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Lettre à l’ombre du père (et tombeau de papier pour lui) : la missive de François Broche « A l’officier des îles » tué par un obus à Bir-Hakeim le 9 juin 1942

30jan

C’est d’un même mouvement un tombeau de papier et une lettre au père défunt,

édifié, le tombeau, et rédigée, la lettre,

à l’ombre même _ ombre à la fois toujours présente, dès l’écriture d’un premier livre en 1969, du moins, en même temps que la personne physique du père, Félix Broche, est forcément à jamais absente, en la vie de son fils François : le père et le fils ne s’étant, en effet, pas même une seule fois vus ni a fortiori étreints : officier, Félix Broche étant déjà parti  de Tunis, où résidait sa famille, pour « les îles« , en l’occurrence d’abord Tahiti, rejoint le 3 juillet 1939 (cf page 57 de À l’officier des îles), puis ce sera la Nouvelle-Calédonie un peu plus tard (il y atterrira le 12 novembre 1940), au moment de la naissance de son fils François, à Tunis, le 31 août 1939 ; et nous verrons ici comment le fils et le père ont, par delà l’absence physique de ce père tué par des éclats d’obus à Bir-Hakeim (le 9 juin 1942), réussi malgré tout, et assez fréquemment, à partir d’un certain moment, à s’entretenir l’un avec l’autre : et c’est de ces échanges en dépit de, et par-delà, la mort, que traite ce livre de construction d’un soi…  _ de ce père, mortellement frappé par un éclat d’obus à Bir-Hakeim le 9 juin 1942,

c’est d’un même mouvement un tombeau de papier et une lettre au père défunt

que dresse et écrit pour ce tombeau de papier qu’est cette lettre au père

l’historien François Broche, en un très beau À l’officier des îles, paru aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux au mois d’avril 2014,

dont l’auteur m’a très aimablement fait l’hommage, pour l’avoir invité à un magnifique et passionnant entretien dans les salons Albert-Mollat, à Bordeaux, jeudi 15 janvier dernier,

au sujet de son magnifique et désormais indispensable Dictionnaire de la collaboration _ Collaborations, compromissions, contradictions, paru aux Éditions Belin au mois d’octobre 2014 _ cf sur ce travail historiographique majeur, mon précédent article du 12 novembre : Un admirable monument de micro-histoire de l’Occupation : le « Dictionnaire de la Collaboration _ Collaborations, compromissions, contradictions » de François Broche

C’est en effet à un récit de construction de soi _ celle de l’auteur même, François Broche _,

à l’ombre _ au final positive, enrichissante, sans étouffer, nous allons le voir, même si elle a pu, un moment, devenir « obsédante«  (page 179) _ de cette ombre devenue éclairante de son père,

que procède en effet dans ce très beau récit _ lettre et tombeau au père à jamais absent, sinon comme ombre, précisément _ François Broche.

Construction de soi de François Broche à comparer avec la très rapide évocation par l’auteur du rapport de son frère aîné _ de quatre ans _ Michel à la figure du père disparu

_ cf pages 8-9, 10 et 11 :

 » Un oncle, graveur sur bois du dimanche, avait ciselé sur un petit panneau de bois où ta photo était incrustée cet extrait d’une lettre adressée à ma mère le 31 août 1941 : « Que mes fils ne soient pas des veules, et que l’exemple de ce que j’ai fait leur soit un exemple de vie ». Cette petite phrase a marqué mon enfance. Elle sonnait _ alors, pour l’enfant qu’était François Broche _ comme une condamnation prémonitoire. Plus je grandissais, plus je me sentais profondément « veule ». (…) Mon frère aîné, lui, offrait une image différente : il était énergique, sportif, volontaire jusqu’au paroxysme. Il en avait de la chance ! (…) J’avais la conviction que, ma vie durant, je ne ferais pas le poids devant toi. (…)

Plus tard encore, dans les rares archives qui avaient surnagé _ de divers déménagements familiaux _, j’ai retrouvé ta lettre, adressée à ma mère _ depuis Damas, où Félix Broche, toujours à la tête de son bataillon du Pacifique, stationne en moment en Syrie, faisant désormais partie de « la Première Brigade française Libre (1re BFL) que De Gaulle a chargé les généraux de Larminat et Legentilhomme de mettre sur pied«  (page 144).

Voici le passage où figure la fameuse petite phrase :

« Quelle est ta vie ? Comment t’arranges-tu ? Comment allez-vous tous ? Comment vont les enfants ? François a 2 ans aujourd’hui et Michel bientôt 6. Quelle tristesse pour moi, si tu savais, de ne pas les avoir, de ne pouvoir guider leurs premiers pas dans la vie… Mais je compte absolument sur toi, tu dois me remplacer, être ferme avec eux, ne pas les gâter, les élever virilement. Trop de jeunes Français des dernières générations avaient perdu le goût de l’effort et du travail. Que mes fils ne soient pas des veules, et que l’exemple de ce que j’ai fait leur soit un exemple de vie, malgré tout ce qu’ils en entendront dire ».

Replacée dans ce contexte _ d’août 1941 : la France libre n’est certes pas alors en honneur de sainteté, ni à Tunis, ni en France occupée… _, elle prenait un sens différent. Ce n’était plus une excommunication fulminée par un dieu vengeur, mais un simple desideratum, ô combien naturel, chez un homme plongé dans la tourmente de la guerre, qui souffrait de la séparation d’avec les siens. Tu avais souligné le second adverbe _ virilement _, pour lui donner encore plus de force.

Sur ce point, tu ne fus guère exaucé : ma mère ne te remplaça pas, elle était bien incapable de nous donner une éducation virile.

Mon frère et moi, en suivant des chemins totalement divergents, nous dûmes nous élever tout seuls. Le résultat ne fut pas toujours _ à certaines périodes _ à la hauteur de tes espérances d’outre-tombe.

Aussi loin que je remonte, je ne me souviens pas que tu aies été présent dès le début _ voilà ! J’étais un enfant sans père, et cela n’avait pas l’air de me gêner.

(…)  Je suis tout de même jaloux d’un souvenir de mon frère aîné. Il doit avoir trois ou quatre ans. Il court, tombe, se fait un peu mal, pleure. Soudain, une ombre _ produite par la lumière du soleil de Tunisie, ici _ surgit derrière lui, il se sent pris dans les bras d’un homme qui le serre contre lui et le console. C’est le seul souvenir qu’il conserve de toi. Je suis jaloux de ce contact physique, de cette étreinte, tout en me demandant si cette ombre _ gigantesque _ n’a pas, pour lui, éclipsé tout le reste _ mais nous n’en saurons pas davantage. Moi, j’ai dû me contenter _ longtemps _ d’un fantôme moins encombrant«  _ ;

ou à comparer encore, aussi, au rapport que Jacques Roumeguère _ (9-4-1917 – 25-12-2006) : « un ancien du 1er régiment d’artillerie des Forces Françaises libres, qui avait fait l’admiration de tous ses hommes quand, à Bir-Hakeim, blessé à la jambe, le 9 juin 1942 (le jour où tu étais mort), il avait refusé d’abandonner son poste, alors que sa blessure lui interdisait tout mouvement« , page 197a eu avec son propre père, disparu, lui, au cours de la Grande Guerre

_ cf pages 197-198 :

« Il n’avait cessé de rechercher des témoignages sur son père, un colonel d’artillerie, tué en 1918. Né en 1917, il ne l’avait pas connu :

« Obnubilé par ma propre recherche, me dira-t-il trente ans plus tard _ après leur commun voyage à Tobrouk en juin 1972 : soit en 2002, par conséquent _, je me remémore souvent vos paroles. Malheureusement, j’entame la dernière étape sans avoir recueilli le moindre indice qui eût apaisé mon angoisse ».

A plus de quatre-vingt-cinq ans, il n’avait toujours pas digéré l’absence de son père, qu’il assimilait, comme j’inclinais à le faire moi-même lorsque j’étais enfant _ et ce n’est plus le cas _, à un silence _ voilà.

J’avais beaucoup d’affection, de respect, de compassion pour cet homme qui mourut le jour de Noël 2006, à quelques mois de son quatre-vingt-dixième anniversaire, sans être parvenu au terme de sa quête« .

Or la lecture de cet À l’officier des îles nous apprendra que l’ombre de Félix Broche n’a pas été du tout silencieuse pour son fils François.

A contrario, elle deviendra peu à peu, et au fil d’œuvres poursuivies, fécondement rectrice.

Et alors le fils François,

re-pensant à tout ce qu’avait fait et accompli en officier-soldat son père, et qu’il a pu _ en partie, du moins _, pu assez bien reconstituer _ en historien de la France Libre, tout d’abord, mais aussi en fils se construisant peu à peu _,

peut conclure son récit, page 228 _ juste avant un Epilogue (aux pages 229 à 238 : Retour à Bir-Hakeim (5-6 juin 2012)  _ :

« Allez, salut, toi que je n’ai jamais pu appeler « papa ».

Je pense à toi, je continue à faire ce que je peux _ en œuvres successives de papier, pour le principal _ pour qu’on ne t’oublie pas. Ce n’est sûrement pas assez, mais c’est déjà ça« …

Mais cette construction de soi,

d’un même mouvement fondamentalement modeste en même temps que puissamment exigeante,

est loin d’être pour François Broche une pure et simple auto-création, isolée des autres.

Et c’est sur cette patiente et persévérante construction de soi, via des rencontres et via des œuvres successives, qu’ici je veux porter ici ma propre focalisation de lecteur un peu attentif.

Témoigne ainsi de cette lente, longue, et à vrai-dire infinie _ de même qu’est infinie la recherche-enquête de l’historien, de tout historien… _, construction de soi, ce paragraphe à la page 23 :

« A dix-huit, vingt ans _ quand il est étudiant à Paris, en 1957-1959, donc ; page 42, François Broche résumera : « sept années de vie parisienne« , dont « un stage de quatre ans à la Cité universitaire » ; et quelques importantes amitiés… _,

je n’avais strictement aucune action sur ce qui m’arrivait. J’étais impuissant à modifier le cours des choses.

Au début des Antimémoires, Malraux confie que (…) il déteste son enfance : « J’ai peu et mal appris à me créer moi-même, si se créer, c’est s’accommoder de cette auberge sans routes qu’on appelle la vie ».

Comme Malraux, j’ai la regrettable impression de ne pas m’être créé. Une sorte de fatalité _ alors et unilatéralement _ m’emportait  _ sans cesse, toutes ces années d’enfance, d’adolescence et de jeune adulte _ là où je n’avais imaginé aller«  _ au hasard de quelques rencontres et amitiés : Jean-Marc M. (mort « noyé au cours d’une plongée sous-marine au large de Nouméa« , au printemps 1972, si l’on se fie à la chronologie du récit, page 194) ; Jacques B. ; puis l’homme de lettres Philippe Héduy, en particulier, qui l’amène, vers 1968-1969, à l’écriture-enquête sur le parcours de son père, de Tunis à Tahiti, Nouméa, Beyrouth, Damas, et Bir-Hakeim..

Et François Broche de répéter, page 25, à propos de ses sept premières années, à Paris (dont quatre à la Cité universitaire) : « La vie n’avait aucun sens, tout cela ne rimait à rien« 

Et il se trouve que l’année 1958 est aussi celle de la sortie du film de Marcel Carné, Les Tricheurs : « Les « tricheurs » voulaient s’émanciper, mais ils n’y arrivaient pas, ils demeuraient des « gosses ». Ils n’évoluaient pas, ils stagnaient dans leur insuffisance. Le déterminisme _ inhibiteur jusqu’à l’auto-destruction de soi _ qu’ils avaient eux-même forgé, l’emportait sur leur volonté« , page 27.

Cependant, marquant d’une pierre blanche l’année de son mariage et de sa première paternité, en 1976

_ « J’avais attendu d’avoir trente-sept ans pour devenir mari, gendre, père, beau-frère, oncle » ; cette phrase, à la neuvième ligne de l’ouverture même de son livre, page 5, reprenant en l’amplifiant la toute première du livre : « J’ai attendu d’avoir trente-sept ans pour donner la vie _ juste l’âge que tu avais quand un obus t’a troué la tempe. » Et François Broche de poursuivre : « Pour tenir dans mes bras mon premier enfant. (…) C’était ta petite-fille. Je me suis dit, au même moment _ en 1976, donc _, que, cette année-là _ 1976 _, nous avions le même âge.«  _,

François Broche remarque, page 24 _ et c’est la conclusion importante, je veux le souligner, de son premier chapitre _, à propos de cette étape décisive, enfin, de sa vie :

« Je ne sais pas ce que me réserve _ en 1976, donc _ l’avenir, mais j’ai, malgré tout _ dès ce moment, et enfin ! _, confiance : je me vois bien parti, même si je suis parti un peu tard.

Je n’ai pas le moins du monde l’intention _ désormais _ de m’enliser dans quoi que ce soit, et l’ambition m’anime de « donner », sinon au monde, du moins à ce petit être qui commence à vivre _ son premier enfant, sa fille aînée ; le verbe « donner«  étant ici utilisé intransitivement.

Par le seul fait qu’elle existe, ma fille me replace _ en effet _ dans une lignée _ voilà la source du sens… Elle me révèle que la vie ne peut avoir un sens que si elle s’inscrit dans une continuité« .

D’où la place, ainsi réactivée, en 1976, de la question du contenu du rapport de François Broche à son père ;

d’autant plus que le premier travail réalisé d’écrivain et historien _ et plus seulement de journaliste, cf page 47 : « après neuf mois de service dans la coopération au Gabon _ en 1965 _, j’aspirais à la France comme à la Terre promise. (…) J’allais devoir m’engager sur une route nouvelle » (pages 42-43). « Je ne m’étais pas encore établi, vivotant de petits boulots sans lendemain (j’ai pendant une trop longue année été correspondant régional d’un grand quotidien dans deux départements de la région parisienne, mal payé, toujours sur les routes, mais content de ce sursis qui me permettait de différer un choix définitif de carrière), me frottant à un milieu intermédiaire entre la politique et le journalisme, où je rendais quelques services «  _

d’autant plus que le premier travail réalisé d’écrivain et historien de François Broche, en 1969-70 _ Le Bataillon des Guitaristes, l’épopée inconnue des FFL de Tahiti à Bir-Hakeim, paru en 1970 aux Éditions Fayard, et Prix littéraire de la Résistance, en 1971 _avait déjà concerné, et même au premier chef, déjà alors, mais presque par hasard, aussi et seulement, son père : au hasard d’une rencontre avec l’écrivain et journaliste Philippe Héduy, qui, « un jour (vers 1968-69), dans sa maison de campagne de l’Oise, me lança : « Il faut que vous fassiez un livre sur votre père. Le sujet est en or : un fils part à la recherche d’un père qu’il n’a jamais connu et qui ne l’a jamais vu ».

Je ne m’étais pas créé, j’y parviendrais peut-être en te recréant. Du moins en te faisant réapparaître. Renaître. Revivre.

Je lui avais lâché cette histoire _ la tienne, la mienne _ par bribes. Il avait montré un enthousiasme qui m’avait paru un peu excessif« , commente rétrospectivement cet événement de la toute première étape de sa gestation d’auteur, François Broche, pages 47-48 ;

d’autant plus que ce premier travail d’écrivain et historien de François Broche, en 1969-70, avait déjà concerné, et même au premier chef, déjà alors, mais presque par hasard, donc, aussi et seulement, son père _ je reprends l’élan de ma phrase _donc,

en tant que Félix Broche, son père, était le chef de ce Bataillon des Océaniens (de Tahiti et de Nouméa) de la France Libre…

Page 52, François Broche précise et commente les circonstances de ce crucial passage à l’écriture et à l’enquête historiographique, ce tournant d’activité de 1968-69, qui allait s’avérer, sinon immédiatement, au moins à terme _ car cela va prendre encore plusieurs années… _,  fondateur pour donner une première vraie direction à son existence, jusqu’alors assez déboussolée :

« Philippe _ Héduy (1926-1998) _ et Anne-Marie _ Cazalis (1920-1988), son épouse _ avaient _ ainsi, en 1968-69 _ décidé pour moi : je devais me mettre au travail sans retard.

J’obtempérais sans grand enthousiasme pour une raison qui me paraissait évidente : je n’avais pas _ pas encore _ de projet très arrêté.

Je ne savais pas du tout _ pas encore vraiment… _ où j’allais.

C’était bien d’un enfantement _ et double : et de soi-même, en tant qu’auteur ; et d’une connaissance véridique, historiographique absolument sérieuse, de son père _ qu’il s’agissait.

Te faire tenir _ tel que tu fus, de ton départ de Tunis « au printemps 1939«  (l’indication est donnée page 57) à ta mort à Bir-Hakeim le 9 juin 1942 _ au creux de mes pensées,

comme ce bébé _ le premier, tenu dans ses bras de père en 1976, pour la première fois.

Et soulignons bien ici, à nouveau, que c’est là la scène même d’ouverture du livre, page 5 : « J’ai attendu d’avoir trente-sept ans pour donner la vie _ juste l’âge que tu avais quand un éclat d’obus t’a troué la tempe. Pour tenir dans mes bras mon premier enfant«  ; et en 1968, François Brosse n’a encore que vingt-neuf ans

Exister à nouveau _ adresse l’auteur, dans la foulée, à son père défunt, toujours page 52 _, comme si tu n’étais pas mort _ et cela, par la grâce de la pensée au travail de la recherche historique, et son écriture rigoureuse active, de la part du fils orphelin, à la recherche de la vérité des actes accomplis (des res gestae) par le père.  Comme si tu allais revenir _ au moins par le pouvoir formidable de la pensée et de l’enquête à mener, permettant d’accéder à la connaissance des actes que tu avais effectivement accomplis, en soldat-officier, avant de disparaître… _ après une aussi longue absence.

Philippe ayant eu la sagesse de ne me donner aucune consigne, je dus m’y mettre. Dans la pagaille, dans la panique. En toute liberté. Avec la quasi certitude _ alors, en 1968-69 : foncièrement modeste…  _ que je n’aboutirais à rien« …

Et cela, à la condition de vaincre un obstacle dangereux, identifié par l’auteur page 180 : « cet instinct obscur _ cette pulsion de mort masochiste, dirait plutôt Freud _ qui pousse un homme à saboter son destin _ il me semblait que c’était celui-là même qui me rongeait depuis que j’avais pris conscience de ta mort, et me soufflait que le handicap était trop lourd à surmonter. Qu’il était inutile d’essayer de faire de moi quelqu’un ». Soit un obstacle en effet crucial…

« Un matin de juin 1972, je ralliai l’aéroport militaire d’Évreux, en compagnie de quelques anciens de la Première Division française libre qui allaient commémorer en Cyrénaïque le trentième anniversaire de « la bataille qui allait réveiller les Français », selon le mot si juste de Pierre Messmer« , page 194.

Et le récit poursuit, page 195 :

 « Un vieil autocar nous conduisit de Benghazi à Tobrouk (…). Dans le cimetière français, je me dirigeai lentement vers la tombe numéro un, qui abrite tes restes _ transportés là depuis Bir-Hakeim « dans les années cinquante«  (précision donnée un peu plus loin, à la page 196) . Au milieu des Tahitiens qui la couvraient des colliers de coquillage, mon cœur battait plus vite : nous n’avions jamais été _ le père, Félix, et lui-même, le fils, François _ aussi proches. J’allais enfin te retrouver ! (…) J’allais connaître une minute de vérité qui donnerait peut-être un sens à ma quête _ commencée dans le hasard en 1968-69 _, qui orienterait de manière décisive le reste de ma vie «  _ laquelle, vie, tâtonnait décidément encore, en 1972, à la recherche de ce cap sûr qui lui donnerait ce sens enfin sûr introuvé jusque là…


Mais, aussitôt, pages 195-196 :

« N’ayant jamais cru  à « la résurrection de la chair », je ne pouvais accorder aucune valeur au rectangle de cailloux qui était ta « dernière demeure » (…) De toute façon _ et déjà, pour commencer _, tes « cendres » n’étaient probablement pas là. Il y avait tout de même quelques chances pour qu’elles eussent été dispersées ou perdues, par négligence ou par maladresse, lors du transfert du cimetière de Bir-Hakeim à Tobrouk dans les années cinquante ».

Avec cette conclusion provisoire, toujours page 196 :

« De toute évidence, ce n’était pas là _ ni alors _ que j’allais te rencontrer _ le mot est capital. Je ne vis _ et ne sus voir, alors, en ce cimetière de Tobrouk, en 1972 _ qu’une plaque portant ton nom, et rien d’autre.

Je donnais à mes compagnons de voyage l’illusion de « me recueillir » devant ta tombe. L’expression me faisait _ déjà alors _ sourire. En vérité, ce n’étais pas moi, mais toi qui me recueillais ».

Et François Broche de commenter, pages 196-197, cette situation de juin 1972 au cimetière de Tobrouk :

« Nous étions dans une dimension symbolique qui me convenait.

Il n’existait plus aucune trace matérielle de ton passage sur la terre. Tu étais retourné « à la poussière », comme il est écrit dans le Livre, et c’était très bien ainsi.

Qu’est-ce que cela changeait ? Ce n’était pas ton cadavre qui m’occupait,

mais ton ombre _ voilà.

J’aurais voulu passer le reste de mon éternité _ du moins, ou au moins, celle à venir, après sa propre mort _ à côté de ton ombre.

Dans ton ombre _ l’expression est fondamentale : une ombre qui n’était pas encore alors, en juin 1972, une ombre nourricière et rectrice.

(…) Il n’y avait pas eu _ à Tobrouk, en juin 1972 _ de rencontre. Pas de retrouvailles !

Tu ne m’avais rien dit,

et je n’avais pas _ non plus _ trouvé les mots qui eussent été à la hauteur de l’événement.

Ta tombe était aussi vide que ma cervelle« , encore à ce moment de juin 1972, à Tobrouk.

Mais tout change _ et va changer vraiment _ pour François Broche, annonce l’auteur page 199 (et reprenant l’ouverture même du livre, page 5, à propos de son mariage et de sa première paternité, en 1976)

quand « quelque temps plus tard _ en 1976, donc _, je me mariai.

Ma vie, soudain, avait un sens ; l’amour partagé lui donnait _ enfin, et irréversiblement, cette fois _ une orientation inédite, décisive, définitive« …

« En outre, la paternité _ toujours cette même année 1976 _ m’apportait tant de choses qui m’avaient jusqu’alors si cruellement fait défaut : ouverture, don de soi ; plaisir de contempler la vie dans ce qu’elle produit de plus beau, les regards éblouis et les gestes désordonnés ; intelligence impalpable de mystères à peine entrevus ; petite griserie de l’action qui naît de l’amour de la créature ; goût de vivre et victoire sur la mort _ ô combien précaire, provisoire, dérisoire, mais victoire, car une trace ineffaçable demeure de ces instants de grâce.

C’était comme si, enfin, tout se mettait en place _ voilà _ dans ma vie,

dans ce chaos _ de jusqu’alors, encore _ où je n’arrivais plus à me retrouver« , page 199 aussi.

« J’avais une femme, trois enfants. Ma vie était faite _ enfin _ de certitudes et de servitudes. Je ne me reconnaissais pas.

Pour la première fois, j’accordais leur vrai poids aux choses, je comprenais le monde, j’avais l’intuition de ma destinée.

Cette mi-course n’était pas une mi-temps, mais un départ pour ce couronnement que ne manquerait pas d’être la maturité.

(…) La vie commençait à quarante ans. C’était très banal, comme toutes les vérités premières » _ encore faut-il en faire, et forcément à son corps défendant, l’expérience singulière. Beaucoup ne la feront jamais.

Et page 224 et suivantes, au dernier chapitre du livre, l’exorde :

« Je ne sais pas si nous nous (re)trouverons. (…) Je ne saurais vraiment pas quoi te dire. Que veux-tu, nous n’avons rien partagé ici-bas. Rien de concret, du moins. Si, là où tu es, tu as capté tout ce que je viens de te dire, tu sais ce qu’il y a en moi lorsque je pense à toi. Je n’ai rien à ajouter.

Notre conversation serait celle de deux ombres, comment veux-tu que je puisse l’imaginer ? Nous ne pourrions même pas nous embrasser, nous étreindre.

(…) Alors, je te le répète : ça ne servirait pas à grand-chose qu’on se voie un jour. Ça me ferait bien plaisir tout de même, mais ça ne servirait à rien.

Nos destins étaient liés, mais nos histoires ne se sont pas croisées. Mieux vaut, peut-être, en rester là« …

Alors, « que retiendra-t-on de moi ? », se demande François Broche, page 226 du dernier développement du dernier chapitre de sa lettre-tombeau À l’officier des îles.

Et il répond, page 227 :

« La vérité d’un homme, c’est une somme de pensées et d’actions qui s’engloutissent inexorablement dans le tourbillon des jours. (…)

Mais sort-on tout à fait indemne de cette recherche _ de la vérité _ ?

Et puis, cette vérité à laquelle on a la faiblesse bien compréhensible de tenir plus qu’à tout, peut-on la transmettre à ceux que l’on aime ? Certes non. On ne transmet jamais rien d’important. (…) Chaque génération redécouvre ses propres vérités, et les hommes ne laissent rien _ ou si peu _ de personnel derrière eux« 

Et reprenant son dialogue direct avec l’ombre de son père, François Broche poursuit :

« Si jamais rien de moi ne t’était parvenu, maintenant tu sais tout _ ou presque. Je n’aurais rien d’important à t’apprendre.

Sinon, peut-être, cette affreuse chose : le monde a continué sans toi. Et au bout du compte, tu as manqué à peu de gens.

Tu vois, ce n’est pas la peine que je te le répète de vive voix.

Allez, salut, toi que je n’ai jamais pu appeler « papa ».

Je pense à toi, je continue à faire ce que je peux pour qu’on ne t’oublie pas.

Ce n’est sûrement pas assez, mais c’est déjà ça« …

Lors de son voyage, enfin, à Bir-Hakeim, le 6 juin 2012, rapporté aux pages 229 à 238, François Broche en foule enfin « le sable et les cailloux« . « Il y a quarante ans _ lors de son premier voyage à Tobrouk, en juin 1972 _, je n’avais fait que survoler la position« .

Et « j’ai _ cette fois, écrit-il page 236-237 _ le sentiment étrange d’apporter aussi et enfin : cette fois il n’arrive pas là passivement, « la cervelle vide«  _ à Bir-Hakeim

ma propre histoire _ celle de fils et celle d’auteur, finalement indiscernablement entremêlées : l’écriture de cet À l’officier des îles est datée, page 238, de 2012-2013 _,

qu’un éclat d’obus a fait basculer il y a soixante-dix ans _ le 9 juin 1942 _ dans un inconnu que je n’ai jamais pu maîtriser ni comprendre _ du moins jusqu’à cette journée de juin 2012  à Bir-Hakeim, et, bien sûr, grâce à tout le travail d’enquête (fécond) qui l’a précédé.

C’est comme si, en disparaissant, mon père m’avait donné une seconde fois la vie _ avec la charge-mission, pour le fils, et qu’il avait été difficile et long de faire clairement émerger, et assumer pleinement, de faire sur la vie de son père le maximum de lumière sur sa vie, ainsi que sa mort ; et cela pour l’éternité.

Sa mort, en ce désert, m’a donné un autre destin _ celui d’auteur et d’historien _ que celui que j’aurais dû avoir,

et il a bien fallu que je m’en accommode _ et l’accommodation fut longue, lente et assurément complexe, comme toutes les vies humaines, affrontées à la question cruciale du sens.

Je ne l’ai pas toujours fait de gaieté de cœur, mais en fin, je l’ai fait, et je m’en suis tiré du mieux que j’ai pu.


Je ne me suis même pas 
construit en m’opposant à lui.

Comment s’opposer à un non-être, à un souvenir, à une référence aussi mouvante que ce mirage qu’avec Gufflet et Simon, tout à l’heure _ dans le 4 x 4 venant de Tobrouk, et sur des « pistes incertaines« , le 6 juin 2012… _, nous avons aperçu au loin ?« 

Soixante-dix ans après la bataille, « tout est devenu invisible à Bir-Hakeim,

mais les symboles _ eux _ ne s’effacent jamais. Ni le vent, ni le sable, ni la mitraille, ni l’oubli ne pourront détruire la « cathédrale spirituelle » dont me parlait autrefois _ cf le récit page 197 _ Jacques Roumeguère.

Je pénètre pour la première fois dans ce lieu sacré, je foule le sable et la pierraille _ de Bir-Hakeim _ avec respect, avec crainte, avec un certain sentiment de plénitude.


Je suis
 soudain submergé par la certitude
_ enfin ici et ce 6 juin 2012 ; à la différence du silence éprouvé au cimetière de Tobrouk, en juin 1972 _ d’une « présence réelle » _ celle des mystères de la foi catholique, par exemple celui de la transsubstantiation _ de mon père.

Je l’imagine heureux au milieu de ses hommes qu’il a amenés de leurs îles dans ce bout du monde, faisant la guerre, non pour le « Droit », comme son père avait fait celle de 1914, ni même pour la « Civilisation », comme on le leur assurait, mais pour ces petites choses très simples, très fortes, qui composent l’amour de la vie. (…) La patrie, c’était cela : une odeur _ d’eucalyptus, par exemple _, une petite musique _ tel le chant des cigales de Provence _, que l’ennemi n’avait pas pu étouffer« .

« Nous faisons le tour de la position :

les « Mamelles », éminences encore nettement dessinées,

les restes du « Bir » (le « Puits du Vieillard),

les ruines de l’ancien fortin ottoman, près duquel se trouvait le PC du bataillon du Pacifique.

Le sable a enfoui à jamais le trou où un éclat d’obus, entré par l’embrasure, est venu le frapper, au soir du 9 juin 1942.

Ce jour-là, pour moi, tout a commencé » _ comme fils, et comme auteur en charge de la mémoire de son père.

Titus Curiosus, ce 30 janvier 2015.

La poésie inspiratrice de l’oeuvre musical de Lucien Durosoir : Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, Modernes

17jan

« Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante« , Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

L’œuvre musical de Lucien Durosoir est en dialogue permanent _ de 1919-20 (Aquarelles : Verlaine ; et Heredia pour Bretagne) à 1949-50 (Nocturne : Moréas, A ma mère : Banville) _et plus encore fondamental, avec la poésie.

Pas seulement parce que la poésie est pour le compositeur

_ depuis les « beaux jours«  :

« Et j’ai suivi longtemps, sans l’atteindre jamais,

La jeune Illusion qu’en mes beaux jours j’aimais«  :

ces deux vers de Leconte de Lisle (dans Bhagavat, le troisième des Poèmes antiques, en 1852), accompagnés de l’inscription du nombre 29 (du trousseau d’interne pensionnaire de Lucien), le soulignent en exergue aux deux copies au propre de la sonate pour piano et violon Le Lis, en 1921. De même, cinq autres vers de Leconte de Lisle, extraits de la Prière védique pour les morts (le second poème de ces mêmes Poèmes antiques), accompagnés (à nouveau) de l’inscription N 29, formeront l’exergue de la copie au propre de la suite pour grand orchestre Funérailles, en 1930 ; et encore celui des deux copies d’Incantation bouddhique pour cor anglais et piano, en 1946 : tel un fil rouge parnassien : il est possible que la découverte au lycée de la poésie par le jeune Lucien Durosoir, soit d’abord (avec, aussi, celle d’André Chénier : Lucien possède un exemplaire de ses Œuvres complètes publiées aux Éditions Garnier en 1889 : l’année de ses onze ans) celle de ces Poèmes antiques de Leconte de Lisle : il demeurera fidèle toute sa vie à leur idéal d’Art (et d’œuvre),

celui de ses années de formation _,

pas seulement parce que la poésie

est, au plus haut des Arts, référence et modèle, idéal d’œuvre ;

mais encore et surtout parce que la poésie est, avec la musique, source et matrice de l’imageance même de la musique en son activité de création :

un pôle constitutif consubstantiel du discours musical et des formes de l’aisthesis dans lesquelles ce que ce discours musical vise _ un monde, le monde même en ses lignes de force en la splendeur épiphanique de leur tragique sublime : à la Michel-Ange et Agrippa d’Aubigné _ vient

en, et par (et très secondairement pour) une aisthesis musicale, on ne peut plus sensiblement s’incarner :

se mouler (prendre forme sensible, dans le déploiement sculptural de ses métamorphoses organiques) en une poiesis, assumée, d’une puissance sidérante.

Avant même l’imageance fondamentalement entée sur le poème d’œuvres majeures telles que Jouvence (1921, d’après Heredia), Le Lis (1921, Heredia encore), Le Balcon (1924, Baudelaire), Aube (1926, Rimbaud), Funérailles (1930, Moréas),mais aussi de bien d’autres : la première des Aquarelles, Bretagne (1920, d’après Maris stella de Heredia), le Poème (1920, d’après Maurice de Guérin), Déjanira (1923, d’après Sophocle traduit par Leconte de Lisle), Oisillon bleu (1927, d’après Moréas), Incantation bouddhique (1946, d’après Leconte de Lisle) ; et, bien sûr, les deux mélodies _ jamais nommées ainsi _ À un enfant (1930, sur un sonnet de La Tailhède) et À ma mère (1950, sur un sonnet de Banville) ; et avant, aussi, les citations placées maintes fois en exergue des copies au propre des partitions _ soient deux vers de Verlaine (in Sagesse), pour Jouvence en 1921, deux vers de Leconte de Lisle (in les Poèmes antiques) pour Le Lis en 1921, quatre vers de Verlaine (in les Poèmes saturniens) pour le second Quatuor à cordes (en 1922), huit vers de Chénier d’après L’Anthologie (et Platon) pour Idylle (en 1925), quatre vers de Baudelaire (in Les Fleurs du mal) pour Rêve (en 1925), trois vers (posthumes : lus sur le lit de mort du poète) de Moréas pour le Trio (en 1927), cinq vers de Leconte de Lisle (in les Poèmes antiques) pour Funérailles (en 1930) _,

ce sont les titres _ et même les très originales en leur précision intitulations, il faut s’y arrêter _ des œuvres de Lucien Durosoir qui témoignent, dès le tout premier abord des œuvres, de la profonde inspiration poétique (c’est-à-dire imageance même) de sa musique, opus après opus, dès les (verlainiennes) Aquarelles du 15 février 1920.

Comme si la liberté jubilante du compositeur en sa poiesis dès 1919, manifestait quelque réticence principielle à entrer dans le seul cadre des moules officialisés des genres traditionnels de la musique,

pour leur préférer ses propres sentes musardantes _ dialogue de l’imageance musicale avec les références poétiques aidant _, sans être agressivement transgenres, non plus : la délicatesse, française, de Lucien ne forçant ni ne figeant rien.

À l’exception remarquable par là de ses trois quatuors à cordes, son quintette pour piano et quatuor à cordes (sic), et son trio pour piano, violon et violoncelle _ œuvres puissantes en la somptuosité de leur trame et tissu pour un éblouissement de lumière : des chefs d’œuvre dont l’imageance aussi met au trébuchet l’analyse _,

Lucien Durosoir biaise largement avec les genres de la grande tradition : ni concertos, ni symphonies proprement dits en son œuvre,

mais, et ces spécifications des intitulés n’ont rien de coquetteries maniéristes _ Lucien Durosoir cultive sereinement sans provocation la grande liberté, large, profonde, grave, de la Fantaisie : à la Carl-Philipp-Emanuel Bach si l’on veut, en un déploiement de ce que peut continuer de donner le prolongement le plus généreux du Baroque _ :

Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre pour le Poème en 1920,

Fantaisie symphonique pour violon principal et octuor pour Jouvence en 1921,

Étude symphonique sur un fragment des Trakhiniennes de Sophocle pour Déjanira en 1923,

Poème symphonique pour basse solo, cordes vocales et instrumentales pour Le Balcon en 1924,

Suite _ et ici, remarquer la présence en ce catalogue de nombre de Suites, ce genre souple et ouvert (sans formalisme de répétitions), et éminemment français par là, du Baroque : la Suite pour grand orchestre (sic) que sont les Funérailles, achevées le 5 juin 1930, est suivie de la Suite pour flûte et petit orchestre (re-sic) composée de mai à novembre 1931 ; elle-même prenant place entre deux ensembles de pièces formant encore, même si non indiqué formellement, des « suites » : ainsi, juste en amont, la « suite«  Improvisation, Maïade, Divertissement pour violoncelle et piano, composée de janvier à mars 1931, et, juste en aval, la « suite« , encore, Prélude, Interlude, Fantaisie pour deux pianos, composée de mars à septembre 1932 ; précédant ce chef d’œuvre d’accomplissement qu’est le troisième Quatuor à cordes en si mineur de 1933-34 : un sommet de l’œuvre  durosoirien _

pour grand orchestre pour Funérailles en 1930 ;

et encore, pour sa (grande !) sonate pour piano : Sonate d’été pour Aube en 1926 ;

et pour une pièce pour piano et violon : Bref poème pour piano et violon pour Oisillon bleu en 1927 ;

seule la Fantaisie pour cor, harpe et piano en 1937 ne reçoit pas d’intitulation particulière : l’originalité de l’instrumentarium lui étant probablement assez claire déjà _ outre le fait très objectif que la maisonnée aussi s’agrandissant lui procure d’autres focalisations (que la composition de musique : c’est une grande nouveauté, à partir de 1935).

Voilà, relevant les audaces tranquilles des combinaisons instrumentales et structurelles des syntaxes,

les traits de l’intitulation en la plus expresse vérité _ un trait de l’idiosyncrasie du créateur comme de l’homme _ de sa précision : simplement.

 

De même, et qu’il l’explicite ou pas :

ce n’est pas pour un public attendu (encore moins pour un succès de réception au concert) que Lucien Durosoir compose,

mais _ et selon la seule logique (poétique et ontologique : métaphysique) de l’œuvre, c’est-à-dire celle même du monde qui par cette œuvre (et en amont l’œuvrer du médiateur qu’est le musicien-artiste), advient à l’aisthesis _ pour (et par) l’opération, thaumaturgique par là, de l’advenue même de ce monde (qu’aucuns baptiseraient création de l’artiste :

sur ce point la position de Durosoir avoisine celle de Bach, ou de Leconte de Lisle : toute d’humilité) ;

un  monde qui, par l’humble mais ferme médiation de la poiesis du compositeur, et loin de la moindre compromission mondaine,

alors bel et bien advient ;

ou encore, si l’on veut, pour « l’armoire » _ comme Lucien l’a confié à son ami le pianiste Paul Loyonnet :

« Il avait la plus entière confiance en sa musique et m’écrivit qu’il mettait, à l’instar de Bach, ses œuvres dans une armoire, et que l’on découvrirait plus tard«  :

ce sera à la postérité, inactuelle, pour reprendre le terme-concept de Nietzsche, ou sub specie æternitatis, selon l’expression-concept de Spinoza, de sereinement juger la modernité intempestive vraie, en son souffle long et profond, de l’œuvre de Durosoir.

En effet, Lucien Durosoir ne cesse de donner, c’est-à-dire transférer (insuffler), à ses œuvres de musique, le titre même de poèmes aimés, inspirateurs du travail (de fond) de son imageance musicale, à de très nombreuses reprises : en son abondance même : quinze fois au moins sur trente-cinq en tout, la liste est éloquente :

1) Aquarelles (d’après Verlaine : c’est le titre de la troisième section des Romances sans paroles en 1872), dont 2) Bretagne (Heredia in Les Trophées en 1893), ouvrant ce tout premier opus, en 1920 inspiré à la fois par le paysage aimé de Port-Lazo et plusieurs poèmes de Heredia : outre Bretagne, Maris stella, toujours dans Les Trophées ;

3) Caprice (Verlaine : c’est l‘intitulé de la quatrième section des Poèmes saturniens en 1866) en 1921 ;

4) Jouvence (Heredia in Les Trophées) en 1921 ;

5) Le Lis (Heredia : c’est le titre _ et ainsi orthographié : un indice à prendre en compte, même si l’analyse des liens entre la thématique (de la pureté virginale) des poèmes et la musique du mouvement intitulé Le Lis de la sonate, ne va pas forcément de soi... de deux poèmes parus dans La Revue française le 1er mai 1863 :

… 

« Splendide honneur de Mai, j’aime le Lis royal !
Sa tige est haute afin que rien ne le salisse ;
Il s’exhale, la nuit, de son large calice,
Comme d’un encensoir, un parfum virginal.

Lorsque sur la nature a souri Floréal,
Il ouvre au bord des eaux sa robe blanche et lisse ;
Malheur au criocère imprudent qui s’y glisse !
Il meurt, ivre d’amour. O fleur de l’Idéal !

O lis immaculé ! Couronnant ta corolle,
Tes pistils d’or te font une fière auréole,
Et l’honneur pour emblème a choisi ta blancheur.

Dieu t’aimait, car il fit la Vierge à ton image,
Et mit sur la beauté de son jeune visage
Ta pudique noblesse et ta pâle fraîcheur.

et

« La vierge est comme un lis éclatant de candeur ;
Elle a ses cheveux blonds pour royale couronne,
Jeunesse et chasteté ! De toute sa personne,
Il semble s’exhaler un parfum de pudeur.

Si la limpidité de ses grands yeux étonne
Et des propos d’amour sait arrêter l’ardeur,
C’est que dans l’ignorance il est une grandeur,
Et que, voile divin, la vertu l’environne.

Mais, un jour de désir, la vierge se pâmant
Laissera profaner par la main de l’amant
Tes fragiles trésors. Virginité sacrée !

Tel, au brûlant baiser de la brise égarée
Ou flotte le pollen amoureux, s’enflammant
Le lis sème dans l’air sa poussière dorée
.« 

et non repris par le poète dans son édition des Trophées en 1893) en 1921  ;

6) Déjanira (titre d’après la protagoniste principale de la tragédie de Sophocle traduite par Leconte de Lisle _ qui l’orthographie Dèianira _ Les Trakhiniennes en 1877) en 1923 ;

7) Le Balcon (Baudelaire in Les Fleurs du mal en 1857) en 1924 ;

8) Idylle (Théocrite _ mais aussi André Chénier, qui s’en inspire _, traduit par Leconte de Lisle en 1861) en 1925 ;

9) Aube (Rimbaud in Les Illuminations, parues une première fois en 1886) en 1925-26 ;

10) Oisillon bleu (Moréas in Les Syrtes _ le titre du poème est La Carmencita _ en 1884) en 1927 ;

11) Funérailles (Moréas in Les Cantilènes en 1886) en 1927-30 ;

12) Vitrail (Heredia in Les Trophées) en 1934 ;

13) Au Vent des Landes (Gabriel Dufau : c’est le titre d’un recueil de poèmes paru en 1914 (à l’Imprimerie d’Art, à Montpellier), d’un poète landais _ de Léon, dont il a été aussi le maire _ que Lucien a pu rencontrer, par exemple lors de balades vers le courant d’Huchet et l’Océan) en 1935 ;

14) Incantation bouddhique (titre adapté de Prière védique pour les morts, de Leconte de Lisle in Les Poèmes antiques en 1852) en 1946 ;

15) Nocturne (Moréas in Les Cantilènes) en 1949…

Ce dialogue quasi permanent et proprement fondamental,pour et par son imageance, de la musique de Lucien Durosoir avec la poésie aimée des poètes, se découvre encore _ autre élément important de ce dossier _, aux citations de poèmes que Lucien Durosoir place en exergue des copies au propre (particulièrement soignées en leur calligraphie) des œuvres que le compositeur, à défaut de les donner au concert ou publier, lègue via son « armoire » (et le soin _ à venir _ de ses enfants), à la postérité :

ainsi, de 1920 (les cinq Aquarelles) à 1930 (la Suite pour grand orchestre Funérailles et le chant À un enfant), sur dix-huit réalisations musicales, trois seulement, le premier Quatuor à cordes de 1919, la Légende pour piano de 1923 _ opus qui garde des secrets, dédié à Louise Durosoir : « Pour mon petit Loulou » se lit sur une des copies _ et le Quintette pour piano et quatuor à cordes de 1925, ne comportent aucune référence explicite à de la poésie _ et encore : Légende mérite qu’on pousse la recherche : en juin 1918, Lucien, évoquant l’issue en balance de la Guerre, écrit à sa mère (page 198 de Deux musiciens dans la grande Guerre, aux Éditions Tallandier, en octobre 2005) : « C’est la fatalité antique, on peut le dire, les Nornes qui dirigent le monde. Tu peux relire Sophocle » ; alors que d’autre part existe dans les Poèmes barbares de Leconte de Lisle le poème Légende des Nornes, qui se termine ainsi :

« Voilà ce que j’ai vu par delà les années,
Moi, Skulda, dont la main grave les destinées ;
Et ma parole est vraie ! Et maintenant, ô Jours,
Allez, accomplissez votre rapide cours !
Dans la joie ou les pleurs, montez, rumeurs suprêmes,
Rires des Dieux heureux, chansons, soupirs, blasphèmes !
Ô souffles de la vie immense, ô bruits sacrés,
Hâtez-vous : l’heure est proche où vous vous éteindrez !
« 

L’opus Légende (dédié à Louise Durtosoir) se rapporterait-il à ce poème des Nornes ?

À partir de 1931 cependant _ mais dès l’installation aux Chênes à Bélus, de Louise et Lucien le 4 septembre 1926, les références poétiques se resserrent : sur Moréas et son disciple La Tailhède _, les références à la poésie s’estompent : à part le titre emprunté en septembre 1934, au moment où périclite très gravement la santé de sa mère Louise _ qui s’éteint le 16 décembre : auparavant Lucien lui aura composé (et probablement pu lui faire écouter) la Berceuse pour flûte et piano, qu’il qualifiera rétrospectivement de « funèbre«  _, au poème Vitrail des Trophées de Heredia _ mais sans citation ni indice explicite sur la partition _ pour une pièce _ un tombeau pour un gisant sous la lumière (à jamais) de la verrière (à « la rose » « toujours épanouie » : peut-on la rapprocher aussi de la pièce pour piano Légende, en 1923 ? _ pour alto et piano  :

Cette verrière a vu dames et hauts barons
Étincelants d’azur, d’or, de flamme et de nacre,
Incliner, sous la dextre auguste qui consacre,
L’orgueil de leurs cimiers et de leurs chaperons ;

Lorsqu’ils allaient, au bruit du cor ou des clairons,
Ayant le glaive au poing, le gerfaut ou le sacre,
Vers la plaine ou le bois, Byzance ou Saint-Jean d’Acre,
Partir pour la croisade ou le vol des hérons.

Aujourd’hui, les seigneurs auprès des châtelaines,
Avec le lévrier à leurs longues poulaines,
S’allongent aux carreaux de marbre blanc et noir ;

Ils gisent là sans voix, sans geste et sans ouïe,
Et de leurs yeux de pierre ils regardent sans voir
La rose du vitrail toujours épanouie.

Cette « rose » « toujours épanouie » du vitrail contraste avec les éphémères « fleurs épanies » du sublime Je vous envoie un bouquet, de la continuation des Amours de Marie, de Ronsard :

Je vous envoye un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eust à ce vespre cuillies,
Cheutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries,
En peu de tems cherront toutes flétries,
Et comme fleurs, periront tout soudain.

Le tems s’en va, le tems s’en va, ma Dame,
Las ! le tems non, mais nous nous en allons,
Et tost serons estendus sous la lame :

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle :
Pour-ce aimés moy, ce-pendant qu’estes belle.

Pages 531-532 de son Histoire du Parnasse, Yann Mortelette résume l’article de Philip Knight The Hellenist Flowers of Parnassian Poetics : « L’auteur montre que les fleurs sont pour les Parnassiens une métaphore de l’art pour l’art et qu’elles sont souvent associées à une évocation de l’Antiquité grecque. (…) Il étudie les rapports entre le motif floral et le souci parnassien de la forme« .

et le titre Au Vent Des Landes, possiblement emprunté le 17 novembre 1935, au recueil de même intitulé du poète landais de Léon, Gabriel Dufau (paru en 1914, à l’Imprimerie d’art, à Montpellier) pour une pièce pour flûte et piano possiblement inspirée par les paysages du lac de Léon et du courant d’Huchet, vers les sauvages rouleaux de l’Atlantique ;

et aussi la reprise en exergue _ mais peut-être plus fondamentalement en l’imageance musicale même de l’opus _ pour Incantation bouddhique, en 1946, ainsi que pour Nocturne, en 1949 _ même remarque : le poème de Moréas (in les Cantilènes en 1886) est sans doute à la source de l’imageance musicale de l’œuvre pour piano ; mais tout cela est devenu très discret désormais dans l’écriture des manuscrits de Lucien Durosoir _, de vers antérieurement convoqués, les deux fois, pour l’œuvre majeure que sont les Funérailles pour grand orchestre de 1930 : en exergue et présentation (et commentaire en relief, ainsi) de l’opus musical achevé :

ainsi en 1946, cinq vers de la Prière védique pour les morts (in les Poèmes antiques) de Leconte de Lisle  :

Ne brûle point celui qui vécut sans remords,

Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,

Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !

Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile

Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !

et en 1949, ces vers de Moréas, extraits du poème intitulé Nocturne, des Cantilènes, en 1886 :

« Toc, toc, toc toc _ il cloue à coups pressés ;

Toc, toc _ le menuisier des trépassés. »

Ainsi doit être relevé le nombre des références manuscrites (soigneusement calligraphiées) à des poèmes :

_ d’abord, ceux solennellement inscrits in extenso en frontispice de la copie au propre de l’opus musical : la Fantaisie symphonique Jouvence, le Poème symphonique Le Balcon, et la Sonate d’été Aube ; trois œuvres majeures, et pas seulement du point de vue de leurs dimensions, amplitude et durée : pour leur fondamentale imageance.

 

_ outre bien sûr les deux pièces « pour voix et piano« , que Lucien Durosoir n’intitule jamais « mélodie » : À un enfant et À ma mère ;

_ mais aussi ceux présents via la citation de quelques vers, à dix reprises, pour les œuvres suivantes :

1) Bretagne (en tête : deux vers du sonnet Maris stella des Trophées de Heredia) ;

2) Jouvence (sur la page de titre : quatre vers de La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles de Sagesse de Verlaine ;

3) la Sonate Le Lis (en tête du second mouvement dit Le Lis (accompagné de la mention « à la mémoire de Jean-Marie Leclair« ) : deux vers extraits de Bhagavat (c’est Maitreya qui parle), le troisième du recueil des Poèmes antiques de Leconte de Lisle) ;

4) le second Quatuor à cordes (sur la page de titre : deux vers de la Chanson d’automne des Poèmes saturniens de Verlaine) ;

5) Idylle (sur le manuscrit : huit vers d’André Chénier, L’Amour endormi, imité de Platon in l’Anthologie) ;

6) le Trio pour piano, violon et violoncelle (en tête du second mouvement Lent sur la copie au propre, trois vers posthumes de Moréas, lus par le tragédien de la Comédie-Française Eugène-Charles Silvain, puis par Jean Moréas lui-même sur son lit de mort au mois d’avril 1910, ainsi que cela fut rappelé pour les commémorations du dixième anniversaire de la mort de Moréas, en avril 1920. Voici le récit qu’en fait le Mercure de France de juin 1920, pages 501 et suivantes :

« La Revue critique (25 mars) a rendu un bel hommage à Jean Moréas. On y lit ces vers qu’à son lit de mort le poète pria M. Silvain de lui réciter. Il demanda ensuite qu’on les écrivit et il les relut :

« À cette heure où le soir tombe du ciel et plane

Et frémit doucement dans l’ombre des platanes,

          De roses enroulé.


Tandis que je songeais le cœur plein d’amertume

Aux bords où le Céphise, en se brisant, écume,

           Sophocle m’a parlé. »

Quelle pureté ! quelle sereine grandeur ! quel infini dans cette brièveté. D’avoir connu le maître d’une langue si parfaite et d’un rythme tellement sûr, il nous semble avoir vu vivre Racine », commentait le chroniqueur des revues, Charles-Henry Hirsch.

Ces six vers en deux tercets appartiennent à deux strophes (sans titre) que Moréas sur son lit de mort pria son ami (et interprète d’Agamemnon dans sa tragédie d’Iphigénie à Aulis, en 1903) Eugène-Charles Silvain (tragédien de la Comédie Française) de déclamer _ seul le premier tercet est inscrit en exergue du second mouvement du Trio, avec le nom de l’auteur, Moréas _ ; avant de lui-même les dire (avec leur référence aux bords attiques du Céphise, de son Athènes natale). La circonstance est doublement intéressante pour notre sujet : et pour la référence à la mort de Moréas (et le caractère d’élégie du second mouvement de ce Trio, achevé le 12 juillet 1926) ; et pour l’allusion (de la seconde strophe, non recopiée, elle, par Lucien Durosoir) à « Sophocle m’a parlé » : à relier à l' »Étude symphonique Déjanira (en 1923) sur un fragment des Trakhiniennes de Sophocle » dans la traduction de Leconte de Lisle.

Sont mentionnés dans un poème de Raymond de la Tailhède, A Monsieur et à Madame Silvain, évoquant cette scène du « lit de mort » de Moréas, ces protagonistes :

« C’est vous ce Roi des rois superbe, vous Silvain,
Loyal dans l’amitié, qui n’avez pas en vain
A Moréas mourant assuré sa victoire.
« 

Louise Silvain, tragédienne et membre de la Comédie Française, était aussi de cet adieu : sur la scène, elle avait été l’Iphigénie de l’Agamemnon de son époux, en cette tragédie en cinq actes de Jean Moréas, représentée pour la première fois au Théâtre antique d’Orange le 24 août 1903, et à l’Odéon à Paris le 10 décembre 1903.

Tout cela, renvois en écho des œuvres les unes aux autres, composante élégiaque, hommages « funéraires » congruents, ne peut que renforcer la conviction de la profonde cohérence de l’œuvre de Lucien Durosoir en sa constante diversité : pauvre en répétitions et formules ré-exploitées) ;

7) Oisillon bleu (sur les esquisses et le manuscrit _ en plus du dessin du portail des Chênes de Bélus, et la mention « anniversaire du CM pour ses 72 years«  _ : quatre vers de La Carmencita des Syrtes de Moréas) ;

8) Funérailles (outre, mais cela ressort très fondamentalement de l’imageance même de l’opus musical : sur le frontispice et en tête des mouvements II, III et IV, sont inscrits quatre fois des vers extraits en un cas des Syrtes et pour les trois autres, des Cantilènes, de Moréas : vers à la source même des mouvements I Roses de Damas, II Aubade, III Berceuse, IV Final, constituant cette « suite pour grand orchestre » qu’est Funérailles en exergue cinq vers (cités plus haut en leur reprise pour Incantation bouddhique en 1946) de la Prière védique pour les morts de Leconte de Lisle (c’est là le second poème du recueil des Poèmes antiques de 1852) : « Ne brûle point celui qui vécut sans remords« .., et cela à la suite de l’inscription chiffrée énigmatique « N 29 » : le nombre avait été inscrit une première foisen tête du second mouvement de la Sonate Le Lis, en 1921, accompagné d’autres vers de Leconte de Lisle, en provenance du troisième des Poèmes antiques, Bhagavat (Maitreya les prononçant) :

« Et j’ai longtemps suivi, sans l’atteindre jamais,

La jeune Illusion qu’en mes beaux jours j’aimais« 

possiblement en allusion aux années de pensionnat de Lucien quand celui-cidécouvrit l’élévation de l’idéal de spiritualité de la poésie de Leconte de Lisle) ;

9) Incantation bouddhique (en tête des deux copies : les mêmes cinq vers _ « Ne brûle point«  _ de la Prière védique pour les morts) : mais il y a probablement en cette citation-ci davantage qu’une fonction de commentaire : une fonction d’imageance, même si cette œuvre de 1946 n’a pas, à partir de cinq vers, les dimensions déployées de Jouvence, Le Balcon ou Funérailles à partir de poèmes entiers ;

10) et enfin Nocturne (avec la reprise des vers de Moréas _ « Toc, toc, toc-toc, _ il cloue à coups pressés« … _ qui avaient inspiré le mouvement Final de Funérailles : tout cela confirmant encore, outre la profonde cohérence de l’œuvre entier de Durosoir, l’importance des forces de la vie surmontant le fait brut de la mort ; avec le motif spirituel _ mais pas tout à fait religieux _ de la glorification) ; même remarque (de concentration) que pour l’opus précédent : l’appropriation, discrète, par le musicien du titre du poème révèle, plus fondamentalement qu’un simple commentaire, l’imageance musicale issue du poème ;

_ ou encore à des extraits de prose poétique, deux fois _ et les deux à propos de centaures :

1) pour le Poème pour violon, alto et accompagnement d’orchestre de 1920, un passage du Centaure _ paru, posthume, en 1840 ; l’édition que possède le compositeur datant de 1915 de Maurice de Guérin (œuvre dans laquelle le centaure Chiron, le précepteur d’Achille, s’adresse au centaure Macarée :« Cherchez-vous les dieux, ô Macarée ? (…) Mais le vieil Océan, père de toutes choses, retient en lui-même ses secrets. (…) Les mortels qui touchèrent les dieux par leurs vertus ont reçu de leurs mains des lyres pour charmer les peuples, ou des semences nouvelles pour les enrichir, mais rien de leur bouche inexorable » : c’est à l’Art de suppléer le silence des dieux, et celui des nymphes… ;

2) et pour Déjanira, un « fragment » _ « Je possède enfermé dans un vase d’airain, un ancien présent d’un vieux Centaure ; il s’agit de Nessos. (…) Si tu recueilles le sang figé autour de cet endroit de la blessure où le venin de l’Hydre de Lernata a noirci la flêche, tu possèderas un charme puissant sur l’âme d’Héraklès…«  _ des Trakhiniennes de Sophocle dans la traduction de Leconte de Lisle parue en 1877 _ la figure mi-homme mi-bête du centaure est à relever pour sa fantasmatique ; Lucien Durosoir y pense encore en 1920 comme en 1923.

Plus largement, d’André Chénier à Jean Moréas en passant par Maurice de Guérin et Leconte de Lisle (l’auteur des Poèmes antiques et le traducteur de Sophocle, Eschyle, Euripide, et Théocrite, Homère, Hésiode…), les références répétées et congruentes à ces sources et figures helléniques qui ont forgé l’imaginaire du jeune Lucien Durosoir, manifestent la prégnance en l’imageance du compositeur _ les accueillant toujours en la maturité de sa quarantaine _ de l’idéal d’Art auxquelles ces figures de fond de sa culture de formation, dans les classes du lycée, font très fidèlement signe ; avec leur haut modèle de vérité : à l’écart de quelque compromission d’intérêts, utilitarisme, voire carriérisme, que ce soit, auquel le créateur demeurera fidèle en toute sa poiesis : en l’inventivité ouverte et sereinement audacieuse en sa jubilation de sa modernité musicale sans modèle ni didactisme. Pas davantage qu’elle n’est, en rien, passéiste ; non plus qu’elle ne se figera en quelque néo-classicisme (ni autre mouvement ou école) que ce soit : Lucien Durosoir ne cherche jamais à donner _ pas plus en œuvres qu’en sa personne _ d’image(s) ; son idéal (très élevé) d’œuvre, à dimension de monde, est ontologique.


Au même moment, et tout aussi durablement, ou, mieux, fidèlement, d’une manière structurellement très proche, alors même qu’ils n’en savent ni l’un ni l’autre rien, le poéticïen solitaire et secret jusque tard en sa vie _ la chaire de Poétique au Collège de France s’ouvrira à lui en 1937 _, le contemporain capital de Lucien Durosoir qu’est Paul Valéry (1871-1945), à un semblable idéal (noble, pur, élevé) d’Art et de vérité unit, en son œuvrer, un même souci de formes : sans conservatisme, ni néo-classicisme, lui non plus.

Pour un amoureux fou de poésie tel que Lucien Durosoir _ en témoigne sa bibliothèque de poésie : il y tenait autant qu’à ses violons _, il faut noter la faible fréquence en son œuvre du genre de la mélodie _ il n’emploie même pas le mot ! _ avec accompagnement de piano : à deux reprises seulement, en 1930, pour À un enfant (pour chant et piano : « parole » et « musique« , écrit-il, comme pour une chanson !) sur un sonnet de Raymond de La Tailhède ; et, sur un sonnet de Théodore de Banville, À ma mère dont n’existe en esquisse que le premier jet, la mélodie étant demeurée inachevée en 1949. Le seul autre poème mis en musique et chanté _ par une Basse solo _ est, en 1924, Le Balcon des Fleurs du mal de Baudelaire dans le Poème symphonique pour Basse solo, Cordes vocales et cordes instrumentales Le Balcon : le traitement de la partie chantée donne lieu ici à un tissu de musique enchanteur, d’une somptueuse richesse, l’écriture musicale transfigurant sublimement la sombre et étrange beauté du poème.

Le lien au poème _ pour dix-huit œuvres de Lucien Durosoir sur un total de trente-cinq _ est donc manifeste déjà dans le titre de la pièce musicale qui l’arbore : c’est le cas explicite _ neuf fois _ de Jouvence (de Heredia), Le Balcon (Baudelaire), Aube (Rimbaud), Oisillon bleu (Moréas), À un enfant (La Tailhède), Funérailles et Nocturne (Moréas), ainsi que À ma mère (Banville) ; et si le poème n’est pas mis en musique et chanté _ ce qui est le cas pour ces œuvres majeures que sont Jouvence, Aube, ainsi que Funérailles _, Lucien Durosoir l’inscrit _ sauf pour Oisillon bleu : les quatre premiers vers seulement du poème La Carmencita, des Syrtes de Moréas ; pour Funérailles, deux extraits du poème de même titre de Moréas dans les Cantilènes pour les mouvements premier, « Roses de Damas… » et troisième, « Berceuse«  (le mouvement second, « Aubade« , est emprunté aux Syrtes, et le mouvement « Final« , est emprunté au poème Nocturne, des Cantilènes) ; et pour Nocturne : seul le refrain du poème de ce nom des Cantilènes de Moréas est recopié sur un manuscrit _ en frontispice de la copie au propre de l’opus musical.

Six _ voire sept _ fois le lien au poème est discret quand seul le titre _  sans autre marque sur la partition _ de l’opus musical se souvient d’une poésie aimée : verlainienne pour l’ensemble des cinq Aquarelles, en 1920 et Caprice, en 1921 _ ce sont ici des titres de sections : la troisième des Romances sans paroles et la quatrième des Poèmes saturniens _ ; hérédienne pour Bretagne, en 1920 _ les vers cités provenant, eux, de Maris Stella, dans les Trophées _ ; Le Lis, en 1921 _ en référence à deux poèmes ainsi intitulés (et orthographiés) Le Lis de Heredia, parus dans La Revue française du 1er mai 1863 (et non repris dans le recueil des Trophées, en 1893) _ ; Vitrail, en 1934 _ avec pour seule indication, aux musiciens : « avec beaucoup de douceur et de simplicité«  _ ; théocritienne et chéniérienne, à la fois, pour Idylle, en 1925 _ André Chénier est un inspirateur majeur et du Parnasse de Leconte de Lisle, et du romanisme de Jean Moréas ; et le volume de ses Œuvres appartenant à Lucien Durosoir est celui de l’édition Garnier en deux tomes, de 1889... Dans le cas, en novembre 1935, de la référence possible (?) de l’opus pour flûte et piano au recueil Au vent des Landes du landais Gabriel Dufau, il pourrait s’agir de l’évocation de promenades autour du lac de Léon et au courant d’Huchet ; et peut-être d’une rencontre avec l’auteur des poèmes. Lien discret, tant la pensée musicale et poiesis en acte : imageance, de Lucien Durosoir fait corps, jusqu’à la presque inconscience (de l’évidence pour soi), avec cette inspiration poétique-là.

Mais le cas le plus fréquent est l’inscription expresse _ à quinze reprises et pour treize œuvres de musique _ de quelques vers seulement, indépendamment du titre de l’opus musical : en forme, alors, de contrechant, ou de commentaire.

D’un point de vue historique, les références poétiques activées _ tant les citations que les titres inspirateurs _ de Lucien Durosoir en son imageance musicale à partir de 1919, proviennent d’un passé d’écriture (du poète) passablement éloigné du présent de l’écriture musicale du compositeur _ l’œuvre inspirante la plus récente, le sonnet de Raymond de La Tailhède A un enfant, datant d’avant 1910, en un ensemble dit « Premières Poésies » _, et par là inactuel : ainsi entre la première publication des poèmes cités sur les partitions, l’écart va de cent-six ans pour la date de la première publication des Œuvres complètes d’André Chénier, en 1819 par Henri de Latouche (aux Éditions Foulon et Compagnie, Baudouin ; au passage, noter que c’est en 1889, aux Éditions Garnier, qu’est paru l’exemplaire en la possession de Lucien Durosoir), et la composition d’Idylle, en 1925, avec en exergue de la partition huit vers d’André Chénier, traduisant un texte de l’Anthologie attribué à Platon ; à quatre ans pour la métamorphose en la « mélodie » Sonnet À un enfant, achevée de noter le 19 août 1930 à Bélus, du sonnet de Raymond de La Tailhède dont les Poésies avaient paru en librairie, aux Éditions Émile-Paul Frères, en 1926 : mais ce sonnet fait partie des « Premières Poésies« . Les écarts vont même de cent-sept ans pour le poème de Théodore de Banville À ma mère (paru dans le recueil Les Cariatides, en 1843) que la fille de Lucien Durosoir ramenait de l’école pour apprendre à le réciter, en 1950 ; à dix-sept ans pour le poème posthume de Jean Moréas _ celui-ci aimait improviser des poèmes pour ses amis qui les notaient au vol plus souvent que Moréas lui-même ne les écrivait… _ À cette heure où le soir tombe du ciel, et plane, paru seulement dans la revue critique du Mercure de France _ Lucien Durosoir y était abonné _ le 1er juin 1920, pour la célébration du dixième anniversaire de la disparition du poète, le 30 avril 1910 : le poète l’avait déclamé sur son lit de mort.

Si j’énumère les écarts depuis cet Amour endormi de Chénier-Platon, publié en 1819, inscrit sur la partition d’Idylle en 1925, jusqu’à À un enfant de Raymond de La Tailhède en 1926, pour l’opus de même titre en 1930, et en suivant l’ordre chronologique de la première publication des poèmes, cela donne les nombres d’années d’écart suivants : 106, 80, 107, 69, 94, 75, 67, 68, 64, 58, 57, 56, 48, 46, 43, 41, 43, 43, 39, 63, 41, 49, 28, 41, 17, 21, 4 : soit une moyenne, si tant est que cela ait une signification (oui, tout de même…), de 54 années. On doit remarquer aussi que les derniers (ou plus récents) poètes auxquels va l’affection _ fidèle _ de Lucien Durosoir compositeur comme lecteur, sont Jean Moréas et son disciple romaniste Raymond de La Tailhède _ ce dernier (1867-1938) étant le seul à demeurer en vie  au moment de l’opus musical inspiré de son poème : l’a-t-il jamais su ?

En procédant à un calcul analogue des écarts entre les dates de publication-impression des œuvres poétiques inspirantes en la possession du compositeur, cette fois _ certaines (pour 13/24 des occurrences poétiques ayant inspiré des pièces de musique durosoiriennes, et sept des livres d’où celles-ci ont pu être extraites :ainsi demeure-t-il difficile de dater la « 34ème édition » des Trophées de Heredia à la Librairie Alphonse Lemerre ; et celle de l’exemplaire de Lucien Durosoir des Poèmes antiques de Leconte de Lisle (sans date ni indication de quantième d’édition), chez le même éditeur ; non plus que l’exemplaire de l’« édition définitive » des Fleurs du mal aux Éditions Calmann-Lévy, en sa bibliothèque) étant sans mention de date _, et les dates d’achèvement (scrupuleusement notées, elles) des compositions de musique inspirées de ces poèmes, on obtient maintenant un nombre de 21, 53 années.

Guère plus d’un an s’écoule entre la publication du volume de Vers et proses de Rimbaud aux Éditions du Mercure de France en 1924, et la sonate d’été Aube, dont les trois mouvements sont achevés entre le 9 octobre 1925 et le 2 février 1926 ; et quatre ans, entre la publication du Choix de poèmes de Moréas aux Éditions du Mercure de France (le 15 avril 1923) et, d’une part Oisillon bleu, achevé le 2 mars 1927, et, d’autre part, le début de la composition, dans la foulée, de Funérailles, en avril 1927 ; ainsi que entre la publication des Œuvres de La Tailhède, aux Éditions Emile-Paul Frères, en 1926, et Sonnet À un enfant. Alors que pour d’autres (le volume Chénier, les Poèmes saturniens, les Romances sans paroles, Sagesse, et probablement les Poèmes antiques et Les Trophées ; voire Les Fleurs du mal), l’écart est substantiel.

Soit, au bilan comparatif, une moyenne d’un demi-siècle depuis la première publication des œuvres de poésie ; et d’un peu plus de vingt ans entre la publication-impression des exemplaires de la bibliothèque personnelle du compositeur et les œuvres musicales qu’elles ont inspirées.

Les dernières œuvres de poésie inspirantes _ mis à part le cas (circonstanciel) de la mélodie de Banville À ma mère : qui met en scène deux enfants, un frère et une sœur, en 1950 _ étant celles de l’école romane : Jean Moréas pour six poèmes, et Raymond de la Tailhède, pour un seul : pour des œuvres de musique composées à Bélus ; Louise et Lucien s’installent aux Chênes le 4 septembre 1926.

Alors quelle poésie _ romantique, parnassienne, symboliste, moderne ? _ a inspiré si souvent _ à vingt reprises au moins, sur trente-cinq œuvres au total : soit, d’une part, avec la reprise explicite (c’est le cas pour Jouvence, Le Balcon, Aube, Oisillon bleu (début de La Carmencita), Funérailles (mais aussi Déjanira, en référence aux Trakhiniennes) ; et pour les mélodies Sonnet À un Enfant et À ma mère) ou plus implicite (et plus difficile à repérer) Bretagne, Le Lis, Vitrail, Nocturne ; et encore, génériquement, Aquarelles, Caprice, Idylle ; et Incantation bouddhique (adaptation de Prière védique pour les morts)) du titre d’un poème pour en intituler une œuvre de musique et, surtout, constituer une part fondamentale de son imageance (proprement musicale) ; soit, d’autre part, sous forme au moins de citations (dix-sept fois pour treize œuvres de musique), sur la copie au propre, ou le manuscrit, de la partition _ la musique de Lucien Durosoir ?

Pas de titre, ni de citation (ni impulsion d’imageance) issus de la poésie romantique : par exemple, Victor Hugo est absent. Lucien Durosoir _ non plus que sa génération de la IIIe république _ n’apprécie l’inflation narcissique de l’égo, ni l’engagement partisan circonstanciel et souvent versatile, des Romantiques.

Il aspire à davantage de hauteur de vue, à une vision plus objective, et même ontologique en quelque sorte _ sinon scientifique, même _ du monde. Car l’Idéal du Moi de sa personnalité, ou plutôt son Moi Idéal, n’est en rien _ tel celui des Romantiques _, narcissique : c’est fondamentalement un Idéal d’œuvre _ d’où la prégnance en sa personnalité même, et pour toute la vie, du modèle de subjectivité, selon ce que Michel Foucault appelle le processus de subjectivisation _ non subjectiviste mis en valeur par l’esthétique (et éthique) parnassienne(s).

Le symbolisme _ et son sfumato : déceptif pour lui _ n’a guère non plus sa fréquentation : Mallarmé n’est pas non plus de ses favoris. La musique de Durosoir dialogue mieux _ quasi charnellement _ avec le visible bien sensible des formes dessinées ; ou avec la tenue, ferme, des sculptures et des architectures. Alors que l’adolescence de Lucien Durosoir a vu l’éclosion et le succès, vers le milieu de la décennie 1880 des écoles symbolistes : ainsi Moréas est-il l’auteur d’un Manifeste symboliste paru dans Figaro le 18 septembre 1886. Mais le début de la décennie suivante voit un reflux des thématiques symbolistes ; et Moréas lui-même rompt avec ce mouvement, pour fonder dès 1891 l’école romane, qui entreprend de se ressourcer aux idéaux classiques de la tradition gallique et romaine, à moins que ce ne soit tout bonnement hellénique. L’heure est aussi à un certain succès rétrospectif du Parnasse : Heredia, rassemblant les meilleurs de ses poèmes, publie Les Trophées en 1893, et est triomphalement élu à l’Académie française en 1894. C’est dans ce bain culturel-là que Lucien Durosoir (né le 5 décembre 1878) a formé son goût poétique noble, pur et élevé : Chénier, Leconte de Lisle, Hérédia ; mais aussi, et à part, la musique singulière de Verlaine.

Pas davantage Lucien Durosoir ne cédera aux appels trop hystérisés pour son goût des sirènes modernistes en poésie ; par exemple Apollinaire ; a fortiori les Surréalistes, contemporains de sa poiesis. L’exigence de formes demeurant décisive pour lui _ comme pour Paul Valéry.

Pour Verlaine, comme pour Rimbaud _ et, en amont, pour Baudelaire, qui meurt en 1867 _, leur grandeur et leur hauteur _ ou tout simplement le génie (intemporel) que la postérité va assez vite démarquer des scories passagères du reste _ est hors concours ; et hors école.

Les volumes d’éditions anciennes sinon originales de Verlaine aux Éditions Léon Vanier, font très tôt partie de la bibliothèque de Lucien : par exemple, une édition de 1891 (Lucien a douze ans) des Romances sans paroles (la première édition est de 1872) ; une édition de 1894 (Lucien a quinze ans) des Poèmes saturniens (la première édition est de 1866) ; et une édition de 1896 (il a dix-sept-ans) de Sagesse (la première édition est de 1880) ; pour ne citer ici, de Verlaine, que des œuvres auxquelles Lucien Durosoir a puisé en dialogue avec (sinon en imageance de) sa musique : à propos de ses propres Aquarelles (visuelles : la seconde s’intitule Vision) de 1920, de sa Fantaisie symphonique Jouvence de 1921, de son Caprice de 1921, de son second Quatuor à cordes de 1922 : au début surtout _ 1920-1922 _ de son activité de création.

On remarquera toutefois que si Verlaine constitue pour Lucien Durosoir comme une autorité poétique (de liberté et beauté) de fond, ou de commentaire, sa poétique musicale du vers ne suscite pas en le musicien qu’il est, de défi à composer à partir de ses poèmes, mettant en mouvement son imageance musicale même : à la différence de Heredia pour Jouvence, de Baudelaire pour Le Balcon, de Rimbaud pour Aube ou de Moréas pour Funérailles (et ensuite Nocturne) ; et encore Leconte de Lisle pour Incantation bouddhique, en 1946.

Pour Aube de Rimbaud, il s’agit d’une œuvre sidérante, et qui marque le rapport _ matutinal : glorieux _ de quiconque se livre vraiment (à « embrasser l’aube d’été » !) à la poiesis ; et ce n’est pas pour rien que la Sonate d’été Aube a constitué l’œuvre de prédilection _ avec Funérailles, à partir de motivations très diverses _ du compositeur.Ici, la modernité de Durosoir prend un peu de distance, en la jubilation de son crépitement (pianistique) avec le modèle poïétique parnassien.

Pour Baudelaire, Le Balcon de Durosoir nous assaille à jamais de la force entêtante de son étrangeté dont la magie toute charnelle pénètre et irradie le tapis de musique somptueusement tissé de « cordes vocales et instrumentales » de ce Poème symphonique : jusqu’à l’envoûtement physique du vertige.

Le grand pôle de poésie de Lucien Durosoir _ et modèle poïétique, surtout, de l’imageance de sa musique _ est donc la poétique parnassienne, et en priorité _ en sa hauteur et profondeur _ celle de Leconte de Lisle : comme idéal d’œuvre, parce qu’empoignant, à brassée large et pleine, en soutenant le défi de s’y mesurer avec justesse, et à dimension de continent, le plus large monde. Métaphysiquement. En même temps que sensuellement, et même voluptueusement en cette musique : qu’on se livre à plein à son écoute, opus après opus, pour l’éprouver.

Et c’est un tel embrassement, une pareille étreinte qui caractérise et le baudelairien Balcon et la rimbaldienne Aube d’été. Ce qu’à la musique de Lucien Durosoir apportent ces références, modèle et imageance même, à partir de la lettre et du rythme de ces immenses poèmes, c’est une pointe de contention des forces, mais limitée : pas jusqu’au maniérisme resserré d’un culte hypertendu de la forme _ telle la monomanie du sonnet en poésie d’un Heredia ; à l’égard duquel la Fantaisie Jouvence sait faire preuve, en son final particulièrement, d’un délicieux délicat mordant d’ironie _ ; c’est une pointe de contention des forces elle-même dominée (contenue, la contention !), tempérée avec beaucoup de finesse et justesse par le compositeur en la vérité et beauté de sa poiesis. Évitant à l’œuvre musical tant la désagrégation inchoative du sans-forme ou apeiron qui menace et peut détruire le sublime _ et il y a un sublime durosoirien _, qu’une mécanique rigidifiée s’affichant en néo-classicisme.

En la modernité incisive souverainement sereine en sa force, de son créer, Lucien Durosoir procède d’une façon structurellement semblable, au même moment, au poiein _ tout aussi librement inventif et exigeant du jeu des formes en mouvement, et hyper-sensuelles aussi _, de Paul Valéry : sans se perdre à se décomposer et dissoudre en expressionnisme brut, pas plus qu’à se figer en conservatisme réactionnaire, ni minauder en quelque néo-classicisme déjà stéréotypé.

Et Lucien Durosoir saura entretenir et renouveler tout au long de son propre poiein cette juvénilité ordonnée et jubilatoirement flamboyante _ classicisante si l’on veut en la sérénité splendidement assumée de l’intensité et clarté de sa modernité libredu jeu des forces serpentines crépitantes de la vie en leur souffle indéfectible de vérité.

Francis Lippa, le 16 juillet 2011

Une poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité Durosoir !

17jan

Approcher l’idiosyncrasie de l’art de Lucien Durosoir nécessite la mise à jour des tenants et aboutissants de la singularité de cet œuvre et du génie de son auteur.

Déployée de 1919 à 1950, l’activité créatrice de Lucien Durosoir (1878-1955) est à son acmé les quinze ans qui vont de 1920 à 1934 : à partir de 1935, elle se fait plus clairsemée, et la taille des œuvres se réduit. Mais dès son début en 1919, la création se conçoit avec une sidérante maturité comme radicalement hors contexte : d’écoles, appartenances, cercles ; tellement transmuées et métamorphosée, les références très riches de départ, en un tout singulier et une forme achevée (d’œuvre), parce que l’objet de la poiesis est rien moins que l’advenue du monde même.

L’imageance de cette poiesis _ en symbiose avec celle, reçue en exemple-modèle, de l’intuition des poètes _ fait en effet accéder thaumaturgiquement l’œuvre de musique au réel même du monde : ontologiquement. À l’écart tant des expressionnismes que des formalismes essayés tous azimuts alors à ce moment.

Telle la condition d’accès à cette vérité du monde, le compositeur écarte fermement tout ce qui parasite la concentration de sa poiesis : jusqu’à la machine de l’organisation de concerts. S’imposent les priorités de cet Art.

Dès 1919-1920 Lucien Durosoir se veut en toute conscience _ venant de loin ; et sans rien en proclamer _ hors courant : André Caplet (1878-1925), un des tout premiers, en 1922, le marque en comparant l’œuvre de Durosoir à ce que produit ce qui devient le groupe des Six : « Je vais parler avec enthousiasme à tous mes camarades de votre quatuor que je trouve mille et mille fois plus intéressant que tous les produits dont nous accable le groupe tapageur (sic) des nouveaux venus« .

La présentation en concert à la SMI le 2 février 1922 du Quatuor à cordes en fa mineur de Lucien Durosoir _ le concert comporte aussi « une sonate pour violoncelle et piano d’Ildebrando Pizzetti, une œuvre pour piano d’Eugène Grassi intitulée Les Équinoxes, des mélodies d’Émile Trépard, un Hommage à Debussy pour piano de Maurice de Séroux, des pièces pour piano de Léo Sachs, des chansons populaires japonaises de Yoshinori Matsyama«  _, n’aura pas de suite : cette première fois à la SMI est la dernière ; pourquoi ? Est-ce seulement du fait _ subi _ de l’éloignement de Paris du compositeur (dont l’état de santé de la mère requiert d’autres climats) ; et du manque (ou refus) de temps à investir dans ce type d’organisation ?

Comment s’organise l’activité de composition ces années cruciales 1919-20-21 ? La mise en place cérébrale de la création musicale de Lucien Durosoir s’est faite avant (pendant la guerre, surtout) : tant les contenus musicaux que les processus d’écriture et les choix de formes qui fondent sa musique sont en place pour l’essentiel : sa langue musicale (aussi sûre qu’ouverte en sa sereine et ferme inventivité) s’enrichira encore vers 1926-27 : ce qui interroge quant au caractère _ faut-il dire classicissant ? _ de la modernité de ce style en son idiosyncrasie ; la plénitude mature de l’immédiate liberté d’invention de Durosoir oblige à l’oxymore. en 1919, soit dès le début de l’écriture effective : tant la formation du musicien auprès de Charles Tournemire et Eugène Cools surtout ; la patiente infusion de sa méditation-réflexion ; de même, et ce n’est pas rien, que l’impact existentiel sur lui de la guerre ; puis le travail de ses exercices préparatoires l’année 1919 ; bref toute la gestation de l’œuvre à réaliser, ont été en amont de l’écriture effective et ses premiers fruits en 1920, éminemment fécondes.

À partir de la très large palette de vocabulaires dont son écriture aussitôt dispose, la liberté discrètement jubilatoire du compositeur sait lui ouvrir, avec une infinie finesse de réalisation, ses espaces tout personnels (« libres » !) d’écriture, pour y déployer, en une richesse d’invention jamais démonstrative, au seul service de l’œuvre (et la vérité de son monde), et pas pour faire école ni marquer l’époque, sa poétique musicale : pleine, profonde, grave. Moderne sans modernisme.

L’écriture aurorale de Lucien Durosoir embrasse _ tel le Rimbaud des Illuminations : « J’ai embrassé l’aube d’été«  _ une durée longue ramassée, reprise et transmuée, et une large matière figurale brassée, pétrie et métamorphosée en une foisonnante poiesis : aux antipodes de la mélancolie romantique ; soit l’oxymore de la modernité embrassante lumineuse de Durosoir : jusqu’à l’éblouissement.

La vocation à la création de Lucien Durosoir mûrit dès sa formation _ pas tout à fait académique, déjà _ et son activité de concertiste _ pas davantage : il a créé en France les concertos de Johannes Brahms, Richard Strauss, Niels Gade ; et fait connaître en Europe les œuvres pour violon des compositeurs français les plus contemporains : par exemple à Vienne le première sonate de Gabriel Fauré _, entre 1897 et 1914 : très en amont de 1919 donc.

Et l’expérience humaine de la guerre inhumaine de l’homme Durosoir, se greffant sur cette vocation que l’hyper-activité du concertiste avait comme retardé de se réaliser, constitue le catalyseur de ce passage à l’essentiel qu’est l’activité de composition en 1919 : sans plus aucun retard. Cette expérience de la guerre _ « tragique et horriblement grandiose«  en une lettre à sa mère le 7 juin 1915 _ demeurant l’horizon en relief à jamais « Je n’en perdrai jamais le souvenir«  de tout l’œuvre. Elle forme son fond.

Jusqu’au final : en témoigne l’œuvre majeure en ses quatre minutes à peine qu’est L’Incantation bouddhique, achevée le 18 mars 1946 : hommage aux morts des deux guerres et véritable postlude, pour cor anglais et piano, aux Funérailles, pour grand orchestre, de 1930.

L’œuvre entier de Lucien Durosoir se révèle une « musique d’après la guerre » : façon du vivant par l’Art d’être mille fois plus fort qu’elle et toutes les forces mortifères ; et de transmettre par une combinaison qui n’est presque qu’à lui de sublime et de beau, l’essentiel. Le désir de fécondité vitale de l’avenir participant fondamentalement de l’idiosyncrasie durosoirienne.

Pour approcher cette poïesis, j’ai choisi aussi un punctus de comparaison : l’artiste poïéticien praticien et théoricien de la poétique envisagé comme le contemporain capital de Lucien Durosoir (1878-1955) : Paul Valéry (1871-1945), qui en 1937 consacrera sa chaire au Collège de France à « la Poétique« .

Paul Valéry, penseur de la Poïétique et pas seulement poète, a un parcours de création étonnamment comparable à celui de Lucien Durosoir : l’évolution de Paul Valéry à partir de 1917 est l’exact inverse (symétrique) de l’évolution de Lucien Durosoir à partir de sa démobilisation le 19 février 1919 : par un similaire clash _ de considérable portée à l’échelle de leur vie et leur œuvre à chacun _ entre une formidable vocation à la création et des contingences historico-biographiques. Paul Valéry va au monde social au moment même où Lucien Durosoir s’en retire.

Alors que leur conception (et culte) de la poiesis est très proche : d’un identique mouvement, les deux valorisent la dynamique du créer, un créer consubstantiellement associé, en son imageance, à un souci des formes. Plus en valeur cependant pour Valéry en son œuvre publiée de poète qu’en sa pensée théorique en acte (impubliée de son vivant) de la poïétique ; moins soucieuse, cette poïétique, en l’explosivité de sa dynamique, du fini achevé des formes : alors que celles-ci demeurent le passage obligé (voir ce mot à Bergson le 11 novembre 1929 : « Je suis un formel, et le fait de procéder par les formes, à partir des formes vers la matière des œuvres ou des idées, donne l’impression d’un intellectualisme par analogie avec la logique. Mais ces formes sont intuitives dans l’origine » : c’est métaphoriquement, et non conceptuellement, que procède le penser) de la manifestation figurée du fond ! C’est le miracle matutinal de ce surgir protéiforme (et métamorphique) que le Valéry poïéticien sourcier privilégie, par rapport à un souci de fini en quelque sorte arrêté de ces formes, qui prévaut dans la réalisation (à des fins aussi de publication) de poèmes : plus épisodiquement ; voir cette exclamation de Valéry (le 20 décembre 1922) que rapporte Gide en son Journal : « On veut que je représente la poésie française. On me prend pour un poète ! Mais je m’en fous, moi, de la poésie. Elle ne m’intéresse que par raccroc. C’est par accident que j’ai écrit des vers. Je serais exactement le même si je ne les avais pas écrits » ! A distinguer, donc, des séances d’écriture bouillonnante de ses Cahiers : « ces Cahiers sont mon vice ! » ; voir aussi ce mot (de juillet 1906) à l’ami André Lebey quant à la place de la poiesis en acte de ces Cahiers en sa vie : « seul fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital« , mais aussi « sans doute placement à fonds perdu« … : soit un vivier s’accumulant, matin après matin de 1894 à 1945, de trente mille pages laissées en l’état.

Ce contraste entre les parcours tient aux accidents des histoires : Lucien Durosoir se donne en 1919 (puis 1921-22 _ dans sa façon entière d’assumer les conséquences lourdes de l’accident qui rend sa mère impotente _, puis 1926 : l’installation à l’ermitage landais de Bélus) les conditions optimales d’une création autonome, quand Paul Valéry (dès 1917, puis en 1922 _ la mort de son Patron, Édouard Lebey _ ; etc. : la part grandissante, les années vingt, puis trente, des obligations mondaines et internationales) les laisse se détériorer, ou les perd : en mondanités (plus ou moins intéressées : obtenir des positions qui assurent le confort matériel de sa famille même si en 1904 il notait pour lui-même : « Pas de silence, de suite, de profondeur sans un minimum d’argent ; pas de noblesse sans calme« … : noblesse et calme durosoiriens aussi !).

En très violente opposition à ces deux poiesis, la durosoirienne et la valéryenne, soucieuses toutes deux de la forme de l’œuvre d’Art _ jamais négligée, oubliée, encore moins honnie _, se donnent libre cours et déchaînent ces années de guerre, puis leurs suites, des esthétiques (révolutionnaires) de la destruction de la forme et de l’œuvre : Dada, puis les Surréalistes, en littérature ; Duchamp et ce que celui-ci ouvre de déconstruction dans les Arts plastiques ; le cas du dodécaphonisme de Schönberg est différent : il s’agit plutôt d’un renouvellement des formes ; comme si la chair de la musique résistait consubstantiellement à la destruction de la forme, de toute forme. Quant aux conceptions jusqu’au-boutistes d’un John Cage (1912-1992), elles apparaîtront plus tard. Opposition par ce qui demeure d’exigence (haute et noble) de forme (et d’œuvre) dans la conception _ classicisante, in fine ? par là _ de la poïesis dans les œuvres réalisées de Lucien Durosoir comme de Paul Valéry.

En son parcours, c’est bien la création même, la plus exigeante et autonome immédiatement de quelques courants, écoles, chapelles que ce soient, qui monopolise _ l’homme est d’un caractère entier _ l’immense capacité de concentration de Lucien Durosoir compositeur, dès 1919.

Avec « calme » et « sang-froid » _ l’homme n’a rien d’un frénétique _, l’acte créateur d’une œuvre vraie (et achevée) via une poétique musicale de la plus haute exigence _ métaphysique, ontologique _, l’investit tout entier ; lui sachant prendre absolument le temps qu’il faut à l’achèvement (même ouvert) de l’œuvre, en son unicité chaque fois _ n’ayant que faire de filons et formules à faire valoir, exploiter : il n’a pas à se répéter. Le paradoxe étant que le degré maximal de disponibilité de sa part que va bientôt _ fin 1921-début 1922 _ exiger l’état de santé (et le degré de dépendance) de sa mère, va lui offrir ce temps préservé de bien des contraintes et obligations de nature sociale, qui est la condition optimale, en autonomie et concentration, de cette qualité très haute-là de création.

D’autant que l’épreuve même de la guerre _ « une guerre terrible et sauvage » (4 juin 1915) : « J’avoue qu’avant de venir ici, je ne savais pas ce que c’était que la guerre. C’est tragique et horriblement grandiose« , a-t-écrit à sa mère le 7 juin 1915 ; juste après lui avoir confié : « Mon pistolet m’a servi deux fois, où j’ai chaque fois tué un Boche à bout portant. Je ne sais comment je suis encore vivant, car je croyais bien ne jamais sortir d’un pareil enfer« … _ n’a fait que tremper encore sa fermeté native ; au point de lui faire déclarer le 10 avril 1915 : « Je te prie de croire qu’après la guerre je parlerai dur et ferme ; ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie et qui seront revenus auront bien ce droit« . L’expérience de cette guerre _ « le dernier mot de l’horreur » (10 juin 1915) _, constituant un formidable acquis existentiel et artistique en ses limites mêmes d’humanité, marquant du relief de son tragique _ à rebours de tout pathos romanticisant _ toute sa musique.

Notons ces formulations de Lucien quand sa mère lui rappelait, lui sous la mitraille, l’objectif de composer : en septembre 1916, « Je commencerai la composition afin de m’habituer à manier les formes les plus libres _ soit la voie on ne peut plus nettement affirmée _, et je donnerai, j’en suis persuadé, des fruits mûrs » ; et en septembre 1918 : « Je me demande si tu ne deviens pas un peu folle quand tu me dis travaille, compose ; quand tu me parles, au milieu de la vie que je mène, de l’amour de mon art. C’est une coupe où je n’ai pas bu depuis fort longtemps. Certes, j’espère bien un jour reprendre de ce breuvage, mais il ne faut pas en ce moment songer à tout cela« . Lucien qui ne veut pas rêver est un actif effectif, par son imageance en acte : donnant des œuvres. Mais ce temps (du nectar de l’œuvre se faisant, grâce à ses conditions positives exigeantes) arrive.

Aussi faut-il introduire une précision principielle quant au terme de singularité qui s’impose à qui essaie de situer Lucien Durosoir (sa création, son œuvre, ses œuvres : en leur réception par nous, avec nos efforts de repères face au degré d’étrangeté de leur singularité) par rapport à son (et à leur) contexte artistique (objectif), en le (et les) comparant à d’autres que lui (et qu’elles), ainsi que procède l’esprit s’éclairant.

L’identité personnelle de l’individu (bien en amont de l’idiosyncrasie d’un artiste accompli), se construit dès la petite enfance _ introjectivement dit Mélanie Klein _, puis au fil des relations inter-subjectives de toute une vie, forcément comparativement, en rapport à des modèles (de forme ici du sujet lui-même, selon ce que Mélanie Klein nomme le bon objet : pourvoyeur de plasticité constructive) ; et en fonction d’apports, références, points de comparaison qui soient (et sont) des appuis (de figure) à intégrer _ introjecter _, faire siens ; et plus tard dépasser : par celui qui devient, dans et par le face-à-face et le dialogue inter-subjectif, un sujet de mieux en mieux parlant et pensant (créant, pour commencer, ses phrases) : humain ! Le processus d’acculturation _ prolongeant, de même qu’interférant avec (et nourrissant), celui de la pratique formatrice des formes du parler ; voir les analyses de Chomsky sur ce que parler comporte de générativité ouverte et féconde (créatrice du discours) à partir des formes disponibles de la langue reçue en partage _ se poursuit toute la vie _ humaine par cette construction complexe et riche du sujet _, même si, passée la petite enfance et, maintenant, l’adolescence (allongée, prolongée), il se fige (et fossilise) pas mal aussi, en clichés et habitudes-routines crispés chez beaucoup : l’adolescence est un enjeu surexploité de marché et formatages ciblés. Alors que l’artiste _ lire d’Anton Ehrenzweig L’ordre caché de l’art _ poursuit, lui _ c‘est son premier luxe _, le jeu plus libre _ à l’horizon d’un accomplissement : plus large, embrasseur et dépasseur _ d’identifications / dés-identifications successives et plurielles : en le jeu à la fois exigeant et toujours ouvert, lui, de son œuvrer : quand (et si) celui-ci est vrai.

Ainsi _ et avant de la repousser comme monstrueuse ou l’admirer comme géniale, en un jugement d’évaluation _, s’impose à l’esprit sous la forme d’un constat (comme évidence d’un fait brut), l’idée-thèse d’une singularité objective (forte : quelle que soit la qualification de l’appréciation évaluative, ensuite) de l’œuvre _ et de l’œuvrer, en son amont _ de Lucien Durosoir. Telle est la piste à explorer.

Mais il faut aussi prendre garde aux risques d’illusion seulement de singularité : car le rapport ordinaire de la conscience réflexive de soi à soi-même (de chacun), à la conscience du réel, ainsi qu’à la conscience des autres, ne nous incite que trop à nous considérer (prématurément superficiellement), et chacun, nous-même _ ainsi que nos actes, nos œuvres, nos jugements _, mais aussi tout objet auquel nous portons attention ou notre prédilection, comme singulier(s) ; alors qu’ils ne s’agit, en cette conscience spontanée naïve de soi et des choses, que d’un pur effet de perspective _ mirage _, et de projection (subjective : l’inverse de l’introjection) ; n’ayant pas (assez pris) conscience, alors, de ce que nous-même avons _ ou lui, l’objet, a _ objectivement de commun (et non d’original vraiment) avec d’autres _ ou les autres _ : soit une inconscience, simplement, par ignorance et défaut (= insuffisance de degré) de prise de conscience objective(s) de notre part. La complexité _ telle celle, ici, ultra-fine, de l’œuvre-Durosoir _ requiert d’être tant soit peu perçue, reçue, apprise, comprise, intégrée et assumée par nous : soit l’humble mais nécessaire tâche de réception (active et complexe à son niveau aussi, mine de rien) du récepteur.

Il faut donc distinguer le concept de singularité (en l’exception de son incomparabilité peut-être irréductible) de celui de particularité (au sein d’une généralité statistique d’éléments seulement partagés), avant de pouvoir spécifier assez et avec assez de légitimité ce qui caractérise et distingue en propre _ en toute objectivité et connaissance (suffisante : ce travail est-il jamais fini ?) de cause _ l’œuvre de Lucien Durosoir ; soit un des premiers objectifs de ce colloque à lui (créateur volontairement discret, et durablement demeuré en conséquence inédit, injoué, et forcément inconnu, littéralement in-ouï, du public) consacré, pour la première fois cent trente-deux ans après sa naissance et cinquante-cinq après sa mort : Lucien Durosoir, Boulogne, 5 décembre 1878 – Bélus, 4 décembre 1955, ces 19 et 20 février 2011.

Soit distinguer le couple (empirique) particulier / général, qui est de l’ordre du fait _ le particulier étant rien moins ni rien plus qu’un exemple ou un exemplaire (un cas) du général : il est représentatif, à divers degrés, d’une certaine généralité empirique (statistique), de fait _, alors que le singulier (et la singularité même), lui (et elle), a (et ont) quelque chose _ et cela en quelque comparaison que ce soit, et selon l’ordre, cette fois (idéalement revendiqué) du droit _, de fondamentalement problématique, et même énigmatique, en son essence, étrange ; peut-être, alors, unique : tel un hapax.

Et, s’extirpant des comparaisons, accéder à l’objet même : la singularité revendiquant véritablement et qualitativement pour le jugement (de droit donc) qui s’y rapporte, une unicité ou originalité vraie, objective, de cet objet : essentielle. Pas de simple posture vendeuse ; mais proprement géniale en (et par) ce _ l’œuvre _ que le créer (vraiment) produit par la responsabilité de l’auteur ; et rend (par comparaison-contraste avec le reste : comparé) _ manifeste au juger, avec sa respective responsabilité de la part d’un jugeant. Voir l’analyse de Kant en sa Critique de la faculté de juger. Et cela, du fait _ essentiel ; et pas accidentel, ni circonstanciel _ de sa propre teneur : en soi, et pas seulement par comparaison _ relative _ avec autre chose ; même si nous ne connaissons, jugeons et évaluons (ne repérons et identifions) structurellement que par de telles comparaisons ; ou absolue, d’œuvre vraie.

La question est alors structurellement : dans quelle mesure une activité _ ainsi que les actes et œuvres en résultant _, présente-t-elle des caractères vraiment (incomparablement) uniques _ et par là réellement, et en soi, originaux _ c’est-à-dire qui ne soient pas seulement, pour le jugement, un simple effet-mirage (naïf) de perspective, une illusion d’unicité ? _ ou de rareté (fréquentielle, statistique), au moins : en mettant, déjà, un peu d’eau dans son vin ? Tel est le défi qui se pose au juger.

C’est pour cette singularité (visée au moins)-là, en cette analyse des conditions posées au jugement-analysant, concernant ce qu’il en est, le plus objectivement possible, de la singularité (ou seulement de la particularité : au sein d’une généralité globale, elle : culturelle), tant lors de la réception, par nous, public (avec la formation de notre perception s’élaborant, puis celle des évaluations en découlant : peu à peu), que, plus encore, lors de la réception en amont, lors de la lecture-analyse des partitions, dans la phase de travail de compréhension-identification des œuvres à interpréter par eux ! des musiciens interprètes-passeurs, cette fois : en charge sérieuse, grave, de donner à retentir et transmettre (= faire ressentir) au public des mélomanes, sans la trahir, et donc avec le plus de justesse possible, cette musique-ci au concert comme au disque ; c’est pour cette singularité à servir ! de l’œuvre musical de Lucien Durosoir qu’il est passionnant de s’intéresser à ces processus complexes ultra-fins de la création (poïesis) artistique sienne en cette occurrence-ci.

Davantage encore que les scientifiques en leur précision positive (exploitée par les applications de la techno-science) et que les philosophes en leur perspicacité synoptique quant à l’universalité des vérités et valeurs quand les uns et les autres font preuve de génie : les fruits de l’invention constituant alors d’incontestables apports à la culture (commune) : de très objectifs progrès, les artistes-créateurs, en dépit de l’absence de diplômes dûment estampillés _ c’est difficile ; n’existent que des hit-parades… _ par des instances officielles de la société, quand ils n’ont pas trop manqué leur coup _ en telle ou telle œuvre _, arpentent très objectivement ce terrain rare (et déjà ainsi précieux) de la singularité vraie : conquise, atteinte et exprimée en la vérité (justesse de révélation : du réel !) d’une œuvre d’art authentique (effective) : qui soit un monde et le monde. Le style devenant vraiment alors, même si cela ne court pas tous les jours la rue, « l’homme même » : un hapax.

Non sans courage : tel le défi du torero à la corne de l’animal, selon la métaphore de Michel Leiris. L’essayeur qu’est le créateur-artiste en ce qui pourrait être une originalité vraie _ tâtonnante, se cherchant dans l’opération lente et foudroyante à la fois de son œuvrer _, prend de grands (terribles à l’aune de l' »Idéal » !) risques ; il s’expose : à l’erreur, l’échec, le ridicule _ et pas seulement ni d’abord au regard des autres : l’art n’est pas fondamentalement sociétal. Car lui le premier, l’artiste, ne sait pas, ni même jamais ; il ne fait _ en sa ténèbre s’éclairant par infimes touches au fur et à mesure de cet œuvrer (et des œuvres qui en sourdent) _, qu’essayer ; et s’essayer, par là-même, à son corps exposant et défendant, forcément, d’abord ; avec de hautes, dures (voire terribles) exigences : certains même y succombant. Ainsi l’exemple de fiction que brosse en L’Œuvre Émile Zola, en 1886 ; et l’issue du parcours existentiel, effectif lui, du poète romaniste spécialement admiré de Lucien Durosoir, Jean Moréas (Athènes, 1856 – Paris, 31 mars 1910).

La création (authentique et exigeante : sans posture _ sociale, sociétale _, mais de probité) amène l’artiste créateur à un processus, d’abord _ poïesis _ ; à une œuvre plus ou moins achevée, ensuite au cas par cas) qu’il ne maîtrise, ni ne contrôle pas vraiment, et lui échappe(-nt) toujours en partie : c’est par là et ainsi que l’aventure est, et à chaque fois et fondamentalement, terriblement risquée artistiquement. D’où le vertige jusqu’à l’abyssal, du mallarméen « vide papier que la blancheur défend » ; mais Durosoir ne manifeste nul tropisme envers l’esthétique symboliste, ni envers Mallarmé _ qui n’est pas, pas davantage que Victor Hugo, de ses poètes de chevet : pas assez ontologique…

J’utiliserai aussi le concept de Georges Bataille, d’impouvoir (de l’artiste) : l’artiste vrai n’est pas, jamais, un homme de pouvoir ; rien que d’impouvoir. En son œuvrer de vérité, l’artiste authentique se livre à des processus intuitifs semi-conscients / inconscients, qui le débordent-dépassent _ jusqu’à de l’insupportable _, mais qu’il essaie néanmoins toujours plus ou moins désespérément _ c’est un défi à son « sang-froid » : mot de Lucien à sa mère le 25 juin 1915 _ d’impossiblement maîtriser : en les mettant en des formes _ métaphoriques : un transport _ qu’il doit assumer. Et il apprend beaucoup de cette pratique de création _ Lucien oserait-il en son humilité pareil mot ?_, pourvu que celle-ci soit parfaitement probe _ sans tricherie ni faux-semblants _ en la réalisation, en et par ces formes assumées, lui les assumant, de ses hautes exigences ; et alors l’artiste pourra un peu _ mais cela le dépasse toujours quelque peu _, en suite, en quelque sorte, peu probable (en tout cas incalculée) de ces processus-là, faire (un peu) preuve d’une certaine, bien que toujours relative et fragile à jamais, autorité _ qu’il faut là encore bien distinguer des pratiques de pouvoir et contrôle : techniques. Le pouvoir est de l’ordre de la technique : reproductible, mécanique, mécanisable ; l’impouvoir et l’autorité vraie de l’artiste authentique, pas imposteur, sont de l’ordre de l’art. Art versus technique.

Alors Lucien Durosoir, comme tout individu, appartient à _ fait (mentalement comme physiquement) partie de _ son époque, sa société, son (ou ses) milieu(x), ses formatages sociaux et culturels ; il est particulier, au sein d’une généralité (englobante qui tout à la fois porte, encadre, enserre _ à parfois tétaniser et fossiliser) ; il partage nombre de caractères (factuels) avec beaucoup (ou un peu) d’autres individus, surtout de ses contemporains, spécialement quand la modernité exalte l’inventivité : mais sans considération d’école ou d’exemplarité (à instituer) chez Lucien Durosoir ; pas plus que d’hypertrophie hystérisée de l’ego : sa sagesse mature est au-delà de tout cela dès 1919 ; mais pas seulement : les éléments de filiation viennent aussi de loin.

… 

En la préhistoire de son devenir compositeur _ avant 1919 _, Lucien Durosoir présente des traits de caractère nets ; très tôt la personnalité de celui que ses camarades de combat qualifieront gentiment _ lui ne cherchant jamais à se mettre en avant _ de « Grand Chef« , s’affirme : d’abord, il est fils unique (aimé, choyé) d’une mère veuve, qui manifeste elle-même un goût élevé pour l’Art (et d’abord la musique) ; et le rapport _ filial _ de Lucien à sa mère (voir l’introjection primale au bon objet de l’infans selon Mélanie Klein) est un rapport de formation (artistique)continué au long de leurs deux vies (Louise mourra le 16 décembre 1934, à l’âge de soixante-dix-huit ans), très fort : ainsi, après l’accident de Louise en décembre 1921 l’affectant d’une définitive infirmité, Lucien se trouvera-t-il désormais en permanence auprès d’elle ; ce qui fera plus que jamais de celle-ci la réceptrice (et interlocutrice) première, quasi unique _ au moins très privilégiée _, de sa musique composée.

Si fort, ce rapport-lien de formation (artistique) continué, que le désir de composition du fils prend une tournure autre à la disparition de sa mère : la Berceuse pour flûte et piano (qualifiée rétrospectivement de « funèbre« ) achevée à Bélus « le 15 novembre 1934 » (Louise a donc pu l’écouter), est ainsi la pièce ultime de la phase d’accomplissement de sa composition : de 1920 à 1934 ; riche de vingt-quatre œuvres denses _ toutes le sont _ et de vastes dimensions pour la plupart ; l’ironie étant que la reprise de cette « berceuse funèbre » pour ce qui sera la dernière œuvre achevée, en février 1950, de Lucien Durosoir, le Chant élégiaque à la mémoire de Ginette Neveu _ pour violon et piano, cette fois _, en fera aussi la pièce ultime _ d’affirmation de la vie : la mort ne doit jamais gagner ! _ de son œuvre entier.

Alors que, à part la Fantaisie pour cor, harpe et piano achevée à Bélus le 28 juin 1937, encore d’assez vaste dimension, l’œuvre composé de 1935 à 1950, depuis Au vent des Landes pour flûte et piano aussi achevé le 17 novembre 1935 _ soient les derniers (au nombre de onze, dont un inachevé pour cause de maladie) fruits donnés selon l’expression de 1915 de Lucien-le-fils en l’absence de Louise-sa-mère _, sera pièce après pièce de dimension brève : Lucien Durosoir n’entreprend plus de grand œuvre à pétrir et embrasser largement : il compose toujours donnant de courtes pièces de circonstance (pour ses enfants, en 1949 : Prière à Marie ; la mélodie inachevée A ma mère ; l’exercice Improvisation sur la gamme d’ut ; ou en hommage à des disparus : les deux Préludes pour harmonium et le Prélude pour orgue « à la mémoire de _ son ami organiste et compagnon de guerre _ Georges Rolland« , en 1945 ; le Chant élégiaque, « en mémoire de Ginette Neveu« , en février 1950.

Quant à Incantation bouddhique pour cor anglais et piano achevée le « 18 mars 1946 » _ œuvre importante en dépit de sa brièveté, il s’agit d’un hommage aux disparus des deux Guerres (ainsi que peut-être aussi à sa mère, qui aurait eu quatre-vingt-dix ans le 2 mars) _, sur le manuscrit de l’œuvre, ré-apparaissent les mêmes cinq vers extraits de la Prière védique pour les morts de Leconte de Lisle en ses Poèmes antiques, que le compositeur avait inscrits sur la copie propre de Funérailles, Suite pour grand orchestre, en « hommage aux morts de la Grande Guerre« , en juin 1930 :

« Ne brûle point celui qui vécut sans remords,

Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,

Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !

Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile

Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !« 

Dans ce rapport constituant à sa mère, Lucien Durosoir éprouve et déploie un « Idéal du moi » (concept freudien, cette fois), qui n’est pas narcissique, complaisant, mais fortement exigeant : dès ses années de formation et de concertiste, cet « Idéal du moi » se révèle en gestation d’un « Idéal d’œuvre » (et d’Art) éminemment élévateur. Au delà de son activité nourrie d’instrumentiste-interprète de la musique des autres (les « maîtres« , de préférence) d’entre 1897 et 1914, Lucien apprend à percevoir l’émergence d’une puissante vocation à composer. Jusqu’à ce que, l’expérience (« horriblement grandiose » : collective, et pas rien qu’individuelle) de la guerre, cristallisée par la conscience d’avoir dépassé, lui, le « milieu de la vie« , l’incite à passer à l’essentiel : la réalisation de l’œuvre qui le sollicite, et qui est à dimension de monde ! Le temps en est venu ; y répondre est un impératif _ « spirituel » (voir la dédicace de sa Prière à Marie le 13 juin 1949 à ses enfants : « Puissent les biens spirituels descendre en eux, que leur vie entière ils en conservent l’amour« ), métaphysique.

Cet essentiel se trouve à la jointure d’une vocation individuelle particulière le sollicitant, et de l’aventure large _ collective générale ; et plus encore universelle _ de l’humanité, dont le survivant que Lucien est, peut et doit _ simplement et humblement, sans grandiloquence rhétorique : humainement _ témoigner. Voilà pour les contenus sollicitant aussi, au moins indirectement, sa poiesis.

En un processus intensément exigeant en l’élévation de sa large et généreuse dynamique : à la Leconte de Lisle. Il faut insister sur l’induration-incarnation de ce modèle poétique parnassien dans l’œuvre musical de Lucien Durosoir, que cette guerre « horriblement grandiose » en l’atrocité de son déchaînement aura très profondément activé en lui ; un modèle de grandeur objective, et non pas subjective : c’est de monde qu’il s’agit, pas d’ego, empreint d’humilité sans pathos : non romanticisant.

La vocation d’œuvre comme l’Idéal d’Art est donc ancienne en Lucien Durosoir : d’où la force de son espoir le long de cette guerre atroce et horrible, et de la joie de tout ce qu’ouvre en fait d’œuvre à donner la victoire, en ce début de seconde vie qu’est pour Lucien l’année 1919 : celle de ses quarante ans. C’est avec une formidable énergie en sa volonté et sérénité en sa patience qu’il se donne alors très méthodiquement les moyens _ à commencer par le travail astreignant des exercices préparatoires de contrepoint et fugue, tout spécialement, au moins les six premiers mois _ de pouvoir se livrer enfin à cette poiesis en acte de la composition musicale libre et pleine en son essentialité, qui le sollicite.

Lucien n’est en rien narcissique, ni vaniteux ; pas davantage homme de salons et mondanités, coureur d’applaudissements _ il ne l’était déjà pas dans son activité d’instrumentiste. En cela, il n’aura dès 1920 nul souci de la diffusion (écrite) des œuvres réalisées ; et guère celui de leur réception par un public _ en dehors de quelques amis _ : ce ne sont pas des priorités pour lui.

Cette réception de l’œuvre est même quelque chose dont il pourrait avoir se méfier si cela venait à parasiter l’essentiel _ priorité et urgence _ pour lui désormais de son activité d’artiste : composer, et selon les seules exigences de l’œuvre ! ; et dont, très vite _ ayant une conscience particulièrement claire (lire ce témoignage de son ami le pianiste Paul Loyonnet (Paris, 1889 – Montréal, 1988) en ses Mémoires (parus aux Éditions Honoré Champion en mars 2003) : « Il avait la plus entière confiance en sa musique et m’écrivit qu’il mettait, à l’instar de Bach, ses œuvres dans une armoire, et que l’on découvrirait plus tard« …) de la valeur (objective) de ses œuvres _, il cherche, sans temps à perdre, à se protéger en tant que créateur (peu dupe des modes de fonctionnement des milieux musicaux : il les a assez fréquentés ; et a toujours été comme Paul Valéry d’une extrême lucidité) : c’est la raison pour laquelle il s’investit peu dans l’organisation de concerts ; et que le concert à la SMI du 2 février 1922 n’aura pas de suite _ ni de retombées sociales. Même si le degré de dépendance de sa mère depuis l’accident qui l’a rendue impotente, en décembre 1921, pèse aussi et d’abord désormais, sur le partage du temps de Lucien entre les soins à Louise et l’activité, de concentration maximale, de composition. Et cela, quels que soient les lieux où tous deux séjourneront : en Bretagne, dans le midi méditerranéen, à Bourbonne-les-Bains pour des cures thermales de Louise ; avant de découvrir le climat idoine de l’extrême Sud-Ouest : Vieux-Boucau, Hendaye, et au final l’ermitage landais des Chênes, à Bélus.

Se protéger de tout ce qui parasiterait cet essentiel-là. Telle est la raison de fond de l’indifférence du compositeur à une réception rapide et nombreuse de son œuvre. L’important pour lui _ et pour sa mère qui l’y encourage de toute sa force _ est le fruit à donner : la qualité foncière (« idéale« ) de l’œuvre, avec les contenus humains qu’elle porte, à faire advenir, en (et par) cette poiesis musicale en acte. C’est là désormais leur commune priorité : artistique. Entée sur une métaphysique de l’Art comme voie d’accès à la vérité du monde même, en quelques uns de ses « secrets » _ pour retenir, avec Lucien pour son Poème de 1920, ce mot du Centaure de Maurice de Guérin : « le vieil Océan, père de toutes choses, retient en lui-même ses secrets » ; à l’artiste échoit la tâche de scruter ces secrets-là des choses et donner, en fruits, à partager : soit une clé de l’esthétique durosoirienne en son imageance même.

Est passionnant, en ce parcours, ce passage de musicien-instrumentiste (concertiste virtuose par toute l’Europe) à musicien-compositeur centré sur le seul travail de création : la poiesis. D’où ce fait que, dès sa démobilisation le 19 février 1919, Lucien Durosoir met toute sa disponibilité à _ exclusivement : son caractère est entier ; et sa mère est pleinement valide alors _ composer. Et posément, sans précipitation-frénésie mais résolument et méthodiquement, il compose.

Ou plutôt il commence par passer un peu plus des « six mois » envisagés, en 1915, pour ces exercices : « Dès mon retour, je serai obligé de refaire longtemps _ se faire la main avec des fondamentaux de la langue musicale désirée _ de la fugue et même du contrepoint pour me remettre en train _ vers la liberté à conquérir par cette dynamique ordonnée de formes (formatrice de ce qui sera sa propre langue musicale : celle qu’appellent l’œuvre et le monde à donner par elle) de cette syntaxe première-là : à la Bach _ ; ce sera l’affaire de six mois ; et je me sens un tel désir de travail que j’irai vite, d’autant plus que j’ai beaucoup songé à cela« , écrivait-il avec précision le 8 avril 1915 ; et encore le 18 avril qui suit : « A mon retour, je me mettrai avec ardeur à mes études techniques si fâcheusement interrompues. Je serai obligé de refaire du contrepoint et beaucoup de fugue _ soient l’armature syntaxique de la langue de départ de l’œuvre-Durosoir. J’en aurai bien pour six mois de travail acharné _ un facteur de parenté avec Paul Valéry : le génie est aussi une longue patience  _ avant de me mettre à l’étude de la composition. (…) J’estime qu’il me faudra au moins six mois pour me remettre en forme _ d’aptitude créative. J’aurai donc tout loisir de faire au minimum six heures par jour de travail technique pour être prêt à une composition libre de sa dynamique (et justesse) de création ! J’ai certainement le cerveau engourdi« . Il lui faudra prendre le temps de patiemment s’exercer à fond afin d’être cérébralement à même au plus vite _ ce sera presque l’année 1919 entière : un sas _ de composer « librement » ! C’est là un critère de la modernité sûre d’elle-même, sereine _ ni démonstrative, ni prosélyte (loin de toute stratégie sociétale de distinction individuelle), ni hystérique : seulement poétique et soucieuse de vrai _ de son œuvrer exigeant et non chaotique, passant par un jeu inventif opulent de formes complexes assumées. Nous voici très près (tant par la liberté que par l’imageance des formes) de ce qu’identifie en ses Carnets Paul Valéry du travail du génie poïétique.

Singulier, cet œuvrer durosoirien l’est en et par la vérité du monde à musicalement accoucher en et par cette poiesis _ de métaphysique appliquée objective _ : poiesis à découvrir, aider à prendre forme et déployer au présent de 1919-20, au seul service du monde vrai à atteindre et, avec humilité, révéler, en l’imageance du flux musical : à l’exemple de l’idéal poïétique objectif et décentré de soi (non romantique) d’un Leconte de Lisle en poésie.

De tout cela, Lucien avait parfaite conscience (à la Paul Valéry) dès les années et la situation de la guerre qui l’empêchait, à quel degré de violence, de s’adonner à cet œuvrer ; mais rendait ce désir même d’œuvrer d’autant plus puissamment pressant, avec toute la hauteur des exigences de l’œuvre et du monde qui l’appelait, avec ses contenus(objectifs) de vérité quant à l’humanité de ce qui viendrait, de soi, y prendre forme poétique. La sérénité de la mise à l’œuvre, tout l’an 1919, et la maturité éclatante des premiers fruits donnés, en 1920, n’en sont que plus admirables.

La date d’achèvement portée sur le manuscrit des cinq Aquarelles _ le tout premier des « fruits » qui sera donné _, est : « 15 février 1920 » ; et l’œuvre suivante, le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre : « 12 mai 1920« .

Le monde _ « le monde d’avant« , dit Stefan Zweig _ auquel le violoniste concertiste Lucien Durosoir avait à faire, est anéanti : celui des concerts de par l’Europe (avec, outre les amitiés, les points d’ancrage et les réseaux formés à Vienne, Berlin, Moscou : Lucien y intervenait jusqu’à l’été 14), est détruit. L’Allemagne est ruinée ; l’empire austro-hongrois, étété, est dépecé ; pour ne rien dire de la Russie après la révolution d’octobre. Quant à la France, bien des embusqués de la guerre ont su y avancer leurs pions : les lettres de guerre de Lucien le notent ; par exemple le 18 avril 1915 : « Capet, Cortot, etc., ne sont pas mobilisés ; et par conséquent ils peuvent travailler et en même temps profiter du moment« .

Sollicité dès 1920 par son ami _ de jeunesse _ Pierre Monteux pour rejoindre l’Orchestre de Boston, Lucien y renonce du fait de l’état de santé de sa mère, subitement aggravé alors _ avant même l’accident de décembre 1921. Demeurant auprès d’elle, Lucien continue simplement de composer.

Ainsi le compositeur qu’il est devenu dès le début de 1920, dépose-t-il sur le papier une impressionnante série d’œuvres. Rien que pour les deux années 1920-1921 : du 15 février 1920 au 19 septembre 1921 : en pas même vingt mois ; on comprend qu’il ait (déjà : avant l’accident de sa mère) pu et su dire non à l’appel américain de son ami Monteux, se succèdent sur le papier six grandes œuvres :

_ les cinq Aquarelles pour violon et piano, datées du « 15 février 1920«  + la transcription pour violoncelle et piano de deux d’entre elles : Ronde et Berceuse ;

_ le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre : « 12 mai 1920 » + sa transcription de la partie d’orchestre pour piano ;

_ le premier Quatuor à cordes, en fa mineur : aux mouvements achevés aux dates du « 17 juillet 1920 » pour l’allegro, « 14 août 1920″ pour le scherzo, « 6 septembre 1920 » pour l’adagio et « dimanche 10 octobre 1920 » pour le final ;

_ Jouvence, Fantaisie symphonique pour violon principal et octuor : elle porte les dates du « 29.1.1921 » pour l’ensemble prélude, allegro et appassionnato, et du « 26.3.1921 » pour la fin + sa transcription pour violon et piano (ce sera la dernière des transcriptions ; et au concert ne seront donc données que des pièces de musique de chambre) ;

_ le Caprice pour violoncelle et harpe, achevé le « 3.06.1921 » ;

_ la sonate « Le Lys » en la mineur pour piano et violon, porte les dates du « 29.7.1921 » pour le premier mouvement, et du « 19.9.1921 » pour le second mouvement.

Quant au second Quatuor à cordes, en ré mineur, si son premier mouvement a bien été « commencé à Vincennes en novembre 1921« , il ne sera « terminé à Port-Lazo » que « le 25 juillet 1922 » : soit plus de huit mois plus tard ; entretemps, se sera produit l’accident de Louise, et il aura fallu faire face aux conséquences lourdes au quotidien de l’invalidité définitive de celle-ci ; le second mouvement du quatuor sera achevé le « 22 août 1922 » ; et, pour le troisième et dernier, l’inscription du manuscrit indiquera : « 6 octobre 1922. Port-Lazo » : l’année 1922 bousculée ne verra donc la naissance que d’une seule (grande) œuvre : ce second Quatuor, en ré mineur.

Pour un début, la récolte des fruits est considérable : d’une grande dimension pour la plupart, ces œuvres nous introduisent à une intensité de plénitude et de maturation rare.

Nous aujourd’hui, oui ; mais peu de monde à l’époque ; car Lucien non seulement ne fait rien éditer de son travail, mais se soucie à peine _ sinon au tout début la réalisation de transcriptions ; mais pas plus tard que mars 1921, avec, ultime effort de ce type, la transcription pour violon et piano de la Fantaisie pour violon principal et octuor Jouvence _ de le proposer au concert : le Poème est donné en un concert public en sa ville de Vincennes le 10 novembre 1920 (avec les parties d’orchestre réduites pour le piano) ; et le premier Quatuor à cordes est donné à la SMI. le 2 février 1922 par le Quatuor Krettly. Sans autre retentissement en ces années-folles s’emballant, que l’accueil des amis présents _ voir supra le mot d’André Caplet.

En février 1919, avec une moitié de vie derrière lui et fort de son expérience de la guerre, Lucien Durosoir a conscience d’avoir passé un « cap« . Le 4 juin 1918, il avait écrit à sa mère : « C’est demain que j’aurai trente-neuf ans et demi. La quarantaine pointe donc ; c’est un cap pour les hommes ; c’est en général le moment où l’on dételle et où on se range. Pour moi, je n’ai pas à me ranger, car je ne me suis guère dérangé. Ce qui est le plus triste, c’est de constater que l’âge vient, et que l’on n’a pu rien réaliser _ en œuvre effectif _ des rêves de sa jeunesse. Il est vrai que, au fond _ un fond qui travaille ! _, nous vivons pour nous, de la vie intérieure _ et pas pour les autres, d’une vie extérieure : sociale et mondaine _, et si l’on a conscience d’avoir fait des progrès moraux _ ce qui est sans vanité dans son cas _, la vie n’est pas perdue. Nous retrouverons plus tard _ comme appui et comme matériau _ ces acquisitions » : toujours la positivité en et par l’action de Lucien Durosoir. Il y a là trace d’appels de ce qu’on peut nommer une vocation : à un œuvrer qui mettra en forme assumée _ au futur de l’indicatif (de l’effectivité) et pas au conditionnel (de la rêverie) _ les « acquis » _ existentiels et musicaux ; poétiques, aussi _ de la « vie intérieure » en son exigence (plus que jamais inflexible) d’humanité _ « morale« , dans le vocabulaire de Lucien.

A quarante ans, Lucien Durosoir peut se consacrer enfin en pleine efficience avec ardeur et sérieux à l’essentiel qui passe par (et prend, pour lui musicien) une forme de part en part musicale : composer est pour le musicien qu’il est, donner forme de musique au flux des forces de la vie, en les embrassant et modelant, en une métamorphose exigeante et élevée,charnelle, souple et assumée tout à la fois, sur les portées d’une partition : au crayon, puis par-dessus à la plume pour la réalisation des esquisses en la copie au propre _ parfaite en sa calligraphie : sans dérapage ni rature _ de l’œuvre achevée. Telles que ces forces, lui poético-musicalement les ressent et expérimente : reliées _ en sa bruissante (de poèmes) vie intérieure _ à des vers puissants de vérité et beauté donnant un surcroît d’enchantement non menteur à l’âme. L’imageance musicale puise ici à la métaphoricité même de la poésie _ voir ma seconde contribution à ce colloque : l’inspiration poétique de l’œuvre musical de Lucien Durosoir.

La hauteur de vue de Lucien Durosoir en ce qui concerne le composer, est une grandeur et une générosité : caractères de la personne et de l’artiste créateur en lui. Bien sûr la création n’est jamais absolument ex nihilo _ à part la Création de Dieu (ou la Nature) _, mais une transformation, une transmutation-métamorphose d’éléments pré-existants rencontrés et (ré-)incorporés.

On pourrait commencer par dire, avec généralité _ outre la prédilection pour une syntaxe (de départ) contrapointée et fuguée : à la Bach _, que la mise en forme musicale de Lucien Durosoir prend place au sein de LA musique française _ avec ce malencontreux singulier, réducteur : un Charles Tournemire (1870-1939), par exemple, initiateur de Lucien Durosoir à la composition, ruerait dans les brancards de pareil cadre _ ; en même temps qu’elle participe _ sans sur-lignage doctrinal : la plénitude de sa musique n’en a nul besoin _ des musiques du XXème siècle en leur pleine modernité : Lucien Durosoir faisant siens des traits de bien d’autres musiques que celles pratiquées alors en France, de celles _ peut-être de Janáček, Bartók, Kodály, Szymanowski et de bien d’autres, en plus de celles des Viennois, à commencer par Schönberg ; certains de ses accents semblent anticiper Chostakovitch _ que ce grand européen a pu découvrir en ses tournées de concerts dans la Mitteleuropa du commencement du XXe siècle.

En la musique de Lucien Durosoir, il faut relever le souci de haute exigence plastique sculpturale _ à la Michel-Ange dans le marbre : tel le Moïse contenant sa fureur à Saint-Pierre-aux-Liens ; je pense aussi à la plasticité formidable des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné _, de déployer une forme en mouvement panoramique généreux, difficile à stabiliser, avec des poussées de masses tectoniques en avancées et tourbillons jusqu’au vertigineux, mais que le compositeur embrassant, parvient à pétrir et modeler en des formes serpentines non répétitives _ voir aussi Valéry, en ses Cahiers, en 1939 : « Je suis né, à vingt ans, exaspéré par la répétition« … _ : en un geste large de poiesis ni formaliste, ni expressionniste, qui semble émaner par l’imageance de ces figurations puissamment colorées, de ce que le compositeur appréhende du réel même imposant le jaillissement de ses matières irisées ; et donnant à saisir un monde, le monde, en son étrangèreté bousculante fascinante : avec, toujours une transcendance par rapport à ce qui de ce monde est perçu et mis en ces formes métaphoriques ; bien davantage, par là, que le monde esthésique premier du musicien. Cette transcendance de ce à quoi, en son imageance la musique renvoie, au-delà d’une immanence purement phénoméniste ou d’un matérialisme rudimentaire, transparaît jusqu’en la beauté de la calligraphie des copies propres manuscrites, sans bavures ni ratures, d’œuvres rendues à ce degré d’achèvement-là.

L’art est voie d’accès au réel pour Durosoir, dont la poiesis est en cela métaphysique. Et la langue de musique (vocabulaire, syntaxe, figures) de Durosoir ira, en la liberté (et jeunesse renouvelée) de son inventivité jamais didactique, en se complexifiant lumineusement, loin de tout maniérisme : sa force d’évidence, jamais non plus réduite en charpies d’essais inchoatifs _ loin des lacérations à l’occasion sardoniques d’un Picasso dans les arts plastiques _, est constante _ par-delà les premiers appuis du contrepoint et de la forme fuguée reçus de Bach.

Par cet idéal de richesse dominée des formes en mouvement, le compositeur manifeste un souci de perfection achevée de l’œuvre _ en sa visée (ontologique) de monde _, d’autant plus admirable qu’il s’agit d’œuvres d’une complexité assumée, donnant leur pleine puissance dans le déploiement embrassé d’une large bonne durée, plutôt que dans de petites formes _ même si celles-ci, par le biais de la couleur extrêmement inventive et fine de l’instrumentation, semblent détenir aussi certains des secrets de la présence.

Toute la musique de Lucien Durosoir _ en témoigne l’article inaugural de mon blog, le 4 juillet 2008 : Musiques d’après la guerre _ se trouve être fondamentalement et de part en part une musique « d’après la guerre » _ cette guerre « terrible et sauvage » dont il disait le 7 juin 1915 : « je n’en perdrai jamais le souvenir« … _, à partir de la guerre, selon la guerre ; sans que cela soit jamais un infini lamento unilatéralement funèbre, de (et à) la mort ; mais toujours un hymne lumineux _ à la Eschyle : « ses comparaisons pleines de charme vous ravissent, la grandeur est également son partage, c’est vraiment d’une admirable beauté« , en une lettre d’octobre 1917 _, aux forces affirmatives de la vie. Au-delà de (et par) sa gravité, et du goût de Lucien Durosoir pour la consolation de la Berceuse : de 1920 (la 4e pièce des Aquarelles), à 1950 (le Chant élégiaque), en passant par 1922 (le 3e mouvement, spécifié Berceuse, du second Quatuor), 1929 (le 3e mouvement de Funérailles, lui aussi intitulé Berceuse, 1934 (la Berceuse pour flûte et piano) et 1946 (Incantation bouddhique).

Y compris en cette œuvre qui constitue son grand œuvre, et dont le travail de composition s’est étendu sur quatre années (d’avril 1927 à juin 1930) : FunéraillesDédiée « à la mémoire des soldats de la Grande Guerre« , cette Suite pour grand orchestre de très vastes dimensions, est, avec la Sonate d’été « Aube« , celle de ses œuvres que Lucien Durosoir tenait en permanence à portée de re-lecture.

Ces musiques de Lucien Durosoir sont d’une riche complexité, d’une immense générosité, d’une rare force d’affirmation _ à ce degré du moins, parmi le répertoire français le plus fréquenté alors _ en ce qu’elles savent brasser, pétrir, embrasser, surmonter en pareille dynamique de grandeur des matières, assumée. Aussi l’écoute que ces musiques demandent, comporte-t-elle en retour, comme pour les architectures de Bach, un haut niveau d’attention, voire plusieurs ré-écoutes, pour accéder à une justesse de perception satisfaisante de la richesse offerte par ce bouquet opulent de matières somptueusement irisées s’entrecroisant lumineusement, toujours avançant dynamiquement : qui est le monde. Comme dans Bach.

En simplifiant, ce qu’on appelle parfois « LA musique française« , semble viser souvent _ statistiquement _ une certaine élégance charmeuse de goût. S’écartant peu alors de ce qu’en son maître-livre Le Pouvoir esthétique, Baldine Saint-Girons _ distinguant trois principes esthétiques (le trilemme, dit-elle), « le beau« , « le sublime » et « la grâce«  _ identifie comme « la grâce« , cette « musique française« -là, paraît ne rompre que peu souvent avec le tropisme dominant d’une certaine « grâce » (dans l’agrément urbain recherché de sa réception). Or Lucien Durosoir, sans complaisance provocatrice envers quelque hideuse rugosité, ne cultive pas ce registre-là de la « grâce » : altière en bien de ses exigences, la noblesse _ ontologique _ de sa musique emporte vers la grandeur de vérité du monde : à bien vouloir recevoir en l’aisthesis d’une écoute assez attentive de notre part. Voir aussi la méfiance de Paul Valéry en 1905 en un de ses Cahiers (pour lui-même) : « La littérature ne peut pas être acceptée comme fin d’une existence noble. Noble est ce qui trouve en soi-même sa fin, et celle de toute chose. Le soi-même, incapable de se construire ou d’être construit par quiconque _ l’authentique par excellence _, cependant que les Lettres sont simulation et comédie. Figure et montre de penser et de parler mieux que… soi-même, feinte fureur et profondeur, élégance combinée, perpétuelle triche. Le plus grand art de l’auteur est de se faire prêter le plus possible par qui le lit. Mais il me serait insupportable, quant à moi, de subir qu’on m’attribue une belle idée, qui ne serait que née du lecteur et de mon écrit. » Cela vaut aussi pour la conception durosoirienne du statut de l’œuvre, indépendamment de celui, social, de son auteur : par rapport aux diverses situations de la réception par les publics. L’équivoque, Durosoir la méprise au moins autant que Valéry : vaut la vérité de l’œuvre _ une noblesse ?

Si l’on se réfère à ce trilemme de l’aisthesis, la prédilection de Lucien Durosoir va au « sublime« , mais travaillé par l’attraction des formes moins inchoatives de la « beauté« , en un effort de redressement-résistance au tournis menaçant d’un trop enivrant vortex.

Le monde poétique que révèle la musique de Lucien Durosoir se rencontre ainsi à la jointure frottée des magnétismes de ces deux pôles : celui du « sublime » et celui du « beau » se défiant l’un l’autre dans le jeu en tension-déséquilibre de leur agôn _ soit une exigence oxymorique assez française _ ; manifestant un idéal de la forme en mouvement méritoire par les efforts de centrage de la figuration de la « beauté » pour contrebalancer les puissances centrifuges du « sublime » ; et d’un « sublime » de dimension océanique : à la Leconte de Lisle (1818-1894), tel que celui-ci a fait sonner le diapason de l’exigence esthétique (et métaphysique) parnassienne.

Si on compare le parcours et la poiesis de Lucien Durosoir avec ceux de celui qu’on peut envisager comme son contemporain capital, Paul Valéry, des leçons se dégagent. La (magistrale) biographie de Michel Jarrety Paul Valéry, aux Éditions Fayard, en 2008, révèle un Valéry intime (et secret) singulier dont l’œuvre publié de son vivant et le plus accessible, n’est que la partie émergée d’un formidable iceberg : les trente mille pages des Cahiers matutinaux où s’expérimentaient des sentiers de création radicaux et sauvages du penser ; à charge le 30 mai 1945 (en un « Où je me résume » testamentaire) Valéry prévient : « Je crois que ce que j’ai trouvé d’important ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes. Peu importe« . Au lecteur y accédant d’en dégager de l’ordre.

L’aventure d’esprit valéryenne constitue un remarquable exemple-témoin d’exigence de hauteur de la création en la première moitié du XXe siècle, en la tension entre l' »Idéal d’Art » et des nécessités adjacentes _ adjuvantes pour le meilleur, dissolvantes pour le pire : à chacun de retourner l’obstacle en élément dynamisant, en pharmakon ; Paul Jarrety l’évoque page 709 à propos de cet « ensemble d’aléas, d’obstacles inégalement surmontés, et de repentirs où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur s’en trouve presque dissoute«  ; métamorphosée, re-construite, en des ré-inventions (artistes) ; à condition que ces ré-inventions soient lumineuses de probité (ou pures) ; la nuance du « presque » à propos de la « figure » près d’être « dissoute« , est déjà intéressante _ ; en la tension entre l' »Idéal d’Art » et ce qu’on peut nommer l’économie du quotidien : incontournable déjà pour quiconque, telle qu’elle apparaît, cette « tension« , en l’existence de l’homme et de l’artiste Paul Valéry en l’aventure de sa modernité elle aussi classicisante en son souci permanent et sans cesse renouvelé de formes.

..

Un excellent exemple-témoin auquel confronter Lucien Durosoir face à ce même nœud de l’articulation entre un très élevé « Idéal d’Art » _ avec la part consubstantielle qu’y prennent les formes _ et les prégnances de sa propre économie existentielle du quotidien.

L’œuvre de Durosoir impublié et très peu interprété au concert dispose d’un finiclassicisant ? en sa modernité aussi radieuse que sereine_ remarquable en et par ce que le créateur qu’il est, en sa poïesis, et par son imageance, surmonte et met en formes riches _ de flux denses lumineusement limpides en leur pureté et force musicale vierge de complaisances et autres trafics _ et maîtrisées, achevées : un tout éminemment puissant. En une intense en même temps que discrète (non spectaculaire ; ni donneuse de leçons) jubilation d’inventivité _ moderne _ non formelle, en ce modus operandi tout classicisant qu’il soit, en un oxymore de plus. Voilà quelques jalons de la singularité durosoirienne.

En conséquence de quoi, la survie à la guerre ainsi que le travail de préparation à l’étude (sic) de la composition l’année 1919, a bien constitué, pour l’artiste Lucien Durosoir, entamant le 5 décembre 1919 sa quarante-et-unième année de vie, un passage à l’essentiel ; celui du début détaché (immédiatement et pour toujours) de ce qui le parasiterait : un sas de la réalisation de sa vocation déjà ancienne _ toujours encouragée par sa mère _ à un œuvrer qui soit vrai ; car l' »Idéal du moi » de Lucien Durosoir est d’abord et très nécessairement un « Idéal d’œuvre« , et d’œuvre vraie ! Exigeante à hauteur (absolue) de monde.

Et c’est aussi un idéal de filiation : à transmettre. Tant que sa mère Louise _ dont la santé et l’existence requièrent attention et soins constants au quotidien depuis la chute qui l’a rendue totalement dépendante _, vit _ elle meurt le 16 décembre 1934 _, le fils-artiste partagera son temps entre les soins filiaux massifs et un œuvrer musical marqué par le souci d’achèvement en perfection des œuvres, ou « fruits à donner« , pour reprendre l’expression de 1915 ; qui, une à une, s’égrèneront. Puis Lucien se marie le 17 avril 1935 : il a cinquante-six ans ; et a vite deux enfants. C’est d’une grande importance pour lui ; car l’essentiel pour le survivant qu’il est de (et à) la Grande Guerre, ne se réduit pas à la réalisation de l’œuvre musical (et du monde s’y révélant) qu’il se sentait devoir « donner« , tel l’arbre ses fruits : il éprouve une très forte exigence humaine de transmission de la vie à son meilleur ; et, comme pour l’œuvre musical, sans précipitation, pour cet homme « robuste« , « ferme » et de parfait « sang-froid« , ainsi que « d’esprit large et élevé » pour lequel priment « les biens spirituels« . Tout comme pour l’œuvre de musique livré au papier et laissé à l’armoire, Lucien Durosoir a confiance en la postérité, familiale ici, en les personnes de son épouse et ses enfants _ Lucien n’est pas un pessimiste que la difficulté, complication ou incertitude seulement, freine ou abat.

Le 16 mai 1915, en plein cœur des combats, il adressait ces lignes à sa mère : « Chère maman, je ne  sais ce que le sort me réserve ; d’après ce qu’il est plausible de penser, nous serons en pleine bataille d’ici peu. Je me battrai avec énergie et sang-froid, accrus par six mois d’expérience lentement acquise. Certes, je ne puis savoir ce que le sort me réserve. C’est la Fatalité antique, on peut le dire, les Nornes qui dirigent le monde. Tu peux relire Sophocle » _ tout comme Eschyle, c’est en la traduction de Leconte de Lisle qu’ils les lisaient. « Je t’envoie une toute petite fleurette du jardin, je ne sais ce que c’est ; quand ces lettres te parviendront-elles, je ne sais non plus« , lui écrira-t-il aussi, en juin 1918… _, mais si je venais à disparaître, ce à quoi il ne faut pas _ songer (rayé) _ penser, songe que ce sacrifice, que bien d’autres que moi ont consenti, a été fait pour sauver notre pays et les enfants, c’est-à-dire l’avenir ; c‘est pour eux que nous avons supporté tant de souffrances. Il faudrait donc t’intéresser à des enfants, à des musiciens ; occupe-toi et soutiens de jeunes violonistes, cela occupera ta vie et sera une façon de me prolonger » _ perspective qui demeurera, lui vivant ; Lucien n’est pas du genre à penser : « après moi, le déluge« .

Et il poursuivait : « Excuse-moi de te parler de cette façon qui te fera certainement de la peine ; mais il faut regarder en face toutes les éventualités. Espérons que je me tirerai d’affaire. Tout ce que la prudence unie à l’intelligence pourra faire sera fait. J’ignore si nous irons à la bataille, mais enfin c’est naturel de le penser. Malgré tout, je songe à notre vie passée, et j’espère fermement que notre vie intéressante _ musicienne, déjà, en ce passé de l’avant-guerre _ reprendra de plus belle _ par la poïesis en acte de l’œuvrer vrai à initier et mettre en chantier, à ce moment de 1918 ; tout est à prendre à la lettre en ce que sait parfaitement dire (et penser, concevoir avec la plus grande lucidité : à l’égal d’un Paul Valéry) Lucien Durosoir ; jamais on ne le prend en défaut d’approximation ni erreur ! _ à l’avenir. Chère maman, j’écrirai tous les jours autant qu’il sera possible, ne fût-ce qu’une ligne. Ne t’effraie pas si tu ne reçois pas de lettre, il peut y avoir de longs arrêts _ il pense à tout. Ma chère maman, je t’embrasse de tout mon cœur« .

Transmettre de la vie et du vivant vrais. A tous égards et de toutes les façons : à commencer via la poiesis en œuvre de musique à réaliser, avec un souci, opus par opus, d’achèvement des formes. Sur ce terrain, la marque parnassienne _ élue _ est indélébile sur Durosoir-le-fidèle ; tandis qu’en Valéry, le souci de la forme demeure plus ou moins mâtiné d’influences symbolistes, même si celui-ci les combat quand il publie ses poèmes La Jeune Parque, Charmes ; et pas seulement pour des raisons de montre sociales.

Et en une autre lettre à sa mère, en juin 1918, cette autre notation de Lucien Durosoir autour des fables d’Orphée, Amphion, Apollon : « Il faut arriver à dire que, du moment que la santé vous reste, mon Dieu, les autres choses ne sont rien. Je sais bien qu’il y a mon violon, et que ce dernier très réellement m’a sauvé la vie. C’est la fable antique d’Apollon qui apprivoise les bêtes fauves. J’ai certainement obtenu davantage avec mon violon que si j’avais eu de puissantes interventions. Les chanteurs et les poètes sont aimés des dieux ! » _ en effet.

Lucien Durosoir est pour toujours un grand vivant.

A nous d’écouter toujours mieux le monde vrai qu’il a su si bien dire en la poésie des formes serpentines de cette musique embrassante indomptée, entre sublime et beauté, qu’il a, dès son retour de guerre, su déposer en œuvres achevées : libre et juste.

« Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »

Paul Valéry, Le cimetière marin (in Charmes)

Francis Lippa, le 3 août 2011

 

 

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