Archives du mois de mai 2013

Jean Bollack s’en est allé, mais il a laissé la clé sur la porte : à propos de ce sublime livre de « notes » qu’est « Au jour le jour », un article de John E. Jackson, dans Le Temps

13mai

Commençant à feuilleter les 1128 pages de Au Jour le jour de Jean Bollack

que je ramène de mon petit tour de ce jour à la librairie Mollat,

et en y regardant ce qui concerne par exemple Hannah Arendt (que je suis en train de lire),

et en commençant de m’y émerveiller !,

je jette un œil sur le web pour regarder ce qui a déjà a pu être recensé de ce livre important

du regretté Jean Bollack (Strasbourg, le 7 avril 1923 – Paris, le 4 décembre 2012),

et je découvre un article du Temps, de Genève, sous la plume de John E. Jackson _ auteur de La Poésie et son autre _ essai sur la modernité, paru en 1998 aux Éditions José Corti _,

et en date du 13 avril _ un peu plus d’un mois, déjà ! _,

intitulé Le grand Jean Bollack s’en est allé mais il a laissé la clé sur la porte de son atelier.

Le voici _ assorti de quelques commentaires de mon cru au fil de ma propre lecture, pour entamer le dialogue… _ :

livre samedi 13 avril 2013

Le grand Jean Bollack s’en est allé mais il a laissé la clé sur la porte de son atelier

Par John E. Jackson

Helléniste, philologue, germaniste, traducteur, le regretté Jean Bollack est l’auteur d’une œuvre féconde, magistrale, que vient couronner un recueil de «notes» prises durant ces quinze dernières années.

Mort au début du mois de décembre dernier, Jean Bollack laissait derrière lui une œuvre considérable. Œuvre d’helléniste tout d’abord, centrée d’une part sur l’étude des Présocratiques – Empédocle, Héraclite, Parménide – et de l’autre sur celle des Tragiques, dont il commenta et traduisit (souvent avec son épouse, Mayotte, une latiniste de renom) tout un nombre de pièces essentielles, dont L’Orestie, Œdipe roi, Antigone ou Les Bacchantes. Œuvre de germaniste, ensuite, avec notamment deux volumes sur Paul Celan, dont il fut l’un des proches _ Poésie contre poésie _ Celan et la littérature, en 2001, et L’Écrit _ Une poétique dans l’œuvre de Celan, en 2003 _, mais aussi sur des articles sur Heine, sur Kafka, sur Benjamin ; œuvre d’historien enfin, avec des réflexions sur la situation des études grecques en France ou un livre passionnant sur Jacob Bernays, l’oncle de la femme de Freud, le philologue essayant d’établir un dialogue critique entre la Bible et les textes de l’Antiquité classique.

A cette vingtaine de volumes – dont la plupart constituent des références incontestables pour quiconque prend au sérieux le travail de l’interprétation littéraire – s’ajoute désormais quelque chose qui est comme la révélation de l’«atelier» intellectuel _ voilà ! _ dans lequel tous les volumes antérieurs furent forgés.

Jean Bollack avait consacré les derniers mois de sa vie à préparer l’édition de ce qu’il appelait ses X. Les X sont des notes _ mais toujours précises et détaillées (= très remarquablement argumentées), même quand elles sont brèves _, dont la longueur varie entre une ou deux phrases et une ou quelques pages, qu’il consigna jour après jour depuis une quinzaine d’années au fil de ses lectures et de ses réflexions. Rassemblées sous le titre Au jour le jour, ces notes forment désormais un volume de plus de 1100 pages qui donne un formidable aperçu _ oui ! _ de la manière _ richissime !!! _ dont fonctionnait l’esprit de cet homme qui comptait, je puis en témoigner, parmi les intellectuels les plus impressionnants et les plus pénétrants de la France de ce dernier demi-siècle _ la première raison de signaler la parution de ce livre ; et de diffuser sans plus attendre l’article du Temps, pour contribuer si peu que ce soit à donner le désir de lire ce « trésor » d’intelligence vraie et de vraie culture !!!

Au jour le jour n’est pas un journal, au sens traditionnel du genre. Le classement des X n’est pas chronologique mais thématique. D’«Allemagne» à «Vatican», les rubriques se succèdent selon un ordre alphabétique qui reflète avant tout la diversité des intérêts de l’auteur. A côté des entrées consacrées aux auteurs grecs, on peut relever celles touchant aux poètes modernes, celles qui ont affaire avec sa conception du travail critique, ainsi que tout un groupe de réflexions sur un sujet qui importait manifestement à cet Alsacien grandi à Bâle, à savoir la position de l’intellectuel juif devant les événements du XXe siècle _ ce n’est donc pas par pur hasard que j’ai recherché ce qui pouvait y concerner Hannah Arendt ; et y ai déjà trouvé beaucoup ! ; et de la plus grande richesse de sens et de réflexion ouverte ; y compris autour des polémiques ayant suivi la publication de Eichmann à Jérusalem D’autres entrées (par exemple «Heidegger», «Mémoire», «Musique», «Psychanalyse» ou «Moyen-Orient») complètent cet éventail aussi vaste que nuancé _ toujours ! À quoi bon prendre la peine d’écrire ainsi, sinon…

Le plus frappant, pour qui lit ce gros millier de pages à la suite _ de quoi prendre pas mal d’heures passionnantes ! _, est pourtant moins la diversité ou la richesse impressionnantes de ces intérêts que l’insistance d’une même position ou d’une même forme d’attention _ un élément décisif, bien sûr ! Bollack ne commente presque jamais «à chaud» _ c’est-à-dire seulement épidermiquement _ ce que l’actualité ou ce que ses lectures lui offrent, il soumet _ c’est là son souci éminemment pratique… _ chacun de ses sujets à un même type d’analyse critique. Cette analyse est fondée sur tout un nombre de présupposés consciemment médités et retenus _ en l’expérience exigeante d’une longue vie d’apprendre à toujours mieux penser… Pour ce qui est de la littérature (grecque ou moderne), l’axiome de base est qu’aucun texte (qu’il soit lyrique, romanesque ou théâtral) ne peut être lu d’abord sinon comme la réponse _ en amorce et ouverture de dialogue _ à d’autres textes plus anciens qu’il reprend, remanie, dont il partage ou au contraire dont il modifie le système de croyances sous-jacentes _ cf les remarques là-dessus d’un Antoine Compagnon, par exemple… D’une manière comparable à celle que Pierre Bourdieu, qui fut son collègue et son ami, avait élaborée pour l’analyse des idéologies ou des mondes sociaux, Bollack part du principe que tout acte intellectuel est situé et que la première chose à faire est d’analyser cette situation _ soit une contextualisation tant soit peu curieuse...

Le philologue, au sens bollackien, sera celui qui, ayant pris conscience de cet état de fait, sera capable d’en repérer et d’en analyser les présupposés implicites, pour ensuite construire sa propre lecture _ voilà _ d’une manière critique. Car il y a bien selon lui – c’est là un point qui sépare en profondeur Bollack de toute la critique post-moderne – un sens et une vérité des textes qu’il s’agit d’atteindre. D’où son refus, virulent parfois, de tout pluralisme _ du moins principiel _ : «Le pluralisme _ c’est-à-dire l’affirmation (sceptique !) des seuls relativisme et subjectivisme… _ est une arme radicale pour éliminer le vrai aussi bien que le sens et sa vérité, et écarter la science qui les établit.» Cette vérité, comment l’atteindre? Bollack rejoint ici la position de Freud, qui affirmait que «la vérité ne s’atteint que par _ = via _ ses déformations». Un très grand nombre des X sont consacrées à réfléchir à des comptes-rendus d’articles du Monde, de Libération ou, plus encore, de la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ils sont donc des réflexions critiques sur des réflexions critiques _ soit déjà un dialogue. Or, paradoxalement, ce caractère de secondarité, loin d’éloigner du noyau originel, est ce qui, pense-t-il, permet de retrouver la trace de celui-ci, à la condition d’être analysé comme tel.

Bollack ne serait pas Bollack sans une attitude polémique _ à la Hannah Arendt, décidément… _ qui lui valut souvent d’être marginalisé _ lui comme elle… _ par les institutions académiques que ses attaques dérangeaient et qui réagissaient en conséquence. Au lieu d’être nommé au Collège de France, comme il aurait dû l’être _ certes ! _, c’est à Lille qu’il passa l’essentiel de sa carrière et qu’il créa son «école», profitant de la liberté _ oui ! _ que lui donnait l’éloignement de la capitale pour y former quelques-uns des meilleurs hellénistes d’au moins deux générations de Français intéressés au grec (il forma aussi des germanistes). Cette position d’outsider _ un vocable arendtien ! _ est en fin de compte ce qui, peut-être, définit le mieux la distance critique _ de la lucidité, du dialogue et du questionnement sans cesse poursuivi _ que ce très grand savant a su faire sienne comme personne d’autre.

Comme Celan, inventant une «contre-parole» allemande dans l’allemand de ses poèmes _ d’une autre façon, forcément !, que Victor Klemprer à l’égard (ou plutôt l’encontre) de la LTI, la langue du IIIe Reich… _, Bollack a inventé une contre-position intellectuelle, construite sur la lucidité de cette distance, et qu’il est le premier à rattacher à son origine : «Rien dans mon adolescence ne se comprend vraiment sans la montée de l’hitlérisme qui a joué, dans ma vie personnelle, un rôle essentiel.» Et, parlant de la situation de Bâle, si proche de cette Allemagne qui, à l’époque, aurait signifié à coup sûr pour sa famille et pour lui la déportation et la mort, il note dans un aveu très émouvant : «Je crois que je n’ai jamais pu traverser cette frontière, d’avoir survécu sans avoir vraiment échappé à la mort.»

Quand elle est pensée à cette profondeur _ voilà ! _, une frontière devient le lieu natif de l’intelligence la plus aiguë _ oui. On aura compris, j’espère, qu’Au Jour le jour est un très grand livre _ ce dont je me doutais déjà très fortement en me le procurant il y a quelques heures…

Titus Curiosus, ce 17 mai 2013

Hannah Arendt et l’impérieux devoir de penser « vraiment » ce qui advient : ce qu’en montre magnifiquement le film superbe de Margarethe Von Trotta

07mai

Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta est un film magnifique, d’une suprême élégance et d’une très grande justesse, sur une femme singulièrement admirable _ forte en sa fragilité _ en sa vie _ de « déplacée« .

Jusqu’ici, je ne l’ai regardé qu’une seule fois…

Mais il m’a donné, aussi, le très vif désir de me plonger dans la lecture précise de l’œuvre _ Écrits juifs, pour commencer, puisque le film tourne autour de la séquence 1960-1963 de la vie de Hannah Arendt (1906-1975), autour du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, de l’écriture d’Eichmann à Jérusalem, et des polémiques virulentes que la réception de ce livre-« rapport«  a suscitées ; j’ai aussi acheté son Journal de pensée _ 1950-1973 ; ainsi que l’édition Quarto des Origines du totalitarisme (comportant aussi Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal), avec une excellente Introduction générale intitulée Hannah Arendt entre passions et raison, pages 11 à 91, et de remarquables Introductions spécifiques (aux Origines du totalitarisme, pages 143 à 175, à ses textes complémentaires, pages 841 à 844, ainsi qu’aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 941 à 945 ; puis à Eichmann à Jérusalem, pages 979 à 1013, et aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 1309 à 1312), par l’excellent Pierre Bouretz (oui ! Quelle admirable finesse d’appréciation jointe à une quasi infinie érudition de sa part ! : son travail de recherche et de présentation constitue chaque fois une caverne d’Ali-Baba, un trésor de données et nouvelles pistes de recherche, dont on ne saurait dire jamais assez tout le bien qu’il mérite)… _

et de la correspondance de cette philosophe cruciale : celle avec Kurt Blumenfeld (1933-1963) et celle avec Mary McCarthy (1949-1975), au tout premier chef _ et aussi les Souvenirs de Hans Jonas (1903-1993) ; et je ne saurais parler de la correspondance de Hannah avec son mari Heinrich Blücher, sur laquelle je n’ai hélas ! pas réussi à mettre la main : le tirage de la première édition ayant été épuisé, à quand une ré-édition ?.. _,

puisque le film de Margarethe Von Trotta a choisi de mettre sa focale sur la présence intensément attentive _ quel regard ! quel être-au-monde ! _ de Hannah Arendt _ à la très élémentaire fin d’accomplir un simple « reportage«  ! : à la seule fin de « rendre (très honnêtement) compte » de ce qui advenait en ce tribunal, entre accusation, défense et juge ayant au final à trancher… _ au procès Eichmann à Jérusalem

_ du moins le premier mois de celui-ci : Hannah Arendt est à Jérusalem le 9 avril 1961, et quitte « Israël le 7 mai après avoir assisté au début du procès qui s’achèverait le 14 août« , soit trois mois et une semaine après son départ ; « puis elle mettrait près de deux ans pour écrire les articles qui paraîtraient en cinq livraisons dans le New Yorker entre le 16 février et le 16 mars 1963, puis sous la forme d’un livre en mai de la même année« , pour reprendre la formulation de Pierre Bouretz, page 28 de sa belle présentation, Portait de groupes avec dames, de la correspondance de Hannah Arendt et Mary McCarthy : soit une autre richissime mine d’informations ! ; la préface de Pierre Bouretz va de la page 7 à la page 40, et les notes de cette préface (au nombre de 113 !) vont de la page 40 à la page 53... _

et le scandale provoqué par la publication des cinq articles, dans le New-Yorker, les 16 et 23 février, les 2, 9 et 16 mars 1963, de ce qui est devenu l’essai-reportage Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal, paru (réuni en sa totalité) en mai 1963 ;

ainsi que les réactions riches et complexes de ses proches et amis : Kurt Blumenfeld (à Jérusalem), Mary McCarthy et Hans Jonas (à New-York et New-Rochelle) _ quant à Gershom Scholem (à Jérusalem) et Karl Jaspers (à Bâle), autres correspondants capitaux de la chère Hannah, ils n’apparaissent dans le film : faute de rencontres physiques (filmables, donc) pour le premier, et de débats assez vraiment contradictoires pour le second, probablement : c’est du moins l’impression que j’ai retirée de mes lectures à parcourir leur correspondance avec Hannah…

Sur le regard de Hannah Arendt _ qu’interprète magnifiquement Anna Sukowa dans le film de Margarethe Von Trotta : une performance admirable !!! En un très bel article sur ce film, Hannah Arendt, celle qui voulait penser sans garde-fou, (l’expression « Denken  ohne Geländer«  provient du livre de Melvyn A. Hill, Hannah Arendt : The Recovery of The Public World, où elle est citée, page 314, indique Elisabeth Young-Bruehl, à la page 595 de sa biographie Hannah Arendt), Pierre Assouline remarque très justement que vers la fin du film (probablement la séquence de la conférence devant ses étudiants), le spectateur se prend à tousser quand le personnage à l’écran fume !.. _,

lire ces expressions de Mary McCarthy lors de l’hommage funèbre rendu à l’amie le jour de son enterrement, le 8 décembre 1975,

telles que les rapporte Pierre Bouretz, page 39 de sa très belle préface à la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy

_ mieux encore : lire le texte intégral Pour dire au revoir à Hannah, publié le 22 janvier 1976, tel que le donnent, en forme de (très belle !) préface, les Considérations morales de Hannah Arendt, données, elles, d’abord en conférence en 1970, puis remaniées pour leur publication en 1971, aux Éditions Rivages ; un texte important qu’une note page 24 de cette édition en Rivages poche donne comme « le premier écrit du projet, dont Hannah Arendt n’a laissé à sa mort que des notes, rassemblées et éditées par Mary McCarthy sous le titre La Vie de l’esprit (en 2 vol. PUF, 1981-1983)«  _ :

« On peut laisser à Mary McCarthy _ écrit donc Pierre Bouretz en sa préface à cette correspondance _ les derniers mots : ceux prononcés le 8 décembre 1975 dans la chapelle du Riverside Memorial lors d’un hommage funèbre _ Hannah est morte le 4 décembre _ où elle parle aux côtés de Hans Jonas _ ami de 51 années, depuis l’automne 1924 à Marburg _, William Jovanovich _ l’éditeur de Hannah Arendt, aux Éditions Harcourt Brace Jovanovich _ et Jerome Kohn _ le dernier assistant de recherche de Hannah Arendt à la New School for Social Research, et responsable du Hannah Arendt Literary Trust.

Alors que Hans Jonas _ qui rompit avec Hannah Arendt lors de cette affaire des retombées de ce Eichmann à Jérusalem, avant de se réconcilier avec elle, « deux ans, je crois » plus tard, dit-il, page 220 de ses Souvenirs (« Jusqu’à ce qu’enfin Lore me dise de façon péremptoire : « Hans, c’est dément ce que tu fais là. On ne laisse pas une amitié comme celle que tu avais avec Hannah se briser ainsi, fût-ce en raison d’une divergence d’opinion extrêmement profonde. Finalement, ce n’est jamais qu’un livre. Tu ne peux pas purement et simplement éliminer sa personne de son existence. Tu devrais te rapprocher d’elle à nouveau ». Et c’est ce que je fis« …) ;

page 221 de ces Souvenirs, Hans Jonas dit encore : « elle était un génie de l’amitié »… _

alors que Hans Jonas

se souvient de l’arrivée au séminaire de Heidegger _ à Marburg, l’automne 1924 _ d’une jeune fille « timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés » _ voilà ! déjà… _ qui pratiquait déjà « une recherche tâtonnante de l’essence » et répandait « une aura magique autour d’elle »

_ page 11 de son Introduction générale Hannah Arendt entre passions et raisons à l’indispensable Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz rapporte, cette fois sans coupure, un plus long extrait de ce tout premier souvenir de Hannah, en 1924, par Hans Jonas, dans le discours d’éloge de celui-ci lors de ce « service funèbre d’Hannah Arendt au Memorial Chapel de Riverside de New-York le lundi 8 décembre 1975 » :

« Timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés _ expression admirable ! _, elle apparaissait d’emblée _ oui ! _ comme quelqu’un d’exceptionnel, d’unique, de façon pourtant indéfinissable. Le brio intellectuel n’était pas chose rare en ces lieux. Mais il y avait en elle une intensité _ oui _, une direction intérieure _ voilà _, une recherche instinctive _ est-ce la traduction adéquate ? _ de la qualité _ un trait capital _, une recherche tâtonnante _ mais infiniment patiente et déterminée, que rien n’arrête… _ de l’essence _ au-delà de ses apparitions et attributs fluctuants _, une façon d’aller au fond des choses _ voilà _, qui répandaient une aura magique autour d’elle _ l’usage par Jonas de ce terme benjaminien n’a rien, lui non plus, d’aléatoire… On ressentait une détermination absolue _ de sa volonté et de son intelligence unies ; voilà (cf aussi le tryptique arendtien penser-vouloir-juger, de La Vie de l’esprit) : d’une puissance indomptable _ à être elle-même _ s’accomplir : en esprit et en actes _, une volonté tenace qui n’avait d’égale que sa grande vulnérabilité« 

Et Pierre Bouretz commente magnifiquement, pages 11-12 de cette importante présentation :

« Désormais et jusqu’à la fin de ses jours, Hannah Arendt cherchera à se protéger de cette fragilité _ qu’aggraveront les exils successifs de la « déplacée«  qu’elle devient pour jamais… _ par l’amitié _ un facteur capital de la vie (et donc de la biographie ; cela valant aussi, forcément !, pour ce film magnifique de justesse de Margarethe Von Trotta !) de Hannah Arendt _ :

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ d’abord ! Voilà ! cela dans le dialogue vrai et au risque (qu’elle assumera) des blessures (mais sur lesquelles il est possible de passer) de la polémique ; cf Kant : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres » par le dialogue, la discussion, le débat (en toute sincérité, authenticité et bienveillance, et si possible et encore beaucoup mieux amitié !), in La Religion dans les limites de la simple raison, un texte au départ contre la censure… ; cf aussi le concept de l’« ami«  comme « meilleur ennemi«  dans le merveilleux De l’ami, de Nietzsche, au livre premier d’Ainsi parlait Zarathoustra _,

par l’amitié _ donc _

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ mais dans l’échange le plus exigeant avec de vrais amis ! _,

rempart contre la violence du siècle _ ce point est bien sûr vitalissime ! _,

refuge aux époques de polémique _ encore et aussi : ce qui permet non seulement de parvenir à survivre dans les « temps sombres« , mais aussi de surmonter tant affectivement qu’en pensée se renforçant (« Ce qui ne me tue pas, me renforce« …), la pénibilité rongeuse des épreuves… ;

je pense ici, d’abord face à la terrible « violence du siècle« , aux pas assez connues très difficiles conditions de la survie de Hannah en France en 1940, à partir de la décision, le 5 mai 1940, pendant la « drôle de guerre« , « du Gouverneur Général de Paris : tous ceux qui étaient âgés de dix-sept à cinquante-cinq ans, hommes et femmes célibataires, femmes mariées sans enfants, originaires d’Allemagne, de Sarre ou de Dantzig, devaient se faire connaître pour être rassemblés (sic) soit dans des camps de prestataires, soit dans des camps d’internement, les hommes le 14 mai au stade Buffalo et les femmes le 15 au Vélodrome d’Hiver. (…) Le 23 mai, elles _ les femmes internées une semaine au Vel d’Hiv _ furent transportées par autobus, à travers Paris, le long de la Seine, jusqu’à la gare de Lyon. (…) On les conduisit _ en train jusque dans les Basses-Pyrénées _ à Gurs, un camp qui accueillait depuis 1939 des réfugiés _ républicains _ espagnols et des militants des Brigades internationales », pages 197-198 de l’indispensable biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt ;

et je pense en particulier au séjour (pas encore assez documenté !) de Hannah Arendt à Montauban, entre sa fuite (à pied et seule : cf infra…) du camp d’internement de Gurs, fin juin 1940 (probablement le 24, lors de la panique qui a suivi la connaissance de la capitulation de Pétain, le 17 juin à Bordeaux, et des conditions de l’armistice, le 22 juin à Rethondes : tous les Allemands réfugiés en France seraient livrés à la Gestapo !), et son départ, si difficile à réaliser, de Marseille (avec son mari Heinrich Blücher) en train vers Lisbonne, en janvier 1941, sans plus de précision sur les jours de ce voyage ferroviaire ;

quand elle séjourne d’abord dans le quartier périphérique du Carreyrat, 558 chemin des Cabouillous, chez M. Beaufauché, où Hannah réussit à retrouver (comment ???) « Lotte Klenbort, son fils _ Daniel, né à l’hôpital de Rambouillet en novembre 1939 _, le fils des Cohn-Bendit, Gabriel, Renée Barth et sa fille«  (apprenons-nous à la page 202 de la biographie décidément indispensable d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt) ;

et que, ensuite, elle y est rejointe par son mari Heinrich Blücher : « un jour, par l’un de ces tours dont l’Histoire du Monde a le secret (!!!) , ils finirent par se rencontrer. Dans la rue principale de la ville _ de Montauban _, ils s’étreignirent au comble de la joie, en plein milieu d’un désordre de matelas et d’un flot de gens en quête incessante de nourriture, de cigarettes et de journaux«  ; « Blücher était atteint d’une mauvaise affection à l’oreille interne qu’il fallait faire soigner à Montauban (et pas ailleurs ?), mais à part cela il était en bonne santé. Son camp _ lequel ? celui du Vernet en Ariège, près de Pamiers, qu’il réussira à fuir ? ; ou bien, auparavant, celui de Villemalard, dans le Loir-et-Cher, où Heinrich Blücher avait été interné avec Peter Huber (beau-frère de Natasha Jefroikyn, la seconde femme de Heinrich Blücher) et Erich Cohn-Bendit ?.. Il se connaissaient depuis le « cercle«  qui se réunissait autour de Walter Benjamin, au 20 de la rue Dombasle à Paris ; cf page 157 de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl ; ce « cercle«  (amorce de la future « tribu«  arendtienne) comprenait, outre Walter Benjamin, Heinrich Blücher, Peter Huber et le juriste Erich Cohn-Bendit, « le psychanalyste Fritz Fränkel ; le peintre Karl Heindenreich ; enfin Chanan Klenbort, le seul Ostjude au milieu de tous ces berlinois. Les discussions qui avaient lieu d’habitude chez Benjamin au 10 de la rue Dombasle, rassemblaient des amis communs à Hannah Arendt et à Henrich Blücher ; ils formèrent le noyau de « pairs » qui entourèrent Arendt et Blücher les trente-cinq années qui suivirent« …  _ ;

son camp

_ en fait il s’agit du camp du Ruchard, en Indre-et-Loire, comme l’indique Christophe David en son excellente et très précieuse Introduction, L’envers de l’Histoire contemporaine, ou rêveries sur les vies parallèles et croisées de quelques femmes et hommes illustres ou non à partir des lettres que Walter Benjamin écrivit en français, aux Lettres françaises de Walter Benjamin : pour le Vernet, Heinrich Blücher n’y a pas été interné (en son panorama biographique, Vie et œuvre, des pages 95 à 140 du Quarto des Origines du totalitarisme, Jean-Louis Panné confond, page 116, les noms de Heinrich Blücher et Heinrich Mann, qui, lui, fut interné au Vernet, près de Pamiers en Ariège ; de même que c’est à tort que Jean-Louis Panné affirme que Walter Benjamin fut interné au Vernet, alors qu’il fut dispensé d’internement alors, pour raisons de santé et sur intervention de M. Hoppenot, après intervention amicale d’Adrienne Monnier ; et demeura à Paris, avant de rejoindre Lourdes par le dernier train au départ de Paris-Austerlitz lors de l’arrivée des Allemands à Paris, le 14 mai 40 ; quant à Villemalard, Heinrich Blücher y avait été enfermé « près de deux mois« , de la mi-septembre à la mi-décembre 1939 ; le 16 janvier 1940, Hannah Arendt et Heinrich Blücher purent ainsi se marier à la mairie du XVe arrondissement : « Martha Arendt et Lotte Klenbort, l’épouse du grand ami Chanan Klenbort, sont les témoins du couple« …) _

son camp _ Le Ruchard, donc, non loin de Tours _ avait été évacué quand les Allemands avaient atteint Paris » _ le 14 juin, donc ; sur ce point des divers camps d’internement en France, compléter la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl par le travail de Denis Peschanski La France des camps _ l’internement 1938-1946. Il faut aussi rééditer Les Camps de la honte _ les internés juifs des camps français (1939-1944) d’Anne Grynberg, aux Éditions de La Découverte…

Je poursuis la lecture de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, pages 202-203 :

« Les Blücher vécurent peu de temps aux environs de Montauban, puis se fixèrent dans un petit appartement de la ville, situé au-dessus du studio d’un photographe. Ils recevaient la visite des membres de la maisonnée Klenbort, qui s’était encore élargie, et celle d’autres amis récemment parvenus à s’évader des camps. Ainsi Peter Huber, qui avait été interné avec Blücher. Erich Cohn-Bendit à son tour vint rejoindre sa femme _ Herta _ et son fils _ Gabriel _, que Lotte Klenbort avait emmené avec elle en quittant Paris (Hannah ne fit la connaissance du second fils Cohn-Bendit, Daniel, né en 1945, que bien plus tard, après la guerre, aux États-Unis). Montauban vit également le passage de Fritz Fränkel avant son départ pour le Mexique, et d’Anne Weil _ née Mendelssohn et épouse d’Éric Weil, le philosophe (1904-1977) ; amie de Hannah de toujours (depuis le temps de Königsberg) et pour toujours (elles se virent pour la dernière fois l’été 1975, à Tegna, près de Locarno, en Suisse)… _ avec sa sœur Katherine, qu’elle avait pu faire sortir de Gurs, car elle était _ par son mariage avec Éric Weil, français depuis sa naturalisation en 1938 _ de nationalité française. Les deux sœurs étaient parvenues à trouver un refuge assez sûr près de Souillac, dans un pigeonnier abandonné. Éric Weil, quant à lui, était comme tant de soldats français, prisonnier de guerre en Allemagne.

Les Blücher passaient leur temps aux aguets, scrutant chaque changement dans les mesures du gouvernement de Vichy dont l’antisémitisme devenait chaque jour plus patent« 

J’ai cherché davantage de précision dans les ouvrages passionnants

de Varian Fry « Livrer sur demande » _ Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941), mais Varian Fry ne mentionne hélas pas les noms ni de Hannah Arendt, ni de Heinrich Blücher, pas connus à l’époque de la rédaction du livre de Fry, en 1945, bien que ceux-ci aient bien obtenu leurs visas pour les États-Unis grâce à l’action de l’Emergency Rescue Commitee que Varian Fry avait mis sur pied à Marseille ! ;

et d’Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, Exils méditerranéens _ Écrivains allemands dans le sud de la France (1933-1941) :

ainsi peut-on trouver page 185 de cet ouvrage, un témoignage de Lisa Fittko sur Hannah Arendt, rencontrée (par un nouvel étrange hasard !) par Lisa Fittko fuyant elle aussi, avec deux autres évadées, le camp d’internement de Gurs, lors de sa fuite entre Gurs et Montauban, dans un village voisin de Pontacq, non loin de Lourdes :

« _ « Voulez-vous nous accompagner à Lourdes ? » proposâmes-nous.  _ « Je me sens plus en sécurité toute seule », répondit-elle. « En bande, on a moins de chance de s’en tirer »…  » (in Le Chemin des Pyrénées _ Souvenirs 1940-1941) ;

et pages 226-227 : « À la mi-août 1940, Walter Benjamin arrive à Marseille et retrouve des amis comme Hannah Arendt et Heinrich Blücher, à qui il confie le manuscrit de sa thèse historico-philosophique (Sur le concept d’Histoire)«  ;


ce que confirme la lettre de Hannah Arendt à Gershom Scholem, du 21 octobre 1940, écrite à Montauban (pages 12-13 de leur correspondance) : « Cher Scholem, Walter Benjamin a mis fin à ses jours, le 26 septembre, à Port-Bou, près de la frontière espagnole. Il avait un visa américain, mais depuis le 23 les Espagnols ne laissent plus passer que les détenteurs de passeports « nationaux ». _ Je ne sais pas si ces nouvelles arriveront jusqu’à vous. J’ai vu Walter à plusieurs reprises ces dernières semaines et ces derniers mois, en dernier lieu à Marseille. _ Cette nouvelle nous est parvenue, à nous comme à sa sœur _ Dora, internée et évadée, elle aussi à (et de) Gurs _, après quatre semaines de retard » ; la lettre de Hannah Arendt a été « reçue le vendredi 8 novembre 1940 (écriture de Gershom Scholem)«  : un témoignage capital…

Quant à la passion de comprendre,

elle sera bientôt et pour longtemps détournée du royaume des concepts _ qui régnait à Marburg en 1924 _

vers l’empire plus obscur _ et très souvent brutal _ de l’événement _ surtout quand il broie !.. _,

arrachée _ en 1933, puis en 1940 : par deux arrestations (la première à Berlin, la seconde à Paris) et deux fuites éperdues (hors de la police de Berlin, puis hors du camp d’internement de Gurs) et deux exils (via Prague, vers la France et Paris, en 1933 ; et, via Montauban, Marseille et Lisbonne, vers les États-Unis et New-York, en 1940) _ à la quiétude de la spéculation _ purement philosophique _

pour s’adapter à _ et surmonter _ l’anxiété _ le mot est ici un peu faible _ suscitée par l’Histoire _ et les ravages à très grande échelle du totalitarisme nazi, dans son cas à elle (elle n’eut pas directement à subir le totalitarisme stalinien)… _,

privée de l’insouciance d’une contemplation de l’Être

au nom de la responsabilité _ éthique et plus encore politique : Hannah met en garde contre les très graves périls de l’« acosmisme«  _ envers le monde _ une réalité absolument décisive et primordiale pour elle : fondamentale quant au sens même de l’« humainement exister« .

Mais elle trouvera un jour le loisir de s’exprimer : viendra le temps des livres après celui de la guerre.

On pourrait ainsi résumer l’expérience d’Hannah Arendt : formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire «  ; Pierre Bouretz sait magnifiquement dégager l’essentiel ! Fin de l’incise sur ce discours de Hans Jonas ; et retour à celui de Mary McCarthy _,

Mary McCarthy _ quant à elle,

et je reprends enfin ici l’élan de ma phrase, ce même 8 décembre 1975 au Memorial Chapel de Riverside, en reprenant le texte de Pierre Bouretz à la page 39 de son Portrait de groupes avec dames, en ouverture de la correspondance 1949-1975 de Hannah Arendt et Mary McCarthy _

évoque « une femme très belle, attirante, séduisante, féminine« ,

avec « des yeux brillants,

étincelants comme des étoiles quand elle était heureuse et passionnée,

mais aussi des étangs ténébreux, profonds et lointains dans leur intériorité«  _ voilà pour la double dimension de ce si intense regard (sur le monde et les autres)…


Chacun peut se faire son idée de l’idée d’Hannah que Mary avait

à la lecture de ce texte grave et serein, presque gênant d’intimité dans sa dernière phrase.

Elle est à l’évidence bien vue lorsque décrite comme pensant tout haut _ voilà : le penser même en acte ! en toute l’exigence (et vivacité !) de la plus radicale justesse ! _ en public _ les autres étant conviés, bien sûr, eux aussi (et c’est un euphémisme !) à « oser penser«  ! _ dans ses conférences _ ici ses cours à l’université, comme nous en montrent, avec une magnifique intensité sur l’écran, plusieurs séquences du lumineux (et serein, au final) film de Margarethe Von Trotta _,

arpentant l’estrade en fumant si possible une cigarette _ vers quoi s’élance ici la fumée ? _,

parsemant les textes d’apartés _ ouvrant sur l’instant de nouvelles voies du penser ;

cf aussi une importante (et magnifique) remarque de la traductrice Martine Leibovici, page 1014 du Quarto des Origines du totalitarisme, et à propos de la révision ici par ses soins de la traduction dEichmann à Jérusalem, sur la phrase même, c’est-à-dire le style ! (et c’est aussi et surtout le style même de son penser en acte !!!) de Hannah Arendt :

« La structure des phrases posait aussi problème. Des phrases très longues, entrecoupées de parenthèses, des phrases « à l’allemande », mais pas seulement _ en effet.

On a l’impression d’être devant une partition à deux voix _ voilà ! _, l’une interrompant constamment la première _ ce mode ( en effet « constant«  !) de penser-juger, analyser-commenter, par un dialogue exigeant permanent avec soi-même et le réel, pour toujours davantage de justesse, est bien fondamental chez elle ! _, pour apporter des précisions ou des corrections _ cf ici la pratique d’écriture (par rajout de précisions) de Montaigne, ou de Proust… _, pour indiquer une autre piste, un autre point de vue, ou des commentaires«  _ un mode d’alerte du penser décisif ! pour ouvrir la liberté de ce qui doit venir, et « commencer«  vraiment de nouveau, mais sans rien oublier non plus du passé… _ ;

et Martine Leibovici d’ajouter ce point précis-ci :

« Lorsque Arendt cite ou paraphrase _ très scrupuleusement _ les propos d’Eichmann, elle ne cesse _ aussi : polyphoniquement ; la seconde voie vient doubler la première et lui donner le relief qui fait parler sa vérité ! _ d’intervenir, de traquer ses omissions, les défaillances de sa mémoire.

Ainsi resituées _ voilà ! le « rapport » de Hannah Arendt n’est ni plat, ni vide ; il est en permanence contextualisé… _,

les déclarations d’Eichmann,

qu’Arendt choisit de ne pas considérer a priori comme mensongères _ elle les prend au mot ! _,

deviennent la pièce centrale _ la base même : scrupuleuse donc _ d’une « longue étude _ analysée, mais aussi méditée et commentée, en cette polychoralité de son écriture inquiète d’une ultra-vigilance ; qui n’est jamais un simple et plat, ni univoque, « rapport » journalistique !.. _ sur la méchanceté humaine »,

délivrant la leçon « de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal »… Fin de la belle citation de Martine Leibovici. _ ;

parsemant les textes d’apartés _ donc, je reprends le fil de la citation par Pierre Bouretz du discours de Mary McCarthy _

similaires à des notes de bas de page,

laissant percevoir « les mouvements de l’esprit rendus visibles dans les actions et les gestes » _ penser est une joyeuse sommation de mouvements généreusement sans fin ; à l’image de la très joyeuse (et infinie : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier » et que l’auteur sera vivant !..) cavalcade « à sauts et à gambades«  de Montaigne, elle aussi… (…)

Se souvenant avoir imaginé voir Sarah Bernardt ou la Berma de Proust la première fois qu’elle l’avait entendue,

elle _ Mary McCarthy, donc _ suggère que ce qu’il y avait chez elle de théâtral

_ et même de génie ! _ à être saisie _ voilà ! physiquement : et cela afin de très sérieusement les « cultiver » _ par une pensée, une émotion, un pressentiment » _ qu’elle donnait ainsi (un peu spectaculairement : et c’est aussi ce qu’est enseigner !) à partager… _ ;

persuadée qu’elle était le témoin le plus profond _ voilà ! _ des « sombres temps » _ de l’Histoire présente _,

elle considère que cela s’attachait à son expérience juive

et son statut de « personne déplacée ».

Ce portrait d’une femme « impatiente et généreuse » _ voilà : passionnément ! _ qui avait voyagé entourée d’amis « comme une passagère _ presque _ solitaire dans un train de pensées »

sonne juste et paraît fidèle.

C’est donc bien le mot « amitié » _ oui ! _ que l’on gardera à l’esprit _ très effectivement ! _ en refermant ce volume« ,

conclut fort justement cette présentation de la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy, page 40, Pierre Bouretz, en juillet 2009…

C’est sur la qualité de ce profond regard (passionnément actif et pénétrant, et riche de divers degrés de penser en son chantier permanent) de Hannah Arendt

que je veux à mon tour mettre l’accent ;

et c’est encore ce regard (ainsi que ces gestes, tant physiques que de pensée, aussi, de cet inlassable « penser » en acte lui-même, tellement intensément liés, les uns comme les autres, à ce regard mobile si profondément vif !),

qui se ressent si fortement

à lire les longues phrases puissantes et polyphoniques de Hannah Arendt ;

et que le film de Margarethe Von Trotta,

comme l’incarnation vibrante de Barbara Sukowa,

réussissent si magnifiquement à nous montrer,

et faire ressentir et comprendre _ ensemble ! et en relief… _, en profondeur…

Le film débute sur la seule séquence _ d’abord lente, puis abrupte en sa chute _ où Adolf Eichmann _ mais on n’a pas le temps de vraiment s’apercevoir que c’est de lui qu’il s’agit ; on le comprend à la chute _ est incarné par un acteur. Du personnage, un vieillard semble-t-il, on ne perçoit dans l’opacité de la nuit _ australe _ déjà épaisse qui règne, que la frêle silhouette (et pas le visage), alors que descendu (seul) de l’autobus qui le ramenait vers son domicile _ l’autobus roulait (normalement…) vers la droite de l’écran : dans le sens de l’histoire… _, l’homme maintenant chemine (en revenant à contre-sens _ frêle piéton dans la nuit… _ de la direction où l’emmenait l’autobus _ il revient donc (= s’en retourne) vers la gauche de l’écran... _) sur le bas-côté _ passablement hasardeux : on perçoit l’herbe maigre vaguement poussiéreuse du bas-côté _ d’une route on dirait de campagne _ aucune habitation en vue _, s’éclairant d’une faible lampe-torche de poche _ on craint même pour lui : il est dangereux de cheminer la nuit si mal éclairé par une trop faible lampe-torche sur pareille route… D’ailleurs un petit camion _ survenant de la droite de l’écran : de derrière lui, dans son dos… _ le dépasse et s’arrête en un violent crissement de freins, et un petit groupe d’hommes qui en sautent _ après avoir soulevé la bâche arrière du camion, qui les cachait… _ s’empare en un éclair de l’homme et l’emporte dans la soute arrière, en le tenant baillonné _ le camion reprend la route sans perdre un instant en filant à vive allure vers la gauche de l’écran. Comme dans un film policier. À cet instant, le spectateur est du côté de la victime. Nous n’avons même pas encore tout à fait achevé de comprendre qu’il s’agissait là de l’enlèvement d’Adolf Eichmann en Argentine.

C’est le 11 mai 1960 que le film débute :  dans une banlieue de Buenos Aires, Adolf Eichmann vient d’être enlevé par les services secrets israéliens ; qui réussiront en déjouant la police argentine à transporter loin d’ici leur très précieuse prise, pour l’y livrer à la Justice d’Israël.

En son Introduction à Eichmann à Jérusalem, page 979 du Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz résume :

« Buenos Aires, 11 mai 1960, dix-huit heures trente _ la nuit tombe tôt dans les contrées australes. Comme tous les soirs, un homme descend de l’autobus pour rentrer à son domicile après le travail. Trois individus se précipitent vers lui, le jettent dans une voiture _ une camionnette plutôt, avec une bâche à l’arrière _ et le conduisent vers une lointaine banlieue de la ville. Interrogé sur son identité, il répond : « Ich bin Adolf Eichmann », ajoutant qu’il est certain d’être « entre les mains des Israéliens ». (…) Le 22 mai, Eichmann est à Jérusalem…

« Formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire« ,

ai-je plus haut relevé sous la plume de Pierre Bouretz à la page 12 de son Introduction aux Origines du totalitarisme, au tout début de sa superbe présentation Hannah Arendt entre passions et raison :

ainsi en va-t-il de l’écriture de « ce livre » qui « n’était pas prévu » (est-il précisé page 38 de cette même Introduction)Eichmann à Jérusalem ; « envisagé sous la forme d’un reportage, il sera présenté _ en effet ! _ comme un « rapport » _ c’est un point important ! Hannah Arendt ne revendique pas un statut d’historien… _ ; et « tandis que ceux qui l’avaient précédé avaient été accueillis dans une relative quiétude _ philosophique, pourrait-on dire _, il déchaînera une tempête« , résume Pierre Bouretz pages 38-39.

« En acceptant de se lancer _ personnellement _ dans l’aventure du procès Eichmann, Arendt avait toutefois fourni une indication sur son état d’esprit, en parlant d’une « obligation à l’égard de son passé »… » _ soit envers elle-même et le fait (à assumer pleinement !) de sa judéité _ , note Pierre Bouretz, page 39.

Dans son Introduction à Eichmann à Jérusalem (aux pages 979 à 1013 de ce même volume Quarto), Pierre Bouretz précise ainsi :

« Le 23 octobre 1960, Hannah Arendt fait part à Kurt Blumenfeld _ cf la lettre intégrale pages 327-328 de leur correspondance _ d’une décision annoncée à Karl Jaspers quelques jours plus tôt :

« J’ai cédé à la tentation de venir en Israël pour le procès Eichmann »… _ le 14 octobre, Karl Jaspers l’avait pourtant amicalement mise en garde : « Le procès Eichmann ne vous fera pas plaisir. Je pense qu’il ne pourra pas se dérouler de façon satisfaisante. Je crains votre critique ; et pense que vous la garderez autant que possible pour vous même« , peut-on, par ailleurs, relever page 133 des extraits de la correspondance Hannah Arendt/Karl Jaspers, intitulée « la philosophie n’est pas tout à fait innocente« , dans la Petite Bibliothèque Payot…

Confiée à Mary McCarthy

_ par exemple en la lettre du 20 juin 1960 : « Je caresse l’idée _ comme avec gourmandise _ de me faire envoyer en reportage sur le procès Eichmann par un magazine. Je suis très tentée. Il était un des plus intelligents du lot. Ça pourrait être intéressant _ l’horreur mise à part » ;

et encore, presque quatre mois plus tard, en la lettre du 8 octobre 1960 : « J’ai décidé _ c’est fait ! _ que je voulais suivre le procès Eichmann et ai écrit au New Yorker. (Juste trois lignes, rien d’élaboré). Shawn _ le rédacteur en chef du New Yorker _ m’a appelée et semble être d’accord pour que je sois leur envoyée spéciale, étant entendu qu’il n’aurait pas à publier tout ce que je produirais, mais couvrirait mes frais, ou du moins la plus grande partie. Cela me convient. Quand irai-je, je l’ignore. Le procès, qui devait démarrer en mars, a été reporté, et l’on pense qu’il durera une année, ou peu s’en faut ! Je ne sais pas encore comment je me débrouillerai ; mais je ne resterai certainement pas en Israël tout ce temps. Par conséquent, il est probable que je serai de retour _ d’Europe, où un voyage a été programmé par elle et son mari pour le mois de janvier 1961 _ à NY début février, irai passer une semaine à Vassar en mars pour une conférence internationale, puis deux mois à Northwestern, m’envolerai enfin pour Israël en juin où je resterai plusieurs semaines« , pages 166 et 183-184 de la correspondance Hannah Arendt – Mary McCarthy _,

l’idée germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte _ par contrat formel dûment signé _ le « reportage » d’une « envoyée spéciale » inattendue

_ mais très tôt appréciée de journalistes suffisamment sagaces pour déceler ce talent particulier-là et aider à le développer-cultiver…

(et cela montre fort bien que le génie philosophique spécifique, voire peut-être singulier, de Hannah Arendt réside précisément, du moins en grande partie, dans cette capacité très remarquable sienne, et qui devient même, avec elle, un « art« , d’articuler merveilleusement à ce degré de finesse, efficacité et admirable justesse-là, vita contemplativa et vita activa, en sachant ô combien excellemment ! « penser « vraiment » ce qui advient« ,

et cela, en l’occurrence même du fait très objectif de sa judéïté et de ce qu’il en advenait tragiquement dans les faits politiques et historiques, sous les griffes des nazis, à cet interminable moment-là de l’Histoire…) :

ainsi, dans sa biographie (de référence) Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl met-elle fort bien en évidence que quand, « en novembre 1941« , Hannah Arendt « fut engagée comme éditorialiste par le journal de langue allemande, Aufbau », à New-York, le rédacteur en chef Manfred George s’était immédiatement parfaitement « rendu compte, à l’occasion d’une « lettre ouverte » qu’elle avait soumise au journal, de son éventuel don de provocation« .., pages 220 et 221.

« Sa lettre _ lettre-ouverte, donc _ s’adressait au littérateur français Jules Romains qui, mis en accusation dans les colonnes de Aufbau, y avait répondu de façon virulente. Certes, comme beaucoup d’autres intellectuels européens, il avait tout d’abord essayé d’éviter la guerre contre Hitler par des concessions négociées : sa réponse faisait l’inventaire de ses hauts-faits antifascistes et rappelait à la mémoire des lecteurs de Aufbau l’aide qu’il avait apportée aux réfugiés juifs en France. Elle s’achevait par une note tout à son honneur : « j’espère que les Juifs français n’ont pas oublié »

Hannah Arendt entretint, devant ce mouvement d’humeur, un tir ininterrompu de sarcasmes. Sans aucun doute, chaque Juif « rejeté et mal aimé » ne se devait-il pas de regretter toute atteinte aux sentiments d’un tel ami ? Mais elle prenait soin de ne pas embrouiller par la moquerie ce qui lui tenait le plus à cœur ; la solidarité politique nécessaire à la lutte contre un ennemi commun est minée quand ceux qui luttent ensemble ne se reconnaissent pas égaux _ ce qui, au passage, personnellement me rappelle la si belle (et plus encore nécessaire !) Méthode de l’égalité de Jacques Rancière. Parce qu’il situe les protecteurs au-dessus des protégés, le désir de gratitude est un obstacle pour comprendre que tous les militants sont égaux. Jules Romains se comportait comme ces philanthropes dont Arendt avait appris à se méfier à Paris, ou comme ces intellectuels corrompus « connus du monde entier », que l’Allemagne de Weimar lui avait appris à déceler.

Ce besoin d’égalité et de solidarité dans la lutte politique était aussi le thème du premier article publié par Arendt dans Aufbau, « L’armée juive _ le commencement d’une politique juive ? ». Mais elle y insistait surtout sur le fait que ceux qui sont également engagés dans la lutte contre Hitler ne sont pas pour autant mus par d’identiques besoins. Parce qu’il a derrière lui deux cents années d’assimilation et d’absence de conscience nationale (völklisch), et parce qu’il a l’habitude de se soumettre à la direction de notables, le peuple juif a besoin d’une armée autant pour des besoins d’identité que pour des raisons de défense. Arendt espérait qu’une lutte politique du peuple juif signerait le début de sa vie politique« , pages 221-222.

En conséquence de quoi le rédacteur-en-chef d’Aufbau « Manfred George fut _ très lucidement _ aussi convaincu par son article qu’il l’avait été par sa lettre : tous les deux manifestaient, pensait-il _ en la personne et l’art de penser et écrire (les deux sont très étroitement liés !) de Hannah Arendt _, « une puissance et une fermeté d’homme ».

Elle devint une collaboratrice régulière du journal « , page 222 ;

fin ici de l’incise sur les débuts journalistiques de Hannah Arendt à New-York en 1941… _,

Confiée à Mary McCarthy,

l’idée _ de témoigner « vraiment » et de près du procès d’Adolf Eichmann, qui allait se tenir à Jérusalem _ germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte le « reportage »

d’une « envoyée spéciale » inattendue _ je reprends ici l’élan de ma phrase _,

bien connue dans les milieux intellectuels

et qui s’était spontanément présentée » _ auprès de la direction du New Yorker, en l’occurrence son rédacteur-en-chef, William Shawn _, précise encore Pierre Bouretz, pages 979-980.

Ayant à modifier son agenda auprès de la Northwestern University de Chicago, de la Columbia University à New York, et du Vassar College,

Hannah Arendt

« s’expliquant auprès de ses différents interlocuteurs,

exprime incidemment ses motivations intimes :

« Vous comprenez, je pense, pourquoi je dois couvrir ce procès ;

je n’ai pu assister au procès de Nuremberg,

je n’ai jamais vu ces gens-là en chair et en os,

et c’est probablement ma seule chance de le faire » ;

« je sais que, d’une certaine façon, assister à ce procès est une obligation que je dois à mon passé » _ voilà, et rien moins ! mais ce n’est pas d’un passé seulement individuel qu’il s’agit ici ; les enjeux d’un tel « devoir«  sont tout simplement et éminemment « politiques » ; c’est au fait de la judéïté de tous les siens (et pas seulement la sienne !) qu’elle le doit, et comme réponse appropriée de sa part, à elle, la philosophe, mais aussi la citoyenne active, à l’immensité du crime subi ; face au silence et au mensonge, c’est du devoir de « vérité«  qu’il s’agit en effet… ; comme il s’agit aussi de laisser le plus ouvert possible l’avenir, et le crucial « pouvoir des commencements » : libérateur... _, lit-on page 980 de l’Introduction à Eichmann à Jérusalem par Pierre Bouretz, in le magnifique Quarto des Origines du totalitarisme.

Et sur un ton badin _ dont on lui a beaucoup reproché de faire aussi usage dans son « reportage«  ! _, elle ajoute un peu plus tard, en une nouvelle lettre à Karl Jaspers, en date du 2 décembre 1960 :

« N’oubliez pas que j’ai quitté l’Allemagne très tôt

et combien j’ai peu vécu cela directement » ;

« Je compte en tout cas ne pas consacrer plus d’un mois à cette « plaisanterie » »… » _ de « reportage« , donc… _, page 980 du Quarto, toujours…

C’est sur les relations (complexes et le plus souvent très houleuses, jusqu’au scandale médiatique…) avec l’opinion publique,

via les échanges avec les proches, les amis

_ cet angle-ci est fondamental aussi dans le regard que porte ce très beau film de Margarethe von Trotta sur la personne radieuse, fragile et forte à la fois, mais jamais solitaire ni repliée sur soi, de Hannah Arendt au milieu de sa « tribu » d’amis, et en une perspective que la philosophe nommait, positivement, « politique« , très distinctement de ce qu’elle nommait , négativement cette fois, « social«  !.. _,

que se focalise de façon très intéressante (et très vivante pour nous qui le regardons) le très beau film de Margarethe Von Trotta,

qui nous transporte magnifiquement en ce début des années 60, à New-York (par exemple l’appartement si vivant de Manhattan) et ses environs, aussi, d’une part, et à Jérusalem, d’autre part, principalement…


Le film de Margarethe Von Trotta sait superbement nous transporter par ses images dans ces lieux et dans cette époque du début des années 60 :

personnellement, j’y ressens quelque chose qui émane _ au moins pour moi _ des films américains des années 50 et 60 :

par exemple, et un peu au hasard, le Breakfast at Tiffany’s de Blake Edwards, en 1961… ;

mais aussi, de films réalisés plus récemment par d’autres réalisateurs américains, dont l’action est peut-être nostalgiquement située en ces mêmes lieux et à ces mêmes moments :

par exemple, Far from Heaven, de Todd Haynes, en 2002…

Et si l’on file davantage encore la comparaison, la performance de Barbara Sukowa peut rappeler celles d’Audrey Hepburn comme celle de Jullian Moore, à deux époques bien différentes de réalisation cinématographique…

Bref,

un film avec beaucoup de charme,

un charme profond,

à la hauteurtoutes proportions gardées, bien sûr _, de la personne,

et de la vie et et de l’œuvre,

de Hannah Arendt ! l’inspiratrice de cela…

Chapeau !

Titus Curiosus, ce 7 mai 2013

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