Archives du mois de avril 2013

Le défi de la conquête de l’autonomie temporelle (personnelle comme collective) : la juste croisade de Christophe Bouton à l’heure du « temps de l’urgence » et de sa mondialisation

25avr

C’est avec un vif enthousiasme que j’ai la profonde joie de chroniquer ici  le très beau travail de Christophe Bouton, en son riche et combien magnifiquement juste ! essai Le Temps de l’urgence

qui paraît ce mois d’avril aux Éditions Le Bord de l’eau, dans la très intéressante collection Diagnostics _ cf déjà le très remarquable État de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire, de Michaël Foessel, chroniqué dans mon article du 22 avril 2010 : Le courage de « faire monde » (face à la banalisation esseulante du tout sécuritaire) : un très beau travail d’anthropologie à incidences politiques de Michaël Foessel…  _, que dirigent Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc.

Christophe Bouton _ homme tranquille, calme et riche de quiétude, au quotidien, dans la vie _ est un philosophe très probe, très précis, ordonné et très clair _ l’analyse de l’Histoire ainsi que celle du Temps constituent la focalisation principale de son œuvre de philosophe _, qui entreprend en ce travail-ci, et d’abord sur le terrain sien de l’analyse philosophique des concepts et des problèmes

_ mais pas exclusivement : « in medias res », pour commencer (pages 7 à 16) ; ainsi que sur le terrain des sciences sociales aussi (aux pages suivantes de son Introduction, « L’Urgence comme fait social total« , « Mise en perspective historique et géographique » et « La Confusion entre l’urgence et la vitesse« , pages 16 à 37 ; puis en un très riche premier chapitre « Extension du domaine de l’urgence« , à ras de ce nous offre l’actualité récente des médias et des sciences sociales, pages 39 à 115) : au point de m’inciter à aller regarder d’un peu près dans les livres qu’il cite assez abondamment de Nicole Aubert, Le Culte de l’urgence, et Gilles Finchelstein, La Dictature de l’urgence : mais leur défaut est de manquer (et même gravement !) de soubassement conceptuel philosophique ! Ce que dit Nicole Aubert de l’« éternité«  est tout simplement consternant ! ; et la focale de Gilles Finchelstein est celle d’un pamphlet politique un peu trop circonstanciel, un peu daté par le contexte de la campagne présidentielle, qui présida à son écriture, en 2012, et visant la (caricaturale, il est vrai) pratique sarkozyenne du pouvoir et des médias… Alors on mesure combien est précieuse et même indispensable la profondeur de champ du regard conceptuel philosophique… _,

qui entreprend, donc,

d’oser envisager des « remèdes » _ concrets et qui soient efficaces ! et pas seulement individuels (ou plutôt personnels), mais aussi collectifs, c’est-à-dire, et à la fois, politiques et juridiques, mais aussi économiques : et cela, à l’échelle tant nationale qu’européenne, pour ce qui nous concerne, nous Français ; mais aussi (et surtout) mondiale, à l’heure de la mondialisation des procédures capitalistes ! _ à la « maladie de l’urgence« 

qui ne cesse, depuis la décennie des années 90 du siècle dernier _ déjà ! _, de répandre, à la plus large échelle et grande vitesse (et accélération) qui soit en une spirale-maëlstrom qui s’auto-alimente et s’auto-accélère elle-même (= un méga-vortex !), l’urgence a « vocation à la mondialisation«  _, ses considérables « dégâts » ;

avec, même, cette très haute perspective, page 245, en ouverture de son chapitre 4 « Arrêt d’urgence ! » :

« On peut même se demander si la mondialisation du capitalisme ne va pas entraîner la mondialisation de l’urgence. Que faire _ demande-t-il donc ! _ pour enrayer ce processus ?.. »

_ le très remarquable chapitre 2, pages 117 à 187, s’intitule « Les Dégâts de l’urgence » ; et ceux-ci sont magnifiquement analysés, ainsi que « la nouvelle barbarie«  (selon une expression empruntée à l’Humain, trop humain, de Nietzsche), qui caractérise leur effet systémique ;

à propos de « l’inquiétude moderne« ,

cf ce que déjà disait Locke de l’« uneasiness » (= mal à l’aise, malaise !) ;

et Christophe Bouton ne manque pas de citer, page 197, ce mot crucialissime (!) de Locke en train de fonder le libéralisme en cette fin du XVIIe siècle : « L’inquiétude (uneasiness) est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes« , dans la fameuse traduction en français de Coste, celle-là même que reprit Leibniz pour l’écriture de ses Nouveaux essais sur l’entendement humain ; Locke nous livre ici rien moins que le malin génie (de marketing !!! : faire désirer, et à perpétuité, ce dont la victime éprouve l’absence-privation comme une souffrance ; et cela sans jamais combler vraiment, par quelque jouissance enfin suffisante !..) à la base de l’ingéniosité capitaliste en train de mettre alors en place ses dispositifs… ;

et qu’est donc l’« urgence » se mondialisant d’aujourd’hui,

sinon cette « uneasiness«  même, considérablement (!) augmentée et accélérée,

par laquelle il s’agissait, déjà alors, de « mobiliser«  à faire travailler et à faire acheter (au-delà d’un simple « consommer«  ou satisfaire des besoins, selon la logique de l’« utile«  : ce n’est d’ailleurs toujours là que le leurre et la « figure de proue«  de ce qui devient carrément une « mobilisation infinie«  ; celle-là même de ce « temps de l’urgence«  généralisée, totale (voire totalitaire…) d’aujourd’hui dont parle Peter Sloterdijk, en sa Critique de cinétique politique : cf page 115…) les malheureux « esclaves«  de cette nouvelle « aliénation ?.. ;

« le comble de l’aliénation temporelle » étant désormais « cette privation totale _ le mot est prononcé ! _ de temps libre et de liberté dans l’usage du temps. L’individu voit son temps quadrillé, compressé, saturé par des tâches multiples (ce qu’on peut appeler la polychronie) au point que le peu de temps disponible qui lui reste ne lui sert qu’à dormir pour tenir bon« , pages 34-35 (et Christophe Bouton d’annoncer alors : « S’agissant de l’origine de l’urgence, on mettra la focale sur le domaine où elle semble la plus intense, l’économie« , page 35…) ;

 

« l’urgence est un esclavage moderne« , conclut page 187 Christophe Bouton sa réflexion du chapitre 2 « Les dégâts de l’urgence« , avec à l’appui un autre mot décisif de Nietzsche : « celui qui de sa journée, n’a pas deux tiers _ vraiment ! _ à soi est un esclave, qu’il soit au demeurant ce qu’il voudra : homme d’État, marchand, fonctionnaire, savant« …) ;

et encore, page 181, cette autre réflexion de Nietzsche (au moment de son séjour à Sorrente, et deux siècles après Locke, dans une optique diamétralement opposée !!!) : « cette agitation s’accroît tellement que la haute culture _ nécessairement ouverte et créatrice ! _ n’a plus le temps de mûrir _ voilà ! _ ses fruits ; c’est comme si les saisons se succédaient trop rapidement. Faute de quiétude, notre civilisation aboutit à une nouvelle barbarie » ; nous y sommes !..

Au final de ce travail passionnant qu’est ce Temps de l’urgence,

il s’avère que ce sont les conditions mêmes les plus concrètes et effectives de la liberté,

dans les activités de travail

comme dans les activités de loisirs,

que cherche à distinguer, mettre en valeur et surtout promouvoir le plus concrètement possible, dans les actes et dans les œuvres tant personnelles que collectives,

l’analyse très précise et superbement ciselée de Christophe Bouton ici.

Et il appert alors que l’alternative à l' »urgence« 

pressante et stressante _ jusqu’au burn-out ;

sur le burn-out, lire le remarquable et magnifique travail de Pascal Chabot, Global burn-out, paru au mois de janvier dernier ; le phénomène du « burn-out » apparaît cité sept fois dans l’essai de Christophe Bouton, aux pages 21, 65, 126, 130, 244, 278 et 291… _


est bel est bien le « loisir«  _ vrai, et sa vraie respiration : « le loisir comme libre modulation des tempos«  par la personne, en artiste de son existence, sa vie, page 34 ;

soit « le loisir, à égale distance de l’urgence et de l’oisiveté« , page 297 ; Christophe Bouton poursuit : « Écoutons Montaigne : « Je hais à quasi pareille mesure une oisiveté croupie et endormie comme embesognement épineux et pénible. L’un me pince, l’autre m’assoupit »«  ; ce même Montaigne (avec quel art des verbes !) de : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors… » ;

« le loisir est à comprendre comme un libre usage du temps tout au long du temps quotidien et du temps de la vie » (page 285) ; c’est-à-dire à la fois dans l’activité du travail et dans l’activité du temps libre ;

car, de fait et fondamentalement, « la liberté ne peut être comprise qu’à la lumière du temps _ c’est-à-dire de la modulation la plus souple qui soit, par la personne active, de ses usages. Elle nomme la capacité de l’individu à pouvoir _ très effectivement _ décider, se frayer un chemin _ d’actes et d’œuvres, in concreto _ dans l’arborescence _ ouverte et riche _ de ses possibilités futures« , page 144… ;

et cela, pour, s’y épanouissant dans ses réalisations pleines, éprouver cette joie qui témoigne (Spinoza le montre et l’analyse) que, au sein même du temps, s’éprouve aussi la plénitude inaltérable d’une dimension d’éternité (sur laquelle nul temps à venir n’aura de prise, pour l’amoindrir, la briser, la détruire… L’éternité est l’autre même du temps ; mais elle ne s’éprouve, pour nous humains, que dans le temps ; et dans la gratitude de la vie : dans le temps juste ! musicalement juste !!! même si probablement « il faut (aussi) porter du chaos en soi pour donner naissance à une (telle) étoile dansante«  _,

Et il appert alors que l’alternative à l' »urgence » pressante et stressante

est bel est bien le « loisir« ,

comme Christophe Bouton le démontre parfaitement dans sa superbe Conclusion, Éloge du loisir, pages 283 à 298.

La base en est que « réhabiliter le loisir,

c’est promouvoir, à rebours de l’urgence,

l’idée d’une liberté _ à conquérir et bricoler dans le faire : c’est un art délicat et extraordinairement riche ! _ par rapport au temps« , page 285.

« Il s’agit de penser un libre usage du temps

dans l’activité professionnelle

et dans les loisirs ;

un temps libre pendant le travail _ par exemple « décompresser le temps, assouplir le carcan temporel, freiner la course à la productivité dans l’organisation _ offerte et subie _ du travail« , page 248 _

et en dehors du travail _ à l’envers complet des « industries culturelles » (de crétinisation par le seul divertissement fun) si justement dénoncées par Theodor Adorno, Max Horkheimer et les philosophes de l’École de Francfort.

Le loisir est un temps plus libre,

dans son usage et sa modulation, page 294 _ moduler (c’est un terme musical) est très important…

À terme,

le « loisir au sens de libre usage du temps (…) n’est pas un amusement, un simple passe-temps pour intellectuels _ par exemple… _, il n’est rien moins qu’une des conditions _ sine qua non ! _ de la démocratie et, plus généralement, de la civilisation » _ rien moins ; et c’est tout simplement essentiel ! _, pages 295-296.

Parce que « le loisir est le temps de la réflexion et de la création« ,

car « pour créer des œuvres,

pour les découvrir également _ cf ici, sur l’activité que comporte nécessairement  une vraie « réception » (= pleinement active elle-même, même si cela comporte bien des degrés…), et pas une « consommation » passive et endormie, de ces œuvres : en cette modalité du vivre, importante elle aussi, « dormir«  sa vie est toujours une décidément terriblement mortifère (et assez difficilement rattrapable : on s’y laisse entraîner…) « aliénation » et « barbarie » ! ;

cf là-dessus les magnifiques L’acte esthétique de mon amie Baldine Saint-Girons, et Homo spectator, de mon amie Marie-José Mondzain : deux livres majeurs ! _,

il faut pouvoir disposer de temps

et pouvoir en user librement«  _ les deux : quantitativement et qualitativement ! Et pas l’un sans l’autre !

Sans la liberté vraie de l’usage du temps, il n’y a très vite que vide et gouffre de néant de sens (même si c’est massivement partagé !) ; et que ce soit dans l’ordre du travail comme dans celui du « temps libre » : le sens de ce qu’est « faire » pour un humain, se perd et s’épuise, bercé par le train-train trompeur de la répétition nihiliste des habitudes, dans le forçage massivement subi de la propagande des « besoins« , de l’« utile«  et de ce qui s’auto-proclame « consommation« , voire « civilisation d’abondance » (et « des loisirs«  !) ; et dans la ritournelle endormeuse du cliquetis des roues des wagons sur les rails répétés à perte de vue des habitudes (confortables ou pas) installées ;

sur l’habitude, et a contrario de ce que j’en dit là, un commentaire très intéressant, pages 139 à 142, du livre de Bruce Bégout La Découverte du quotidien _,

est-il précisé page 296.


Et « on peut appeler « tempérance »

_ oui : c’est en effet tout un art (et très effectif )du « tempérer« -moduler. Et la musique et l’art du musicien nous en font ressentir la réalisation ; d’où l’importance vitale de l’aisthesis. ; cf ici les travaux de Jacques Rancière, par exemple dans le passionnant entretien (avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan) récapitulatif de son parcours de penser-chercher qu’est La Méthode de l’inégalité ; mais aussi et d’abord dans Aisthesis _ scènes du régime esthétique de l’art _

cette capacité

_ personnelle : à construire peu à peu acte par acte, œuvre par œuvre, en son « expérience » ; se référant à « deux catégories empruntées à l’historien Reinhart Koselleck« , Christophe Bouton indique, page 143 : « tout individu possède, de part et d’autre de son présent _ et lui donnant, les deux, de la perspective… _, un « champ d’expérience » et un « horizon d’attente »… » élargissant considérablement l’espace et la respiration du vécu de ce présent, non seulement « s’ouvrant«  ainsi, mais enrichi de considérable consistance ; ce qui vient s’éprouver dans le déploiement du « créer« … ; cf là-dessus le très beau livre de Jean-Louis Chrétien, La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation _

à bien user de son temps

et à vivre « à propos »« 

_ ici Christophe Bouton cite le fondamental chapitre 13, De l’expérience, du livre III des Essais ; mais sans se référer au merveilleux commentaire des expressions « passe-temps » et « passer le temps » : « J’ai un dictionnaire tout à part moy… » ;

Montaigne disant alors de la vie (et de ce qu’elle offre très généreusement à vivre) : « Nous l’a Nature mise en main, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous _ voilà ! _ si elle nous presse _ avec, désormais, la pression de ce qui est en passe de devenir le « fait total«  de l’urgence organisée socio-économiquement, tant dans le travail que les loisirs de masse, dans le capitalisme ultra-libéral mondialisé… _ et nous échappe inutilement » ; Montaigne citant alors le Sénèque magnifique (!) de la Lettre 11 (à Lucilius) : « La vie de l’insensé est ingrate, elle est trouble ; elle s’emporte _ dans l’inconsistance _ vers l’avenir tout entière » ;

et Montaigne de conclure ce sublime passage : « Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive _ c’est le mot important ! car est bien là tout l’art de vivre « vraiment«  !.. _ telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. (…) J’accepte de bon cœur, et reconnaissant _ Montaigne entonne un chant de gratitude ! _, ce que Nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On _ = les ingrats qui se laissent emporter dans l’inconsistance de l’urgence factice généralisée _ a fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer _ voilà ! Tout bon, il a fait tout bon«  ; à chacun d’identifier les responsabilités de ses stress ; et d’ y répondre en conséquence : par la modulation souple (= créatrice !) de ses actes !.. ;

là-dessus, se référer au concept magnifique de « plasticité » superbement analysé par Catherine Malabou, en son La Plasticité au soir de l’écriture _ dialectique, destruction, déconstruction _,

afin de « trouver pour chaque situation le temps juste,

le bon tempo » _ et c’est bien de la musique du vivre (pleinement) qu’il s’agit là ! _, page 297.


On comprend que cette « tempérance » _ comme art du tempo, du temps juste ! _,

assez difficile déjà à conquérir personnellement _ c’est un art subtil et délicat : tout musical… ;

cf la sublime invocation à Apollon et aux Muses au final si poétique des Essais de Montaigne ; mais aussi selon Socrate, in Gorgias 482b… _,

soit aussi chasse gardée socio-économique,

et même assez jalousement :

« la tempérance, un luxe réservé à quelques uns ?« , page 297

_ la liberté des autres en agaçant plus d’un ! Sadisme et masochisme faisant partie intégrante des pulsions humaines, eux aussi sont à tempérer : personnellement, d’une part, mais aussi socialement ; et il arrive que certains, décomplexés, ici se déchaînent…

D’où les ultimes mots _ courageux et de grande ambition socio-politique : pour ce qui est de « trouver des répliques, des résistances à l’urgence« , ainsi qu’il a été dit page 248… _

de l’essai de Christophe Bouton, pages 297-298 :

« Tant que la course à la productivité

ne sera pas _ tant soit peu _ freinée et contrôlée

par des politiques menées aux niveaux national

et international _ et là n’est certes pas le plus facile à inciter et obtenir, dans un régime de concurrence généralisée et exacerbée !.. _,

tant que des contre-normes juridiques _ de droit effectif _

_ cf ici les beaux travaux de Mireille Delmas-Marty, par exemple son tout récent Résister, responsabiliser, anticiper ; ceux d’Alain Supiot, dont L’esprit de Philadelphie _ la justice sociale face au marché total est cité page 280 ; et ceux de Jean Garapon, dont Le Gardien des promesses _ Justice et démocratie est cité page 168… _

ne seront pas opposées à la norme _ de fait _ de l’urgence

_ et Christophe Bouton vient de proposer une panoplie de mesures très précises et concrètes de « résistance«  effective à cette très envahissante « norme de l’urgence«  ;

les quatre « attitudes qui semblent devoir être évitées » et très positivement contrées (en une stratégie de remèdes précis et concrets se voulant aussi justes qu’efficaces), étant, telles que cernées à la page 245, « catastrophisme, banalisation, psychologisation, fatalisme«  ;


pour les remèdes positifs que propose Christophe Bouton,

outre la préventive dénonciation d’« Impasses » dans lesquelles ne pas se fourvoyer, ni s’empêtrer (pages 250 à 258),

ainsi qu’une très opportune démarche de « Démystification«  (pages 258 à 265), avec ses trois rubriques

_ « vraie ou fausse urgence«  (pages 259 à 261, et en trois temps de questionnement méthodique à se proposer : 1) « la question de l’origine de l’urgence«  ; 2) « la question de la menace et de ses effets potentiels«  et 3), « la question de la finalité de l’urgence« ) afin de démêler le vrai du faux en matière d’urgence ;

_ « le Slow Time«  (pages 261 à 264), tel un mouvement commençant à se déployer ;

_ et « l’éducation comme rempart contre l’urgence«  (pages 264-265) un dispositif crucial afin de contrer la « discipline«  de l’urgence : ainsi « l’éducation qui ne laisse pas assez de place à la créativité _ et la formule est encore beaucoup trop timide ! Il faut enseigner les voies libres de la création : artistique, d’abord !.. _ devient une institution de la séquestration, qui fabrique des sujets dociles« , peut-on y lire ;

et pour ma part, l’enseignant (à philosopher !) que je demeure viscéralement, continue de se scandaliser que ce ne sont pas les plus intelligents et les plus créatifs de ses meilleurs élèves qui ont été les mieux reconnus in fine par le cursus des Études français ; ce qui souligne à mes yeux l’inintelligence et l’infécondité que notre pays et notre culture en récoltent aujourd’hui ! ; l’hyper-lucidité de Paul Valéry s’en désolait et révoltait déjà dans les années trente… Cf mon article du 26 août 2010 à propos de la brillante et très riche biographie de Paul Valéry par Michel Jarrety : Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple… Fin de l’incise… ;

 

on se reportera surtout au sous-chapitre des « Solutions politiques et juridiques » (pages 266 à 281) qui termine le chapitre 4 « Arrêt d’urgence ! » (pages 245 à 281),

avec ses quatre étapes : « la réduction du temps de travail » (pages 268-269), « le droit à la déconnexion » (pages 270 à 276), « pénaliser l’urgence organisationnelle«  (pages 276 à 278) et « réformer le capitalisme » (pages 278 à 281)… ; et c’est bien là-dessus que paraît devoir se focaliser le débat de fond majeur _,

« Tant que la course à la productivité ne sera pas freinée et contrôlée par des politiques menées aux niveaux national et international, tant que des contre-normes juridiques ne seront pas opposées à la norme de l’urgence _ je reprends l’élan de ma phrase _,

 

la reconquête _ ou conquête, plus simplement : a-t-elle donc déjà, jadis, été atteinte ?.. Nul âge d’or n’est perceptible dans le rétroviseur de l’Histoire… _

de l’autonomie temporelle _ des personnes humaines _

sera _ autant personnellement que collectivement, les deux ; et que ce soit dans les conditions (socio-économiques, d’abord) de travail, ou dans les conditions (socio-économiques, elles aussi, ainsi qu’idéologiques) des loisirs, telles qu’elles se présentent massivement proposées (et « proposées«  demeure un euphémisme !) ; et surtout dans les usages enfin libres, parce que libérés (de ce qui, travail et loisirs sans vrai « loisir« , les « presse«  et oppresse ; gare ici aux impostures (et à La Fabrique des imposteurs…) cherchant à nous faire prendre des vessies pour des lanternes…), que nous devons apprendre, geste à geste, œuvre à œuvre, à faire de nos actes ! en de vraies œuvres… _

difficile autant que rare« …

Pour conclure,

je voudrais citer (en la résumant un peu) la superbe conclusion (de l’état des lieux de la situation aujourd’hui) du chapitre « Les dégâts de l’urgence« , pages 186-187, qui met fort bien l’accent sur l’importance de trouver des « solutions accessibles » (page 36) contre « l’emprise de l’urgence » (page 37) :

« En premier lieu, l’urgence (…) se révèle souvent contreproductive. (…) Elle fait naître du désœuvrement dans et et en dehors du travail. (…) Elle engendre une sclérose, une rigidification de l’existence. Elle n’est (…) qu’une mobilité factice.

Le deuxième critère pour disqualifier l’urgence est celui des conditions de la vie bonne. (…) L’urgence permanente (…) sape les conditions d’une vie bonne parce qu’elle s’attaque à la structure même du temps de l’individu à tous ses niveaux : temps quotidien, temps de la vie, temps de l’Histoire. Le temps de l’urgence est un temps de détresse. (…) Être dans une telle détresse, ce n’est pas seulement manquer de ressources temporelles pour mener à bien ses projets ; c’est vivre dans un temps dont le présent est dérobé, le passé déraciné et l’avenir atrophié.

(…) Un troisième type de normativité pour évaluer l’urgence (…) fait appel à (des) notions comme l’œuvre ou la liberté. Toute urgence implique une limitation plus ou moins grande de liberté, qui va de l’interdiction de choisir ses gestes sur une chaîne de montage à l’impossibilité de choisir le sens de sa vie. La liberté, entendue dans un sens temporel, consiste à être, dans certaines limites, maître de son temps. (…) L’urgence est un esclavage moderne (…), une aliénation d’un genre nouveau. L’emploi du temps, le rythme de travail, l’organisation des projets, échappent de plus en plus au contrôle des intéressés. (…) L’urgence est la négation du temps à soi. Elle est comme telle source de frustration, mais il n’est pas sûr qu’on s’en rende toujours compte, car elle est aussi (…) la négation du temps de la réflexion sur soi«  _ ce de quoi ne manque pas se réjouir le« dernier homme » du nihilisme de la modernité, dans le (plus que jamais d’actualité !) lucidissime et indispensable (!) Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra, rédigé par Nietzsche en 1883, il y a cent aujourd’hui trente ans…


Alors vivent les remèdes contre cette destruction-là !

Le Temps de l’urgence est un livre de salubrité publique !


Titus Curiosus, ce 25 avril 2013

 

L’éblouissant panorama de « La Musique en France depuis 1870″, de Brigitte François-Sappey

15avr

Bien au-delà de la circonstance anecdotique _ et tristement (et honteusement, aussi, sinon, même, scandaleusement !) ridicule : honte à l’auteur-journaliste ! qui a fourni cette incongrue circonstance ! :  j’y reviendrai, très secondairement et plus loin, afin de ne salir en rien la lecture et l’hommage dû aux si riches apports de ce merveilleux travail et livre de Brigitte François- Sappey : La Musique en France après 1870, qui paraît aux Éditions Fayard/ Mirare, sur fond de « La Folle journée«  de cette année-ci, 2013, à Nantes : « L’Heure exquise _ musique française et espagnole » (30 janvier – 3 février)… _,

incongrue et surtout très inappropriée _ en la teneur factuelle de son fond ! on en jugera plus loin… _ qui m’a fait rencontrer (et lire : passionnément !) le livre magnifique de Brigitte François-Sappey La Musique en France après 1870,

c’est le travail de présentation (et analyses précises, inspirées et fouillées, et commentaires sobres et pertinents ! _ tout cela en une langue goûteuse, claire et rapide : française ! _)

de ce que, d’une part, a été, au jour le jour et au fil des années (et périodes qui s’en dégagent), la réalité de « la musique en France depuis 1870« 

_ Brigitte François-Sappey découpe ces cent quarante années en trois principaux chapitres (dont il s’avère que, au-delà de querelles spécifiquement esthétiques, les trois pivots sont les trois guerres franco-allemandes ; déjà les dates parlent !) :

le chapitre II, « Renouveau et Art nouveau (1870-1914) » aux pages 33 à 109 ;

le chapitre IV, « Années folles et sages (1914-1945)«  aux pages 137 à 191 ;

le chapitre VI « Itinéraires et feux croisés (depuis 1945)«  aux pages 215 à 242 ;

qu’elle fait précéder, et après un très rapide prologue « Un adieu à Berlioz 1803-1869«  aux pages 7-8, d’un très éclairant et tout à fait remarquable (par l’art de dire tant, et si bien, en si peu de pages) chapitre I « Musique française, musique en France« , aux pages 9 à 31 ;

et entre lesquels elle intercale deux lumineuses analyses d’œuvres-phare :

le chapitre II, « Claude Debussy« , aux pages 111 à 136 ;

et le chapitre V, « Maurice Ravel« , aux pages 193 à 214 ;

et l’on découvre que « la musique en France«  est loin de se borner, tant en matière de compositions-créations que de concerts de toutes sortes, à de « la musique française« ,

tant ce petit cap occidental tout au bout de l’immense continent asiatique qu’est l’entité « France« , est loin de frileusement se refermer à (et sur) son seul espace géographique, ethnique, culturel ; de très longue date, la France, ouverte (« terre d’accueil« , page 9), accueille et brasse, et aussi réunit, sans réduire ni étouffer dans quelque carcan que ce soit (Brigitte François-Sappey emploie, quant elle, l’expression de « creuset de culture« , page 24 ;

comme elle met l’accent, page 15, sur le fait que « entr’ouverte à l’Italie puis à l’Allemagne au fil des âges, puis à tout l’Occident et à l’Orient en son âge d’or (expression à relever ! ) des années 1900, la musique française (ne s’apparente décidément pas, jamais) à une école. Seulement une École buissonnière, suggère Saint-Saëns« …), selon une intense, profonde et permanente et continue « vocation«  à de l’universalité (culturelle et civilisationnelle : « accueillante (que cette France est) aux artistes de tous pays« , page 9) ;

oui, là est probablement, et nécessairement dans une certaine mesure, la vocation fondamentale de la France, constitutive (charnellement) de son identité ouverte et chaleureuse, fine et large ;

et à cet égard, Paris en constitue (depuis si longtemps que c’est presque toujours !) un pôle attractif de lumière singulièrement chaleureux et vivant de mille vies : page 23, Brigitte François-Sappey cite ce mot, en 1867, de Wagner à Louis II de Bavière : « Paris est le cœur de la civilisation moderne (…) Paris qu’aujourd’hui encore je préfère à tous les lieux du monde« … ;

et je relève encore, en commentaire et contrepoint à la question « l’idéal serait-il celui proposé par Ravel : « Un artiste doit être cosmopolite dans ses jugements, mais irréductiblement national lorsqu’il aborde à l’art de créer ? »… »,

ce cri du cœur de l’auteur, page 10, où elle révèle beaucoup d’elle-même : « Toujours est-il que, de part et d’autre de la « guerre des tranchées » (soit la Grande Guerre de 14-18), il y eut une belle époque (voilà !) à la fois de la musique française et de la musique en France, formulation plus ouverte et plus véridique » que nulle autre_,

c’est le travail de présentation _ je reprends donc, et la proposition principale de ma phrase, et le souffle de mon élan ! _

de ce que, d’une part, a été la réalité de « la musique en France depuis 1870« 

ainsi que, d’autre part, de ce qui en résulte en forme de moisson d’œuvres _ présentées et lumineusement analysées, en leur essentiel ! _, pour nous autres, mélomanes d’aujourd’hui

_ les deux perspectives demeurant à distinguer-dissocier

(si par exemple l’œuvre de Lucien Durosoir compte pour beaucoup, dans ce qui résulte pour nous aujourd’hui d’œuvres de poids et chefs d’œuvre dans le cours de l’Entre-deux-guerres,

cette musique-là n’a pas alors, en son temps même de composition, franchi le cercle des amis, tel un André Caplet, et interprètes, tels un Jean Doyen ou un Paul Loyonnet, un Maurice Maréchal ou un André Navarra, par exemple, de ses sept rares concerts : trois concerts publics : 10-11-1920, 2-2-1922 et 21-10-1930 ; et quatre concerts privés : 25-10-1924, 6-11-1929, 11-6-1933 et 19-6-1934, en tout et pour tout ; et sans en rien donner à publier, non plus… ;

elle n’a donc certes pas accédé à un statut de « figure dans le paysage musical de l’époque«  pour la plupart des musiciens qui furent les contemporains objectifs de sa composition (de 1920 à 1950) sans accéder à sa connaissance, l’homme Lucien Durosoir se tenant quasi en permanence loin de Paris et des milieux musicaux, clans et écoles, se consacrant et au travail de création de son œuvre de musique et aux soins de sa mère infirme : en son ermitage de Bélus, au sud de l’Aquitaine, au climat adéquat à ces deux priorités siennes-là, celle de l’artiste créateur profondément vrai, et celle de l’homme, un homme de devoir, en sa fondamentale piété filiale…) ;

seul le recul du temps long permettant au regard « en relief«  de l’historien (et musicologue ô combien sensible ! qu’est Brigitte François-Sappey) de mettre en lucide perspective historiographique et musicologique ce qui ressort pleinement significativement aujourd’hui pour nous de ce cheminement historique de la « musique en France depuis 1870«  : avec l’importance des singularités-artistes qui émergent, au final de la décantation lente des temps, des mouvements et des goûts… _,

c’est ce magnifique travail de synthèse et analyses ô combien fines et riches, en leur extraordinaire « relief » _ et je veux mettre l’accent sur cet aspect-là du talent d’intelligence artistique de Brigitte François-Sappey !.. _,

et de ce qu’a été la réalité de « la musique en France depuis 1870« , et de ce qui en résulte en forme de moisson d’œuvres singulières pour nous aujourd’hui,

qu’a réalisé le talent rare de Brigitte François-Sappey,

qui mérite notre profonde admiration et gratitude

et nos éloges les plus enthousiastes !

Il n’est que de comparer les denses et lumineuses 260 pages de ce livre toujours toujours très alerte _ sans jamais la moindre lourdeur d’apesantissement ! _,

avec les treize pages (de la page 22 à la page 34) du pourtant très nourri (et excellent !) article de Gérard Condé, « L’Esprit français _ de Berlioz à Boulez« , dans le numéro de janvier dernier (n° 610) de Diapason :

quand Gérard Condé sait résumer _ bien ! _ la période,

la plume magnifiquement cultivée de Brigitte François-Sappey, elle, la fait proprement « revivre » pour nous,

en la diaprure fine et toute en relief _ j’y insiste ! _ des vibrations généreuses _ et richement complexes ! _ de ses très vivantes facettes, par des analyses parfaitement ciselées, des citations (d’artistes ou de critiques avisés) merveilleusement judicieuses, en la précision même de leurs moindres signifiants _ et cela est irremplaçable, et hors de la portée de ce qui s’en tient à des résumés… _ , et des contextualisations artistiques et culturelles complexes rien moins que lumineuses :

c’est tout ce « monde » vibrillonnant d’excellente musique (en la France _ une France ouverte et cosmopolite, accueillante : aux Russes, aux Espagnols, aux artistes Européens de partout _ depuis 1870) qu’elle fait « revivre » avec beaucoup de délicatesse dans le rendu fin en même temps que très précis du détail des œuvres, chaque fois excellemment serties dans le contexte (et personnel _ = singulier ! _, et collectif _ = général _) de leur création !

Et cela, dans une parfaite alacrité _ française ! _ d’expression : « sans rien qui pèse ou qui pose » jamais…

Déjà, les remarques du chapitre inaugural mettant l’accent sur la distinction des expressions de « musique française » et de « musique en France« , sont plus que précieuses ;

car la France de l’Art, et la France créatrice de musique en l’occurrence _ du moins pour ce qui la concerne, elle… _, n’a pas été profondément touchée _ cf page 11 : « À chaque guerre resurgit la question de l’esprit national«  _ par le prurit nationaliste ;

ni en 1870, ni en 1914 et 1919 ; ni en 1945…

Si « la défaite de Sedan force de se poser avec Ernest Renan la question : « Qu’est-ce qu’une nation ?« ,

en 1871, afin d’affirmer _ tout de même _ leur francité _ dans leur création à venir et encourager _, les musiciens fondent la Société Nationale de musique, avec pour devise « Ars gallica », même s’ils peinent à mettre une sourdine à leurs attachements germaniques _ devenus, après l’éclat et la splendeur rayonnante de Rameau en son siècle (celui de Quand l’Europe parlait français), tout-puissants au XIXe siècle ; cf ici le livre important de Martin Kaltenecker, L’Oreille divisée _ les discours sur l’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècle ; ainsi que mon article du 3 août 2011 : comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée ».

Renouer avec Josquin, Couperin et Rameau _ plutôt que de se couper d’aux _, partir en quête des richesses du terroir, voici _ quel était musicalement, de fait, alors _ le programme.

Aucune œuvre ne portera toutefois un étendard national aussi affiché que les Polonaises de Chopin, les Rhapsodies hongroises de Liszt, Russia de Balakirev, Finlandia de Sibelius, Italia de Casella, Catalonia et Iberia d’Albéniz.

Aucune d’ailleurs n’est intitulée Francia (…)

Rien ne serait pire que de s’enfermer dans un nationalisme blessé« , page 18.

Et page 24 : « Après 1870, tout aussi nombreux, les étrangers participeront _ et pas à demi _ à l’efflorescence générale : on associera Matisse et Picasso, Debussy et Albéniz, Ravel et Falla, qui reconnaît : « Pour tout ce qui fait référence à mon métier, ma patrie, c’est Paris »

En fait, ce souci de « francité » s’avère seulement un désir de « réajustement » de style :

« À propos de Pelléas, Debussy avait écrit :

« J’ai surtout _ la nuance est intéressante _ cherché à redevenir français. Les Français oublient trop facilement _ au profit alors des germanismes romantiques, notamment wagnériens, à ce moment… _ les qualités de clarté et d’élégance qui leur sont propres, pour se laisser _ un peu trop _ influencer par les longueurs et les lourdeurs germaniques » ;

et il avait loué chez Rameau « cette clarté dans l’expression, ce précis et ce ramassé dans la forme, qualités particulières et significatives du génie français ».

Satie avait prévenu :

« J’expliquais à Debussy le besoin pour un Français _ à ce même moment… _ de se dégager de l’aventure Wagner, laquelle ne répondait pas _ pas assez _ à nos aspirations naturelles. Et je lui faisais remarquais que je n’étais nullement anti-wagnérien, mais que nous devions avoir une musique à nous _ sans choucroute si possible.« 

Pour Ravel, « notre conscience française est faite _toujours un minimum _ de réserve. »

(…)

« L’esprit français ? Depuis Rameau _ mais déjà chez La Fontaine et Molière ; et d’autres avant… _, il s’est donné comme objectif de _ pudiquement et avec élégance _ « cacher l’art par l’art même »,

de s’apparenter à une esthétique de la litote » _ et non de la surcharge _, pages 11-12.

Et ceci encore de magnifique, pages 16-17,

en réponse à l’interrogation « Qu’en est-il donc du « génie musical français » ? » :

« Debussy a résumé de façon tout hédoniste : « La musique française, c’est la clarté, l’élégance, la déclamation simple et naturelle ; la musique française veut, avant tout faire plaisir. » Ces qualités _ cependant : la nuance est importante ! _ n’excluent ni l’intellectualité, ni l’audace, ni la fantaisie (et en note, Brigitte François-Sappey ne manque pas d’alors apporter la nuance suivante à propos d’un des compositeurs-phare, selon elle (avec Olivier Messiaen et Pierre Boulez : c’est sur eux trois qu’elle conclut l’essai), de la période actuelle : « Henri Dutilleux, indéniable descendant de Debussy et Ravel, a longtemps refusé qu’on applique à son œuvre l’étiquette de « musique française », estimée restrictive pour être trop souvent limitée aux notions de « mesure, clarté, élégance, charme »… ») _ ce qui m’évoque personnellement ce qu’en son puissant Le Pouvoir esthétique, Baldine Saint-Girons identifie comme le pôle de la grâce, au sein ce qu’elle nomme le « trilemme esthétique » du beau, du sublime et de la grâce… Cf mon article du 12-9-2010 : les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : « le pouvoir esthétique » ; ainsi que le podcast de mon entretien avec elle sur ce livre le 25-1-2011

Les Français privilégient la sensibilité sensorielle, et visent l’apesanteur des paramètres. Ils apprécient les images musicales suggérées par les titres _ cela se trouve aussi (et est central !) dans l’œuvre entier de Lucien Durosoir _, et raffolent de la danse, mais sans exagération. Le « rien de trop » des Grecs et « l’et cœtera » seraient ainsi _ conjointement _ les qualités françaises par excellence, ce qui n’a pas échappé _ en effet ! _ au philosophe musicien Vladimir Jankélévitch.

Inhabituelle en France, la démesure berliozienne elle-même est stylisée, acérée _ oui ! _, car l’imagination se double d’une auto-censure _ c’est-à-dire une fondamentale tempérance. L’autodidacte Chabrier composait au crayon pour pouvoir mieux effacer, mais les plus experts ont poursuivi cette esthétique de la soustraction. Debussy qui confie : « Combien il faut d’abord trouver, puis supprimer, pour arriver à la chair nue de l’émotion ! » ; Ravel qui s’excuse : « Il me reste quelques notes à effacer »… »…

C’est là, en effet, tout un art subtil et délicat,

et coloré de fantaisie, aussi, c’est-à-dire foncièrement libre : « buissonnier« ,

de la nuance ;

et, sur la palette, du nuancier…

L’ouverture, par Brigitte François-Sappey, de son chapitre « Claude Debussy« , pages 111-112-113,

est tout particulièrement significative de cet esprit _ éminemment français (et loin du wagnérisme : Nietzsche aussi, via Bizet, l’a très vite senti !) _ de liberté que rien n’encage, ni n’enrégimente :

« Comme tout grand créateur, Debussy avait conscience de son génie,

mais ne souhaitait nullement faire école

_ voilà qui personnellement m’évoque aussi, et très précisément, la personnalité « buissonnière« , elle aussi, de compositeur-créateur de Lucien Durosoir, dont j’ai essayé de cerner la « singularité« , justement ! dans ma première contribution au colloque « Durosoir«  de Venise _, et s’agaçait de la dévotion des debussystes.

Or l’injonction mi-ironique de Satie _ « Dieu Bussy, seul honorera « , placée en exergue à ce chapitre III de La Musique en France après 1870 _ est _ désormais _ devenue _ avec le recul et le relief du XXe siècle _ une évidence _ historique.

Aux côtés de Stravinsky et de Schoenberg, Debussy (1862-1918) domine son siècle _ pour nous aujourd’hui, près d’un siècle après sa mort _ comme Monteverdi et Beethoven le leur.

Tous ces créateurs se situent au passage de deux siècles qu’ils ont franchi vers la trentaine, en pleine possession de leurs moyens.

L’art de Debussy est singulier

_ sans faire (encore moins que Debussy !) école ; et pour cause : son œuvre (réalisée de 1920 à 1950) ne se découvre (publie, joue et est diffusée peu à peu) qu’après le passage de 2000 (le tout premier CD de ses œuvres, le CD Alpha 105 de sa musique pour violon et piano, paraît en 2006 ; suivi en 2008 du succès marquant du CD Alpha 125 des 3 quatuors à cordes), l’art de Lucien Durosoir frappe, lui aussi, par sa puissante singularité !..

C’est un art localisé et daté _ à Paris autour de 1900 _ par son raffinement d’esthète et son élitisme _ que cet art de Claude Debussy ;

quant à l’art carrément chtonien, lui, de Durosoir (l’homme est passé par les tranchées de la Grande Guerre), son incontestable « raffinement« , oui, n’est ni « d’esthète« , ni « élitiste » parisien : s’y ressent une formidable puissance de souffle (à la Whitman, si l’on veut, qui a connu la guerre de Sécession et les immenses espaces d’Amérique), d’ampleur rien moins qu’universelle… C’est ce qui se ressentira à l’audition de son grand œuvre symphonique (« aux soldats de la  Grande Guerre« ), Funérailles.

Mais si Debussy est en symbiose avec les tendances de son temps,

c’est qu’il y trouve _ aussi, et consubstantiellement _ matière à nourrir son « alchimie » toute personnelle _ et c’est bien là la condition commune (et générale, universelle) de toute « création » artistique : aucune n’est absolument ex nihilo !.. Chacune opère, nécessairement, par distinction subtile et souvent infinitésimale, d’avec ses sources et d’avec son contexte… Et Brigitte François-Sappey met excellemment en valeur cette accession, œuvre par œuvre, du créateur vrai à la singularité de son génie (à faire émerger, en son itinéraire de composition-création : en sa poiêsis en action…), par-delà les classements plus commodes en catégories et écoles…

Rien ne lui sied mieux _ musicalement _ que la pensée suggestive du symbolisme, la touche allusive de l’impressionnisme, les vertes arabesques de l’Art nouveau, les éclats rougeoyants du fauvisme

_ et Brigitte François-Sappey consacre de très belles et magnifiquement justes pages, pages 37 à 42, à ce qu’elle nomme et intitule parfaitement « la fusion des arts » :

« À l’alliance des arts de la musique dramatique, intégrant poème, décors et danse _ cf ici le concept d’« art total » chez Wagner _,

l’époque tend à substituer l’équivalence des arts, voire leur syncrétisme _ oui ! Delacroix parlait déjà de « la musique d’un tableau » et Baudelaire précisait : « La manière de savoir si un tableau est mélodieux ou non, est de le regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet ni les lignes _ cf Kandinsky face aux Meules de foin de Monet découvertes par lui posées à l’envers au bas des cimaises… S’il est mélodieux, il a déjà un sens ». Reprises à l’Allemand Hoffmann _ en effet ! _, les correspondances baudelairiennes induisent l’idée d’analogie entre les sons, les couleurs et les parfums à laquelle l’imagination, « reine des facultés », a enseigné le sens moral _ cf mon concept d’« imageance » à partir de ce que Marie-José Mondzain nomme « opérations imageantes«  À raison, Gauguin affirme : « Ne vous y trompez pas : Bonnard, Vuillard, Sérusier sont des musiciens, et soyez persuadés que la peinture colorée entre dans une phase musicale. » Maurice Denis atteste que « le tableau tendait à devenir une musique et un état d’âme ». D’où l’ouvrage La Peinture musicienne et la fusion des arts de Camille Mauclair. Mallarmé, Proust, bientôt Claudel, sont non moins préoccupés de musique et d’équivalence des arts« …  

Mais cet art daté et localisé _ comme toute production et initiative humaine : toujours en situation historico-sociale _ est en vérité hors temps et hors espace _ sub specie aeternitatis, dit excellemment Spinoza… _ par l’expression d’une sensibilité unique _ qu’il s’agissait de parvenir à faire génialement émerger en une œuvre réalisée, et secondairement donnée-proposée à ressentir et contempler aux autres… _ et une forme de perfection

qui le hisse dans l’Olympe intemporel _ quand (et à condition que) « le style » devient (ou devienne) « l’homme même« , pour reprendre l’expression lucide de Buffon, en une « singularité«  vraie (et non feinte, ou sociale seulement, sur le marché de l’Art : à la Bourdieu, dans son La Distinction _ critique sociale du jugement…). Et en effet « ce qui est beau, est difficile autant que rare »

Et aussi parce que Debussy a osé _ le génie doit toujours faire preuve de courage, et donc d’une certaine dose de solitude… _ le frotter _ avec fécondité _ à tous les courants dans l’espace et dans le temps. Il le confronte à l’Espagne, à la Russie, à l’Orient, au monde anglo-américain, au Moyen-Âge ou au XVIIIe siècle. Sans arrogance ni pusillanimité _ ni l’un, ni l’autre ; mais en cherchant à conquérir la difficile et rare simplicité (non immédiate !) de l’évidence du geste le plus naturel, en le trésor de finesse de sa plus grande complexité même : une sorte de quadrature du cercle, d’où l’artiste ne se sort que par l’incorporation toute simple, in fine (là est la conquête, mais sans jamais rien forcer !) de la plus vive et fine et légère sprezzatura Car sa personnalité est si forte qu’il ne craint pas de _ risquer _ l’amoindrir au commerce _ le plus et le mieux cultivé _ des autres.

Dans cette absolue conscience de soi, il est _ alors, à ce tournant du siècle _ l’artiste français le plus comparable à l’Allemand Wagner _ d’où sa position, rétrospectivement au moins et pour nous, dans l’histoire de la musique…

Quels que soient ses moments d’inquiétude et de lassitude, artistiquement parlant, il est invulnérable. Ce qui lui évite tout fantasme d’amnésie _ Debussy poussant loin sa conscience.

Cet art ouvert à toutes les leçons du monde conceptuel et sensoriel, respectueux du patrimoine français, n’est rebelle qu’aux leçons-messages _ un peu trop doctorales _ de l’Allemagne et parfois à l’échange _ pouvant se crisper _ avec les compositeurs de son temps.

Sous son apparente fragilité, cet art ductile est robuste. Il offre une composante unique de l’instinctif et du déductif (ajout de deux mesures à Jardins sous la pluie, « section d’or oblige »). Debussy est à la fois toute intelligence et toute intuition, attentif et nonchalant.

Jamais sans doute depuis Rameau, on n’a su mettre ainsi à égalité des composantes artistiques aussi complémentaires.

Pour mieux exprimer _ loin des principales pesanteurs des conformismes _ son « je »,

Debussy pratique un « jeu » ludique, sensoriel, un art d’agrément qui rejoint le divertissement du XVIIIe siècle, le Je-ne-sçay-quoi et L’Et cœtera de Couperin.

En professant que « la musique doit humblement chercher à faire plaisir », il se rallie au postulat de Racine : « La principale règle est de plaire et de toucher ; toutes les autres règles ne sont faites que pour parvenir à cette première ».

Chez Bach, alors que d’autres vantent la solidité de la pulsation rythmique, lui admire son art de « l’arabesque »,

et pour la grande édition Rameau chez Durand, il se charge de La Guirlande.

Son tour de main est si imperceptible, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose », que certains sont déroutés par cette « révolution subtile » (Boucourechliev).

Cet art quintessencié _ parent de celui de Rameau, en effet… _ pourra à son tour _ en aval _ être inépuisablement questionné par chacun et tous. Les sériels et les spectraux y trouveront matière à réflexion dans le maniement de l’harmonie-timbre, l’engendrement d’un processus, le tout acoustique.

Les dettes de cet art si inventif sont pourtant _ en les décryptant _ indéniables.

Debussy le forge au contact de Wagner (Tristan, Parsifal), Moussorgski (« Allez entendre Boris, tout Pelléas y est »), et Chopin (« Je sors tout entier de la 4e Ballade« ). Il doit aussi quelque chose à Franck, Massenet et Borodine dans le mélodisme de ses premières œuvres (Clair de lune, Quatuor), à Chabrier et Satie pour certaines tournures harmoniques. Il devra sans doute au jeune Ravel la révélation d’une Espagne stylisée.

Ses sources incluent aussi le chant grégorien, les polyphonies de la Renaissance.

À partir de là, il est libre _ comme tout génie authentiquement créateur.

Pour preuve, son Hommage à Rameau, si personnel et modal, l’étude Pour les agréments, sans rapport avec les agréments des clavecinistes français pourtant évoqués dans l’avant-propos du recueil.

Charles Rosen peut ainsi conclure son Style classique : « Les héritiers authentiques du style classique furent non pas ceux qui entretiennent ses cendres, mais ceux qui, de Chopin à Debussy, en préservèrent la liberté en altérant progressivement et finalement en détruisant le langage musical qui avait en son temps permis la création du style. »

Tout cela excellemment perçu, analysé et commenté

_ et le chapitre Ravel est de la même extrême qualité _,

fait de la lecture de ce très riche travail de Brigitte François-Sappey

une pure délectation de sensibilité intelligente

Pour finir,

et de manière très anecdotique,

je vais narrer les circonstances incongrues

qui m’ont donné l’occasion _ très contingente ! qu’on m’en excuse ! _ de lire ce travail passionnant si riche de Brigitte François-Sappey :

c’est d’une part l’excellent Vincent Dourthe qui chez Mollat m’indique, l’air amusé :

« J’ai pensé à vous ! Je viens de lire dans une des récentes revues  de disques le qualificatif de « très dispensable » appliqué à Lucien Durosoir« …

Et voilà que le lendemain c’est mon gendre Sébastien qui, à son tour, me raconte qu’il vient de lire un article « descendant en flèche » Lucien Durosoir… C’est à propos du livre de Brigitte François-Sappey La Musique en France après 1870


De retour chez moi, je mets la main sur le dernier numéro de Diapason, et lit, en effet, à la page 142, l’article d’un nommé François Laurent présentant cet ouvrage, dans la rubrique « Livres« .

Voici ce qui s’y lit :

« On admire, chez Brigitte François-Sappey, signature bien connue des lecteurs de Diapason (cf. dans ce numéro, son grand article sur Alkan), l’art de la synthèse, de la formule pleine d’esprit. Il n’en faut pas moins pour en dire autant et si bien, débrouiller en deux pages les notions d’impressionnisme et de symbolisme musicaux, en instillant au propos la juste dose d’anecdotes, de citations, pour le sauver d’une énumération fastidieuse _ le talent de Brigitte François-Sappey est loin de se borner à ces critères formels sur lesquels se focalise le journaliste (ayant vraisemblablement à l’esprit sa propre tâche)…

Si le très dispensable Durosoir tape l’incruste _ sic ! quel langage !.. _,

on s’étonne de ne pas trouver Taffanel _ un flûtiste du XIXe siècle : probablement un phare au moins pour les flûtistes… _, autrement important _ vite, vite : qui est-ce ?.. Comment Brigitte François-Sappey a-t-elle pu négliger un compositeur-créateur d’une telle importance ?! _ dans le paysage de son temps _ ici, c’est une affaire d’époque : Claude Paul Taffanel

(« né à Bordeaux le 16 septembre 1844 et mort à Paris le 22 novembre 1908, est considéré comme le fondateur de l’école française de flûte traversière, qui domina _ sinon lui-même en tant que compositeur-créateur d’œuvres mémorables, du moins cette école qu’il est réputé avoir fondée ! _ la discipline de cet instrument tant au plan de la composition que de l’interprétation pendant la majeure partie du XXe siècle« , indique Wikipedia…)

a possiblement occupé davantage de place pour ses contemporains, ne serait-ce que du fait de son poste de professeur de flûte au Conservatoire, que Lucien Durosoir compositeur, absent de Paris (et s’installant à Belus, au fin fond des Landes) et de la scène musicale tant parisienne qu’internationale après 1914…

Quant aux œuvres de Taffanel, voici celles que recense Wikipedia : « Taffanel composa plusieurs classiques du répertoire de la flûte traversière _ voilà donc… ; mais sont-ce (aussi…) des chefs d’œuvre ? _, dont Andante Pastoral et Scherzettino, Grande Fantasie (Mignon), Fantaisie, Thèmes/ Der Freischutz, Quintette en sol mineur (pour quintette à vent)« .

On peut découvrir aussi dans l’édition anglaise de Wikipedia que Claude Paul Taffanel a aussi commencé à écrire un livre de Méthode pour la flûte, 17 Grands Exercices Journaliers De Mécanisme, qu’ont terminé après son décès deux de ses élèves, Louis Fleury et Philippe Gaubert, et qui est considéré comme un Classique du livre de Méthode pour l’apprentissage de la flûte. Et que Philippe Gaubert est considéré comme le second (après Taffanel) Flûtiste et Compositeur pour la Flûte français…

Dont acte.

Bagatelle _ qu’une telle inversion de priorité d’inscription au « paysage musical » de la France d’après 1870, tranche magnanimement l’auteur (probablement lui-même flûtiste…) de l’article.

On se félicite, en revanche, de voir ces dames _ maintenues, elles, dans l’anonymat de ce pluriel démonstratif grandiose ! _ avoir enfin droit de cité, dès le premier chapitre _ qui définit la musique « française », son rayonnement, ses chantres, ses vecteurs institutionnels, ses clans… _ pour découvrir les noms de « ces dames », prière de se reporter aux pages 19-20 du livre de Brigitte François-Sappey : « après Hélène de Montgeroult, Louise Bertin, Louise Farrenc, les Françaises continuent _ après 1870 _ de montrer un beau tempérament : Pauline Viardot (…), Augusta Holmès (…), Marie Jaël (…), Cécile Chaminade (…), Lili Boulanger (…), Jeanne Leleu, Elsa Barraine, Adrienne Clostre et d’autres« . Et encore, plus tard : « Germaine Tailleferre (…), Betsy Jolas (…), Edith Canat de Chizy« 

Le livre de Brigitte François-Sappey étant au final qualifié _ toujours l’accent sur la forme… _ de « Brillant, non ?« 

Ouf ! Il ne s’agissait donc là que d’un petit règlement de compte clanique…

Et si l’expression « taper l’incruste« 

convient bien peu au si peu carriériste Lucien Durosoir, l’ermite de Belus ! _ et encore moins à la sublimité de certaines de ses œuvres !!! _ ;

elle ne convient pas davantage à l’usage que fait du nom de « Durosoir » Brigitte François-Sappey,

à trois reprises seulement,

et les trois fois, pages 67, 159 et 160, au sein de listes d’œuvres de musique de chambre de divers compositeurs :

_ la première fois, page 67, parmi la liste (sèche) de ceux qui oseront relever le « défi » de composer des « quatuors à cordes » :

« le quatuor à cordes reste un défi pour les Français. Il faut attendre le dernier Franck pour le voir émerger avec grandeur. Comme chez le vieux maître, il sera le plus souvent traité à l’unité, tel un rituel de maturité (Chausson, Fauré, Roussel, Vierne, Schmitt) ; mais des jeunes réclament aussi un frémissant adoubement (Debussy, Ravel, Cras), quitte à réviser ce premier élan (Lalo). Tâtent aussi du quatuor Castillon, Gounod, d’Indy, Dubois, Ropartz, Saint-Saëns (pour une fois suiveur et non pionnier), Magnard, Vierne, Emmanuel, Durosoir, Kœchlin, Enesco… Un grand absent sur ce terrain exigeant, le plus espéré de tous : Dukas, le jalon manquant« .

_ la seconde fois, page 159, c’est à propos (et toujours sous forme de liste sèche) des compositeurs de « quintettes avec piano » :

« Entre chambre et concert, les quintettes avec piano sont toujours des œuvres imposantes et essentielles, que ce soit chez Vierne, Pierné, Hahn, Fauré (2e), Durosoir, Kœchlin, d’Indy, Cras« …

La troisième occurrence du nom de « Durosoir« , page 160, revient, cette fois plus en détail, sur le cas du « quatuor à cordes« , qualifié même de « Seuil » _ quasi initiatique _ :

« En 1923, au moment de se mettre à son unique quatuor, Fauré avoue : « Tous ceux qui ne sont pas Beethoven en ont la frousse ! » Ses disciples, Kœchlin et Schmitt, originaires de l’Est, et Honegger, le Suisse alémanique, pensent assurément de même.

Honegger dédie précisément à Schmitt son Ier Quatuor (1917) qui bénéficie de l’enseignement de Gédalge ; il y déploie une écriture foisonnante et met au point son plan, bientôt fameux, avec réexposition inverse (AB, développement, BA), une symétrie d’architecte différente de la narrativité discursive.

Pour Poulenc, qui a pourtant parachevé sa formation auprès du savant Kœchlin auquel « il doit tout », le quatuor restera « l’embarras de sa vie » ; plusieurs thèmes d’un quatuor abandonné se retrouveront dans le finale de sa Sinfonietta de 1947 au milieu d’emprunts à Mozart ou à Tchaïkovski _ ce qu’il appelait son « adorable mauvaise musique ».

Violoniste concertiste, brisé par la guerre, Lucien Durosoir compose trois quatuors (1920-1934) _ une phrase entière (et qui dit beaucoup), mais guère assez longue pour justifier l’expression « tape l’incruste«  !..

Ropartz poussera jusqu’à six quatuors ; en 1926, son troisième, très beethovénien de structure, resplendit d’une luminosité toute française.

Le vieux d’Indy referme pratiquement son parcours avec son troisième de 1930« .

Et pages 160-161, Brigitte François-Sappey consacrera un paragraphe de 21 lignes aux dix-huit quatuors de Darius Milhaud…

L’agressive expression du journaliste de Diapason « le très dispensable Durosoir tape l’incruste » est donc doublement impropre : tant pour l’homme et l’artiste Durosoir, si peu carriériste ! ; que pour Brigitte François-Sappey, qui ne fait pas à l’œuvre de celui-ci au sein de son panorama de « la musique en France après 1870« , un sort considérable, ni indu !

Paradoxalement, le résultat de l’article de ce brillant journaliste qu’est François Laurent de Diapason,

est donc que, c’est à côté des trois seuls noms de Hector Berlioz (1803-1869), Claude Debussy (1862-1918)  et Maurice Ravel (1875-1937)

que cet article réussit à placer _ même si c’est pour lui dénier la place que lui accorde l’auteur du livre _ un seul nom autre nom de compositeur pour cette période « d’après 1870 » en France,

celui de Lucien Durosoir (1878-1955),

au sein des 260 pages du travail de présentation de Brigitte François-Sappey !

Que l’auteur de ce papier de Diapason ne lit-il donc pas plutôt le bel article de Christophe Huss, l’été 2008,
sur le site classics-today.com
http://www.classicstodayfrance.com/review.asp?ReviewNum=2640
relatant son émotion face à ces 3 Quatuors de Lucien Durosoir interprétés par le Quatuor Diotima (CD Alpha 125) ! ; le voici :

« Pour que cet immense disque prenne sa vraie valeur, je vous suggère de baisser un peu le volume d’écoute, car la prise de son découpée au rasoir de Hugues Deschaux, nous met les oreilles dans le vif du sujet et n’élude rien des sonorités un rien agressive du Quatuor Diotima.
Les violonistes du Quatuor Diotima ne valent pas ceux des Quatuors Prazak ou Emerson. Mais les Prazak ou les Emerson n’enregistrent pas Durosoir… Or ce disque est littéralement vertigineux. Surtout au moment où il paraît… En effet, l’interprétation de la 2e Symphonie de Roussel par Stéphane Denève (Naxos) a mis le doigt sur une noirceur, une amertume post-Grande Guerre dans une certaine création musicale française, qui n’avait jamais été mise en avant à ce point. Or les Quatuors de Lucien Durosoir (1878-1955) expriment exactement cela. Ils illustrent un pan de la création musicale française, loin de l’élégance de Debussy et Ravel, qui produit des œuvres ressemblant à un écho grave et amer de la tragédie de la guerre.

Plus encore que dans la 2e Symphonie de Roussel, on a l’impression d’entendre ici, quarante ans avant, les prémices des grandes œuvres de Chostakovitch. Les mouvements lents des Quatuors n° 1 et 2, notamment, sont une plongée abyssale dans la noirceur du monde. On notera par exemple à quel point dans la Berceuse du Quatuor n° 2 la mélodie qu’on attend n’éclot jamais (un peu comme cet allegro qui n’arrive pas dans la Symphonie funèbre de Joseph Martin Kraus). Les flottements harmoniques, les frottements aussi, une sorte « d’incertitude du lendemain » (dans le sens où on ne peut pas deviner la phrase ou la note qui va suivre) sont les caractéristiques de ces partitions.

On le pressent à l’écoute : Durosoir est un musicien de la Grande guerre. Violoniste, il y rencontra le violoncelliste Maurice Maréchal et le compositeur André Caplet. Et c’est vrai que c’est à l’énigmatique Caplet qu’il faut le comparer. La notice propose de remarquables analyses des œuvres, qu’il serait inepte de paraphraser. Mais certaines assertions décrivent très bien en fait ce à quoi on est en droit de s’attendre et méritent d’être citées:

« La circulation des thèmes essentiels à travers plusieurs mouvements fait de ces trois quatuors des œuvres plus ou moins résolument cycliques. La tonalité, assumée comme fondatrice, se dissout dans une abondance d’altérations qui créent des rencontres sonores inattendues et une harmonie très personnelle. Les superpositions rythmiques tendent à densifier le tissu instrumental et à brouiller la stabilité rythmique. » Vous le comprenez à partir de ces données : l’univers de Durosoir est un monde instable où tout est perpétuellement remis en cause.

Ce n’est pas le chemin de la facilité auquel nous invite ce compositeur injustement méconnu. Ses compositions reposent sur une image sonore rude due à la trituration du matériau musical et à « l’indépendance dans la fusion » qu’il exige de la part de ses musiciens. Le Quatuor Diotima est à la hauteur de ces défis. Aux auditeurs, maintenant, de graver les pentes escarpées de ce massif d’une imposante exigence.« 

À l’émotion de Christophe Huss,

on peut confronter ce qu’était _ et demeure, renforcée par les écoutes des œuvres aux concerts ! _ la mienne, à l’ouverture même de mon blog, le 4 juillet 2008 ; j’intitulais mon article Musique d’après la guerre

De même qu’on peut aussi jeter un œil à cet autre article, le 17 juillet suivant, à propos de la réception des œuvres par la critique (et son cérumen aux oreilles) : de la critique musicale (et autres) : de l’ego à l’objet _ vers un « dialogue »

Et pour revenir au propos de fond de cet article-ci,

merci encore à Brigitte François-Sappey

de son si beau et riche travail en ce lumineux panorama…

Titus Curiosus, ce 15 avril 2013

L’oeuvre Durosoir au concert : les programmes du Quatuor Equinoxe et du Trio Rilke aux concerts d’Hendaye les 6 et 7 avril 2013

11avr

L’œuvre musical de Lucien Durosoir se caractérisant par une très forte singularité _ objective et à nos oreilles _,

en présenter quelque pièce _ en quelque sorte détachée… _ au concert, nécessite,

de la part des musiciens-interprètes,

un art délicat et assez subtil de la conception-composition du programme…

Et voici qu’il s’avère qu’avec Beethoven _ et sa puissance intense et profonde _,

Durosoir consonne en quelque sorte idéalement…

Le samedi 6 avril dernier, le Quatuor Équinoxe

(constitué de Clara Abou et Pauline Dangleterre, violons, Loïc Douroux, alto, et Émile Bernard, violoncelle),

et le dimanche 7 avril, le Trio Rilke

(constitué de Clara Abou, violon, Claire-Lise Démettre, violoncelle, et Antoine de Grolée, piano),

présentaient

en « Hommage à Lucien Durosoir«  _ et pour « Chemin de mémoire » qui entend instituer de tels concerts à Hendaye, lieu où vécut (et qu’a aimé) Lucien Durosoir, du 26 novembre 1925 au 29 avril 1926 ; et où il a composé deux œuvres importantes : les second et troisième mouvements de sa sonate Aube pour piano (achevés le 18 décembre 1925 et le 2 février 1926) et le premier mouvement de son Trio pour piano, violon et violoncelle (achevé le 18 avril 1926) ; c’est lors de ce séjour à Hendaye qu’a été décidé, le 14 avril 1926, l’achat de la Villa Les Chênes à Bélus, à l’extrémité sud-ouest de la Chalosse, où allaient s’installer définitivement (à la recherche du climat le meilleur !) Lucien Durosoir et sa mère : ce fut le 4 septembre 1926 _

deux œuvres de Lucien Durosoir :

d’une part,

deux mouvements, l’Adagio et le Scherzo, de son premier Quatuor à cordes (de 1920) _ cf sur les quatuors de Lucien Durosoir mon article du 4 juillet 2008 : Musique d’après la guerre _ ;

et d’autre part ses Cinq Aquarelles pour violon et piano (de 1920 aussi _ sa toute première œuvre _) : Bretagne, Vision, Ronde, Berceuse et Intermède

La très grande qualité de ces deux concerts _ et cela dans l’excellente acoustique de l’église Saint-Vincent, un lieu empreint d’une spiritualité qui convient parfaitement à la musique intense de Lucien Durosoir _

a très vivement marqué le public,

du fait de l’engagement puissant de ces deux (jeunes) ensembles, produisant une très forte « présence » _ poétique et musicale ! _ des œuvres interprétées… 

Alors, comment composer un programme de concert, faisant une place à quelque pièce de Lucien Durosoir _ ce compositeur si singulier _,

quand on est une jeune formation de musique de chambre, avec tout le travail de fond (et de longue haleine _ avec tant et tant d’heures de travail ensemble… _) qu’impliquent et nécessitent les formations si exigeantes de Quatuor comme de Trio ?..

Un concert impliquant la mise au point et donc la possession _ dans les doigts, dans les têtes, dans les cœurs : la musique se vit… _ de tout un répertoire,

cela ne peut certes pas s’effectuer du jour au lendemain ;

ce n’est qu’au fur et à mesure des répétitions et de la succession et maturation des concerts que les musiciens pourront peu à peu le constituer, l’établir, le faire resplendir dans leur jeu…


On est donc d’autant plus admiratif

du brillant de la réussite de la performance

des jeunes interprètes

du Quatuor Équinoxe

et du Trio Rilke

à l’église Saint-Vincent d’Hendaye, ces 6 et 7 avril derniers…

Et j’ai particulièrement à cœur de souligner que

les choix du Quatuor à cordes opus 18 n° 1

et du Trio opus 97 n° 7, avec piano, « À l’Archiduc » de Beethoven

se sont révélés particulièrement opportuns et ô combien excellents ! pour chacun des deux concerts,

la puissance poétique musicale de Lucien Durosoir ayant, en effet, quelque chose d’apparenté _ qu’on y médite ! _ à la puissance poétique musicale de Ludwig van Beethoven.

Dans mes essais de présentation-approche _ et d’approche de la singularité, tellement impressionnante ! _ de l’œuvre de Lucien Durosoir _ dans la rédaction de mes contributions au colloque Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955), à Venise, au Palazzetto Bru-Zane, les 19 et 20 févier 2011 : Une Poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité-Durosoir  et La Poésie inspiratrice de l’œuvre musical de Lucien Durosoir : Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, Modernes : les Actes de ce colloque sont en instance de parution… _,

et en procédant, pour cela, à quelques tentatives de comparaison,

si ce sont les noms de Michel-Ange _ sculpteur _,

Agrippa d’Aubigné ou Walt Whitman _ poètes _

qui me sont venus à l’esprit,

en musique,

c’est à la puissance beethovenienne que me fait penser d’abord et en amont du XXe siècle, le génie musical de Lucien Durosoir en sa très forte singularité,


Que l’on pourra associer, aussi, à celui de contemporains tels que

Schoenberg, Janacek,  Szymanovski, Bartok, ou Chostakovich,

en son siècle, cette fois…

Voilà, ainsi, quelques propositions de pistes pour de futurs programmes de concert _  et notamment pour ce nouveau festival de musique (autour de Lucien Durosoir : « Chemin de mémoire« ) qui vient de voir le jour à Hendaye…

Cela dit,

des pièces telles que le Quartettsatz de Schubert,

ou la Sonata per violoncello e basso de Boccherini _ une personnalité rayonnante : au génie comparable à celui d’un Joseph Haydn, par exemple ; ce qui est loin de se savoir (et ressentir) assez !.. _,

ne déparaient en rien _ et ainsi superbement interprétées : avec une magnifique « présence » !!! _ le paysage musical de ces deux très beaux concerts

proposant de commencer à découvrir à Hendaye

l’idiosyncrasie puissante et profonde de Lucien Durosoir…

Titus Curiosus, ce 12 avril 2013

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