » (pp 137 à 151)
et que nous allons, nous, lecteurs, découvrir peu à peu, aussi étonnés, sinon médusés,
que l’auteur, qui n’en reste, lui, cependant, tel Persée (face à Méduse), jamais là :
ses recherchent se poursuivent…
comme pour « redonner un avenir au passé«  :
cette formule magnifique,

et décisive pour le sens du travail de Jean-Marie Borzeix,

se trouve page 121 ;
et il la précise encore ainsi : « en tout cas, lui redonner une chance,
ne pas se résigner à l’imbrication imposée d’événements

qui façonneraient

et corsèteraient l’histoire (avec minuscule ? ou majuscule ?) une fois pour toutes » ;
« ne pas accepter la vulgate de l’enchaînement des causes connues«  (page 121 aussi) :

des expressions décisives, qui passent quasi inaperçues à la lecture, à la première lecture du moins…

(soit : au lecteur sa responsabilité)

_ ou bien la progression de l' »enquête » même

à laquelle se livre, au fil de ses découvertes successives et de ses recherches de plus en plus « actives » ainsi que fructueuses, l’auteur.
Celle-ci, « enquête« , s’achève (enfin presque… et page 151, donc) avec la révélation _ partielle, mais néanmoins substantielle, déjà _ des « faits » de la seconde tragédie (oubliée, enfouie, elle) du 6 avril 1944.

On notera surtout,
pour cet aspect capital du livre,
que « faits » et « enquête » « se tissent » mutuellement intimement : car il n’y a pas, jamais _ par quels miracles serait-ce ?.. _, d' »établissement » de « faits » sans « enquête » : merci Hérodote ! merci Thucydide ! d’où l’importance cruciale d’avoir à l’initier, et puis à la mener, cette « enquête« , dans un esprit et de justesse et de justice,
contre toutes les forces d’oubli, de négligence, de dénégation et de mensonge, aussi,

et d’abord d' »indifférence » (c’est l’avant dernier mot du livre : entre « l’oubli », et « la répétition du mal _ page 185) ; d' »indifférence » et d’apathie
_ d’où cet impératif que se donne Jean-Marie Borzeix à la première ligne _ page 11 _ de sa prise de « parole » : « Dans cette chronique des jours passés, je fais la chasse à l’amnésie et à l’imaginaire. » Mais sans hystérie. Un peu comme la chasse au papillon d’un Vladimir Nabokov…

Avec, encore, cette formule magnifique _ et qui fixe la tâche : « Ecrire l’histoire, c’est remplir des blancs » (page 130) ;
et encore cette autre : « combler les lacunes volontaires et involontaires » (page 132) :
ce qui demande à la fois de la continuité, de l’esprit de suite, et pas mal de patience (voire une réserve inépuisable d’obstination) dans un travail de recherche effective (de « témoignages », sur le « terrain », comme de « documents », parmi le rangement des archives presque toujours bien classées),
mais d’abord que l’on « commence » à se poser des questions,
condition-« mère », en quelque sorte, afin que l’on puisse juger ensuite qu’il y a (ou « avait » !) bel et bien ici ou là, précisément, une « lacune« ,
c’est à dire quelque chose qui manque (ou manquait), qui fait (ou faisait) défaut (par rapport à une demande, attente ou inquiétude, au présent, mais pas seulement, du chercheur, à une question, à un « problème », dirait Gaston Bachelard, qu’il faut formuler) dans un réseau souvent dense et parfois touffu, d’affirmations, de négations, ou de questions ; et plus encore de silences et de vides ;
et à se mettre, bien sûr, activement et méthodiquement, à en rechercher des réponses…
Soit le travail même de « chercheur », « enquêteur », « historien », ce sont des synonymes…

Avec cette « inférence », aussi, que je qualifierai de « pratique » :
« dans notre histoire locale
_ celle à laquelle Jean-Marie Borzeix a précisément décidé, semble-t-il, de s’adonner (désormais ?),
comme a pu se décider de le faire un Daniel Cordier ( « Il y a peu, à Paris, j’écoutais Daniel Cordier, l’ancien secrétaire de Jean Moulin, faire une conférence sur l’histoire de la Résistance, et expliquer pourquoi lui, marchand de tableaux renommé, avait jugé bon, l’âge venu, de changer de métier, et de devenir historien. » Etc… page 40) _,
dans notre histoire locale, donc,
subsistent beaucoup de blancs.

Notamment à propos de ces « ramassages » qui se sont produits dans la plus grande discrétion jusqu’à la Libération. Combien de « ramassages » ont eu lieu ? On sait seulement, continue-t-il, qu’il y en eut de plusieurs espèces : de vastes, planifiés au niveau national ou régional, et d’autres que l’on pourrait dire d’initiative locale. »

Or, aux Archives
_ à Tulle, à Limoges, à Paris, au Fort-de-Charenton _,
Jean-Marie Borzeix a pu aussi constater d’étranges « lacunes«  ;
telle _ au Fort-de-Charenton, en cette occurrence-ci _ celle concernant « le registre de la brigade de gendarmerie de Bugeat, scrupuleusement tenu jusque là, (et qui) s’interrompt soudain le 17 février 1944 (et reprend) comme si de rien n’était _ formule terriblement inquiétante, quant à ce « rien« , et ce « n’était » _, sans le moindre commentaire, au début de l’été. » Il précise alors, page 125 : « Les pages couvrant la période des principales actions de la Résistance, de la « semaine sanglante » (de Pâques 1944), de la Libération, de l’épuration, ont disparu.« 
Avec ce détail supplémentaire de commentaire : « Elles n’ont pas été découpées à la-va-vite, mais très proprement coupées » (page 125, donc).
Continuant : « Je constaterai plus tard qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé, que les registres d’autres brigades de la région ont été également expurgés. »
On mesure le poids de telles expressions ; je n’en dis pas davantage : le livre va plus loin dans sa déduction. On s’y reportera (page 125).
Soit tout un chantier à mener pour les historiens…

Les deux derniers chapitres, enfin, de « Jeudi saint » constituent, en quelque sorte, les effets « mémoriels » (ainsi que de « commémoration ») d’abord, mais pas seulement, « officiels »,
« personnels » aussi, pour des personnes pour lesquelles c’est « essentiel » _ et le mot paraît faible ! _
de cette « enquête » _ « enquête » menée pour le principal solitairement et « en amateur », en quelque sorte, « localement », de Jean-Marie Borzeix :
effets « mémoriels » et de « commémoration »,
d’abord à Bugeat même, en « Haute-Corrèze », un 13 juillet (2004) _ au chapitre « Le bel été » ;
puis au Mémorial de la Shoah, à Paris, dans le quartier du Marais, « un matin de début décembre » (2004) ;
et aussi à Berlin _ en un autre « mémorial (encore) _ qui ne dit pas son nom« , celui-là (est-il noté, page 178) _, peu après, pour l’auteur (en visite à ses enfants) : ce chapitre, provisoirement le dernier, s’intitulant, je le rappelle, « D’un mémorial, l’autre« .

Il s’agit là du cadre des événements du récit
(et des faits « historiques », et du travail « historien », les deux s’entrelaçant pour le « chercheur »)
de ce qui se révèle consister en
_ c’est la base, le socle, tout le terrain de l’action (de « re-construction » de l' »Histoire« , si je me recentre sur la phrase décidément décisive de la page 37 :
« L’histoire est construite sur un entassement immense de témoignages de première main qui n’ont été ni livrés, ni retenus » _,
consister en une « enquête » d' »histoire locale » ;
consacré au départ, donc, ce « récit », à un événement marquant et bien commémoré de l’histoire du « pays » : l’exécution de quatre paysans pris en otages, et ayant refusé quelque renseignement que ce soit aux SS, afin de protéger les maquisards (apparentés à eux, ou pas) qui fréquentaient « leurs » forêts environnantes.
Mais assez vite, de tout autres acteurs et de tout autres « victimes«  (ou leurs « ombres« ) commencent à apparaître à l' »enquêteur »,
mais se profilant à peine, d’abord, comme « fantômatiquement » :
et ce, à l’occasion d’une « note en bas de page » (page 62) concernant le séjour d’à peine quelques jours à la Gestapo de Limoges de l’épouse, Madame Vacher, d’un des quatre otages _ Léon Vacher _ exécutés du hameau de L’Échameil : « en feuilletant « Maquis de Corrèze » _ ouvrage collectif publié naguère aux Editions Sociales avec une préface de Jacques Duclos, dont la troisième édition datant de 1975 sommeillait dans ma bibliothèque » (pages 62-63)…
Ensuite, ou plutôt, en fait, « en suite » de cela,
l’auteur découvrira un (premier) détail « supplémentaire » en allant « consulter » _ « par précaution« , mentionne-t-il _ « la cinquième et dernière édition de « Maquis de Corrèze« , parue vingt ans plus tard » : l’auteur commente l’adjonction (unique) d’un prénom au nom d’abord indiqué solitairement : « En vingt ans, il arrive qu’on fasse un tout petit mieux connaissance avec les morts » (page 63).
Une « autre histoire » affleure donc _ à partir d’un mince « détail » _, qu’il va falloir « exhumer »… En un chantier de longue haleine.
Ce n’est pas « la colère« , ce n’est pas « le chagrin« , ce ne sont pas des « raisons personnelles »,
qui animent l' »enquête » d' »histoire locale » de Jean-Marie Borzeix, puis qui guident et éclairent son écriture tout au long de ce « récit » de six années, de l' »automne 2001 » à l' »été 2007 » ;
mais « pourquoi taire qu’il m’arrive d’ailleurs d’être, comme eux
_ « les sceptiques par nature« , ainsi que « d’autres pour qui il est toujours malvenu de « remuer le passé »« , qu’il vient d’évoquer _
assailli par le doute ? (…) Notre époque ne souffre-t-elle pas d’un trop-plein d’actes commémoratifs et d’inscriptions mémorielles ? Faut-il en rajouter ?« , se laisse-t-il, un instant, aller…
Pourtant « le doute s’insinue, mais ne s’installe pas« , se reprend-il tout aussitôt.
Car « comment se résoudre à accepter l’effacement des traces de la barbarie, l’amnésie voulue par les nazis et les génocidaires de toutes espèces ?«  pose-t-il très fermement immédiatement, page 154. Et sobrement. Probablement le centre de tout cela, ici.

C’est que pour les enfants (et petit-enfants) des victimes parties en fumées,

« ce qui compte »
est de
_ et les deux verbes (de décision, commençant tous deux par « re-« ) sont capitaux _ « ne pas se résoudre au néant« ,

mais de « revenir sur la confusion et la dispersion des cendres (des fours crématoires), des restes ultimes métamorphosés en engrais minéraux, chaux, ammoniac, gaz carbonique et sulfureux » (page 161) ;
ou « d’avoir le récit _ vrai _ des événements qui se sont déroulés ici« , afin d’enfin « pouvoir vivre cette perte » (page 162) ;
ou, encore

_ deux autres verbes importants (toujours en « re-« ) , dans une autre bouche, cette fois, que celle d’une « victime » « par ricochet » _,

de « rétablir une vérité historique »

et « réparer un oubli de l’histoire« ,
pour le maire célébrant cette inhabituelle « re-mémoration » (du 13 juillet 2004, à Bugeat), où « les noms des victimes _ gravés « sur la plaque en granit rose d’Ambiaud » _ sont cités à haute voix » (page 162)…
Et re-donner, re-ndre, re-stituer ainsi,

et par ces paroles prononcées solennellement,

et par ces lettres gravées sur le marbre,

une dernière et plus précise identité (« personnelle ») à ceux auxquels on avait voulu dénier _ par « solution finale » _ le statut et la « dignité », afférente, de « personne humaine ».

« Certains jugent cette revanche dérisoire« , entend l’auteur.

Mais « elle est cependant miraculeuse,

car il s’agit d’une victoire remportée

_ toujours ces « re- » _

contre une entreprise d’anéantissement systématique«  (page 176).

Et « il ne faut pas laisser aux bourreaux, même s’ils sont morts depuis longtemps, la proie d’une seule victime inconnue« ,

« il faut les leur reprendre toutes« ,

comme « s’obstine à (le) penser » Serge Klarsfeld (page 178).
Ce devoir (de « re-connaissance ») est sacré.

Ici, le travail d' »enquête » et celui d’écriture qui le prolonge et le diffuse (plus loin), de Jean-Marie Borzeix, prolonge les travaux _ cités _ d’un Serge et d’une Beate Klarsfeld _ dont les « listes » de victimes n’ont pas tout à fait la même fonction (mais bien celle de puissante « ré-ponse » !) que les « listes » des administrations qui ont œuvré aux « ramassages » (page 126) et aux « criblages » (page 127) génocidaires…

Je pense aussi au travail (« contre la montre », lui aussi, en ce moment même, encore, dans toute l’amplitude d’un immense territoire) d’un Patrick Desbois, sur l’étendue, en effet, de toute l’actuelle Ukraine _ dont « parle » son propre récit de « Porteur de mémoires » (paru en octobre 2007 aux Editions Michel Lafon, avec les irremplaçables photos du photographe de son équipe, Guillaume Ribot).
Et encore à la chaîne de transmission (« Ils rêvent d’une chaîne de transmission sans fin » (page 167) à laquelle « pensent » les descendants des victimes, re-nouant le fil d’histoires personnelles qu’on avait voulu si sadiquement saccager, nier, anéantir : « dissoudre » à jamais. Ce qu’a pu signifier l’expression cryptée de « solution finale » _ lire Victor Klemperer : « LTI, la langue du IIIème Reich » (paru aux Editions Albin Michel, en 1996) : je pense, ici, aux deux discours du Reichsfürher-SS Himmler les 4 et 6 octobre 1943 à Poznan…

Cependant, les génocides continuent _ tel celui de Kigali, en avril 1994, au Rwanda.

Et le slogan « Plus jamais ça ! » sonne redoutablement dérisoire : est-ce pourtant une raison de s’incliner et baisser les bras ?..

En épigraphe à « Jeudi saint« ,
Jean-Marie Borzeix a choisi d’abord ce mot de Ramuz (extrait de son « Journal« , à la date d’avril 1904 : « Il ne faut point s’occuper du présent seulement, mais de la suite des années« . Car bien des choses « se tiennent ».

Juste avant, à mon tour de conclure ce trop long développement, une dernière remarque, et qui concerne la double première page de présentation, en caractères italiques, de « Jeudi saint » (pages 11 et 12) :

cette « présentation » sobre et même un peu elliptique _ comme il se doit en « ouverture » d’un « récit » (qui plus est, d’une « enquête« ) _, sur une page et demi, est essentielle, et dit déjà le principal, on s’en rend compte quand on a _ si remarquablement _ avancé de découverte en découverte tout au long du fil _ passionnant _ du récit de cette « enquête » d »histoire locale » (du canton de Bugeat, en « Haute-Corrèze« , donc), en effet : ni plus, ni moins.
« Il faut me croire sur parole« 
, prévient l’auteur, en un « contrat  » tout à fait crucial « de lecture »

_ sur ce point-ci, on peut lire Philippe Forest : les chapitres de « l’appel inouï du réel« , dans le recueil « Le Roman, le réel & autres essais » paru aux Editions Cécile Defaut, en janvier 2007), en plus du reste, magnifique, de son écriture _ ;

et Jean-Marie Borzeix le justifie ainsi : « car beaucoup de témoins _ déjà, et de plus en plus au fur et à mesure que les vies passent_ ne sont plus parmi nous«  ; et il précise : « Ils ont emporté dans leurs tombes _ tombes « réelles », pour eux : on me comprendra… _ les infimes morceaux d’une réalité qu’ils étaient seuls à détenir » : celle de leur « expérience »

_ singulière et unique, toujours, en dépit des clichés collectifs, aussi ;

et accessible à travers la médiation unique _ encore ! _, fragile et inquiète du souffle ténu ou fort, en tous les cas vibrant, de la voix, de leur voix (unique, « décidément ») ;

« expérience » de ce qu’ils ont vécu, vu, entendu, senti, etc…

Et dont ils ont pu, s’ils l’ont bien voulu, et si quelqu’un a bien voulu, aussi, et d’abord déjà, peut-être, le leur « demander »

_ et demandé « comme il le faut », c’est-à dire en les mettant en confiance, avec tous les « égards » (dus) ;

ainsi qu’en ayant bien voulu, encore, aussi, les écouter, les écouter « vraiment », veux-je dire : ce n’est pas si fréquent.

Telle est cette double responsabilité que j’ai relevée un peu plus haut.

« Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour« , dit le merveilleux

(et périgourdin _ et bordelais, à la fois ; ou gascon, si l’on préfère : voisin cousin des limousins…)

Montaigne, en son essentiel essai « De l’utile et de l’honnête« , en ouverture de son troisième et dernier livre des « Essais » : le relire souvent ! Fin de l’incise.
Pour _ je continue mon analyse de la situation de « confiance » en la « relation vraie » de « témoignage » _, pour, donc, aussi chercher, d’abord, à se souvenir, puis, ensuite _ pardon de la redondance _ à bien vouloir consentir à dire, parler, se faire entendre et écouter, « témoigner »… Ainsi que, pour d’autres, vouloir le recueillir. Voilà pour cette « double responsabilité ».

En troisième épigraphe à « Jeudi saint« , ce mot (presque ultime) de Simon Dubnow, de l’intérieur des barbelés du ghetto de Riga, en 1941 : « Ecrivez, consignez !« 
Saul Friedländer le rappelle lui aussi, page 338 de ses « Années d’extermination« , le second tome, admirable, de « L’Allemagne nazie et les Juifs » (paru en février 2008 aux Editions du Seuil) : « Doubnov répétait sans cesse : Peuple, n’oublie pas ; parles-en, peuple ; souviens-toi.«  »

« Honneur des hommes, saint langage ! » s’est exclamé le poète (Paul Valéry) ; quand le langage du moins dit et sert seulement la simple (et difficile souvent) vérité _ et l’honore.

Tout cela qui demeure, bien entendu, étonnamment fragile :

les témoignages « devant », pour l’historien (à la recherche de l' »effectivité » des « faits »), « être contrôlés », « attestés » si possible (« testus unus, testus nullus« , réclame l’adage !) par d’autres ; la mémoire, déjà, est si partielle, fugace, et elle-même trompeuse si souvent ; mais pas toujours, surtout en matière de « choses » aussi « importantes », je veux dire aussi « sacrées », que ce dont il s’agit ici, en son systématisme implacable…

Jean-Marie Borzeix annonce donc tout de suite, à sa première page, avec humilité, mais aussi honneur pudique (profond) _ et il est loin de le mettre en avant _ , que, « en l’occurrence, malgré mes efforts, histoire et mémoire restent enlacées.«  L’expression est aussi magnifique, en son « intensité », que profondément juste, même si elle devrait se prendre _ aussi _ bien plus « positivement » que l’auteur ne le fait ici, sur ce mode « désolé ».
« Tout aspire à la vérité, presque tout est vraisemblable« , achève-t-il alors, avec humilité et gravité sobre, cette réflexion toute de « profil bas » de présentation de sa démarche d' »enquête« , page 12…

C’est la raison pour laquelle sont énoncés seulement dans « Jeudi saint » les noms des « victimes«  _ ainsi que des victimes « collatérales » : leurs proches, leurs enfants et descendants, seulement. Les « témoins« , eux, ne sont pas (sans aucune exception) nommés ; ils n’apparaissent _ et sans la moindre ambiguïté (laquelle travestirait gravement leur identité et nuirait sans coup férir à la fiabilité même de leur « témoignage« ) _ qu’à travers leur position, ou fonction sociale ou professionnelle : ainsi, par exemple, l’épouse du coiffeur résistant chez lequel Chaïm Rozent _ c’est la première fois que j’écris ici son nom _

bernard_09.jpg

exerçait, outre l’activité de violoniste (et, ici, pour des « bals » « clandestins » au maquis), le métier de coiffeur ; ou tel ou tel secrétaire de mairie de village, à Lacelle, par exemple… Au point de constituer comme un chœur _ et pas « à charge » : on évite finalement Chaminadour : il est vrai que le temps passé accumulé (en autour de soixante ans : de 2001 à 2007) a finalement pas trop mal « apaisé », sinon « pansé », bien des rancœurs… Il ne s’agit pas de se faire « justicier » des bourreaux ou des complices à divers degrés ; seulement de rendre justice aux « ombres errantes« .

Se tisse ainsi, en ce réseau de paroles « données » et « accueillies » et « recueillies » _ et puis dans le dialogue de l’écriture (du livre par l’auteur) et la lecture (des pages par les lecteurs que nous voici, chacun, un peu magiquement devenus) _ une chaîne finalement puissante de « confiance » entre tous les protagonistes qui y consentent, du moins: les témoins sollicités et l’auteur-narrateur même (et médiateur) du récit, d’abord ; et puis, en bout de « chaîne », nous-mêmes aussi en tant que lecteurs. Chaîne à travers laquelle nous voici écoutant et regardant, à notre tour, en plein visage, et répondant à notre regard, les assassinés, dont quelques « autres » (à Berlin, par exemple) avaient malignement cru _ un peu trop vite _ s’être « définitivement débarrassés ». Et pas seulement d’entendre ou de voir, comme ces sourds et aveugles qui n’entendent ni ne voient rien du tout, faute de regarder et écouter si peu que ce soit : le visible demeure vide sans regard et écoute. Qu’on relise ici le décisif « Homo spectator » de Marie-José Mondzain (paru aux Editions Bayard en octobre 2007).

Je citerai seulement, pour simple confirmation, et pour exemple de la maîtrise du style de Jean-Marie Borzeix, l’ultime paragraphe de cette double page de présentation (en italiques, page 12) : « Les lieux où se sont déroulés les faits figurent sur les cartes. Les victimes et leurs familles sont désignées par leurs noms. Cette quête rétrospective leur appartient ainsi qu’à ceux, plus nombreux, qui ne sont pas nommés _ une éthique de la confiance, ne viens-je pas d’essayer de dire ? _ : les habitants du canton, vivants et morts, dont j’ai recueilli les témoignages et auxquels j’exprime ma profonde gratitude. » Qu’ajouter ?

Pour la suite de ce blog « En cherchant bien…« , ou les « Carnets d’un curieux« , et comme annoncé à l’instant,
je présenterai le livre (immense à tous égards) de Saul Friedländer, « Les Années d’extermination« , le second volume de « L’Allemagne nazie et les Juifs« , par lequel j’avais l’intention _ tant il m’ impressionné par sa magnitude _ d' »ouvrir » ce blog : une somme capitale indispensable pour un peu mieux pénétrer l’énigme du siècle précédent.
Je me permets de renvoyer aussi à deux très beaux et importants livres, à des égards distincts, bien sûr :
_ « Porteur de mémoires » du Père Patrick Desbois (aux Editions Michel Lafon, en octobre 2007), que j’ai cité aussi plus haut ; et
_ « Les Disparus« , de Daniel Mendelsohn (paru aux Editions Flammarion, en août 2007) _ œuvre d’une très grande intensité (et qualité littéraire, lui aussi : magnifique !) avec lequel « Jeudi saint » partage quelques traits (et décisifs) d' »enquête » sur quelques personnes _ à Bolechow, en Galicie, cette fois, non loin de Stanislavov et de Lvov : en ce qui était alors la Pologne, et est maintenant l’Ukraine _, sans doute à l’heure de la raréfaction des derniers témoins directs des destructions systématiques du nazisme (cf le remarquablement éclairant sur cette conjoncture historique « L’Ère du témoin » d’Annette Wieviorka _ paru aux Editions Plon, en 1998)…

Titus curiosus, ce 11 juin 2008, relu le 1er juillet

Note : à propos de la citation de Pic de La Mirandole (1463-1494), un des initiateurs de l' »humanisme » au Quattrocento ; je la rappelle d’autant plus (ou mieux) que cette citation ne figure pas dans « Jeudi saint » : « Tu as le pouvoir de sombrer au niveau des brutes, et celui de renaître dans un ordre plus relevé, ou divin, selon ton propre jugement« 

La « pensée » puissante _ anticipant l' »Ethique » d’un Spinoza ou la « Critique de la faculté de juger » (ou aussi « Qu’est-ce que les Lumières ?« ) d’un Kant _ que cite en exorde de son discours de célébration du 13 juillet 2004 M. Pierre Fournet, le maire de Bugeat, en présence de Shifra, Hannah et Haïm Rozent, les trois enfants de Chaïm Rozent, de Henry Fribourg (ainsi que de son épouse Claude), le petits-fils de Lucie Fribourg, et de Francine Uhlmann, la petite-fille de Clara Uhlmann, ainsi que de Jean-Marie Borzeix (« Président de l’Association des Amis du Pays de Bugeat » et « qui a aidé pour la recherche« , comme l’indiquait joliment le bulletin municipal de la mairie de Bugeat),
est extraite de l' »Oratio de hominis dignitate » : « De la dignité de l’homme« , de Jean Pic de la Mirandole : disponible, dans une traduction de Philippe Hersant, aux Editions de l’Eclat, en 1993 _ et rééditée en mai 2008.

Lorsqu’à l’automne 1586 il écrit l' »Oratio de hominis dignitate« , qui aurait dû introduire ses « Neuf cents thèses philosophiques, théologiques et cabalistiques« , Giovanni Pico della Mirandola a vingt-trois ans. Bien conscient du fait que « ses façons ne répondent ni à son âge, ni à son rang« , c’est pourtant une philosophie « nouvelle » qu’il propose là à ses aînés ; philosophie « ouverte », accueillant tout ce qui, depuis les « Mystères » antiques jusqu’aux religions révélées, émane de ce que l’on pourrait appeller la « volonté de vérité » _ l’expression est bien sûr à relever. L’homme est au centre de cette philosophie, en ce que le divin a déposé en lui ce « vouloir », cette volonté dont il use à sa guise, le créant « créateur de lui-même » _ indique fort justement la présentation de ce « Discours » par les Editions de l’Eclat, sous la plume de Philippe Hersant…
Et cette puissance du vouloir, cette volonté de « se connaître soi-même« , Jean Pic de La Mirandole la retrouve chez les Sages grecs et orientaux, mais aussi dans la kabbale juive, la pensée arabe, la scolastique et les auteurs chrétiens. S’agit-il pour autant d’un œcuménisme sans discernement ? Plutôt de la fusion en l’homme de cette intelligence, dévoilée dans le contact entre les différentes sagesses.
L' »Oratio«  reste alors inédite ; les « Thèses » sont certes publiées en décembre 1486, mais l’Église ne voudra pas entendre ce « Discours » introductif _ quelle église pourrait vouloir entendre ? _ commente l’éditeur… Pic de La Mirandole devra quitter Rome et s’exiler en France, en décembre 1487, avant d’y être arrêté, près de Lyon, peu après, en janvier, et incarcéré un temps au donjon de Vincennes, au début de l’année 1488.
Dans sa ferveur juvénile, le propos de Pic de La Mirandole demeure intact, vierge, intempestif. Il fait appel, encore et toujours, à l’homme digne, vagabond de la vérité, lui offrant « l’un des plus sincères monuments de la philosophie morale de la Renaissance italienne. »

Cette note disponible sur le site des Editions de l’Eclat, me parait venir éclairer, latéralement, d’une belle lumière les « effets d’œuvre », jusqu’en cette « plaque » (« de granit rose d’Ambiaud« ) et cette « cérémonie » d' »hommage » (un  »bel été« ) à la mairie de Bugeat, de l' »enquête » de Jean-Marie Borzeix, dont « Jeudi saint » est le « simple » « récit ».

Titus Curiosus, le 17 juillet

Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu

Science et littérature faisant chambre commune : pénétrer l’acte mémoriel

16juil

Ou,
titre alternatif :
L’activité mémorielle : Scientifiques « attentifs intensivement » à l’œuvre de Proust

Lecture d’un passionnant article (de Hervé Morin)
sur les métamorphoses de la mémoire : « L’Hippocampe de Proust« 
dans le Monde le 14 juillet (16h 13), édition du 15 juillet

http://www.lemonde.fr/sciences-et-environnement/article/2008/07/14/metamorphoses-de-la-memoire-1-6-l-hippocampe-de-proust_1073179_3244.html

Sans commentaire, même « philosophique »
_ Bergson, Janet, Halbwachs, et même Théodule Ribot (à re-découvrir), pour débroussailler le terrain _
je me contenterai de « lire »,
en pratiquant,
en « exercice », en quelque sorte,
ma méthode « attentive intensive« ,
un remarquable article de Hervé Morin (« L’Hippocampe de Proust«  dans Le Monde, édition du 15 juillet 2008)
sur la mise à profit
par des chercheurs scientifiques
(de par le monde)
de l’analyse « poïétique« 
(active-créatrice,
« plastique » en le travail d' »écriture » de ses phrases « labyrinthiques »)
de Proust, en sa « Recherche » à lui,

à propos de la « ré-activation » du souvenir
(déjà lui-même richement « machiné« ),
dans les allées à ramifications prodigieuses
de la mémoire personnelle sédimentée après ses avancées  exploratoires si fécondes

en réseau neuronal synaptique « labyrinthique » :

lisons donc tout simplement,
mais un peu plus « attentivement intensivement »
que d’habitude
,
pour ce qu’on peut demander à de l' »information« -« communication »
_ simplificatrice… _, veux-je dire…

Bien sûr, lire (« attentivement intensivement« ) Proust lui-même
_ sa « Recherche » : quel monde !!!

nécessitant toute une panoplie de « focales », du « télescope » au microscope », ainsi que lui-même le dit, l’écrit _
irait beaucoup plus loin probablement…
Mais, à six heures du matin,
voilà déjà une potable « mise en jambes »
de l’activité cérérébrale synaptique, neuronale,
etc…

Voici cet article simplement re-découpé, et avec des gras:

Longtemps, science et littérature ont fait chambre à part.
Marcel Proust les a réconciliées.

Outre la montagne d’exégèses qu’a suscitée son oeuvre,
le « phénomène proustien » a engendré une foule d’analyses psychologiques et neurobiologiques.
Ce « phénomène« ,
c’est bien sûr celui attaché à l’épisode de la madeleine, relaté au début d' »A la recherche du temps perdu » :
le narrateur, goûtant chez sa mère un biscuit trempé dans du thé,
est soudain assailli par une vive émotion.

Intrigué, il cherche en lui-même
et découvre la cause de ce trouble.
Le voilà transporté des années en arrière, le dimanche matin à Combray,
lorsque sa tante Léonie lui offrait un morceau de madeleine trempé dans son infusion de thé.

Souvenir en apparence ténu, anodin.
« Mais, écrit Proust, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses,
seules,
plus frêles mais plus vivaces
,
plus immatérielles,
plus persistantes, plus fidèles,
l’odeur et la saveur restent encore longtemps,
comme des âmes,
à se rappeler, à attendre, à espérer,
sur la ruine de tout le reste,
à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable,
l’édifice immense du souvenir.
 »

« J’ai tout un dossier d’articles qui tentent de réinterpréter scientifiquement cet épisode« ,
témoigne la neurobiologiste Pascale Gisquet (CNRS – université Paris-Sud),
qui a bien voulu mettre ses archives à notre disposition.
« J’ai moi-même été très inspirée par Proust« , confesse-t-elle.
Etrange attrait…
Le premier réflexe des scientifiques est de se défier d’un témoignage subjectif.
Mais Proust fascine les spécialistes de la mémoire.
Sans doute
, avance le neuropsychologue Francis Eustache (Inserm-université de Caen),
parce que « ce visionnaire a eu
bien avant nous
l’intuition
que la mémoire est au centre du psychisme :
elle permet cette rencontre intime avec soi
et avec l’autre,
présent ou absent
« .
Peut-être aussi parce que chacun de nous, un jour,
a cru mordre dans sa « madeleine« …

Qu’a donc découvert la science
de ce qui, dans la tête d’un Proust
,
mais aussi sous nos crânes,
abrite les souvenirs,
les entretient
et les ressuscite ?

« On sait des choses,
mais on en ignore plus encore
, prévient Serge Laroche,
du laboratoire de neurobiologie de l’apprentissage, de la mémoire et de la communication (CNRS-Paris-Sud).
La science de la mémoire est très jeune
et porte sur un organe longtemps resté inaccessible,
le cerveau.
 »
Depuis un siècle, les scientifiques ont compris que
celui-ci est organisé en ensembles interconnectés,
et que son unité cellulaire de base est le neurone.

Le neuroanatomiste espagnol Santiago Ramon y Cajal (1852-1934)
avait supposé que les modifications de « protubérances » neuronales
étaient responsables de la mémorisation.

Ses successeurs lui ont donné raison.

Chaque neurone est en effet
capable de
transmettre de l’information,
sous la forme d’influx électrochimiques
et de synthèses moléculaires
,
et d’entrer en contact avec des milliers d’autres.
Ces points de contact,
les « protubérances » de Cajal,
ce sont les synapses.

Les études sur l’animal ont montré que leur activité
peut être renforcée
,
voire qu’elles peuvent se multiplier
au fil de l’apprentissage,
et ce de façon durable.
Leur remodelage à long terme
implique des cascades complexes de gènes.

« Sur des souris mutantes,
on en a déjà identifié 165
qui jouent un rôle dans le fonctionnement synaptique
« ,
dit Serge Laroche.

Avec un milliard de millions de connexions,
la combinatoire de ces réseaux est hallucinante !
Qu’est-ce donc qu’un souvenir,
dans cette jungle neuronale ?
« Il serait un motif particulier
d’activation cellulaire de réseaux neuronaux
« 
,
répond Serge Laroche.
Concrètement, chacun des sens du jeune Marcel
entraîne l’activation d’une portion du cerveau.
Tout un réseau neuronal est impliqué.
Les n
œuds de ce réseau,

les synapses,
sont renforcés par ces perceptions.
« A chaque souvenir
correspond un réseau
qu’il faut activer
pour se le remémorer
« 
,
avance Serge Laroche.

« Pour ce qui est de la mémoire simple,
comme modifier des réflexes d’évitement d’un organisme basique
tel que l’aplysie,
un escargot de mer que j’ai étudié,
nous comprenons très bien ce qui se passe
,
dit l’Américain Eric Kandel, Prix Nobel de médecine en 2000.
Mais pour des choses plus complexes
comme l’odorat,
modalité sensorielle très vaste,
combinée parfois avec la perception visuelle,
c’est plus compliqué.
Nous ne comprenons pas exactement
comment tout cela est traité
au niveau de l’hippocampe.
 »
L’hippocampe !
Depuis un demi-siècle,
cette structure profonde du cerveau
fait l’objet de tous les soins des spécialistes de la mémoire.
Comme souvent,
c’est un cas clinique qui a tout déclenché.
En l’occurrence,
H. M., un jeune Américain épileptique
qui a subi en 1953 une ablation de l’hippocampe
et d’une portion des lobes temporaux
,
censée mettre fin à ses crises.
Depuis lors,
H. M. est prisonnier du temps :
ses souvenirs, dégradés,
se sont figés
à la période précédant son opération.

Ses capacités intellectuelles sont intactes,
mais il est incapable de retenir
une information nouvelle
plus de quelques secondes.
Sans mémoire, impossible de construire l’avenir.

La psychologue Brenda Milner
a pu montrer que son amnésie
n’était pas absolue :
H. M. a bien enregistré
que ses parents étaient morts,
et que Kennedy avait été assassiné,
sans doute en raison de la charge émotionnelle de ces événements.

Il a aussi pu
apprendre à recopier un motif
en le regardant dans un miroir,
un savoir qui mobilise la mémoire inconsciente.
Mais après des décennies de consultations,
il ignore toujours qui est Brenda Milner !

Grâce à H. M.,
grâce aussi aux psychologues expérimentaux,
les sciences cognitives
distinguent plusieurs types de mémoires,
reliées par des passerelles cérébrales
qui restent à identifier.
D’un côté, la mémoire à court terme, ou de travail,
de l’autre celle à long terme.
Celle-ci peut être implicite,
ou procédurale.

Elle nous permet de faire du vélo « inconsciemment »
ou à H. M. de dessiner dans un miroir.
La mémoire à long terme
peut aussi être explicite (consciente)
.
Raffinement supplémentaire,
on ne confond pas dans cette dernière
ce qui est sémantique

(connaissance : Combray n’est pas éloigné de Guermantes)
et ce qui est épisodique
(histoire personnelle : « J’allais voir tante Léonie le dimanche matin« ).

Pour mieux cerner cette mémoire autobiographique,
l’équipe de Francis Eustache a interrogé des femmes de 65 ans
sur leur passé.
« Quelle que soit l’ancienneté du souvenir évoqué,
la période de vie concernée,
c’était bien l’hippocampe
qui était activé
« ,
indique le chercheur.
Et la madeleine,
quel est son rôle ?
C’est la clé
sans laquelle le passé serait resté perdu :
« 
Il dépend du hasard que nous le rencontrions
avant de mourir,
ou
que nous ne le rencontrions pas
« ,
écrit Proust.
Son narrateur eut plusieurs fois la chance
de tourner cette clé :
à (l’Hôtel de) Guermantes,
un pavé disjoint
le projette en pensée
sur les dalles inégales de la place Saint-Marc, à Venise.
Ou le tintement d’une cuillère
le transporte
vers un sous-bois, où son train avait stoppé jadis.

Les chercheurs ont préféré s’intéresser aux odeurs.
Celles-ci sont supposées
souveraines pour ouvrir
« ces vases disposés sur toute la hauteur de nos années« 
,
comme l’écrit Proust,
où sont encloses
autant de sensations passées.

L’aromachologie (la psychologie de l’olfaction)
tente de déterminer leur rôle
dans la ressuscitation des souvenirs anciens
.
En laboratoire, les odeurs ne sont pas un indice très puissant
dans des tests de mémorisation
où elles sont associées à des chiffres, des images ou des actions.
Au point que le psychologue expérimental Alain Lieury (Rennes-II)
soupçonne que
plus que l’odeur,
« c’est peut-être la vue
de la madeleine
qui fut efficace
« .

Une expérience conduite par John Aggleton et Louise Waskett (université de Cardiff)
autour d’un musée de la ville de York consacré aux Vikings
montre pourtant leur puissance d’évocation.
L’exposition associait une fragrance particulière
à chaque scène présentée
– terre, bois brûlé, viande…
Un interrogatoire, auquel ont été soumis des visiteurs six ans après l’avoir parcourue,
a montré qu’en présence de ces odeurs,
ils étaient capables de se souvenir de détails plus nombreux (+ 20%)
que lorsqu’on les aspergeait – ou non – d’autres parfums.

De telles observations
ne cernent pas réellement le « phénomène proustien« ,
qui implique l’évocation, chargée d’émotion,
de souvenirs forts anciens.

Simon Chu et John Downes, de l’université de Liverpool,
ont exposé des sexagénaires
à des odeurs
ou à des indices verbaux,
et leur ont demandé de
décrire
les expériences passées
qui leur venaient
.
Alors que les mots évoquaient
des souvenirs datant de la période
où les « cobayes » avaient de 11 à 25 ans,
les réminiscences induites par les odeurs
remontaient à leur petite enfance
,
à l’âge où l’on se voit offrir des madeleines.

Récapitulons :
le jeune Marcel
– en faisant l’hypothèse que Proust s’est inspiré d’événements réels –
va le dimanche grignoter une madeleine chez sa tante.
Cette expérience multisensorielle renouvelée
se traduit dans son cerveau
par une poussée de connexions neuronales,
impliquant des phénomènes
à la fois électrochimiques
et la production de protéines,
qui stimule et renforce durablement certains circuits.
Ceux-ci
vont constituer
un souvenir,
« stocké » dans l’hippocampe.
Des décennies plus tard,
une saveur oubliée
réactive
ce réseau délaissé,
d’abord
sous la forme d’une émotion sans objet,
qui
dans l’écheveau des neurones
finit – miracle ! –
par trouver
son origine,
faisant le pont
entre l’affection
toujours présente
de sa mère
et celle,
retrouvée,
de sa tante disparue.

Le reste est littérature :
« Tout Combray et ses environs,
tout cela qui prend forme et solidité,
est sorti,
ville et jardins,
de ma tasse de thé
« …

Bibliographie :
« A la recherche du temps perdu« , Marcel Proust, Gallimard.
« Le sens de la mémoire« , Jean-Yves et Marc Tadié, Gallimard, 1999.
Sites Internet :
Sur Proust : le temps retrouvé
Sur les controverses scientifiques suscitées par Proust : une contribution publiée dans la revue Chemical senses (en anglais)

Prochain article : « Cet étrange sentiment de déjà-vu« .

Hervé Morin
Article paru dans l’édition du 15.07.08.

Dans mon article d' »ouverture » de ce blog « En cherchant bien…« , « le carnet d’un curieux« ,
j’ai « oublié » une lecture basique fondamentale
de mon rapport au monde disons « culturel » _ pardon Michel Deguy ! je veux dire une lecture « de référence » formatrice, éducative fondamentale _,
à côté de Montaigne, et de Shakespeare, surtout
_ j’en ai passé bien d’autres, certes, sous silence, tel Marivaux, par exemple : si incroyablement fin… _,
bref, j’ai passé grièvement sous silence Proust : bien à tort ; mea culpa
Délaisser _ reporter à plus tard, veux-je dire _ bien des autres, mais lire pour commencer, et y revenir souvent, la « Recherche« …

Philosophiquement, on progressera notablement en se reportant aux travaux de Catherine Malabou autour de la « plasticité«  _ en commençant par exemple par son « Que faire de notre cerveau ?« , paru aux Editions Bayard en avril 2004…

Mais des lecteurs peut-être nous ferons « avancer » en pareil balisage de ce chantier d’analyse de « l’activité mémorielle » si riche de complexité…

Le « génie »
(humain :
en est-il d’autre ?
entre Dieu, la bête, la plante, le rocher, l’ange, le diable,
et qui _ ou quoi _ d’autre encore ?) ;

et non-inhumain _ merci (et après Kant : « Critique de la faculté de juger« ), Bernard Stiegler (« Prendre Soin« ) _

est passionnant en ce qu’il donne à « se repérer » et « avancer »
en terra incognita

Et que nous cultivons si mal, ce « génie« ,
si déplorablement
en France, en particulier ;
et à l’école

d’abord.

Qu’on se penche un peu sur la misère laissée
(ministre après ministre :
qu’ils se soucient un peu moins de leur « image » auprès des électeurs,
« tenus » bien mal informés, eux _ ou plutôt les « citoyens » qu’ils sont pas seulement les jours de vôte !!! _, du « réel » ;
et un peu plus de la vérité du terrain, du réel lui-même ;
de ce qu’advient le « génie » des « humains » en formation
(= les « élèves » qu’il faudrait, et faut, « élever » _ comme y insiste Alain !!!),
quand prolifèrent ce qui s’intitule _ assez peu « humainement« , eh oui ! _ « département des ressources humaines » :
merveille de la novlangue
_ relire aussi, souvent, « 1984 » de George Orwell !!!

qu’on considère sérieusement et avec gravité
_ car « c’est Mozart » et Einstein « qu’on assassine » ainsi _
la misère abandonnée à la pratique artistique
créatrice
_ il faut lui mettre le pied à l’étrier ! _
à l’école,
au collège,
au lycée ;
et en dépit des efforts de tant de « maîtres »
qui n’en peuvent mais
et s’essoufflent parfois
de lutter contre les conditions qu’on
_ système interposé :
mais il y a toujours des responsabilités
et des responsables,
même si c’est à des degrés divers ;
ce qui facilite la dé-responsabilisation,
quand elle est diluée _ ;

et en dépit des efforts de tant de « maîtres » qui n’en peuvent mais et s’essoufflent parfois de lutter contre les conditions qu’on
impose à leur pratique
(quand elle n’est pas, cette pratique-là,
carrément supprimée
d’un trait de plume
_ « économie » obligeant,
qu’on nous assène ! _) ;

en horaires, en coefficients, en budget,
comme en considération en retour ! _ ;

au détriment de la plasticité
créatrice et féconde _ en oeuvres _ ;
quand entend règner
impérialement
en pratiquant la politique de la terre brûlée :
la fielleuse flexibilité

Voilà bien une priorité pédagogique :
agir contre l’incuriosité (qui en arrange tant),
cultiver positivement et joyeusement la curiosité !

Et qu' »acteur  et système » _ pour reprendre l’expression du livre de Michel Crozier et Erhard Friedberg en 1977 (aux Editions du Seuil) _
conduisent le génie des personnes humaines (non-in-humaines)
à se former :
est-ce trop cher à payer donc ?…

Titus Curiosus, le 16 juillet 2008

P.S. : en commentaire musical à l’expression d’Hervé Morin « Longtemps, science et littérature ont fait chambre à part« ,

je propose l’interprétation (d’un raffinement _ viennois _ à se pâmer) par Elisabeth Schwartzkopf de la délicieuse mélodie viennoise elle-même « Im chambres séparées » (CD EMI CDC 7 47284 2)…

im-chambres-separees.jpg

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