Archives du mois de septembre 2008

L’agudezza du temps juste : art rare et ô combien précieux !

30sept

Sur un très joli petit livre  : « Léonard et Machiavel« , de Patrick Boucheron, aux Éditions Verdier, en juillet 2008,
au style particulièrement enlevé,
précis dans la richesse (on ne peut mieux documentée) de ses détails
érudits et parfaitement judicieux :
sur l’art _ et le terme est grossier _ du temps juste, tempo giusto ;

et tout à fait élégant d’écriture
_ un beau plaisir de lecture,
associé à la parfaite justesse de la précision de la connaissance
de ces deux grands esprits, on ne peut mieux originaux,

et « géniaux » ,

en leurs déjà divers et multiples genres,
chacun d’eux, Nicolas (Machiavel) et Léonard (de Vinci) _ ,

sur la rencontre
_ en plusieurs occurrences de temps
(entre juin 1502 et mai 1506)
et de lieux (Urbino et Florence surtout,
mais aussi, et entre autres, Imola, Cesena, le siège de Pise)  _
de deux génies d’une parfaite finesse _ agudezza _ (de vue)
Nicolas Machiavel, l’auteur du premier grand traité politique moderne _ « Le Prince«  écrit par lui en 1516 _,
et Léonard de Vinci, génie polyforme, mais sans doute d’abord du trait de dessin du pris au vif…

un livre sur l’art des détails justes _ en politique
(ou art de la prise, dans la guerre de mouvement, de « surprise » foudroyante de l’adversaire, trop lent, lui, trop engoncé en ses habitudes)
comme en « ingénierie »
: efficaces quant à leur prise (et saisie, donc) sur le « réel »…

Une affaire, toujours, de « rythme »…

Je cite, page 64 :
« Vont-ils se parler ? Léonard de Vinci a rejoint César Borgia à Imola depuis la fin de l’été _ 1502 _, et Machiavel ne quittera le Valentinois que le 23 janvier 1503.
Les voici enfin
_ pour l’enquêteur qu’est Patrick Boucheron _ réunis,
et pour de longs mois.
Mais pourquoi dire enfin ?
Qui s’en impatientait, sinon peut-être
  _ dit finement l’auteur _ le lecteur de cette histoire ? Machiavel et Léonard de Vinci se sont certainement rencontrés, longtemps,
ils se sont très certainement parlé, souvent
_ nous allons, nous aussi, le découvrir, en cette enquête minutieuse, qu’est ce petit livre de 153 pages…

Les échos de ces conversations se retrouveront, plus tard, dans des projets communs

_ une entreprise (titanesque ?) de dérivation de l’Arno en amont de Pise (qu’il faudrait prendre, ou « noyer »…) ;

la décoration (célébrissime : représentant « la Bataille d’Anghiari« , commandée par le gonfalonnier de justice _ à vie _ Piero Soderini) de la salle du Grand Conseil du palais de la Seigneurie, à Florence _

qui ne seraient guère compréhensibles sans cette connaissance préalable qu’ils firent l’un de l’autre«  _ c’est là la base du très joli travail de Patrick Boucheron ici.

« Il y sera aussi question de fleuve et de fortune,
de guerre et de pouvoir,

de la façon de voir le monde tel qu’il est

_ et combien c’est là un exploit rare, car si difficile  !.. _
et d’en saisir le rythme« 

_ voilà bien le point décisif (vital, ou mortel, comme on voudra dire) !


Soit un livre sur « la nouvelle qualité des temps«  _ en ce tournant (juin 1502 – mai 1506) entre Quattrocento et Renaissance : cette belle expression de Patrick Boucheron
se trouve _ et détaillée _ page 50.

« Nul fragment du monde n’est négligeable pourvu qu’on le regarde intensément« ,

peut-on lire page 25 :

une parfaite citation
pour illustrer ce que j’appelle
, quant à moi, en mon petit « atelier » (de ce blog),
ma méthode « attentive intensive » ;

méthode (d’attention) dont je trouve, aussi, le modèle (intensif) chez un Montaigne…

Un livre _ sur la curiosité et la recherche _ à lire avec beaucoup de plaisir,

et même de joie (pure),

Titus Curiosus, ce 30 septembre 2008

Filiation, guerre, sexe, Histoire : la valse plutôt tragique d’Eros et Thanatos (1)

28sept

Première partie

_ sur « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern (aux Éditions Sabine Wespieser) _

d’une méditation sur des œuvres (romans ?) de refus de la filiation :

« Zone » de Mathias Énard (aux Éditions Actes-Sud),

« L’heure de la fermeture dans les jardins d’Occident » de Bruno de Cessole (aux Éditions de La Différence)

et « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern (aux Éditions Sabine Wespieser)

_ par lequel (roman) je commencerai, donc, ici ;

et par rapport à « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertész (aux Éditions Actes-Sud et Babel)… :

soit,

pour les présenter rapidement ici un peu,

l’immense _ et sublime _« Zone » de Mathias Enard _ cf mon article précédent « Emerger enfin du choix d’Achille » _
aux Éditions Actes Sud ;

l’intéressant mais finalement encore un peu trop chichiteux, sans assez de folie (= de folie de style ! trop « léché » !… trop à la mode « Académie française » : de bon ton…) « L’heure de la fermeture dans les jardins d’Occident » de Bruno de Cessole _ cf mon article « rue de Tournon… » _
aux Éditions de la Différence ;

et le pas vraiment « écrit » (hélas ! et pas assez « décoincé »,  du moins à mon goût !) « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern _ cf mon article « patience et battons les cartes _ l’excellent blog de Pierre Assouline » _
aux Éditions Sabine Wespieser ;

sur ce défaut _ rédhibitoire _ de style, je retiens la parfaite formule d’un correspondant, Kohnliliom, en commentaire, le 25 septembre, d' »Emerger enfin du choix d’Achille » : « Il faut pour écrire plonger en soi et ne pas se soucier des caméras«  braquées _ ou pas _ sur soi…

Ou celle de Nietzsche en 1883, en son style pugnace et presque désespéré _ « à coups de marteau » _, dans le chapitre « Lire et écrire » de son « Ainsi parlait Zarathoustra » :

« De tout ce qui est écrit, je ne lis que ce quelqu’un écrit avec son sang. Écris avec ton sang, et tu verras que le sang est esprit.

Il n’est guère facile de comprendre le sang d’autrui : je hais les oisifs qui lisent.

Celui qui connaît le lecteur, celui-là ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs _ et l’esprit lui-même va se mettre à puer« …

tous ces livres-ci,

celui de Mathias Énard,

celui de Bruno de Cessole,

celui de Jean Mattern,

dans le sillage de « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertész



Afin de ponctuer davantage mon tout dernier article (« Emerger enfin du choix d’Achille« ) à propos du très grand « Zone« ,
je voudrais, ainsi, mettre ici ce magnifique « Zone » en perspective


et cela, à propos du refus de la filiation (sur le versant de la paternité : à désirer et assumer)

_ et à propos, aussi, de ces « sujets » majeurs _ et « tissés serré » entre eux _, que sont la guerre, « le » sexe et l’Histoire _

avec quelques œuvres (romans ? assez autobiographiques…) pratiquant elles aussi, donc, le récit _ centré sur un protagoniste principal, voire narrateur à la première personne _ d’un pareil « refus », masculin : de paternité et descendance ;

les  situant, par ce trait précis-là du refus d’être père,

dans le sillage _ surtout, à mes yeux _ du grand Imre Kertész

_ même si « Kaddish, prière pour l’enfant qui ne naîtra pas » est peut-être de tous les livres de Kertész parus jusqu’ici en français
celui que personnellement je goûte

_ tout étant ici fort relatif : Kertész est un auteur « de génie » ! _

le moins ;

et livre qui pourtant

_ mais est-ce vraiment un paradoxe ? _

d’entre les siens

a rencontré le plus de succès en France :

impayable lectorat français !!!

(ou éditeurs parisiens germano-pratins ?) :

pas assez sensible(s) à l’authentique altérité ! pas assez curieux de cette altérité, justement !..

Peut-être parce que Kertész
sortait alors lui-même, en 1989, de sa propre lecture du très grand _ un « génie », lui aussi ! _, Thomas Bernhard ;

et que ce livre-là, « Kaddish« , en restait _ à mon goût _ un peu trop imprégné :
dois-je ajouter que j’adore _ et le mot est encore bien faible !!! _ Thomas Bernhard ?

A commencer par, en toute priorité, l’autobiographie (bernhardienne) :

quelle splendeur ! quelle rare œuvre avec si puissante force de vérité !

on comprend qu’elle ait pu « toucher »

_ jusqu’à peut-être (un peu trop) « imprégner » (= sans qu’il réussisse à s’en détacher avec assez de souveraineté) _

même un auteur lui-même aussi « génial » tel que l’immense Imre Kertész (en personne !!!) ;

ainsi que tout le dernier (sublime !) volet de l’œuvre bernhardien : « Des Arbres à abattre« , « Extinction« , etc…

et encore aussi « Maîtres anciens« , et « Le Neveu de Wittgenstein« , parmi les plus « immenses » ;

sans compter tout le « terrible » théâtre : par exemple « Minetti » ou « Le faiseur de théâtre« …

Mais passé ce moment (de légère faiblesse : un peu trop « bernhardien » probablement, au détriment du proprement « kertészien ») de « Kaddish« ,
Imre Kertész est (re-)devenu pleinement « kertészien », pour de nouvelles « métamorphoses«  _ cf déjà « Un autre_ chronique d’une métamorphose » _ ;

lire surtout
en, superbe de grandeur, contrexemple d’échec de « métamorphoses » des protagonistes du récit (ou de la pièce de théâtre)

le sublimissime « Liquidation » _ le (re-)dirai-je jamais assez ?!..

Tout Kertész, publié en traduction française aux Éditions Actes-Sud, étant peu à peu disponible en collection de poche Babel…

Si je devais en choisir une illustration picturale,

plus encore qu’un Égon Schiele _ viennois _,

je pourrais élire un Lucian Freud,

un « métamorphosé » londonien de Vienne _ encore ! _,

via père et grand-père paternel transbahutés

par quelques trains d’exil…

J’en profite pour rappeler mon impatience de voir enfin paraître en français

une traduction du kertészien  « Journal de galère » _ des si longues années « sous » la botte stalinienne de Budapest et de la Hongrie, avant octobre-novembre 1989 ;

de même que les divers « Essais » d’Imre Kertész,

qui paraissent régulièrement uns à uns en Allemagne,

et pas en France :

le lectorat allemand et les éditeurs allemands _ associés _ faisant preuve d’une immensément plus grande et intense curiosité

que le lectorat français

ou/et le petit monde éditorial (germano-pratin, surtout)…

Soit, probablement,

si je m’interroge un peu (et « creuse ») sur les responsabilités d’un tel « état de choses »,

le côté « superficiel niais » de la bienheureuse et vivante, par ailleurs, « légèreté française »

_ par exemple, la belle légèreté pétillante d’un Diderot :

lire les merveilleusement virevoltantes « Lettres à Sophie Volland« …

Les Éditions « Actes-Sud » « résidant », elles, à Arles ;

et « Verdier », à Lagrasse ;

et « Le Temps qu’il fait », à Cognac…

Sans parler de « William Blake and Co », par exemple, à Bordeaux…

Fin de l’incise sur l’impatience de lire davantage de « grands livres » de « grands auteurs »…


Donc, j’en viens au fait du refus de la paternité _ et de sa descendance _ comme un symptôme des temps qui courent, un trait révélateur de ce qui tourne, perce et advient dans l' »air du temps »…

Dans le cas du roman « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern,

auquel est consacrée cette première partie de ma méditation-article-ci,

comment se présente le refus d’assumer la paternité

de la part du narrateur en première personne, Gabriel

_ le mal nommé: il est aux antipodes d’annoncer

non seulement la bonne nouvelle ;

mais d’annoncer quoi que ce soit :

il se réfugie dans le silence de la fuite ;

et se volatilise carrément, jusqu’à la tentation d’« un nouveau départ« ,

d’« une autre vie« ,

par « une nouvelle porte« , vers « un autre chemin« , page 133,

« par vingt-cinq heures de jeûne, pour commencer, et pas de réveillon.

Une kippa à la place des confettis et des serpentins. Une prière

plutôt que ces résolutions mondaines prises quelques minutes avant minuit

et vite oubliées _ et peut-être un nouveau départ« , pages 132-133) ?..

C’est ce dispositif du « refus de paternité »

que nous nous proposons de dégager ici, en notre « lecture » des « Bains de Kiraly« …

Le narrateur s’est mis aussi à l’écriture

_ de ce que nous lisons :

comme si nous étions, bien plus tard, son fils…

« Cela va faire un an » qu’il a fui son chez lui pour « ce meublé sinistre dans le quartier de Golders Green _ à Londres _ qui (lui) sert de cache : je ne sais pas si c’est la honte ou la fatigue qui m’a poussé à m’y réfugier, ou la lâcheté » (écrit le narrateur, page 13). Mais Gabriel n’est en rien quitte des conséquences de ce « départ » :

« Léo occupe mon esprit, mes pensées. Ma trahison envers lui m’empêche de dormir« , écrit-il page 131.

Et aussi, immédiatement à la suite : « Seulement, Laura est la mère de mon enfant _ qui vient d’avoir sept mois. Elle détient les clés d’une autre vie dont je me suis _ si terriblement, et de son propre fait à lui, Gabriel, le père de l’enfant _ exclu. »

Les remords travaillent donc Gabriel, en cette écriture de « leur » histoire (commune)

_ « une histoire, a-t-il aussi écrit, page 19, « que je ne voulais _ d’abord _ pas me raconter à moi-même » :

« J’ignore si Léo _ je reprends le récit des remords de Gabriel, page 131 _ pourra un jour retrouver cette confiance qu’il avait en moi. Je ne sais pas non plus si Laura pourra comprendre. »

Certes ;

mais le plus douloureux de tout, en matière de responsabilité,

est à venir :

« Mais mon fils

_ lui (son père en ignore jusqu’au prénom ; depuis l’échographie au « cabinet du docteur Waugh« , il a seulement su qu’il s’agissait d’un garçon) _

doit savoir. D’une manière ou d’une autre » _ par l’écrit au moins… (page 131) :

cela vaut-il, pour autant rémission ?..

« Les bruits du cœur de notre enfant que je venais d’entendre

se confondaient avec l’écho des pelletées de terre qui tombent sur un cercueil. Voilà pourquoi j’ai lâché la main de Laura. Je n’aurai jamais la force de mon père. J’ai plié devant l’échographie de mon enfant : elle se superposait à l’image de Marianne _ sa sœur _ dans son cercueil. C’est ma seule excuse » (page 122-123).

Remontons plus en amont dans l’histoire de la rencontre _ et « séduction » _ de Laura et Gabriel :

Je lis, pages 20-21-22 : « Avant Laura (…) je ne me suis jamais laissé séduire. Mais son rire s’était emparé de moi. J’étais saisi. Enveloppé par les débordements de gaîté, par les cascades de sons désordonnés et joyeux sortant de sa bouche, hypnotisé par ses yeux, rieurs eux aussi. Était-ce parce qu’ils ne cherchaient pas à me séduire ? Sa joie semblait se suffire à elle-même, ou plutôt elle paraissait se déployer dans ce rire sans se soucier des autres. Mais comment rester en dehors ? _ s’interroge, comme pour se pardonner à lui-même de ne pas avoir su le faire, Gabriel. Comment ne pas avoir envie de se fondre, se noyer dans ce carillon _ voilà le gouffre (d’un simili de vie) qui l’attirait donc si invinciblement… Laura, ou la « sirène »… A confronter au récent « Boutès » de Pascal Quignard, aux Éditions Galilée…

Mes sens _ c’est-à-dire le sexe, ainsi « appelé », « sommé », dressé à « répondre » à quelque appel provocateur, pour lui, du moins (Laura ne cherchant pas, elle, à séduire), d’Éros _ étaient mis en éveil par la promesse _ toute « sociale » _ de ce rire timbré et sonore qui faisait vibrer tout mon corps _ « sexuellement », donc, ou « érotiquement », peut-être… Il sonnait comme une réponse à mes doutes _ d’enfant pas vraiment (jamais) regardé par ses parents. Au moment de notre rencontre _ avec cette Laura anglaise (Gabriel, lui, est un « expatrié »…) _, cette idée me traversa l’esprit : deux êtres humains pouvaient-ils réellement connaître l’entente, reposer l’un dans l’autre ? Si c’était possible ? Reposer _ étrange désir ; dure fatalité, en conséquence : qui peut être « reposant » ? Un orgasme (à répétitions) ? une tombe ?.. Quelle étrange représentation du « bonheur »…

Le cas de Gabriel tient en partie à des passages de frontières, à des exils, à des changements _ de carte (et papiers) _ d’identité ; et de langue _ de plusieurs générations européennes (depuis Sopron, après 1896).

Voici, page 21 (au chapitre premier) : « Je n’ai plus de langue maternelle, je n’en ai jamais eu. Celle qui aurait pu l’être, mes parents la chuchotaient seulement quand ils se croyaient seuls. J’entendais leur langue _ laquelle ? le magyar ? l’allemand ? le yiddish ? nul indice n’en propose une piste : à comparer avec « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertész, et son narrateur, « B. », en voyage chez un oncle et une tante, et écoutant parler yiddish… _ à travers la cloison de leur chambre, mais elle m’était interdite. La grammaire de leur enfance ne s’appliquait pas à la mienne. On l’a voulue _ celle de Gabriel _ ordinaire, passe-partout _ en France, en Champagne, même, plus précisément (à Bar sur Aube). Oubliant leur exil _ voilà la clé _, ils voulaient m’offrir une enfance française dans une petite ville de province ordinaire _ passe-murailles…

J’appris par cœur les mots et les phrases qui permettent de se fondre dans le décor _ voilà l’objectif parental _, j’obéis à leur désir. Je devins un élève brillant, surtout en français, un habitué des félicitations » _ au lycée…

Quant aux parents, « ils parlaient un français désuet aux formules bien rodées, figées dans l’angoisse de se trahir _ tiens donc ! _ par une faute de grammaire.«  Le résultat est que, pour l’enfant Gabriel, « cette langue ne devint jamais mienne, et la seule grammaire que je possède est faite de cette règle unique énoncée un jour par mon père : « Dieu a donné, Dieu a repris« . »

Avec pour conséquence l’intrigue et l’énigme

_ du refus de paternité , donc, du personnage du narrateur _

de ce roman, « Les Bains de Kiraly » : « J’ai quitté Laura parce que ces six mots ne me permettent pas de vivre, d’être un père pour notre enfant. Ni un mari pour elle. Six mots ne suffisent pas pour aimer, et tous mes traités de stylistique ne m’aident pas à lui parler »

_ Gabriel empruntera pour parler à Laura, et en des lettres seulement, la prose _ anglaise _ de son ami Léo, amoureux, lui _ la circonstance est propice _, d’une Clare…


Gabriel continue ainsi :  » La douleur de ne pas connaître le nom de notre enfant m’étrangle (page 22). Il mérite mieux que mes silences et mes mensonges«  _ analogues à ceux de ses parents envers lui…

Et presque aussitôt après, (cette même page 22) :  » Notre fils va avoir sept mois, et Laura lui a sans doute acheté ses premiers habits pour l’hiver. Pourtant c’est un enfant du printemps, de la lumière. Un enfant sans père aussi. »

Page 76, à propos d’un éventuel divorce _ formalisé _ d’avec Laura : « Tous les magazines féminins connaissent le sujet : un mari qui ne parle plus à sa femme, et qui se tourne vers son meilleur mari _ pour lui écrire et lui parler ; et surtout le lire. Puis disparaît au moment où elle tombe enceinte _ cela (un « rapport » sexuel, comme il se dit, en dépit de Lacan…) peut remplacer (tenir lieu de ?) la parole… J’aurais tous les torts, je sais _ envisage-t-il ainsi _, je paraîtrais un vrai monstre aux yeux de la cour. Mais j’ignore _ au présent de cette narration _ si Laura a demandé le divorce de son mari volatilisé _ dans le grand Londres. J’ignore si elle espère me revoir un jour, ne serait-ce que pour me cracher à la figure. Si elle _ elle du moins _ espère encore. » Fin du chapitre IV, page 77.

Au chapitre V, vient le récit de la « volatilisation » du mari, pour ne pas assumer la « condition » de père… « Ce Jeudi Soir (sic), (…) Laura portait déjà en elle notre enfant. Elle venait me l’annoncer, le jour même. Elle semblait si heureuse pendant ce déjeuner improvisé _ pour pareille circonstance ! _ quelque minutes seulement après son rendez-vous chez le gynécologue. Son appel pour me demander de la rejoindre une demi-heure plus tard à Kensington Court, dans un de nos restaurants préférés, ne m’avait pas surpris : nous jouissions tant de cette liberté que nous procuraient l’argent et des métiers sans contrainte d’horaires fixes qu’il arrivait fréquemment à Laura de me convoquer sur-le-champ _ est-ce là un amour ? _, comme elle aimait à le répéter, pour un déjeuner ou un verre quelque part dans Londres.

Quelques heures, quelques jours tout au plus après l’étreinte _ à partir de quel moment peut-on parler d’un fœtus, d’un embryon, d’un enfant ? D’un être humain ? Les dictionnaires médicaux pourraient sans doute me renseigner, mais peu importe. Je venais de comprendre que j’avais donné la vie _ cette chose impensable : ma semence s’était transformée en un début d’existence humaine _ lorsque j’ai commencé à écrire à Léo » (pages 79-80).

La lettre à Léo _ « Cher Léo« , par courriel… _ occupe les pages 82 à 89 de ce chapitre V.

Voici quelques extraits intéressant le refus d’assumer la paternité de Gabriel : « Je t’avoue que je ne sais plus très bien où j’en suis avec Laura

_ « figure-toi que Laura n’est même pas au courant du fait que Paul Matthieu (l’éditeur commanditaire d’une nouvelle traduction en anglais de « Docteur Faustus » de Thomas Mann) a abandonné le projet!« , vient de confier Gabriel à son ami Léo en ce courriel, quatre phrases plus haut…

En train de faire fausse route, sans doute. Je ne vois aucune issue. Comment sortir de cette spirale infernale ?

J’ai tellement tu _ par simple mutisme hérité de l’enfance en pareille constellation familiale (intimant le silence !) _

de choses à Laura

_ toujours en me disant que je lui expliquerais plus tard _ expliquer demande tant de temps (d’autant plus when « Time is Money ») _, quand elle me connaîtrait mieux _

qu’il me paraît simplement impossible de changer d’attitude _ si bien installée, incrustée, en habitus, entre eux, en habitude _ maintenant. Par où pourrais-je commencer ? » confie-t-il à l’ami Léo, en ce courriel… « Le plus idiot dans cette histoire, c’est que je n’ai jamais voulu cacher quoi que ce soit à Laura _ la rieuse, si bien installée elle-même dans la satisfaction de son seul rire (et de ce qu’il peut provoquer en son sillage, pour elle)... Gabriel, lui, n’étant ni un menteur, ni un cachotier ; seulement un mutique…

Mais cela ne change rien. L’accumulation de tous ces silences me fera passer pour un menteur auprès de la personne la mieux intentionnée _ est-ce toutefois là l’ordre de l’amour ? _ à mon égard. Quand j’y réfléchis, je me dis qu’elle ne sait rien de moi _ ni ne cherche à savoir ? à connaître ? à aimer ? qu’est-ce donc qu’aimer ?.. Nul, ici, ne semble s’y interroger… Te rends-tu compte de cela  : pas un mot sur la mort de ma sœur, rien sur oncle Joszef, ni sur mon grand-père. Je n’ai _ même _ pas pu lui parler de mon séjour en Hongrie » (page 83)… Peut-on donc seulement partager rien qu’un lit et du sperme _ Gabriel, lui, dit « semence » ?..

Aussi, Gabriel doit-il se résoudre à convenir que « le temps ne résout rien. Il creuse, il aggrave, il accentue. De telle sorte que même quand il n’y a pas de secret honteux, pas de faute cachée et inavouable, la moindre faille devient un fossé béant _ avec le temps, justement. »

Avant cette précision-ci : « Je ne vois pas pourquoi je te raconte tout ça _ pour faire avancer l’intrigue (du roman) par le coup-de-théâtre qui va s’ensuivre, quand Laura découvrira, par inadvertance, ce courriel à l’ami Léo ?.. Si, bien sûr. Depuis quelques heures, tout a changé : Laura attend un bébé. Notre enfant. Je suis ivre de bonheur, et totalement terrifié _ il s’agit donc d’une « terreur totale » !.. en cette perspective de « paternité » !

 Mais maintenant ? Un enfant. Tu te rends compte ? L’impensable. » Difficile à « réaliser » comme cela se dit improprement, mais significativement. Ou quand le réel se met à bel et bien « terroriser »…

« Attention, pas de méprise : je désire cet enfant plus que tout au monde.

Lorsque Laura me l’a annoncé tout à l’heure, au restaurant, j’ai été bouleversé de joie.

Je n’ai pas su le montrer, bien sûr _ comment interpréter cette expression : en donner des signes extérieurs intentionnels clairs ? fonctionnels ? « communicationnellement » efficaces quant au destinataire de ces signaux ?.. _,

mais j’ai toujours pensé _ en quel sens ? « envisagé » ? « espéré » ? à la façon d’une « option » « profitable », « rentable » ?.. _ qu’un enfant m’offrirait un nouveau départ.

Par le simple fait que je pourrais lui donner cette enfance insouciante que je n’ai pas eue. Une enfance idéale _ « insouciante« , « idéale » : les adjectifs du narrateur sont décidément maladroits, inadéquats, faux : quel empoté !.. Celle que l’on ne veut pas quitter, celle de Peter Pan

_ « Tous les enfants, sauf un, grandissent » est « la première phrase du roman de James Barrie, « Peter Pan« , souligne le magnifique Philippe Forest en son formidable « Tous les enfants, sauf un » (page 162), après l’avoir choisie, cette phrase, nous dit-il aussi, pour « le bandeau rouge de « L’enfant éternel » ;

lire, aussi, et peut-être d’abord, de Philippe Forest, l’unique « Toute la nuit«  ! Fin de l’incise Philippe Forest..

Et par la même occasion, effacer un peu plus la mienne

_ mais en quel sens, « effacer » ? gommer ? supprimer ?

ou bien se « métamorphoser » ? dirait Imre Kertész…

Si seulement je pouvais le mériter aussi.

Quand on existe si peu _ une confidence importante (!) du narrateur à l’ami Léo _,

quand on ne sait pas _ comment l’apprendre ? qu’est-ce donc que vivre, si ce n’est, précisément, et à toute heure, cela : apprendre à exister vraiment ?_ comment être ni mari, ni ami,

comment pourrait-on devenir père ?

Je ne sais même pas _ un point important, lui aussi _ dans quelle langue lui parler, à cet enfant _ mon enfant.

J’ai l’impression que l’on _ ah ! quelle instance de pression ! que ce « on » ! _ me demande de jouer devant une salle pleine

_ socialement, donc : « où sont les caméras ? » dit fort pertinemment Kohnliliom (en commentaire de l’article « Emerger enfin du choix d’Achille« ) _

la Sonata alla turca

alors que je n’ai pas fini mes gammes

_ il fallait être un « enfant prodige » pour être, précocement, Wolfgang Amadeus Mozart !!!

Un débutant maladroit sur la scène du Royal Albert Hall _ nous en sommes ici à la case Londres _, ou à Pleyel _ Gabriel est aussi passé par la case Paris, après la case Bar sur Aube et la case Proverville (avec la tombe de sa sœur Marianne), dès l’ouverture du roman, page 11…

Une erreur de casting

_ est-ce de cet ordre-là qu’est le vivre ; et qu’est le « vivre avec » : être ami ; être mari ; être père ???

En se comparant avec son ami Léo (avec Clare),

Gabriel (si maladroit avec Laura) se dit (page 90) :

« Léo et moi étions des frères jumeaux emmurés dans la même solitude _ du deuil d’une sœur (Marianne, Charlotte). Léo

_ « Suis de Colchester ? Et toi ? Tu n’es pas d’ici ?« , dit-il à Gabriel  le jour de leur première rencontre, à Norwich, se souvient Gabriel, page 39) ;

Léo,

« il était né à Colchester, à une centaine de kilomètres au sud de Norwich et il avait suivi des études de gestion et de français«  (page 41),

lui aussi a perdu « sa sœur aînée, d’une méningite«  (page 42) ;

« mais le simple fait qu’il parvienne à se confier à moi, dans un flot de paroles ininterrompu _ car je ne savais tout simplement pas quoi dire _, fut un miracle pour moi.

« Il n’y a rien à dire. La vie continue. J’ai deux enfants qui me restent. » Ces mots de ma mère résonnaient encore dans ma tête, et m’interdisaient de répondre à Léo, par la force de l’habitude. De si longues années de silence imposé ne se brisent pas en une seule fois, lors d’une soirée au pub« , à Norwich (page 42) _

Léo _ donc _ a trouvé les mots pour briser ce silence, pas moi.

Mais quelle différence ?

Depuis _ « cela va faire un an« , a-t-il dit tout au début de son récit, page 13 _ que je vis ici, caché, reclus

_ de tous ses proches, dans un autre quartier (Golders Green) de Londres, ratiocinant ce monologue que nous lisons, via Jean Mattern en ces « Bains de Kiraly« -là _,

je passe des heures à réfléchir à cela

_ lui, Gabriel, n’est pas « emporté », comme Francis Servain Mirković, vers Roma-Termini (ou Istanbul, ou Syracuse) par un Pendolino...

Léo a réussi à garder Clare,

ou plutôt il a réussi à exister pour elle _ formule intéressante.

Pas moi : Laura vivait avec un fantôme, faisait même l’amour avec un fantôme

_ d’où mon titre pour cet article-ci : « valse plutôt tragique d’Éros et Thanatos« .

Je crains même qu’elle n’ait fait un enfant avec un fantôme »

_ quasi une éprouvette… (toujours page 90). « Je cherche un homme« , criait Diogène avec sa lanterne allumée en plein jour…

Pages 107-108, l’intrigue romanesque prend son tournant _ faut-il dire « plutôt tragique » ?

« Alors comme ça il paraît que tu te demandes dans quelle langue tu vas parler à notre enfant ? Et tu te considères comme une erreur de casting dans le rôle de père ? »  intervient Laura.

Juste avant, cependant : « Son corps me manque, nos corps me manquent. Le mien dans le sien.

C’est là, précisément _ « le sexe », ou « Éros », du titre de l’article _, le point de rupture :

nos corps enchevêtrés qui ont engendré.

Nous avons commencé une page d’écriture _ génétique (par le jeu de l’ADN) : de « filiation » _ pour laquelle toute grammaire me fait défaut.

Cet enfant, je ne sais pas comment lui parler,

et quelle syntaxe lui enseigner

_ seraient-ce donc là, par hasard, des scrupules qui honorent ?!?!

Dans quel dictionnaire trouver les mots ? _ Gabriel est traducteur de son métier…

C’est pour cela que je suis parti _ se dit-il à lui-même. Ce nouveau chapitre _ la vie serait-elle un livre ? _ devait s’écrire sans moi.« 

Chacun _ à commencer par le fils _  jugera…

« L’entrée en matière _ de Laura (enceinte), toujours page 107 fut fracassante,

mais il est vrai que Laura aime _ dans tout ce qu’elle entreprend _ c’est une battante, bien armée d’un « fighting spirit«  _ donner le la dès la première mesure. Tâtonner, chercher, expérimenter, elle déteste. Elle envoie des signaux clairs à ses interlocuteurs ; son sourire ou sa mine de désapprobation indiquent en général dès le début de l’échange _ Laura est une communicante efficace _ la tournure que prendra la conversation.

Ici, je reconnus mes propres mots, et même si je ne pouvais pas croire à une trahison de Léo, j’étais anéanti _ d’être à un tel point « découvert », lui qui, déjà, « existait » « si peu »… _ :

je savais que Laura ne me laisserait aucune chance _ de m’expliquer un tant soit peu : quel couple !!! chercher l’erreur !!! _ dans la discussion qui allait suivre. »

Voici, alors, l’explication par Laura :

 » « J’ai ouvert ton courriel à Léo. Par mégarde, je précise. Tu ne fais jamais le ménage dans ta boîte à lettres, alors de temps en temps je m’y mets _ tiens donc ! Et quand j’ai vu ton mail intitulé « Bonne nouvelle », je me suis dit : il est tellement content, il l’a annoncé tout de suite à son  meilleur ami, c’est formidable ! Je n’avais même pas l’impression d’être indiscrète en l’ouvrant, tellement j’étais heureuse à l’idée que tu débordais toi aussi de bonheur _ une idée tellement simple ; et si universellement partagée… Quelle idiote je suis. Mais peu importe maintenant » : tel est le discours rapporté de Laura par Gabriel, qui le conserve si bien en son oreille (page 108).

« Je n’offrais aucune résistance, et _ c’est bien connu _ on se fatigue bien plus vite à taper dans du vide que sur un punching-ball. Sa tristesse, sa colère, sa douleur, son sentiment d’avoir été trahie, de ne rien y comprendre _ bien des choses se mêlent en affluant ici à vitesse supersonique _, je n’avais rien à y opposer. Dix minutes, peut-être quinze, à l’écouter ainsi en silence, puis je me levai en disant « Je crois que je vais aller nager un peu.«  Je la vis secouer la tête, très lentement, l’incrédulité se lisait sur son visage (…) : elle était désemparée. »…

Au retour de la piscine, « elle avait fait ses valises » (page 109). Fin du chapitre VI.

Page 123, ceci : « Je ne peux effacer le mal que j’ai fait _ seulement au passé ?!?  J’ai disparu sans laisser de trace » _ et à l’égard de quiconque en Angleterre, Léo compris…

Avec ce commentaire du narrateur : « Certains beaux esprits prétendent que la disparition est la forme la plus radicale de notre liberté. Ils ne savent pas de quoi ils parlent. Je suis prisonnier de mon absence.

Et Laura ne connaît même pas l’adresse de ma prison » _ et ce n’est pas seulement le « meublé » de Golders Green !..

Et encore, page 129, cela : « J’ai séduit Laura avec les mots d’un autre _ ceux de Léo à Clare.

Je l’ai aimée dans une langue qui n’est pas la mienne _ en a-t-il, seulement, une à lui, lui le traducteur de profession ? _,

et je ne sais pas comment parler à mon enfant. »

D’où le choix de ne jamais connaître cet enfant : passez muscade !.. Et le tour serait joué, a-t-il pensé alors, « sur le champ« , en quelque sorte…

Comment va donc s’en sortir notre héros ?

La religion lui sera-t-elle,

par exemple en quelque synagogue, telle que celle de la londonienne Beth Hamedrash (du quartier de Golders Green),

de quelque secours ?..


A la dernière page (page 133), on peut lire : « La rue dans laquelle se trouve la synagogue de Golders Green porte ce nom étrange, The Exchange. L’échange.«  Le narrateur apporte alors ce commentaire : « M’est-il encore permis d’échanger une autre vie contre la mienne ? Ouvrir une nouvelle porte, et trouver un autre chemin ? Un pas devant l’autre. »

Pareil degré d’égocentrisme effare : serait-ce l’air du temps de 2008 ?

Ainsi que l’air de Londres et du « monde des affaires » de la City ? Brrr…


Et enfin, quant à la question de la filiation

(et de ce refus d’assumer la paternité, bien réelle, elle),

ceci encore, page 132 :

« Je ne possède aucune photo non plus de mon fils.

Son visage porte-t-il la moindre ressemblance avec ses ancêtres _ de Sopron, en Hongrie (au pays du château de parade des Esterházy) _ dont je viens d’apprendre _ confirmation officielle de _ l’existence

_ voici la référence : « mon enfant compte bien parmi ses ancêtres une certaine Alma Rosalia Roth, née Biro, ainsi que Michaël Baruch Roth, convertis au christianisme en 1896. (…) Ce jeune couple était-il opportuniste, assoiffé de reconnaissance sociale, ou réellement touché par la grâce d’une nouvelle foi ? Aucune photo ne me permet de scruter l’expression de leurs visages _ c’est assurément très frustrant ! _

ni de chercher une étincelle de vérité au fond de leurs yeux _ l’expression est magnifique !

Aucune lettre _ non plus _ ne me permet de comprendre _ c’est-à-dire rétablir le fil de l’histoire tue, cachée, tronquée. En tout cas, le petit Karel, mon grand-père _ maternel _ a bien été juif pendant quelques semaines _ on appréciera toute l’ambiguïté des interprétations possibles de la formule… (…) Moi, je ne sais quoi faire de ces ombres du passé » _ cf mes articles « Ombres dans le paysage » et « Lacunes dans l’histoire » _, vient juste de se dire le narrateur toujours « bloqué » (un peu plus haut, en cette même page 132).

Je reprends et termine ma lecture (sélective) :  « Je ne possède aucune photo non plus de mon fils. Son visage porte-t-il la moindre ressemblance avec ses ancêtres dont je viens d’apprendre l’existence ? Mais surtout : saura-t-il mieux comprendre que moi ? »

Et assumer, lui,

en aval, comme en amont,

sa filiation ?

Voilà pour le refus d’assumer sa paternité pour le narrateur des « Bains de Kiraly« …

Page 13, le narrateur, Gabriel, avait cependant déjà annoncé :

« Abandonner Laura

et laisser Léo sans nouvelles

me parut la seule solution pour sortir de l’impasse

_ de la difficulté de prévoir quelle langue et quelle grammaire le père (qu’il devenait)

pourrait utiliser en ses rapports avec son fils (à naître…).

Ce fut une erreur.

Je suis plus que jamais _ au présent de la narration de ce récit _ pris à mon propre piège _ de cette particulièrement malencontreuse tentative de « sortie «  » :

Gabriel, en fils de ses parents, reproduisant ce que ses parents ont fait pour le sortir, lui, de leur « Histoire »…

Ou la question qui demeure : comment faire _ et dignement _ front à ce tragique meurtrier du déni de vivre que quelqu’uns emploient à l’égard de quelques autres ?… Et comment nouer des liens plus et mieux aimants, qui ne soient pas des « prisons«  _ ou des « abattoirs » ?..

Voilà.

Ce nouvel aperçu sur le roman de Jean Mattern confirme

(et rectifie aussi un peu, à la marge)

ma première appréciation (en mon article « patience et battons les cartes _ l’excellent blog de Pierre Assouline » _) :

un très beau et fort « sujet »

_ l’implacable « prison«  (le mot se trouve, entre autres pages, page 123) de certains silences

(parentaux,

en pyramides générationnels : parents, grands-parents… ;

mais aussi personnels : ne pas vouloir savoir…

ne rien chercher à échanger avec ses proches…) _,

auquel il aurait fallu un vrai style (d’écriture : romanesque, ou autre…),

un souffle beaucoup plus généreux ;

à moins que ce ne soit, aussi,

une affaire de lecteur ?..

et de désir _ et d’horizon d’attente _ de lecture,

face à la vérité sur le réel

chaloupé

de « la valse plutôt tragique d’Eros et Thanatos« …

La « confession » du narrateur demeure _ encore, à ma re-lecture _ sans assez de souffle ;

et les personnages

_ Gabriel, Laura, chacun des autres (tous appréhendés, il est vrai, à travers le discours de ce malheureux Gabriel) _ souffrent assez cruellement d’un (important, voire énorme) manque d’épaisseur,

à la façon des personnages de « cadres »-pantins (ou porte-manteaux) des « Choses » de Georges Perec, en 1965…

Il est vrai qu’ici, en ce récit-ci, à Londres aujourd’hui, nous sommes plongés en un milieu de « bobos » plutôt friqués (et assez peu sensibles à l’altérité et aux autres

_ et c’est encore un euphémisme !.. le réel dépassant, comme toujours, la fiction…),

comme il en pleut, de ces bobos-là, à la douzaine à Londres par ces temps-ci…

Voilà pour le Mattern…

Venons-en au Énard…

A suivre…

Titus Curiosus, ce 28 septembre

Emérger enfin du choix d’Achille !..

21sept

Sur « Zone » de Mathias Énard (aux Éditions Actes-Sud, ce 20 août 2008), immense livre d’un immense écrivain.

Un livre de très grand souffle _ à la Walt Whitman, si l’on veut (dont, au passage, vient de paraître une nouvelle traduction du chef d’oeuvre « Feuilles d’herbe« , par Éric Athenot, aux Editions José Corti) _ ;

très grand souffle

qui n’est guère courant dans la tradition littéraire française,

sauf Agrippa d’Aubigné _ « Les Tragiques » _ et (tout) Victor Hugo ;

ainsi que _ des deux auteurs de prédilection du personnage de la belle et méthodique Stéphanie dans ce « Zone« , Proust et Céline _ la « Recherche«  et le « Voyage« …

Quel souffle, en effet, dans ce voyage

_ ferroviaire, entre les gares Centrale et Termini de Milan et de Rome, un « 8 décembre »

(2004 : il faut le « calculer » : « il y a tout juste un an le jeudi 11 décembre Mohammad el-Khatib se faisait exploser à cinq heures du matin à l’angle de la place Mazzini à quelques mètres de la synagogue, une des plus belles d’Italie » _ à Modène, page 200 ; « son suicide n’empêcha pas Luciano Pavarotti de se marier  le surlendemain au Teatro di Modena (le théâtre est l’église des artistes, dira-t-il) à quelques centaines de mètres de là » _ est-il aussi précisé, page 202)

en 519 pages d’un unique formidable mouvement (de la pensée) _

du narrateur Francis Servain Mirković, alias Yvan Deroy (et quelques autres identités de rechange : « Pierre Martin« , « Bertrand Dupuis » _ page 211…), pour tenter de sortir d’une « Roue de l’Histoire« 

_ ou, encore, une « étrange roue du Destin

où les dieux donnent et reprennent ce qu’ils ont donné » (page 109) _,

au milieu « de chemins qui se recroisent dans la grande fractale marine où (le narrateur) patauge sans le savoir _ d’abord _ depuis des lustres, depuis (ses) ancêtres (ses) aïeux (ses) parents (lui : « moi« , dit-il forcément !) (ses) morts et (sa) culpabilité » (pages 76-77)…

Car il s’agit ici ni plus ni moins que de tenter d’échapper à « une pyramide de pères haute comme l’échelle de saint Jean Climaque, imbriqués

_ les pères, en tant, déjà, que fils _

les uns dans les autres riant comme des démons de voir leurs fils ployer sous eux«  (page 479)…

Ainsi que (à la même page, vingt lignes plus haut) : « ne pas faire le choix d’Achille le stérile mais celui d’Hector » : « il y aura un Astyanax quelque part qui me ressemblera, qui

_ tel Énée, son père Anchise dans l' »Enéide » de Virgile _

portera son père sur ses épaules

comme moi je porte le mien, hors de la ville en flammes,

je me suis vu avec mon père sur le dos, et lui le sien »

_ d’où la figure de la « pyramide«  qui s’ensuit alors ;

remontant rien moins que jusqu’à « la guerre du feu » (page 32) : « la nuit des temps« , « l’homme préhistorique » (page 81)…

Ce père « silencieux »,

porté en terre « à onze heures du matin précises au cimetière d’Ivry, un jour de printemps ni gris ni bleu » (page 170), et pour lequel le narrateur ne parvient « qu’à ânonner un Notre Père poussif, la sueur au front en guise de larmes _ qui se trouve dans ce sarcophage, qui est-il

_ s’interroge page 172 le fils _,

est-ce l’appelé d’Algérie, l’ingénieur catholique, le mari de ma mère, l’amoureux des jeux de patience _ et des trains électriques _, le fils du serrurier forgeron de Gardanne près de Marseille, le père de ma soeur,

est-ce le même » s’interroge (page 172) « aux abords de Reggio » le narrateur, en ce train qui file dans la nuit vers Roma-Termini…

Ce père qui avait été aussi

« aide interrogateur dans une villa d’Alger, l’ingénieur chrétien spécialiste de la baignoire, de la barre d’acier et de l’électricité,

il n’en a jamais parlé, bien sûr, jamais,

mais il savait quand il me regardait, il avait vu, repéré en moi des symptômes qu’il connaissait, les stigmates, les brûlures qui apparaissent sur les mains des tortionnaires« ,

se souvient de l’enterrement de son père, au cimetière d’Ivry _ à « la section 43« , « de l’autre côté de la rue, dans le petit cimetière » (précision de la page 170) _ ;

se souvient de l’enterrement de son père, donc,

le narrateur, « aux abords de Reggio belle et bourgeoise » (page 173).

Car, « tous ces cercles dessinés sur un bouclier doré

_ tel que celui d’Achille, ainsi que le narre Homère dans « l’Iliade » _,

ce sont les mères qui fourbissent les armes,

Thétis l’aimante console Achille son enfant en lui donnant les moyens de se venger,

une cuirasse une épée un bouclier aveuglant où le monde entier se reflète,

comme Marija Mirković

_ c’est là le nom de jeune fille de la mère du narrateur, née en 1939 _

m’a fourni la patrie l’histoire l’hérédité Maks Luburić et Millán Astray le faucon borgne

_ que Marija Mirković ou son fils Francis Servain ont pu croiser sur leur chemin, à Madrid et en personne, lors d’un concert de piano Bach-Scarlatti, le 14 avril 1951 (page 342) pour la première, le général espagnol, quand elle avait douze ans ; à Carcaixent, près de Valence et d’Alzira, plus récemment, pour les traces, seulement indirectement, du  second, le croate (assassiné en avril 1969 _ page 263) _ ;

ne pleure pas Achille, sèche tes larmes et va te venger,

réconcilie-toi avec l’Atride contrit _ Agamemnon _

et massacre Hector de ta furie,

vengeance, vengeance,

je sens la vengeance gronder dans ce train dévalant les collines« 

_ du Latium,

nous approchons maintenant de Rome, au chapitre XXI du récit du narrateur, page 463…

Ce souffle magnifique du roman de Mathias Énard, se déroule

_ à l’exception de trois chapitres de citation de récits d’un « petit bouquin libanais »

(l’expression se trouve page 60

_ qui font office de pause, pour s’absorber, narrateur comme lecteur, dans quelque lecture, et échapper, un peu et provisoirement, à ses pensées ; ou à ses fantômes, si fidèles…)

d’un auteur s’appelant « Rafaël Kahla« ,

« né au Liban en 1940, dit la quatrième de couverture » et qui « vit aujourd’hui entre Tanger et Beyrouth » ;

« Tanger gardienne de la lèvre inférieure de la Zone« …  (page 369) :

« je me demande si Rafaël Kahla me ressemble, pourquoi écrit-il ses histoires terrifiantes, a-t-il essayé d’étrangler sa femme comme Lowry, ou l’a-t-il assassinée comme Burroughs, incita-t-il à la haine et au meurtre comme Brasillach ou Pound, peut-être est-ce une victime comme Choukri le misérable, ou un homme trois fois vaincu comme Cervantès » (pages 445-446) _ ;

ce souffle magnifique du roman de Mathias Énard, se déroule, donc,

du tenant (et élan) d’une phrase unique, sans un seul point pour l’interrompre et le couper, ce long et ample « souffle » du narrateur..

Mais le rythme de ce qui s’y exprime est aux antipodes de la virtuosité artificielle, ou, a fortiori, « expérimentale » : c’est le rythme même de la pensée livrée à elle-même seule ;

et peuplée d’impressions et de souvenirs qui ne cessent, richement, d’affluer, et d’orienter ce qui se pense vers l’ailleurs (encore et seulement du réel)

_ notamment, mais pas seulement, la « zone » d’affectation de l’agent du service

(d’enquête de sécurité extérieure : « délégué de défense » ainsi que le spécifiait frileusement l’intitulé du concours administratif« , est-il indiqué page 124 ;

devenant « un expert, un spécialiste de la folie politico-religieuse qui est une pathologie de plus en plus répandue« , se dit le narrateur au passage de « Parme qui s’enfuit dans la nuit« , page 137) ;

notamment, mais pas seulement, la « zone » d’affectation de l’agent du service du Boulevard Mortier à Paris ;

vers l’ailleurs (du réel), donc,

et vers un passé (bien réel, lui aussi !) assez obsédant ;

pas réellement vraiment passé et _ proustiennement ! _ dépassé, en tout cas, pour le malheureux narrateur,

qui a manqué à plusieurs reprises _ dont une fois à Venise _ de bel et bien (physiquement) s’y noyer :

« trop de choses il y a trop de choses tout est trop lourd même un train n’arrivera pas à amener ces souvenirs à Rome tant ils pèsent, ils pèsent plus que tous les bourreaux et les victimes dans la malette au-dessus de mon siège, cette collection de fantômes (…), il faudrait être saint Christophe pour porter tout cela » (page 355)…

Et saint Christophe _ « géant de Chaldée » _ vient, « à l’aéroport de Fiumicino » (page 516) :

« Achille calmé« 

peut enfin « traverser des fleuves au trois fois triple tour et d’autres Scamandres barrés de cadavres«  (page 517)…

L’adéquation entre la matière

(affronter les violences des guerres _ au-delà de l’ex-Yougoslavie, toutes celles de la « zone » de la Méditerranée et du Moyen-Orient qui donne son titre, délibéré, au livre ! _ d’aujourd’hui :

un brin plus loin que les ronds de nombril du tout-venant tristement auto-complaisant de bien de la production éditoriale française, par les temps qui courent…) ;

et ce souffle de l’écriture de Mathias Énard

est absolument magnifique.

Un univers, qui est le nôtre aussi _ et en constante expansion _, se découvre et s’éclaire au fil des pages, en renouvelant constamment, pour notre plaisir, la joie d’une découverte en profondeur.

Et quel incroyable sens de l’écriture

(et richesse prodigieuse de l’expérience,

poétiquement méditée, qui plus est, et c’est bien peu de le dire !)

pour un auteur d’à peine trente-six ans !


Ainsi, à l’ouverture du (particulièrement magnifique) chapitre XIX autour de Trieste _ et de son contact là-bas « Rolf le Gentil » : « l’Austro-Italien (…) ni juif, ni slave, Rolf Cavriani von Eppan (…) cousin des Habsbourg-Lorraine et des princes de Thurn und Taxis inventeurs de la poste, né à Trieste pendant la guerre, un petit monsieur moustachu dernier descendant d’une famille ducale qui possédait autrefois la moitié de la Bohème et de la Galicie » (page 423)  « ignore que je connais son dilemme,  je sais que le Destin vengeur a voulu qu’il naisse duc d’Auschwitz, Rolf von Auschwitz und Zator, titre antique et princier remontant au XIe siècle, c’est son nom, le nom de ses ancêtres que les nazis ont terni, obligeant son blason à rester dans l’ombre à jamais, Rolf dont le fief est aujourd’hui lié à la plus grande usine de mort jamais construite porte plus qu’un autre le poids de l’histoire« …

Et Francis Servain Mirković poursuit : « je me demande s’il faut rire ou pleurer de ses scrupules héraldiques et de sa mère aux amitiés troubles, le soleil s’est couché, je remonte lentement le front de mer, deux millions de morts _ à Auschwitz-Birkenau _ ne pèsent pas si lourds, en fait, des mots des chiffres du papier, les hommes sont de grands techniciens de la prise de notes, du raccourci » (page 435)…

Et la remarque est d’expert : « Lebihan mon chef me félicitait sans cesse pour ma prose _ a-t-on, appris page 134 _, on s’y croirait disait-il, vous êtes le champion toutes catégories de la note,

mais ne pourriez-vous pas

être un peu plus sec,

aller un peu plus vite à l’essentiel,

imaginez, si tout le monde faisait comme vous

on ne saurait plus où donner de la tête,

mais bravo mon cher

bravo« …

« pauvre Rolf le noble auquel les nazis ont pris son titre

_ venait juste de marmonner le narrateur dans le train _,

auquel l’histoire a pris son titre,

il se venge

_ voilà le point crucial de l’épisode triestin du « délégué de défense » _

en me donnant ces documents,

les rapports de Globocnik à Himmler entre 1942 et 1945,

toutes les activité de l’Aktion Reinhardt en Pologne et en Italie,

il se défait d’un poids, Rolf, il a l’air soulagé de contribuer au remplissage de la valise,

il me serre la main, je le remercie pour le déjeuner, il esquisse un sourire et monte dans sa voiture« …

Tel était le passage précédant immédiatement ce que j’ai retranscrit juste avant, page 435…

J’en viens à cet incroyable début du (particulièrement magnifique, donc) chapitre XIX, sur Trieste, pour un auteur d’à peine trente-six ans :

« tout est plus difficile à l’âge d’homme

_ soit la reprise de l’incipit du chapitre I _

la sensation d’être un pauvre type l’approche de la vieillesse l’accumulation des fautes le corps nous lâche

_ le sait-on déjà si bien à trente-six ans ?.. _

traces blanches sur les tempes veines plus marquées sexe qui rétrécit oreilles qui s’allongent la maladie guette, la pelade les champignons de Lebihan ou le cancer de mon père terrassé par Apollon sans que le couteau de Machaon y puisse rien, la flêche était trop bien plantée, trop profonde, malgré plusieurs opérations le mal revenait, s’étendait, mon père commençait à fondre, à fondre puis à sécher, il paraissait de plus en plus grand, étiré, son visage immense et pâli se creusait de cavités osseuses, ses bras se décharnaient, l’homme si sobre était presque complètement silencieux, ma mère parlait pour lui, elle disait ton père ceci, ton père cela, en sa présence, c’était sa pythie, elle interprétait ses signes, ton père est content de te voir, disait-elle lors de mes visites, tu lui manques, et le corps paternel dans son fauteuil se taisait« … (page 415).

Voilà ce que c’est qu’écrire !

Mais le plus terrible _ il y a longtemps qu’on n’a lu aussi terrifiant !.. _ concerne les souvenirs _ si réels ! _ des opérations de guerre

en Slavonie _ contre les tchetniks serbes _

et en Bosnie _ contre les musulmans,

avec ses copains Vlaho Lozović, le « débonnaire«  (page 247) et « magnanime«  (page 464) vigneron dalmate de Split, et Andrija; « le furieux » (page 161), « féroce » (page 276) et « brave » (page 277 ou page 384), voire « divin » (page 388) ou « sauvage«  (page 404), paysan slavon d’Osijek :

« heureusement il y avait Andrija,

Andrija le lion avait du courage à revendre

c’était un paysan des environs d’Osijek il pêchait des brochets et des carpes dans la Drave et le Danube avec lesquelles sa mère cuisinait un méchant ragoût de poisson terriblement piquant à l’odeur de vase

_ j’ai sans doute faim pour y repenser à présent » (un peu après Lodi, page 43)…

« son courage était lié à une parfaite innocence,

pour lui les obus n’étaient que du bruit et des morceaux de métal, un peu plus qu’un pétard d’exercice, c’est tout,

il n’envisageait pas l’effet que ces explosifs pouvaient avoir sur son corps, pas même inconsciemment,

et pourtant il en avait vu, des types percés de shrapnels fumants, amputés et éventrés ou juste éraflés,

mais il avait une telle foi en son destin que rien ne pouvait l’atteindre,

et rien ne l’atteignait » (page 384)…

« Nous étions bien ensemble

à Osijek

en virée à Trieste

 à Mostar

à Vitez

nous étions bien

drôlement bien

la guerre est un sport comme un autre finalement

on doit choisir un camp

être une victime ou un bourreau

il n’y a pas d’alternative

il faut être d’un côté ou de l’autre du fusil

on n’a pas le choix

jamais 

enfin presque« , avance le narrateur page 333.

Déjà l’ouverture des tout premiers mots du livre _ la voici, donc, maintenant _, et sans majuscule initiale :

le lecteur prend en quelque sorte en cours,

comme par quelque légère effraction

_ le narrateur est encore légèrement ivre, sous les effets d’une « gueule de bois » qui est loin de se résumer aux petites frasques de son hier soir _,

le défilé

_ qu’accompagne aussi le bruit lancinant régulier du rythme des essieux des wagons

ne cessant de peser, en les enfilant à toute vitesse, sur les travées des rails du « Pendolino diretto Milano-Roma qui vous portera à la fin du monde, prévue à la gare de Termini à vingt et une heures douze » (lui avait prédit page 59 entre Prague et Francfort « la Mort » : « un tchèque germanophone avec un horaire de chemin de fer » universel…) _ ;

le défilé _ donc _ d’une pensée qui afflue, à flots qui voudraient s’apaiser

_ celle du narrateur, face à lui-même et à ses altérités, surtout (pays, ennemis, guerres, famille, femmes), bien réelles : même l’alcool (et les amphétamines) échoue(nt) à les estomper jamais si peu que ce soit _ ;

le défilement, même, d’une pensée obsédante qui ne débute certainement pas à cette seule première page… :

« tout est plus difficile à l’âge d’homme

_ quand y accède-t-on donc (et sort-on jamais enfin de l’enfance) ? _,

tout sonne plus faux un peu métallique comme le bruit de deux armes de bronze l’une contre l’autre elles nous renvoient à nous-mêmes sans nous laisser sortir de rien c’est une belle prison, on voyage avec bien des choses, un enfant qu’on n’a pas porté une petite étoile en cristal de Bohème un talisman auprès des neiges qu’on regarde fondre, après l’inversion du Gulf Stream prélude à la glaciation, stalactites à Rome et icebergs en Egypte, il n’arrête pas de pleuvoir sur Milan j’ai raté l’avion j’avais mille cinq cents kilomètres de train devant moi il m’en reste cinq cents, ce matin les Alpes ont brillé comme des couteaux, je tremblais d’épuisement sur mon siège sans pouvoir fermer l’œil comme un drogué tout courbaturé, je me suis parlé tout haut dans le train, ou tout bas, je me sens très vieux je voudrais que le convoi continue continue qu’il aille jusqu’à Istanbul ou Syracuse qu’il aille jusqu’au bout au moins lui qu’il sache aller jusqu’au terme du trajet j’ai pensé oh je suis bien à plaindre je me suis pris en pitié dans ce train dont le rythme vous ouvre l’âme plus surement qu’un scalpel, je laisse tout filer tout s’enfuit tout est plus difficile par les temps qui courent le long des voies du chemin de fer j’aimerais me laisser conduire tout simplement d’un endroit à l’autre comme il est logique pour un voyageur tel un non-voyant pris par le bras lorsqu’il traverse une route dangereuse mais je vais juste de Paris à Rome, et à la gare de Milan, dans ce temple d’Akhenaton pour locomotives où subsistent quelques traces de neige malgré la pluie je tourne en rond«  Etc…

_ c’est moi qui interromps le texte ;

lequel ne connaît que le « saut » des chapitres

_ au nombre de XXIV, comme les chants de « l’Iliade » : car l’on renoue ici, avec ce « Zone« , avec l’épopée ! _  ;

mais sans davantage de point ; ni de majuscule initiale…

C’est le souffle du lecteur (passionné) qui vient repérer la découpe

_ pleinement (et exclusivement) respiratoire !.. _

des expressions et les sauts de pensée (et mémoire) du narrateur, inquiet et fatigué

donc par l’alcool et les amphétamines de la nuit de cuite

(et de « binage »

d’une « Françoise » : « une femme d’une soixantaine d’années très maigre avec un long visage fin

qu’est-ce qui m’a pris,

elle était très surprise de mon intérêt, méfiante » ;

« Françoise ne parlait pas d’épingler, elle disait je veux bien que tu me bines« , se souvient le narrateur page 131) ;

de la nuit de cuite précédente, à Montmartre (au bar de « la Pomponette rue Lepic« , page 130 ;

« sa langue était très épaisse et amère elle buvait de la Suze« , page 131)

dans ce train qui l’emporte vers Rome :

« même mort sur un siège ce train m’amènerait à destination,

il y a dans les chemins de fer une obstination

qui est proche de celle de la vie« ,

n’est-ce pas ? constate le narrateur (page 252)…

Que va donc, agité de tous ces fantômes,

rechercher le narrateur de « Zone » à Rome ?

Et va-t-il, in fine, s’en retourner (lui aussi à Paris),

tel le « tu » de « La Modification » de Michel Butor ?

Mais on se trouve, en ce « Zone« -ci, sur d’autres pistes encore d’altérité (du réel)…

L’enjeu étant probablement pour le personnage, page 217, de

« disparaître et renaître« ,

« si cela est possible« …

Envisager de (res-)sortir peut-être, pour son compte,

s’évader, si cela se pouvait,

du cauchemar épouvantable « sur rails »

_ à la faveur du train général (partagé, collectif) qui vous emporte si aisément un peu plus loin _,

de ce tunnel-étau broyant bien réel

de l’Histoire (des pyramides enchassées de pères et de mères)

au moins depuis qu’on en a trace _ Homère, Schliemann _, à Troie

(que vont visiter,

depuis leur « hôtel-club » de vacances, « en juillet 1991« , proche des Dardanelles, page 49,

Francis Servain Mirković et sa plantureuse première compagne _ « le corps de Marianne m’obsède malgré les années et les corps qui lui ont succédé« , page 53 :

« dans ce club ennuyeux on pouvait profiter d’excursions organisées, une aux Dardanelles une à Troie c’est tout ce que Marianne parvint à me faire accepter » ;

« l’expédition à Troie fut un calvaire de poussière et de chaleur« , page 50) ;

depuis en fait probablement la nuit des temps…

Un grand auteur

_ et un grand sujet (d’aveuglante actualité de « vérité » : la « guerre« …)

intimement mêlés l’un à l’autre, faisant corps

dans une très puissante écriture : le souffle ! _,

est à découvrir là, en « Zone« ,

toutes affaires cessantes…

Titus Curiosus, ce 21 septembre 2008

Chant d’action de grâce – hymne à la vie ; mais de « dedans la nasse »…

19sept

Sur le « Journal » d’Hélène Berr, aux Editions Tallandier ;

et sa présentation par Mariette Job et Karen Taieb dans les salons Albert Mollat mercredi dernier 17 septembre à 18 heures : l’enregistrement est disponible (podcast).

Voici le petit texte de présentation en avant-propos du podcast :

Rendez-Vous : Mercredi 17 Septembre à 18 H 00 : Rencontre autour du journal d’Hélène Berr
Journal, 1942-1944

Rencontre autour du journal d'Hélène BerrEn partenariat avec le Centre Yavné

« En présence de Mariette Job, nièce d’Hélène Berr et de Karen Taieb, responsable des archives au Mémorial de la Shoah de Paris.

Agrégative d’anglais, Hélène Berr a vingt-et-un ans lorsqu’elle commence à écrire son journal. L’année 1942 et les lois anti-juives de Vichy vont faire petit à petit basculer sa vie. Elle mourra en 1945 à Bergen-Belsen quelques jours avant la libération du camp.

Soixante ans durant, ce manuscrit n’a existé que comme un douloureux trésor familial. Un jour de 2002, Mariette Job, la nièce d’Hélène, décide de confier ce document exceptionnel au Mémorial de la Shoah. » Fin de citation.

Le « Journal » d’Hélène Berr est à la fois

un document de témoignage poignant sur la condition de Juif pris dans la nasse de la monstrueuse entreprise génocidaire, par l’Europe entière, nazie _ un « témoignage » urgent, brûlant et nécessaire, parmi un certain nombre d’autres, identiquement urgents, brûlants et absolument nécessaires, de la part de leurs auteurs physiquement menacés et en sursis (et qui pour beaucoup ne survivront pas à cette « entreprise » systématique), qui nous sont, tant bien que mal, parvenus, et ont été, longtemps après leur écriture parfois extrêmement difficile, in fine publiés (par quelque éditeur), pour pouvoir être proposés à la lecture des lecteurs de maintenant, plus de soixante ans après, aujourd’hui, en 2008 _ ;

et une œuvre on ne peut plus singulière (et irremplaçable par là) d’une rare beauté d’écriture _ littéraire, si l’on veut ; mais le terme est ridicule, car il s’agit alors, en ce « journal », au quotidien, de dire et surtout de partager (en l’occurrence ces pages, griffonnées presque sans ratures au crayon à papier ou au stylo sur des feuillets séparé, sont destinées à son fiancé _ Jean Moravieski, qui avait « l’air« , dit Hélène Berr, « d’un prince slave » _, quand il n’est pas présent à ses côtés, en ces années « d’occupation » et de très lourdes menaces de « déportation » :

à une question d’un auditeur à propos du mot « déporté« ,

Mariette Job indique que l’usage de ces termes par sa tante Hélène Berr provient surtout de sa familiarité de lectrice avec l’œuvre de Tolstoï… ;

et que, d’autre part, les activités d’entr’aide aux enfants en danger,

ainsi que la position sociale et professionnelle de sa famille, son père, Raymond Berr, dirige _ il en est vice-président-directeur général _ une grande entreprise française, Kuhlmann,

placent Hélène Berr en position d’en savoir « pas mal »,

en tout cas « un peu plus » que bien d’autres,

sur ce qui se trame et se passe en matière de « déportation« , en effet,

sinon d' »extermination »…

Son père effectuant ainsi un premier « séjour » à Drancy,

avant d’être autorisé à revenir _ travailler même _ à son domicile (exclusivement !..) ;

avant d’être définitivement, cette fois, « pris »,

lui, son père (Raymond), elle, sa mère (Antoinette) et, elle-même, Hélène ;

et « expédiés » vers « les camps«  (d’extermination ou de travail) de l’Est, de Galicie ;

et, de là, vers « les nuages« …

il s’agit, donc,

pour Hélène en ces années 40,

surtout, de partager _ avec son fiancé, Jean _ son expérience :

et de la grâce de vivre ;

et des inquiétudes de ce qui menace gravement _ le mot est faible _ la vie (/survie) de ces humains…

Les remarques un peu naïves de certains auditeurs présents à la conférence

sur la « malchance » _ d’Hélène _ de n’avoir pas « réchappé »,

ou sur la « passivité » _ le mot n’a cependant pas été prononcé _ de ne pas avoir « fui »,

demeurant assez étonnantes,

face à la machine de destruction systématique (par tous les territoires de l’Europe occupée) nazie,

et les hasards

entre ceux qui furent « pris » et broyés ;

et ceux qui « passèrent entre les mailles du filet » nazi ;

et entre les griffes…

_ on peut citer la proportion de « Juifs » de nationalité française qui purent « en réchapper » ;

mais rien ne fut dit _ il est difficile d’être exhaustif _  sur les juifs étrangers ou apatrides qui avaient fui « par » la France :

je citerai ici l’exemple du bouleversant (et indispensable) témoignage de Saul Friedländer sur l’histoire (interrompue à Saint Gingolph, à la frontière franco-suisse du Léman , entre Haute-Savoie et Valais) ;

sur l’histoire interrompue de ses parents,

dans « Quand vient le souvenir« , disponible en Points-Seuil…

Ou le livre _ sur les efforts de ceux qui aidèrent à fuir _ d’un Varian Fry : « « Livrer sur demande… » Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941)« , aux Éditions Agone.

Et, pour Bordeaux, sur l’admirable action,

à l’heure encore bien trop mal connue des heures bousculées et affolantes _ en un Bordeaux devenu soudain « surpeuplé » _ de l’irreprésentable (pour nous, aujourd’hui) débâcle en juin 1940,

du consul (délivrant des visas en dépit des ordres stricts, très impératifs, puis comminatoires de son gouvernement) Aristides de Sousa Mendes : de José-Alain Fralon, « Aristides de Sousa Mendes, Le juste de Bordeaux« , aux Éditions Mollat, en 1998.

Sur ces journées de juin 1940 à Bordeaux,

un témoignage très précieux, celui de Zoltán Szabo dans « L’Effondrement _ Journal de Paris à Nice (10 mai 1940-23 août) » : les pages concernant les journées _ un dimanche (le 17 : il arrive à Bordeaux « vers midi« ) et un lundi (le 18 juin 1940 : le train de « dix-neuf heures quarante-cinq » pour Marseille « part à l’heure. Avec une précision à la minute près« ) _ ; les pages concernant les journées bordelaises de Zoltan Szabó se trouvent aux pages 179 à 195 de cet « Effondrement« , traduit par Agnès Járfás et publié aux Éditions Exils, en novembre 2002…

Fin de l’incise ; retour au « Journal » d’Hélène Berr.

Qu’on écoute, sur ce point

_ de la « fuite » : de ce que firent (ou ne firent pas) les Berr entre 1940 et 1944 _,

le détail du témoignage _ podcasté _ de Mariette Job : les Berr étaient des citoyens français depuis qu’existent des états-civils en France, et assumaient, tant leur « citoyenneté » française, que les plus élémentaires « devoirs » de la personne _ ;

et qu’on écoute aussi, lues par Mariette Job, les pages d’Hélène Berr sur les diverses façons d’assumer, ou pas, les commandements de la foi, la catholicité (et le « pharisaïsme » : le mot ne fut ni écrit par Hélène Berr, ni prononcé par Mariette Job ; c’est moi, concitoyen _ bordelais _ de l’auteur de « La Pharisienne » qui me l’autorise ici…).

Et ce à l’heure de « mesures » anti-roms en Italie berlusconienne, aujourd’hui, en dépit des législations européennes (la Roumanie, d’où viennent  certains de ces « roms », faisant bien partie, désormais, de la Communauté européenne) ;

ou de certaines « chasses » aux immigrés « sans papiers »

qui n’émeuvent guère la bonne conscience des détenteurs de papiers, assurés, eux _ pour le moment, du moins _, de leur « normalité » (il est vrai « tranquille » : hors fichiers Edvige, et autres ; du moins ne le supposent-ils pas)…

Pour prolonger la lecture de ce très, très beau « Journal » d’Hélène Berr, entamé à la lecture par Mariette Job par une merveilleuse citation,

par Hélène Berr à l’ouverture même du premier feuillet de son « Journal« ,

de Paul Valéry :

« Au réveil, si douce la lumière ; si beau, ce bleu vivant« ,

je voudrais indiquer quelques lectures.

D’abord, tout Paul Valéry (1871 – 1945) _ en Pléiade _,

en commençant par sa poésie si belle

(de la hauteur _ en beauté _, pour moi, de celles de François Villon et de Joachim du Bellay !) :

qu’on commence par « Charmes« , par exemple ; et « La Jeune Parque » ; ou les « Fragments du Narcisse« ,

pour l’éblouissement _ auroral ! pour lui, comme pour Hélène… _ de sa sensualité face au monde (et aux autres) ;

puis, qu’on jette un œil sur la grande biographie de « Paul Valéry » que vient de proposer, aux Éditions Fayard, Michel Jarrety.

Puisse Paul Valéry « sortir » enfin de son « purgatoire » des Lettres…

Puis,

qu’on découvre « Canticó« , de Jorge Guillén (1893 – 1984) : une merveille d’émerveillement  _ partagé : auteur et lecteurs ! Des 75 poèmes de l’édition première en 1923, l’édition définitive _ à Buenos Aires, en 1950 _, est passée à 334… Un éblouissement rare… Qu’on le recherche, en français _ la traduction en français en 1977, aux Éditions Gallimard, est de Claude Esteban… _, ou en castillan !

Enfin, quant aux témoignages sur de tels « chants d’action de grâce » (ou « hymnes à la vie »), en situation terrible, qui plus est, de « pris dans la nasse »

d’une telle impensable _ et si peu envisageable _ pareille universelle (et systématique) extermination,

tel que cet « hymne à la vie » d’Hélène Berr,

on pourra _ et doit _ lire,

outre le « Qu’est-ce qu’un génocide ? » par l’inventeur du mot _ pas de la chose !!! il a bien fallu « la » penser sur le tas !!! d’autres avaient « conçu » une « solution finale » !.. _ Rafaël Lemkin,

tout récemment traduit et publié en français _ aux Éditions du Rocher, en janvier 2008 _,

et le « Purifier et détruire _ usages politiques des massacres et génocides » de Jacques Sémelin _ aux Éditions du Seuil, en 2005 _,


on doit lire l’indispensable et sublimissime tout à la fois

« L’Allemagne nazie et les Juifs » de Saul Friedländer, en deux tomes : « Les Années de persécution (1933-1939) » et « les Années d’extermination (1939-1945)«  ;

à propos duquel j’ajouterai ce petit échange de mails avec Georges Bensoussan (Rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah et responsable des co-éditions, au Mémorial de la Shoah, à Paris),

que je me permets ici de retranscrire :

De :   Titus Curiosus

Objet : Pouvoir lire en français les diaristes que cite Saul Friedländer
Date : 23 avril 2008 16:08:47 HAEC
À :   Georges Bensoussan

Cher Georges Bensoussan,

J’achève à l’instant la lecture des « Années d’extermination (1939-1945)« , le second volume de la synthèse de Saul Friedländer sur « L’Allemagne nazie et les Juifs« .
Avec une émotion bouleversée et une immense gratitude, ainsi qu’une profonde admiration, pour l’immensité du travail accompli, sa force de vérité, la précision en même temps que l’étendue des analyses et le questionnement qui continue de nous hanter…

J’admire surtout la polychoralité de ces voix que Saul Friedländer nous aide à continuer d’entendre et écouter, celles de ces diaristes qui ont désiré si fort que leurs témoignages leur survivent… Et dont, au fil des jours _ et jusqu’à leur interruption ! _ Saul Friedländer nous livre des extraits de la teneur… C’est tout simplement irremplaçable…

J’en ai lu quelques uns : Anne Frank, il y a longtemps, en mon adolescence ; puis Etty Hillesum et Victor Klemperer
_ pour l’œuvre de ce dernier, je disais aux responsables du rayon « Histoire » de la librairie Mollat qu’il s’agissait d’un des grands livres du XXème siècle ; et qu’il faudrait aider à vraiment le diffuser _ en librairie, d’abord ; mais notamment aussi dans tous les centres de documentation des lycées et collèges…

J’en découvre, avec Friedländer, bien d’autres, de ces diaristes, et (hélas ! leur écriture n’eut rien d’une coquetterie !) magnifiques _ je me souviens, immédiatement, par exemple de l’écriture « intense » de Chaïm Kaplan ; mais il y en bien d’autres, y compris de certains demeurés anonymes, aussi puissants (que Kaplan) en la force de vérité de ce dont ils témoignent ; et par leur style.

Le style est ici aussi, en effet, capital : il est, jusqu’au bout, et c’est en cela que c’est magnifique, « l’homme même« , pour continuer Buffon, en une humanité qui leur était, avec leur vie, déniée !

Le travail analytique, et avec recul, d’historien ne peut pas, à lui seul, suffire, s’il n’est aussi porté par un souffle _ vous le savez mieux encore que moi… Et je ne suis pas sorti tout à fait indemne de la lecture _ sur un autre plan _ de votre « Un nom impérissable _ Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe » : merci profondément à l’historien que vous savez être !

Je me suis amusé, sur un terrain (d’écriture) légèrement différent _ n’étant pas un historien _, à « écrire » _ dans l’idée, sans doute, d’ aider à un peu le faire connaître à qui voudrait bien me lire, à qui aspirerait à pénétrer un peu dans le monde de l’auteur majeur qu’il est à mes yeux ! _sur l’œuvre traduit jusqu’ici (c’était en 2006) en français d’Imre Kertész (à part le magnifique « Dossier K.« , lu dès sa publication en français cette année 2008). Outre, une présentation un peu rapide de chaque opus de Kertész, j’ai rédigé une « lecture » de « Liquidation » plus longue au final que le texte original : mais celui-ci est si riche et si fort ; et de lecture assez complexe : davantage, par exemple, que le déjà magnifique « Chercheur de traces« , et pourtant déjà requérant des efforts de lecture (de la part de celui que Montaigne nomme « l’indiligent lecteur« , sans doute…).

Cela pour dire combien je suis sensible à la question du style _ « Dossier K. » faisant excellemment le point là-dessus ! _ pour ce qui concerne la capacité de se faire « écouter » du témoignage.

Il est vrai que je suis particulièrement sensible à la difficulté de bien (ou d’assez) se faire comprendre, et de vraiment enseigner _ dans mon cas, enseigner à philosopher est quasi une gageure (cf Kant : « On n’enseigne pas la philosophie, on enseigne à philosopher » ; et Montaigne : « Instruire, c’est former le jugement« ) ; que faire contre la bêtise ? contre les croyances les plus absurdes ? C’était aussi, déjà, la question de Socrate (puis celle, autrement, de Platon). Ce fut celle de Montaigne. Et celle de Spinoza (les variations entre le style more geometrico et les scolies ; etc… Ne croyez pas que cela tarisse mon enthousiasme d’enseignant, mais je reste lucide _ osant espérer que certains des petits grains semés finiront par germer, par rencontrer le terreau (et une pluie) un peu plus favorable(s) qui les aidera en quelque temps à se mettre à fleurir…

Bref, j’en viens à ma requête :

pourrait-on offrir au lecteurs francophones des traductions de certains de ces « Journaux » de temps de détresse ?

En prolongeant, en quelque sorte, ce que vous avez commencé à faire, pour le témoignage _ particulièrement puissant, il faut dire !!! _ de Zalmen Gradowski, avec votre « Des voix sous la cendre« , pour les manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau…

Il faudrait que je repasse en revue ces diaristes que donne à lire Saul Friedländer :

j’ai relevé, en les lisant, outre le nom de Chaïm Kaplan (à Varsovie : « Chronique d’une agonie _ Journal du Ghetto de Varsovie« , paru aux Éditions Calmann-Lévy) , celui de Philip Mechanicus (à Amsterdam), de Moshe Flinker (à Bruxelles), de Gonda Redlich (à Prague, ou Terezin), d’Elisheva – Elsa Binder (à Stanislawow) ; de David Rubinowicz (à Kielce), et de bien d’autres, il faudrait que je me replonge plus attentivement dans le livre de Friedländer…

Pardon d’être trop bavard.

Une autre fois, j’aurais à vous soumettre (pour élucidation d’interprétation) une « lecture » _ en mon essai sur « la rencontre » _ des discours de Himmler à Poznan les 4 et 6 octobre 1943.
Je m’étais posé des questions à leur propos ; mais le travail de Friedländer m’a aidé à avancer un peu dans leur « compréhension », tant à propos de Himmler que du contexte d’octobre 43…

Et même à vous proposer de revenir à Bordeaux pour une autre conférence (pour la Société de Philosophie, cette fois) ;
mais ne voulant pas tout mélanger, je vous en reparlerai beaucoup plus précisément une autre fois…

Bien à vous,

Titus Curiosus

Avec la réponse de Georges Bensoussan :

De : Georges Bensoussan

Objet : RE: Pouvoir lire en français les diaristes que cite Saul Friedländer
Date : 25 avril 2008 13:02:18 HAEC
À :  Titus Curiosus

Cher Titus Curiosus,


Merci pour votre message. J’ai pris beaucoup de plaisir à le lire.
C’est aussi en lisant le second volume de Friedländer que je me suis fait la même réflexion. Peut-être pourrait-on republier certains de ces Journaux. En l’occurrence, ici, il y a une chance que nous reprenions d’ici un an le « Journal » de Haïm Kaplan.

Peut être à bientôt à Bordeaux

Bien cordialement

Georges Bensoussan


Voilà.

Le livre _ immense ! _ de Saul Friedländer

et le « Journal«  _ depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dès 1933 _ de Victor Klemperer

sont deux livres majeurs

pour un peu mieux faire la lumière

sur les atrocités tellement invraisemblables à se représenter, encore aujourd’hui, du siècle passé _ le XXième _ ;

..

et sur ce qui continue, aussi _ toujours encore _ de nous pendre collectivement ou individuellement au nez,

sans que nous continuions _ toujours encore _ de bien en prendre la mesure : en Europe même ; à Rome comme à Paris, sans aller jusqu’en Roumanie ou au Kosovo, en Géorgie ou en Ukraine, etc…

Des nasses ne sont-elles peut-être pas déjà, ici ou là, en gestation ?..

Des témoignages, et une telle beauté, tels que ceux du « Journal » d’Hélène Berr

sont aussi un travail d’édition et de diffusion

indispensables.

A nous de les lire vraiment.

« Il n’y a de joie pour moi que celle que je puis partager« ,

a écrit la rayonnante

_ et amoureuse des matins :

« Aurore, aurore, aurore » sont les derniers mots de ces feuillets précieusement mis à l’abri en une enveloppe par elle _

Hélène Berr…

Titus Curiosus, ce 19 septembre 2008

Vive tendresse de quelques festons baroques praguois

13sept

Sur deux CDs de musique « baroque » praguoise :

« Laudate Pueri Dominum _ Music of Piarists in Baroque Bohemia« , par la Capella Regia Praha et les Pueri Gaudentes, dirigés par Robert Hugo, à l’église des « Fiançailles de la Bienheureuse Vierge Marie », à Slaný (CD  Supraphon SU 3946-2) ;

et « Prague _ L’Âge d’or baroque« , par l’organiste Pavel Kohout à l’orgue Mundt de 1673 à Notre-Dame de Týn, à Prague (CD Hortus 3 487720 000539).

Avant un très prochain article sur une magnifique musique « d’intimité » _ article actuellement « en train »… _ ;

et un autre sur un merveilleux roman _ qui n’est pas plus de « rentrée », qu’il ne serait d' »été » !.. _, d’une vraie « écriture » accomplie et qui ne vous lâche pas _ j’en reparle très prochainement (j’en suis à la page 131 ; le livre en comptant 519), à propos de notre « monde » pris avec toute l’ampleur nécessaire « à bras le corps » par l’auteur (= un vrai ! enfin !) de ce « grand » roman ;

voici un article sur d’intensément doux et pulpeux « festons baroques praguois » musicaux, qui me seraient demeurés « inaperçus » et inconnus _ hélas ! _ si ne me demeurait, en permanence (cf le liminaire _ et programmatique _ « carnet d’un curieux » qui ouvrait ce blog), un goût puissant de Prague, de ses rues, de ses palais et églises longtemps assoupis _ ou baillonnés ? comme ils avaient pu être, auparavant, « baillonnants » _, de sa (riche, complexe et assez tragique) histoire ; et de ses habitants _ qui se souviennent et/ou sont imprégnés de ce vivant passé, affleurant, partout :

je pense à mon ami Václav Jamek, l’auteur _ en français _ du « Traité des courtes merveilles » (prix Médicis de l’essai en 1989), introducteur (de luxe !) par deux fois (l’hiver 1993 et l’hiver 1994) à la « Prague baroque » _ alors qu’il dirigeait encore la maison d’édition Odéon _, avant de passer par les activités d' »attaché culturel » de la République tchèque, plusieurs années _ de 1995 à 1998 _, Avenue Charles Floquet (dans le 15ème, à l’ombre de la Tour Eiffel…)…;

un goût de Prague,

assorti à un goût du « Baroque »…

Je veux parler de deux très beaux récitals de « baroque praguois », intitulés,

le premier (de pièces religieuses _ dont une « Missa Sancti Adalberti » _ chantées avec choeur et solistes) « Laudate Pueri Dominum _ Music of Piarists in Baroque Bohemia« , par la Capella Regia Praha et les Pueri Gaudentes, dirigés par Robert Hugo, à l’église des « Fiançailles de la Bienheureuse Vierge Marie », à Slaný (CD  Supraphon SU 3946-2) ;

et le second (de pièces d’orgue _ à l’orgue Hans Heinrich Mundt de 1673 à Notre-Dame de Týn, à Prague _ sur la si belle Place de la Vieille-Ville) « Prague _ L’Âge d’or baroque« , par l’organiste Pavel Kohout (CD Hortus 3 487720 000539) :

deux merveilles !..

A « dénicher » pour s’en réjouir sans compter !

Il me faut convenir _ ou confesser ? _ que,

on peut plus personnellement,

mon goût

_ mon idiosyncrasie, fruit sans doute de mon histoire (en partie mittel-européenne) _

se porte à cette douceur baroque austro-hongroise, avec cet accent

_ ni viennois, ni (buda-) pestois, mais praguois _

de « Bohème »

qui séduisit, aussi, rien moins qu’un Mozart

qui aima séjourner à plusieurs reprises à la Villa Bertramka de ses amis František et Jozefa Dušek, à Prague _ sur la colline boisée au-dessus de Smichov _,

et qui composa pour Prague et les praguois quelques unes des œuvres qui portèrent son génie propre à l’incandescence

_ tel le drama giocoso « Don Giovanni« , donné le 29 octobre 1787 au Théâtre Nostitz _ devenu en 1798 (et redevenu aujourd’hui, après s’être appelé « Týl ») « des États » : Stavovské Divadlo ;

et  l‘opera seria « La Clemenza di Tito » ; « La Clémence de Titus » (donné le 6 septembre 1791, lui aussi à ce même Théâtre Nostitz à Prague, à l’occasion du couronnement de l’empereur Léopold II comme roi de Bohème) ;

et lui valurent non seulement le plus intense triomphe, mais aussi la plus chaleureuse affection du public !..

On peut s’en faire une assez intéressante image en retrouvant l' »Amadeus » de Miloš Forman _ en 1984 _ qui nous donne à assister à une représentation à la lumière des chandelles de « Don Giovanni« , pour sa première, au (toujours) très beau Théâtre Nostitz, ce 29 octobre 1787, donc…

Mozart hérite de quelque chose de cette (somptueuse) tradition musicale praguoise _ celle des Johann-Caspar-Ferdinand Fischer, des Jan-Dismas Zelenka

(qui durent accomplir leur carrière de musiciens loin de la Bohème et de Prague)…

Ainsi que de sa ferveur tendre, douce,

et ô combien vive et vivante

_ à mille lieues de la mièvrerie (sucrée) qui peut, parfois, se rencontrer à Vienne…

Prague n’étant pas corsetée par les manières de cour,

les Grands y venait, en leurs palais et villas de Bohème, s’y détendre, lâcher et relâcher…

Une gaîté particulière,

faite, aussi, des hoquets plus ou moins « tendus » _ et c’est un euphémisme _ de toute une Histoire (avec maintes « défenestrations », aussi !), s’y ressentait donc alors

_ et toujours aujourd’hui,

notamment à travers les monuments du « Baroque » :

d’où ce charme unique _ de douceur de violence surmontée _ de Prague

dans l’air qui s’y respire ; et peut inspirer…

Aujourd’hui encore, la musique est ainsi toujours bien vivante à Prague

_ pour peu qu’on quitte les dispositifs proposés aux touristes trop pressés…

Par exemple, dans les Conservatoires formant les artistes,

ou au si remarquable Rudolfinum, et ses concerts presque quotidiens d’une incroyable hauteur de qualité, toujours…

Bref, autour de Johann-Caspar-Ferdinand Fischer

(Krasno u Lokte _ près de Cheb _, en Bohème occidentale, 1656 – Rastatt, en pays de Bade, 1746),

musicien assez génial _ autour des « Goûts réunis » (cf François Couperin, ou Georg Philipp Telemann, entre autres) _ ;

et pas assez enregistré : qu’on se le dise !!! _,

Fischer introducteur

_ avec quelques autres

tels que

les méconnus

parce que pas assez interprétés, eux non plus,

Johann-Sigismund Kusser (Presbourg / Bratislava, 1660 – Dublin, 1727),

Georg Muffat (Megève, en Savoie, 1653 – Passau, en Bavière, 1704),

et Philipp-Heirich Erlebach (Esens, en Frise Orientale, 1657 – Rudolstadt, en Thuringe, 1714) _ ;

Johann-Caspar-Ferdinand Fischer, donc,

introducteur du style « baroque » français

_ appris probablement auprès de Jean-Baptiste Lully à Paris _,

en pays germaniques

_ voilà pour l’Histoire de la musique en Europe _ ;

voici,

en ces deux superbes « bouquets » _ très différents !!! _ de musique baroque praguoise,

un florilège d’œuvres d’une très grande « vive » tendresse :

avec les « Litaniæ Beatæ Mariæ Virginis » et un « Salve Regina » _ ainsi qu’un prélude _ de Johann-Caspar- Ferdinand Fischer,

de Vojtěch Pelikán, 1643 – 1700 : la « Missa Sancti Adalberti » ;

de Johann-Ferdinand Richter, 1687 – 1737, deux Psaumes : un « Dixit  Dominus » et un « Laudate Pueri Dominum » ;

d’Antonín Maschat, 1692- 1747 : un « Jubilate Apparenti Domino » ;

et de Jan Offner, 1720 – 1759 : un « Alma Redemporis Mater« ,

pour les œuvres composées pour les piaristes

_ de l' »Ordre des Clercs Réguliers Pauvres de la Mère de Dieu des Ecoles Pies« , fondé à Rome en 1621 par saint Joseph de Calasanz _

de Slaný

(non loin de Prague : le collège des piaristes de Slaný fut fondé en 1658 par le comte Bernard Ignác Martinic ; et son église « des Fiançailles de la Bienheureuse Vierge Marie« , « mise en chantier en 1674« , ne fut « complètement terminée qu’en 1729 » _ indique le livret du CD Supraphon, page 21) ;

et,

avec un « Aria  avec variations » de Fischer,

de Johann-Kaspar Kerll, 1627 – 1693 : une « Canzona » et une « Passacaille » ;

de Gottlieb Muffat _ fils de Georg _, 1690 – 1770 : un « Aria sub Elevatione » ;

de Josef Seger, 1716 – 1782 : deux « Préludes et Fugues« , deux « Toccatas et Fugues« , une « Fantaisie et Fugue » ainsi qu’une « Fugue » ;

et de Karel Blažej Kopřiva, 1756 – 1785 : une « Fugue » « Supra cognomen Debefe« ,

pour le récital de Pavel Kohout sur l’orgue Mundt de Notre-Dame du Týn, sur la très belle et mondialement célèbre Place de la Vieille-Ville, au cœur du centre historique de Prague…

Les interprétations ne recherchent jamais la virtuosité « pour la performance » des artistes,

tant les instrumentistes

que les chanteurs

_ excellents

(Hana Blažiková, Petra Noskaiová, Hasan El-Dunia, Ondřej Šmíd, Vojtěch Šafarik et Ivo Michl) ;

tant Robert Hugo et ses « troupes »

de la « Capella Regia Praha »

et des « Pueri Gaudentes » _ ils portent bien leur nom (de « réjouissants ») ! _

que Pavel Kohout

sur l’orgue Mundt de 1673 de Notre-Dame de Tyn, à Prague

_ avec « tout le raffinement de sa sonorité

et son remarquable état de conservation (il est presque entièrement d’origine)« ,

indique le livret du CD Hortus page 10 _,

c’est-à-dire sans intervention (chirurgicale) massive à l’époque « romantique », ou après… _ ;

tant Robert Hugo et ses « troupes » que Pavel Kohout, donc,

sont merveilleux de souplesse et de justesse dans le rendu

de la tendresse, mouvante, des œuvres

qu’ils servent là,

avec simplicité et ferveur

_ sans la moindre « hystérisation » des contrastes,

comme cela peut s’entendre

un peu trop souvent

au disque ou au concert _ :

avec douceur et tendresse,

loin de la moindre mièvrerie (statique)…

Et je me laisse aller à penser que

Mozart a dû « percevoir » quelque chose de « cela », à Prague ;

et qu’il arrive encore, à ce « cela », de « parfumer » l' »air du temps »

de cette Bohème-là …

Bref,

des CDs que des curiosités un peu timides ne chercheraient vraisemblablement pas à aller « dénicher »,

parmi (ou en dehors) les bacs des disquaires

_ mais disponibles au rayon « musique » de la librairie Mollat (merci Vincent !) _,

et parmi les ré-éditions des sempiternelles mêmes œuvres « bien connues » (et « bien marquées »)

par des interprètes pas assez audacieux pour sortir davantage des chemins

un peu trop « battus » par les éditions de disques ;

des CDs

que je me permets, donc, de vivement recommander ici

pour partager la joie _ de « vive tendresse » praguoise _ de bien belles musiques…


Titus Curiosus, ce 13 septembre 2008

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