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Emmanuel Mouret : un Marivaux pour aujourd’hui au cinéma

17août

Sur le DVD d' »Un baiser, s’il vous plaît ! » d’Emmanuel Mouret,
disponible ce mois d’août (chez TF 1 Video), huit mois tout juste
après sa sortie au cinéma, le 12 décembre 2007.

Un chef d’œuvre gourmand d’une comédie américaine au meilleur d’Hollywood
_ des années trente et quarante, à la Frank Capra, par exemple, ou à la Billy Wilder _
dans l’esprit (étincelant) d’une légèreté grave
_ et tellement rapide (sans une once de graisse, épaisseur et lourdeur) _
à la Marivaux !

soit _ Marivaux _ le sommet de l’esprit français
au moment de l’apogée, peut-être,
d’une « Civilisation des moeurs« 
(selon l’expression de Norbert Elias : le livre _ important _ de ce titre
étant la traduction française de « Uber den Prozess der Zivilisation » (1ère édition en 1939, 2de édition en 1969
_ toutes dates on ne peut plus éloquentes !!! _
parue aux Éditions Calmann-Lévy en 1973, puis en Livre de poche, collection Pluriel, en 1977) ;

au moment de l’apogée d’une « civilisation des mœurs« , donc, à la française
(lire, par exemple, le très éclairant et jouissif « Quand l’Europe parlait français » de Marc Fumaroli
_ aux Éditions de Fallois en octobre 2001 _) ;


Un chef d’œuvre gourmand, donc, que ce film, à la Marivaux
pour notre XXIème siècle,
un peu « déboussolé »

_ comme le fut aussi ce XVIIIème (de Marivaux : 1688-1763),
qui allait rouler jusqu’à perdre ses têtes :
dans les paniers de sciure placés, pour les re-cueillir, au pied du couteau ensanglanté des guillotines… :
soit, Marivaux
avant Laclos (1741-1803 : « Les Liaisons dangereuses » paraissent en 1782)
et Sade (1740-1814)…


Interroger là-dessus la passionnante et délicieuse tout à la fois Chantal Thomas
_ se précipiter sur son merveilleux « Chemins de sable _ conversation avec Claude Plettner« , aux Éditions Bayard en 2006,
puis Points-Seuil en février 2008 _
dont j’ai lu, avec curiosité pour sa fascination pour Sade, plusieurs de ses titres « sadiens »
_ dont « Sade« , dans la collection « Écrivains de toujours« , aux Éditions du Seuil en 1994 _,
avec étonnement, et au final, encore perplexité…,
jusqu’à lire, au détour de quelque article
_ à moins que ce ne soit confier au détour d’une question (d’Olivier Mony) lors de sa récente présentation (à écouter), le 7 mars dernier, à la librairie Mollat, de son excellent, lui aussi, « Cafés de la mémoire » (paru aux Éditions du Seuil en février 2008) _
que, ayant à rédiger quelque article (ou préface) à propos de Sade,
elle ne savait pas _ pas vraiment _ elle-même, ainsi au pied du mur, quelle en allait être précisément la teneur :
soit une parfaite illustration de la justesse et honnêteté (ou parfaite « qualité d’âme« , en ses exigences) de l’auteur, garante de sa vérité (et propre justesse) : merci, merci, Chantal Thomas…


Lire d’elle en priorité, donc, le bref et incisif et merveilleux _ un enchantement rapide (en temps de lecture) et durable (en retentissement) ! _ « Chemins de sable » (disponible depuis février 2008, aussi, en Points-Seuil)…

Revenons à cette petite merveille, dans ce même ordre du bref, de l’incisif, du merveilleux, dans le meilleur de l’esprit et grâce (de la « conversation à la française«  _ que j’abordai dans mon article de présentation de ce blog, « le carnet d’un curieux » _ ;
et ce n’est pas pour rien que ce film, « Un baiser, s’il vous plaît !« , donc,
repose pour pas mal ou beaucoup sur la vivacité et le rythme _ prestesse et élégance _ de ses dialogues :
à la Pagnol et à la Guitry, encore, après Molière et Marivaux, si l’on veut) ;

revenons à cette petite merveille qu’est le dernier opus, « Un baiser, s’il vous plaît ! » d’Emmanuel Mouret,
le cinéaste marivaldien, ou, carrèment, et plutôt, le Marivaux du cinéma de ce début de XXIème siècle
_ et ce n’est sans doute pas tout à fait sans signification que ce soit TF 1 Video qui publie cette petite merveille (de champagne) de comédie cinématographique !!! _ ;

Emmanuel Mouret,
le Marivaux donc, au cinéma, en 2007-2008, de ce nouveau siècle qui se découvre
_ le siècle ! _,
en sa spécificité
(existentielle, sentimentale et sensuelle _ ou sexuelle _) :

on s’esbaudira tout particulièrement à la séquence-tournant de l’intrigue virtuose, et sans avoir jamais l’air d’y « toucher«  :

cela étant une leçon, toute classique, tirée, par exemple et d’abord, de Molière : que l’art efface toujours la moindre trace d’effort !… pour le roi _ commanditaire (et pressé) ; et qui se fait, lui, une « politesse » de sa « ponctualité » _,

tout doit être tout le temps _ en matière de « représentation » ; et c’est une question, en Art comme dans le reste, de « rhétorique » : lire ici l’important « L’Âge de l’éloquence » de Marc Fumaroli _ ;

tout doit être tout le temps, donc _ on n’est ni dans Brecht (« L’Opéra de quat’sous« ), ni dans Rossellini (« La prise du pouvoir par Louis XIV« ) : eux mettent le projecteur sur toutes les ficelles de la « mise en scène » ; jusque dans la vie quodienne, dirait Stanley Goffman (« La Mise en scène de la vie quotidienne« , aux Éditions de Minuit) _ ;

tout doit être tout le temps d’une stricte « évidence » : que d’autres en prennent de la graine !.. ;

on s’esbaudira tout particulièrement à la séquence-tournant (de l’intrigue), donc _ j’y viens ! _, dans laquelle le personnage (de nigaud) de Nicolas _ c’est (la très belle) Judith qui, au présent du film, « raconte«  au (très beau) Gabriel « ce » que (nous ne le saurons qu’à la fin) son mari lui-même, déjà, lui « a raconté » de ce qui est advenu de Nicolas, de Judith et de Claudio (ainsi que de Caline : la troisième « fantôche » de ce « récit«  !… _ ;

on s’esbaudira tout particulièrement à la séquence-tournant (de l’intrigue), donc, dans laquelle le personnage de nigaud (moderne) de Nicolas _ qu’incarne (à la perfection) Emmanuel Mouret, en acteur aussi ici lui-même (de lui-même auteur) : ici, je me permets de renvoyer au dernier chapitre, intitulé « L’auteur, l’acteur, le spectateur » de Marie-José Mondzain en son très important (pour comprendre ce qui nous advient en fait de « culture de l’image » maintenant) « Homo spectator » (aux Éditions Bayard, en octobre 2007)_ ;

dans laquelle le personnage de nigaud (moderne) de Nicolas, donc, essaie de dire au personnage de nigaude (moderne) de Judith sa frustration d' »affection physique«  (sic), depuis que sa « compagne-copine » _ = son « ex« , comme il se dit si bien, en cette ère de la « précarité » généralisée) _ l’a _ sans drame aucun, bien sûr (of course) _ « quitté« , afin de saisir « ailleurs« , plus loin _ « à l’étranger » _, une « opportunité » professionnelle : « Louise avait trouvé une bonne proposition de travail à l’étranger » ;

sans que la caméra (et le montage et le scénario) s’y attarde(nt) si peu que ce soit :

ce mot (d' »opportunité professionnelle« ) très rapide du personnage _ peut-être « Louise«  (?), il me faudra « le«  re-visionnerdit presque tout de l’échelle des valeurs qui se répand et affecte (assez gravement, tout de même !) le « monde relationnel » _ car c’en est encore un, de « monde« de ces personnes (qui le sont, cependant, de moins en moins, sans le savoir, bien sûr, en fait ! elles-mêmes ; ce n’est guère conscient ! ;

et il me faudra interroger là-dessus l’auteur pour savoir comment lui-même se représente à lui, le premier, tout cela, que montre _ et c’est là l’essentiel ! _ si lumineusement son film !…) :

cette séquence-tournant de l’intrigue, dans laquelle Nicolas confie à son amie-confidente Judith son « manque » d' »affection physique« , constitue, pour le spectateur que nous sommes, un étourdissement de régal !

comme « c »‘est magnifiquement saisi par le cinéaste-scénariste-dialoguiste, etc., que sait être, en le « faisant« , le jeune _ et déjà si riche d’expérience-observation si fines et si justes _ Emmanuel Mouret) ;

ce film est véritablement une grâce !!!

Emmanuel Mouret _ je reviens à l’expression base de ma phrase _, le Marivaux donc, au cinéma, en 2007-2008, de ce nouveau siècle qui se découvre _ le siècle ! _,en sa spécificité, donc (existentielle, sentimentale et sensuelle, ou sexuelle), à apprivoiser :

après la vivre un peu _ beaucoup _ passivement (tout va si vite !), cette « spécificité« -ci, au quotidien des jours qui se succèdent, filent et dé-filent à toute vitesse, nous assaillent, entraînent, mènent _ mine de rien violemment _ par le bout du nez, embarqués tous collectivement sur la même galère (socio-économico-politique de la « mondialisation« , pour le résumer vite) sur le pont de laquelle nous nous trouvons _ conjoncturellement (cf ici le clinamen de Démocrite et Epicure, et aussi Clément Rosset !) _ ;

et avec laquelle il nous faut bien, et tant bien que mal, « à la godille » en quelque sorte _ « Sauve qui peut ! » et « Dieu reconnaîtra bien les siens ! » _, « faire«  _ c’est davantage une con-jonction ! qu’une con-joncture !.. _, au fil des jours et des « rencontres » de ceux avec lesquels, volens nolens, nous partageons _ une affaire de « génération » : les couples n’étant pas vraiment interchangeables, comme cela semble finir par « s’avérer« ce voyage et ce séjour rapide qu’est une vie « humaine » !

pour encore (un peu : « Encore un instant ! monsieur le bourreau…« , a demandé sur l’échafaud même, Marie-Antoinette…) pas trop (encore) « non-inhumaine » ; à moins que cela ne s’aggrave, ou s’emballe, assez vite (cf ici Paul Virilio : « Vitesse et politique« , aux Éditions Galilée en 1977 ; ou, aux mêmes Éditions, « La Vitesse de libération« , en 1995) bientôt, selon les intuitions, me semblent-ils bien éclairantes, de Bernard Stiegler (passim, et notamment son dernier « Prendre soin _ de la jeunesse et des générations« ).


Bref,
la comédie de mœurs qu’est « Un baiser, s’il vous plaît ! » nous parle lumineusement, et avec infiniment de charme et d’humour
_ on y rit en permanence de nousde notre temps.

« Un baiser, s’il vous plaît !« , quand _ encore, pour combien de temps ? en en quels « milieux » (de personnes) ? _ « cela » peut « se demander » :

les personnages d’Émilie (un prénom rousseauiste ?) et de Gabriel (l’ange de l’annonciation, lui ! _ et c’est de son éblouissement, celui de Gabriel : angélique et sexué, qu’interprète avec beaucoup de rayonnement Michaël Cohen _, dès le coin d’une rue de Nantes _ « rue Montesquieu » peut-on lire sur une plaque _, en la séquence d’ouverture de ce magnifique film, que se produit cette « illumination« , à laquelle il _ Gabriel (artisan d’art de profession, lui) _ sait répondre, en, après une ou deux secondes d' »arrêt » (et de réflexion hyperrapide) se retournant, et, revenant, en arrière, re-nouer le fil de (ce début très rapide de) conversation (une étrangère à la ville recherche son chemin) ; et, surtout « véhiculer«  _ en sa camionnette professionnelle (de « restauration de tableaux« , pour le résumer un peu vite) _ l’inconnue parisienne (qu’est Émilie : elle _ interprétée avec beaucoup d’aura par la très lumineuse Julie Gayet _ crée de très beaux tissus d’ameublement : elle, comme lui, artisans d’art, sont dans le qualitatif, pas dans le quantitatif ou le numérique _ comme le sont les « personnages«  de Nicolas, le prof de maths, et de Judith, l’analyste chimique, les « pantins » catastrophiques, si maladroits, eux à ne raisonner que par petits calculs et clichés bienveillants de « vertu » et « compassion » gentille : ils sont attendrissants de candeur rousseauiste !…_ ;

et, surtout, « véhiculer » l’inconnue parisienne _ je reprends, après l’incise, le fil de mon élanqui ignore la topographie de Nantes : elle ignorait, bien heureuse piétonne, les vertus du GPS !!! _ et je boucle là ma parenthèse_ ) ;

les personnages d’Émilie et de Gabriel se présentant à nous sous les lumières et les tonalités _ qui ont quelque chose du Sud (Emmanuel Mouret est marseillaisbien que la scène _ en une seule et même journée et nuit _ soit de climat atlantique (la scène est à Nantes, la Nantes « atlantique » de la « Lola » de Jacques Demy) ;

les personnages d’Émilie et de Gabriel, donc, sont d’un charme _ et d’une sagesse un peu tranquille, en l’intranquillité (« pessoenne« ) de ce qui a tout l’air d’un presque « coup-de-foudre », saisi en quelque sorte au ralenti, en cette séquence d’ouverture du film, par l’œil vif du cinéaste, parce que les deux personnages d’Émilie et de Gabriel, lumineux tous deux, lui de virilité, elle de féminité, épanouis _ bravo les acteurs ! _,

mais sans s’y abandonner, lâcher, re-lâcher (pour s’y perdre)…

A la différence des fantôches (Nicolas et Judith, épatamment interprétés, eux aussi _ de même que la Caline de Frédérique Bel _, avec un rien, qu’il y faut, de « mécanique » _ cf l’analyse du « Rire » par Bergsonpar Emmanuel Mouret et Virginie Ledoyen, en empotés modernes (lui enseigne les mathématiques en un lycée ; elle est chercheuse en chimie ou bio-chimie : ce ne sont pas d’authentiques « chercheurs » ; les sciences « pratiquées » en majorité aujourd’hui, étant, pour la plus grande partie d’entre elles, des « techno-sciences » (d’ingénieurs) utilitaristes _ cf là-dessus les excellents travaux de Gilbert Hottois, dont « Regards sur les techno-sciences« , aux Éditions Vrin, en décembre 2006)dontÉmilie rapporte, de sa belle voix un peu grave, et sur un débit un peu apaisé, méditatif, en son récit _ qui fait la trame principale de la nuit (à l’hôtel) du filmles péripéties malencontreuseset la catastrophe (de cette « histoire » narrée) où les envoie leur innocence bien-pensante _ monter un stratagème de « permutation » (« d’affection physique« , comme dit Nicolas) afin d’offrir une « compensation » _ en l’occurrence la bien gentille « Caline » (interprétée avec beaucoup d’esprit par la piquante Frédérique Bel) _ au mari « quitté » : le pharmacien tennisman fan de Schubert interprété avec sobriété et élégance _ classicisme _ par un excellent Stefano Accorsi, que pareil incident sort alors de sa placidité…

Une innocence bien-pensante bien, telle une figure imposée de patinage artistique, dans (et selon) « l’air du temps«  ; sans la moindre sagesse « personnelle« , je veux dire : ce sont bien _ tels les « héros » (jeunes « cadres« ) des « Choses«  de Georges Perec, en 1965 _ des « fantôches«  ;

incapables de passer du stade d’enfant _ immature encore : ici, relire Kant, l’indispensable « Qu’est-ce que les Lumières ? » ;
et son commentaire par Bernard Stiegler dans « Prendre soin _ de la jeunesse et des générations » _ au statut de personnes adultes ; à celui de « sujet de soi« ).

La catastrophe les perd…

D’où la leçon de « sagesse » qu’en tirent, « in fine« , les deux seuls vrais personnages de ce film (tout entier, et en moins de vingt-quatre heures, à Nantes) Gabriel et Émilie, pour un baiser d’un sel, alors, tout spécifique : en quelque sorte « retenu« .

C’est très joli…

Si vous n’avez pas encore découvert au cinéma ce petit chef d’œuvre (de lucidité piquante sur notre « air du temps« ) de 96 minutes, précipitez-vous sur le DVD disponible cette semaine-ci du mois d’août, huit mois tout juste après sa sortie sur les grands écrans…

Titus Curiosus, le 17 août 2008

François-Marius Granet, admirable tremblement du temps, Aix, Paris, Rome

15août

Expo « Granet, une vie pour la peinture » au Musée Granet d’Aix-en Provence du 5 juillet au 2 novembre 2008 : soit une « exposition rétrospective«  ;

et Denis Coutagne : « François-Marius Granet 1775-1849 Une Vie pour la peinture » (Somogy Éditions d’Art, en juin 2008)

Ou une « étude critique » pour lecteurs vaillants, endurants, patients, persévérants et courageux, à la découverte d’un très grand peintre.

Le travail réalisé par Denis Coutagne pour cette « exposition rétrospective«  du Musée dont il fut le Conservateur en chef de mai 1980 à décembre 2007 : le Musée d’Aix-en-Provence portant depuis 1949 le nom de celui (né en 1775 et mort en 1849) qui « n’a pas fondé le musée, mais (…) l’a installé comme un grand musée ; à sa mort, Granet léguait à sa ville natale _ presque _ toute son œuvre (son œuvre personnelle riche de près de deux cents tableaux et de deux mille œuvres graphiques) et ses collections (riches de trois cent cinquante tableaux environ) » _ ainsi que le rappelle opportunément Madame Maryse Joissains-Masini, Maire d’Aix-en-Provence et Présidente de la communauté du pays d’Aix, en l’Avant-propos à ce très beau et important livre ;

le travail réalisé par Denis Coutagne pour cette « exposition rétrospective » _ et ce livre qui en offre aux lecteurs de par le monde et pérennise le fruit _ consacré à l’œuvre pictural et graphique _ et même à son activité (considérable, aussi) de collectionneur _ de François-Marius Granet (17 décembre 1775, Aix – 21 novembre 1849, le Malvallat, Aix), constitue un éclairage indispensable désormais sur un peintre majeur et maillon décisif de la si belle (et pas encore assez largement connue, notamment, et peut-être d’abord, en France) tradition _ ouverte _ de la « peinture de paysage« .

François-Marius Granet étant bien davantage, en cette « filiation », qu’une simple transition entre Nicolas Poussin et Claude Lorrain (et Pierre-Henri de Valenciennes : 1750, Toulouse – 1819, Paris ) et les « dynamiteurs sereins » impressionnistes (Claude Monet, Camille Pissaro, Auguste Renoir), et,  bien sûr, à Aix, l’inclassable _ et « pas serein » du tout, lui : un lutteur cabochard formidable ! _ Paul Cézanne (1839, Aix – 1906, Aix)

Même si la « hiérarchie des genres » (et la primauté de la peinture d’histoire) pèse alors encore, et combien, sur le statut (officiel et social) et l’autorité des artistes _ jusqu’à leur image de soi, en ce premier dix-neuvième siècle : d’où, sans doute, le « libre » départ et long séjour (d’entre ses vingt-deux et quarante-neuf ans : l’âge de la maturation, et celui de la maturité) _ mais le contraire d’un « exil » _ de Granet pour et à Rome : il s’y « trouve » ; et pas à Aix, ni à Paris, qu’il fuit…

A cet égard, je noterai d’ores et déjà l’importance, pour cette filiation de peintres véritablement « créateurs » _ et pas seulement continuateurs ou épigones de leurs prédécesseurs _ de l’initiateur _ ou « impulseur » _ à la peinture de Granet, son premier maître (et professeur), le provençal Jean-Antoine Constantin (Bonneveine, près de Marseille, 1756, Aix-en-Provence, 1844), qui avait fait le voyage de Rome en 1777 _ où il séjourna trois ans : « J’étais si content quand j’habitais ce pays. Ce sont les années que j’ai passées de ma vie les plus heureuses. Je voudrais y être encore et pouvoir avec vous me promener dans ces belles ruines, examiner cette nature si belle pour les couleurs et si grandiose qu’on ne trouve ailleurs. (…) Que vous êtes heureux d’habiter cette magnifique Italie où la nature et les monuments apportent partout le caractère du Beau » _ du « Beau« , et pas du « sublime », ni du « pittoresque » _, a-t-il pu écrire à Granet alors à Rome (page 31) ; c’est « en 1785 » que « Constantin est nommé directeur de l’école des Beaux-Arts d’Aix-en-Provence » et « alors a pour élèves Granet et Forbin » (ibidem : Granet et Forbin ont à peine dix ans et huit ans _ notons-le _, lors de cette décisive impulsion « à la peinture ») ; sur Constantin, la notice _ sans doute un peu trop courte pour notre curiosité _ qui lui est consacrée (pages 31 à 33) précise ceci : « la force intrinsèque de ses dessins et tableaux l’apparente à Salvatore Rosa, Van Ruysdaël, Dujardin _ intéressantes pistes… En tout cas, l’énergie spécifique qu’il déploie dans ses « études » _ un terme à remarquer _ lui donne une place irremplaçable entre les védutistes du XVIIIème siècle et le classicisme du début du XIXème siècle. Sa fougue annonce avec évidence l’âge romantique que sa vieillesse lui donnera de rejoindre. » Granet n’oubliera jamais, ni d’aucune façon, son maître, et, ainsi, multipliera les « démarches » pour obtenir « au plus digne des hommes » des « secours« , en la « pénible position » de sa vieillesse (notamment entre 1839 et sa mort, en 1844). Trois œuvres de Constantin nous sont données ici à regarder, pages 31 à 33 : un « Autoportrait« , « Les Cascatelles de Tivoli » et une « Vue intérieure du Colisée » : on mesure d’autant leur importance pour le désir _ proprement « fondateur » pour sa peinture (à lui) _ de Granet de faire le voyage de Rome (voire d’y passer sa vie : comme « au pays même de sa peinture », j’oserai une telle expression).

Jean-Antoine Constantin lui-même _ j’y demeure _ s’était formé (page 20) à l’académie des Beaux-Arts de Marseille qu’avait créée (en 1750) l’aixois _ déjà _ Michel-François Dandré-Bardon (Aix, 1700 – Paris 1783), qui avait lui-même connu, à Aix, le peintre d’origine sicilienne _ « originaire de Trapano » est-il indiqué page 20 : Trapani _ Jacques Viali (ou « Vialy« ), peintre de paysages et de marines, « arrivé en 1680 à Aix-en-Provence » et qui « s’y fera naturaliser en 1720 pour y mourir en 1745, formant un Joseph Vernet : Valenciennes comme Constantin n’oublieront pas la leçon de Vernet » _ est-il judicieusement précisé toujours page 20 (d’après les « Annales de la peinture » d’Etienne Parrocel, en 1862) : sur quels modes, cette « leçon » ?  Un Joseph Vernet qui passera (par rapport à Vialy) ou avait passé (par rapport à Constantin) rien moins que vingt ans à Rome, de 1733 à 1753 !.. Michel-François Dandré-Bardon _ dont la page 20 nous offre un très bel « Auguste punissant les concussionnaires » de 1729, visible au Musée Granet _ « né en 1700 à Aix« , et « monté à Paris, gagnera Rome en 1725 où l’accueille Vleughels » ; puis « quitte Rome _ où il aura passé, lui aussi (comme Constantin plus tard), trois ans _ pour un long séjour à Aix » _ et, aussi, la fondation (en 1750) d’une académie de Beaux-Arts à Marseille, donc, celle-là même où se formera, en 1771 (« sous Kappeler, Giry et David de Marseille » _ page 31) Jean-Antoine Constantin, le maître de Granet…

Tout un terreau artistique, donc _ et lié au voyage de Rome ! _, où va germer le « désir de peinture » _ voire de toute « une vie pour la peinture«  : jusque là ! _  de notre Granet… Ce sera mon hypothèse aussi…

A ce propos, et en incise, je voudrais citer ici des extraits de la notice qu’en son « Abécédario«  (des peintres) Pierre-Jean Mariette consacre à Joseph Vernet, même si le lien à Vernet de Granet, et même à Vernet du maître de Granet, Constantin, semble seulement « indirect » : je me permets de « fouiller » seulement un peu ici cette phrase de la page 20 du livre de Denis Coutagne : « Valenciennes comme Constantin n’oublieront pas la leçon de Vernet« … Car cette « leçon«  _ à (ou de _ puis par…) Constantin _, par l’intermédiaire de Vernet, passe elle-même par une filiation déjà aixoise !

Voici donc ces extraits : « VERNET, Joseph, né en Avignon en 1715, le 15 août, se distingua dans le talent de peindre des paysages et des marines. Il a demeuré longtemps en Italie, et c’est en étudiant d’après nature et en travaillant avec la plus grande application qu’il s’est fait une si belle touche, et qu’il a su rendre avec tant de vérité les différents effets de la lumière, et ce que produisent dans l’air les vapeurs qui sortent de la terre ou de l’eau, et que le soleil a tiré à lui _ le détail de Mariette est proprement remarquable : tout est ici à remarquer, à commencer par l' »étude« , et « avec la plus grande application » (de l’artiste), « d’après nature » : « sur le motif », donc, et sur le lieu-même (du « phénomène« , dirait le philosophe, tel Kant, en sa « Critique de la faculté de juger« , ou Merleau-Ponty, en sa « Phénoménologie de la perception« , ou « Le Visible et l’invisible« ) ; et afin de « rendre » avec une intensité puissante de « vérité » les « effets » _ proprement « æsthétiques » _ des divers éléments de l' »atmosphère » _ voir trois phrases plus loin _, à travers ce qu’en proposent les jeux de « la lumière » sur qui sait _ tel le peintre (Vernet, Granet, Monet, Pissaro, Cézanne…), le photographe (Bernard Plossu _ passim), ou le cinéaste (Michelangelo Antonioni _ « Par delà les nuages« , à Ferrare, Portofino, ou Aix !..) s’y attacher… Le défi de l’artiste demeure le même : toujours apprendre à regarder, écouter, lire aussi _ tous « actes de focalisation » _ ; afin de vivre, nous tous, plus pleinement cette vie (passagère)… Des lieux, des moments, des œuvres aussi, peuvent nous y aider, à cet apprentissage infini du « vivre », avec un tant soit peut d' »inspiration »…

Je ne connais aucun peintre, pas même Claude le Lorrain, qui les ait mieux rendues _ ces « vapeurs« , continue Pierre Jean Mariette à propos du travail d’artiste paysagiste de Vernet. Il n’a pas moins bien imité _ il s’agit toujours bien d’une mimesis de la nature (ou physis) _ la limpidité de l’eau, et, si c’est une tempête qu’il représente _ voilà toujours la mimesis _, on la voit avec toutes ses horreurs _  passant là de l’impression de beau à celle de sublime : je renvoie de nouveau ici aux analyses de Baldine Saint-Girons, par exemple dans son « Acte esthétique« . On ne finirait pas s’il fallait le suivre dans toutes les différentes situations de l’atmosphère _ voilà bien ce qu’il s’agit ici de « saisir » ! avec un surcroît de « sensibilité » (sur les habitudes routinières de la commodité et de l’intérêt, que la société utilitariste et mercantile développe chez les clients potentiels des « marques ») _ dont ses tableaux donnent une image fidèle.«  Je passe ici sur sa « vogue _ celle de Joseph Vernet _, surtout de la part des Anglais » et sur « les circonstances que le roi _ Louis XV, sur la recommandation de son ministre Marigny _ l’appela et qu’il lui fut ordonné dans les principaux ports de mer du royaume en prendre des vues et en faire des tableaux« … Avec ce petit commentaire critique que s’autorise ici Mariette, face à l’ampleur du succès de Vernet auprès _ un marché se développant alors _ des amateurs : « Notre peintre, s’il faut en dire mon avis, montre un peu trop de confiance en son pinceau et dans une pratique de faire qu’il s’est acquise, et qui, s’il n’y prend garde, dégénèrera en pratique _ routinière, mécanique _ et pourra lui nuire«  _ en son effort de vérité… Le frôlement (de l’aile) du « génie » se perdant, hélas, à un peu trop systématiquement, l’artiste, se répéter, recopier, copier-coller, dirait-on à l’ère de l’informatique et de ses redoutables mésusages (hyper-technologiques _ cf Bernard Stiegler, passim, ou, par exemple, « Prendre soin« ) pervers, si faciles et tentants ; et leur « impérialisme » stérilisant la sensation en étouffant la curiosité…

Comme on savait écrire et penser, avec délicatesse et idéal de justesse, en ce dix-huitième siècle ; au point qu’on pourrait se dire qu’il n’y fallait presque pas de talent personnel… « Quand il était _ l’artiste _ soutenu _ sur le motif _ par la vue _ aiguisée _ de la nature, il n’avait pas ce malheur _ car c’en est un, en effet ! _ à craindre. » Avec cette conséquence économique-ci : « Il est peut-être le seul d’entre les peintres qui ait vu vendre ses tableaux au poids de l’or _ la tentation (du vendre seulement) commençant donc à s’enfler en ce siècle… Tel de ses ouvrages dont il n’avait pu avoir, étant à Rome _ nous y voilà ! _, plus de cent écus, en a été vendu mille. La mode y est _ autre fléau naissant de ce siècle, que va amplifier bientôt la malheureuse Marie-Antoinette _, on se les arrache. »

J’en viens ici à ce qui touche, en Vernet, d’un peu plus près Aix, et la filiation (en amont) de Granet (par son maître Constantin) : « M. Vernet, qui savait déjà manier le pinceau, sortit d’Avignon et vint trouver à Aix _ en 1731, Joseph Vernet avait seize ans _ le père _ Jacques (1650-1745) _ du peintre _ Louis-René Vialy (1680-1770) _ Viali qui peignait le paysage et des marines avec assez de succès. On est curieux en Provence d’avoir des chaises à porteurs fort ornées, et Viali était un de ceux qui étaient le plus employés à les enrichir de peinture _ décorative. Vernet se trouva de lui aider, et c’est ainsi qu’il est entré dans une carrière _ de « peintre de paysages », c’est ici ce qui m’intéresse _ où il s’est si fort distingué. Il sentit que _ une qualité (de « génie« ) dont l’artiste (créateur) a besoin, si je puis dire : cf Kant, « Critique de la faculté de juger« , décidément majeur en l’affaire ! _, pour y faire de plus grands progrès _ voilà l’exigence _, le voyage d’Italie _ nous y voilà ! _ lui était nécessaire ; il y passa en 1733.

Il vint à Rome _ nous y sommes ! _, d’où se détachant de temps en temps _ comme faisaient et Poussin, et Claude le Lorrain, et Gaspard Dughet (1615-1675 : le beau-frère de Poussin _ dit « le Guaspre« , ou « Gaspard Poussin » ! _ et auteur de fresques à San Martino in Monte : Denis Coutagne n’en dit rien… _ il faisait des incursions _ et non « ex-cursions » : tout est dans la curiosité d' »aller vers » ; et non s’é-carter,  se di-vertir (se détourner, à l’ère des loisirs, de la « vacance », et de la fuite _ de tout, et jusqu’à soi !) _ dans les campagnes et sur les côtes maritimes, et partout il étudiait _ par sa pratique « sur le motif » : voilà ce qu’est une « étude » ! nous le retrouvons chez Granet ! _ la nature et ses effets _ æsthétiques, tant perceptifs que picturaux : était-ce dissociable ? _, et les rendait ensuite _ et il faut bien le prendre à la lettre : « rendre », restituer la perception « fondamentale » une fois « atteinte » ; c’est là le moment du travail à l’atelier _ sur la toile _ à peindre, à l’huile… _ dans la plus grande vérité _ à conserver, préserver, ne pas perdre (ou oublier, anesthésier  : dans trop de « pittoresque » peut-être), en quelque sorte, cette vérité-là du perçu « sur le motif » !

La vue des paysages de Salvator Rosa ne contribua pas peu à le diriger _ un peintre a aussi besoin, en plus d' »impulsions », de références, de guides (pour plus pleinement percevoir et ressentir), quitte à s’en séparer _ et à lui faire acquérir une touche précieuse et brillante _ toujours la remarquable précision (« tactile » en quelque sorte) de l’analyse de Pierre-Jean Mariette. Etc…

Une dernière note : la phrase de conclusion de l’article de Mariette, à propos du succès en France des tableaux romains de Joseph Vernet, lors de « l’exposition du salon de 1746 » _ Vernet ne revenant définitivement de Rome qu’en 1753 : « Il eut la satisfaction, que peu de ses confrères ont eue, de voir revendre ses tableaux des prix énormes, de sorte qu’un tableau qu’il avait fait autrefois pour cent écus romains, fut payé jusqu’à cinq mille livres. » Voilà pour cette incise éclairante, j’espère sur une partie de l’historique de la peinture de paysage, en amont _ à propos du « Contexte culturel que connut le tout jeune Granet » (comme intitule son « aperçu » à la page 20 de son livre Denis Coutagne) _ ; en amont, donc, de François-Marius Granet.

Granet, en effet, rencontre, avec ce premier et vrai maître qu’est Jean-Antoine Constantin _ je reviens souligner encore ici cette rencontre fondatrice de la vocation et « paysagiste » et « romaine » de Granet que je privilégie, donc : peut-on les disjoindre ? _ ;

Granet rencontre son désir (et, proprement, « vocation« ) de se confronter _ « à la romaine », si je puis dire _ au paysage « sur le motif »…  Et aux lumières, diverses et variées, aussi, de Rome, il faut aussi le souligner. Nous retrouvons alors pleinement « vérifiée » l’expression que Denis Coutagne a merveilleusement choisie pour préciser le titre même de son ouvrage : « une vie pour la peinture » : en effet ! telle est bien là sa seule « vocation » ; ce qui appelle le jeune Granet _ il a alors vingt-sept ans _ sur le territoire pentu de Rome (et de la campagne romaine : Tivoli, Frascati ; et même Subiaco ; et jusqu’à, dans le cas de Granet, Assise _ quand Corot s’attachera, lui, au pont de Narni)…

Même son passage à l’atelier du « grand » David (Jacques-Louis David, 1748-1825 ) n’y changera rien ; cet atelier de David _ le peintre « majeur » de l’époque (et assurément impressionnant, surtout pour le discret, timide, provincial et peu fortuné _ il tombe qui plus est subitement orphelin de ses deux parents coup sur coup, le 24 mai et le 11 juin 1796) qu’était ce jeune homme François-Marius Granet en 1798) _ où Granet, en compagnie de son ami Forbin, « passe » en 1798 : il n’y demeure pas longtemps, faute sans doute, d’abord, de pouvoir en régler « le prix mensuel de douze francs » ; mais pas seulement : plus essentiellement, Granet prend très vite conscience, semble-t-il, que sa « voie picturale » n’est pas celle de la « peinture d’histoire, mode David » _ soit le « grand genre » ; « il sait déjà que sa manière à lui n’est pas le dessin pur, mais une saisie de lumière à travers les formes« , indique lumineusement Denis Coutagne page 67 de ce très intéressant _ lui aussi _ chapitre VIII des pages 65 à 69. Granet n’a ni les moyens sociaux (politiques et financiers : de son ami Forbin), ni les moyens picturaux (et probablement heureusement ! car les siens propres sont bien plus considérables et originaux au regard rétrospectif de l’histoire de l’Art) de ce grand genre d’alors, triomphant _ encore pour ce siècle _, qu’est la peinture d’histoire Son genre à lui, ce sera, et en partie à son propre corps défendant, le (plus discret) paysage ; comme cela s’avère dans cette (grande) exposition et dans ce (grand) livre.

Même si pour les besoins de sa subsistance et de sa carrière _ que va aider considérablement l’ami de toute sa vie Auguste de Forbin (1777, La Roque d’Anthéron – 1841, Paris ; qui mourra le premier, le 23 février 1841) _ porteur, lui, Forbin, d’un des grands noms (et d’une fortune) d’Aix et de la Provence (je me souviens ici des lettres de Madame de Sévigné et des rivalités avec les Forbin, notamment, auxquelles se heurtait Monsieur de Grignan aux Etats-Généraux de Provence ; et à Aix, notamment _ ;

même si pour les besoins de sa subsistance et de sa carrière, donc, Granet dut aussi mener (et réussir) une ambition académique, qui se caractérisa par ce que l’on peut qualifier de « sa seconde carrière » (parisienne et versaillaise _ après le bonheur (hors temps, lui ; ou d’éternité !) du séjour romain : qui n’était pas, ou assez peu, nous le verrons, une « carrière » ! avec son accession, à partir de 1824, aux postes, revenus et résidences à l’Institut (avec la responsabilité chaque année des Salons) et au Musée historique que le roi des Français (à partir de la révolution de juillet, en 1830), Louis-Philippe, crée au château de Versailles (le projet démarrant en 1833). On peut en fixer « le tournant » avec le témoignage de cette lettre de Granet (n° 385, selon l’archivage _ travail décisif pour la connaissance de la vie et de l’œuvre de Granet _ d’Isabelle Neto _ une des bases de ce travail-ci , de fond, de Denis Coutagne, avec les « Mémoires » de Granet, rédigés vers 1847) d’octobre-novembre 1824, à son ami Rémi Girard : « J’ai été nommé _ le 14 octobre 1824 _ conservateur des tableaux des musées royaux, c’est-à-dire adjoint à monsieur Landon qui est d’une mauvaise santé et plus âgé que moi. Cela peut devenir une bonne place  si je me décide _ ce n’est donc pas encore le cas : Granet hésite _ à habiter Paris, enfin nous verrons… » Et _ page 232 _ « à la mort de Landon, Granet doit prendre physiquement son poste au Louvre comme conservateur en chef (29 mars 1825) » : c’est alors que la page romaine se voit décisivement tournée.

« S’il fait encore un séjour à Rome, c’est _ maintenant _ à partir de Paris : Rome n’est plus sa demeure, Rome devient un lieu de voyage _ essentiellement pour « rapatrier » toutes ses « affaires » (dont ses tableaux, ses lavis, ses dessins _ et ses collections : accumulés depuis 1802) : ce « rapatriement »-là _ infiniment précieux, tant pour Granet lui-même, au premier chef, bien sûr, que pour nous, aussi, qui pouvons et avec cette grande et magnifique exposition, et avec ce si beau livre, y accéder à notre tour _, Granet l’accomplira en un ultime (!) voyage d’Italie, d’octobre 1829 à septembre 1830 : la durée (de quasiment un an) de cette dernière « balade romaine » déjà dit la hauteur de la difficulté de l’arrachement et adieu…

Mai 1825 : la page matériellement tournée un an plus tôt l’est cette fois administrativement. Dure épreuve pour cet homme _ commente avec infiniment de justesse Denis Coutagne page 242 _ jusqu’à ce jour libre et indépendant de toute institution » _ car ce n’était certes pas en « prix de Rome » et « pensionnaire de l’Académie de France » (et à la Villa Médicis _ qui n’ouvre pas ses portes avant l’achèvement de ses travaux d’aménagement : Jean-Dominique Ingres (1780, Montauban, 1867, Paris), lui-même, « prix de Rome en 1801, doit temporiser pour partir à l’Académie de France à Rome » _ page 85 _, et n’y vient « finalement » _ page 124 _ qu’en 1807 : « depuis quatre ans Granet était installé comme peintre indépendant _ et il lui fallait en vivre _, tout à côté de la place Trinité des Monts » : « dans une maison située au coin de la rue Felice et de la rue Gregoriana, dans un petit palais qu’on nomme l’Arco della Regina« , écrit Granet lui-même _ est-il mentionné page 79) ;

car ce n’était certes pas en « prix de Rome« , donc, que Granet avait accompli, avec l’ami Forbin, le voyage de Rome, l’été 1802 (d’autant que l’Académie de France elle-même ne « fonctionnait » plus depuis le saccage _ lié aux troubles révolutionnaires de France et à ses (longues) « répliques » : jusqu’à Rome… _ du palais Mancini (hérité _ en 1725 _ de la succession de neveux de Mazarin…), sur le Corso, le 10 janvier 1793, et l’assassinat de Basseville : certains pensionnaires avaient certes commencé à revenir « à la fin du siècle » (page 83) ; mais en mai 1801, « l’intérieur de l’académie de France à Rome  (demeure) dans un délabrement complet _ une partie des portes et fenêtres (ayant été) brisées » ; et « il faut attendre l’été 1802 pour que le choix définitif de l’installation de l’académie de France à Rome s’effectue Villa Médicis _ après négociations complexes (et échange de palais) avec le grand duc de Toscane _, permettant la réinstallation des pensionnaires, après des travaux qui n’ont pu commencer qu’en 1803« , précise Denis Coutagne page 83. Avec cette « conclusion » significative « qui s’impose : le voyage à Rome, encore si prisé dans les années 1770-1780, particulièrement par les Anglais, n’était plus « dans l’air du temps » à l’extrême fin du XVIIIème siècle. » Ajoutant encore : « Il y a comme une éclaircie en 1802. De fait, il faudra attendre 1815 _ et la fin de l’occupation française de Rome, puis les soubresauts, non dénués de violences, encore, de sa cessation _ pour que le tourisme culturel retrouve vraiment son développement« …

Le rapport de Granet aux modes et troubles du temps, est ainsi fort intéressant et significatif. Alors qu’il est le plus souvent « à contretemps » de ces modes, Granet va connaître, bien malgré lui, d’abord, « son moment » _ romain _ de célébrité et de gloire _ et il saura « le mettre à profit » pour ce qui va prendre dès lors la forme d’une « carrière », fort utilement épaulé, aussi, à ce « tournant de l’Histoire », par l’habile politique, et bien en cour, lui (à Paris, auprès du roi Louis XVIII, après avoir fréquenté (de bien près) Pauline Borghese, la soeur de Napoléon) _ on lira sur ce sujet des « habiles » en 1814-1815 cet immense livre qu’est « La Semaine sainte » de Louis Aragon _ ;

fort utilement épaulé, à ce « tournant de l’Histoire », par l’habile politique, et bien en cour (à Paris), lui, donc, Forbin, à l’heure de la chute de l’Empire, des Cent-Jours, et puis de la Restauration, quand l’esprit du temps, qu’avait anticipé, en 1802, « Le Génie du christianisme » d’un autre bien intéressant « voyageur de Rome », François-René de Chateaubriand _ à Rome de juillet 1803 à janvier 1804 : « lui, voyageur, n’y restera que six mois. Granet est là pour vingt ans !« , commente Denis Coutagne page 117 _ ;

quand l’esprit du temps, donc, tournera à une certaine religiosité (disons de modalité _ quasi d’esthétique, pourrait-on se risquer à avancer _ franciscaine, voire capucinienne : ainsi Denis Coutagne intitule-t-il un chapitre-clé (XV) de son livre : « Le temps franciscain, une certaine piété « mineure »«  _ pages 195 à 217) ;

religiosité _ Denis Coutagne lui consacre aussi la pénultième sous-partie de son dernier chapitre, pages 312 à 321 ; juste avant l’ultime page (322) consacrée au « Testament de Granet« ) _ qui se donne à percevoir tout au long du travail d’œuvre, même, de Granet _ mais aussi dès son arrivée à Rome et sa séduction _ plusieurs tableaux (« pré-cézanniens », si j’ose dire : qu’on en juge en les contemplant !) en témoignent et magnifiquement ! dès 1803 _ par la crypte de l’église San Martino in Monte (cf le tableau page 104 : « Intérieur de l’église souterraine de San Martino in Monte » ; avec, page 109, son commentaire ; ainsi que, en forme de « variations », les magnifiques « La crypte de San Martino in Monte » et « Rome voûte antique » : quel chef d’œuvre ! « pré-cézannien », oui ! qu’on en juge en le regardant : c’est le n° 75, page 109 ; l’œuvre, elle, est à demeure visible au Musée Granet) ;

et qui « rencontre », cette religiosité, un immense succès dans toute l’Europe des rois et des empereurs de ce « 1815 et après » (soit la nouvelle Europe du Congrès de Vienne que tricota Metternich) _ au point que Granet va devoir s’employer, et à temps plein, à en multiplier (peut-être plus de vingt-cinq !..) les exemplaires _ avec « le Chœur des Capucins« …

Au point que la gloire _ et l’aisance matérielle, voire la fortune : il va s’offrir « sa bastide au Malvallat » (page 242) : « l’acquisition (auprès de Madame veuve Espariat en) est réglée en octobre 1825 » _

au point que la gloire de Granet, donc, tient presque toute, de son vivant, en ce « Chœur des Capucins » de la Piazza Barberini, à Rome.

Denis Coutagne entame le crucial chapitre XV (de l’avant-dernière « période romaine » : « de 1814 à 1819 » et 1822

_ le dernier moment à Rome, constituant, quant à lui, une sorte de dernière embellie « mondaine« , un peu anomique : « 1822-1824 : le temps « cardinal », une certaine mondanité romaine » : ce sera le moment de son dernier très grand tableau romain : « Le Cloître des chartreux« , qu’il ne terminera qu’en 1835, et à Versailles… _,

par ce sous-titre : « 1814-1819 : le temps du « Chœur des Capucins«  ; et avec cette première phrase, page 195 : « S’il fallait, eu égard à la notoriété _ car tel est bien ici le critère _ qu’il apporta à Granet, ne garder qu’un seul tableau de toute l’œuvre du peintre, nul doute que notre choix s’arrêterait sur « Le Chœur des Capucins, Chiesa dell’Immacolata Concezione », sise près de la place Barberini »…

Alors que de 1813 à 1819, Granet loge tout près de là, « strada delle Quattro Fontane, portone delle Scozzesi (ancien collège des Ecossais), n° 12« , de 1820 à 1824 ; puis en 1829-1830, « l’adresse de Granet est « via San Nicola di Tolentino, place Barberini n° 29 » (nous apprend Denis Coutagne, page 79) : soit tout à côté, cette fois, à cinquante mètres à peine des « Capucins », en plein quartier Barberini : la « strada delle Quattro Fonane » est celle qui dessert le Palazzo Barberini, que le pape Urbain VIII fit construire _ pour sa résidence « personnelle », non loin du palais papal de Monte Cavallo (sur le Quirinal) _ en y employant et Bernin et Borromini : dont se contemplent, « entre » ces deux palais, les deux chefs d’œuvre d’église que sont San Andrea al Quirinale, pour l’un, et San Carlo allo Quattro Fontane, pour l’autre (mais le « baroque » conquérant de la Contre-Réforme n’intéresse décidément en rien notre Granet, centré, lui, sur _ et fasciné, jusqu’à la passion, par _ les (on ne peut plus) humbles racines chrétiennes de l’ancienne Rome, et ses cryptes, telle celle de San Martino in Monte, sur l’Esquilin : là dessus, explorer, si on le déniche, « Rome et ses vieilles églises » d’Emile Mâle, publié chez Flammarion en 1942 : une mine…). Voilà ce qui se découvre à qui connait d’un peu près Rome, ou consulte un plan un tant soit peu précis de la ville…

Et c’est aussi, encore, cette pauvreté radicale (voire « misère ») qui intéresse _ le mot est faible _ François-Marius Granet en la figure de son saint patron _ puis dans la « suite » des images qu’offrent ses « fondations » : franciscaines et capuciniennes, jusqu’à faire le voyage d’Ombrie, à Assise _ Saint François d’Assise : un point crucial à bien intégrer pour saisir la force du lien de notre Granet à sa Rome !..

Granet, ou « l’Arte povera » _ ou du « poverissimo » ! _, en quelque sorte…

Alors, après avoir découvert le très, très étonnant « Extase de saint François« , une aquarelle de 31,7 x 21,5 cm, page 195 : une merveille ! _ que Denis Coutagne place sur une pleine page en exergue de son chapitre XV « Le temps franciscain, une certaine piété « mineure » » _ afin de mieux nous faire « entrer » dans ce qui a priori nous touche le moins aujourd’hui dans l’œuvre de Granet : sauf peut-être certains très beaux contrastes de lumières, si on y regarde d’un peu plus près _, on regardera d’un œil un peu « amélioré » ses grands intérieurs d’église _ par exemple, l’immense (199,5 x 274 cm) « Intérieur de l’église basse d’Assise«  (de 1823) que Denis Coutagne parmi les plus grandes « réussites » _ en matière de notoriété à son époque ? _ de Granet…

Et cela

_ ce « Chœur des Capucins« , donc, j’y reviens après cette incise sur le franciscanisme « fondamental » de François-Marius Granet _,

parmi les quatre tableaux que, ailleurs encore, page 168, Denis Coutagne choisit pour nous faire ressentir ce que fut l’épisode de sa notoriété « religieuse », à l’heure (« historique », cette « heure » : Granet n’y ayant guère, même alors sans doute, d’atomes crochus avec…) de la Restauration.

Je cite : « S’il ne fallait que retenir quatre tableaux de Granet pour signifier _ du point de vue de la « notoriété » qu’en retire alors Granet _ son œuvre romaine entre 1802 et 1824, il faudrait, à côté de « Chœur des Capucins » (196 cm x 148cm), d’« Intérieur de l’église basse d’Assise » (199,5 x 274 cm), et du « Cardinal Aldobrandini recevant le peintre Zampieri dit le Dominiquin à Frascati, villa Belvédère » (190 cm x 145 cm), faire figurer « Stella dans sa prison » (195 cm x 144 cm) :

le peintre Jacques Stella (né à Lyon en 1596, et mort à Paris en 1657) vit dix ans à Rome, de 1621 à 1631 : intime de Poussin, il travaille pour le pape Urbain VIII Barberini ; avant d’être nommé à Paris, sur le conseil du cardinal de Richelieu, « peintre du roi » par Louis XIII, en 1635), le peintre Stella a connu momentanément l’incarcération à Rome, suite à un incident ayant blessé l’amour propre de quelques nobles romains : Stella avait fait tenir fermée la porte du Peuple ; « obligés de passer la nuit à la belle étoile« , « ils se rendirent chez le gouverneur de Rome pour accuser la pauvre peintre d’être un homme de mauvaises moeurs, qui avait des rapports charnels avec ses modèles« ... Et en prison, Stella, « ayant par hasard trouvé par terre, un morceau de charbon, se mit à dessiner sur une partie de la muraille une Vierge à l’enfant » qui stupéfia les prisonniers qui « admirèrent avec un saint respect les traits angéliques de la Madone. (…) Le bruit s’étant répandu dans Rome qu’à la prison du Capitole un célèbre peintre avait dessiné, avec du charbon sur la muraille, une Vierge d’une grande beauté, le cardinal _ Francesco _ Barberini voulut la voir. Il se transporta dans ce lieu de misère. On sait _ ajoute alors Granet en ses « Mémoires » en 1847 _ que le cardinal Barberini, membre du sacré collège _ et un peu plus que cela… _ sous le pontificat de _ son frère aîné _ Urbain VIII, aimait beaucoup les beaux-arts, et les hommes qui s’en occupaient avec gloire« … L’Histoire se poursuit quand on sait que le parrain et _ excellentissime _ professeur en politique du jeune Louis XIV n’était nul autre que Giulio Mazzarini, formé par les Barberini à Rome _ et qui ne manquerait pas d’accueillir à la cour de France toute la famille Barberini, dont le cardinal Francesco, à la mort d’Urbain VIII (en 1644), ayant à souffrir les avanies de son successeur sur le trône de Saint-Pierre, Innocent X Phamphili…

Fin de l’anecdote à propos du peintre « Stella dans sa prison »

_ et du goût de Granet pour la figure des artistes en situation de « misère » :

les détresses et dérilictions de la prison (Stella, Le Tasse)

et de l’agonie (Poussin, Sodoma, Girodet), en particulier.

On pourrait ajoindre encore à ces quatre grands tableaux éminents de Granet, même s’il n’est pas encore achevé à son départ de Rome en 1824, le très beau, également _ mais pleinement lumineux, lui ; de même que la scène du « Cardinal Aldobrandini recevant le peintre Zampieri dit le Dominiquin à Frascati Villa Belvédère » _, « Cloître des Chartreux » (198,8 cm x 271 cm) _ cloître « dont on dit qu’il est de Michel-Ange« , et « dans le fond » duquel, le tableau comme le cloître, « on entrevoit l’église Santa Madona degli Angeli« , à « l’architecture » éminemment « romaine, puisqu’il s’agit des thermes de Dioclétien » (page 223) ; tableau de très grande dimension « qu’il _ notre Granet _ ne terminera qu’en 1835, à Versailles » (page 222) : il nous fait grande impression.

Ainsi que, dans la gamme des très lumineux, encore le célèbre et si beau (à la lumière du matin, et « vu » depuis la chambre même de Granet, au palais Zuccari : « je voyais par les fenêtres le plus beau panorama du monde… j’avais sur le premier plan l’obélisque de la Trinité-du-Mont, la jolie façade de cette église, la Villa Médicis, surmontée de ses deux belles loges« , se souviendra encore Granet en rédigeant ses « Mémoires« , en 1847…) _ mais de petites dimensions, lui (48,5 cm x 61,5 cm)  « La Trinité-des-Monts et la Villa Médicis«  (en 1808) conservé au Louvre ; et le plus petit encore (32,5 cm x 43 cm) « La Promenade du pape Pie VII dans les jardins du Quirinal«  (en 1807 ; assorti d’un point d’interrogation) : qui a l’honneur, lui, de la quatrième de couverture de ce livre-ci _ et si proche, dans son décor (du Quirinal vu de la Villa Médicis), comme dans ses tons, du merveilleux « Portrait de Granet » par Ingres (en 1809, lui, le portrait ; et quel chef d’œuvre !) : au point qu’on s’est demandé si ce décor du « Portrait de Granet » d’Ingres n’était pas de la main du sujet portraituré _ l’ami, et bientôt témoin du mariage : « le 4 décembre 1813, Granet fut témoin au mariage d’Ingres et de Marguerite Chapelle à l’église San Martino in Monte » (encore !), indique Philip Conisbee page 130…

Mais la taille réduite de ces deux œuvres-ci de Granet les ôte irrémédiablement de la catégorie des « tableaux de Salon », seuls susceptibles de permettre à un artiste « faisant carrière », de se voir « reconnue » l’onction (de « notoriété », donc) de l' »autorité » du public… Demeure, cependant, cette appréciation parlante du critique Pierre Chaussard, au vu des premiers envois de Granet au salon de 1806 (page 124, sous la plume du regretté Philip Conisbee _ auteur de la belle page de commentaire de ce « Portrait de Granet » d’Ingres ; ainsi que dédicataire de ce livre) : « C’est sous le ciel brûlant d’Italie que Granet a puisé ce ton vigoureux et chaud de ses tableaux, la vérité des sites et la sévérité du style«  : c’était là, en 1806, un fort beau compliment ; et en totale concordance, qui plus est, avec la sensibilité de notre siècle.

Fin de l’incise ; et retour au « Chœur des Capucins » et à sa place dans la notoriété de Granet :

Jusqu’au saint-père, Pie VII, qui, en mars 1816, « entend voir le tableau des « Capucins » », à « Monte Cavallo » (= en son palais du Quirinal) ; ainsi que le roi, Charles IV, et la reine d’Espagne, alors de passage à Rome (au palais de l’ambassade, Piazza di Spagna, au bas de la scalinata de la Trinité-des-Monts, « la toile (étant par les rues de Rome) portée (en ces deux palais) par quatre hommes que j’avais choisis pour cela » _ page 202).

La page 204 de l’album de Denis Coutagne s’efforce de recenser les divers exemplaires de ce « Chœur des Capucins«  : « les versions repérées dans les Mémoires ou la correspondance de Granet« , ainsi que « les versions reconnues comme authentiques non signalées par Granet« , au nombre, les premières de douze, et, les secondes, de trois : soit au minimum quinze exemplaires de cette seule toile. Sans compter celles, encore, qui vont s’en inspirer… Ainsi, avec cette reconnaissance internationale du « Chœur des Capucins » _ avec les commandes officielles de la reine Caroline de Naples, de son frère Louis, l’ex-roi de Hollande (et père du futur Napoléon III) _ sœur et frère de Napoléon _, du duc de Berry (héritier du trône de France), du prince Albert, époux de la reine Victoria, de l’empereur de Russie, Alexandre !… _, sonna l' »heure de gloire » par toute l’Europe d’avant et après 1815 de cet homme longtemps à contre temps, voire hors du temps, qu’avait été le discret Granet, fuyant le Paris révolutionnaire et d’Empire, pour une Rome « désertée« , de jardins entre des ruines _ ce qui demeure encore un peu aujourd’hui _, la Rome de son vieux (né en 1756, il mourra en 1844) maître Jean-Antoine Constantin (à Rome, lui, en 1777, 78 et 79)…

Sans Titre - © Bernard Plossu

Pages 94 et 183, Denis Coutagne cite _ deux fois _ un passage d’une belle lettre (du 23 août 1810) du préfet (de Napoléon à Rome de 1810 à 1814 : quand Rome, d’occupée par les Français, devient le chef-lieu d’un département français !) Camille Tournon à sa mère, que je ne résiste pas au plaisir de citer en entier, tant j’en trouve la teneur représentative et (toujours) judicieuse : « Je monte à cheval tous les jours de 6 h à 8 heures du matin, et je vais visiter les diverses parties de la ville. Il faut des années entières pour la bien connaître, tant il y a de choses remarquables, modernes ou antiques. La ville antique est remplie de jardins, de vignes et de champs, mais au milieu desquels s’élèvent les ruines des temples, des palais, des thermes, des acqueducs. Ce mélange de ruines, d’arbres et de plantes fait un effet très gracieux, et rend plus imposants ces beaux vestiges. Le terrain sur lequel est bâtie Rome est couvert de petits côteaux, ce qui donne aux édifices qui les couvrent un aspect plus pittoresque, et varie les points de vue _ comme c’est magnifiquement saisi ! Dans les vallons qui séparent ces mamelons, sont des jardins et des vergers. L’enceinte de Rome est immense, et un mur bâti en partie par Tarquin, par les consuls, par les Césars, par Bélisaire, par les papes enfin, enveloppe la ville. Rien n’est plus curieux que de suivre la succession de ces diverses constructions qui toutes sont très pittoresques. Toute la partie sud de l’enceinte est abandonnée, et la ville actuelle est toute réunie dans la partie nord et sur les rives du fleuve. Elle paraît un point dans une immense enceinte. En comparant l’espace qu’occupait l’ancienne Rome et le petit coin dans lequel est confiné la nouvelle, on juge de la différence des deux peuples et des deux âges. »

« On peut alors imaginer l’aspect général d’une ville comme abandonnée par l’histoire sur le bord du chemin : les grandes constructions de la Renaissance et de l’âge baroque rappellent la magnificence d’une ville qui entendit proclamer sa place éminente, aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, alors qu’elle n’a guère de moyens en ce début de XIXe siècle » _ commente alors Denis Coutagne, page 95 : et c’est cette nostalgie _ ou « mélancolie singulière« , selon une autre expression de Tournon à son arrivée à Rome (en une autre lettre à sa mère, le 6 novembre 1809) _  qui proprement « enchante » François-Marius Granet _ Denis Coutagne intitulant ce très beau chapitre XIII (de la page 117 à la page 175) : « Les Années 1805-1809 _ ou l’enchantement« …

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Et quand, de retour d’un voyage à Naples, au début du mois de juillet 1811, Granet revoit Rome d’un œil un peu plus neuf, il s’irrite : « Cette belle ville avait changé d’aspect, et tout son caractère religieux était effacé. Les hommes de guerre avaient remplacé les prélats, les cardinaux, les religieux«  , se souviendra-t-il en ses « Mémoires« , en 1847…La ville connait aussi bien des rénovations architecturales _ tel, l’aménagement par Valadier, de la Piazza del Popolo ; et archéologiques, au Campo Vaccino et au Colisée, où l’on nettoie les pierres des herbes et végétations (ou habitations) qui les encombraient depuis si longtemps. Granet s’en irrite à nouveau lors de son retour à Rome de novembre 1829 à septembre 1830 : « ceux qu’il appelle « les ingénieurs » _ commente Denis Coutagne _ ont dépouillé les ruines de leurs buissons et feuillages, histoire de les préserver et de restituer l’architecture antique dans sa sobriété » _ commence l’ère du « patrimoine »…« Je blâmai les hommes qui avaient eu la hardiesse de mettre leurs mains profanes sur ces beaux marbres que le temps a respectés et que la nature, avec sa grâce à elle, avait ornés de fleurs et de guirlandes« , se lamente Granet (page 251 du chapitre « l’Adieu à Rome« , pages 251 à 255).

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Denis Coutagne met aussi cela au compte du « regard même du peintre«  (page 252) : j’y reconnais l’« admirable tremblement du temps«  que Gaëtan Picon a su si bien relever (en un merveilleux livre, aux Éditions Pierre Skira, dans la si remarquable collection « Les Sentiers de la création« , en 1970) dans la prose magnifique des « Mémoires d’outre-tombe » de Chateaubriand _ l’exact contemporain de Granet, ainsi que connaisseur, lui aussi, de Rome ;

l’« admirable tremblement du temps« , donc, qui affecte, séduit et enthousiasme « picturalement » (ou « æsthétiquement » : les deux ne sont pas dissociables _ on pourrait y adjoindre tout regard « plastique » : celui du photographe, comme celui du cinéaste : il faudrait ici mettre en regard aussi les ouvrages « romains », et de Bernard Plossu, et de Michelangelo Antonioni _ dans « Identificazione di una donna » , par exemple, mais aussi « L’Eclisse » et « L’Avventura« , en remontant le cours de l’œuvre du ferrarais _, je l’ai déjà avancé) ;

l' »admirable tremblement du temps » qui affecte, séduit et enthousiasme « picturalement » ou « æsthétiquement » le peintre, élève du « romain » aussi Jean-Antoine Constantin, François-Marius Granet : et en ce qu’il regarde (= sait saisir) ; et en ce que _ activement _ il sait peindre et peint (dessine, trace, etc…) _ car les deux sont liés, comme l’analyse si bien Marie-José Mondzain en son « Homo spectator« … Et cela,  dans la partie la plus « personnelle », discrète, voire secrète, de son œuvre, que je n’ai que peu abordée jusqu’ici ; celle qui nous touche tant aujourd’hui… j’y viens : ce que Granet nomme ses « études« . Et qu’il s’est « désolé » de voir si maltraitées lors de son passage à la douane, à son retour en France, « par la frontière des Rousses » (page 255), en novembre 1830.

Je cite ce moment tel que le rapporte Denis Coutagne : « Le désespoir est à son comble quand le douanier français met à mal (sic) les bagages que le peintre rapporte _ de vingt-huit ans de vie et de « travail » à Rome, depuis son arrivée à l’automne 1802. On déballe dans le plus grand désordre _ voici l’objet du « délit » _ des petites études à l’huile, on les éparpille sans égards _ et ici Denis Coutagne laisse la plume à Granet : « Tout fut inutile et je fus obligé, de guerre lasse,de leur laisser ma caisse ouverte. Que de regrets et de peines j’éprouvai en pensant que je laissais le fruit de 26 ans d’étude entre les mains de ces barbares ! » Et Denis Coutagne de commenter : « Déréliction : non seulement il faut quitter Rome, mais encore accepter que des mains étrangères profanent ces souvenirs, les retiennent. C’est la France : Granet pressent que la critique _ à Paris _ à l’instar de ce préposé, ne sera pas reconnaissante. Pour l’immédiat, il se fait connaître _ au plus tôt _ aux services de douane à Paris et obtient en huit que ses « études«  _ c’est le (juste) nom qu’il leur donne _ lui soient restituées.

 » Ces « études » de Granet, dûment estampillées par l’administration « Legs Granet« , étant ce qui nous émeut le plus :  » Ces huiles de petit format, longtemps inconnues, esquissées d’un seul jet sur le motif dans les rues de Rome ou dans les environs de la ville, et destinées à la méditation du peintre seul, nous bouleversent immédiatement« , met en exergue Marc Fumaroli dans sa magnifique « Préface« , si bien « sentie », page 10. Et il détaille : « Quand nous allons aujourd’hui de l’un à l’autre de ces fragments plastiques du « journal intime de Rome » _ comme cette expression est juste ! _ de Granet _ puisque c’est d’abord de cela qu’il s’agit, avant le « journal  intime de l’Institut », des bords de Seine (près du pont des Arts et en direction du pont du Carrousel) ; et du « journal intime de Versailles », en direction de la pièce d’eau des Suisses, en 1837-38, 1841, et 1842 (cf page 282) _, c’est un peu comme si , sautant par-dessus Corot, se révélait à nous l’un des chaînons manquants entre Poussin et Cézanne, un chaînon d’une irréductible originalité et se suffisant à lui-même _ absolument ! _, même s’il nous faut remercier Cézanne de nous avoir préparés, rétrospectivement, à comprendre d’emblée _ dorénavant _ et sans préjugé la vigueur formelle et la grandeur spirituelle de ces esquisses, si humbles et si nues _ oui _ que leur peintre semble avoir oublié et dédaigné, devant son objet, les ficelles de son métier » _ ou comment l’art vrai transcende toute technique, y compris picturale, graphique (et non mécanique ; ou mécanisable).

Marc Fumaroli pousse alors un cran plus loin son analyse (et son recul) : « Quand on a perçu une fois le singulier « cézannisme » _ que l’on jette un coup d’œil, par exemple, à l’huile sur toile de 60,8 x 49 cm intitulée « Rome voûte antique » (saisie sans conteste en la crypte de cette église décidément importante pour Granet (et Ingres, qui s’y est marié) qu’est San Martino in Monte ; et qui recèle des fresques de Gaspard Dughet (dit Poussin, ou « le Guaspre« ), on s’en convaincra plus encore si besoin encore était _, avant la lettre de ce Granet pélerin solitaire de Rome, la conviction d’une filiation à la fois plastique et spirituelle entre les deux artistes aixois s’impose comme une évidence à la sensibilité et à l’esprit » _ parfaitement ! on ne saurait mieux le dire…

Et Marc Fumaroli de parler aussi du « tête-à-tête intime (ou « combat avec l’ange«  _ à la Delacroix à Saint-Sulpice) entre Granet et Rome, dont témoignent ces petits formats monumentaux« , y a-t-il plus juste expression que pareil oxymore ?! Et Marc Fumaroli de préciser encore : « Granet, héritier lui-même d’une « tradition romaine » des peintres d’Aix _ et revoilà Viali, Dandré-Bardon, Vernet et Jean-Antoine Constantin, surtout, au premier chef, auprès du jeune François-Marius Granet, à l’école de dessin d’Aix ! selon notre intuition… _ qui doit beaucoup à Poussin paysagiste » : comme j’adhère à cette riche perspective !..

Et, pour Cézanne, alors, ceci : « Si Granet lui a fait voir Rome _ il s’agit de Cézanne fréquentant, d’abord en sa jeunesse, le musée d’Aix (enrichi des collections de Granet lui-même) _, la Rome que Cézanne put vraiment voir _ et « saisir » _ au musée Granet, était encore plus proche que la Rome de Poussin _ ou du « Guaspre« , ou du « Lorrain » _ de « cela » que lui-même _ Cézanne _ cherchait à Aix : « du Poussin d’après nature », un lieu primordial _ l’analyse est réellement magnifique de profondeur en sa justesse, si je puis me permettre, Maître _, ramené à ses volumes, à ses nervures et à ses tonalités essentielles, dénudé _ oui _ des conventions de métier  et d’académie, rugueux et d’autant plus ductile au travail rédempteur de la lumière »  _ qu’on y prête soigneusement attention en parcourant et les salles si riches de ce musée en cette exposition, ou en détaillant les pages et les images si riches de ce livre-ci…

Avec ce dernier mot quant à la filiation Granet-Cézanne de la part de Marc Fumaroli : « Comment ne pas entrevoir, dans ce Granet secret _ qui nous touche tant _, l’un des rares intercesseurs qui pouvaient orienter Cézanne dans sa propre ascèse solitaire sur les chemins d’une ville et d’un arrière pays _ je pense, pour ma part, à la carrière de Bibémus, au flanc de la Sainte-Victoire, pour en partager un peu les secrets, les veines, les lumières, les tons _ qu’il avait élus pour son oratoire personnel _ loin de Paris, à Aix, donc _, comme Granet l’avait fait _ en écoutant (le désir de) Constantin _ pour Rome ?« 

Et ceci encore, en forme de synthèse sur un certain art « français » : « Singulière configuration de lieux « provinciaux » _ hors Paris-la-capitale, donc : Les Andelys de Poussin, l’Aix de Granet et de Cézanne. Rome les superpose et les résume _ avant Mazarin (et Richelieu), dans le cas de Poussin. Singulière famille aussi de peintres français, pour lequel le lieu de naissance et la cité intérieure _ ainsi que leurs lumières _ comptent beaucoup plus, en définitive, que leur nationalité« . A l’écoute d’un « admirable tremblement du temps » sensible dans la variation des atmosphères que révèlent les jeux de la lumière à qui apprend  _ et « étudie » _ à la regarder (et saisir, et tracer) en ses fluctuations, précisément… Et je pense aussi à Proust, ici ; et à sa « peinture » par longues écharpes de phrases si parfaitement détaillées : par exemple face à la haie d’aubépines dans « Du côté de chez Swann« … Merci François-Marius Granet ; merci Marc Fumaroli ; merci Denis Coutagne ; et tous ceux qui ont concouru à tout le travail ayant mené à cette exposition, et à ce livre : quelles mines ! quels trésors ! vous nous offrez à « explorer » !

Et encore ceci, à propos de Rome et de ce qui y fut vécu _ et surtout fait, réalisé par Granet _, pour terminer sur lui et son rapport singulier (d’artiste) à Rome :

Rome, « cette terre que nous regrettons tous, où nous avons passé les plus beaux jours de notre vie«  (in la lettre n° 582, au classement d’Isabelle Neto, en date du 13 décembre 1834. Et encore « pour conclure ce chapitre » _ de l' »Adieu à Rome » _, poursuit Denis Coutagne, page 255, « encore une parole de notre homme. Nous la tirons d’une lettre adressée à Ingres, en mars 1835 ; Ingres tout nouveau directeur de l’Académie de France à Rome _ à la Villa Médicis _ : « Promettez-moi de penser quelquefois à votre vieil ami _ depuis les leçons de l’atelier de David, en 1798, puis « l’espace de travail » partagé (« jusqu’en 1800« ) « au couvent des Capucines, un couvent de la place Vendôme sécularisé pendant la Révolution et rendu accessible aux artistes » (page 124) _ au milieu de cette belle terre classique _ on notera l’expression de Granet _ où j’ai passé les plus doux moments de ma vie… lorsque vous serez avec notre Boguet, dites ensemble : si Granet était là ! » _ lettre de Granet à Paris, à Ingres à Rome, datée du 5 mars 1835…

Pour le reste _ la carrière, les établissements, la fortune, l’assise matérielle (socio-économique) de Granet _,  le 4 mai 1833, Granet dispose, en plus de son logement à l’Institut _ face à la Seine _ d’un logement à Versailles, à l’Hôtel du Grand-Contrôle ; et le 5 mai, Louis-Philippe crée le Musée historique de Versailles et en nomme Granet conservateur : il a en amitié cet homme et cet artiste discret…

La « quatrième période » (et finale) de « Vie pour la peinture » de Granet, après le chapitre « Le Difficile retour«  _ lui-même comportant deux moments :

_ « 1824-1829 : un retour durable en France »

et, « monteverdien », tel le sublime dernier air d’Ottavia (« Addio Roma !« ) juste avant le final du troisième et dernier acte de l’ultime opus, en 1642, de Claudio Monteverdi (« L’Incoronazione di Poppea« )_ par exemple chanté par Cathy Berberian dans la version dirigée par Nikolaus Harnoncourt, enregistrée en 1974, chez Teldec :

_ « 1829-1830 : l’Adieu à Rome » ;

un « final » de dix-neuf ans, au cours duquel Granet, en tant que peintre-créateur sur la scène officielle, surtout « se survit » : ce chapitre est intitulé :  « D’un roi, l’autre : Paris, Versailles, Aix-en-Provence ; ou l’apprentissage de la vieillesse« …

Mais, de même que « une rose d’automne est plus qu’une autre exquise« , ainsi que nous l’avons appris d’Agrippa d’Aubigné (en ses « Tragiques » : un sommet de la poésie française !) ;

quand, se libérant, en sa peinture même, des soucis d’exposition (de Salon) et de carrière _ désormais suffisamment assise pour l’essentiel _, le créateur ne peint _ à nouveau, comme en ses débuts à Rome _ que pour lui-même, en toute et souveraine liberté. Granet retrouve alors, en ces moments tout à lui, l’amplitude de la grâce et liberté « romaines » éprouvées _ à tous égards _ au temps de son arrivée (« été 1802 – automne 1804 » et « les années 1805-1809 ou l’enchantement » _ intitule ses chapitres Denis Coutagne), quand il allait « sur le motif » son simple petit carnet (à dessin) sous le bras, ou à la main _ celui-là même qu’il tient en sa main droite dans le célèbre et si beau portrait de lui-même par Ingres (en 1809) _, et qu’il s’est « donné », en « études« , de merveilleux « paysages » de lumière _ quasi sans « monuments » repérables, comme l’indique Denis Coutagne (et donc vierges de « clichés » _ « à touristes » faisant leur « tour« ) _, tels les « huiles sur papier marouflé sur toile« , de petites dimensions, qu’admire tant, et à si justes raisons, dans sa très belle préface (pages 9 à 11) Marc Fumaroli ; les « lavis d’encre brune, esquisses à la mine de plomb, sur papier collé« , « lavis d’encre grise« , « lavis de sépia« , « lavis de gris et de sépia« , « lavis de brun sur papier vergé« , etc…, « dessins à la plume grise« , et autres sublimes « aquarelles, lavis d’encre brune, esquisse à la mine de plomb, sur papier collé« , encore, de petites dimensions, que l’artiste conservait (comme la prunelle de ses yeux) par devers lui…

C’est ce « peintre de paysage« -là (l’expression de Denis Coutagne se trouve page 131) qui, de fait, et l’expression est encore faible, nous « enchante«  _ comme l’indique le magnifique titre, déjà souligné, de la page 117…

Cette « rose d’automne« , ensuite (et en fin), étant les « aquarelles de Paris et de Versailles«  (de petites dimensions _ de la page 269 à la page 291) : en hiver, surtout, et mélancoliques ; pas mal d’entre elles postérieures à la perte de l’ami Forbin… Qu’on s’y délecte. Ce sera mon mot _ trop long, encore _ de la fin.

Titus Curiosus, ce 15 août 2008

Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu

Encore deux remarques de commentaire :  l’une sur la taille des œuvres (et « études » !) de Granet ; l’autre sur ses autoportraits _ réels, ou « indirects » (et leur mise en scène « cléricale ») ; ce qui me permettra une hypothèse quant à la personnalité _ discrète et effacée ; pas du tout dans l’exhibitionnisme romantique de l’ego qui allait se déchaîner de son temps… Granet n’est pas un romantique.

La première portera sur la taille de ses tableaux. Les tableaux exposés au Salon, devaient affronter la _ redoutable _ concurrence à la quelle les soumettait l’accrochage tel qu’il se pratiquait alors, pour l’exposition au public : on en a une très bonne idée dans l’accrochage _ surchargé _ encore en cours aujourd’hui même à Rome dans les très riches (et superbes) galeries des palais Doria-Pamphili _ sur le Corso, juste en face du palais Mancini, où fut l’Académie de France à Rome entre 1725 et 1802 et l’échange, à rebondissements, des palais avec le grand-duc de Toscane, un Habsbourg-Lorraine, et le transfert dans la sublime Villa Médicis, sur le belvédère du Pincio _ ; et palais Colonna (le plus éblouissant salon de marbre et d’or de Rome : visitable le samedi matin seulement : c’est un enchantement !) : Piazza Colonna, tout près du débouché du Corso place de Venise, devant le Capitole… La taille des œuvres concerne le regard, la « focalisation » _ et l’approche toute physique : il doit s’ap-procher ! pour vraiment « voir » ! _ du « regardeur » : cela me rappelle les remarques de Bernard Plossu sur sa préférence, souvent, pour le petit format de tirage _ et d’exposition _ de ses photos ; et les pas de « rap-prochement », donc, demandés ainsi au « spectateur-regardeur » : une activité à plein temps ! Cf et Marie-José Mondzain, et Baldine Saint-Girons… Une certaine intimité est nécessaire pour cette activité pleine de « regard » _ pas passif ; pas « just a glimpse« , en passant, en courant _ tel celui du touriste pressé : serait-ce un pléonasme, à l’heure du marchandage des RTT ? Le temps de regarder et de vivre _ et celui de lire, aussi !… _ doit-il être objet de marchandage ?  Un minimum (et une qualité) d’attention _ « intensive« , j’ajoute _ est nécessaire pour entrer _ venir, s’introduire, en y étant si peu que ce soit invité _ dans l’intimité de l’auteur d’une œuvre et la connivence _ amicale : un minimum « empathique » _ avec lui… Sinon le passant trop rapide _ cf le merveilleux « A une passante » de Charles Baudelaire (dans « Les Fleurs du mal« ) _ ne « voit » rien, pour reprendre le mot du regretté Daniel Arasse _ « On n’y voit rien« , et le (magnifique et décisif : un must !) « Le Détail _ pour une histoire rapprochée de la peinture » : des urgences de lecture… Ainsi en va-t-il du tourisme pressé (par un temps calculé trop chichement) ; et qui se contente de reconnaître « vite fait, bien fait », les « clichés » (sommaires _ c’est un pléonasme) en cours : éculés, les « clichés »… Je vais y revenir en un prochain article sur le (excellent) travail de l’Office de Tourisme d’Aix _ et l’inventivité efficace de sa direction ; comme je l’ai promis dans mon article précédent « Parcours d’art à Aix (préambule)« .

Ma seconde remarque portera sur les 5 autoportraits de François-Marius Granet que j’ai recensés dans le « Une Vie pour la peinture » de Denis Coutagne _ + les 4 (très probablement d’autres m’ayant échappé…) autoportraits « déguisés », « indirects », dans lesquels l’auteur se « représente » _ se « figure » _ en prêtre ; ou, du moins, en costume ecclésiastique : deux de ces derniers sont des œuvres de très grand format (et magnifiques : tant la « Réception de cardinaux par une maîtrise à la villa du belvédère de Frascati » : 153 cm x 204 cm ; que « Le Cloître des Chartreux » : 198,8 cm x 271 cm), comportant un grand nombre de figures _ ce dont dépendait alors le prix de vente du tableau, comme à la Renaissance ! ; et deux de plus petit format (« La Confession« , en 1846 : 60 cm x 50 cm ; et « Granet en rédemptoriste » _ je doute que ce titre soit de la main de l’auteur, sans date : l’œuvre, toujours à Aix, appartient à une collection privée : par suite de legs personnels de Granet à ses très proches amis aixois ?) + enfin, la « Messe de funérailles«  de son épouse, Nena (ou « Magdeleine« , « morte à Paris en 1847« , comme cela est gravé au mur _ représentant la chapelle de Saint-Jean-de-la Pinette, qui doit accueillir leur double sépulture : Granet s’y représente priant, au pied de l’autel , sur le bord du tableau…

Les 5 autoportraits, s’étalant sur un grand espace de temps de la vie de leur auteur _ entre 1797, pour le premier, une huile sur toile de 39 x 28 cm : Granet est dans l’année de ses vingt-deux ans, et l’extrême fin de sa vie, « 1847- 1849 (?) », pour le dernier, une toute petite aquarelle de 11 x 14,6 cm _, nous offrent une très grande amplitude d’intimité, où nous reconnaissons _ à la seule exception du dernier (sans regard !) _ la même lueur inquiète et légèrement mouillée _ tendre _ du regard… Que sert _ et combien magnifiquement ! _ l’immense « Portrait de Granet » d’Ingres, en 1809 : Granet étant dans la plénitude « romaine » de ses trente-quatre ans. A part les belles mêches brunes, et les favoris bas, rien d’arrogant, ni d’assis ou trop assuré _ on est à mille lieues du portrait de M. Bertin (du même Jean-Auguste-Dominique Ingres), dans cette image de l’artiste : seulement la flamme tranquille/intranquille de la curiosité : vers quoi se tourne son regard ? et le cahier (portfolio) à son nom, sobrement tenu contre lui… Ainsi qu’un beau camée à son doigt. François-Marius Granet n’est pas un romantique. C’est seulement dans son activité de peintre _ « une vie pour la peinture« , en effet _ que Granet a tendu à « accomplir » son « faire« … Et c’est la lumière « trouvée » qui parle, alors, pour lui…

Et pour finir, une magnifique surprise, en inventoriant le fonds de ma bibliothèque : j’ai pu en exhumer, d’incroyable fraîcheur d’images _ et avec quelle richesse : 224 œuvres exposées _, le splendide catalogue « Paysages d’Italie _ les peintres du plein air (1780-1830)« , des expos au Grand-Palais à Paris (d’avril à juillet 2001) et au Palazzo di Te, à Mantoue (de septembre à décembre de la même année), édité par Electa et la RMN en mars 2001, par Anna Ottani Cavina, Vincent Pomarède et Stefano Tumidei : une merveille d’amoureuses recherche et érudition ! L’œuvre de Granet à Rome (et dans sa campagne) s’y trouve, par là, et en son « originalité », superbement « mise en perspective », parmi combien d’autres chefs d’œuvre ! et avec quelle profusion !… Et même, après une excellente notice (de Vincent Pomarède, page 121) consacrée à Jean-Antoine Constantin, le maître _ décisif en son impulsion et désir d’aller se confronter, là-bas, à la lumière de Rome _ de François-Marius Granet, j’ai pu découvrir deux très belles « Études de nuages » de ce maître aixois à « re-découvrir »…

Cécité et surdité, ou le caca-boudin du paresseux (à regarder, écouter, lire)

08août

 Sur la difficulté d’un regard objectif et libre sur le réel, sur les œuvres, sur les livres _ et les articles de blogs

Pour les dégâts
_ « dommage« , dis-tu, du blogueur (sectaire et aigri) hébergé par Le Monde (en date du 14 mai dernier) _
jusqu’aux USA,

ce matin,
je vais ici « répondre » au lecteur
_ il signe « Azer » _
de ce même article (« Probité et liberté de l’artiste« )
qui « se fend » de ce courrier magnifique :

« Qu’est-ce que c’est chiant !« 
Point final.

Mais de quoi parle-t-il donc, ce correspondant,
sinon de la misère de sa propre difficulté (voire incapacité) à lire
un minimum de complexité
du réel…

Car c’est lui qui _ doublement _ « SE fait chier«  par sa paresse (de penser)
et face à l’article
et face au réel…

Et qui _ le pensant, et le croyant (= « chiant !« ) _ « le » projette
_ comme c’est le fonctionnement primitif (= égo-centrique) de l’esprit _
sur l’article…

Je vais donc intituler ma réponse (sur le blog) : « le caca-boudin du paresseux« .

Lequel, paresseux, ne va pas plus loin sur le clavier

pour sa signature

que les 5 premières lettres (A-Z-E-R !),
tellement vaillant il est :

et qui butant sur le « TU »
_ ce n’est pas innocent du tout ! _
n’est même pas capable d’écrire encore « -TUYOP » (« Azertuyop »,
quand on va jusqu’au bout… de la première ligne du clavier) ;
et encore moins,
peut-être inculte qu’il serait (?),
« -BAÏDJAN » (« Azerbaïdjan »)…

Freud

_ consulter par exemple l’excellent « Vocabulaire de la Psychanalyse » de Laplanche et Pontalis (aux PUF) _

dirait que le malheureux
est resté figé
à la phase « SADIQUE-ANALE »

_ après la phase « ORALE » _
de la sexualité infantile :
la phase « CACA-BOUDIN« 
celle où le bébé se pose en s’opposant (à ses parents) ;
c’est aussi la phase du « NON »
à beaucoup de choses ;
oscillant selon les humeurs entre « faire plaisir » (complaire)
et malin plaisir à « emmerder »

C’est aussi une phase d’avarice
(et de constipation),
toujours selon Freud…

Sans accéder, ce malheureux « indiligent lecteur »

_ ainsi que l’apostrophe Montaigne (en son essai « De la vanité« , livre III, chapitre 9 des « Essais » :

« C’est l’indiligent lecteur, qui perd mon subject ; non pas moy » _

à la phase de la reconnaissance de la sexuation :
la phase « PHALLIQUE »,
avant

_ après une période
(dite aussi « âge de raison« ,
propice à l’apprentissage par l’éducation)
dite « DE LATENCE » des pulsions
(entre 5 et 12 ans) _ ;

avant la phase
_ adulte, au moment de la puberté _
« GÉNITALE » :
celle de la jouissance AVEC L’AUTRE, en son altérité…

Jouissance sereine
caractéristique de la normalité épanouie, selon Freud ;

les fixations pulsionnelles aux stades antérieurs (de la sexualité infantile)
caractérisant, elles, la névrose (pathologique)
que soignait, précisément, le Dr Freud…

Ici, on complétera (utilement) Siegmund Freud par Emmanuel Lévinas

_ par exemple dans « Totalité et infini » _,
à propos de l’expérience du
(mystère infini du)
visage…
Ce qu’est incapable de faire la perversion (clinique)
de la pornographie…

Ou du
« la tête sous l’oreiller« ,
comme disait un autre…

Bref, ce monsieur-là (« Qu’est-ce que C‘est chiant !« )
SE fait proprement « chier » LUI-MÊME :

par sa difficulté _ voire incapacité _ à entrer si peu que ce soit
dans l’analyse (et la compréhension : elles ont leurs conditions spécifiques) du RÉEL…

Il est comme l’ignorant
(qui ne réfléchit pas assez _ ça le fatigue ; et ça l’inquiète désagréablement)
ou l' »idiot« 
(lire Clément Rosset : « Le réel, traité de l’idiotie« , en 1977)
qui,
quand celui qui sait

(parce qu’il a un tant soit peu appris à ré-fléchir,
analyser
et comprendre enfin : ce n’est pas immédiatement immédiat _ ou d’emblée _, si j’ose dire)
montre la lune,
n’est capable, lui
_ qui ne sait pas _,
que de ne voir que
le doigt !

Voilà mon article _ soit « le caca-boudin du paresseux«  _ de réponse
à cette difficulté (voire incapacité) de lire
« Probité et liberté de l’artiste« …

Maintenant,
pour ce qui demeure À FAIRE,

il faut d’abord
ne pas simplement rester tétanisé,
mais
faire connaître LARGEMENT
cet article
de ce blog (sur mollat.com )
à ses amis et connaissances
(aux États-Unis, pour commencer :

où le site du Monde est lu ;

et pourquoi pas aussi celui _ http://blogamis.mollat.com/encherchantbien/ _ de la librairie Mollat ?) ;

et que ceux-ci,

amis et connaissances un peu instruits de la photographie,
RÉPONDENT
un peu plus sagacement que le minimal « AZER »
_ qui se contente

(en matière de signature

pour ne rien dire de la teneur de son « appréciation »)

des 5 premières lettres du clavier _,
tant il manque d’imagination (et de vaillance) ! _ ;
répondent, donc,

au blogueur méchamment sectaire hébergé par Le Monde en mai dernier…

Ce blog-ci s’enrichira ainsi d’échanges de qualité…
N »est-ce pas que je me suis laisser aller à désirer

dès mon article d’ouverture, « le carnet d’un curieux » ?…

Comment demeurer à ce point insensible
à la qualité du regard de « l’artiste« 

sur ce que
celui-ci sait si bien
montrer

(et d’abord regarder, voir, détecter,
de son regard _ photographique _ « probe » et « libre« )
du « Littoral des lacs » de Haute-Savoie !?!?!?

Et, en conséquence de quoi,
si bien faire découvrir
à leur tour
aux regardeurs « honnêtes » et « sans prévention« 
et de l’expo, à Annecy (à la galerie « Chambre claire« )
et du livre (édité par Images en manœuvre Éditions) :

ceux-là même que Marquis, en son mail du 6 juillet à 17h 13
(cf mon article
« de la critique musicale (et autres) : de l’ego à l’objet _ vers un “dialogue »
du 17 juillet)
qualifie d’« êtres
qui reçoivent
(les œuvres d’art : c’est un « accueil » !)
sans prévention, sans malignité,
avec un cœur et un esprit libres et ouverts
« 
.

La formule de Marquis
est magnifique de justesse.
Elle doit être LARGEMENT MÉ
DITÉE, de par le monde,
et aux Etats-Unis aussi.

Car cela
(« un cœur et un esprit libres et ouverts« )
se forme et s’apprend ;
ou se dé-forme et se perd : à l’usage…

Bref,
il me semble que la priorité

est qu’il faut faire largement connaître cet article « Probité et liberté de l’artiste » (de réplique) de ce blog-ci sur mollat.com ;

et susciter de vraies réponses un peu sagaces

sur le fond même du débat
(et du livre « Littoral des lacs« )
sur le blog mollat.com lui-même…


A vos plumes !
A vos claviers !

Et un peu plus loin que A, Z, E, et R…

ou même T, U, Y, O, et P…

Titus Curiosus, ce 8 août

Continuer d’apprendre à marcher

07août

Sur « Éloge de la marche » de David Le Breton (aux Editions Métailié, paru en mai 2000)

J’achève à l’instant « Éloge de la marche » de David Le Breton
avec une très vive satisfaction.

D’abord, déjà, d’un titre aussi juste : remercier (par l' »éloge » !) pareille activité _ qu’est « marcher » _

comme une des grâces du bien vivre

Mais qui doit cependant _ ce « marcher » _ « se cultiver« ,
dans une civilisation qui incline fortement à la paresse, à la passivité
(et à la lâcheté).

Nous retrouvons ici
et Kant (« Qu’est-ce que les Lumières ? » en 1784)
et Bernard Stiegler (« Prendre soin _ de la jeunesse et des générations« ) :
toujours autour de la question de la hiérarchie (contre la confusion _ et l’inversion) des moyens et des fins
pour ce qui concerne le devenir
et de l’individu humain
(ou « non in-humain« ,
ainsi que le précise justement Bernard Stiegler)
et de l’humanité,
en son devenir historique et civilisationnel
(face à la tentation
_ cf Nietzsche, le discours du sur-humain, et du « dernier homme« , au Prologue d' »Ainsi parlait Zarathoustra » _
du nihilisme :
ah ! la jouissance sauvagement « inculte »
et « barbare » (cf Michel Henry : « La Barbarie« , en 1987)
du détruire, du ruiner,
et de se détruire _ et de se suicider…)…

« Le corps,
dit David Le Breton page 13,
est un reste contre quoi se heurte la modernité _ technicienne, mécanique, motorique : par les prodiges d’ automatisation de l’ingénierie technologique, procurant au corps mille prothèses qui finissent par nous le rendre inutile, encombrant, obsolète dans le moindre de ses anciens gestes et efforts : à quoi bon se fatiguer quand la machine (voiture, ascenseur, escalator : on vient s’y figer…) vous porte, transporte, jusqu’à vous remplacer vous-même en tant que simple moyen (pour d’autres _ voire, et c’est là le comble du raffinement ! _ pour soi) ? Ainsi en 1999, David Le Breton a-t-il pu écrire un « Adieu au corps« …

(…) Cet effacement (du corps) limite son champ d’action sur le réel,
diminue le sentiment de consistance du moi,
affaiblit sa connaissance des choses.

(…) Les pieds servent davantage à conduire des voitures
ou à soutenir le piéton quand il se fige sur l’escalator

_ ce qui me peine considérablement chaque fois, mais oui !
par tout ce que cela implique du rapport de soi au vivre _
ou le trottoir,
transformant la majorité de leurs usagers

_ de ces pieds _
en infirmes
_ rien moins ! _
dont le corps ne sert plus à rien, sinon à leur gâcher la vie » (page 13, donc) !


Avec ce versant positif-ci, page 14 :
« Les marcheurs
_ eux, dans le monde contemporain, rappelle David Le Breton _
sont des individus singuliers
qui acceptent des heures
et des jours
de sortir de leur voiture pour s’aventurer corporellement dans la nudité du monde.

La marche est le triomphe du corps _ et de la « sensorialité« , ré-activée alors _ selon le degré de liberté _ d’initiative et de fantaisie re-trouvée (des jeux de l’enfance) _ du marcheur. »

Et page 15 :
« Jouissance du temps, des lieux,
la marche est une dérobade, un pied de nez à la modernité
(motorisée et stipendiée).
Elle est un chemin de traverse dans le rythme effréné de nos vies,
une manière propice de prendre de la distance.
« 

Avec ce mode d’emploi-ci, page 16 :
« Mon intention _ d’auteur, précise-t-il, liminairement à son propos _ est de parler de la marche consentie plaisir au ventre,
celle qui sollicite la rencontre,
la conversation,
la jouissance du temps,
la liberté
_ ou fantaisie re-gagnée, j’y insiste _ de s’arrêter ou de continuer le chemin.

Invitation au plaisir _ gratuit _,
et non guide
_ à suivre, copier, imiter _ pour bien faire.
Jubilation tranquille de penser et de marcher
 »
_ les deux allant l’amble…

« Il s’agit seulement
_ en ce petit livre, donc _
de marcher ensemble
_ auteur et lecteur _
et d’échanger
_ en le dialogue actif et amical de l’écriture et de la lecture _
des impressions
_ ouvertes _
comme si nous étions autour d’une bonne table dans une auberge du bord de route,
quand la fatigue et le vin délient les langues
 » :
ainsi, me souviens-je d’un périple
_ à vélo, il est vrai, l’été 1969, sur le chemin de Saint-Jacques (l’année de « La Voie lactée« , de Luis Buñuel) _,
où nous avons dîné deux fois, dans une semblable auberge « du bord de route« , à Deva, en Guipuzcoa,
rien que pour le plaisir de partager notre bonne humeur avec la bonne humeur de convives venant de s’attabler
alors que nous achevions, bien malencontreusement (d’abord _ mais qu’à cela ne tienne ! cela fut vite « réparé » !), notre dessert…

J’admire l’écriture de David Le Breton,
tant pour ce qu’il dit du « fond » des choses
_ et c’est bien du « fondamental » (ou « élémentaire » : c’est le titre du chapitre page 74) qu’il s’agit ici : par le corps, et l’usage ouvert et lucide des sens
(ou « sensorialité » : le mot se trouve dès la seconde phrase, page 11 ;

et encore à la dernière page, au pluriel, cette fois : à propos « d’autres provisions d’images et de sensorialités« , quand « heureusement nous repartirons en balades dans les villes du monde, les montagnes, les déserts« , page 168) ;

et c’est bien du « fondamental » qu’il s’agit, en effet, ici : se repérer _ un minimum _
afin de vivre,
survivre
et d’abord bien vivre (ou vivre au mieux, vivre plus pleinement) ;
que par la méthode : tissant _ magnifiquement _ sa réflexion à celles d’auteurs
dont il se réjouit de citer les belles et justes paroles
, en leur « jus »,
dans le rythme de leur écriture originale (= leurs phrases, leur phraser ;
c’est-à-dire le souffle syncopé de leur respiration.
Ou le génie poétique,
qui se déploie lui-même en une marche,
en quelque sorte, pas après pas posé (ou dansé) sur le sol ;
les pas frappant ce sol,
selon la tonalité diversifiée et le grain du terrain…).

Ce qui donne, pages 16 et 17 : « Balade en toute simplicité
et en bonne compagnie
où il importe aussi
à l’auteur de dire son plaisir non seulement de la marche
mais aussi de maintes lectures
et le sentiment constant
_ la phrase le marque bien _ que toute écriture
est nourrie de celle des autres
et qu’il est légitime
dans un texte de rappeler
cette dette de jubilation

_ ô la belle et juste expression ! _
qui alimente souvent la plume _ et le penser juste et inspiré _ de l’écrivain« .

Avec cette dernière phrase pour conclure (page 17) cette « ouverture », intitulée « Seuil du chemin«  :
« Pour le reste,
ce sont des souvenirs qui défilent,
des impressions,
des rencontres
_ oui ! _,
des conversations à la fois essentielles et dérisoires
_ comme c’est la loi, cela se découvre, pour le « fondamental » _,
en un mot
_ et ce sera le titre d’un livre ultérieur
(en février 2006 _ et sous-titré « Une anthropologie des sens » : j’y adhère pleinement !)
de David Le Breton _
la saveur du monde« .

A propos de « l‘élémentaire » re-trouvé
_ comme le temps chez Proust (dans « Le Temps retrouvé« , au final de « la Recherche« ) _
par l’exercice effectif
_ et on s’en rend on ne peut plus physiquement et physiologiquement compte _
de la marche,
ces quelques remarques-ci, page 74 :
« La relation au paysage est toujours une affectivité à l’œuvre
_ mais oui : elle travaille, et elle crée _
avant d’être _ rien que _ un regard _ détaché du contexte
(just a glimpse).
Chaque espace
_ et son génie
(de lieu : genius loci)
ainsi manifesté,
consentant à nous adresser un petit signe, discret, de connivence véridique _
contient en puissance des révélations
_ rien moins _
multiples
_ polyformes _,
c’est pourquoi aucune exploration n’épuise jamais
un paysage ou une ville

_ et ses ressources (ou trésor) de sens, à l’infini.
On ne se lasse que de vivre » _ tiens donc !
Et voici bientôt le crucial :
« La marche est confrontation
_ de visages qui se regardent, aussi, et enfin, presque de face : en confiance _
à l’élémentaire,
elle est tellurique
et si elle mobilise un ordre social marqué dans la nature
(routes, sentiers, auberges, signes d’orientation, etc.),
elle est aussi immersion
_ ou bain _ dans l’espace,
non seulement sociologie,
mais aussi géographie
_ corps de la terre-mère _
météorologie,
écologie,
physiologie,
gastronomie,
etc.
 » _ tout ce qui tient au lieu.

Avec cette conclusion provisoire :
« En le soumettant à la nudité du monde

Sans titre © Bernard Plossu

_ cf le merveilleux « L’Usage du monde » de Nicolas Bouvier, sur son voyage initial de juin 1953 (au départ de Belgrade) à décembre 1954 (à l’arrivée au Pakistan) _,
elle sollicite en l’homme le sentiment du sacré.« 
David Le Breton le précise ainsi :
« Emerveillement _ au sens propre _ de sentir l’odeur des pins chauffés par le soleil,
de voir
_ simplement voir (= rece-voir, ici, accueillir) _ un ruisseau couler à travers champ,
une gravière abandonnée avec son eau limpide au milieu de la forêt,
un cerf s’arrêter dans la futaie pour regarder passer les intrus.
La tradition orientale parle du
darshana d’un homme ou d’un lieu
pour désigner
un don de présence,
une
aura
qui transforme
_ en se donnant (cela devient rare en un monde marchandisé) _

ceux qui en sont les témoins
_ soit une éducation ; et un soin _,
pages 74 et 75.

Quatre grandes parties pour cet « Éloge de la marche » : la première (et principale)
intitulée « le Goût de la marche« 
(de la page 18 _ « Marcher » _ à la page 99 _ « La réduction du monde où marcher« )
concerne la randonnée pédestre par les bois, par les champs, par les plaines, par les montagnes,
sac au dos.
J’énumère pour le plaisir ses têtes de chapitre :
« Marcher ; le premier pas ; la royauté du temps ; le corps ; bagages ; seul ou à plusieurs ; blessures ; dormir ; silence ; chanter ; de longues marches immobiles ; ouverture au monde ; les noms ; la comédie du monde ; l’élémentaire ; animaux ; l’obliquité sociale ; promenades ; écrire le voyage ; la réduction du monde où marcher« .

La seconde,
tel un intermède
_ peut-être un peu « expédié » : mais ce sont là des cas-limites (ou « héroïques ») _,
de la page 100 à la page 120,
intitulée « Marcheurs d’horizon« ,
concerne des « marches extrêmes« , pour la vie (sauver sa peau),
ou pour l’exploit _ quand il y avait encore des « explorateurs » :
autour de 4 exemples :
Cabeza de Vaca (« des côtes de Floride à celles du Pacifique« , page 101),
René Caillé (« vers Tombouctou« , page 102),
Richard Burton (et John Speke : « en quête des sources du Nil » blanc, page 109)
et Michel Vieuchange (vers Smara : « une ville mythique, abandonnée, au coeur du désert et du danger« , en Mauritanie, page 117) ;
Soit, pour les dates _ et les époques :
_ 1527-1537 ;
_ 19 avril 1827 – 20 avril 1828 – et à Tanger le 7 septembre ;
_ 1857 – 1863 ;
_ septembre 1929 – 2 novembre 1930 – et (bref) retour.

David Le Breton aurait pu citer aussi,
dans le genre
(de celle de Cabeza de Vaca)
les « marches de la mort » _ hors « les camps » _ de 1945 :
celle de Robert Antelme, par exemple (dans « L’Espèce humaine« )
ou celle _ via la Russie _ que racontera Primo Levi dans « La trêve« …

La troisième, très belle et très juste, à nouveau,
bien qu’un peu « rapide » _ elle aurait mérité plus ample « développement » _
de la page 121 à la page 146,
s’intitule « Marche urbaine« 
_ et c’est celle qui, personnellement, me passionne.
Ses têtes de chapitre :
« Le corps de la ville » (de la page 121 à la page 132);
« Rythmes de marche » (de la page 132 à la page 135) ;
« Entendre » ; « Voir » ; « Sentir » ; « Humer » (de la page 135 à la page 146)

appellent bien des commentaires…


Une dernière partie, comme en appendice « spirituel »,
s’intitule « Spiritualités de la marche«  (de la page 147 à la page 166) ;
avec comme têtes de chapitre : « Itinérances spirituelles » ; « Marcher avec les dieux » ; « La marche comme renaissance » : car « dans la trame du chemin » peut « se retrouver le fil de l’existence« … (page 166)


Et une rapide conclusion de 2 pages (167 et 168) : « La Fin du voyage«  :
« Le voyage nous fait et nous défait ; il nous invente« .
Et « nous repartirons en balades dans les villes du monde,
les forêts, les montagnes, les déserts

_ wilderness, dit, après d’autres, Catherine Larère (c’était le vendredi 28 mars dans la salle des Actes de l’Université Bordeaux3-Michel-de-Montaigne, je l’ai écouté le développer, autour d’Emerson, et Thoreau, et John Muir, et Aldo Leopold : « Almanach d’un comté des sables« , etc… : c’était en un colloque sur le « sauvage » organisé par Bruce Bégout et Barbara Stiegler) _,
pour d’autres provisions d’images et de sensorialités _ oui ! _,
découvrir d’autres lieux et d’autres visages _ ne sont-ils pas étonnamment liés ? _,
chercher prétexte à écrire, renouveler notre regard, sans jamais oublier que la terre est faite pour les pieds plutôt que pour les pneus
et que tant que nous avons un corps
il convient de s’en servir
« .
Et, passé une phrase : « dans la jubilation d’être venu là.
Les sentiers, la terre, le sable,
les bords de mer,
même la boue ou les rochers,
sont à la mesure du corps
et du frémissement d’exister
« .

Merci à David Le Breton de ce généreux et salubre (r-)appel…

Titus Curiosus, le 5 août 2008

Sans Titre - © Bernard Plossu

Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu

Articles « en souffrance » : un inventaire « à la Prévert »…

07août

 En une sorte d’inventaire « à la Prévert« , voici un premier _ très provisoire et bien incomplet, déjà _
catalogue d’articles « en souffrance », que je me promets de rédiger, rapidement, mais dans des conditions minimales (= « élémentaires« ) de « soin »…

Car je me suis promis, en effet, de rédiger bien des articles
sans m’être trouvé en situation de le « réaliser » dans des conditions satisfaisantes
de concentration (pour l’inspiration de leur « écriture ») : en voici un premier « inventaire » provisoire
(et déjà très incomplet).

A savoir :

_ d’abord, et à tout seigneur, tout honneur,
ce qui aurait dû être le tout premier vrai article
_ à part celui de « présentation » du blog (« le carnet d’un curieux« ) :
l’article sur ce monument (de vérité et de grandeur) que sont  « Les Années d’extermination« ,
le tome second de « L’Allemagne nazie et les Juifs »
de Saul Friedländer (aux Editions du Seuil, en février 2008) :
un chef d’œuvre _ et quel Chef d’Œuvre ! _ pour comprendre « vraiment » (avec la gamme prodigieusement restituée et commentée des « témoignages » _ des victimes qui ont pu « s’exprimer » _, tout particulièrement : par là, cet ouvrage est tout simplement irremplaçable !) ; pour comprendre « vraiment » le sens de la modernité

_ quelques articles de musique :

_ le CD Alpha 128 « Trios pour Nicolaus Esterhazy » de Joseph Haydn, par l’ensemble Rincontro (les excellents Pablo Valetti, Patricia Gagnon et Petr Skalka) :

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une merveille de « musique domestique« ,
c’est-à-dire d’intimité,
restituée et offerte (comme un cadeau tout simple mais rare, en son incroyable « finesse »)
telle qu’elle se pratiqua à la fin du XVIIIème siècle, en l’occurrence,
loin des salles et scènes de concert (et des publics bruyants)…
Soit tout un pan de musique révélé
_ rendu : restitué et offert, donc _,
et combien merveilleusement (expression oxymorique).
Une très grande chose, qui ne se découvre pas à la première audition :
à la seconde seulement ! Il faut lui prêter un minimum son écoute : en retour,

c’est tout un monde qui nous est ici, par ce CD, « donné » à écouter partager :
comme si nous nous tenions sur le seuil de cette petite pièce où le prince et ses amis (ou musiciens) « jouent » entre eux et pour eux…

_ un article « Alexandre Nikolaïevitch Scriabine »,
à partir du coffret _ quel trésor ! _ Vladimir Sofronitzky :
« Historical Russian Archives Vladimir Sofronitzky Edition :
Scriabin, Chopin, Rachmaninoff, Schumann, Schubert, Liszt, a. o.
« 

de 9 CDs , chez Brilliant Classics ;
ainsi que de l’album époustouflant « Scriabine »
par le jeune enflammé et enflammant Andrei Korobeinikov, chez Mirare
:

scriabine-mir061-couv-rvb-vignette.jpg

constitué des « Sonates » n°4, 5, 8 et 9,
et des « Deux Poèmes » opus 32, 69 et 71,
ainsi que du « Poème Vers la flamme » opus 72 :
de la braise !..
La confrontation de cet album enthousiasmant (de feu !)
avec la grâce soyeuse, veloutée, et infinie, du jeu de Vladimir Sofronitsky
est un cadeau du ciel.


_ le coffret « Zoltán Kocsis plays Bartók » (chez Philips),
que j’attendais depuis un bon moment
_ après l’écoute l’années dernière des « Debussy » de Kocsis (toujours chez Philips) _,
et qui est une merveilleuse d’interprétation
(de probité et parfaite musicalité
:
comme si il n’y avait rien à ajouter, ni à retrancher : la grâce !)
d’un des compositeurs, lui-même, les plus grands (bouleversant !) du XXème siècle :
et c’est un euphémisme…

Qu’on écoute, par exemple, « For Children » !

A thésauriser, pour le ré-écouter très souvent…

_ et, pour clôturer très provisoirement cet inventaire « musical »
« L’Entretien des Dieux _ Jacques Champion de Chambonnières, Jean Henry d’Anglebert, François Couperin« , par le jeune et très talentueux Aurélien Delage,

sur un clavecin d’Emile Jobin d’après Tibaut de Toulouse (1691),

CD distribué
(au compte-gouttes : chaque exemplaire est numéroté ; le mien porte le numéro 027)
par « Les Chants de la Dore » :
une réussite épatante de ce qui est parmi le plus difficile à réussir du si fragile et si « parfait » répertoire français
baroque (ou classique ?)
,
si allègrement massacré
(expédié sans assez de « soin » la plupart du temps
_ comme, un peu plus tard, après François Couperin, l’interprétation du théâtre de Marivaux, lequel en donne une sorte d’équivalent « dramatique » pour la profondeur en finesse et la légèreté en gravité)
par la plupart des interprètes clavecinistes
_ à l’exception, toutefois, et du merveilleux Pierre Hantaï, tout récemment (Mirare 027 : « Pièces de clavecin« )

hantai-mir027-couperin-72.jpg

la-sultannebig.JPG

et de la « toute bonne » Elisabeth Joyé (« La Sultanne » _ CD Alpha 062),

telle une petite cousine (en esprit) de cette famille Couperin,
dont la dernière représentante a (peut-être) utilisé les lettres (jusqu’alors conservées) de Jean-Sébastien Bach à son aïeul François Couperin
pour recouvrir des pots de confiture,
comme une tradition le perpétue « joliment »…

Salut Pierre, salut Elisabeth…


Puis, trois articles sur des albums de photos :
le sublimement déchirant « Invasion Prague 68 » de Joseph Koudelka (chez Tana Editions) : un must (s’y précipiter ! et qu’au moins la manie française des anniversaires serve à cela…) ;
et le très grand « The Americans » de Robert Frank (dans sa réédition _ très précieuse _ par Steidl) ;
et aussi, bien sûr, un article de présentation de l’album (inédit en France) prodigieux de beauté plossuïenne « Attraverso Milano »
(édité, avec textes en italien et en anglais, par Electa)
,
dont je n’ai commenté jusqu’ici sur ce blog que la photo (extraordinaire) du carton d’invitation…

Et des articles sur divers textes philosophiques,
dont, d’abord, celui sur le très important « L’Acte esthétique » de Baldine Saint-Girons (publié par Klincksieck) : pour mieux analyser _ avec quelle finesse et quelle profondeur ! _ notre rapport (d’humains un peu plus et mieux « humains » _ ou moins in-humains) et aux œuvres, et aux paysages… Que la formidablement généreuse vitalité _ et justesse _ d’écriture de son auteur fasse des émules…

Titus Curiosus, ce 7 août

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