Archives du mois de janvier 2009

Les « rêves » de Stanley Ann Dunham, « la mère de Barack Obama », selon l’article de Gloria Origgi, sur laviedesidees.fr

21jan

Pour compléter la passionnante réflexion sur ce qu’est une identité (de personne humaine)

_ et ses implications socio-historico-politico culturelles ! si cruciales pour le devenir de nos sociétés : en France, en Europe et aux États-Unis, comme partout ailleurs, en tout État de notre planète, aujourd’hui et demain (matin…) _

que sont

_ écrits et publiés en 1995 ; puis la (très belle, aussi) « Préface » ayant été ajoutée en 2004 _

Les rêves de mon père _ l’histoire d’un héritage en noir et blanc

_ cf mon article d’avant-hier 19 janvier : « Président Obama : lecteur et écrivain _ la construction d’une identité et d’une politique dans les pas d’Abraham Lincoln…  » _,

voici, ce (petit) matin du 21 janvier, un fort intéressant _ par la richesse des détails présentés _ article,

sur le toujours très riche site _ que dirige Pierre Rosanvallon _ de « la vie des idées » (laviedesidees.fr ),

de Gloria Origgi :

« la maman _ mieux : la mère ! _ de Barack Obama« .

Gloria Origgi est chercheur au CNRS, à l’Institut Jean Nicod. Elle s’occupe d’épistémologie sociale, d’épistémologie du web et de philosophie des sciences sociales.

Son dernier ouvrage : « Qu’est-ce que la confiance ?« , est paru aux Éditions Vrin, à Paris, en décembre 2007, dans la très remarquable collection « Chemins philosophiques« , que dirige Roger Pouivet (qui fut l’invité de la Société de Philosophie de Bordeaux le 24 avril 2003).

Et n’est pas du tout un hasard que cette connexion entre ces curiosités croisées (de Gloria Origgi),

tissées entre le concept de « confiance »,

le projet politique démocratique du Président Barack Obama,

et la réflexion cruciale sur les identités croisées,

nœud, déjà, des « Rêves de mon père » du jeune Barack Obama, en 1995  :

rédigés en 1994 et parus le 18 juillet 1995,

peu avant le décès _ le 7 novembre de la même année 1995 ; d’un cancer _ de sa mère…

Aussi me permets-je de citer, auparavant, cette page de cette « Préface » de 2004 aux « Rêves de mon père« , par Barack Obama lui-même _ in person ! :

« La plupart des personnages de ce livre font toujours partie de ma vie (…). Mais il y a une exception : ma mère, que nous avons perdue brutalement _ le 7 novembre 1995 _, à la suite d’un cancer, quelques mois après sa publication _ le 18 juillet précédent.

Elle avait passé les dix années précédentes à faire ce qu’elle aimait. Elle voyageait à travers le monde, travaillant dans de lointains villages d’Asie et d’Afrique, aidant les femmes à acheter une machine à coudre ou une vache laitière, à acquérir une formation qui leur permettrait de mettre un pied dans le commerce mondial. Elle avait des amis dans tous les milieux, faisait de longues promenades, contemplait la lune, farfouillait dans les marchés de Delhi ou de Marrakech à la découverte d’une babiole, d’un foulard ou d’une sculpture de pierre qui la faisaient sourire ou qu’elle trouvait jolis. Elle écrivait des articles, lisait des romans, harcelait ses enfants pour qu’elle ait des petits-enfants.

Nous nous voyions souvent, notre lien était fort. Pendant l’écriture de ce livre, elle en rectifiait des épisodes que j’avais mal interprétés, tout en veillant soigneusement à s’abstenir de commentaires sur mes descriptions la concernant ; mais en s’empressant d’expliquer ou de défendre les aspects moins flatteurs du personnage de mon père. Elle affrontait sa maladie avec dignité, et sans se plaindre, en nous aidant, ma sœur et moi, à continuer à vivre normalement, malgré notre angoisse, nos dénis, nos accès d’abattement.

Je me dis parfois que si j’avais su qu’elle ne guérirait pas, j’aurais peut-être écrit un livre différent… j’en aurais moins fait une méditation sur le parent absent _ disparu _, j’aurais rendu davantage hommage à celle qui était le seul point constant de ma vie. Chaque jour, je la vois dans mes filles, avec sa joie de vivre, sa capacité d’émerveillement. Je ne vais pas essayer d’exprimer à quel point je pleure encore sa mort. Je sais qu’elle était l’être le plus noble, le plus généreux que j’aie jamais connu ; et que c’est à elle que je dois ce que j’ai de meilleur en moi.« 


Voilà ;

et maintenant voici l’article s’efforçant de présenter un peu cette « dette » du fils Barack Hussein _ ou plutôt, pour elle : « Barry«  _ à l’égard de sa mère, « Ann« , ou « Anna« …

« La Maman _ la mère ! _ d’Obama »

par Gloria Origgi [20-01-2009]

« C’est une femme qui a gagné les élections américaines » : Gloria Origgi retrace la vie et la carrière anticonformistes de la mère _ car c’est de celle-ci qu’il va s’agir… _ du nouveau président des États-Unis. Contrairement à ce qui a été avancé _ mis en avant _ durant la campagne, c’est bien cette femme libre et indépendante  _ certes ; et pragmatique _ qui a formé le jeune Barack Obama, le préparant au monde multi-culturel et globalisé dont sa courte vie anticipa _ est-ce à mettre d’ores et déjà au passé (d’un présent bel et bien « arrivé ») ? _ l’avènement.

C’est une femme qui a gagné les élections américaines : Stanley Ann Dunham, née en 1942 _ le 29 novembre _ et emportée par un cancer en 1995 _ le 7 novembre _, à 53 ans à peine, _ ou presque… _ avant de voir s’accomplir son « rêve visionnaire » (!), l’élection de son fils Barack Hussein Obama comme 44e président des États-Unis. Son prénom masculin lui avait été imposé par son père, Stanley Dunham, qui aurait préféré avoir un garçon. Fille unique de Stanley _ Armour Dunham, 1918 – 1992 _ et de sa femme Madelyn Payne _ née le 26 octobre 1922 et morte le 2 novembre 2008, deux jour avant l’élection présidentielle du 4 novembre… ; Barack était allé à Hawaii lui dire adieu quelques jours auparavant, les 22 et 23 octobre _, Stanley Ann fut une jeune fille anticonformiste et une mère solitaire, convaincue de pouvoir élever ses enfants en les préparant _ peut-être _ à un monde nouveau, globalisé et multi-culturel. Un monde radicalement différent de son quotidien de petite fille de classe moyenne dans une anonyme _ Fort Leavenworth _ petite ville du Kansas _ cela, à coup sûr ! Barack _ Barry comme elle l’appelait _ est _ en partie du moins : l’éducation est un processus infiniment complexe ; à ne pas « instrumentaliser » ! _ sa créature _ est-ce tout à fait le mot juste ? _, le fruit d’une éducation patiente, attentive et aimante _ oui ! lire aussi (tout Donald Winnicott ! _, à laquelle elle consacra toute sa vie, tant elle voyait dans ses deux enfants métis l’image d’un avenir proche et meilleur, qui réconcilierait dans le mélange des sangs les fausses oppositions, les odieux sentiments d’appartenance, les unreal loyalties _ comme les appelait (dans « Trois Guinées« …) Virginia Woolf _ qui nous rassurent tant dans notre quête désespérée d’identité sociale.

Au moment de sa naissance, le 4 août 1961, son fils Barack était encore considéré dans la moitié des États américains comme le produit criminel _ rien moins ! _ d’une miscegenation, d’un croisement de races : un hybride biologique honteux auquel on ne reconnaissait pas la possibilité d’exister, et dont les auteurs étaient punis par la prison. Ce terme, aujourd’hui imprononçable, avait été forgé aux États-Unis en 1863, avec une fausse étymologie latine associant miscere et genus, pour indiquer la différence supposée génétique entre Blancs et Noirs. La question de la miscegenation devint cruciale à l’époque de la guerre civile américaine (1861-1865), et de l’abolition de l’esclavage qui s’ensuivit _ le 18 décembre 1865. Passe encore accorder des droits civiques aux non Blancs, mais autoriser des relations intimes entre Blancs et Noirs était une autre histoire… Le terme apparaît pour la première fois dans le titre d’un pamphlet publié à New York _ en 1864 _, « Miscegenation : The Theory of Blending of the Races, Applied to the American White Man and Negro« . L’auteur, anonyme, y révèle que le projet du parti républicain, qui s’était prononcé en faveur de l’abolition de l’esclavage, était d’encourager au maximum le mélange entre Blancs et Noirs, afin que les différences raciales s’atténuent peu à peu, jusqu’à disparaître complètement. On ne tarda pas à découvrir qu’il s’agissait d’un faux, fabriqué de toutes pièces par les Démocrates  _ en fait, un certain David Goodman Croly _ pour faire dresser les cheveux sur la tête des citoyens américains face à l’intolérable projet républicain d’un métissage souhaitable. Le délit de miscegenation fut définitivement aboli en 1967 lorsque la Cour Suprême américaine déclara _ le 12 juin 1967 _ les lois anti-miscegenation anticonstitutionnelles, à l’issue du célèbre cas judiciaire Loving vs. Virginia. Un couple mixte marié _ Richard (1933-1975) et Mildred (1939-2008) Loving _ avait été condamné à un an de prison et à quitter l’État de Virginie, uniquement parce que mari et femme avaient été trouvés dans le même lit : le certificat de mariage _ en juin 1958 _ suspendu au-dessus du lit fut considéré comme non valide par les policiers, qui avaient forcé la porte d’entrée et, armés de fusils, avaient frappé et humilié les jeunes mariés, car il avait été établi dans un autre État, _ le District of Columbia _ qui ne condamnait pas la miscegenation. Les faits eurent lieu en 1959 _ le 6 janvier _ et le couple dut attendre huit ans pour voir reconnue son innocence, ainsi que l’indécence morale de ce qu’il avait subi.

Il faut essayer d’imaginer cette Amérique-là _ en effet _ pour comprendre le courage de Stanley Ann, qui épousa _ c’était le 2 février 1961, à Maui _ à dix-huit ans, enceinte de quatre mois, le jeune et brillant étudiant kenyan Barack Obama senior, premier Africain admis à l’Université de Hawaï  Il avait 25 ans et était arrivé à Hawaï en 1959, grâce à une bourse du gouvernement kenyan partiellement financée par les États-Unis, destinée à aider les étudiants africains les plus doués à se former dans les universités américaines, pour rentrer ensuite dans leur pays et constituer une élite compétente et moderne. Barack senior avait grandi sur les rives du lac Victoria _ au nord-ouest du Kenya _, dans une famille de la tribu Luo. Il avait passé son enfance à s’occuper du bétail de son père, l’un des chefs de la tribu, en fréquentant l’école du village. Une première bourse lui avait permis de s’inscrire au lycée de Nairobi _ la capitale du Kenya. Il était venu étudier l’économie à Hawaï, et obtint son diplôme en trois ans avec les meilleures notes de sa classe. Il rencontra Stanley Ann à un cours de russe, qu’elle suivait probablement parce que ce pays si différent des États-Unis l’attirait et la faisait rêver à l’accomplissement de ses « rêves«  de jeune athée marxiste depuis les lointaines îles Hawaï.

Stanley Ann était une jeune fille timide, studieuse et rêveuse. Elle était née à Fort Leavenworth, dans le Kansas, où son père faisait son service militaire. Ses parents, tous les deux originaires du Kansas, s’étaient rencontrés _ et mariés, le 5 mai _ en 1940 à Wichita, la ville la plus importante du Kansas. Sa mère appartenait à une famille respectable : des gens qui n’avaient jamais perdu leur travail, même pendant la grande dépression, et qui vivaient très correctement grâce à une concession à une compagnie pétrolière sur leurs terres. Son père venait d’une famille plus compliquée, aux revenus modestes : élevé par ses grands-parents, il avait été un adolescent particulièrement rebelle et renfermé, notamment après le suicide de sa mère. Ce caractère difficile lui resta à jamais ; il se montra sarcastique et sévère avec Stanley Ann. Sa fille commença très tôt à se détacher de lui et à manifester une véritable intolérance pour ses manières fortes et frustes, son excessive simplicité intellectuelle et le style obtus et masculin avec lequel il conduisait les affaires familiales.

L’enfance de Stanley Ann fut ponctuée de nombreux déménagements : ses parents quittèrent le Kansas pour la Californie, puis revinrent dans le Kansas avant d’habiter différentes villes du Texas, puis Seattle durant l’adolescence de leur fille, et enfin Honolulu, où ils décidèrent de s’établir _ en 1960. Son père s’était lancé dans des affaires variées, alternant succès et échecs ; il se consacra finalement au commerce de meubles à Hawaï. Sa mère, qui avait toujours travaillé dans la banque, devint directrice d’une agence à Honolulu. Le couple n’avait pas grand intérêt pour la religion, même si le père essaya de convaincre sa femme Madeleine, dite Toot, de se convertir à la Congrégation Unitaire Universaliste _ un groupe religieux qui mêlait les écritures de cinq religions _ en s’appuyant sur un argument financier : « cela revient à avoir cinq religions pour le prix d’une ! » Mais sa femme l’en dissuada, rétorquant que la religion n’était pas un supermarché. Les nombreux déménagements avaient fait des parents de Stanley Ann un couple américain typique d’ordinary outsiders, de gens ordinaires qui se déplacent pour des raisons financières, se sentant profondément américains dans leurs valeurs, mais n’ayant de racines nulle part. Le couple était néanmoins tolérant : le père se considérait bohême parce qu’il écoutait du jazz, écrivait des poèmes le dimanche et ne craignait pas de compter plusieurs Juifs parmi ses amis intimes. La question raciale n’existait pas pour eux. La vie des Noirs et des Blancs était tellement « séparée«  dans les villes où ils habitèrent durant leurs pérégrinations, que pour la plupart des Américains de leur génération le problème ne se posait même pas.

Stanley Ann grandissait solitaire, passait des après-midi entiers à lire des livres empruntés à la bibliothèque du quartier. Elle aimait les langues étrangères, les romans européens et le « Manifeste » de Karl Marx. À douze ans, elle vécut son premier traumatisme lié à l’intolérance sociale. Arrivée dans une petite ville du Texas, Stanley Ann devint l’amie d’une petite fille noire qui habitait dans le voisinage. Ses parents n’avaient rien à y objecter, mais ses camarades de classe commencèrent à se moquer d’elle. La dérision se fit de plus en plus forte, jusqu’à se transformer en véritable exclusion. Toot, la grand-mère d’Obama, se souvient d’un jour où elle trouva les deux petites filles couchées dans le jardin, regardant le ciel en silence, tandis que depuis les grilles qui entouraient le terrain, leurs camarades d’école et les enfants du quartier hurlaient des injures et des insultes. « Nigger lover« , criaient-ils à Stanley Ann, insinuant que leur amitié avait une connotation sexuelle, seule raison pouvant justifier une attraction pour ce qui est différent. Comme si le contact avec le Noir, pour le puritanisme wasp de l’Amérique des années cinquante, ne pouvait représenter rien d’autre qu’un phantasme sexuel, une altérité sauvage et un désir _ lust _ refoulé.

Ce Texas violent, intolérant et conformiste ne plaisait pas non plus aux parents de Stanley Ann, qui décidèrent de partir pour Seattle, « nouvelle frontière«  économique à l’extrême Ouest des États-Unis. La ville _ Mercer Island _ était plus ouverte et plus accueillante, Stanley Ann y fit tout son lycée _ Mercer Island High School. Marine Box, sa meilleure amie de l’époque, garde d’elle l’image d’une élève brillante, non seulement dans ses résultats scolaires, mais par sa capacité à réfléchir seule, à ne pas se plier aux clichés et au conformisme culturel de son pays. Elle se disait par exemple athée, scandalisant ses camarades de classe.

Quand ses parents déménagèrent à Hawaï _ en 1960, donc _, Stanley Ann s’inscrivit à l’Université d’Honolulu. Malgré la dureté de son père, ses parents ne s’opposèrent pas à sa relation avec Barack Obama senior. Au contraire, ils l’invitèrent immédiatement à dîner, pensant que le jeune homme se sentait seul, si loin de chez lui. Les gaffes furent évidemment nombreuses, tant ils avaient peu l’habitude de fréquenter des Noirs : le père lui demanda s’il savait chanter et danser, et la mère lui dit qu’il ressemblait de façon frappante à Harry Belafonte. Mais Barack senior ne se laissa pas intimider pour autant. Un soir, durant une fête, il se mit à chanter devant tout le monde, et bien que sa voix ne fût pas particulièrement belle, son assurance et son charisme firent effet sur tous les présents. C’est un homme fier de ses origines africaines, fils de chef, qui n’a jamais subi les humiliations des Noirs américains _ esclaves et descendants d’esclaves. Il ne sent pas encore le poids de la couleur de sa peau dans cette Amérique violente, ségrégationniste, mais « naïve«  sur les questions raciales, pour n’avoir pas encore été confrontée aux Black Panthers et aux mouvements de révolte et de construction de l’identité afro-américaine.

Juste après la naissance d’Obama Hussein _ le 4 août 1961 _, son père est sélectionné par les meilleures universités américaines et décide de poursuivre ses études à Harvard. Stanley Ann n’a pas envie de le suivre dans le Massachusetts : elle est heureuse d’avoir un bébé, pleinement heureuse, mais ne se voit pas mener la vie d’une épouse d’homme politique kenyan. Elle sait que le destin de son mari est tracé, qu’il devra rentrer au Kenya car sa réussite aux États-Unis est un exemple pour toute une nation ; c’est précisément pour cela qu’on l’a envoyé faire ses études en Amérique. Ils décident de se séparer en toute amitié, Barack senior vient d’une culture polygame et sait bien que sa vie de mari et de père ne s’arrête pas là. Stanley Ann est suffisamment sûre d’elle-même et heureuse d’avoir un enfant métis pour retourner à Honolulu sans complexes _ le divorce sera prononcé en juin 1964 _, et y reprendre ses études. Elle décroche une maîtrise en mathématiques et un master en anthropologie en 1967. La même année, elle rencontre un autre étudiant étranger, Lolo Soetoro _ ca 1936-1987 _,  un Indonésien petit, brun et gentil, qui commence à fréquenter la maison des Dunham. Toot, la mère de Stanley Ann, joue aux échecs avec lui tous les soirs, et se moque de lui car « Lolo » en hawaïen signifie « fou ». Mais ce garçon n’a rien de fou : il est d’une courtoisie extrême, affectueux avec le petit Barry et décidément très amoureux de la jeune femme extravagante et aventureuse qu’est Stanley Ann. Il lui propose de l’épouser, et de partir avec lui à Djakarta. Stanley Ann accepte et part avec son fils pour l’Indonésie à la fin de l’année 1967, au moment de l’irrésistible ascension au pouvoir de Suharto, des purges anti-communistes et du déclin du président Sukarno, fondateur de l’État, désormais âgé.

Stanley Ann trouve du travail à l’ambassade américaine, où elle emmène souvent son fils qui passe ses journées à la bibliothèque de l’ambassade à lire le magazine Life. Elle lui parle de politique, de géographie, de relations internationales. Lolo raconte à Barry les mythes indonésiens, le grand Hanuman, dieu singe et guerrier invincible dans sa lutte contre les démons. L’athéisme communiste du gouvernement Sukarno est vite remplacé, sous Suharto, par une vague religieuse. On étudie la religion musulmane à l’école : l’Indonésie est le plus grand pays converti à l’Islam. Barry est soumis à toutes ces influences, toutes ces cultures. Il n’a pas de problèmes d’appartenance raciale : il n’a pas de race, il est un citoyen du monde, curieux comme sa mère, intéressé par la différence, sûr de lui et entièrement à son aise dans la normalité quotidienne qu’est pour lui le clan multi-ethnique de sa famille recomposée. En 1970 _ le 15 août _ naît sa sœur, Maya Kassandra Soetoro. Barry va à l’école, mais le réveil sonne pour lui à trois heures du matin, quand sa mère entre dans sa chambre sur les notes de Mahalia Jackson, lui lit la biographie de Malcolm X, lui fait écouter les discours du révérend Martin Luther King. Elle lui inculque de cette façon un sentiment d’appartenance à la culture afro-américaine, qui est en train de prendre pied aux États-Unis, d’y trouver une expression politique, une identité communautaire et un langage propres.

Barry doit savoir tout être à la fois, américain, noir, blanc, cosmopolite, parce que c’est son avenir, le « rêve«  hasardeux et visionnaire de sa mère. Quand son mariage avec Lolo commence à vaciller, Barry est envoyé pendant un an chez ses grands-parents à Hawaï. Stanley Ann quitte Lolo car il désire avoir d’autres enfants. Peu après _ en 1972 _, Stanley Ann et Maya reviennent à Honolulu, et le clan se recompose, cette fois sans maris, mais avec les deux enfants et les grands-parents Dunham. Les parents de Stanley Ann se consacrent avec amour au petit Barry, mais contrairement à ce qu’on a pu lire dans les journaux, ce ne sont pas eux qui l’élèvent. C’est sa mère qui veille sur son éducation, elle qui, une fois de retour à Hawaï, reprend ses études pour décrocher un doctorat en anthropologie à cinquante ans, en 1992. Elle choisit comme objet de recherche la société rurale indonésienne, ce qui lui donne l’occasion de retourner fréquemment en Indonésie pour que sa fille Maya puisse voir son père, avec lequel elle a conservé des rapports amicaux _ le divorce officiel aura lieu en 1980. En 1977, elle décide d’y séjourner plus longuement, toujours pour ses recherches. Elle part seule avec Maya, Barry préfère terminer sa scolarité aux États-Unis.

La carrière de Stanley Ann, pendant ce temps, prend une tournure nouvelle : elle s’occupe de développement rural, de programmes de micro-crédit destinés aux femmes indonésiennes pour le compte de différentes agences et banques internationales. Sa vie, son expérience de femme et de mère de deux enfants multi-ethniques deviennent le terreau de sa croissance intellectuelle. Elles lui ont fait comprendre des choses qu’elle n’aurait pas vues autrement sur les différences sociales et culturelles, sur la condition féminine, sur les minorités ethniques. Son autobiographie est son terrain d’expérimentation, elle est à la fois observatrice et protagoniste d’un monde qui se transforme et se globalise. Mais son enthousiasme et sa carrière seront bientôt stoppés net par un cancer des ovaires _ qui se déclare en 1994 _, qui l’emporte à cinquante-trois ans, en 1995 _ le 7 novembre.

Il faut se demander ce qu’il y a _ indirectement _ de cette femme indépendante, courageuse et pleine d’une autorité naturelle _ oui _ dans l’obamanie qui s’est emparée du monde entier durant les élections américaines. La nouveauté que représente Obama réside peut-être moins dans sa peau noire que dans sa capacité profonde _ oui _ à comprendre et à concilier les contraires, que seul peut avoir un homme qui a accepté le modèle et l’autorité d’une femme. Obama est issu d’une génération nouvelle parce qu’il est le fils d’une femme intellectuellement compétente, parce qu’il peut prendre pour modèle sa mère et non son père, parce qu’il est imprégné de valeurs féminines de tolérance et de communion. Obama est le produit _ d’abord… : il n’est pas une chose ; ni un « outil »… _ de cette femme, il est sa plus grande réussite. Certes, durant la campagne électorale, il valait mieux _ électoralement ?.. _ laisser le souvenir de Stanley Ann à l’écart des feux de la rampe, et raconter _ story-telliser ?.. _ l’histoire du petit garçon noir élevé par ses grands-parents dans le Kansas _ du middlewest profond… Mais à présent qu’Obama est président, le moment est enfin venu _ politiquement correct ?.. _ de rendre hommage _ est-ce parfaitement sincère, en pareil cas ? _ à celle qui a « inventé«  (!) ce « fils parfait » (!), à celle qui en a pris soin et l’a élevé pour (!!!) « en faire l’icône » (!) du monde qui viendra, et qu’elle ne verra pas.

Traduit _ pas toujours opportunément (!) du point de vue d’une rigueur philosophique : c’est plutôt dommage…  _ de l’italien par Florence Plouchart-Cohn _ les données factuelles, étant, elles, on ne peut plus intéressantes !

par Gloria Origgi [20-01-2009]

Titus Curiosus, le 21 janvier 2009

Et toujours pour un peu mieux comprendre ce qui vient de se jouer aux Etats-Unis

20jan

Et toujours pour (un peu mieux) comprendre

ce qui vient de se jouer

aux États-Unis,

un excellent article _ de Romain Huret _ sur le passionnant _ chaque jour ! _ site

laviedesidees.fr :

« L’étrange défaite de John MacCain« …

Au-delà de la magistrale campagne de Barack Obama, comment comprendre la très lourde défaite du candidat républicain à la présidentielle américaine ? Pour l’historien Romain Huret, l’échec de John MacCain signe la faillite morale et politique de trente années de conservatisme.

« Ils invoquaient avant tout l’intérêt ; et c’est en se faisant de cet intérêt prétendu une image terriblement étrangère à toute vraie connaissance du monde qu’ils ont lourdement induit en erreur les disciples, un peu moutonniers, qui, en eux, mettaient leur foi. […] Comme la parole qu’ils prêchaient était un évangile d’apparente commodité, leurs sermons trouvaient un facile écho dans les instincts paresseusement égoïstes qui, à côté de virtualités plus nobles, dorment au fond de tout cœur humain. Ces enthousiastes, dont beaucoup n’étaient pas personnellement sans courage, travaillaient, inconsciemment, à faire des lâches. Tant il est véritable que la vertu, si elle ne s’accompagne pas d’une sévère critique de l’intelligence, risque toujours de se retourner contre ses buts les plus chers ».
Marc Bloch [1]

Employés en un autre temps, pour une autre défaite, ces propos _ d’une rare et magnifique lucidité ! _ de Marc Bloch _ dans le magistral (et toujours de la plus brûlante actualité ! « L’Etrange défaite«  ; qu’on peut lire aussi dans « L’Histoire, le guerre, la résistance »_ rendent également compte de l’étrange défaite de John McCain. Si nul ne peut contester le manque de dynamisme de sa campagne face à l’extraordinaire candidat que fut Barack Obama, si nul ne peut remettre en cause le ridicule du choix de Sarah Palin, chacun doit s’interroger sur cet étonnant constat : comment un politicien si ouvert dans le passé à des solutions de compromis avec les Démocrates, comment un homme longtemps favorable à une politique migratoire plus audacieuse, comment un individu si souvent iconoclaste a-t-il été condamné à n’apparaître que comme le candidat d’une Amérique blanche, très conservatrice, repliée sur ses prérogatives économiques ? La réponse est simple : s’il fut choisi précisément pour cela par des militants qui ne l’avaient guère ménagé jusqu’alors, John McCain n’a pas su faire oublier la trahison des élites conservatrices et leur échec de gouvernance depuis une vingtaine d’années aux États-Unis.

Le bilan politique du mouvement conservateur

Pour comprendre le caractère étonnant de cette défaite, il convient de revenir aux origines mêmes du mouvement conservateur [2]. Dans les années 1960, les conservateurs ont l’impression de vivre dans un monde foncièrement hostile, dangereux et inquiétant. Ce sentiment d’appartenir à une minorité, sociale, intellectuelle et politique, les conduit à entrer en politique. Cette politisation n’emprunte pas des trajectoires familières : elle se met en place dans les foyers ; le prosélytisme se développe dans le voisinage ; les réunions ont lieu dans de paisibles salons de la classe moyenne américaine. Pour un observateur avisé, la mobilisation relève de l’amateurisme et du bricolage si on la compare à la puissance des structures d’organisation mises en œuvre au même moment par les libéraux (liberals) [3]. Mais cette faiblesse devient rapidement un atout. Car la mobilisation tire sa force de cette accumulation de petites formes de militantisme locaux : ici une manifestation contre l’homosexualité dans l’Idaho, là une dénonciation des manuels scolaires dans le Texas ; bref des milliers d’actes individuels qui s’agrègent lentement dans le paysage politique américain. Dans les universités, les lycées, les usines, au cœur même de ces banlieues souvent présentées comme des lieux d’apathie politique, des formes inédites de contestation se mettent progressivement en place pour critiquer l’ordre établi par les libéraux (liberals). Si le conservatisme américain présente des visages multiples, des fondamentalistes religieux aux partisans du libre marché, en passant par les libertariens, qui souhaitent une rupture brutale avec l’État, l’investissement militant sur le terrain relie bien souvent les courants conservateurs entre eux [4]. D’abord invisible, cette contestation est omniprésente dans le pays au début des années 2000. La chaîne de télévision Fox News, principal médiateur aujourd’hui des idées conservatrices, en est la preuve la plus éclatante.

Depuis une trentaine d’années _ vers 1980 _, les conservateurs occupent les principaux postes de pouvoir et affichent avec fierté leur capacité à gouverner le pays et à garantir sa sécurité dans un monde dangereux. Dès les années 1960, les cadres de l’organisation étudiante Young Americans for Freedom annonçaient qu’ils allaient prendre le pouvoir très rapidement pour mettre un terme à la faiblesse de gouvernance des Démocrates [5]. À la fin des années 1990, Tony Blankley, un temps proche conseiller du leader du parti républicain, Newt Gingrich, compare la révolution conservatrice à un « trotskysme de droite », non pour son idéologie, mais pour son travail de sape de minorité très agissante [6]. Hostiles à l’État social, les conservateurs promettent un État fort, centré sur la sécurité nationale, utilisant des méthodes de gestion et d’évaluation qui ont parfaitement fonctionné dans le privé. Depuis l’arrivée de Ronald Reagan, la dérégulation du monde du travail, la disparition progressive des programmes sociaux et la création d’un État militarisé fort _ voilà qui devrait nous rappeler quelque chose… _ ont été mis en œuvre lentement, mais sans discontinuer, par les militants conservateurs.

L’administration de George W. Bush aura révélé avec cruauté l’échec de gouvernance de cette génération de conservateurs. Le décalage entre l’effondrement des cadres élémentaires de la société et un discours très convenu a frappé _ tout récemment _ tous les Américains. Les terribles conséquences de l’ouragan Katrina ont révélé l’ampleur des effets sociaux du désengagement de l’État et du rôle accordé à la famille comme seule structure de régulation sociale. Devant une commission de la Chambre des représentants, Mike Brown, le responsable, fort critiqué à l’époque, de l’agence en charge des catastrophes naturelles, répondit avec une franchise désarmante, lorsqu’on lui demandait pour quelle raison le gouvernement n’avait pas veillé à apporter de la glace pour conserver les aliments après le passage de l’ouragan, que ce n’était pas « le rôle du gouvernement fédéral de m’aider à conserver au frais ma viande de hamburger dans mon réfrigérateur » [7] ! En Irak, l’échec de gouvernance a paru identique. Dans la conduite de la guerre contre le terrorisme et la gestion des affaires de la planète, les conservateurs ont semblé obtus, incapables de comprendre le monde qui les entoure au-delà de leurs croyances personnelles et religieuses. La crise financière a encore plus contribué à démontrer leur incompétence en matière de gouvernance. C’est à un échec générationnel  _ oui _ auquel nous avons assisté au cours des huit années de mandat de George W. Bush.

La mobilité sociale américaine en crise

Alors que les conservateurs promettaient davantage de mobilité sociale, accusant l’État d’être un facteur de blocage et un outil utilisé par les élites libérales (liberal) pour garantir leur reproduction sociale, ils lèguent au pays une crise structurelle de la méritocratie à l’américaine [8]. À plus d’un titre, l’ouragan Katrina a révélé les conséquences du désinvestissement social de l’État _ qu’on le médite, et bien vite, partout ! _, qui a pourtant fait l’objet d’un consensus politique dans les années 1990 [9]. Il est frappant de constater la prégnance de la thématique du concept sociologique d’underclass dans les écrits des journalistes qui ont rendu compte du désastre. L’ouragan a permis une redécouverte médiatique des soubassements économiques mais également socio-culturels de la pauvreté : être pauvre, c’est certes manquer d’argent, d’une voiture, mais aussi de contacts à l’extérieur, de relais dans le reste du pays. Bref, ce n’est pas un hasard si les pauvres furent les principales victimes de la catastrophe [10]. De façon cruelle, Katrina a mis au jour les blocages structurels de la société américaine. Les difficultés des populations pauvres à sortir de la ville révèlent, plus largement, une mobilité sociale en panne dans l’ensemble du pays.

Incontestablement, l’éducation américaine _ à prendre très vite, aussi, et partout !!! il y a urgence grave !!! _ ne joue plus son rôle d’ascenseur social et renforce le capital culturel et social des élites. Longtemps justifiés par la logique du marché, ces chiffres inquiètent aujourd’hui : alors que les déclarations d’un Bill Gates sur la corrélation entre la détention d’un diplôme d’études supérieures (master’s degree) et le niveau de réussite sociale sont acceptées par tous, le nombre d’étudiants diplômés stagne. Seuls l’Allemagne et les États-Unis sont dans ce cas aujourd’hui, alors que l’ensemble des pays industrialisés connaît une croissance forte du nombre de diplômés du supérieur _ même si ce critère est loin de suffire… La diversité sociale du recrutement dans les universités s’étiole. La part des bourses dans le financement des études s’étant réduite de 55 à 41% depuis 1980, le recours à l’emprunt est de plus en plus souvent obligatoire pour les parents et/ou les enfants. Cette stratégie familiale n’est pas identique partout. Une étude sur les quartiers pauvres de Boston a montré que seulement un tiers des lycéens issus des quartiers pauvres avaient passé l’examen SAT, indispensable pour l’admission dans l’enseignement supérieur, au cours du mois d’octobre de leur dernière année de lycée, contre 97% des enfants issus des milieux favorisés [11]. À cela s’ajoute le manque d’informations des milieux défavorisés qui, peu au fait des systèmes de bourses, hésitent à envoyer leurs enfants dans des universités coûteuses [12].

Les universités sont en effet contraintes de répercuter sur les frais d’inscription le ralentissement de l’investissement public. Cette diminution des fonds publics s’est opérée à un moment où le coût moyen de formation par étudiant a considérablement augmenté. Dans l’enseignement supérieur, les frais d’inscription ne cessent de s’accroître : entre 1976 et 1995, ils ont été multipliés par quatre à l’université de Californie-Los Angeles (UCLA) [13]. L’écart se creuse inexorablement entre les universités publiques et privées, en raison de la croissance des frais d’équipement, notamment dans le domaine informatique [14]. Est-ce un hasard si les critiques virulentes se multiplient contre l’élitisme de l’université américaine depuis une dizaine d’années ? D’après les données contenues dans le Social Register, le « bottin mondain » contenant la liste des familles de l’élite américaine, 92% des familles présentes en 1940 y sont toujours en 1977 [15]. En dépit des velléités réformatrices de l’après-guerre, les écoles préparatoires (prep schools) demeurent élitistes : seulement 4% des étudiants y accédant sont issus de la communauté afro-américaine, alors qu’ils représentent 19% des lycéens [16].

Sans surprise donc, les enfants issus des milieux défavorisés réduisent souvent leur temps de scolarisation à deux années. Pour financer leurs études, ils doivent travailler dans la restauration rapide et la grande distribution : Wal-Mart en emploie plusieurs milliers. Faute de réussite suffisante aux tests de fin d’année, ce sont souvent des petites universités (community colleges) qui les acceptent. En leur sein, les étudiants s’inscrivent en grande majorité pour des cours de rattrapage en anglais et en mathématiques. On estime à 60% le nombre de Latinos scolarisés dans le supérieur qui intègrent ce type d’université. Toutefois, et c’est là que le bât blesse, seulement 30% des étudiants inscrits décident de prolonger leur cursus au-delà des deux années requises [17]. Ces universités ne jouent plus le rôle de sas qu’elles avaient longtemps joué dans le pays pour recruter les meilleurs éléments. En d’autres termes, la société américaine apparaît de moins en moins égalitaire _ cf Paul Krugman. Le contrat social conservateur ne facilite donc guère l’ascension sociale de l’homme de la rue (common man).

La défaite d’un franc-tireur et d’un système

Le choix de John McCain par les militants républicains a été une réponse à cette crise structurelle. Longtemps considéré comme inclassable (maverick) dans la vie politique, il a toujours combattu en faveur de mesures de compromis, d’une politique migratoire moins frileuse à l’égard des Hispaniques et d’une lutte contre la corruption du personnel politique. À plusieurs reprises, il a montré sa volonté de faire de la politique autrement. Est-ce un hasard si McCain a appelé son bus de campagne le « bus du franc-parler » (straight talk bus) ? Sa différence l’avait pourtant longtemps handicapé. En 2000, le candidat George W. Bush n’avait pas hésité à distiller des insinuations racistes contre l’un des enfants adoptés par la famille McCain. Ses rapports amicaux avec les Démocrates, en particulier John Kerry, avaient également joué en sa défaveur. En 2008, en raison de l’échec de l’administration Bush, le processus s’inverse : sa différence devient un atout électoral pour les militants républicains. Tout dans son parcours semble faire de lui l’homme capable d’éviter une cuisante défaite de la droite américaine. Son passé de militaire et ses allures de sémillant retraité plaident plus encore en sa faveur. Il joue à merveille de sa carte de « dur » (tough guy), distillant à dessein les anecdotes sur son passé de bagarreur et, bien évidemment, utilisant son statut d’ancien combattant du Vietnam et de victime de la torture. Que s’est-il donc passé pour expliquer la défaite de John McCain ?

McCain est demeuré prisonnier de l’échec de gouvernance de l’administration Bush pendant toute la campagne électorale. La crise économique a agi comme un révélateur pour nombre d’électeurs. Au lieu de dénoncer la gestion dérégulée en cours depuis de nombreuses années, il a repris un discours convenu sur la bonne santé du système et les inévitables « canards boiteux » tout au long du mois de septembre. Ensuite, il n’a jamais réussi à lutter contre l’influence croissante de la base conservatrice qui imposa le choix de Sarah Palin. Au-delà de son incompétence flagrante pour la fonction, le parcours politique de Palin est entaché par la corruption. Pour le grand malheur de John McCain, l’Alaska et ses petits arrangements avec la morale ressemblèrent tout à coup à la manière dont, à Washington D.C., les conservateurs ont envisagé le pouvoir politique comme un patrimoine appartenant à celui qui l’exerce.

Dans un ouvrage récent, le fils de l’écrivain Saul Bellow _ Adam Bellow _ a émis l’hypothèse que le népotisme serait un élément structurant de la nation américaine depuis l’époque coloniale [18]. Au sein de l’administration du président George W. Bush, on comptait les fils de Strom Thurmond, d’Antonin Scalia, de Michael Powell, de Dick Cheney et de William Rehnquist. In fine, la campagne de John McCain a donné de plus en plus l’impression de ne s’adresser qu’à cette caste conservatrice qui, après s’être approprié le pouvoir, ne semblait pas prête à le rendre _ à méditer, bien sûr, pour d’autres lieux... Bien évidemment, et chacun doit avoir en tête l’ampleur de la tâche, les raisons mêmes de l’étrange défaite de John McCain rappellent à quel point _ certes ! _ le mandat de Barack Obama sera décisif pour les États-Unis, tant l’héritage conservateur apparaît dramatique.

par Romain Huret [19-01-2009]

Notes

[1] Marc Bloch, « L’Etrange défaite« , Paris, Coll. Folio Histoire, Gallimard, 1990, p. 174-175.

[2] Je me permets de renvoyer à mon ouvrage, « Les Conservateurs américains se mobilisent. L’autre culture conservatrice« , Paris, Autrement, 2008.

[3] Aux États-Unis, le terme libéral (liberal) désigne les personnes de gauche favorables au Parti démocrate.

[4] Alan Brinkley, « The problem of American conservatism », American Historical Review, 99, 1994, p. 409-429.

[5] Gregory Schneider, Cadres for Conservatism : Young Americans for Freedom and the Rise of the Contemporary Right, New York, New York University Press, 1999.

[6] Tony Blankley, « Street-Fighting Days », George, July 1998, p. 53.

[7] Cité dans Éric Lipton, Shane Scott, « Leader of Federal Effort Feels the Heat », New York Times, 3 septembre 2005, p. 1 ; Romain Huret, « L’ouragan Katrina et l’État fédéral américain. Une hypothèse de recherche », Nouveau Monde. Mondes Nouveaux, revue électronique, 7, 2007.

[8] Romain Huret, « Le recrutement des élites aux États-Unis au XXe siècle », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 39, septembre 2005, p. 25-36.

[9] Romain Huret, « Le trou du donut ou l’inachèvement de l’État-providence américain », in Denis Lacorne (dir.), « Les États-Unis 1880-2000« , Paris, Fayard, 2006, p. 281-294.

[10] Matthew Mulcahy, « Hurricanes, poverty, and vulnerability : an historical perspective ».

[11] Cité dans Robert Haveman, Timothy Smeeding, « The role of higher education in social mobility », The Future of Children, vol. 16, n° 2, 2006, p. 125-150.

[12] Dans les 146 meilleures universités du pays, qui représentent 10 % de l’ensemble des étudiants, 74% des étudiants viennent des fractions les plus riches de la société, alors que seulement 3% viennent de milieux défavorisés. Dans les 253 universités de rang inférieur, les pourcentages sont respectivement de 46 % et 7%. Seules les petites universités (community colleges) accueillent de façon significative les étudiants pauvres.

[13] R. Benjamin, S. Carroll, Breaking the Social Contract : The Fiscal Crisis in Higher Education, Santa Monica, Council for Aid to Education, RAND, p. 17.

[14] C. H. Persell, P.W. Cookson, Jr., « Microcomputers and elite boarding schools : educational innovation and social reproduction », Sociology of Education, vol. 60, avril 1987, p. 123-134.

[15] David Broad, « The Social Register : directory of America’s upper class », Sociological Spectrum, 16, p. 173-181.

[16] C. H. Persell, P.W. Cookson, Preparing for Power : America’s Elite Boarding Schools, New York, Basic Books, 1985, p. 67.

[17] Chiffres tirés de Robert Haveman, Timothy Smeeding, « The role of higher education in social mobility », The Future of Children, vol. 16, n° 2, 2006, p. 146.

[18] Adam Bellow, « In Praise of Nepotism« , New York, Doubleday, 2003.

De quoi (nous) donner bien à connaître ; et penser…


Titus Curiosus, le 20 janvier 2009

Président Obama : lecteur et écrivain _ la construction d’une identité et d’une politique dans les pas d’Abraham Lincoln…

19jan

En contrepoint aux magnifiques « Rêves de mon père _ l’histoire d’un héritage en noir et blanc« , parus aux Etats-Unis en 1995,

puis réédités _ au moins une première fois (avec l’adjonction d’une « Préface« , alors) _ en 2004, à l’occasion de l’élection « au Sénat des États-Unis en tant que sénateur de l’Illinois » (page 11) de Barack Obama,

et traduits en français par Danièle Darneau (aux Presses de la Cité ; et paraissant maintenant _ décembre 2008 _ en Points-Seuil) ;

voici un bel article _ en anglais _

paru dans l’édition de ce 19 janvier _ veille de l' »inauguration » à Washington _ du New-York Times,

sous la plume de Michiko Kakutani,

intitulé « From Books, New President Found Voice ».

WASHINGTON _

In college, as he was getting involved in protests against the apartheid government in South Africa, Barack Obama noticed, he has written, that people had begun to listen to my opinions. Words, the young Mr. Obama realized, had the power “to transform” : “with the right words everything could change _ South Africa, the lives of ghetto kids just a few miles away, my own tenuous place in the world.

Much has been made of Mr. Obama’s eloquence _ his ability to use words in his speeches to persuade and uplift and inspire. But his appreciation of the magic of language and his ardent love of reading have not only endowed him with a rare ability to communicate his ideas to millions of Americans while contextualizing complex ideas about race and religion, they have also shaped his sense of who he is and his apprehension of the world.

Mr. Obama’s first book, Dreams From My Father _ en traduction française : « Les rêves de mon père _ l’histoire d’un héritage en noir et blanc«  _ (which surely stands as the most evocative, lyrical and candid autobiography written by a future president), suggests that throughout his life he has turned to books as a way of acquiring insights and information from others _ as a means of breaking out of the bubble of self-hood and, more recently, the bubble of power and fame. He recalls that he read James Baldwin _ l’auteur de « La chambre de Giovanni«  et de « La prochaine fois, le feu« _, Ralph Ellison _ l’auteur de « Homme invisible, pour qui chantes-tu ? » _, Langston Hughes _ l’auteur des « Grandes profondeurs » _, Richard Wright _ l’auteur de « Black Boy«  et « Un enfant du pays«  _ and W. E. B. Du Bois _ l’auteur des « Âmes du peuple noir«  _ when he was an adolescent in an effort to come to terms with his racial identity ; and that later, during an ascetic phase in college, he immersed himself in the works of thinkers like Nietzsche and St. Augustine _ l’auteur des « Confessions«  _ in a spiritual-intellectual search to figure out what he truly believed.

As a boy growing up in Indonesia, Mr. Obama learned about the American civil rights movement through books his mother gave him. Later, as a fledgling community organizer in Chicago, he found inspiration in “Parting the Waters” _ non traduit en français _, the first installment of Taylor Branch’s multivolume biography of the Rev. Dr. Martin Luther King Jr.

More recently, books have supplied Mr. Obama with some concrete ideas about governance : it’s been widely reported that Team of Rivals,” Doris Kearns Goodwin’s book _ non encore traduit en français _ about Abraham Lincoln’s decision to include former opponents in his cabinet, informed Mr. Obama’s decision to name his chief Democratic rival, Hillary Rodham Clinton, as Secretary of State. In other cases, books about Franklin Delanoe Roosevelt’s first hundred days in office ; and Steve Coll’s “Ghost Wars_ non encore traduit en français _ about Afghanistan and the C.I.A., have provided useful background material on some of the myriad challenges Mr. Obama will face upon taking office.

Mr. Obama tends to take a magpie approach to reading _ ruminating upon writers’ ideas and picking and choosing those that flesh out his vision of the world or open promising new avenues of inquiry.

His predecessor, George W. Bush, in contrast, tended to race through books in competitions with Karl Rove (who recently boasted that he beat the president by reading 110 books to Mr. Bush’s 95 in 2006), or passionately embrace an author’s thesis as an idée fixe. Mr. Bush and many of his aides favored prescriptive books _ Natan Sharansky’s “Case for Democracy” which pressed the case for promoting democracy around the world, say, or Eliot A. Cohen’s “Supreme Command” which argued that political strategy should drive military strategy. Mr. Obama, on the other hand, has tended to look to non-ideological histories and philosophical works that address complex problems without any easy solutions, like Reinhold Niebuhr’s writings _ non traduits en français _, which emphasize the ambivalent nature of human beings and the dangers of willful innocence and infallibility.

What’s more, Mr. Obama’s love of fiction and poetry _ Shakespeare’s plays (par exemple, ses « tragédies« ) , Herman Melville’s “Moby-Dick and Marilynne Robinson‘s “Gilead are mentioned on his Facebook page, along with the Bible _ par exemple « la Bible« _, Lincoln’s collected writings and Emerson’s “Self Reliance(en français « La Confiance en soi« ) _ has not only given him a heightened awareness of language. It has also imbued him with a tragic sense of history and a sense of the ambiguities of the human condition quite unlike the Manichean view of the world so often invoked by Mr. Bush.

Mr. Obama has said that he wrote “very bad poetry in college ; and his biographer David Mendell suggests that he once harbored some thoughts of writing fiction as an avocation.For that matter, “Dreams From My Father” evinces an instinctive storytelling talent (which would later serve the author well on the campaign trail) and that odd combination of empathy and detachment gifted novelists possess. In that memoir, Mr. Obama seamlessly managed to convey points of view different from his own (a harbinger, perhaps, of his promises to bridge partisan divides and his ability to channel voters’ hopes and dreams) while conjuring the many places he lived during his peripatetic childhood. He is at once the solitary outsider who learns to stop pressing his nose to the glass and the coolly omniscient observer providing us with a choral view of his past.


As Baldwin once observed, language is both “a political instrument, means, and proof of power” and “the most vivid and crucial key to identity : it reveals the private identity, and connects one with, or divorces one from, the larger, public, or communal identity.

For Mr. Obama, whose improbable life story many voters regard as the embodiment of the American Dream, identity and the relationship between the personal and the public remain crucial issues. Indeed, Dreams From My Father” written before he entered politics, was both a searching bildungsroman and an autobiographical quest to understand his roots _ a quest in which he cast himself as both a Telemachus in search of his father and an Odysseus in search of a home.


Like “Dreams From My Father”, many of the novels Mr. Obama reportedly admires deal with the question of identity : Toni Morrison’s “Song of Solomon_ en français « Le chant de Salomon » _ concerns a man’s efforts to discover his origins and come to terms with his roots ; Doris Lessing’s “Golden Notebook _ en français « Le Carnet d’or » _ recounts a woman’s struggles to articulate her own sense of self ; and Ellison’s “Invisible Man_ en français « Homme invisible, pour qui chantes-tu ? » _ grapples with the difficulty of self-definition in a race-conscious America and the possibility of transcendence. The poems of Elizabeth Alexander, whom Mr. Obama chose as his inaugural poet, probe the intersection between the private and the political, time present and time past ; while the verse of Derek Walcott (a copy of whose collected poems was recently glimpsed in Mr. Obama’s hands _ en français, « Une autre vie » _) explores what it means to be a  divided child”, caught on the margins of different cultures, dislocated and rootless perhaps, but free to invent a new self.

This notion of self-creation is a deeply American one _ a founding principle of this country, and a trope addressed by such classic works as The Great Gatsby(« Gatsby le magnifique« , de Francis Scott Fitzgerald) _ and it seems to exert a strong hold on Mr. Obama’s imagination.


In a 2005 essay in Time magazine, he wrote of the humble beginnings that he and Lincoln shared, adding that the 16th president reminded him of a larger, fundamental element of American life _ the enduring belief that we can constantly remake ourselves to fit our larger dreams.

Though some critics have taken Mr. Obama to task for self-consciously italicizing parallels between himself and Lincoln, there are in fact a host of uncanny correspondences between these two former Illinois state legislators who had short stints in Congress under their belts before coming to national prominence with speeches showcasing their eloquence : two cool, self-contained men, who managed to stay calm and graceful under pressure ; two stoics embracing the virtues of moderation and balance ; two relatively new politicians who were initially criticized for their lack of experience and for questioning an invasion of a country that, in Lincoln’s words, was “in no way molesting, or menacing the U.S.

As Fred Kaplan’s illuminating new biography (“Lincoln : The Biography of a Writer” _ non encore traduite en français _) makes clear, Lincoln, like Mr. Obama, was a lifelong lover of books, indelibly shaped by his reading _ most notably, in his case, the Bible and Shakespeare _ which honed his poetic sense of language and his philosophical view of the world. Both men employ a densely allusive prose, richly embedded with the fruit of their reading, and both use language as a tool by which to explore and define themselves. Eventually in Lincoln’s case, Mr. Kaplan notes, the tool, the toolmaker, and the tool user became inseparably one. He became what his language made him.

The incandescent power of Lincoln’s language, its resonance and rhythmic cadences, as well as his ability to shift gears between the magisterial and the down-to-earth, has been a model for Mr. Obama _ who has said he frequently rereads Lincoln for inspiration _ and so, too, have been the uses to which Lincoln put his superior language skills : to goad Americans to complete the unfinished work of the founders, and to galvanize a nation reeling from hard times with a new vision of reconciliation and hope.

« Paix » et « espérance » : ce ne sont pas que d’actifs espoirs

_ personnellement je n’apprécie que modérément le vocable « rêves » ; et, de fait, « ceux » du père du 44ème président, n’ont pas pris corps… _

« américains », bien sûr…


La tâche est grande, certes ; mais une confiance lucide _ à bâtir, patiemment : « yes, we can » _

vaut mieux que le cynisme des divisions montant systématiquement _ pour « régner », croient-ils… _ les uns contre les autres…


Et il y faut, en effet, une grande « vision« 

Et le « réalisme » vient peut-être, en changeant de camp

_ on se souvient de celui des Açores… _

de changer de sens…


Demain, nous serons sans nul doute nombreux à tourner nos regards

_ et avec « réalisme », donc _

vers cette renaissance d’espérance

à Washington ;

comme à Nairobi et à Djakarta…

Et

Guantanamo,

Gaza,

etc...

Soit, au sein même des États-Unis,

comme dans le « reste » de ce qui est aussi « le » _ et notre ! _ « monde » (= de plus en plus uniformisé) ;

soit un « monde » commun ; et _ qu’on le veuille ou pas ! _ partagé !..

soit, donc,

diviser et régner versus unir et réunir ;

 = aimer ou haïr…

Toute paix est une construction, et de très longue haleine…

Là-dessus,

(re-) lire

_ lecteurs, nous aussi ! et pour avoir (un peu) « voix au chapitre » (démocratique) _ ;

(re-) lire les « fondamentaux », tels que, par exemple, les « Traités«  :

« théologico-politique »

et « politique »

de Spinoza…

Titus Curiosus, le 19 janvier 2009

Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l' »exister »

18jan

Un très grand livre (de 177 pages)

_ sur un sujet inouï (faute d’oreilles assez fines ! d’Ariane ! dirait Nietzsche) et important : les modalités personnelles de la liberté de l’exister (de chacun) ; soit une affaire de « rythme » ! _

du philosophe

_ et talentueux animateur de l’excellente émission « les Vendredis de la philosophie« , sur France-Culture ; ainsi que du tout aussi excellent blog « 24 heures Philo » sur le site liberation.fr _

François Noudelmann :

l’essai « Le Toucher des philosophes _ Sartre, Nietzsche, Barthes au piano« , aux Éditions Gallimard, en novembre 2008.

« L’idée de ce livre _ entame son « Intuition« , page 9, en guise de présentation de son projet, François Noudelmann _ est venue d’une séquence filmée où Jean-Paul Sartre joue du piano« 

_ « rue Delambre. Il a soixante-deux ans » (…) « Il partage _ à ce (court) moment filmé _ l’intimité d’une jeune femme fragile à l’écart du tohu-bohu des boulevards. Arlette _ Arlette Elkaïm, sa « fille d’élection » _ l’accompagne« , sera-t-il précisé pages 25-26, au début du premier chapitre « sartrien » : « Le piano à contretemps«  (écrit à « Saint-Denis, rue de la Liberté« , au « printemps 2007« ), pour présenter cette « séquence » extraite du film consacré, à « Sartre et Beauvoir«  par Madeleine Gobeil, sera-t-il précisé ailleurs… _ ;

« La scène se déroule en 1967 alors que l’écrivain philosophe est engagé sur tous les fronts de la scène internationale. (…) Or en pleine euphorie militante et aventurière, Sartre se réservait régulièrement _ « à contretemps« , donc… _ du temps au piano. » Il « y déchiffrait des partitions de Chopin ou de Debussy.

Cette découverte m’a sidéré : après avoir travaillé de longues années les textes et la pensée de Sartre,

j’entendais _ enfin !.. en quelque sorte ;

sans s’y être le moins du monde « attendu » !

et cela en fait un extraordinaire « prix », tant pour l’auteur, François Noudelmann, qui le « découvre » ; que pour nous, lecteurs de son « essai », qui, à sa « suite », partageons cette rare « découverte« _

j’entendais

une autre de ses voix,

formidablement singulière.« 


« En fait, ce fut moins la découverte d’un Sartre pianiste et mélomane qui me surprit _ il avait déjà évoqué ce goût dans « Les Mots » _

que la vue et l’écoute

_ par le film le saisissant dans une de ses « intimités » : non pas « intellectuellement », mais bien « au ras des sens », en quelque sorte (pour ne pas dire synesthésiquement, ni, encore mieux, peut-être, æsthétiquement ; pour l’heure, du moins…) _

d’un homme produisant alors un autre rythme,

si différent

de sa parole publique

et de son écriture volontariste » _ (bien connues elles), pages 9-10.

« Sartre retrouve Arlette Elkaïm, sa fille d’élection, et la caméra fait effraction dans une intimité _ familiale et féminine ; selon un lien à l’autre, comme nous l’a bien appris, quant à l’essence même de l' »intimité », Michaël Foessel en sa « Privation de l’intime« . (…) Cependant la force du document _ car ce film-ci n’est que cela… _ tient dans l’expérience d’une durée et d’un rythme singuliers _ tant pour nous qui le découvrons, que pour Sartre s’y adonnant… _ plus que dans l’éclairage un peu fabriqué d’une scène privée. »

Car « faire, jouer de la musique

engagent le corps dans une posture et une temporalité complexes _ dont l' »essai » d’analyse va passionner François Noudelmann s' »essayant », donc, ici, à l’analyser-explorer ; ainsi que nous ; à le lire, à sa suite ; page 10…

En effet, s’y « construisent aussi des tempos, des pulsations, des frappes intimes et non programmées.«  Voilà quel va être l’objet _ absolument imprévible (et imprévu) et tout bonnement passionnant, et magnifique ! _ de cette enquête-exploration-« essai » …

Au delà du fait que « Sartre est un déchiffreur«  _ « ce qui n’étonnera pas ses lecteurs, habitués à la curiosité insatiable d’un passionné qui veut parcourir tos les champs de l’activité humaine« , page 26 _, le regard hyper attentif (et hyper curieux, à son tour) de François Noudelmann nous fait découvrir que « les doigts de Sartre n’entrent pas franchement dans les touches, ils les effleurent. » Et l’enquêteur de se demander, page 28 : « Est-ce la main du philosophe qui parcourt le clavier, ou une autre main, plus en rapport avec le corps tout entier _ voilà la piste… _, c’est-à-dire avec toute une disponibilité _ si rarement rencontrée, remarquée, mise à l’oeuvre, par tout un chacun, (très) consciemment du moins _ de la peau, des nerfs, des humeurs ?«  _ ou tout une synesthésie… C’est que « les doigts de Sartre caressent les touches et ne pénètrent pas le clavier« , page 29… « Les mains de Sartre ne frappent ni ne martèlent. Leurs attouchements respectent la blancheur veloutée du clavier qu’elles sollicitent _ sans sollicitude ! _ avec une savante subtilité. Ne pas appuyer, ne pas pénétrer, caresser. »

Sous le regard _ « acte esthétique« , dirait Baldine Saint-Girons en son si beau « L’Acte esthétique«  _ de François Noudelmann, voici tout une « érotique » venant _ et lumineusement ! _ se faire jour :

« Dans le corps à corps des amants _ si mal compris, la plupart du temps, en ces saisons de rude vent « pornographique » _, Sartre se plaît à ces rapprochements discrets. La chair y devient pure relation à autrui, elle échappe à la fusion dévoreuse des corps« .

Ce qui, traduit « en langage de philosophe« , donne, toujours page 29 : « il y découvre une « incarnation réciproque » ; la main qui caresse le corps de l’autre le fait exister comme chair, et par un chiasme tactile cette main directrice est incarnée à son tour ; elle s’éprouve _ musicalement _ comme une chair sensible grâce à la peau _ de l’autre, aimé _ qu’elle parcourt. »


En très fin connaisseur de tout l’œuvre sartrien, François Noudelmann apporte cette très judicieuse précision, page 30 :

« La confiture qui reste collée au doigt de la conscience

comme la boue du galet qui poissait déjà la main de Roquentin dans « La Nausée« 

disent la répugnance sartrienne à

sentir son propre corps s’enfoncer

dans une matière louche. »

Et François Noudelmann ose magnifiquement, en maître du sujet de son « essai », cette formule si juste-ci :

« Sartre, plus masturbateur de femmes que hussard pénétrant,

caresse les être et les choses«  _ comme il caresse l’ivoire longuement musical, en la résonance de ses harmoniques, des touches du piano…


Etc..

Soit tout une « érotique » _ et formidable et (seule) vraie liberté _ de ce toucher-ci, de ces philosophes-ci _ « Sartre, Nietzsche, Barthes«  _, observés _ avec beaucoup, beaucoup d’amour, de la part de François Noudelmann, ici, en ce si bel « essai » _ « au piano« …

Le second chapitre de l’essai, au titre (aussi, mais pas seulement, ironique) de « Pourquoi je suis un si grand pianiste« , est consacré au « toucher » « au piano » de Frédéric Nietzsche ; et fut rédigé en un lieu éminemment nietzschéen, sur la Riviera niçoise, à « Eze« , « l’été 2007«  (saison idéale pour l’auteur de la révélation de « Zarathoustra« )…


L’enquête, ainsi qu’à chaque fois, use de « tous les moyens du bord », je veux dire tous ceux aujourd’hui disponibles : en ce cas-ci, nous ne disposons plus, comme pour l’activité pianistique de Sartre et de Barthes, de la parole toujours « vivante » de « proches » ; non plus que de documents enregistrés (sonores ou filmés) ; seulement de bribes de témoignages écrits, et fort disséminés, et qu’il faut aller dénicher, exhumer avec infiniment de patience, sinon d’obstination… Et François Noudelmann, en chercheur extrêmement patient, en effet, persévérant et insatiable, qu’il est, va chercher loin,

tant dans les manuscrits mêmes de Nietzsche,

que dans les récits de ses divers amis mélomanes (« Gustav Krug, Erwin Rohde, Heinrich Köselitz alias Peter Gast« , pages 63-64 ; et d’autres…) ;

tout ce qui se rapporte à la pratique pianistique effective _ les faits !!! _ de l’ami (cher) de Dyonisos et d’Ariane…


Avec « ses compositeurs d’élection«  _ Chopin, Schumann ; plus encore que Bizet ou Wagner ; ou Brahms ; mais aussi Mozart, ou Haydn _, Nietzsche « dialogue« , nous dit François Noudelmann page 64, « parce qu’il se sent appartenir, grâce à la musique, à ces êtres pour qui le langage s’est transmué en art«  :

l’expression est capitale ;

car c’est là que gît l’acmé même du sens, pour Nietzsche ; et ce n’est pas pour rien que son « Ainsi parlait Zarathoustra _ un livre pour tous et pour personne« , est un (immensément inspiré) poème en prose !

« Dire que Nietzsche appréciait Chopin serait trop faible, il l’a adoré, il s’y est identifié« , page 68.

Car, ce que révèle François Noudelmann, ce sont tous les _ si riches _ processus d’enrichissement de la personnalité auxquels donne lieu la pratique musicale,

en « déchiffrant », « interprétant », et aussi en « improvisant » « dans l’esprit de »,

que permet cette pratique « intime » du piano :

pour soi seul,

ou pour _ ou avec (« à quatre mains », voire « à deux pianos », même si c’est, forcément, plus rare) _ quelques proches, aimés…

Ainsi « le morceau de Chopin que Nietzsche préfère est(-il) la « Barcarolle en fa dièse majeur« « , apprenons-nos de François Noudelmann, page 71.


Au delà de cet événement majeur, pour l’histoire même de Nietzsche, en sa totalité de personne, de philosophe et d’artiste-musicien, qu’est la découverte de « Carmen » de Bizet à Gênes : « C’est à Gênes et en italien que le coup de foudre se produit, mêlant la France, l’Espagne et l’Italie, lorsqu’il assiste, en 1881, à une représentation de « Carmen« . (…) A l’opéra de Nice il revient plusieurs fois de suite, et il se procure la partition pour la déchiffrer sur les pianos dont il disposait. Il s’est administré la médecine _ des sens, synesthésique, via la musique _ qu’il lui fallait et la partition de Bizet qu’il utilisait est recouverte de multiples indications témoignant de son intense appropriation pianistique.« 

Car « le piano est toujours son diapason, sa table de mutation : il transcrit ce qu’il entend, ce qu’il aime. Pour cet homme musicien, la transcription vaut tranvaluation. Jouer « Carmen » au piano lui permet de se purger, de se réalimenter, de se transformer«  _ et devenir ce qu’il est… : pages 95-96.

« Penser, c’est entendre ; et la musique apprend au philosophe à devenir meilleur « auditeur ». De manière non réflexive _ et par là plus puissante à s’insinuer, ainsi que ses « effets » physiologiques _, elle contient le monde sensible, elle vit par les oreilles _ telles celles, si fines, d’Ariane, auprès de Dyonisos _ qui l’absorbent et qui sont capables de faire résonner _ en soi et autour de soi _ toute cette présence de la vie en devenir », énonce, avec recul, François Noudelmann page 97 ;

avant de le commenter ainsi :

« Loin des « mensonges du grand style » _ à la Wagner ; et même à la Beethoven ; d’où quelque « injustices », même, que commettra Nietzsche au détriment (cruel !) de la musique de Schumann, ainsi que le lui reprochera (un peu amèrement) Roland Barthes _ et des discours savants,

la musique écoutée dans la lumière de la Méditerranée encourage un autre rapport à la terre : le plaisir, la légèreté, la limpidezza, l’air sec. Nietzsche, en rupture de ban avec tout ce qui transpire l’Allemagne, exalte la « sensibilité brune et brûlée », française, italienne, espagnole et même (référence refoulée par ses héritiers nazis ! _ laisse alors échapper François Noudelmann _) la gaieté africaine, mauresque. Brisant l’idole Wagner, mais aussi son piédestal germanique, il écrit, en français, dans « Le Cas Wagner«  : « Il faut méditerraniser la musique »« , pages 97-98.

Jusqu’à la conclusion _ sur la souplesse à « savoir adopter » _ de ce passage-ci :

« L’esthétique engagée par le corps qui écoute et pense en même temps

va au-delà de toute forme » _ déjà formée, et (trop) refermée sur soi…

Quant à la pratique _ = le toucher _ pianistique, on découvre ceci, page 107 :

« L’excès _ dont « il se réjouit«  et « qui signe son affranchissement à l’égard des anciennes formes«  fossilisées _ n’est pas le pulsionnel incontrôlé qui conduit à la fausse note, ou qui appelle le cri _ à la Edvard Munch _ dans la mélodie. » Car « tout l’art consiste à transformer la pulsion, l’élan démesuré, grâce à un rythme ou une harmonie qui sache conserver la tension entre force et équilibre.« 

François Noudelmann remarquant que, à propos, cette fois, de l’inspiration philosophique

_ ce à propos de quoi on se reportera avec le plus grand profit philosophique au magnifique travail de Marianne Massin « La pensée vive _ essai sur l’inspiration philosophique«  _,

Nietzsche « emploie les mêmes termes, comme dans « Ecce Homo« , lorqu’il décrit l’inspiration philosophique :

« un emportement « hors de soi » où l’on garde la conscience la plus nette d’une multitude de frissons ténus irriguant jusqu’aux orteils (…), un instinct des rapports rythmiques, qui recouvre d’immenses étendues de formes _ la durée, le besoin d’un rythme ample, voilà presque le critère de l’inspiration, et qui compense en quelque sorte la pression et la tension qu’elle inflige » _ c’est superbe ! et si juste ! Grâce au rythme, les larmes qui secouent le penseur et le musicien _ conclut alors ce passage page 107 François Noudelmann _ se convertissent en joie ; et le corps terrassé par tant d’émotions peut danser sur des pieds légers » _ ou le « style » (de soi)…

Avec cette synthèse-ci, pages 108-109 :

« Le piano _ pour Nietzsche _ fut un centre et un milieu :

comme forge d’évaluation et d’organisation, il eût un rôle central,

recevant les vibrations de pensées, de rêves et de désirs dans sa caisse de résonance,

sélectionnant les sons propices à un déploiement de rythmes, à l’émergence d’un « style » incommensurable à tout style _ établi _, tant il suppose de variations et de tensions.

Il offrait à Nietzsche un temps et un exercice singuliers, même si tout passait par lui. »


Et François Noudelmann précise très éloquemment :

« En cela il présentait une activité médiane entre l’écoute et l’écriture :

lorsque Nietzsche assistait à des opéras ou à des concerts symphoniques, il s’abandonnait à une réception _ pas encore, ou pas encore assez un « acte esthétique » (selon l’analyse qu’en donne Baldine Saint-Girons) ? _ maximale et digestive (…).

En revanche, l’écriture philosophique était gouvernée par la volonté d’affirmer une singularité, de prendre le pas sur le troupeau. Nietzsche _ non sans points communs ici avec les aspects les plus saillants et affichés d’un Jean-Paul Sartre _ s’y faisait critique impitoyable ou prophète solitaire, marquant par ses différents patronymes une rupture dans l’histoire de la pensée occidentale.

Entre ces deux attitudes _ c’est ce lieu (d’activité-là) que repère avec tant de finesse François Noudelmann ici _, ingestion et exclamation,

le jeu pianistique se trouvait au milieu ou au croisement :

qu’il fût interprète, improvisateur ou compositeur, Nietzsche rejouait des musiques qu’il s’appropriait.

Plus qu’un exécutant,

moins qu’un inventeur,

il a constamment retravaillé _ c’est cela _ ce qui plaisait à son oreille.

Féru de transcriptions,

il retrouvait _ oui ! avec recul… _ sur son clavier les œuvres écoutées en concert

et se réappropriait _ voilà ! _ ainsi la musique qui l’avait ravi jusqu’au paroxysme.

En les rejouant

_ le mot est important : vivre et s’épanouir sont de l’ordre d’un jeu (à la Winnicott : je viens de relire avec jubilation l’article « Vivre créativement« , en 1970, aux pages 43 à 59 de « Conversations ordinaires« )

de « reprise » _,

il devenait conducteur à son rythme _ voici le décisif ; pour lui, comme pour tout un chacun ! _,

poursuivant, rectifiant, déplaçant tel ou tel motif

_ et nous tous, aussi, nous avons à nous y « essayer », plus ou moins, et avec plus ou moins de succès ; avant que le sifflet retentisse, de « fin de partie »

Improviser et composer _ musicalement, d’abord, peut-être _,

à des degrés divers participaient d’un tel accord _ à trouver _ entre réception et recomposition.

Par le piano, Nietzsche usa de la musique à la manière dont Montaigne,

un de ses penseurs favoris _ comme je le comprends ! _,

reprenait _ c’est bien le terme (éminemment pratique) décisif _ les auteurs antiques : une fois digérées par nos corps, leurs idées

nous appartiennent _ oui !


Il fit entrer le monde par ses oreilles jusqu’à l’indigestion

et lorsque _ ses onze années de « fin » _ plus aucun langage _ en sa « folie », à Iéna, de 1889 à 1900 _ ne l’arrimait au réel,

le piano

_ on le sait : « en sa clinique psychiatrique à Iéna, il pratiquait deux heures par jour, interprétant et improvisant sur un piano de restaurant«  et même « pouvait encore briller par ses inspirations« , nous a prévenus François Noudelmann, page 65 _

 le piano

resta son indéfectible diapason »,

termine son chapitre (d’Èze), page 109, François Noudelmann…

A mon avis,

le troisième et dernier chapitre « Le piano me touche » _ consacré à la pratique intime de piano de Roland Barthes _ atteint au sublime ; et va encore plus loin dans l’exploration de ce « toucher«  pianistique « des philosophes« 

C’est « davantage quand il parle de ses goûts musicaux _ plutôt que lorsqu’il déploie sa petite philosophie de l’amateurisme musical » _ que « Barthes » se dévoilerait, avance en un tournant décisif de son analyse, François Noudelmann, page 138…

Et il passe en revue les « prédilections » (selon le mot de la page 139) de Roland Barthes, dont il résume la « constellation » des « passions » à : « Mozart, Schumann, Chopin et la musique française du XXème siècle«  (page 140).

Après un (rapide) paragraphe consacré à Mozart

_ « la musique de Mozart lui offre des boîtes magiques à partir desquelles il se compose des styles. La pensée et l’habitus se trouvent revisités par une introjection musicale du soi » ; puisque « l’écoute et l’interprétation des œuvres de Mozart lui fournissent un spectre d’humeurs et d’affects légers _ heureusement « légers« , oui ! _ dans lesquels il peut se projeter aisément, avec lequel il peut s’amuser _ c’est cela : jouer _ sans risquer l’empathie mélancolique ; comme la plupart des amateurs de Mozart, il associe sa musique à la joie _ absolument _ et s’y livre avec innocence » (page 140) _,

après Mozart, donc,

François Noudelmann se lance dans « la grande affaire musicologique de Barthes«  (page 141), qui « tient essentiellement à la préférence qu’on doit accorder à Schumann ou à Chopin«  ; et « bataille rétrospectivement avec Nietzsche sur cette question de goût qui engage tout un style et tout un monde«  (pages 140-141).

Cette « bataille » accouche de dix pages (142 à 152) d’un détail passionnant. Pour aboutir à cette approximative « balance« , page 152, selon laquelle « la musique de Chopin, selon Roland Barthes, pèche par excès _ ô combien relatif ! et peut-être français… _ de sophistication et de virtuosité ; elle donne l’exclusive à la mélodie ; quand celle de Schumann n’oublie pas _ et là serait son « avantage » : un moindre « oubli »… _ l’importance aussi grande du rythme«  _ un peu plus bartokien ?..

Aussi me porterai-je tout de suite au « principal » de la très riche, pour ne pas dire somptueuse, analyse de ce chapitre de l’« essai » :

elle porte sur le goût de Ravel _ avec tout ce qu’il implique _, et débouche sur rien moins qu’une authentique (discrète) « érotique » et du goût et du penser, non (véritablement) disjoints…

« La musique est sans patrie, semble suggérer Barthes _ avance page 152 François Noudelmann _, car le sujet amoureux _ noyau du sujet véritable (et _ forcément ! _ « décentré »…) _ n’a plus qu’un foyer _ de focalisation (du regard ; du désir) _ qu’une attache _ cela aussi est important (et sa tension perpétuelle ; jamais de « possession ») _, ceux de la personne qu’il aime.« 

Il en résulte que « ce nomadisme autorise des cartographies _ fort mouvantes _ nouvelles _ oui… _, au-delà des frontières musicales établies.« 

Car « Barthes peut _ désormais _ associer Schumann à Fauré, Debussy et Ravel, une autre tradition qu’il affectionne,

désignée comme « musique française » plus par souci de distinction _ taxinomique, si l’on veut _ que par une véritable identité nationale _ tiens donc !!!

« Ravel enfin, Ravel surtout,

pour tant de raisons difficilement explicables.

La proximité géographique de ce compositeur originaire du Pays basque

_ Ciboure – Saint-Jean-de-Luz (qui me sont également, tout personnellement, chers) :

qu’on écoute, ici, le très, très beau travail des sœurs Katia et Marielle Labèque

(également, tout comme Barthes, bayonnaises),

dans le CD « Ravel » KML Recordings 1111, avec ce programme « choisi » :

la « Rhapsodie espagnole » pour « deux pianos quatre mains » ;

« Ma mère l’Oye » pour « piano à quatre mains » ;

le « Menuet antique » ;

la « Pavane pour une infante défunte » en une « adaptation pour piano quatre mains » ;

un « Prélude » ;

et le « Boléro« , en une « transcription par l’auteur pour deux pianos quatre mains » et « adaptation percussions Katia et Marielle Labèque«  (sic)… ; et « côté percussions », les sœurs Labèque sont aussi d’éminentes bartokiennes !!! _

Fin de l’incise discographique ravélienne bayonnaise…

La proximité géographique de ce compositeur originaire du Pays basque _ je reprends l’élan de la phrase, et l’énoncé des « raisons difficilement explicables«  _,

mais aussi une qualité dite « française » et qu’il reprend à Couperin

_ cf le si emblématique « Tombeau de Couperin« … _

touchent au plus profond le goût de Barthes pour un compositeur qui épuise les formes de l’intérieur, sans recourir à l’éclatement avant-gardiste.

_ certes ; cf mon article du 26 décembreUn bouquet festif de musiques : de Ravel, Dall’Abaco, etc…

Il joue sa « Sonatine » et compose à sa manière, plus qu’à celle de Schumann,

comme Sartre _ auparavant _ s’inspirait de Debussy plus que de Chopin. »


Et voici un point majeur, ainsi que nœud, tournant décisif ou plaque tournante, de l’analyse barthienne de François Noudelmann :

« Ravel est davantage qu’une pierre de touche : le point d’intensité à partir duquel se reconnaît une sensibilité, un goût de la combinaison, un sens du jeu, une alliance d’audace et de pudeur » _ page 153 ; soit aussi tout un art (subtil) de penser (le réel,

c’est-à-dire la complexité ; et cela, face à l’aventureux de nos désirs particuliers…).

François Noudelmann cite ici la perspicacité de Vladimir Jankélévitch : « On vérifie, en écoutant la musique de Ravel, que la France n’est pas toujours le pays de la modération _ sinon tendue, contenue (sur soi, tout le premier !) _,

mais plus souvent celui de l’extrémisme passionné et du paradoxe aigu _ quelle magnifiques lucides formules !

Il s’agit d’éprouver _ charnellement, physiologiquement, en son corps ! _ tout ce que peut _ oui ! _ l’esprit _ et la force de sa volonté, alors, incarnée _ dans une direction donnée,

de tirer sans faiblir _ et jubilatoirement _ toutes les conséquences _ extrêmes, donc _ de certaines attitudes.

L’abandon des préjugés, l’aventure et le scandale… Voilà où on en arrive _ en effet ! _ avec cette imagination passionnée _ mais oui ! _, téméraire _ alors… _ qui ne craint _ certes _ pas d’aller jusqu’aux limites extrêmes _ encore ! _ de son pouvoir«  _ cavalièrement, en quelque sorte…

Cette citation de Jankélévitch est tout à la fois remarquablement adéquate et bienvenue

dans l’analyse si fine de François Noudelmann…


Qui poursuit, page 153 encore :

« En interprétant _ au piano _ Ravel,

Barthes retrouve _ oui _ une sensibilité commune, une radicalité _ oui ! _ pudique _ certes ! _, une acuité _ vraiment classique _ à l’égard des formes anciennes. Il découvre probablement une autre modernité que celle des avant-gardes _ comme c’est merveilleusement ressenti, vu et dit ! _, car c’est Ravel, et non Bizet _ mais de l’eau a passé sous les ponts depuis 1889 et la folie (turinoise) de Nietzsche : il aurait pu « découvrir » et adorer, lui aussi, Ravel ! _, qu’il « joue » contre Wagner _ et l’on sait la part inévitable, conjoncturelle, d’artifice, de ces oppositions circonstancielles (et en partie rhétoriques)-là…

Comme pour toutes les ruptures esthétiques, Barthes sait résister _ mais oui ! _ aux grands discours sur les progrès de la nouvelle musique. » Et « loin des grands boulevards musicologiques et philosophiques, Jankélévitch, pour d’autres raisons, affirma Ravel

ainsi que les compositeurs hispaniques, d’Albéniz au Barcelonais Mompou

_ (Federico Mompou : 1893-1987) : que l’on écoute sa « Música callada« , par exemple par le compositeur lui-même ; ou par Josep Pons : c’est un trésor !!! _,

contre le germanisme triomphant,

de la même façon qu’il préférait lire Baltasar Gracian plutôt que Heidegger. »

Surtout,  » le goût de Barthes pour Ravel _ et là nous sommes au cœur battant de l’analyse proprement « philosophique » _, s’il échappe à ces enjeux nationaux _ pour ne pas dire, carrément, « nationalistes«  _ témoigne aussi de sa singularité déplacée _ nous approchons décidément du centre (décalé ; et en déplacement…) de l’idiosyncrasie barthésienne _,

partageant avec le compositeur faussement classique _ oui, car infiniment libre (et non inféodé) : Ravel _ une relation lucide _ et assez rare _ au modernisme _ absolument ! _,

à la fois engagé dans les ruptures _ les « écarts », un clinamen _ et sans les pièges _ naïfs ou masochistement nihilistes _ de la table rase.

Déposer les modèles
_ et les toboggans socialement commodes, et alanguis, des conformismes _, non pas les détruire,

les épuiser plutôt _ en les « saturant », en quelque sorte, et non sans un humour détonnant ! _,

tels sont les gestes communs à Barthes et à Ravel.

Chacun à sa manière, ils circulent
_ oui ! filent ; se décalent… _

les interrogeant, les déplaçant _ ces « modèles », de leur humour « valsant »… _ :

ils les finissent,

au double sens d’une destitution et d’une finition _ infiniment et discrètement malicieuses ; et, mine de rien, radicales.


Chacun de ces deux-là est « sans cesse à côté de l’endroit où on l’attendait »Page 155.

« Ravel, parmi de telles raisons,

est sans doute _ mais oui ! _ le musicien qui lui correspond le mieux,

plus que Schumann auquel il réserve _ du moins en public, en son discours _ son affection.

Mais peut-on dire
« j’aime Ravel » comme on dit « j’aime Schumann » ?

La déclaration _ suggère, page 155, François Noudelmann _ prendrait un goût de guimauve

_ tiens donc ! et alors ?.. _

au regard de ce que signe un tel nom _ « Ravel » _, l’heureuse lucidité des affects, l’intensité absolue de l’artifice » _ expressions qui toutefois rencontrent, il me faut en convenir, comme de la perplexité…


Mais l’analyse qui suit, sur les dix dernières pages du chapitre (155 à 165), constitue probablement le summum de la recherche, ici, de François Noudelmann :

« Plus que des affinités _ en effet, pousse-t-il _, la préférence pour un compositeur

engage

un complexe de sensations, de passions, de sexualité

_ soit un comble (physique, charnel) d’engagement (envers un autre) :

en l’occurrence, une érotique (au sein de l’intimité ;

sans exhibitionnisme aucun, veux-je dire).

« L’émotion qui fait accélérer la respiration

et monter les larmes

manifeste la corporéité du jeu _ pianistique, faut-il le rappeler ? _,

si tant est que le corps ne se réduit pas aux impressions sensibles

et mobilise _ a contrario _ l’imaginaire et la pensée.

La pratique du piano mobilise _ voilà ce qui déclenche une accélération _ tout le corps de l’interprète,

mains, oreilles _ d’abord _,

mais aussi le cœur, les poumons _ le souffle _, le sexe _ et leurs divers frissons, mouvements, reptations…

Au travers des quelques témoignages _ épars _ de Barthes sur sa pratique,

se dessine une phénoménologie discrète _ en effet : à l’inverse de quelque hystérisation, certes _ du jeu pianistique,

peut-être plus intéressante _ parce que davantage de biais _ que ses réflexions explicites sur l’amateurisme musical. »


Car « ses descriptions permettent d’approcher au plus fin _ nous y voilà, donc, François _

ce qu’est un toucher,

ce qu’un rythme produit dans un corps ;

et comment il accentue la jouissance«  _ toujours page 155.


« En touchant le clavier,

l’interprète est touché à son tour,

certes sans recevoir l’intention _ mais oui : cela repose _ d’un autre corps,

mais en déclenchant une sonorité

qui l’envahit » _ la touche répondant (!) par une onde qui très matériellement se propage (et peut littéralement enchanter !).

En ce dispositif-ci,

« le pianiste est à la fois touchant et touché« .

Barthes suggère, il n’appuie pas » _ jamais.

Toutefois il va plus loin dans la recherche _ ouverte _ de cette corporéité singulière,

notamment lorsqu’il pose la question du plaisir.


Le jeu du piano exige à la fois la maîtrise et la soumission :

il lui faut maîtriser l’instrument,

posséder le clavier en lui imprimant un doigté,

mais pour en tirer du plaisir il faut se soumettre

à la fois à sa mécanique

et à l’apprentissage du morceau.

Le désir de jouissance _ par là même _ se trouve martelé

selon une combinaison de contraintes et d’impulsions.

Barthes en dégage _ en déduit somptueusement François Noudelmann, page 156 _

le motif et la figure : le coup.

Ce mot désigne à la fois le battement rythmique et le choc produit.« 

Barthes, « plus qu’une argumentation musicologique, défend une interprétation adéquate à son propre style _ de jeu _,

c’est-à dire à sa façon de ressentir corporellement _ en jouant, en frappant les touches-marteaux du clavier du piano _ la musique.

Il aime les rythmiques fortes, obsessives,

les accents, les syncopes, les contretemps« 

_ que ne s’est-il donc « mis » au clavecin et à son répertoire ? Ayant écouté hier soir un concert (de chambre ; en petit comité) d’Elisabeth Joyé, j’ose penser que Roland Barthes aurait été au comble du ravissement à pratiquer, oui, cette si belle copie (par Émile Jobin) d’un clavecin de Tibaut de Toulouse…

Bartok pouvait aussi, en un tout autre genre (et un peu plus, sinon brutal, au moins « brut »), lui convenir…

« Ces battements valent comme _ la distinction fait aussi tout le sel… _ des pulsations cardiaques ;

et rythment l’irrigation des muscles.

La musique est « ce qui bat dans le corps, ce qui bat le corps, ou mieux : ce corps qui bat »« 

Elle en est d’autant plus et mieux touchante…


En conséquence de quoi,

« l’euphorie sanguine et le toucher sensuel

installent le piano sur une scène érotique

dont le corps de l’interprète déploie _ en décalage _ les gestes et les symptômes.« 


La page qui suit (la page 158) constitue peut-être le sommet de l’analyse du jeu (de piano et du penser, tout à la fois) barthien :


« L’indépendance des mains permet de distinguer les deux registres que Barthes nomme la pulsation et la caresse :

la main gauche fait entendre le coup, la brutalité du rythme,

tandis que la droite épouse le mouvement.

(…) Le côté droit est réservé au plaisir, au toucher doux et linéaire.

Celui du gaucher, en revanche, vise la jouissance _ phallique ? voire orgasmique ? Barthes en décrit les à-coups : « ça pique, ça cogne », « cela se tend, cela s’étend », « ça douche, ça déboite », « ça frappe, ça tape », « ça danse, mais aussi cela recommence à gronder, à donner des coups ».

« Contre le dressage des corps par la technique _ et jamais un art ? _ pianistique,

Barthes veut « le retour jouissif du coup » :

« Ce qu’il faut, c’est que ça batte à l’intérieur du corps,

contre la tempe, dans le sexe, dans le ventre, contre la peau intérieure ».

« L’accent est un battement qui manifeste la vie organique du corps musicien par ses coups. »

Et « c’est la jouissance qu’il recherche

et tente de figurer par le « coup »,

celui qu’on donne et celui qu’on reçoit.

« Le corps doit cogner », dit-il _ note François Noudelmann pages 158-159 _, alors même que le pianiste caresse délicatement les touches.

Cogner, être cogné, se tendre et s’apaiser…. la gestuelle pianistique est éminemment sexuelle«  _ conclut-il, page 159.

« La pratique du piano se rapproche _ même _ de l’onanisme« … Etc…


Bref, et encore,

« la pratique musicale de Barthes manifeste une passion qui contrarie ses lignes théoriques«  _ de discours, page 164

« Elle ne compose toutefois pas un contretemps _ à ses autres activités _ comme elle le fit pour Sartre

qui échappait _ ainsi _ à la synchronie de son époque.

Elle ne constitue pas non plus une vie élémentaire et primordiale,

comme celle qui fondait toutes les ambitions _ auprès de la société _ de Nietzsche.

Elle se présente plutôt comme une allure,

c’est-à-dire une marche qui permet au sujet d’aller à son rythme,

de suivre ses _ propres (à découvrir !) _ vitesses

et ses mouvements intimes _ vers d’autres, mais sans instrumentalisation, ni monstration (cf Michaël Foessel) : ni à des tiers, ni à l’autre, ni à soi.

Donc,

« la pratique musicale fut sans nul doute _ s’autorise à conclure François Noudelmann, son chapitre barthien, pages 164-165 _ un idiorythme pour Barthes _ sans conteste ! _,

et sa défense de l’amateurisme s’entend aussi à cette aune : ne pas suivre le rythme imposé, ne pas se régler sur le métronome _ social _,

articuler la pulsion du corps au mouvement de la partition. »

Barthes « s’est préservé une distance _ personnelle, d’intimité _, une faculté d’écart _ c’est vital pour la liberté d’épanouissement de la personne _ pour ne pas suivre aveuglément les courants _ de masse de la société.

La musique _ et à son piano, tout particulièrement _ fut son pas de côté _ personnel : une image fort parlante…

Ce chapitre fut rédigé par François Noudelmann à « Washington Square Village » (New-York), l’« automne 2007« 

La conclusion du livre, « Résonance« , vient élargir _ un peu _ la réflexion :

« A suivre Nietzsche, Sartre et Barthes dans la pratique régulière de l’instrument _ piano _,

on découvre combien le jeu musical porte avec lui toute une vie _ rayonnante _ d’affects qui se prolonge dans les activités sociales et intellectuelles.« 

Et « cette intuition de départ _ de l’« essai » _ mène, dans le toucher _ pianistique même _ de ces trois penseurs, à la puissance métonymique du piano » _ en sa particularité plus ou moins singulière. Et « chacun des trois témoigne d’un tel déplacement qui permet de penser, d’aimer, de rêver en musique ; ou inversement de jouer la musique en y livrant tout son corps. Se mettre dans leurs doigtés permet _ alors et ainsi _ de découvrir le corps musical _ à distinguer aussi du « poïétique » _, pas seulement musicien de ces interprètes,

d’approcher ainsi des existences à la fois autonomes et liées au quotidien

_ bien que n’ayant « rien d’exemplaire«  (page 169),

celles-ci pourraient, cependant, se révéler un peu plus intéressantes, vraisemblablement, qu’une grosse moyenne des autres ; en leur plus grande « liberté » d’épanouissement de soi…

Mais ce qui intéresse, en cette ouverture finale de son « essai« , François Noudelmann,

c’est plutôt la pratique musicienne des « praticiens amateurs« , quels qu’ils soient,

philosophes ou pas :

« le monde des signes et des sons se compose de tropismes

_ François Noudelmann vient d’évoquer la « sous-conversation«  de Nathalie Sarraute _

à peine perceptibles,

de plans indicibles sur lesquels se dessinent des accords et des désaccords, des violences et des désirs«  (page 169)…

« A la différence d’un loisir _ banal _,

la pratique du piano déborde sur le temps qu’on lui consacre et imprègne durablement l’existence, la façon de marcher ou de regarder« ,

que François Noudelmann propose de qualifier, page 171, d’« allure«  :

le mot « désigne à la fois une façon de se déplacer dans l’espace, de tenir ses mains (le maintien), une école de conduite sociale, une aptitude à composer avec les rythmes, à régler sa vitesse.« 

Aussi « les pianistes peuvent(-ils) se reconnaître

_ davantage que d’autres instrumentistes ? ou que des danseurs ? ou des sportifs de sports collectifs ? _

par cette propension à combiner davantage ou différemment les allures.« 

Et « c’est un petit paradoxe d’avoir en commun _ avec d’autres (qui jouent) _ une réserve à l’égard de la communauté,

une vie toujours un peu de côté

qui empêche d’adhérer totalement aux rythmes collectifs, à leur cadence fusionnelle.

(…) La sollicitation régulière de temporalités imaginaires produit et encourage une déprise à l’égard de la chronométrie ordinaire ;

d’où le sentiment chez ceux qui vivent en musique

de ne pas faire corps avec leur génération

_ un argument qui aurait assez surpris le Socrate législateur de la « République » de Platon…

Ils éprouvent intuitivement cette résistance _ artiste ? _ secrète et entretenue,

la disponibilité _ du génie : poïétique ? _ aux temps librement composés.

Amitiés, affinités, complicités… les relations induites par le piano participent d’une vie amoureuse qui n’aurait pas l’amour pour modèle.

L’instrument lui-même _ à l’origine (Renaissance, 17ème siècle…) plutôt voué à des femmes : le meuble ne se déplaçant pas commodément est l’objet d’un attachement qui oscille entre usage fétichiste et compagnie sentimentale » _ page 172.

Et c’est probablement Roland Barthes qui a su « approcher«  le « plus finement » ce que François Noudelmann n’hésite pas à qualifier, page 174, « cette érotique du piano » :

« c’est à partir de sa pratique et de ses goûts qu’il a perçu cet infra-langage«  _ un concept que personnellement j’utilise aussi…

Pour lui, et « suivant la manière de Nietzsche« ,

« il a compris » que « l’intimité imaginaire avec les compositeurs définit les lignes de front _ combatif ! _ qui démarquent la compatibilité _ ou pas _ des corps. »

..

Il a donné des voix _ harmoniques et résonnantes _ à ces corporéités intimes qui ne sont même pas des figures : coups, vitesses, récurrences, résonances.

Jouer du piano suppose de tendre _ oui ! _ une corde en soi, de la frapper, de la faire vibrer, de devenir _ soi, en jouant _ un corps désirant et désiré.« 

« La pratique du piano conjugue _ en effet ! _ le suspens et l’engagement. Refuge, pas de côté, passion exclusive, vie musicale du corps, elle permet l’exception tout en modifiant _ par variation du jeu, « altération« , dit Bernard Sève _ l’ordinaire.

« Je décidai de vivre en musique », écrit Sartre pour définir son choix d’enfant, désireux d’absolu. (…) Cette formule dit surtout qu’on ne touche pas à l’imaginaire _ actif _ sans éprouver la tentation _ ébranlante _ d’une existence qui échapperait soudain _ oui ! à la pure discrétion de son seul « jeu » ! _ au _ seul _ hasard et à la vacuité.

(…) La disponibilité _ qu’offre la pratique de la musique, ici par le piano _ a permis _ aux trois philosophes ici pris en exemples _ de penser, de rythmer, d’entendre et de toucher autrement _ que d’autres _ le monde _ pourtant commun, apparemment grosso modo partagé.

Le piano guida les déambulations de ces penseurs qui ont été parmi les arpenteurs et inventeurs des voies de traverse _ oui !

A l’écoute de leur temps, ils ont su _ en l’osant, non dans malice, chacun d’eux, même si ce fut différemment, et chacun à sa (un peu, plus ou moins folle) guise _ en prendre la mesure _ oui ! ils ont le pas ferme _ et y inscrire d’autres rythmes _ et c’est là le grand mot ! _ par un déplacement des valeurs, des concepts et des savoirs ; « voyages sans ombre », « chemins de liberté », « plaisirs vagabonds », ou encore… fantaisie, ballades, barcarolles » :

soit la part du « génie » dans l’humanité…

Ainsi que toute une éthique _ bien incarnée ! _ de la liberté.

Titus Curiosus, le 18 janvier 2009

de la dimension de profondeur _ et avec intensité ! _ dans la musique française ; et son interprétation : le magnifique exemple Claude Debussy / Nelson Freire

16jan

En prolongement, en quelque sorte de mon précédent article, sur le tout aussi (grandiosement) magnifique « exemple » Jean-Marie Leclair / John Holloway (« dans » l’exceptionnel CD Sonatasde Jean-Marie Leclair _ CD ECM 2009 n° 476 6280) : « une merveilleuse “entrée” à la musique de goût français : un CD de “Sonates” de Jean-Marie Leclair, avec le violon de John Holloway« ,

je viens ici « partager » la joie profonde que donne le CD Decca 478 1111 « Debussy Nelson Freire« , qui vient tout juste de paraître, avec un programme _ tout aussi merveilleusement « choisi » ! _ d’interprétations du Livre I des « Préludes« , « D’un cahier d’esquisses« , « Children’s corner » et « Clair de Lune«  (extrait de la « Suite bergamasque« ) de Claude « de France« ,

je veux dire Claude Debussy (né le 22 août 1862 à Saint-Germain-en-Laye et mort le 25 mars 1918 à Paris : « Tirili, tirila, je suis tout bonnement de Saint-Germain-en-Laye, à une demi-heure de Paris« )… ;

CD enregistré à la Friedrich-Ebert-Halle, Harburg, Hambourg, les 11-15 juin 2008…

La musique requiert,

pour qui ne se contente pas de la « lire » sur partition,

la médiation d’une interprétation _ inspirée !!! _ d’un artiste, qui sache la rendre _ elle, la musique ! _ avec humilité et inspiration (« génie de l’auteur, es-tu là ? fais- nous la grâce de venir nous visiter !..« , sous ses doigts, sous sa voix, dans la tension tendre, et très intensément, d’un « jeu »,

et en un lieu et un instant donnés ;

la qualité de l’enregistrement offrant, ensuite, la disposition

_ technologique : commode ! vive le disque ! _

d’une « répétition » infiniment prolongée :

répétée donc, à volonté ; mais différente, et à son meilleur « enrichie »

_ cf ici les analyses irremplaçables de Deleuze (1925-1995) en son (très grand !) « Différence et répétition« , en 1968 ;

mais aussi le principe des « variations » (baroques), et de « diminutions » (juste avant…) ;

lire ici « L’Altération musicale » de l’ami Bernard Sève (en 2002) _,

la qualité de l’enregistrement offrant la disposition d’une « répétition », et à son meilleur « enrichie », donc,

de la « rencontre » avec l’attention (« requise »), et, « quand ça vient« , souvent, sinon à chaque fois, émerveillée, et non émoussée

_ et c’est là, sinon à terme (à Dieu ne plaise ! pas trop vite, pas trop tôt, prématurément !..), du moins au fil des écoutes (elles murissent !…), un critère de la valeur des divers éléments placés en « connexion »… _

d’une écoute qui « doit » _ c’est là son requisit propre ! _ se hisser, elle aussi, à ce niveau de « beauté » des précédents « sens » (en action) des précédents « intervenants » (en la « chaîne » du « donné-rendu » de l’œuvre…) :

au premier chef desquels _ of course ! _ le compositeur (« auteur » premier : à la source…) et l’interprète sont les « maillons » principaux, mais non exclusifs…

Chacun « amenant »

_ sinon « convoquant » (= « faisant venir » ; comme érotiquement : in english, to come !) _,

au jour « J »

_ jour de la création de l’œuvre par son auteur-créateur ;

jour de l’interprétation de l’œuvre par l’interprète (à l’enregistrement _ ou au concert ; ou à « l’audition ») ;

jour de l’audition (= acte æsthétique _ cf le si merveilleux et nécessaire (de lire) !L’acte esthétique” de Baldine Saint-Girons _

de l’auditeur-écouteur (qui en « jouit »…) _

chacun amenant, donc,

tout ce qui peut concourir _ poïétiquement ! _ au miracle du meilleur de la « rencontre » æsthétique, donc…

Bref,

et même si je découvre ce matin sur le site de Channel Classics les quelques « réserves » d’écoute _ ou plutôt d' »audition » (acoustique !) _, quant au travail d’ingénierie du son (pour Decca) de Philip Siney, de Christophe Huss

_ dont c’est en quelque sorte un « dada » ; et au point, hélas pour lui, de s’en gâcher totalement, et combien souvent, le plaisir !!! _,

en son article (débutant par un « Et un autre massacre, un !« ) ;

et même si je découvre les quelques « réserves » d' »audition » (acoustique !) de Christophe Huss

quant à la « réalisation » de Nelson Freire,

Christophe Huss use, tout de même _ ouf ! _ des expressions « le toucher miraculeux«  _ oui ! _

et « la science de la respiration _ absolument : quelle qualité d’écoute de la musique de la part de l’interprète ! _ de Nelson Freire«  ;

ainsi que « un des plus grands pianistes de notre temps » !..


Sur la qualité de l’écoute de Nelson Freire,

je relèverai, encore, cette remarque du livrettiste Olivier Bellamy, page 6 du livret du CD Decca :

« Le grand Claude-Achille (…) suggère au lieu d’évoquer. (…) Debussy écoute le vent du monde lui rapporter, d’est en ouest, rumeurs anciennes et sons nouveaux (…). Nul autre que Nelson Freire ne se sent plus proche de cette pudeur féconde _ une belle expression _, de ce raffinement silencieux _ c’est on ne peut plus juste ! Il adore aussi la délicatesse de la dédicace de « Children’s corner«  : « A ma chère petite Chouchou, avec les tendres excuses de son père pour ce qui va suivre ». Après la mort de Debussy, Alfred Cortot était venu jouer quelques « Préludes«  à sa fille chérie _ Claude-Emma (30 octobre 1905 – 14 juillet 1919), dite « Chouchou«  _ (qui rejoindra un an plus tard son père dans la tombe _ au cimetière de Passy _ ). Il avait demandé à l’adolescente : « Est-ce ainsi que ton père jouait ? » Chouchou avait répondu : « Oui, mais papa écoutait davantage… »

Ecouter et laisser s’exprimer la musique, voilà le secret.« 

Et Olivier Bellamy ajoute encore, à la suite :

« Chopin ne faisait pas autre chose _ en effet… _ : écoutant ce que lui confiait le piano sous la caresse de ses doigts habiles. » Oui ! 

Bref, ce CD « Debussy Nelson Freire » est un cadeau des Dieux…

Faites-vous en, déjà, une « petite idée »

_ même si rien ne convient moins bien à l’écoute musicale qu’une « idée »,

fût-elle « petite » !… _

en allant l’écouter :

car rien ne remplace l’écoute personnelle ; même si, aussi, il vaut mieux « écouter » (vraiment) plusieurs fois…

Bonne écoute !

Bon « enchantement » !

Bon « Debussy Nelson Freire » ! pour vous…

Titus Curiosus, le 16 janvier 2009

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