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Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies

27mar

Dialogue avec les morts, de Jean Clair,

qui paraît ce mois de mars aux Éditions Gallimard,

est un livre (de vérité ! _ par sa profonde probité ! _) rare à ce degré d’intensité (!!!)

de trouble… :

tant de son auteur l’écrivant,

que des lecteurs qui le découvrent _ et partagent !

et s’en enchantent !!! _,

au fil de ses chapitres,

dont voici les titres successifs :

l’âge de lait (pages 13 à 50),

l’âge de craie (pages 51 à 91),

les mots (pages 93 à 116),

la ville morte _ c’est Venise ! splendidement analysée : un labyrinthe (sans perspectives…) pour métamorphoses (carnavalesquement et très discrètement, à la fois…) secrètes !.. _ (pages 117 à 135),

Hypnos (pages 137 à 153),

l’âge de fer (pages 155 à 178),

la débâcle (pages  179 à 205),

l’âge de chair (pages 207 à 234),

Eros (pages 235 à 254) ;

et, enfin (pages 255 à 280) _ c’est le chapitre ultime du livre : le cinquième et dernier volume de l’autobiographie de Thomas Bernhard, porte (après L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid…) presque le même titre : Un Enfant, lui… _,

une enfance

Il s’agit,

en l’aventure intensément troublante de cette écriture (de rare probité : celle à laquelle nous a accoutumés Jean Clair ! de livre en livre, comme de commissariat d’exposition en commissariat d’exposition…) en dialogue avec des voix désormais tues

_ mais lumineusement audibles à qui ose se rendre (et se tendre…) vers elles, et les recevoir (accueillir, écouter) : humblement « dialoguer«  _ oui, voilà… _, enfin… ; si loin, mais en même temps si près, ces « voix«  ombreuses-là, pour peu que l’on ait appris (et consenti) à devenir, silence fait autour (et muri…), enfin « véritablement«  attentif à leur ténue et essentielle musique

qui, encore, s’adressant à nous, toujours, persiste… _

il s’agit, donc,

d’un face à face rétrospectif,

l’âge venu _ celui des rétrospections : « Je suis né le 20 octobre 1940. Ce jour-là, à Paris, pouvait-on lire dans les journaux, il n’y avait plus une seule patate à vendre _ ni, surtout, à pouvoir acheter et se mettre sous la dent… _ sur les marchés. C’était la débâcle. On m’envoya à la campagne«  : en Mayenne, le pays d’origine de sa mère ; ainsi débute le livre, page 15… _,

avec _ ce face à face, donc, rétrospectif… _

avec la formation de lui-même _ de Jean Clair _,

en ses enfance, adolescence et jeunesse

_ du temps que son prénom n’était pas Jean, et que son nom, reçu de son père, morvandiau, était Régnier : mais on trouve aussi des Régnier, et en Flandres, et à Venise (Ranier, ou Ranieri…) ; cf à la page 264 : « Quel étrange détour par l’écriture me faisait réexhumer des passages et réinscrire des palimpsestes que des arrière-parents, dont je ne savais rien, avaient autrefois tracés, quelque part entre Bruges et la Sérénissime ?«  ; avec ce résultat, majeur !, page 265 : « L’écriture est un refuge et un foyer : ce qu’elle désigne, c’est précisément l’impossibilité d’en appeler au Père. Elle trace les repères d’une topographie imaginaire _ où Venise est alors, dans le cas de Jean Clair, à la façon de New-York pour d’autres transhumants encore, un passage (de ressourcement créatif !) crucial ; et pour toujours ! _, dans l’espoir insensé _ malgré tout ! _ d’y découvrir une toponymie familiale« … : j’y reviendrai ! ce point est capital ! _ :

rétrospection

de la naissance (le 20 octobre 1940) jusqu’à la mort de son père (en 1966 ou 1967),

quand le jeune homme passablement turbulent et « en colère » qu’il avait été (en cette jeunesse

_ « quelque temps même ce purgatoire _ celui de son enfance mayennaise, à la Pagerie : cf les premiers chapitres : « l’âge de lait« , « l’âge de craie«  _ devint un enfer« , page 237 : « je devenais la proie de colères violentes » ;

au point qu’« on m’envoya consulter dans ce qu’on appelait alors un dispensaire public d’Hygiène sociale. J’y fus accueilli par une jeune psychologue qui, un peu désemparée, m’adressa à un « psychanalyste », mot nouveau, étrange, inconnu, qui cachait sans aucun doute des savoirs étonnants« , page 237 toujours. « C’était une femme d’une cinquantaine d’années, l’une des premières en France à avoir imposé en hôpital public cette spécialité et à pouvoir l’exercer » : une rencontre déterminante ! « Elle avait été comme ma seconde mère » (celle qui « avait appris la parole » (page 240), même si « les mots ne me viendraient jamais comme il faut _ « faute d’une aisance de naissance que je ne posséderais jamais«   _, comme si je n’avais _ jamais _ pu _ in fine… _ tout à fait _ voilà ! _ me réconcilier« … : j’y reviendrai aussi : c’est l’épisode-seuil sur le chemin de soi, en critique d’art exigeant !, de Jean Clair !.. _),

quand le jeune homme passablement turbulent et en colère, donc, qu’il avait été

_ et demeure, d’une certaine façon (mais contenue et polissée…) encore ! : « la seule rage qui m’habite encore, c’est celle du malappris que je suis resté, et qui parfois explose en mots orduriers. Comme un réflexe primitif, l’enfance remonte en moi. La colère, je crois, ne me quittera jamais« .., voilà !, page 240 _

perdit

_ lui-même était alors en sa vingt-septième année : « à vingt-six ans, quand il _ le père, donc _ avait disparu _ soit en 1966, ou 67 _, j’avais quitté mes études, et, mal à l’aise, n’avais rien décidé de mon avenir, perdais mon temps et multipliais les échecs.

Beaucoup de mon comportement et de mes décisions ultérieurs serait dicté par l’angoisse de réparer _ voilà ! _ cette impression _ laissée au père _, alors qu’il avait dû, en vérité _ tous les mots comptent ! _ emporter sa tristesse et ses craintes dans sa tombe, irrémédiablement », page 254 : voilà ce à quoi il faut donc impérativement et  comme cela se pourra, « remédier«  ! et ce qu’accomplit, probablement, ce livre !!!

même si on lit, page 279, soit à peine vingt-cinq lignes avant le mot final (« les armoires fermées à clef de son enfance« , page 280..), ceci : « J’imagine en ce moment que mon père frappe à la porte, que je lui ouvre et qu’il me dit : « Pardonne-moi, je suis en retard »… Sans prendre le temps d’être saisi, je me précipiterais vers lui et je l’enlacerais, et ce baiser serait si long, pour dissiper le silence et l’absence de toutes ces années d’enfance où il était là et où je ne lui parlais pas, qu’il y faudra tout le temps _ voilà ! _ qui me sépare de ma propre mort« _

quand le jeune homme

turbulent et en colère

perdit, donc,

son père…

Jean Clair entre maintenant _ le 20 octobre 2010 _ en sa septième décennie de vie :

quel nom donne-t-il à ce nouvel « âge » sien-ci de vie ?..

Peut-être celui _ tant qu’il est encore temps : de l’écrire ! Jean Clair est (toujours, encore…) un homme davantage de l’écrire que du parler… : « parler, c’est toujours un peu commander, au moins imposer le silence autour de soi. C’est un travers. Pourquoi parler en tout cas, quand ce n’est pas pour demander ou pour commander ?« , lit-on page 96… _

du « règlement de la dette« 

envers ceux auxquels

l’homme accompli qu’est devenu Jean Clair

doit le plus…

_ cf le commentaire au cadeau paternel de « la tourterelle grise et rose, attrapée dans les champs de son pays« , le Morvan (ce récit, avec cette expression, se trouve page 252 ; cf aussi La Tourterelle et le chat-huant ; ainsi que mon article du 27 mars 2009 : Rebander les ressorts de l’esprit (= ressourcer l’@-tention) à l’heure d’une avancée de la mélancolie : Jean Clair…) : « C’est la colombe qui, succédant au corbeau, vient annoncer aux passagers de l’Arche que la terre approche, et avec elle le salut. Symbolisant le vol de l’âme, serrée dans la main tendue par-dessus le vide, l’oiseau blanc assure la transmission des générations _ voilà ! _, le geste d’amour qui permettra aux enfants de reconnaître la dette et de la diminuer peut-être« , aux pages 252-253 : des éléments cruciaux, comme on voit…

Car « retrouver l’écho _ voilà ! persistant ! et non repoussé… _ des voix de ceux qui ont disparu

me retient désormais _ voilà ! _ avec une force que j’ignorais autrefois _ tant inconsciemment que consciemment : les deux !

C’est sans doute que,

le temps aidant _ il faut le prendre à la lettre : le temps peut, et très effectivement !, « aider » ! si on y met aussi un peu du sien : à travailler avec lui, en ses forces… _,

le fait de me rapprocher d’eux

et de m’éloigner des vivants

_ en proie à bien des « débâcles« , tant et tant (même si pas tous : beaucoup trop !..) ; cf la terrible vérité des croquis de personnes dans le très beau chapitre « La Débâcle«  ; par exemple, à côté de ceux des S.D.F., celui, pages 195-196, du « monomaniaque du mobile« , avec cette conclusion-ci : « ce dialogue avec les spectres, où un individu dans le désert des hommes ne connait que lui-même, me paraît plus inquiétant que celui du bigot ou du fou quêtant son salut ou apprenant sa damnation d’une voix qui sort de bien plus loin que du petit cercle de ses semblables. Cette clôture _ étroitissime ! _ de l’homme sur l’homme seul et parmi les hommes, c’est ce qu’on appelait jadis, probablement, l’Enfer«  _

me les fait entendre plus distinctement _ oui _, et sur un ton plus grave _ et comme profond : d’« élévation« , en fait et plutôt : « monter, accéder à la lumière, élucider, maîtriser les apparences, ce sont des images qui me paraissent préférables à celles qui supposent de se laisser couler vers on ne sait quel abîme _ profond ! et sans fond… _ de l’être, qui n’est que ténèbres, étouffement et solitude« , précise Jean Clair, page 100… _,

par un phénomène spirituel _ voilà _ guère différent de l’effet Doppler en physique« ,

peut-on lire page 97…

Et Jean Clair de préciser, un peu plus bas, pages 97-98 :

« Ce dialogue _ avec réciprocité : davantage qu’autrefois, moins timide… _ avec les morts,

une fois qu’on ne peut plus les entendre _ in vivo _,

prend une forme singulière quand il devient un dialogue avec ses parents ou ses proches

_ Jean Clair évoquera aussi, même si ce sera fort discrètement et très, très rapidement, et à l’occasion du goût

(voire de la cuisine _ cf page 247, en un passage, du chapitre « Eros« , intitulé « L’Apprentissage du goût«  : « Les femmes que l’on a aimées vous ont ouvert avec douceur le royaume des sensations nouvelles jusqu’à pousser la porte de la cuisine. La mère nourricière se confond avec l’amante attentive, dans l’apprentissage _ voilà ! être homme, c’est apprendre ! _ qu’elles offrent l’une et l’autre, au palais du jeune homme que l’on fut, des saveurs, des douceurs et des amertumes d’un genre plus domestique que celles de l’amour des corps, et néanmoins aussi précieux. « Ici aussi les dieux sont présents », avait dit Héraclite près de son four _ une citation qui m’est aussi très précieuse ! C’est une autre version de la Madone au bol de lait, ou à l’auréole d’osier, avec l’ange qui vient familièrement s’inviter à la table« , page 247, donc… _ ),

en de furtifs superbes portraits à peine crayonnés _ à la Fragonard… _,

Jean Clair évoquera aussi, donc,

les femmes qu’il a aimées,

et ce qu’elles lui _ ainsi « conduit par de jeunes fées« , dit-il, page 246 _ ont

merveilleusement généreusement donné

_ le livre lui-même est dédié, page 9, « A la jeune fille«  ;

de même, qu’a pour titre « La Jeune fille«  une partie (très courte) du chapitre « Eros«  ;

que voici, même, in extenso :

« Plus elle avance dans la vie _ voilà ! _

et plus,

sur le cliché qu’on a pris d’elle un jour, bien avant que je la rencontre,

et où elle apparaît radieuse, les mains tendues vers un inconnu demeuré hors champ,

je la vois rajeunir,

me semble-t-il,

comme si les années qu’elle additionne de ce côté-ci du temps

lui étaient à mesure retirées de la photo ancienne,

au point qu’elle finira par m’apparaître sans doute comme cette adolescente

que je regretterai toujours de n’avoir pas connue« 

On échange _ enfin ! _ avec eux

_ « ses parents ou ses proches« , donc,

je reprends le fil de la citation, après l’incise de « La Jeune fille«  _

on échange avec eux

les mots qu’on aurait aimé leur adresser quand ils étaient vivants

et qu’il n’était pas possible _ = trop difficile, alors ! On n’en avait encore acquis la force d’y parvenir ! _ de leur dire.

Ces mots, on les imagine _ maintenant ; et désormais.

Et comme ils ne provoquent pas de réponse _ nette _,

ils se fondent dans un silence embarrassé« …

_ voilà qui m’évoque le dialogue (bouleversant de probité, lui aussi !) avec son épouse disparue, Marisa Madieri,

de l’immense (triestin

_ et Trieste, sinon Magris lui-même, est présente dans ce livre-ci de Jean Clair : aux pages 257 à 266… ;

ces pages, intitulées « Les Miroirs de Trieste« , ouvrent même l’ultime chapitre du Dialogue avec les morts de Jean Clair , « Une enfance« )

voilà qui m’évoque, donc,

le dialogue (bouleversant de probité, lui aussi !) avec son épouse disparue (en 1997), Marisa Madieri,

de l’immense (triestin) Claudio Magris,

en son si intensément troublant (et étrange, et profondément grave), lui aussi,

et sublime,

Vous comprendrez donc :

...

Dialogue avec les morts et Vous comprendrez donc : deux immenses livres

intensément troublants

qui s’adressent à la plus noble (et formatrice : civilisatrice !) part d’humanité des lecteurs que nous en devenons…

De Marisa Madieri,

séjournant de l’autre côté de l’Achéron depuis 1997,

lire le lumineux Vert d’eau, édité en traduction française à L’Esprit des Péninsules…

Et sur la Trieste de Claudio Magris,

courir au merveilleux Microcosmes !!

Et, un peu plus bas encore, page 98,

face à la difficulté de,

en ce quasi impossible dialogue à rebrousse-temps (irrémédiablement passé !), avec les disparus,

face à la difficulté, donc,

de partager (avec eux, les années ayant passé…) la pratique d’une même langue :

« Mais la plupart du temps, comme dans les rêves,

il n’est pas besoin de parler,

la présence suffit

_ voilà !

précise Jean Clair ; parmi un monde de fuyards s’absentant (frénétiquement ou pas) de tout, à commencer d’eux-mêmes et de l’intimité (charnelle) aux autres ; cf ici le beau livre (important !) de Michaël Foessel, La Privation de l’intime ; et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie

On parle le langage des sourds-muets.

On ne signifie rien,

on ne signale pas,

on signe, simplement« …

_ on fait (enfin ; et pleinement !) simplement acte (plénier)

de reconnaissance : de sujet humain à sujet humain ;

de visage à visage

_ sur la « visée du visage« ,

à partir de l’exemple de la peinture d’Avigdor Arikha (« une peinture qui dit tout, rien que tout, mais tout du tout qui se présente aux yeux« , page 59…),

et débouchant sur une « histoire (…) qu’il faudrait enseigner dans les écoles« , celle qui lie et relie Monet, Bonnard, Balthus et Lucian Freud : « de Monet à Freud, une chaîne s’est formée d’individus qui se reconnaissaient _ voilà _ et qui cherchaient à se parler _ oui ! _ et à transmettre un métier« … : c’est tellement précieux !

Et « de Balthus à Lucian Freud : toute une famille de peintres a rappelé, après la guerre comme avant, qu’un visage était sans prix _ voilà !

Les trois derniers _ soient Bonnard (1867-1947), Balthus (1908-2001) et Lucian Freud (né en 1922) _ ont été les témoins d’une époque où, mû par une idéologie démente, on s’était mis à immatriculer les gens. Ces gens qu’on dénombrait, après les avoir dévisagés, et dont on inscrivait le chiffre sur la peau à l’encre indélébile, craignait-on qu’on n’arrive plus, au Jugement dernier, à les reconnaître et à les distinguer ?

Ce fut l’entreprise la plus meurtrière que l’homme _ individus, un par un, comme l’espèce entière ! _ ait affrontée.

Les vivants ont le nez droit ou recourbé, court ou allongé, mais la mort a le nez camus ; tous les morts ont le nez camus. Pour les distinguer à nouveau, il faut leur refaire un visage. Le peintre y répond _ en peintre ! _ comme il peut : les gens se reconnaissent, non pas à leur numéro d’abattage comme les brebis, mais à leur visage, à leurs traits. Et les nommer, les peindre un par un, les transformer en personne, c’est les tirer _ en leur irréductible singularité ! de sujet ! et pour jamais !!! cf, déjà, les (sublimes) visages du Fayoum… ; là-dessus, lire, de l’excellent Jean Christophe Bailly, le très fin et très puissant L’Apostrophe muette _ de la mort« , page 63 ;

sur la « visée du visage« , donc,

lire (et méditer : longtemps !) l’admirable passage qui court de la page 60 à la page 63 :

par exemple,

« L’homme, en tant que personne, ne se remplace pas. Il n’est pas interchangeable, ni renouvelable, il est unique à chaque fois ; et c’est bien là le mystère auquel le peintre doive s’affronter, et qui suffit à occuper _ certes ! _ toutes ses forces«  ;

et « Dénommer, appeler, rappeler les apparences, c’est sauver l’homme de la mort. Dénommer et non pas dénombrer, désigner et non pas mesurer ou quantifier. Dire et peindre, c’est rappeler les êtres à la vie, c’est le contraire de les précipiter dans le nombre » _ soit le contraire du (stalinien) « à la fin, c’est la mort qui gagne !« 

« Représenter un visage humain et lui donner sa valeur unique, est (…) rare et compliqué puisqu’il est là, devant soi, embarrassant, et qu’on ne peut pas ruser _ voilà ! _ avec sa présence » : c’est elle qu’il faut ainsi, et pour jamais, ressentir et donner…

Et lire aussi l’admirable passage intitulé « Les Guichets« , aux pages 198 à 201 du chapitre « La Débâcle«  :

« On ferme l’un après l’autre les guichets qui étaient à l’homme laïque des temps républicains ce qu’étaient les confessionnaux à l’homme pieux des temps religieux. (…) J’imagine l’homme solitaire, la veuve, la petite vieille, l’étudiant célibataire ; ils vont rester des jours sans pouvoir _ de fait, simplement _ adresser la parole à quiconque.

La disparition lente et sournoise des bistrots où l’on allait prendre un petit blanc au zinc, moins pour se désaltérer que pour acheter le droit, moyennant trois sous, d’échanger quelques propos avec des inconnus, semble le point final de cette métamorphose _ régressive : barbare ! _ urbaine.

(…) Nous nous apprêtons à vivre dans un monde _ psychotique _ de solitaires contraints au silence,

qui, n’auront pas, contrairement aux ordres contemplatifs, le consolant espoir d’une vie dans l’autre monde.

Parallèlement à ce retrait de l’art _ mais oui ! _ de la conversation _ ce fut un art français… _ ,

la multiplication du « self-service »

_ , qu’il s’agisse de se restaurer, de faire un plein d’essence, de réserver un billet de train ou de poster un paquet, il n’est plus possible de s’adresser _ si peu que ce soit _ à quelqu’un ayant face humaine… _

est assurément la trouvaille la plus cynique de l’esprit _ dit : auto-proclamé ! _ moderne,

qui réussit à faire passer _ et le tour est joué ! _ pour une libération

ce qui n’est qu’une servitude _ et comment ! _ supplémentaire.

Plus éprouvante encore que cet effacement _ avec la dé-subjectivation qui l’accompagne ; cf Michel Foucault… _ de la personne,

est l’imposition d’une voix sans visage.

Dois-je me faire livrer un bien, louer une voiture, requérir un service,

je serai « mis en relation » avec un inconnu dont je n’ai jamais vu et dont je ne verrai jamais le visage, et qui, à distance, m’adressera les règles nécessaires et m’adjoindra _ et quasi m’enjoindra : on est au bord de l’injonction !.. _, sans trop de politesse, d’y satisfaire sans trop tarder _ sinon, tant pis pour moi !..

Aucun recours bien sûr _ la marge du recours est un critère déterminant du degré de civilisation… _ s’il se produit, par accident, une confusion ou une erreur.

Si nul ne vous voit,

nul non plus n’est jamais vu

et nul par conséquent _ pas vu, pas pris _

n’est jamais responsable _ ne répond jamais,

en effet.

La relation est devenue immatérielle.

Le visage a disparu.

Vous êtes décidément seul et sans secours.

Maladie mortelle de la société,

la prosopagnosie généralisée _ voilà ! _

d’un monde où les visages pullulent,

mais où nul n’est plus jamais connu, ni reconnu.

(…)

Dans le même temps pourtant,

comme il semble que nous sommes passés insensiblement du visuel à l’abstrait,

pour satisfaire au besoin de la mise en chiffres,

jamais les visages n’auront été aussi continûment photographiés, identifiés, enregistrés et mis en fiche,

de l’aéroport au magasin de mode.

(…)

A peine aurai-je acheté quelques brimborions dans une entreprise de ci ou de ça

que je me verrai envahi d’un courrier promotionnel à mon nom commençant par « Cher client » ou pourquoi pas « Cher ami »,

et que ma boîte électronique débordera de « spams » à mon intention toute « personnelle ».

Anonyme, invisible, inexistant là où je réclame une parole, une aide, un mot,

 je suis enregistré, diffusé, sollicité, sommé et menacé partout où je ne demande rien« ,

lit-on en ces magnifiques lucidissimes « Guichets« , aux pages 198 à 201…

Et voici _ pages 100-101 _

ce qu’apporte

(ou pourrait apporter : à l’écrivant Jean Clair, ici),

et tant bien que mal _ infiniment modestement, en effet ! _,

l’écriture

(en l’occurrence de ce qui peut-être deviendra le livre, soit ce Dialogue avec les morts-ci…) :

« J’écris pour (…) me prouver que j’existe.

Écrire me rassure,

plus qu’une parole ou une rencontre, toujours trop incertaines.

Quand je doute,

de moi, des autres, de la réalité des choses,

je me mets à écrire,

et le maléfice se défait,

le lien _ qui nouait et entravait (tout)… _ se dénoue : je peux vivre à nouveau.

Dans le désarroi du matin,

la langue apporte sa certitude«  _ elle tient !

(…)

Écrire « est le dernier artifice avec lequel se protéger de la tyrannie de la durée que la mécanique puis l’électronique ont numérisée _ à entier rebours de la durée (qualitative !) vivante qu’analysait Bergson _,

dénombrée


_ cf aussi, page 111 : « la dénumération détruit à mesure la réalité sensible que la dénomination avait si patiemment créée. Les nombres détruisent les images _ mentales et spiritualisées , quand les images sont des œuvres !

On croit, par la mesure, comprendre le monde. Vanité des sociologues, de leurs chiffres, de leurs courbes et de leurs statistiques.

Vanité pire encore des psychologues, de leurs graphiques, de leurs pourcentages.

Les chiffres livrent peu _ et c’est un euphémisme ! _ de la réalité singulière des choses _ elles la nient !..

L’étape ultime est la digitalisation,

qui vide peu à peu les rayons des magasins de leurs disques, et les rayons des bibliothèques de leurs livres.

Triomphe d’un monde virtuel où nous appelons des spectres au secours de notre mémoire défaillante.

La philosophie du rationalisme _ en son appendice du pragmatisme utilitariste _ a pour fin, ici comme dans le domaine de l’art et de son marché, d’éliminer le problème des valeurs _ par un coup de baguette magique ! mais ultra-efficace !!! par ses effets dé-civilisationnels sur la foule de plus en plus majoritaire d’esprits bel et bien dé-subjectivisés : l’ignorance et la désinformation coûtent tellement moins cher que l’instruction et le travail de culture… _ pour se limiter au domaine du quantifiable et du mesurable » _ et monnayable… _,

jusqu’à la rendre _ cette « tyrannie de la durée numérisée«  _ insupportable _ et vainement fuie dans la vanité (symétrique !) du vide de l’entertainment aujourd’hui mondialisé : ah les profits expansifs de l’industrie du divertissement (efficacité de l’amplitude de la crétinisation aidant !)… _ comme la goutte d’eau du supplice chinois« …

(…)

« Au contraire de la langue de bois, si bien nommée,

qui flotte à la surface des eaux, qui monte et qui descend mais qui n’avance pas,

les mots que l’on ose et que l’on dépose _ dans le silence pacifié du recueillement _ sur la page

sont des mots singuliers _ voilà ! on y arrive peu à peu… _,

jetés par milliers

_ un trésor infini (« trésor des mots« , dit à plusieurs reprises Jean Clair, par exemple page 112) que celui de la générativité de la parole en le discours qu’offre au parlant la langue reçue, partagée et ré-utilisée, avec du jeu… cf Chomsky… ;

quand il ne s’agit pas de la misérable « langue de bois«  de la plupart des médias (tant la plupart y sont tellement complaisants !), en effet… ; et des « clichés«  que celle-ci répand et multiplie de par le monde… _

comme les laisses du langage sur l’estran du temps,

qui vous pousse et qui vous soutient » _ les deux : à la fois…

« Quand tout a disparu, quand tout est menacé,

il n’y a que les mots que l’on voudrait sauver encore,

l’un après l’autre _ et en leur singularité, en effet ! _,

mesurant _ certes ! _ le dérisoire aspect de l’entreprise,

et cependant convaincu _ qu’on est : aussi ! et plus encore ! _ que

le fil des mots _ voilà : en sa dynamique et son ordre… ; et à rebours des clichés ! _,

si on réussit à le conserver _ il y faut du souffle, et un peu de constance : cela s’apprend, avec le temps, et un peu de vaillance et de courage ! en le travail de subjectivation de soi (et du soi)… _,

suffirait _ et, de fait, il suffit ! _ à tirer du néant _ = ramener et retrouver _

tout ce qui s’y est englouti

_ et en sauver ainsi peut-être, si peu que ce soit, quelque chose,

même si c’est (passablement) encore ridiculement :

en osant espérer que cela ne soit, tout de même, pas trop

ridicule :

« Honneur des hommes, saint langage !« , a proposé le cher Paul Valéry…

J’en viens alors à l’apport plénier, à mes yeux, tout au moins, de ce très grand livre :

comment on apprend _ tel Jean Clair ; ainsi qu’un nouveau Montaigne en ses propres « essais« _ à se former

_ ce que Michel Foucault appelle le processus de subjectivation _,

se donner un peu plus de consistance,

selon une exigence de « forme« , en effet,

de vérité et beauté,

tournant, in fine, plus ou moins à un style un peu singulier,

mais « vraiment« ,

sans pose, posture,

ni, a fortiori, imposture…

En toute vraie modestie…

Déjà, dans la Mayenne de l’enfance de Jean Clair, dans la décennie des années quarante,

« il n’était pas rare, dans cette campagne, qu’on gardât dans la maison une pièce plus belle, plus claire, plus apprêtée que les autres, fournie de quelques meubles et de bibelots gagnés dans les foires et que l’on croyait précieux. Elle était aussi balayée, dépoussiérée, cirée, mais elle demeurait fermée à clef et les rideaux tirés. (…) C’était plutôt une chambre idéale _ voilà ! _, la projection imaginaire, « comme à la ville », d’un lieu où l’on remisait ce qui était jugé « beau » _ voici une première approche de l’« idée«  _, et d’une beauté qui interdisait donc qu’on en fît usage _ ni encore moins commerce, échange.

Même ici, je le découvrais, la vie se déroulait selon deux plans bien distincts : le temps long et éreintant des journées ; et puis un autre temps, à la fin du jour, où l’on imaginait ce que pouvait être une existence autre _ et supérieure _, à laquelle on avait sacrifié _ noblement _ un espace et laissé quelques gages matériels, comme des offrandes à un dieu lare« , page 27…

« Cette permanence d’un monde invisible qui doublait le monde réel était sans doute nécessaire pour supporter la dureté du quotidien. Elle offrait l’attrait d’un au-delà plus sensible et plus simple à imaginer que celui dont parlaient les mystères de la messe dominicale.

Cette chambre vide était en fait un tombeau (…) qui permettait de rêver _ déjà _ à une vie supérieure«  _ voilà ! une vie plus et mieux accomplie ! _, page 28…

En venant de ce monde de « taciturnes » (page 240) « taiseux« , sinon de « rustres » (page 252),

« un doute m’en est resté pourtant.

A l’Université, on me demanda un jour comment quelqu’un comme moi, à peine sorti des champs, avait eu l’envie de consacrer sa vie à un domaine aussi futile et féminin que le goût de la beauté et l’inclination pour les arts.

(…) Il m’en est resté un malaise. Le sentiment ne m’a jamais tout à fait quitté d’avoir _ étant à jamais, en quelque sorte, un « déplacé«  _ trahi, abandonné un front _ celui du plus dur labeur _, gagné _ lâchement _ le confort _ paresseux _ des arrières.

Plus encore quand le soupçon m’a pris, confronté à des œuvres en effet trop souvent inutiles et fort laides, que j’avais lâché la clarté d’un Désert habité par des sages pour gagner paresseusement l’ombre des musées peuplés de gens frivoles et de dandys.

J’ai toujours eu une double identité.

Je demeure un assimilé _ voilà : imparfaitement… _,

parlant un langage emprunté _ voire chapardé _,

traître à ma foi _ avec quelque culpabilité… _

comme un marrane au judaïsme« , pages 45-46 :

à relier à la remarque des pages 242-243 à propos de la psychanalyste qui fut à Jean Clair comme « ma seconde mère » (page 240),

en lui ouvrant le « trésor des mots _ voilà ! _,

un coffre des Mille et Une Nuits,

un Wortschatz possédant la magique propriété de s’agrandir _ oui ! _ à mesure qu’on puisait en lui, et de rendre au centuple _ voilà ! _ l’emprunt qu’on lui faisait » (page 241)

_ « Finalement je me retrouvais _ en cette psychanalyse _ jubilant _ rien moins ! _,

au sortir de l’adolescence comme au sortir de mon mutisme,

prêt à franchir le seuil de ce qui me semblait l’antichambre d’un Paradis« , lit-on aussi, page 238 ; et ce fut bien, en effet, cela qui advint !!! _ :

« Cette femme qui écoutait l’adolescent que j’étais

avec tant de patience et tant d’attention,

venait elle aussi du Peuple élu.

Elle m’avait proposé cette analyse sans rien me demander,

là où l’argent, la « passe », le billet furtivement glissé comme honteux dans la main du praticien deviendraient monnaie courante chez la plupart de ses confrères« …

Fin de l’incise sur ce sentiment de « déplacé »

_ et d’à jamais « en colère« … : « la colère, je crois bien, ne me quittera jamais« , page 240 aussi _

de Jean Clair…

Autre élément éminemment déclencheur de la vocation

au goût de la beauté (et de l’Art)

de Jean Clair,

cette toute première « rencontre » avec la peinture,

à l’école primaire, au final de la décennie _ pauvre ! _ des années 40,

par la grâce d’un instituteur de campagne

de la Mayenne profonde…

A l’école, dans la salle de classe,

première rencontre, donc,

avec « deux peintures dont je me souviens » :

« une nature morte de Braque » et « un paysage de Matisse » :

« Cette Annonciation de la Beauté, comme un ange en Visitation, si inattendue dans la grisaille et la pauvreté d’une classe de l’après-guerre,

cette lumière plus vive qui soudain traversait la salle,

furent une énigme qu’il me faudrait saisir« , page 54…

« Que peut donner la peinture

que le reste du visible ne vous offre pas,

et dont cette expérience enfantine me proposait l’énigme ?« , re-pense ainsi, rétrospectivement, Jean Clair, page 55…

Et puis,

force est aussi de constater que « ce _ tout premier _ don avait, à mes yeux, faibli _ ensuite _ avec le temps« …

« La question ne s’était pas posée aussi longtemps que la peinture avait eu pour mission _ lumineuse ! _ de célébrer _ voilà ! _ la gloire de Dieu et d’en donner l’idée. Elle participait de sa lumière et elle avait par ailleurs la capacité  de nous en faire un peu comprendre les mystères.

Mais, une fois rendue à elle-même, la peinture « libérée » des modernes, (…) coupée du ciel, rendue à l’ici-bas, la peinture finissait par paraître bien pauvre. Plus pauvre encore quand, se détournant de son devoir de représenter le visible pour annoncer l’invisible, elle prétendait à elle seule se représenter, s’auto-représenter, représenter non pas les apparences de telle ou telle chose, mais représenter la façon même dont elle les peindrait s’il lui prenait par hasard la fantaisie de les peindre, cette peinture finissait par cabrioler dans le vide _ voilà ! _ et quêter les applaudissements d’un public _ bien trop _ complaisant.
Ces tours de force forains
_ de bateleurs imposteurs _ m’apparurent finalement dérisoires, répétitifs, lassants et arrogants à la fois« , pages 55-56…

« Le malheur de l’art contemporain _ ensuite ! _, c’est de défendre des théories sur les pouvoirs de l’homme tout en les privant de leur theos, et par conséquent en les rendant impuissantes _ un défaut rédhibitoire ! pour un faire…  _ à illustrer, comme autrefois aux yeux des Anciens la sidération _ voilà ! cf le concept d’« acte esthétique«  selon la merveilleuse Baldine Saint-Girons, in L’Acte esthétique ! un must ! je ne le dirai jamais assez ! _ des formes et des couleurs, ou l’acte de contemplation _ même remarque ! _, ce qui glorifiait Dieu, comme premier et seul Créateur, et la beauté de l’univers qu’il avait créé à leurs yeux, entre six soirs et six matins« , pages 56-57…

Cependant, déjà,

« la petite chambre fermée à clef, à la ferme, qui ne servait à rien,

était un exemple _ un modèle : une première intuition… _

de ce discret appel vers le haut _ voilà _

qui permettait d’échapper à l’ennui répété des jours et de rêver à des vies _ supérieures : plus et mieux accomplies ! _ dont on imaginait mal _ au départ _ les aspects _ précis et détaillés _ et la félicité _ qui serait très effectivement ressentie : une aisthesis

Cela valait l’offrande,

et donnait _ déjà ! _ aux gestes les plus simples et les plus communs

une apparence de nécessité et une obligation de perfection » _ voilà ! voilà ! avec une extrême et permanente (voire perpétuelle) rigueur !, en ce qui se découvrira, plus tard, du travail de l’œuvre de l’artiste « vrai«  ! Jean Clair le découvrira ! Page 58.

Plus généralement,

« C’est du temple _ en effet ; au sens étymologique : un espace élu… _ que le monde se contemple.

Les dieux ne sont pas seulement les protecteurs des frontières, ils sont aussi les gardiens de la forme.

Ils sont là pour protéger du chaos, du monstrueux, et de l’illimité _ tel Apollon terrassant Python sur le territoire de Delphes.

Pareille croyance devient peu à peu incompréhensible en un monde qui se veut sans frontière et sans limite,

comme il est sans norme _ hélas _ dans la construction des formes _ du n’importe comment capricieux _ qu’il propose à notre appréciation.

Celles-ci sont proprement _ en effet ! _ devenues inhumaines si l’on rappelle que l’humus est et la terre nourricière et le mot fondateur _ oui ! _ de notre humanité _ un oubli payé au prix le plus fort !

Ce culte originaire, lié au sacré,

Cicéron l’appelait cultura animi, la culture de l’âme.

Cette belle expression s’est atrophiée sous le raccourci de « culture » _ cf aussi de Jean Clair, L’Hiver de la culture ; ainsi que mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur “l’art contemporain” : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en “L’Hiver de la culture”

Mais cultura animi se retrouve encore chez saint Ambroise…

La suite n’est guère qu’une lente décadence _ certes _ du sens original si riche, profane ou sacré, de « culture ».

Nous n’habitons plus guère _ que dirait Hölderlin ?.. _ le monde _ émondé ! au profit de l’immonde ! _ ;

et les paysans qui le cultivaient

ont à peu près tous disparu _ aujourd’hui : survit une minorité de producteurs de produits agricoles.

La culture de l’âme elle aussi a disparu, du coup.

Dans son Docteur Faustus, Thomas Mann fait dire à Méphisto que « depuis que la culture s’est détachée du culte pour se faire culte elle-même, elle n’est plus qu’un déchet. »

La culture au sens où nous l’entendons aujourd’hui, n’est qu’un culte _ minimaliste _ rendu à l’homme par l’homme seul, une fois que les dieux se sont éloignés. C’est une idolâtrie _ voilà _ de l’homme par lui-même, une anthropolâtrie.

Méphisto, dans le récit de Thomas Mann, en tire la conséquence, avec un sourire ironique : la culture dont vous vous glorifiez est moins qu’un résidu, une ordure, l’émission à jets continus d’un « moi » malodorant ».

(…) La culture laïque, et ses produits, livres, œuvres d’art, musique profane, tout occupée de ne célébrer que l’individu, est allée au désert« , pages 66-67…

« Il n’y a _ a contrario de ces pentes nihilistes _ qu’un dialogue qui vaille _ vraiment : il est sans prix ! _, (…) c’est celui qu’on engage avec les voix des morts.

Ce dialogue ne prétend pas abolir l’espace mais plonge _ avec fécondité : il l’embrasse vraiment… _ dans le temps, discret et silencieux,

et ne réclame de l’interlocuteur qu’un peu de connaissance et de bienveillance.

Chaque fois que j’ouvre un livre _ « vrai« , du moins ; œuvre d’un « vrai«  auteur, qui le signe « vraiment«  !.. _,

se renouvelle un petit miracle _ mais oui ! _ qui me fait entendre, inaudibles à l’enregistreur électronique mais perceptibles à mes propres sens _ voilà : en un « acte esthétique«  _, les voix singulières, jamais confondues _ quand ces voix accèdent à un vrai style, qui soit « vraiment«  (tout naturellement) le leur : pas par artifice de « décalage«  calculé ! _, d’écrivains que je n’ai jamais vus et que je n’ai jamais entendus, parmi tant d’autres perdus dans les siècles.

Ils sont loin,

et pourtant dans les modulations et le rythme de leur style respectif _ et effectivement singulier, sans artifice ! _,

je les distingue _ oui ! _,

je comprends d’emblée _ oui ! _ ce qu’ils veulent dire,

je mesure à chaque ligne le pouvoir indéfiniment renouvelable _ de l’écriture « vraie«  de l’auteur _ et transmis par le simple geste de la main qui sort le livre des rayons _ suivi de l’acte (attentif) de ma lecture… _ qui, sans artifice et sans contrainte, me fait goûter leur présence _ voilà _ et partager leur génie«  _ à l’œuvre, se déployant dans les phrases, irradiant dans les lignes, dans le tracé qui est demeuré, et que je puis toujours contempler… _, pages 70-71…

« La beauté, autrefois, c’était la politesse de la forme« , dit ainsi Jean Clair, page 90, à propos de la statuaire _ dont celles d’Aristide Maillol (1861-1944), Arturo Martini (1889-1947), Raymond Mason (1922-2010) _ quand elle sait se tenir…

Et sur la forme,

cette « belle réflexion de Paul Valéry dans Tel Quel :

« La forme est essentiellement liée à la répétition. L’idole du nouveau est donc contraire au souci de la forme« .

Le drame de la modernité, dans sa composante hystérique, est là résumé.

La forme, en musique, du grégorien à Bach, est répétition ; comme en peinture la forme en écho, des figures des vases grecs à celles de Poussin.

Vouloir innover, ce n’est jamais que casser la forme, faire voler en éclats la plénitude de l’objet sonore ou plastique, qui relève en effet de la répétition, comme d’une loi de la biologie qui répète les formes« , pages 101-102…

Une autre initiation et impulsion à l’Art

(et au goût de la beauté),

fut l’exemple de la psychanalyste des quinze ans

de celui qui n’était pas encore Jean Clair,

à propos de ce qui allait _ « vraiment«  _ devenir son goût de l’Art…

D’abord à propos de la personnalité de cette psychanalyste elle-même :

« Je devais aussi remarquer assez vite que,

parallèlement à la collecte et à la pesée des mots,

il y avait chez elle le goût de la collection et l’amour de l’art _ voilà !

C’était la première fois que je voyais accrochés aux murs d’une maison,

outre la petite gravure de Rembrandt

_ « Au-dessus du divan où j’étais allongé, il y avait, je me souviens _ a-t-il déjà noté, page 239 _, Les Trois Arbres. Je fixais sur eux mon regard. Ils me semblaient d’une infinie solitude. Ce n’était pas les Trois Croix et moins encore la sainte Trinité, c’était les spécimens végétaux d’une triade naturaliste, pleins d’une vie que je devinais riche, emplie d’ombres et d’odeurs, mais qui n’avait pas encore éclaté au milieu de la plaine immense et déserte des polders »  _,

des tableaux de peintres dont je connaissais un peu les noms.

Je me souviens d’un Marquet, d’un Kisling.

Les liens secrets qui unissent l’art et l’or,

je passerais bien plus tard ma vie à en deviner les ressorts,

à en analyser la puissance ou la perversion,

sans doute pour donner quelque raison et quelque apparence de sérieux à une activité, la critique d’art, jugée si étrange _ par d’autres _ quand elle se manifeste chez quelqu’un qui vient d’ailleurs.

Ils avaient pris _ ces liens-là… _ leur forme parfaite

chez ceux sur qui pesait encore l’ancien interdit de la figuration :

la collection de beaux objets,

comme la pratique quotidienne de la lecture

et l’usage des langues

demeuraient essentiels

pour mieux se fondre

et se fonder

là où ils s’établiraient.

Éloigné de mes origines
_ campagnardes _,

j’ai pu me sentir proche _ en effet _ de ceux-là

dont la patrie,

située en nul lieu de l’étendue

mais au cœur même du temps,

se recrée,

non pas dans un terreau appelé « nation »,

mais partout où sont,

mêlés au texte saint,

les livres et les tableaux« , page 243…

Et ceci, encore, sur la psychanalyse même, cette fois,

à la page 244 :


« L’effacement lent de la psychanalyse

et les attaques forcenées dont elle fait aujourd’hui l’objet

ont accompagné ce que, faute de mieux, je ne peux appeler que la débâcle de l’intelligence  _ voilà !


La petite voix sourde,

si vulnérable et si précieuse

de l’analyse,

nul ne peut plus l’entendre aujourd’hui.

Et ce qu’elle dit,

nul ne veut plus l’écouter.

Elle était la dernière sagesse d’un monde

après qu’il a repoussé Dieu,

ou du moins avait-elle été sa dernière discipline.

Thomas Mann l’avait très tôt écrit, je crois, dans sa conférence de 1938.

Bien plus que l’existentialisme de Sartre,

la psychanalyse de Freud avait été un humanisme.

Le dernier sans doute.

Refusée, oubliée, moquée,

elle laisse aux fanatismes du jour,

et d’abord aux fondamentalismes religieux ou idéologiques, nourris de la bêtise du temps,

tout le loisir de reprendre la main

et de faire entendre à nouveau leurs vociférations« , page 244…

Par là,

« la société moderne ne peut fonctionner qu’à l’amnésie« , page 245 :

ce que ne peut certes pas faire un artiste tant soit peu « vrai » ;

tels

un Monet,

un Bonnard,

un Balthus

ou un Lucian Freud (cf pages 62-63) ;

ou, encore, un Avigdor Arikha (cf pages 59 à 61) ;

et un Zoran Music (cf pages 129 à 133), aussi…

Dernier élément que j’aimerais relever :

le rapport (complexe, enchevêtré…) entre création et filiation ;

et la question adjacente du pseudonyme et de la signature…

J’ai déjà relevé, page 265, cette remarque

que

« l’écriture est un refuge et un foyer :

ce qu’elle désigne, c’est précisément

l’impossibilité d’en appeler au Père« …


Jean Clair va creuser plus avant et profond ce point-là…

D’abord, aux pages 268-269 :

« Le désir du retour dans la patrie

n’est pas que la nostalgie du retour à une matrice originelle,

c’est la nostalgie du Vaterland,

autant que celle de la Heimat.

Malade, on est rapatrié,

on n’est pas ramatrié.

On y regagne son feu et son lieu. Hic est locus patriæ.

Pervers, celui qui ne retrouve pas sa voix dans le père,

celui qui se croit,

dans l’excès de ses actes et de ses manifestations,

sans égal et sans pair.« 

Mais : « Rechercher la terre du père, c’est trouver la mort : « Quid patriam quaerit, mortem invenit. »

Était-ce si sûr ? » _ les questions vont bon train…

Jean Clair continue donc de creuser…

Et il en arrive à ceci, vers la conclusion de ce livre,

aux pages 276-277, d’un livre qui en compte 280 :

« Prendre à quinze ans un pseudonyme et rejeter le patronyme _ voilà… _,

ce n’était pas seulement, comme on l’a dit, vouloir attenter à la vie du père.

C’était affirmer l’inutilité de signer une œuvre.

C’était du moins rappeler la vanité de vouloir attacher son nom à ce que l’on fait.

Ce que l’on fait, n’importe qui en ce bas monde, le pourrait faire«  _ pense-t-on alors, à quinze ans…

« Non que les êtres soient interchangeables,

mais que chacun vient en son temps, appelé par la nécessité du moment _ de l’époque, en quelque sorte _,

et non pas mû par la vocation d’un génie _ jugé probablement alors comme une illusion romantique…

Pourquoi donc vouloir « illustrer » son nom _ son patronyme : le nom, aussi, donc, de son père… _ lorsque la création est d’essence anonyme ?

Rien dans ce que faisais _ alors, vers 1955 et après… _, ne justifiait mon patronyme.

Aucune origine _ ni filiation, donc _ n’expliquait mon besoin de tracer des lignes jusqu’à les ratifier _ voilà : par une due signature ! _ d’un nom,

à la façon dont la noblesse justifie ses titres de propriété en exhibant ses armoiries… »

« Qui exactement fait ceci ou cela

dans cette chaîne ininterrompue d’échanges, d’emprunts, de citations, de calques, de moules et de copies _ ouf ! _

dont une œuvre se constitue ?

L’originalité d’une œuvre est sans origine.

L’homme passait _ tout simplement, en un pur et simple relais _ la main.

Et c’était là son pouvoir,

que la femme n’avait pas _ nous étions là dans les années cinquante...

Et c’était ainsi _ et pas autrement ! _,

cette _ pseudo _ nuée ardente de la création :

le nom n’était que la diffusion dans la nuit d’une lumière dont la source serait à jamais inconnue« , page 276…

« Un pseudonyme imposait en revanche ses obligations,

comme si le nom _ que l’on s’attribuait, ex nihilo _ portait avec lui des responsabilités égales à celles qu’on s’engage à assumer envers un enfant qu’on adopterait.

J’avais pu croire le mien _ « Jean Clair« , donc… _ le plus innocent.

Sa sonorité lunaire et transparente, son côté un peu niais,

auraient dû m’assurer l’impunité de l’anonymat.

Mais non : je ne commençai d’écrire que lorsque ce nom prit consistance et force,

prit son vrai sens à vrai dire,

qui est d’avoir le tranchant et la transparence du matériau dont il est fait.

On ne troque les responsabilités héritées de la filiation

que pour mieux assumer les devoirs entraînés par une paternité d’adoption« , page 277… 

Pour conclure, toujours page 277,

et à propos de l’étymologie :

« A défaut d’un lignage, d’un historial, d’une chronique ou d’un récit familial,

je veux,

fils de paysans sans nom et sans renommée,

dans le développement d’une langue aussi commune que celle de la gens d’où je viens,

trouver dans l’origine de ses mots _ de cette langue partagée _,

les traces d’une histoire et d’un

lieu,

les racines mêmes des raisons _ voilà _

pour lesquelles je vis ici et aujourd’hui« …

Et pour en revenir, enfin, au « goût des formes » de Jean Clair

et conclure là-dessus,

encore ce passage-ci, page 253, à propos de son père :

« Cet homme, mon père, d’une grande pudeur et d’une bonté désarmée

_ mais un paysan a-t-il le droit de se montrer tendre ? _,

je l’avais méprisé.

Que les fils tuent les pères

et qu’ils quittent les mères,

oui,

cela se sait, depuis toujours.

Mais au moins, comme on dit, il convient d’y mettre les formes.

Je l’avais fait avec violence _ voilà !

De là peut-être

que,

dans ce qui suivit,

je fus attentif

à reconnaître et à aimer,

sinon à respecter _ on notera la nuance _ les formes.

Bien sûr, ma plus grande peine

est _ et demeurera _ de penser

que mon père est mort avec l’impression

que le fils dont il était si fier,

et pour lequel il avait travaillé bien au-delà de son temps,

était en réalité quelqu’un

qui ne valait rien de bon« …

Voilà,

avec ce beau et grand Dialogue avec les morts,

l’hommage

_ et la réparation ! _

du(s),

par un homme (et auteur) de très grande probité,

à ce père

« d’une bonté désarmée« …


Titus Curiosus, le 27 mars 2011

Sur un enquêteur-passeur de vérité : le cinéaste-documentariste Leo Hurwitz (1909-1991) _ une oeuvre (de courage et de souffle) à découvrir

20mar

Découvrant dans Le Monde de ce jour, 20 mars 2011, un passionnant article de Jacques Mandelbaum, La Part maudite du rêve américain,

focalisé tout particulièrement sur l’œuvre (filmique)

_ qui continue d’en déranger beaucoup, en dépit du passage du temps (cf l’information donnée à la fin de l’article sur l’attitude des autorités américaines, même sous présidence Obama !) _

du cinéaste documentariste Leo Hurwitz (1909-1991),

je l’adresse illico

à mon ami Bernard Plossu,

qui a rencontré et connu _ et vénère ! _ le très grand Paul Strand (1890-1976),

qui lui-même travailla avec Leo Hurwitz

_ voilà ce qui m’a fait accorder une attention toute spéciale à cet article (et à Leo Hurwitz !) _ ;

ainsi qu’à Georges Didi-Huberman,

dont le travail en cours quant à L’Œil de l’Histoire _ cf ses passionnants Quand les images prennent position et Remontages du temps subi ; cf aussi mes articles sur ces deux livres majeurs : celui du 14 avril 2009, L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer ;  et celui du 29 décembre 2010, La désobéissance patiente de l’essayeur selon Georges Didi-Huberman : l’art du monteur dans “Remontages du temps subi” … _

porte sur de pareilles dialectiques (créatrices !) au montage _ probe ! _ d’images au service de davantage de vérité !!!

par l’intensité (d’un art juste !)…

Voici donc

_ truffé de mes farcissures _

l’article La Part maudite du rêve américain,

de Jacques Mandelbaum,

paraissant ce 20 mars dans l’édition du Monde :

La Part maudite du rêve américain

| 19.03.11 | 14h58  •  Mis à jour le 19.03.11 | 14h58

Voilà déjà trois ans que Javier Packer-Comyn, citoyen et cinéphile belge de 42 ans, a pris les commandes, à Paris, de Cinéma du réel, l’un des plus prestigieux festivals de films documentaires au monde. La manifestation, qui présente cette année quelque deux cents films, n’a pas à s’en plaindre, sa fréquentation ayant augmenté de plus de 30 %. Parallèlement à la compétition, la programmation patrimoniale est notablement devenue un pôle attractif. C’est particulièrement le cas de cette 33e édition, qui présente un passionnant panorama du documentaire engagé américain.

Hommage est d’abord rendu à une figure majeure du genre, Leo Hurwitz, mort en 1991 dans un relatif anonymat. Réalisateur pour le compte de la chaîne CBS de l’intégralité du procès Adolf Eichmann, en juin 1961, à Jérusalem _ c’est en effet, déjà, bien intéressant _, son nom fut évoqué lors de la sortie d’Un spécialiste (1999), un montage de cette archive _ voilà _ réalisé par Eyal Sivan et Rony Brauman. Pour autant, et l’homme et l’œuvre restent largement méconnus.

Issu de l’immigration juive de Russie, Leo Hurwitz naît à Brooklyn en 1909. Il étudie le cinéma à Harvard puis adhère, en 1931, à la Film and Photo League, un collectif de cinéastes proches du Parti communiste qui, en contrepoint au cinéma hollywoodien, veulent témoigner _ voilà _ de la lutte et de la répression des classes populaires aux États-Unis durant la Grande Dépression.

Sous l’influence de l’avant-garde cinématographique soviétique _ c’est à noter ! _, Hurwitz s’éloigne _ bientôt : trois ans plus tard _ de cette structure pour fonder en 1935, avec Irving Lerner et Ralph Steiner, la coopérative Nykino, sur des bases esthétiques qui prônent un dépassement _ voilà ! _ du documentaire. Cette recherche du « film révolutionnaire » qui synthétiserait _ voilà ! par quelque aufhebung _ l’exactitude _ vérité littérale _ du document et la liberté _ justesse (profonde) d’esprit et de cœur ! _ de la fiction _ là intervient l’art (davantage en mouvement !) de l’artiste… _ donne enfin naissance, en 1937, à Frontier Films, société de production _ sur de tels principes ! _ qui compte parmi ses membres le photographe Paul Strand _ l’immense artiste, ami (et vénéré !) de l’ami Plossu… _ et le cinéaste Joris Ivens _ de Paul Strand, le récent Paul Strand in Mexico (aux Éditions Aperture) est disponible en librairie : sur les tables du rayon Beaux-Arts de la librairie Mollat, au moins L’association sombre en 1941, l’effort de guerre, puis la guerre froide, rayant pour longtemps de la carte toute tentative de ce genre aux États-Unis.

Cette rétrospective permet de découvrir six films de Leo Hurwitz réalisés entre 1941 et 1980.

Les plus remarquables sont Native Land (co-réalisé avec Paul Strand _ le re-voici ! _ en 1941), chronique impitoyable du dévoiement de l’idéal _ aïe ! aïe ! aïe ! _ des Pères fondateurs et de l’injustice sociale qui règne aux États-Unis ; Strange Victory (1948), stigmatisation au vitriol _ boum ! _ de la ségrégation raciale gangrenant la nation qui vient de délivrer le monde du nazisme ; An Essay on Death (1964), hommage au président assassiné John F. Kennedy en forme de méditation panthéiste sur la mort ; A Woman Departed (1980), monumental et bouleversant « tombeau » _ un genre donnant parfois, sinon (assez) souvent, l’occasion d’œuvres (un peu plus) sublimes (que d’ordinaire)… : cf les tombeaux de Froberger et de Louis Couperin ; ou Le Tombeau de Couperin, de Maurice Ravel… _ dédié à son épouse décédée en 1971, Peggy Lawson, qui revisite l’histoire politique du XXe siècle.

Irritant, déroutant, exaltant

Ce parcours _ courageux et relativement singulier _ révèle un cinéaste étrange, irréductible _ voilà ; nous retrouvons ici la singularité, non politique certes, mais esthétique (en son très haut « Idéal d’Art« , en son cas), d’un Lucien Durosoir ! Irritant par certains aspects (l’emphase, l’ubiquité de la voix off, l’omniprésence de la musique) _ tous des traits d’irruption forte (dans le film) de l’artiste : un peu loin de l’impassibilité du documentariste des « faits«  bruts ! _, déroutant par d’autres (l’équilibre précaire _ vibrant, justement ! _ entre documentaire, images d’archives et scènes reconstituées) _ voilà bien de l’audace ; et de la vulnérabilité ! _, et néanmoins exaltant _ nous retrouvons bien là un des traits du « sublime«  tel que l’analyse si finement et justement Baldine Saint-Girons, en son indispensable Pouvoir esthétique Par son art dialectique du montage _ cf, donc, les travaux si éclairants de Georges Didi-Huberman ! notamment sur le génie de Brecht en son livre de photos sur la guerre de 39-45… _, par la puissance _ voilà : un facteur éminemment décisif ! à l’heure des robinets d’eau tiède uniformisée : surtout le moins de vagues possible… _ de son témoignage _ un acte crucial ; cf, ici, les travaux de Carlo Ginzburg ; ainsi Unus testis, pages 305 à 334 in l’important Le fil et les traces _ vrai faux fictif, traduit par Martin Rueff _, par son indignation  jamais désarmée _ voilà _, pour employer un mot redevenu d’actualité _ bonjour, Monsieur Stéphane Hessel !.. La collision _ oui ! _ entre vision personnelle et ambition unanimiste _ oui ! au nom du « peuple » entier : il n’est pas encore tout à fait assassiné… _, élégie intime et embrasement politique _ intimement unis, tissés… _, patriotisme et internationalisme, fait de cette œuvre au génie bancal _ oui : le « génie«  (cf ce qu’en dit Kant, en sa Critique de la faculté de juger…) l’est toujours si peu que ce soit, « bancal« , en ses avancées fortement singulières… _, perpétuellement à contre-courant, le lieu d’une utopie _ vive : au (haut) nom de l’Homme, et a contrario des bassesses utilitaristes ; cf Ernst Bloch, Le Principe-Espérance, et Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société

Au programme également _ de ce festival Cinéma du réel au Centre Pompidou… _, un document inédit entouré d’un grand mystère : Henchman Glance (Le Regard du bourreau). Il s’agit d’un remontage _ coucou, Georges Didi-Huberman ! _ réalisé récemment par Chris Marker d’une bande filmée par Hurwitz _ toujours lui _ durant le procès Eichmann, mais non intégrée _ alors _ à son film. Celle-ci fut tournée hors audience alors que le maître d’œuvre de la « solution finale » _ Adolf Eichmann, en l’occurrence _ découvrait en compagnie de son avocat le film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, qui devait être produit plus tard comme pièce du procès. Cette séance (samedi 2 avril, à 18 h 15 _ à noter ! au Centre Pompidou, pour ce visionnage du Regard du bourreau, donc, de Chris Marker re-montant ce qu’avait filmé, « hors audience« , Leo Hurwitz, en juin 1961… _) sera présentée par les historiennes Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, ainsi que par le fils du cinéaste, Tom Hurwitz.

On trouve enfin dans la programmation intitulée « America is hard to see« , un plus large échantillon de ces documentaires alternatifs américains.

Entre les contre-actualités _ voilà ! _ de la Film and Photo League

et les œuvres de Frontier Films,

ces archives sont précieuses,

car elles sont les seules à dévoiler _ voilà ! _ un pan occulté _ encore… _ de l’histoire contemporaine américaine, depuis les grandes marches de la faim des années 1930 jusqu’à la répression qui frappe les syndicalistes, en passant par les exactions commises contre la minorité noire.

On notera _ encore aussi _ dans cet ensemble _ riche et original _,

la première projection française de With the Abraham Lincoln Brigade in Spain (1938), saisissant court-métrage _ merci ! _ du photographe Henri Cartier-Bresson _ 1908-2004 _ retrouvé en 2010, consacré aux volontaires américains sur le front de la guerre civile espagnole.

Ce riche ensemble, qui fait partie intégrante du patrimoine américain, n’en a pas moins suscité une étonnante réaction :

contrairement à l’habitude, l’ambassade des États-Unis a refusé _ tiens, tiens ! sur quelles consignes ? _ toute participation financière aux frais de cette présence américaine au festival,

faisant savoir à Javier Packer-Comyn que la programmation « n’est pas conforme à l’image que veut donner le pays« … _ le souci de la vérité ne l’emporte donc pas encore sur une palette, somme toute, toujours bien étroite d’« intérêts«  ! Nonobstant le président Obama !.. De quoi donc ce « refus«  est-il l’indice ?.. Ah ! la realpolitik !!!

Cinéma du réel.

Centre Pompidou,

place Georges-Pompidou, Paris 4e,

M° Rambuteau. Tél. : 01-44-78-45-16.

Du 24 mars au 5 avril.

Cinemadureel.org

Jacques Mandelbaum

Article paru dans l’édition du 20.03.11

Un article et une manifestation

décidément

bien intéressants :

sur l’œuvre

assez singulière : encore dérangeante par ses audaces,

et « vraie« 

d’un Leo Hurwitz :

à aller découvrir…

Titus Curiosus, ce 20 mars 2011

L’expo Joseph Charroy au Novo Local, aux Capucins, à Bordeaux : un talent « vrai » discrètement éclate

16mar

Joseph Charroy,

jeune photographe bordelais

de très grand talent (!!!),

expose au Novo Local, aux Capucins

_ 16 rue Jules Guesde, à Bordeaux _

jusqu’au vendredi 1er avril :

une collection de ses photos _ noir et blanc, ici… _, sur un mur ;

ainsi qu’une collection de « petites huiles » _ en couleurs _

de sa compagne Florence Cats,

lui répondant sur le mur en face :

tous deux

ont en projet

la publication _ ils recherchent un éditeur ! _ d’un « carnet de voyage« ,

dans les Pyrénées (entre autres : par Saint-Béat),

en Languedoc-Roussillon, aussi _ Lunas : les noms aussi, pas que les lieux, leur plaisent… _,

et aussi un peu en Espagne,

intitulé « Chats lunatiques » :

les textes de ce carnet

sont de la main de Florence ;

au fil de ses impressions (de voyage),

celle-ci

cite aussi

des passages

qui lui plaisent _ et entrent en résonance… _

des livres qu’elle lit alors ;

ainsi, par exemple, Nocturne indien, d’Antonio Tabucchi  ;

ou, encore, La Joie, de Georges Bernanos… :

tout vient faire ainsi « correspondance« ,

en quelque sorte…

Parmi

les photos _ très, très belles  :

en l’éclat de leur vérité ! vous allez en juger… _

de Joseph,

voici une veduta _ nocturne _

de leur (familière ! ils la surplombent !) place Saint-Michel :

admirable !

photo

Et voici aussi celle-ci,

de « Nino » :

photo

Et voici encore,

bien qu’absente de cette exposition-ci au Novo Local

de ce mois de mars 2011,

une ancienne photo, « au miroir« ,

qui m’avait beaucoup plu,

quand j’ai fait la connaissance de Joseph Charroy,

lors d’une conférence de Bernard Plossu,

à la Bibliothèque Municipale de Bordeaux, à Mériadeck ;

c’était le vendredi 12 février 2010, à 18h30 _ je le retrouve sur mon agenda _ :

Joseph Charroy avait apporté

un beau lot, en une boîte, de son travail photographique,

afin de le montrer,

en vrac,

à Bernard Plossu,

présent à Bordeaux, ce soir-là, donc,

et parfaitement accessible _ comme il l’est toujours… _ ;


voici aussi le courriel

_ du lendemain, le 13 février, à 20h 12… _

dans lequel Joseph

témoignait

de cette rencontre

et de cet échange

avec Bernard Plossu :

Merci beaucoup pour votre attention
Pour moi cela a été une très belle rencontre, passionnante et très touchante. J’avais rarement entendu parler de la photographie d’une façon aussi généreuse et vraie. Je me suis senti très proche de cette approche de la photo (les
« photographes féminins« , le rapport à l’intimité, la simplicité, la sensualité, le plaisir de photographier et d’en parler…).

Beaucoup de choses à dire, mais j’étais un peu tétanisé, et tout cela était un peu rapide.

Mais j’y repense beaucoup.

J’ai pris pas mal de photos aujourd’hui, j’ai réussi à me procurer le livre de photos sur Marseille,

je viens de regarder votre blog, c’est très vivifiant de lire cette parole sur la photographie (j’ai imprimé les articles pour pouvoir les lire tranquillement en regardant des photos)…
Je vous envoie quelques photos (ce sont des scans de tirages et la qualité d’image laisse un peu à désirer…)

Encore merci et à bientôt j’espère

http://abordage1.free.fr/photos%20dos/joseph/leti5.jpg

Un admirable double portrait

en abyme…

Courrez au Novo Local des Capucins,

16 rue Jules Guesde,

tous les après-midis, du mardi au vendredi, entre 17 et 19 heures,

jusqu’au vendredi 1er avril compris…


Joseph Charroy est déjà un très grand !

_ parole, aussi,

et immédiatement,

de Plossu…

Titus Curiosus, ce 16 mars 2011

Post-scriptum :

La ville de Bordeaux

dispose de beaux talents _ vrais ! _

à faire valoir

une ville

qui a prétendu au beau titre de « Capitale européenne de la culture« …

Qu’elle ne se contente pas

de seulement ré-utiliser d’anciens talents

déjà bien confirmés,

anciens _ et/ou déjà morts _,
et qui, de plus, lui sont assez lointains : un peu d’audace vraie, aussi,

et créative,

s’il vous plaît !..


Cf mon article précédent du 12 mars dernier : OPA et titrisation réussies sur “l’art contemporain” : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en “L’Hiver de la culture” sur le si juste livre de Jean Clair : L’Hiver de la culture, aux Éditions Flammarion, collection Café Voltaire,

à propos de la reconnaissance due aux artistes « vrais »

de leur vivant…

Et sur la venue à Bordeaux _ à l’excellente galerie Arrêt sur l’image, de l’excellente Nathalie Lemire-Fabre, et à la Bibliothèque de Mériadeck _ ces jours de février 2010 _ un an et un mois, à peine : alors qu’il me semble que c’était quasi en une autre vie… : je ne m’ennuie donc pas ! _ de l’ami Plossu,

cf mon article du 14 février 2010 Bernard Plossu de passage à Bordeaux : la photo en fête ! pour un amoureux de l’intime vrai…

il me semble, à la re-lecture, ne pas avoir pris de ride : comme quoi !.. La fraîcheur « dure » !

OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture »

12mar

Avec L’Hiver de la culture, qui paraît ce début mars aux Éditions Flammarion (dans l’incisive collection Café Voltaire !),

Jean Clair nous livre un aussi sobre que brillantissime constat

en même temps qu’un lumineux et essentiel historique, parfaitement informé, et plus encore d’une admirable justesse !

de ce qu’est devenu, pour le principal, à partir d’une OPA rondement menée et admirablement réussie, l’actuelle titrisation de l' »Art contemporain«  _ de marque certifiée (et dûment estampillée !) conforme ! _ au sein des Arts plastiques

_ pas mal ravagés, en effet : beaucoup d’« artistes«  vrais (!), eux, ayant « disparu« , « sacrifiés«  à « la circulation et la titrisation d’œuvres (…) limitées à la production , quasi industrielle, de quatre ou cinq «  hyper-habiles faiseurs triés par « l’oligarchie financière mondialisée«  qui en « décide«  : ces expressions-clé se trouvent, elles, à la page 104 ; « morts sans avoir été reconnus« , et « désespérés souvent de cette ignorance« , conclut son rapport sur l’état présent de l’« art contemporain«  Jean Clair, page 141, terminant le livre par : « c’est pour eux que ce petit livre aura été écrit«  _,

aujourd’hui :

le « constat« 

_ soit une « promenade d’un amateur solitaire à travers l’art d’aujourd’hui, ses manifestations, ses expressions. Constat d’un paysage saccagé, festif et funèbre, vénal et mortifiant« , ainsi que le présente excellemment la quatrième de couverture !!! _,

d’un homme de (vrai) goût, parfait connaisseur, et on ne peut plus et mieux expert de ces « affaires« ,

est tout bonnement implacable

en sa complète justesse _ hélas : quant à l’imposture parfaitement (= machiavéliennement ! re-lire toujours les fondamentaux, dont Le Prince…) réalisée il y a déjà quelque temps et plus que jamais en vigueur aujourd’hui… _,

qui nous met sous le nez, et imparablement soumet et montre à notre regard _ qui n’en peut mais, il n’y échappe pas… _ de lecteur, l’essentiel !


Ce petit livre de 141 pages est ainsi décisif :

le roi (des affaires ! _ de ce marché (lui aussi très juteux pour qui sait y bien opérer-manœuvrer) qu’est « la culture« , ici en la branche des « Arts plastiques« ) est _ bel et bien _ nu !

A poil !

Sans le moindre appareil _ qui (nous) dissimulerait encore quoi que ce soit de sa peau ainsi dé-masquée…

Un peu à la façon, à la fin de Gorgias

_ aux pages 303 à 311 de l’édition Garnier-Flammarion en la traduction de Monique Canto-Sperber ; voici le texte (assez parlant !) de la quatrième de couverture : « Sans doute le plus animé et le plus féroce des dialogues platoniciens dans lequel Platon s’attaque au fondement de la démocratie et esquisse une nouvelle forme de pouvoir. Il se veut le protocole éthique _ voilà ! _ d’un engagement politique _ qui soit mieux fondé ! que celui qui a présentement cours… _ et débat donc des conditions  _ vraies _ du gouvernement de soi et des autres. Le ton du Gorgias est particulièrement violent, et pas seulement à l’égard de la rhétorique. Le dialogue formule une des critiques les plus radicales qui aient été adressées à la démocratie athénienne, à ses valeurs dominantes et à sa politique de prestige. En effet, Socrate s’en prend à tous les aspects de cette politique, du plus concret au plus idéologique. Mais l’essentiel de la critique vise la condition qui donne à la démocratie athénienne ses principaux caractères. Or cette condition est la même que celle qui assurait l’influence de la rhétorique. Il s’agit de la foule comme sujet dominant de la scène politique _ en son ignorance et sa crédulité… Le gouvernement de la liberté est un gouvernement de la foule, c’est-à-dire de l’illusion, du faux-semblant et de la séduction _ voilà ! La critique de la rhétorique débouche donc directement sur la critique de la démocratie« … _,

de Platon nous faisant montrer par Socrate, le jugement dernier (des âmes), outre-tombe, au royaume des morts : jugés et juges (Minos, Rhadamante et Eaque, tous trois rien moins que fils de Zeus…) sont, tous et également, nus : « rien qu’une âme qui juge une âme« , dit Zeus, ayant « laissé sur la terre » tout le « décorum«  qui « impressionne les juges » ordinairement… : car « c’est _ un tel dé-pouillement _ le seul moyen pour que le jugement soit juste« …

Quant aux « ravages » accomplis,

je relèverai simplement la très simple et retenue _ sans pathos _ conclusion de Jean Clair, à l’avant-dernier alinéa, page 141 :

« Les gesticulations convenues des gens d’Église et des fonctionnaires d’État admirant _ volontiers très publiquement assez fréquemment _ l’« art contemporain » _ objet du tout dernier chapitre, « Les Deux piliers de la folie« , pages 127 à 141 _, si contraires à leurs fonctions et à leur mission _ officiellement de fondation-légitimation, et civilisatrices _, évoquent les pantomimes burlesques des Fêtes des Fous lorsque le Moyen Âge touchait à sa fin.« 

Et Jean Clair alors de splendidement _ et douloureusement _ conclure, au dernier alinéa, tout l’essai _ et voici, cette fois, la phrase en son entier _ :

« Cela aurait peu d’importance _ en matière de fond (des choses) !

Mais entre-temps _ et en partie en conséquence plus ou moins directe de cela : un point à un peu mieux établir… _, combien d’artistes, dans le siècle qui s’est achevé et dans celui qui commence,

incomparablement plus maltraités _ via le baillon du silence-radio de toutes les presses, d’abord… _ que leurs compagnons _ d’infortune _ de la fin de l’autre siècle qu’ont avait appelés _ presque aussitôt _ des artistes « maudits »,

ont-ils disparu _ voilà ! : dans le gouffre-vortex du néant de la renonciation aux œuvres, tout d’abord, de leur part : et là, est bien le premier rédhibitoire ! hélas… : s’arrêter, pour un artiste vrai, d’œuvrer ! _,

sacrifiés _ voilà ! _,

dans l’indifférence _ voilà !.. _ des pouvoirs supposés les aider,

morts sans avoir été reconnus _ des autres _,

désespérés trop souvent _ tous n’ayant pas, en effet, la rare force d’âme du génial Lucien Durosoir (1878-1955), musicien plus qu’indifférent, lui (carrément immunisé contre…), à l’exécution en concert de ses compositions, se contentant de (et se concentrant à…) parfaire chaque œuvre sur le papier de son écriture, et remisant, admirablement confiant, les manuscrits (très) achevés en son « tiroir« , pour une postérité un peu plus curieuse et soucieuse seulement de la qualité de l’Art (l’œuvre !) ; et non plus du (misérable !) savoir-vendre de l’artiste !.. Sur Durosoir, cf mes précédents articles ; par exemple celui-ci, du 25 janvier 2011 : Les beautés inouïes du “continent” Durosoir : admirable CD “Le Balcon” (CD Alpha 175) _ de cette ignorance _ les rongeant, à détruire certains d’entre d’eux.

C’est pour eux que ce petit livre aura été écrit« …

Voilà pour cette introduction à ce livre imparable, en la justesse et la force de sa lumière,

de Jean Clair…

Le chapitre crucial de l’essai

est très probablement, à mes yeux, le chapitre VII, pages 95 à 109 : « La Crise des valeurs » _ loin de n’être qu’« esthétique«  ; ou circonscrite aux Arts, cette « crise«  !.. Et c’est là un élément on ne peut plus décisif du « constat«  (éclairant !) qu’est ce livre : quant au « sens«  même du « vivre«  : rien moins !..

Car c’est bien, en effet, du « sens » même du « vivre« , de l' »exister », du « faire » et du « sentir« , humainement ou in-humainement _ voilà ! _, qu’il s’agit,

soit affronter et renverser le nihilisme !,

en cette question de la hiérarchie des « valeurs« , et de leur « crise » actuelle (et indurée)…

La référence, page 102-103 au Schaulager de Bâle

_ « Le Schaulager de Bâle (…) n’est pas une collection au sens propre, c’est-à-dire un ensemble à peu près fixe et inventorié, mais plutôt un stock d’œuvres qui varie, s’agrandit ou se vide. Une exposition publique mais discrète permet chaque année à quelques invités de découvrir les modèles dont l’obscurité du bâtiment garde les prototypes. Parallèlement la Foire de Bâle, dont on ne peut comparer les stands qui se succèdent qu’aux présentations d’été des grands couturiers, montre des productions voisines mais de plus grande série et plus facilement portables. Les responsables de la Foire, au long des années, ont d’ailleurs fini par éliminer de leur sélection les galeries dont l’orientation esthétique n’était pas jugée assez proche de ce qui peut se voir dans le Schaulager. Le système _ c’est est un ! fort cohérent ! _ a été verrouillé« _,

reprend l’analyse de cette institution (très discrète) , entamée page 20,

alors à travers la question de l’architecture muséale :

dans le cas de la forme architecturale du bâtiment de ce Schaulager bâlois,

il s’avère qu’il s’agit d’une forme architecturale « simple, sévère et fonctionnelle, sans presque aucune ouverture sur l’extérieur comme il se doit : ce lieu qui n’est « ni » ceci _ « ni un musée«  _ « ni » cela _ « ni un entrepôt«  : selon le discours officiel de cet « établissement privé«  sur son propre statut… _, mais qui se referme et sur le secret de ses trésors et sur la discrétion de ses opérations« ,

une forme qui « ne pouvait qu’adopter la géométrie des coffres bancaires« , lit-on au final de la page 21 _ dès le tout premier chapitre de l’essai, intitulé « Les Instruments du culte » ;

cf, ceci, page 10 :

« Églises, retables, liturgies, magnificence des offices : les temps anciens pratiquaient la culture du culte.

Musées, « installations », expositions, foires de l’art : on se livre aujourd’hui au culte de la culture.

Du culte réduit à la culture _ d’abord _,

des effigies sacrées des dieux aux simulacres de l’art profane _ ensuite, en la modernité _,

des œuvres d’art aux déchets des avant-gardes _ maintenant, en la post-modernité _,

nous sommes en cinquante ans _ soit de 1960 à 2010-11… _,

tombés

dans « le culturel » :

affaires culturelles, produits culturels, activités culturelles, loisirs culturels, animateurs culturels, gestionnaire des organisations culturelles, directeurs du développement culturel, et, pourquoi pas ? : « médiateurs de la nouvelle culture », « passeurs de création », et même « directeurs du marketing culturel »

Toute une organisation complexe _ sur modèle ecclésial : en visée de gestion d’un sacré de substitution, en quelque sorte… _ de la vie de l’esprit, disons plutôt des dépouilles de l’ancienne culture,

avec sa curie, sa cléricature, ses éminences grises, ses synodes, ses conclaves, ses conciles, ses inspecteurs à la Création, ses thuriféraires et ses imprécateurs, ses papes et ses inquisiteurs, ses gardiens de la foi et ses marchands du temple.

Au quotidien,

comme pour faire poids à cette inflation du culturel,

on se mettra à litaniser _ voilà, en cette novlangue que sut admirablement pointer, dès 1948, George Orwell, in 1984 _ sur le mot « culture » : « culture d’entreprise », « culture du management » (dans les affaires) _ etc. : j’abrège…

Cent fois invoqué, le mot n’est plus que le jingle _ voilà ! _ des particularismes, des idiosyncrasies, du reflux gastrique,

un renvoi de tics communautaires,

une incantation des groupes, des cohortes ou des bandes qui en ont perdu l’usage _ voilà le retournement basique de la novlangue !

Là où la culture prétendait à l’universel,

elle n’est plus que l’expression de réflexes conditionnés _ très basiquement pavloviens ! _,

de satisfactions zoologiques«  : nous y reviendrons (ce point-là étant loin d’être marginal) ; fin de l’incise ;

revenons à l’institution du Schaulager bâlois, page 21 :

« Le Schaulager à Bâle est un vaste bunker de béton, édifié dans les faubourgs de la ville patricienne, qui abrite quelques milliers d’œuvres d’« art contemporain », sélectionnées et calibrées _ voilà ! _ comme des légumes d’élevage.

C’est un établissement privé _ oui ! _ qui affirme n’être « ni un musée ni un entrepôt » _ voilà pour le ni-ni !.. _, mais pourtant se dédier _ noblement, sinon sacralement !.. _ « à la créativité et à la transmission _ voilà surtout… _ de l’art contemporain ».

De fait, c’est sa mission,

mais elle s’accomplit sur un mode discret.

Il ne se visite pas,

sinon par autorisation spéciale, délivrée principalement à des professionnels du milieu de l’art _ j’adore cette expression.

Cela explique qu’on en parle si peu _ dans les médias :  comme on parle très peu de tout pouvoir réel : le silence et l’ombre sont les conditions (cf la leçon machiavélienne de pragmatisme…) de l’agir efficace _, alors qu’il est devenu _ très vite _ un rouage essentiel _ tout fonctionnant ainsi _ du marché  _ nous y voilà ! Vive la Suisse et son secret bancaire… N’est-ce pas, Jean Ziegler ?

Il est à l’art _ voilà ! ce Schaulager-ci… _ ce que la banque est à l’argent,

un saint des saints où quelques initiés décident _ voilà : un lieu de pouvoir ! _ des cours et des investissements«  _ à la jointure de l’économique et de l’artistique : voici l’étalon-or (et/ou nerf de la guerre) au centre névralgique, ou plutôt cérébral, de toute cette « affaire«  !..

Jean Clair,

au-delà de ce cas très discret, mais bien plus qu’exemplaire, révélateur !, de ce qui se décide et se fait très effectivement en matière d’affaires d' »art contemporain« ,

du Schaulager de Bâle,

souligne excellemment qu’un tournant du devenir des musées (et du choix de leurs fonctions) s’accomplit _ très vite, déjà _ « en cinq ou six années » (page 32, dans le chapitre « Le Musée explosé« ) peu après Mai 68, en France :

« Mai 68 ne marquait pas l’avènement _ désiré par quelques uns _ d’une société égalitaire et fraternelle, exaltant une pensée populaire grâce à laquelle les musées devaient, comme l’avaient voulu les artistes d’avant-garde, exploser et s’ouvrir à la vie. Il ne provoqua _ de fait, voilà… _ que le charivari _ seulement réactif : un symptôme !.. _ qui, dans les sociétés traditionnelles, accompagne les nouveaux mariés. Mais, cette fois, le mariage _ en voie (déjà avancée) de consommation dès cette décennie des années 60, donc… _ unit la société française _ et ses représentants politiques dans les institutions de pouvoir de l’État : les Georges Pompidou, et Valéry Giscard d’Estaing, au premier chef, avant bien d’autres : le premier créa ce qui fut baptisé après sa mort « Centre Pompidou«  ; le second, le musée d’Orsay… _ au capitalisme international. (…) C’est le monde ancien tout entier, rural et ouvrier, qui fut emporté _ voilà ! _ en cinq ou six années« .., pages 31-32…


Que cherche alors, désormais _ et à l’autre bout de la chaîne de l’Art… _, « le pèlerin moderne, le gyrovague artistique,

l’automate ambulatoire qui itinère _ de musée en musée, d’abord… _ du Louvre jusqu’à Metz, de Londres à Bilbao et de Venise _ ville d’où je reviens du colloque « Lucien Durosoir« , au Palazzetto Bru-Zane les 19 et 20 février derniers : mais, de fait, je préférai, lors de mon temps libre à Venise, arpenter et parcourir les divers quartiers (surtout ceux vierges de foule de touristes), et découvrir l’intérieur (presque trop riche) des églises, plutôt que de suivre le rituel assez ennuyé des visiteurs de musées… _ au MoMA,

celui qu’incarnaient jadis, au mieux, Ruskin ou Byron,

ou bien, à présent, les passagers des tour operators,

que cherche-t-il ?

Quel salut _ le mot parle ! _

de la contemplation _ qui s’y adonne ? qui s’en donne le vrai temps ? _ d’œuvres

qui seraient, à elles seules _ dans quelle mesure (hors mesure !) ?.. _, la récompense _ en effet : tel un gain substantiel (et vrai ! par un effet profond, « comblant« , et durable de « présence«  incorporée !..) d’humanité ! _ de ces migrations ? « , page 53 ;

avec cette réponse, page 54 :

« On y découvre _ en ces musées de par le monde (contemporain) _ un désarroi commun, une solitude augmentée _ chez la plupart des visiteurs _, quand la croyance a disparu«  _ dans la désertification en expansion continue (cf Nietzsche : « Le désert croît« …), sinon irrésistible (Nietzsche en appelait, lui, au sursaut du sur-humain, en son Zarathoutra, un livre pour tous et pour personne…), du rouleau-compresseur du nihilisme… La beauté ne devenant plus qu’un vague décorum esthétique : réduit en quelque sorte à l’ordre seulement de l’agréable… Cf ici Kant (qui ne se faisait pas à la réduction du beau à l’agréable !), et sa Critique de la faculté de juger

Jean Clair commentant cette situation-là

ainsi, toujours page 54 :

« Ainsi des religions quand elles se mouraient,

dont les pèlerinages n’étaient plus là que pour cacher _ encore un peu _ le vide de leur liturgie et la pauvreté de leur consolation.

La multiplication de ces brimborions _ voilà ! ridicules ! et il faut en rire publiquement ! Comme l’enfant des Habits neuf du roi d’Andersen… _ de l’art contemporain

qui envahissent à présent les châteaux de Versailles

_ cf mon article du 12 septembre 2008 à propos de l’installation Jeff Koons à Versailles : Decorum bluffant à Versailles : le miroir aux alouettes du bling-bling ; mais aussi celui du 2 septembre 2008 sur la cohabitation de Ben et de Cézanne à l’Atelier Cézanne du chemin des Lauves, sur les hauteurs d’Aix… : Art et tourisme à Aix _ la “mise en tourisme” des sites cézanniens (2)… ; et aussi celui-ci, du 10 septembre 2008 : De Ben à l’Atelier Cézanne à Aix, à Jeff Koons chez Louis XIV à Versailles _

et les palais de Venise _ le Palazzo Grassi ; La Dogana di mare… _,

est à la modernité finissante

ce que l’imagerie sulpicienne fut

au christianisme moribond _ parfaitement ! de sinistrement tristounets clichés…

Le musée semble _ ainsi _ offrir le parfait objet de cette croyance _ vacillante, faiblarde _ universelle, identique en tout lieu, prête à offrir le salut _ d’une émotion seulement « esthétique«  ; jointe à l’agrément du tourisme (international, mondialisé !) plus ou moins balisé et formaté, avec ses paraît-il must !.. _ à tous et dans l’instant _ ce point est essentiel ; du fait que non seulement pour la plupart d’entre nous désormais time is money ; mais aussi et surtout que tout s’accélère… ; cf l’excellent Accélération de Hartmut Rosa, paru en traduction française aux Éditions La Découverte… _,

et qui remplacerait la patiente instruction _ formatrice du goût, elle ; et de l’aptitude à « sentir«  et « expérimenter«  (dans le temps de la vie : mais en est-il donc d’autre, de temps ?) l’éternité, aussi ! selon la leçon magnifique et essentielle (!) de l’Éthique de Spinoza… _ qui ne se donnait qu’à ceux _ ne cessant, toute la vie durant, de « se cultiver« , avec patience, voire passion vraie… _ qui respectaient la lenteur des règles et la diversité des multiples langues _ constituant, en effet, une vraie « culture«  : incorporée !..

A l’inverse des mots _ et des phrases, en leur générativité : qui prennent toujours un minimum de temps (à la différence des envois de SMS) ; lire ici le grand Chomsky… _, toujours soupçonnés d’imposer un ordre _ « fasciste« , a-t-il malencontreusement échappé, un jour à Barthes, qui s’est, plus heureusement, repris plus tard là-dessus… _ et de réclamer un sens _ mais c’est bien le moins !.. _,

l’œuvre _ des arts plastiques, tout au moins (et « d’art contemporain« …) : Jean Clair en distingue, au chapitre VI, « L’action et l’Amok », les cas des œuvres de musique et de danse, davantage « incorporatrices« … ;

pour la photo, je renvoie à l’« incorporation«  de la vie et de ses mouvements, mais oui !, dans l’œuvre (jusqu’au flou…) de mon ami Bernard Plossu ; cf, par exemple, mon article du 27 janvier 2010 sur le livre (aux Éditions Yellow now) et les expos (au FRAC de Marseille et à La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, à Aix-en-Provence), admirables !, Plossu Cinéma : L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma_,

plutôt qu’un savoir à acquérir _ et « incorporer« , donc _,

posséderait le privilège, le pouvoir, la magie de se livrer sans peine _ au dilettante : l’adepte du plaisir sans peine : surtout jamais la moindre « peine«  ! _,

dans une profusion de significations possibles et contradictoires _ ludiquement ! quelle fête !.. Quelle caricature-là de « liberté«  ! à pleurer de cette fausseté ! _

qui répond au goût contemporain d’abolir _ sociologiquement, du moins : à la Bourdieu… _ les distinctions, les hiérarchies et les frontières _ au profit de la nuit dans laquelle toutes les vaches sont noires…

A quoi bon l’histoire, la géographie,

à quoi bon la lecture ?

A quoi bon tant d’efforts

quand tout paraît _ bien illusoirement : ici, lire Freud, L’Avenir d’une illusion _, comme ici, livré _ et sans le moindre effort de soi _ d’un coup ?

Le monde ancien _ celui de la culture : humaniste… _ était lent et discursif. Le monde moderne _ ou post-moderne _ en une seconde prétend s’ouvrir _ de lui-même _ aux yeux _ bonjour les gogos ! Triomphe de la photo, de l’écran, de l’affiche, du schéma, du diagramme, du plan _ du moins de leurs usages immédiats paresseux et lâches…

Au mot, qui était mémoire et mouvement _ voilà ; cf Chomsky ; et Bernard Stiegler : passim… _, on substitue, impérieuse, immédiate, immobile, imposée _ surtout : à la passivité anesthésiée _, l’image _ cf ici l’admirable travail de la chère Marie-José Mondzain : Homo spectator Là où il y a un tableau, il n’y aurait plus besoin de mots. Ce qui est vu efface _ voilà ! _ ce qui est lu ; pire encore, se fait passer _ on ne peut plus mensongèrement _ pour ce qui est su. Le tableau dresse un écran que l’on voudrait protecteur entre le monde _ et le réel, donc ! tenu à distance, et demeurant inconnu : c’est bien là un dispositif efficace d’obscurantisme !.. _ et soi « , pages 54-55,

au sein du chapitre IV, « Les Abattoirs culturels » ;

la formule donnant son titre à ce chapitre étant empruntée à l' »érudit libertin » et « créateur du musée, aujourd’hui disparu, des Arts et Traditions populaires« , Georges-Henri Rivière, au début des années soixante-dix ; et la citation se trouve au final du chapitre, aux pages 59-60 :

« Le succès _ vrai ! _ d’un musée ne se mesure pas au nombre de visiteurs qu’il reçoit, mais au nombre de visiteurs auxquels il a _ vraiment _ enseigné _ non superficiellement _ quelque chose. Il ne se mesure pas au nombre d’objets qu’il montre, mais au nombre d’objets qui ont pu être _ vraiment _ perçus par les visiteurs dans leur environnement humain _ vrai. Il ne se mesure pas à son étendue, mais à la quantité d’espace que le public aura pu raisonnablement _ = vraiment _ parcourir pour en tirer un véritable _ voilà le concept décisif ! il est de l’ordre du qualitatif, pas du quantitatif ! _ profit. Sinon, ce n’est qu’une espèce d' »abattoir culturel » »  _ voilà !..

Il existe aussi des personnes qui osent dire la vérité ;

et pas seulement rien que des carriéristes inféodés à leurs (tout) petits et misérables ! intérêts..,

après lesquels _ « Après nous, le déluge !«  ; ou encore les vacances ad vitam aeternam aux Seychelles… _ le monde peut bien, à la Néron incendiant Rome, disparaître : tout entier et à jamais…

Le chapitre V, « Le temps du dégoût« , montre, alors, excellemment comment les objets de rebut, les excrétions digestives, ont fait leur entrée en fanfare (ou bling-bling) dans les lieux et milieux les plus prestigieux ;

page 64 : « Les institutions muséales les plus prestigieuses, le Louvre et Versailles, en premier lieu, devaient _ dans la course au succès ! et aux revenus du tourisme : quelle industrie prospère ! et au si bel avenir… _ devenir des galeries _ d’exposition up to date_montrer _ aussi ! _ la création « vivante ». Dans un élan conjoint, ces lieux de mémoire qui avaient fini par perdre leur sens en oubliant leurs origines, tentèrent _ donc : pour un pari juteux (du moins pour les quelques « initiés«  qui allaient s’en mettre plein les poches : mais y a-t-il autre chose que cela qui « vraiment«  les « intéresse » ?.. _ de suivre une cure de rajeunissement en imposant, contre tout bon sens, l’idée que les créations les plus audacieuses, les plus choquantes, les plus immondes, les plus idiotes souvent de l’art d’aujourd’hui s’inscrivaient, sous la griffe distinctive _ voilà le truc : la marque, le logo ! _ d’« art contemporain », dans l’histoire des chefs d’œuvre d’autrefois. A défaut de pouvoir continuer sa propre histoire, qui était, on l’a vu, forclose, le musée devint ainsi l’agent, le promoteur, l’impresario d’une histoire fabriquée » _ mensongère, falsifiée autant que falsificatrice (de l’Art et de la culture) : page 64, donc….

Et Jean Clair de prendre alors l’exemple d’un Jeff Koons : après son mariage, puis sa séparation d’avec la fameuse Cicciolina

_ « Cicciolina est le surnom donné à une jeune fille rose et fondante, mais qui désignait peut-être plus précisément une partie de son anatomie qu’elle exposait sans gêne _ voilà ! un exhibitionnisme : vendeur… _ et qu’en latin, vu son apparence, on appelait souvent le petit cochon. La Cicciolina fit la fortune de l’homme avec qui elle s’affichait alors _ cf le livre très important de Michaël Foessel, La Privation de l’intime ; plus mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie : ces phénomènes font système !.. _, dans les années quatre-vingt, un certain Jeff Koons, dadaïste attardé, qui se plaisait à façonner de petits cochons roses en porcelaine. La Cicciolina fut élue député au Parlement de Rome ; puis, devenue mère, coule aujourd’hui, retirée du monde, des jours de mamma comblée » ; fin de l’incise « Cicciolina« , page 65.

« Jeff Koons est entre-temps _ en effet _ devenu l’un des artistes les plus chers _ nous y voici ! _ du monde. La mutation s’est faite à l’occasion des transformations d’un marché d’art _ voilà ce dont il s’agit ! _ qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries d’une part et connaisseurs _ vrais _ de l’autre, est de nos jours _ désormais _ un mécanisme _ très finement huilé et hyper-efficace _ de haute spéculation financière _ ici aussi ! _ entre deux ou trois _ guère plus ! _ maisons de vente et un _ tout _ petit public de nouveaux riches _ acheteurs, vendeurs et revendeurs : sur ces marchandises-là aussi…

Jeff Koons s’affiche _ l’image (= le logo identifiable) est le medium privilégié (en puissance d’extension, mondialisée, comme en rapidité de transmission !) de la publicité ; et l’exhibition simplifiée jusqu’à la caricature facilite l’identification du spectateur attrapé (médusé) : la plus rudimentaire et grossière possible, pour l’immédiateté du réflexe conditionné de peu regardants peu regardeurs !.. _ aujourd’hui,

non plus échevelé comme les artistes romantiques,

moins encore nu et ensanglanté comme les avant-gardistes des années soixante-dix,

mais comme un trader de la City, attaché-case à la main et rasé de frais, _ parfaitement _ adapté _ voilà _ à son nouveau public _ et clientèle ! _ et totalement fondu en lui comme un homo mimeticus » _ ce qui favorise, nous y voici, l’élémentaire (= simpliste) identification, vite fait, bien fait (et mortifèrement ludique ! cf ici les fortes intuitions de Philippe Muray : un bien festif « Après nous le déluge !«  ; cf en particulier, de Muray, le fort réjouissant Festivus festivus…) a minima _, page 65.

C’est que « la consécration _ lui _ était venue _ mutation d’image magique ! par adjonction d’« onction«  d’aura archi artificielle !.. _ par Versailles. On l’y exposa, on l’y célébra, on l’y décora ; demain peut-être on l’y vendrait _ on va (et très vite) y venir : on commence déjà à vendre des morceaux immobiliers de ce patrimoine national…

Jeu spéculatif à l’accoutumée : des galeries et des intérêts privés financent _ oui : ils « investissent » !.. _ une opération _ promotionnelle, (hyper-luxueux !) marketing aidant… _ dont une institution publique comme Versailles semble _ bien sûr : la confiance (des gogos = la crédulité !) est nécessaire à ce (gros) jeu-là… _ garantir le sérieux ; on gage des émissions éphémères et à haut risque _ tout de même ! _ sur une encaisse-or qui s’appelle le patrimoine national«  _ résultat des courses : ni vu, ni connu, l’opérateur, en cette nuit (de l’art) où toutes les vaches sont devenues semblablement (= également !) noires ! par un tel tour de passe-passe « égalisateur« , ici à très haut prix (de vente) !.. ; page 66.

Et « Koons à Versailles ou à Beaubourg n’est que l’exemple _ en effet ! _ d’une longue série de phénomènes _ de sur-cotation (astronomique : jusqu’au vertige ; pour les autres, surtout, qui n’ont pas ces moyens : ils en sont ébaubis…) ! _ semblables. (…) Pas moyen, naguère, de visiter une exposition au musée d’Orsay sans se voir imposer _ par toute simple (= toute bête) contigüité ! il suffisait donc d’y penser… _ l’œuvre d’un minimaliste pour vous convaincre _ ou persuader _ que Böcklin ou Cézanne n’avaient jamais fait que l’annoncer _ ah ! les « précurseurs«  en Art : tout se tient ; pourvu qu’on y ait été un minimum « initié«  (…) Le Louvre a cédé son nom _ son logo : cf le livre de Naomi Klein, No logo, la tyrannie des marques... Encore fallait-il qu’il fît la preuve que ce nom _ cette marque, ce logo bien identifié et excellemment reconnu (l’« Art » !) sur la place des valeurs (d’abord marchandes : vive la confusion !) : ici le nom « Musée du Louvre«  _ était devenu la griffe des produits de la plus haute modernité«  _ puisque tel est ici le nec plus ultra

« Jeff Koons n’est que le terme d’une longue histoire de l’esthétique moderniste qu’on appelle aujourd’hui le décalé » _ sur un marché sur lequel il importe de « se distinguer«  (un minimum…) des concurrents ; ensuite, il ne suffit pas de « se décaler«  pour accéder, rien qu’ainsi, à une vraie « singularité«  de l’œuvre même ! à un (« vrai« ) style d’auteur ! C’est que la probité joue encore, et résiste, plus que jamais, ici ; à l’inverse des modes, versatiles, elles… _, page 67.

« L’usage du mot « décalé » dans la langue de la publicité _ voilà : nous sommes dans le petit monde de la communication et du marketing : strictement (et petitement) commercial ! _ est apparu il y a sept ou huit ans. Rien d’intéressant _ pour le vulgum (ou pas !) pecus du « public« , surtout un peu « branché«  ! Il a bien sûr ses organes (efficaces) de presse et ses médias _ qui ne soit « décalé » » _ sur le marché de l’art, quand les produits à vendre (acheter et re-vendre, du point de vue des acheteurs) sont en terrible concurrence… Et c’est alors (et dès lors) « le monde à l’envers donc. L’âne qui charge le maître de son fardeau et qui le bat ; le professeur traduit en justice pour avoir giflé l’élève qui l’insultait ; le bœuf découpant son boucher au couteau ; les objets de Koons déclarés _ voilà ! et « crus«  par des ignorants bien peu « regardant(s) » !.. _ « baroques » _ vive la confusion ! _ appendus dans les galeries royales. Fin d’un monde«  : page 67.

« Tout cela, sous le vernis festif _ le feu des ors (vrais, eux) des Palais _, a un petit côté, comme à peu près tout désormais en France, frivole et funèbre, dérisoire et sarcastique, goguenard et mortifiant _ comme c’est magnifiquement juste ! Sous le kitsch des petits cochons roses de Jeff Koons, la morsure de la mort. Sous la praline, le poison«  _ du nihilisme, et de son sado-masochisme insidieux (et même de plus en plus carrément décomplexé ! pourquoi donc si peu que ce soit se gêner ?!..) : page 69.

C’est que « l’œuvre d’art, quand elle est l’objet d’une telle manipulation financière, et brille d’un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures _ excrémentielles _, illustrant les significations symboliques que Freud _ cf le stade sadique-anal de la sexualité infantile ! Nous y passons tous, mais aussi nous le dépassons ; sauf fixations névrotiques, précisément… _ leur prêtait. On rêve de ce que Saint-Simon, dans sa verdeur _ en effet : celle qu’aimait tant Proust _, aurait pu écrire de ces laissées de marcassins déposées à Versailles. Elles lui eussent rappelé peut-être la mauvaise plaisanterie du Chevalier de Coislin : « Je suis monté dans la chambre où vous avez couché, j’y ai poussé une grosse selle tout au beau milieu sur le plancher »... » _ in les Mémoires (1691-1701) de Saint-Simon, La Pléiade, 1983, page 596.

Et Jean Clair de rappeler, page 70 :

« J’ai autrefois tenté de relier entre eux les multiples aspects, dans une époque qu’on appelle désormais « post-human », d’une « esthétique du stercoraire » :

« Le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût.

Exhibition du corps, désacralisation, rabaissement de ses fonctions et de ses apparences, morphings et déformations, mutilations et automutilations, fascination pour le sang et les humeurs corporelles, et jusqu’aux excréments, coprophilie et coprophagie : de Lucio Fontana à Louise Bourgeois, d’Orlan à Serrano, de Otto Muehl à David Nebreda, l’art s’est engagé dans une cérémonie étrange où le sordide et l’abjection écrivent un chapitre inattendu de l’histoire des sens. Mundus immundus est ?«  _ in Jean Clair, De Immundo, Éditions Galilée, 2004.

Et c’est sur cet aspect-là (un peu trop de complaisance au trash !) de la contribution de Julia Peker à son livre commun _ très éclairant ! _ avec Fabienne Brugère, Philosophie de l’art (aux Presses Universitaires de France), que Francis Lippa avait émis une réserve lors de son entretien avec Fabienne Brugère le 23 novembre 2010 ; cf mon article du 26 novembre : Dialogue sur le penser des Arts : lire le “Philosophie de l’art” de Fabienne Brugère et Julia Peker, ou comment apprendre des avènements progressifs des Arts, aujourd’hui ; ainsi que le podcast de cet entretien…

« Il y a une dizaine d’années _ poursuit Jean Clair, pages 70-71 _, à New-York, une exposition s’était intitulée Abject Art _ Repulsion and Desires. On franchissait là un pas de plus dans l’immonde, dans ce qui n’appartient plus à notre monde. On n’était plus dans le subjectus du sujet classique, on entrait dans l’abjectus de l’individu post-humain.

C’était beaucoup plus que la « table rase » de l’Avant-Garde qui prétendait desservir l’apparat dressé pour le festin des siècles. L’art de l’abjection nous entraîne dans l’épisode suivant, le post-prandial : ce que le corps laisse échapper de soi quand on a digéré. C’est tout ce qui se réfère à l’abaissement, à l’excrétion.

On se demande _ très pragmatiquement _ si un tel art peut avoir droit de cité _ de facto ? ou de jure ? Bien démêler la confusion… Et comment obtenir _ de facto, donc _, non seulement l’accord _ effectif _ des pouvoirs publics, mais leur _ encore plus effectif ! _ appui financier et moral _ les deux : chacun des deux épaulant adroitement l’autre ! _, puisque c’est _ de facto ! _ un art qui se voit _ désormais _ dans toutes les grandes manifestations _ et cette « grandeur« -là est indispensable à la réussite pratique de telles opérations : le « petit«  n’ayant pas la moindre aura ! et donc nulle retombée financière effective ! Donc plus ce sera gros, plus (et mieux) ça passera ! _, à Versailles comme à Venise ? » _ où règne encore (et vient moult se visiter, ou « consommer« , touristiquement : même à dose infinitésimale…) la « grandeur«  magnifique d’un éclatant passé qui continue de briller un peu : en un monde de plus en plus uniformément gris, lui ;

cf ici, la prolifération (calamiteuse !) de la banlieue de par le monde entier, sur le modèle de l’american way of life ; on peut lire là-dessus les travaux de Bruce Bégout (par exemple Zéropolis, l’expérience de Las Vegas ; ou Lieu commun, le motel américain ; ou encore L’Éblouissement des bords de route…) ; ou mon article du 16 février 2009 sur le passionnant livre de Régine Robin, Mégapolis (ou les derniers pas du flâneur…) : Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin

« Pourquoi _ continue Jean Clair, page 73 _ le socius a-t-il besoin de faire appel à ce ressort (dit) esthétique _ voilà : ici lire l’ami Yves Michaud : L’art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétique _ quand son ordre n’est plus assumé ni dans l’ordre du religieux, ni dans l’ordre du politique ? Est-ce le désordre scatologique, qui s’étale et qui colle, qui peut nous assurer de cette cohésion ? » _ question que je me posais hier, en faisant la queue aux caisses d’un grand supermarché de la « culture« , entre deux piles d’un livre (à la couverture couleur rouge sang) intitulé « Vie de merde » ; et à peine me disais-je cela, que les deux jeunes filles (collégiennes probablement) qui me précédaient dans la file d’attente à la caisse, se précipitaient sur un ses exemplaires… Je n’ai pu m’empêcher de leur dire : « quel titre appétissant !«  ; ce qui ne les a pas du tout dissuadées de le prendre… Soit, le monde comme il va désormais

Et Jean Clair, revenant « à la vieille distinction d’Aristote entre zoe et bios : bios, la vie intelligente, la vie des êtres logiques ; et zoe, la vie primitive, la vie animale, la vie bestiale« , de (se) demander, page 74 :

« Ne vivrions-nous pas actuellement une régression vertigineuse _ voilà ! _

du bios à la zoe ?

N’y aurait-il pas là quelque chose qui ressemblerait au sacer

_ cf de Giorgio Agamben, le cycle de l’Homo sacer _

tel que le monde antique l’envisage,

fascination et répulsion mêlées,

tabou et impunité à la fois ?« …

Ainsi _ conclut-il, pages 75-76 _, « dans l’art actuel,

ce n’est pas d’un certain goût que nous ferions l’apprentissage,

mais de l’abandon au contraire du dégoût inculqué dans l’enfance, quand les parents tentaient de nous faire comprendre que la maîtrise des sphincters était importante.

On reviendrait ainsi à la position du primate qu’évoque aussi Freud : quand on rabaisse vers le sol un organe olfactif pour le rendre à nouveau voisin des organes génitaux,

alors que tout l’effort de l’homme a été d’adopter la station debout pour s’en éloigner et s’en épargner les odeurs ».

« Prostate des civilisations fatiguées. Débâcle« , conclut ici Jean Clair

_ « nihilisme« , dit, quant à lui, Nietzsche…

On en arrive alors au chapitre-clé, le chapitre VII, « La crise des valeurs« ,

de ce « constat« 

de l’OPA de l' »oligarchie financière« 

sur l' »art contemporain« .

Page 99 : « Les procédés _ commerciaux _ qui permettent de promouvoir et de vendre _ le but principal demeurant, somme toute, le profit (financier) au final des manœuvres spéculatives (financières, est-il besoin de le spécifier ?) de quelques margoulins, mais de haut vol… _ une œuvre dite d’« art contemporain »,

sont comparables à ceux qui, dans l’immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n’importe quoi et parfois même, du presque rien«  _ mais pas tout à fait ici dans l’acception (ultra-fine, elle) qu’en fait un Vladimir Jankélévitch…

Page 99-100, un exemple : « Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur _ Damien Hirst, pour ne pas (alors) le nommer _, et supposons du coup que ce soit là une œuvre d’art, qu’il faudra _ voilà l’objectif _ lancer _ voilà…

Quel processus _ factuel : à monter et mettre en œuvre… _ justifiera _ du moins en apparence ! de facto ; et non de jure ! _ son entrée _ effective : nous avons affaire à des réalistes hyper-pragmatiques ! pas à de doux rêveurs « bohèmes« _ sur le marché ?

Comment, à partir d’une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre _ de facto _ à quelques millions d’euros l’exemplaire, et si possible _ quelle magique multiplication ! c’est la formule même (et le filon !) du « veau d’or«  !.. _ en plusieurs exemplaires ? Question de créance _ voilà !!! _ : qui fera crédit à cela ; qui croira _ voilà ! _ au point d’investir ?«  _ tel est bien l’enjeu de fond et fondamental, en effet ! de cette « opération commerciale«  ambitieuse

« Hedge funds et titrisations _ boursières _ ont offert un exemple parfait _ nous y voici ! _ de ce que la manipulation financière pouvait accomplir _ en création de plus-value ! _ à partir de rien _ en l’absence d’œuvre qui soit réellement tangible, même parfois… On noiera d’abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d’une œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris _ œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries. Faisons-la entrer par conséquent dans un circuit de galeries privées, limitées en nombre et parfaitement averties _ condition sine qua non, mais qui se trouvent ! _, ayant pignon sur rue, qui sauront _ habilement _ répartir les risques encourus _ il y en a toujours un minimum… Ce noyau d’initiés, ce sont les actionnaires, finançant le projet, ceux qui sont là pour « éclairer », disent-ils : spéculateurs de salles de vente ou simples amateurs, ceux qui prennent les risques. Ils sont au marché de l’art ce que sont les agences de notation financière mondiale, supposés guider _ de leurs conseils d‘ »experts«  hyper-compétents et avérés… _ les investisseurs, mais qui manipulent en fait _ eh ! oui … _ les taux d’intérêt et favorisent _ très efficacement, en sous-main _ la spéculation.

Promettons par exemple un rendement d’un taux très élevé, vingt à quarante pour cent à la revente, pourvu que celle-ci se fasse, contrairement à tous les usages qui prévalaient dans le domaine du marché de l’art fondé sur la longue durée _ certes _, à un très court terme, six mois par exemple. La galerie pourrait même s’engager, si elle ne trouvait pas preneur sur le marché des ventes, à racheter l’œuvre à son prix d’achat, augmenté d’un léger intérêt.

On obtiendra enfin
_ but not at least _ d’une institution publique, un grand musée de préférence, on l’a vu, une exposition _ bien médiatisée _ de cet artiste : les coûts de la manifestation, transport, assurances, catalogue, mais aussi les frais relevant de la communication et des relations publiques (cocktails, dîners de vernissage, etc.) seront discrètement _ toujours… _ couverts par la galerie ou le consortium qui le promeuvent.

Mais surtout _ clé de voûte de l’opération _ (…), c’est le patrimoine des musées, les collections « nationales » exposées ou mises en réserve, comme l’or de la Banque est gardé en ses caves, qui sembleront _ voilà : la clé du succès est dans le jeu de perspective (de l’ingénieux trompe-l’œil)… _ selon cet ingénieux stratagème _ voilà, voilà _ garantir _ = le socle de la confiance ! _ la valeur des propositions _ au départ très virtuelles et éminemment volatiles… _ émises sur le marché privé » _ avec ce tour de passe-passe (magistral) et confusion (de prestidigitation) du (secteur) « public«  (il conserve donc de l’utilité !) et du (secteur) « privé« , le tour (auprès de l’acheteur-spéculateur) est joué ! : au jeu (embrouilleur virtuose) du bonneteau…

« Bien sûr, le terme de « valeur » ne signifiera jamais valeur esthétique _ mais qui s’en soucie, ici ? Chacun (et tous) a (et ont) bien mieux à faire ! (que cette ringardise…)… _,

qui ressortit à la longue durée,

mais valeur _ marchande (ou d’échange : financière) _ du produit _ le terme d’« œuvre«  n’a plus cours ! Et le qualificatif « d’art«  devient un pur effet de marque, c’est-à-dire de standing social… _ comme « performance économique » _ = profit (en espèces sonnantes et trébuchantes !) à la re-vente _, fondée sur le court terme ; d’un mot, « performance », qui a pris lui aussi , cependant, un sens figuré d’ordre artistique.

Ce n’est en rien la « valeur » _ ni en soi, ni d’usage _ de l’œuvre,

c’est seulement le « prix » de l’œuvre _ en fait un pur et simple « produit« , voire un quasi rien, passant de main en main, de coffre en coffre et compte en compte… _

qui est pris en compte _ c’est le cas de le dire ! _,

tel qu’on le fait _ si habilement ! _ monter dans les ventes« .

Et Jean Clair de citer en note de bas de page ici, page 101,

le « principe _ sans prix; et donc à jamais impayable ! _ de dignité« ,

énoncé par Kant en ses Fondements de la métaphysique des mœurs, en 1785 :

« Tout a, ou bien un prix, ou bien une dignité.

On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ;

en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité« …


Et Jean Clair de conclure le raisonnement , page 101-102, par cette conséquence

notable :

« Bien sûr aussi, comme dans la chaîne _ ou « pyramide »_ de Ponzi,

le perdant _ car il y en a toujours en ces tractations (de crédulité, qui plus est) !.. _ sera celui qui, dans ces procédés de cavalerie _ voilà le fond de la tractation ! _ ne réussira pas à se séparer de l’œuvre _ tel un mistigri poisseux et collant _ assez vite pour le revendre : le dernier perd tout« …

Nous sommes là bien au cœur de la mise en lumière par Jean Clair,

en cet essai lucidissime qu’est L’Hiver de la culture,

des malversations _ rien moins ! même si très légalement contractuelles _ en jeu ici,

en bien des pratiques dominantes _ même si elles ne sont pas absolument généralisées _ de l' »art contemporain« ,

et de leur participation active _ oui, oui : elles ont des effets idéologiques non négligeables ; quant aux procédures d’« autorité«  de fait, sinon de droit, ayant cours : en les échanges sociaux entre personnes… _ au système nihilisme-cupidité…

Page 102, Jean Clair déduit (et synthétise) donc cette (très réelle) histoire-ci :

« Du culte à la culture

de la culture au culturel,

du culturel au culte de l’argent,

c’est tout naturellement, on l’a vu, qu’on était tombé

au niveau des latrines :

Jeff Koons, Damien Hirst, Jan Fabre, Serrano et son Piss Christ ;

et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé, son double sans odeur : l’or,

la spéculation,

les foires de l’art,

les entrepôts discrets façon Schaulager,

ou les musées anciens changés en des show rooms clinquants, façon Palais Grassi,

les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit,

_ faramineuses, obscènes… »

Et « au-dessus des corps réels _ et du travail ! _ de l’économie réelle

plane l’image désincarnée

des échanges virtuels,

d’une économie volatile

sortie du monde des idées pures«  _ où règne l’intelligence opérationnelle aux manettes (conceptuelles) de la manœuvre… _,

page 104 .

Résultat (fort concret, mais discret _ pas trop affiché au plein jour… _) :

« Une étrange oligarchie financière mondialisée,

comportant _ en ces circuits dominants d’« art contemporain » dans les arts plastiques… _

deux ou trois galeries parisiennes et new-yorkaises,

deux ou trois maisons de vente,

et deux ou trois institutions publiques responsables du patrimoine d’un État,

décide ainsi de la circulation et de la titrisation d’œuvres d’art

qui restent limitées _ « réservées« , ainsi, en un quasi monopole de ce marché : efficacement dissuasif pour la plupart des autres !.. _ à la production, quasi industrielle, de quatre ou cinq artistes…

Cette microsociété d’amateurs prétendus _ ce n’est qu’une posture (d’imposture !!! voilà !) _

ne possède rien, à vrai dire _ voilà le propos de base, l’alpha et l’oméga (de l’amateur homme-de-goût et connaisseur vrai qu’il est !) de Jean Clair ! _,

sinon des titres immatériels ;

elle ne jouit _ mais non… _ de rien,

n’ayant _ en vérité _ goût à rien _ sinon à ce jeu (pervers : sadique, ou plutôt sado-masochiste, plus profondément…) de pouvoir…

Elle a remplacé l’ancienne bourgeoisie riche et raffinée

qui vivait _ elle, vraiment _ parmi les objets d’art, les tableaux et les meubles qu’elle se choisissait _ pour cadre au quotidien de sa vie ; et la nimbant de leur aura _

et dont elle faisait parfois don à la nation :

les Rothschild, les Jacques Doucet, les Noailles en France,

comme les Hahnloser en Suisse, les Stein en Amérique, les Tretiakov en Russie.

Mais surtout société cultivée

qui prenait son plaisir _ vrai : de la joie ! _ à fréquenter, à côtoyer, à devenir à l’occasion l’amie _ vraie, et non factice _,

non d’un homo mimeticus, trader ou banquier lui-même,

qui lui aurait renvoyé au visage sa propre caricature _ voilà la situation de l’impérialisme du mensonge, et de la tyrannie ! _,

mais d’un homme différent d’elle,

étrange _ vraiment (= réellement) singulier ; et pas idéologiquement (= en posture factice) décalé _,

un artiste _ voilà ! _,

un « original » _ au double sens du mot _,

dont elle appréciait l’intelligence et le goût,

comme Ephrussi, Manet.

Cette histoire-là,

qui conclut celle qui commence lorsque Léonard meurt dans les bras de François Ier  

et se continue lorsque Watteau s’éteint entre les bras du marchand Gersaint,

cette longue histoire des protecteurs et des créateurs,

des mécènes et des bohèmes,

des connaisseurs et des artistes

_ voilà ce que fut la richesse culturelle (civilisationnelle) de tels échanges personnels artistiques ; pas de tractations d’ectoplasmes

comptabilisateurs de (pauvres : misérables !) rien que comptes en banque financiers : à pleurer !.. _,

a été l’histoire de l’art de notre temps _ = les « Temps modernes« 

Elle est finie.« 

Et Jean Clair d’y méditer, page 105 :

« C’est là où l’art

peut apporter une lumière décisive sur le sens d’une crise

qu’on dit économique

mais qui est réalité morale et intellectuelle » _ en effet, cher Jean Clair !

Car « l’art produit

non des idées,

non des transactions électroniques,

non des valeurs virtuelles,

mais des objets _ éminemment _ matériels, physiques, substantiels.

Et ces objets _ ce sont des œuvres ! _ ne relèvent pas d’un capital intellectuel ou cognitif,

mais d’un capital spirituel _ voilà ! _,

terme désuet qui ne se rencontre pas dans le vocabulaire de l’économie de l’immatériel »,

page 105

« Un artiste qui meurt

laisse après lui un vide _ de création ! vraiment sans-pareille ! et « incorporée«  à lui, en son « vivant«  plus activement vivant que celui des autres, par la qualité spécifique (élaborée le long de son œuvre) de son « sentir«  _

bien différent

de celui que laisse un autre homme, quelle qu’ait été son importance _ pratique _ dans la société.

La mort de l’homme du commun, vous et moi,

provoque la souffrance de ses proches, de ses amis.

Mais la mort d’un artiste _ vrai ; pas celle d’un imposteur ! _

est plus irréparable

car elle endeuille _ en puissance effective ! et à dimension, non de postérité, mais d’éternité… _

tous les hommes ».


Car : « c’est tout un monde
_ voilà : un « monde«  humain,

via une aisthesis qui s’est élaborée en son rapport au monde (singulier : poétique !) de créateur (vraiment original : pas décalé !) d’œuvres « vraies«  ! ce qui n’est ni immédiat, ni facile : c’est l’aventure longue, patiente et complexe, très fine et très riche, en la finesse infinie de son détail, de l’œuvre (d’Art) d’une vie d’un artiste « vrai«  : pas un vulgaire commercial !!!.. _

qui disparaît avec lui.

Sans doute _ aussi _ laisse-t-il une œuvre _ « vraie« , donc _,

là où d’autres, bien plus célèbres _ car mieux identifiés, ceux-là, de la plupart des autres, en leur « commun« , faute d’une telle singularité (de créateur d’œuvres d’art)… _ de leur vivant,

hommes politiques, leaders d’opinion, chefs d’entreprise, patrons d’industrie,

ne laisseront rien » _ de cette qualité-intensité d’éternité vraie : vraiment singulière !..

« Il _ l’artiste qui meurt _ laisse des objets

auxquels on _ certains « amateurs«  un peu mieux attentifs et lucidement sensibles (que d’autres), ceux-ci… _ attribuera,

un peu légèrement sans doute _ par confusion avec l’« éternité«  : lire ici Spinoza ; et Deleuze… _, la vertu de l’immortalité,

mais des objets pourtant _ soient des œuvres ! _ qui, sans utilité, sans usage _ immédiatement pratique à l’évidence commune, rudimentaire, du moins… _,

sortis du circuit commercial _ c’est-à-dire du profit spéculatif _,

sont des témoins uniques et admirables,

dans leur fragilité et leur vulnérabilité _ du profond à découvrir, délicatement, de la vraie « humanité«  : qualitative, elle ; pas comptable ! _,

empreints de ce sens, comme les vases de Babylone, d’un certain sacré » _ celui, « sens« , et celui, « sacré« , auquel accèdent (seuls, sans doute…) les créateurs d’œuvres d’art « vraies«  _, page 106.

Voilà pourquoi la cupidité nihiliste

qui mène principalement le monde maintenant

est une nef des fous-aveugles

entraînant _ en une régression sadique-anale perverse ?.. _ le reste de la chaîne des non-voyants _ à la Breughel _ vers l’abîme

misérable

du _ merdiquement ! _ rien… 

Voilà donc une contribution admirable à la civilisation humaine non-in-humaine

que cet incisif et lucidissime Hiver de la culture

de Jean Clair,

aux Éditions Flammarion, dans la collection Café Voltaire :

nous y parle très directement une lucidité vraie, de très haute tenue, en sa profonde et essentielle probité

de ce qui fait vraiment (= sensiblement) « monde » pour des humains

non encore in-humains,

en une aisthesis à partager

et cultiver…

Merci d’un tel livre si important !

Titus Curiosus, le 12 mars 2011

Diablement mozartiennement vôtre, encore : le Divertimento K. 563 (à Puchberg), par le Trio Zimmermann ; et Kristian Bezuidenhout ; et Elisabeth Grümmer…

07mar

En des temps assez décevants

(de détresse collective : le nihilisme et la cupidité se faisant l’un l’autre la courte-échelle ! et à toute allure : plus vite à l’abîme ! _ cf le passionnant lucidissime essai de Jean Clair : L’Hiver de la culture : article à suivre prochainement…),

la (sublime !) grâce mozartienne

a des effets lumineusement dynamisants,

sur ceux se laissant doucement soumettre

et le plus simplement du monde

à l’enchantement de sa musique ! :

pour preuve,

l’irradiante lumière du CD Alpha 177 des Sonates pour violon & pianoforte Koechel 380 & 454 (de 1781 & 1784) par Rémy Cardinale & Hélène Schmitt, récemment chroniqués _ cf mon article du 1er février dernier : gratitude à l’éditeur du mozartissime CD “Sonates pour pianoforte & violon” Alpha 177, par Rémy Cardinale & Hélène Schmitt _ le vortex de la braise… : un Mozart comme vous ne l’avez jamais encore entendu à ce degré de (féline) justesse !!!

Eh bien !

une semblable grâce, en tout cas très voisine,

illumine l’interprétation _ magnifique ! radieuse ! _

du sublime Divertimento à cordes en mi bémol majeur Koechel 563, à (l’ami et frère de loge maçonnique) Puchberg (en 1788),

par le Trio Zimmermann,

constitué des excellentissimes Frank-Peter Zimmermann, au violon, Antoine Tamestit, à l’alto, et Christian Poltéra, au violoncelle :

Divertimento qui appartient « non seulement au groupe des meilleures œuvres de chambre, mais constitue également l’un des sommets indépassable du genre » _ en effet ! _,

selon le mot de Hermann Abert

que rapporte le livrettiste, Horst A. Scholz,

en _ et pour _ ce CD-SACD 1817 d’exception (!!!)

que nous propose l’excellent éditeur BIS.

Et le livrettiste de poursuivre :

« Dans un jeu conscient avec les conventions, l’art et le plaisir se combinent ici au niveau le plus élevé ; et, au contraire de la définition (encyclopédique), la musique _ de Mozart _ cherche à être à la fois « polyphonique » et « développée ». C’est ainsi que ce genre nouveau parvient _ d’un seul geste : dansé ! _ à son apogée, le trio à cordes« .

Enchaînant :

« Ses racines puisent avant tout dans la sonate en trio baroque. Joseph Haydn et Luigi Boccherini se consacrèrent à ce genre nouveau _ du trio. Le trio à cordes demeurera cependant le plus souvent dans l’ombre du quatuor à cordes avec ses quatre voix pleines. Mais Mozart compose ici un trio à cordes qui n’est pas un quatuor atrophié, mais plutôt son distillat _ voilà ! sa quintessence… Le dialogue entre trois personnes possédant les mêmes droits ne comprend pas _ certes non ! _ de remplissage ou de passages à vide. Au prix d’une exposition permanente, les trois voix parviennent à un réseau exceptionnellement riche _ oui ! _, en permanente transformation bien que stable« …

« La conception en six mouvements demeure dans la tradition du divertimento : deux mouvement rapides encadrent deux mouvements lents et deux mouvements à l’allure dansante« .

Et « un matériau thématique commun (des arpèges ascendants ou descendants) réunit les mouvements ; ce qui, dans un tel contexte, est inhabituel« …

L’interprétation de ce Trio-Divertimento (à Puchberg)

par le Trio Zimmermann

est d’une justesse d’élan et de grâce

infinis…

Chapeau bien bas, Messieurs les artistes !

L’interprétation est à la hauteur de perfection, comme jamais, du chef d’œuvre !

Et pour continuer

en cette diablesse de justesse d’interprétation

sublimissimement mozartienne

_ si délicate à saisir et donner ! _,

j’ai la très grande joie de proposer aussi à l’écoute

et au ravissement,

tant le Keyboard Music, vol. 2, du merveilleux pianofortiste Kristian Bezuidenhout,

avec, notamment l’Adagio en si mineur Koechel 540 (de 1788 aussi) : quel sommet de grâce ! et sur un instrument d’après Anton Walter & Sohn, à Vienne, ca 1802 !

en un CD Harmonia Mundi HMU 907498 ;

que le récital d’Arien und Szenen d’Elisabeth Grümmer,

accompagné _ surtout ! pour 7 des 12 joyaux ici rassemblés _ par le Berliner Philharmoniker, sous la direction de Wilhelm Schüchter, en 1955

_ mais aussi par Joseph Keilberth (pour la Cavatine d’Agathe du Freischütz de Weber), Herbert von Karajan (pour deux scènes de Hänsel und Gretel de Humperdinck), Richard Kraus (pour l’air du saule de l’Othello de Verdi) & Rudolf Kempe (pour un extrait du Deutsche Requiem de Brahms) ; plus encore une scène du Rosenkavalier de Richard Strauss, avec ce même Wilhelm Schüchter _,

dans _ surtout ! _ des airs et scènes

de Mozart

inégalés _ rien moins !!! et je pèse mes mots !.. _ :

la scène avec les trois Enfants,

ainsi que l’air Ach, ich fühls, es ist verschwunden,

de Pamina,

dans La Flûte enchantée ;

les airs Porgi amor & Dove sono,

de la Comtesse,

ainsi que le duo Che soave zeffiretto de la Comtesse, avec Suzanne,

dans Les Noces de Figaro ;

et l’air Come scoglio,

de Fiordiligi,

dans Cosi fan tutte :

soit le CD d’anthologie (!) Legenden des Gesanges n° 11, d’Ars Produktion…

Admirable !

Hélène Schmitt &  Rémy Cardinale,

Frank-Peter Zimmermann, Antoine Tamestit & Christian Poltéra,

Kristian Bezuidenhout,

Elisabeth Grümmer :

à cinquante-cinq ans de distance,

tous

de sublimissimes _ et tout frais ! comme il se doit ! _ mozartiens !


Titus Curiosus, ce 7 mars 2011

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