Sur « L’Holocauste comme culture » d’Imre Kertész

— Ecrit le vendredi 10 juillet 2009 dans la rubriqueHistoire, Littératures”.

A propos de l’important recueil de discours et d’articles d’Imré Kertész « L’Holocauste comme culture« , paru le 1er avril 2009 aux Éditions Actes-Sud,

un article de Samuel Blumenfeld, dans « Le Monde » du 18 juin 2009, « « L’Holocauste comme culture », d’Imre Kertesz : réinventer l’Europe après Auschwitz« ,

porte très opportunément le projecteur sur un aspect jusqu’ici méconnu, en France du moins _ faute de traduction en français jusqu’à ce jour _, de l’œuvre de cet immense écrivain qu’est Imre Kertész : sa part méditative d’essayiste lucidissime et particulièrement (comme assez peu !) incisif ;

même si son génie éclate d’abord et surtout dans l’usage (dynamiteur !) de la fiction

(à base autobiographique :

mais justement, Kertész choisit tout spécialement le mode narratif de la fiction _ cf « Être sans destin«  et « Le Refus » ; mais aussi « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » ; et, peut-être le sommet de tout, « Liquidation » ! _ pour tenter de se faire mieux entendre, enfin !)

afin d’aider à faire enfin ressentir si peu que ce soit, au lecteur anesthésié lambda, que nous sommes tous, peu ou prou.., l’horreur absolue de ce que l’individu Imre Kertész a pu (ou pas tout à fait !), lui, vivre (jusqu’au bord d’en mourir, d’être irrémédiablement détruit),

et dans la négation nazie _ entre la rafle de Budapest, le 7 juillet 1944, et la libération, le 11 avril 1945, du camp de Buchenwald (via un passage express à Auschwitz et un séjour au camp de travail de Zeitz, dans le land de Saxe-Anhalt : entre juillet 1944 et avril 1945, donc) _

et dans la négation stalinienne _ à Budapest, ensuite (jusqu’à octobre-novembre 1989 ; avec « répliques » et « suites » sismiques, encore : cf le troisième récit du recueil « Le Drapeau anglais« ).

Voici cet intéressant article de Samuel Blumenfeld _ farci de quelque commentaires miens :

« « L’Holocauste comme culture », d’Imre Kertesz : réinventer l’Europe après Auschwitz »

LE MONDE | 17.06.09 | 16h13  •  Mis à jour le 17.06.09 | 16h13

Le recueil de discours, conférences et textes écrits entre la chute du mur de Berlin et 2003, reprend l’intitulé d’une conférence donnée par Imre Kertesz à l’université de Vienne en 1992, « L’Holocauste comme culture » _ pages 79 à 92. Cette formulation surprenante vise à prendre la mesure d’un phénomène qui a mûri dans les années 1990 : la banalisation de la Shoah. Alors même que l’on parle de plus en plus de l’Holocauste, la réalité de celui-ci, le quotidien de l’extermination, échappe de plus en plus au domaine des choses imaginables _ = représentables, dans l’horreur absolue de toute leur « incompréhensibilité«  même, dans la difficulté de s’en faire une « idée«  tant soit peu « approchante« , par tout un chacun ne l’ayant pas « vécu« , pas « éprouvé« , pas « ressenti«  (c’est une affaire d’« aisthesis«  : et c’est là que se situe le pouvoir spécifique et irremplaçable, sans doute, de la littérature ! de permettre à un autre, lecteur tant soit peu attentif, curieux et patient, de s’en « rapprocher«  un tout petit peu mieux…) ; et ne lui ayant pas, non plus, « physiquement«  au moins, « survécu« 

L’institutionnalisation _ actuelle : là-dessus cf aussi Annette Wieviorka : « L’Ère du témoin« _ de la Shoah passe, selon l’écrivain, Prix Nobel de littérature en 2002 _ dont le discours de réception, superbe, intitulé « Eurêka ! » se trouve aux pages 253 à 265 _ et survivant des camps, par un rituel moral et politique, un langage de pacotille _ bientôt, très vite kitsch... _, qui se manifeste par une sous-culture _ barbare… Ses effets vont de la muséification _ et « touristification«  _ de cet événement _ cf le terrible récit : « Le Chercheur de traces«  ; repris aussi dans le recueil « Le Drapeau anglais«  : retour à Buchenwald et son « musée«  : bouleversant ! Ainsi que la visite à Auschwitz et son « musée« , aussi, in l’extraordinaire « Liquidation« … _, qui fait dire à Kertesz qu’un jour « les étrangers qui viennent à Berlin se promèneront dans le parc de l’Holocauste pourvu d’un terrain de jeu », à des œuvres kitsch comme « La Liste de Schindler« , et, à travers elle, à l‘ »hollywoodisation » de la Shoah, devenue, depuis le film de Spielberg, un genre cinématographique.

Ces phénomènes ont un double effet : dépouiller _ aux yeux des autres, tout au moins ; aux leurs propres, cela paraît plus difficile ! _ les survivants des camps de leur vécu _ rendu, ainsi « en-niaisé« , travesti, plus encore inaccessible, incompréhensible : déjà qu’il était si difficile à faire écouter et si peu que ce soit comprendre : cf le sublime final, au retour chez lui, à Budapest, du jeune György Köves d’« Être sans destin« , face à ses anciens voisins, Steiner et Fleischmann… (pages 348 à 359) _ ; et réduire Auschwitz à une affaire entre Allemands et juifs, quand il s’agit _ pour Kertész ; et nous-mêmes _ de l’envisager comme une expérience universelle _ et pas seulement « générale« Kertesz estimait, dans son discours de réception du prix Nobel _ présent dans ce recueil de discours et d’articles qu’est « L’Holocauste comme culture«  _, que l’Holocauste marquait le terminus _ avec ou sans « rebond » possible ?.. _ d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au bout _ en quel sens le comprendre ce « bout » ? est-ce la « toute fin » de l’Histoire ? ou pas ?.. _ de deux mille ans de culture et de morale _ avec basculement régressif dans une « barbarie » ?.. ou l’opportunité de quelque « résilience«  ? pour reprendre (plus « optimismement«  !..) le concept de Boris Cyrulnik…

D’où la grande question de son ouvrage : comment l’Europe peut-elle se réinventer _ = rebondir ; question posée à l’horizon de ce grand livre de Cornélius Castoriadis qu’est « L’Institution imaginaire de la société«  … cf aussi « Le Principe Espérance«  d’Ernst Bloch… _ après Auschwitz ?

Kertész défend une culture _ vraie, pas un simili mensonger : et barbare !.. _ de l’Holocauste, détaillée dans des textes consacrés à des thèmes _ ou plutôt des questionnements actifs : le « thème » tombant vite dans le poncif, lui… _ aussi divers _ et d’une très mordante acuité critique, en leur « traitement«  par lui ! _ que « le totalitarisme communiste« , « la république de Weimar« , « les intellectuels hongrois« , ou « Jérusalem« , ce dernier article _ « Jérusalem, Jérusalem…« , pages 241 à 251 _ se révélant l’un des plus décisifs du recueil, l’auteur y définissant avec subtilité et pertinence sa spécificité d’écrivain juif.

L’Holocauste est une question vitale _ et assez mal résolue, pour le moment _ pour la civilisation européenne, qui se doit _ à elle-même : pour être et demeurer vraiment ! _ de réfléchir à ce qui a été fait dans son cadre, si elle ne veut pas se transformer en civilisation accidentelle _ c’est-à-dire disparaître très vite en tant que « vraie«  civilisation : accomplissant, en sa « disparition« , le triomphe du nihilisme ; celui, proliférant, des régimes totalitaires du siècle passé, pourtant apparemment vaincus (en 1945, pour l’un ; en 1989, pour l’autre). Pour ma part, j’attends (et non sans une réelle impatience, même !) la « réaction«  de Kertész (ou la traduction en français de ses textes écrits en hongrois ; et paraissant d’abord en traduction allemande, en Allemagne : il vit désormais à Berlin…) au nihilisme (voire néo-totalitarisme) des régimes ultra-libéraux… « Si l’Holocauste a créé une culture, sa littérature peut _ en quel sens le comprendre ?.. _ puiser son inspiration à deux sources de la culture européenne, les Ecritures et la tragédie grecque, pour que la réalité irréparable donne naissance à la réparation, à l’esprit, à la catharsis » _ à la résilience, ajouterait Cyrulnik… _, écrit Kertész _ y croit-il donc ?.. _, qui, à défaut de savoir ce que peut faire l’Europe, n’a aucun doute sur ce qu’elle doit faire _ comme « idéal régulateur« , condition absolue de sa sauvegarde comme « civilisation« , face à la « barbarie«  qui la gangrène…


L’HOLOCAUSTE COMME CULTURE d’Imre Kertesz. Actes Sud, 276 pages, 22 €….Samuel Blumenfeld…Article paru dans l’édition du 18.06.09.

Imre Kertész : un auteur majeur, à lire de toute urgence ;

et in extenso

Titus Curiosus, le 10 juillet 2009

Commentaires récents

Posté par collignon
Le 12 juillet 2009

« C’est irréparable », c’est inévitable : que sont les horreurs devenues ? Fallait-il interdire les films sur la Shoah ? Auschwitz est une dimension de l’humain. Je crois que nous allons disparaître, non sans une deuxième Shoah, vivement souhaitée par bien des franges crasseuses d’une certaine « gauche » – qui souille son nom – qui officie encore jusque dans le Festival d’Avignon. Nous avons une envie folle de recommencer, « pour voir ce que ça faisait ». parfois je me recueille en essayant de me confondre avec la poussière, d’étoiles ou pas, de l’Univers. C’est tout ce que je vois à faire, à titre individuel. Et de réciter Kyrie éléison… Après Auschwitz, comment ne pas croire en Dieu ? Celui des juifs, celui des scientologues. Auschwitz a totu foutu en l’air, tout, jusqu’aux cerveaux. Sauf Kertész.

Posté par collignon
Le 12 juillet 2009

LIS CA, TITUS, SI TU NE L’AS PAS ENCORE FAIT. DE TOUTE URGENCE.

L’erreur du «Liseur»
11 Juillet 2009 – Slate .fr
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En février 2009, Ron Rosenbaum rédigeait l’article ci-dessous, quelques jours avant la cérémonie des Oscars avec le titre «Ne donnez pas un Oscar au ?Liseur’». Son réquisitoire n’a pas été entendu puisque Kate Winslet a obtenu l’Oscar de Meilleure actrice. Nous republions l’analyse (mis en ligne sur Slate le 20 février) de Rosenbaum alors que le film sort en France mercredi 15 juillet.

***

Si je n’avais pas employé si récemment la locution, j’appellerais sans doute «Le Liseur» «le pire film sur la Shoah de tous les temps». Quelqu’un doit le dire. Je n’ai vu personne le faire dans la presse écrite. Et si je ne suis pas la personne la plus qualifiée pour le faire, j’ai tout de même un peu d’expertise. Et donc je le ferai: il s’agit d’un film dont le projet est, métaphoriquement, de disculper les Allemands de l’époque nazie d’avoir été complices de la Solution Finale.

Le fait qu’il a été nommé pour l’Oscar du Meilleur film apporte la preuve, surprenante, qu’Hollywood semble croire que dès lors qu’un film parle de la Shoah il mérite forcement l’approbation, point. Et donc un film qui nous demande d’éprouver de la sympathie pour une tueuse de juifs non repentie et qui suggère que les «Allemands ordinaires» était ignorants de l’extermination avant la fin de la guerre, a maintenant de fortes chances de gagner une statuette.

On trouvera dans un compte rendu récent du New York Times sur la course aux Oscars une indication assez déprimante de la manière dont le film dénature la Shoah. Le journal a porté une attention disproportionnée au Liseur en présentant une photo de Kate Winslet avec un air triste et rêveur au-dessus du titre «Les films où les héros surmontent leurs problèmes personnels touchent les spectateurs pendant la saison des prix» (« Films About Personal Triumphs Resonate With Viewers During Awards Season » ).

Qu’était-ce, précisément, le «problème personnel surmonté» par le personnage joué par Kate Winslet’ Pendant son incarcération pour un acte de génocide particulièrement sordide et engageant sa responsabilité personnelle, dans le contexte plutôt «impersonnel» du processus d’extermination – quand elle était gardienne dans un camp, elle s’est assurée que 300 juives enfermées dans une église en flammes mourraient dans l’incendie, elle a appris à lire! Quelle fable réconfortante sur les merveilles de l’alphabétisation et sa capacité à améliorer la vie d’une tueuse d’Auschwitz!

C’est vrai, elle ne se repent pas pour avoir laissé ces femmes et ces enfants brûler vifs. (Il y a quand même une scène où le spectateur apprend qu’elle a économisé quelques centimes en prison qu’elle veut donner aux enfants des femmes qu’elle a assassinées ? merci!). Mais ce que nous voyons de son expérience en prison est l’excitation croissante qu’elle éprouve au fil de ses progrès dans l’apprentissage de la lecture. Regardez ces pages qui se tournent! Lire, c’est amusant!

On a dit qu’aucune fiction ne peut rendre justice aux événements de 1939-45, que seuls des documentaires comme «Nuit et brouillard» d’Alain Resnais ou le documentaire de neuf heures de Claude Lanzmann peuvent commencer à transmettre la vérité sur le mal absolu de la Shoah. Et il y a eu des échecs lamentables (par exemple, La Vie est belle). J’ai écrit que la plupart des fictions montraient une rédemption factice ou faisaient une exploitation sexuelle agressive de la Shoah ? ce que certains critiques ont appelé du «porno nazi».

Walkyrie

Mais ces dernières années, une nouvelle façon de la dénaturer est apparue, qui dévoile un désir de disculper les Allemands pour les crimes de l’époque hitlérienne. J’ai parlé récemment à Mark Weitzman, directeur du bureau de New York du Centre Simon Wiesenthal, qui a même dit que «Le Liseur» était le symptôme d’un nouveau type de «révisionnisme», pour employer l’euphémisme qualifiant le négationnisme.

Weitzman a parlé spécifiquement de trois films, en plus du Liseur, dont «Walkyrie» de Tom Cruise donne l’impression que la Wehrmacht était remplie d’honnêtes gens (identifiables dans le film par leurs accents britanniques) qui s’étaient toujours opposés à ce salaud d’Hitler et à sa drôle d’obsession avec les juifs, bien que plus on en sache sur le rôle de la Wehrmacht, plus on découvre sa complicité avec les tueries des SS. Oui, quelques officiers de la Wehrmacht ont ourdi un complot contre Hitler, mais ils ont attendu le succès du débarquement en Normandie pour agir, quand il semblait que Hitler allait perdre la guerre.

«L’opération Walkyrie s’est passée en 1944», m’a dit Weitzman. «Si elle était survenue en 1941, cela aurait peut-être fait une différence.»

Et puis il y a le personnage joué par Cruise, Claus von Stauffenberg, bien courageux, il est vrai, en 1944. Mais pendant le crime de guerre barbare constitué par l’invasion de la Pologne en 1939 (le magazine britannique History Today nous le rappelle), il décrivait les civils polonais que son armée massacrait comme « de la racaille invraisemblable », constituée de « juifs et de bâtards ». Avec des amis comme ça ….

La morale: ne cherchez pas de héros dans la «Résistance allemande» à Hitler, qui est surtout mythique. La résistance allemande n’a pas été beaucoup plus réelle ou efficace que la résistance française ? sa légende après la guerre a dépassé ses actes. (Bien que ça vaille le coup de regarder les deux films au sujet de la petite résistance courageuse mais désespérée de «la Rose blanche», La Rose Blanche et Sophie Scholl: Les derniers jours, qui racontent l’histoire de quelques étudiants qui n’ont pas cru ? comme les comploteurs de Walkyrie ? que l’objectif était d’aider l’Allemagne à gagner la guerre plus efficacement, mais seulement de témoigner contre les exterminateurs. Pour cela, ils ont été guillotinés à Munich en 1943.)

Le troisième film que Weitzman cite comme exemple de ce révisionnisme «soft» est «Le Garçon en pyjama rayé», que je n’ai pas pu m’obliger à regarder, mais qui est l’histoire d’un garçon allemand, fils de nazis, qui vit près d’un camp de concentration et devient ami avec un «garçon en pyjama rayé» du camp. Ce conte n’est pas sans rappeler le témoignage frauduleux récemment révélé au sujet de cette jeune fille qui donnait des pommes à un enfant dans un camp de concentration, bien qu’il évite le «happy end».

Mais au moins on ne les a pas nommés pour des prix ou des Oscars comme celui donné à «La Vie est belle».

Dans l’ensemble, Weitzman croit qu’ils ont un effet déplorable: «Bien que le négationnisme a échoué à s’afficher en Amérique, à l’inverse d’autres pays, ces films représentent une forme de révisionnisme qui falsifie le rôle des Allemands, dont la responsabilité ne se limite pas au cercle intime de Hitler». (Ce qui me rappelle un autre exemple de cette volonté scandaleuse de disculper: La Chute, qui fait exactement cela, nous faire croire que Hitler et Goebbels et quelques autres étaient la source de tout le mal en Allemagne, pendant que les pauvres Allemands ignorants étaient des victimes. C’est dégueulasse.)

Dans cette forme répugnante de révisionnisme, la plupart des Allemands (vous savez, ceux qui ont aidé à mettre Hitler au pouvoir, qui ont partagé sa haine pour les juifs, qui ont participé avec enthousiasme à ses pogroms et ont soutenu ses déportations «à l’Est») étaient ignorants de l’extermination des juifs «à l’Est». Ils ont apparemment remarqué la disparition des juifs parmi eux (puisqu’ils n’ont pas hésité à voler leurs appartements et tous les objets de valeur qu’ils ont été obligés de laisser). Une fois, j’ai pris à partie sur un plateau un porte-parole du Consulat allemand qui soutenait cette idée; il avait fait allusion à un sondage récent qui prétendait que la majorité des Allemands vivants à l’époque de l’extermination des juifs n’en avait pas connaissance.

«Qu’est-ce qu’ils ont pensé?», lui ai-je demandé. «Que tous les juifs étaient partis en vacances et ont oublié de rentrer à la maison’»

Par pitié, ne permettons pas que des films comme «Le Liseur» donnent une image fausse de l’Histoire en prétendant que les Allemands ? même ceux qui étaient trop jeunes pour se battre ? n’ont su ce qui se passait qu’après la guerre (comme «Le Liseur» le suggère), quand ils ont appris toutes les choses troublantes que leurs compatriotes avaient fait «à l’Est.»

Ce n’était qu’à ce moment, le film nous demande de le croire, que les Allemands ordinaires ont été choqués de découvrir la tuerie industrielle, les chambres de gaz. Des Allemands ont véritablement participé ? Si difficile à croire! Il y avait si peu d’indices!

En fait, un des documents les plus compromettants que j’ai découvert pendant mes recherches pour mon livre Pourquoi Hitler est une information parue dans un journal anti-Hitler de Munich, le Münchener Post, le 9 décembre 1931. Il avait disparu jusqu’à ce que je le trouve dans le sous-sol des archives d’Etat. Les reporters courageux de ce journal social-démocrate avait obtenu le plan secret des nazis relatif au sort des juifs et qui employait pour la première fois le terme qui deviendrait l’euphémisme pour l’extermination : «la Solution finale» (Endlössung), un mot qui laissait peu de doute sur la tuerie qu’il suggérait. J’ai décrit les difficultés que j’ai rencontrées en essayant de tirer un film de leur histoire : Hollywood ne s’intéresse pas aux films sur Hitler qui finissent mal. Mais c’est clair que les Allemands auraient pu savoir dès 1931 (ou 1926 s’ils avaient fait l’effort de lire Mein Kampf.)

Ils auraient pu savoir s’ils avaient lu dans les lois de Nuremberg de 1935 la déshumanisation légalisée des juifs ou regardé les pogroms soutenus par l’Etat après la Nuit de Cristal en 1938. Et s’ils étaient aussi illettrés que dans «Le Liseur» (quelque chose que Cynthia Ozick décrit comme une excuse métaphorique tendancieuse dans un essai critique sur le livre), ils auraient pu l’entendre directement de la bouche de Hitler dans sa communication radio à l’Allemagne et au monde en 1939 dans laquelle il menace d’exterminer les juifs si la guerre éclate. Il fallait être sourd et aveugle, pas simplement illettré, pour rater ce que le personnage de Kate Winslet semble avoir manqué (en travaillant comme gardienne à Auschwitz !). Il fallait être complètement stupide. Aussi stupide que les personnes qui ont nommé Le Liseur pour un Oscar parce que c’est «un film sur la Shoah».

C’est ça le sujet du «Liseur»: cette lutte supposée difficile pour reconnaître ce qui s’est passé, après-guerre. Comme l’écrit Cynthia Ozick dans son essai, « Après la guerre, quand elle passe en jugement, le narrateur [‘Michael Berg’] reconnaît qu’elle est coupable de crimes méprisables – mais il croit aussi que son analphabétisme altère sa culpabilité. Si elle avait su lire, elle aurait été ouvrière dans une usine, non pas l’agent d’un génocide. Ses crimes sont un accident lié à l’analphabétisme. L’illettrisme la disculpe.»

L’lllétrisme plus honteux que le meurtre!

Effectivement, on en fait tellement sur cette honte de l’illettrisme ? même si tuer par le feu 300 personnes ne demande pas d’aptitude particulière à la lecture ? que certaines revues élogieuses au sujet du roman (écrites par ceux qui donne foi à cette thèse ridicule, peut être parce qu’on a déclaré le roman «classique» et «profond») semblent affirmer que l’analphabétisme est plus honteux que la participation à un massacre. Ainsi le résumé du roman sur le site de Barnes & Noble: «Michael reconnaît son ancienne amante au barreau, accusée d’un crime odieux. En regardant Hanna refusant de se défendre contre les accusations, Michael se rend compte peu à peu qu’elle garde un secret plus honteux que le meurtre.» Oui, plus honteux que le meurtre! L’incapacité de lire est plus honteuse qu’écouter dans un silence bovin les cris de 300 personnes mourantes derrière les portes fermées à clé d’une église en flammes que vous gardez pour les empêcher de s’échapper. Ce qui est le crime d’Hanna, bien qu’il ne soit pas montré dans le film.

A une projection du Liseur, j’ai appris du réalisateur que la scène a été omise car elle aurait influencé notre opinion sur Hanna en donnant trop d’importance à la tuerie qu’elle a commise, au détriment de son incapacité à lire. Il aurait été plus difficile de développer de l’empathie pour le personnage, bien qu’il ne soit jamais expliqué pourquoi nous devrions en avoir.

Et donc le film ne met jamais en doute la thèse selon laquelle personne ne savait alors même que certains étaient témoins des tueries. Qui aurait pu l’imaginer’ L’illettrisme du personnage de Kate Winslet traduit métaphoriquement l’incapacité supposée des Allemands à déchiffrer les signes de la tuerie qui était en train de se dérouler, en leur nom, et du fait de leurs propres concitoyens. On pourrait répondre: vous vous moquez de nous ! Mais voilà, c’est Hollywood qui décide : alors voici votre Oscar.

C’est difficile à croire, mais c’est en partie injuste de dire que c’est de la faute aux ignares de la Côte Ouest. J’ai moi-même assisté à une manifestation de cette ignorance révérencieuse auprès d’un public de New-Yorkais, supposés d’être sophistiqués, dont beaucoup étaient juifs.

C’était une avant-première pour les «leaders d’opinion» donnée par une figure des relations publiques. Harvey Weinstein, un des producteurs du film, a passé la tête pour saluer ce public influent (Ne me demandez pas pourquoi j’étais invité, probablement parce que j’ai écrit «Pourquoi Hitler») avant de prendre un vol pour Londres.

Il y avait déjà un peu de controverse à Hollywood sur le film parce que le co-producteur Scott Rudin a fait retirer son nom du film ? officiellement à cause d’une dispute sur la date de sortie car le film n’était selon lui pas «prêt». Mais après l’avoir vu, je me demande s’il n’y a pas anguille sous roche.

On disait que cette projection faisait partie d’une offensive de Weinstein pour la pauvre Kate Winslet qui n’avait toujours pas son Oscar, mais qui était en lisse pour une nomination pour deux films, Les Noces rebelles (non produit par Weinstein) et «Le Liseur».

C’est pourquoi j’ai reçu un coup de téléphone furieux du ponte des relations publiques le lendemain matin suite à la polémique que j’ai créée (indirectement) lors de la séance de questions-réponses avec le réalisateur, Stephen Daldry, après la projection. Comme ma copine était en déplacement, j’étais allé à la projection avec un ami qui était en colère et ouvertement critique sur le film (et il n’est même pas juif).

La plupart des questions au réalisateur britannique étaient polies et déférentes, presque insipides. En effet, c’est un réalisateur britannique et le scénario a été écrit par un célèbre dramaturge britannique, David Hare. Tout de même, une question a révélé quelque chose d’intéressant que peu de critiques semblent avoir remarqué.

Daldry a dit qu’il avait eu une grosse dispute avec l’auteur du Liseur, Bernhard Schlink. Dans le roman, quand la tueuse jouée par Kate apprend à lire, une des choses qu’elle lit est ? devinez ? des ouvrages sur la Shoah. On nous fait croire qu’elle la découvre, au moins dans son étendue, en lisant Primo Levi, Elie Wiesel et Hannah Arendt; et elle en est, comme il se doit, horrifiée. Vous voyez l’idée: la lecture peut aider à développer un sens moral, à ouvrir un chemin vers la rédemption. (Cette morale à la guimauve est sans doute ce qui a attiré Oprah quand elle a sélectionné «Le Liseur» pour son club de lecture, faisant ainsi d’un obscur roman allemand le best-seller américain de la décennie).

Mais Daldry nous a dit que lui et Hare ont éliminé cet aspect du roman (au grand dam de Schlink) parce qu’il ne voulait pas que la rédemption soit le sujet du film; trop de films sur la Shoah mettent en scène une rédemption trompeuse.

Bien lui en a pris, mais malgré cela, il a fait un film qui emploie toutes les techniques hollywoodiennes pour susciter de l’empathie pour une tueuse de juifs non repentie. La suppression de Primo Levi de sa liste de lecture élimine le lien entre son alphabétisation et la Shoah, ce qui évacue cette rédemption artificielle, mais il rend aussi le film incohérent en tant que réponse à la Shoah. Quel est l’intérêt de savoir qu’elle a lu «La Dame au petit chien» de Tchekhov’

Nudité manipulatrice

Pendant ce temps, je sentais que mon ami rageait. Pour ma part, j’étais dans une sorte de stupeur et de toute manière je n’aime pas trop attirer l’attention sur moi en posant des questions dans ce genre de forums. Mon ami n’a pas les mêmes préventions. Il était outré par le film, non seulement pour ses tentatives de disculpation mais aussi pour la façon dont il réussit à susciter de l’empathie pour le personnage de Kate Winslet : ce qu’il a appelé la nudité «manipulatrice». (Si vous n’avez pas vu le film, la première demi-heure est dédiée à Kate – dans les années d’après-guerre avant son arrestation – séduisant un adolescent, qu’elle persuade de lui faire lecture avant leurs rapports sexuels. Il y a beaucoup plus de sexe que de lecture et un nombre presque choquant de gros plans du corps dénudé de Kate Winslet. L’adolescent devient plus tard un étudiant en droit qui assiste à la procédure judiciaire et aide son ancienne amante à apprendre à lire en prison. L’alphabétisation est sexy! Ou quelque chose de ce genre.)

Cette nudité, à laquelle j’ai déjà eu l’occasion de faire référence dans un article sur l’attraction irrésistible (pour les gens du monde de la culture) entre les nazis et le sexe, donne un sens nouveau au mot gratuit. Pour mon ami, c’était une technique de manipulation utilisée pour créer de l’intimité et donc de l’empathie pour la tueuse non repentie. Et il l’a dit au réalisateur lors de la séance de questions – à la stupéfaction des présents. Et il ne s’est pas arrêté là, traitant «Le Liseur» de film «malhonnête et médiocre» qui emploie la nudité humaine pour cacher sa nudité thématique.

Il y avait de la consternation dans la salle, surtout parmi les professionnels des relations publiques, dont les grouillots ont bien pris nos noms après la projection. La conséquence en a été le coup de fil furibard du lendemain matin par le ponte des relations publiques, qui disait qu’il avait reçu «50 appels» de participants à la projection pour se plaindre que mon ami était «mal élevé», qui me condamnait pour avoir emmené un intrus aussi impoli à la projection, qui me disait comment il était important pour «l’industrie» que les films réussissent dans ces temps difficiles, et qui m’accusait de tout à part d’avoir mis une tête de cheval dans le lit de Harvey Weinstein.

«Vous voulez dire que je peux causer la mort de Hollywood’» ai-je dit, incrédule quant à mes pouvoirs surhumains secrets. J’ai essayé d’expliquer mon point de vue : ce n’était ni moi ni mon ami le problème, c’était le film. (Elle m’a rappelé après, un peu contrite.)

De toute manière, j’avais pensé que ceux qui votent pour les nominations aux Oscars verraient les vices de ce film incohérent. Mais j’avais tort. Kate a eu sa nomination aux Oscars pour le film de Harvey, et non pas pour l’autre. Et Le Liseur en a eu une aussi.

S’il vous plaît, Hollywood, n’aggravez pas l’erreur en donnant un Oscar au Liseur.

Ron Rosenbaum

Cet article, traduit par Holly Pouquet, a été publié sur Slate.com le 9 février.

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