Archives du mois de mars 2015

L’anthropologie fondamentale _ à partir de la corporéité _ de Corine Pelluchon : une pensée très féconde

31mar

Ayant reçu mercredi 18 mars à la librairie Mollat

Corine Pelluchon

venue présenter à Bordeaux son très richeLes Nourritures _ Philosophie du corps politique (aux Editions du Seuil),

cf le podcast de notre entretienCorine Pelluchon Les nourritures : philosophie du corps politique, aux éditions du Seuil

Au « 91 », rue Porte-Dijeaux

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Cf aussi la vidéo de présentation de son livre :

https://youtu.be/3FFJh6UQZz0

j’ai aussi un très vif plaisir à signaler l’excellent article que Corinne Pelluchon vient de donner le 28 mars dernier au quotidien Libération :

Andreas Lubitz, en fermé dans le cockpit, sourd au monde et aux autres

http://liberationdephilo.blogs.liberation.fr/2015/03/28/lubitz-enferme-dans-le-cockpit-sourd-au-monde-et-aux-autres/

En voici le texte

qui donne excellemment à penser :

Ou la vulnérabilité au mal d’un sujet qui n’a que lui comme horizon 

par Corine PELLUCHON

SUICIDE ET MEURTRE

Le geste d’Andreas Lubitz qui, le 24 mars 2015, a volontairement précipité l’Airbus A-320 de la Germanwings sur une montagne, provoquant la mort de tous les passagers et de l’équipage, pourrait à première vue donner raison à Emmanuel Kant qui soulignait le lien entre le suicide et le meurtre.

Dans La Métaphysique des Mœurs, le philosophe affirme que celui qui est prêt à se donner la mort, parce que la vie ne lui apporte pas ce qu’il désire, se traite comme un moyen en vue d’une fin hétéronome, le bonheur. Le suicide est conçu comme une violation du devoir envers sa personne, qui est une fin en soi, et n’est donc pas relative à l’individu. Celui-ci ne peut donc faire n’importe quoi de sa vie, de son corps, de ses talents ; il a des devoirs envers lui-même, qui renvoient au respect de l’humanité dans sa personne. Or, Kant ajoute qu’un homme qui se détruit et se sert de sa personne comme d’un moyen au service de ses fins individuelles serait également prêt à faire la même chose avec la personne d’autrui.

Des élèves se retrouvent devant le lycée de Joseph-Koenig de Haltern am See, dans l’Ouest de l’Allemagne, le 25 mars, pour se recueillir après le crash du vol des Germanwings, dans lequel ils ont perdu des camarades. Photo Sascha Schuermann / AFP.

Cette manière de mettre sur le même plan les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui, présente assurément des inconvénients, parce qu’elle ne tolère, comme l’a montré John-Stuart Mill, aucun vice privé et aboutit, selon la formule de Ruwen Ogien, à «criminaliser les crimes sans victimes», comme la gourmandise, l’onanisme, l’indécence, qui ne créent aucun dommage à autrui. Quand on s’interroge sur ce qui peut faire l’objet des interdictions et être considéré comme un délit, il est, en effet, nécessaire de séparer la morale du droit, et de n’interdire que les actes créant un dommage aux autres.

L’ESSENCE DU MEURTRE APPARAÎT DANS SA GRATUITÉ

Le fait qu’il n’y a pas, chez Kant, de différence de nature entre les devoirs envers soi-même et les devoirs envers autrui, ne permet pas non plus de comprendre l’essence du meurtre, qu’il est impossible de rapprocher moralement du suicide. Non seulement on ne peut pas estimer que l’individu suicidaire est un meurtrier en puissance, ni supposer que tous les meurtriers sont également désireux de se tuer, mais, de plus, le meurtre est le fait de mettre fin à la vie de quelqu’un d’autre sans le consentement de ce dernier. Il est, ainsi que le dit Levinas dans Totalité et Infini, la volonté d’exercer son pouvoir sur ce qui échappe à son pouvoir. La vie de l’autre ne m’appartient pas. Bien plus, la gratuité du meurtre, qui n’est pas motivé ici par la volonté de s’approprier les biens d’autrui, et se démarque de toute entreprise de domination, mais aussi du combat de deux individus engagés dans une lutte à mort pour la reconnaissance, fait ressortir son essence. Le fait qu’Andreas Lubitz ne connaissait pas personnellement les passagers de l’avion, est à prendre en compte si l’on veut analyser le type de violence qui est en jeu dans son acte.

Il y a bien une violence dans le suicide qui est, comme le meurtre, un acte définitif et irréversible. Quand il n’est pas lié à une maladie grave ou à la misère économique, ce geste est aussi une manière d’accuser la société, qui n’a pas été capable d’offrir à la personne ce à quoi elle pensait avoir droit, ou qui n’a pas entendu son appel. L’individu ne parvient pas à imaginer que la vie pourrait être autre chose que la répétition du même. Ce manque de possible souligne aussi sa difficulté à se défaire de la logique de la puissance pour lâcher prise et être disponible à ce qu’Henri Maldiney appelait la transpassibilité, le fait d’espérer l’inespérable, au-delà de toute attente. Le meurtre partage avec le suicide cette obsession de la maîtrise, mais c’est le sentiment d’impuissance qui conduit une personne à se tuer. Il suffit parfois de presque rien, comme cette belette qui, comme le raconte Ludwig Binswanger dans Manie et Mélancolie, surprend son patient, B. Wandt, parti dans la forêt avec l’intention de se pendre avec ses bretelles, lui signifiant qu’il a encore des choses insoupçonnées à découvrir et le poussant à revenir à l’hôpital.

TOUTE-PUISSANCE, ENFERMEMENT EN SOI ET LOGIQUE MEURTRIÈRE

Au contraire, le meurtre plonge ses racines dans la volonté de toute-puissance d’un sujet qui devient sourd au monde et aux autres, comme Andreas Lubitz, enfermé dans le cockpit et ne répondant pas à l’appel désespéré du pilote. Enfermé en lui-même, tout en exerçant le contrôle absolu sur l’avion, le meurtrier est séparé du reste du monde. De même que la gratuité du meurtre souligne son essence, de même l’ignorance des victimes qui sont des victimes innocentes, n’ayant jamais rien fait à Andreas Lubitz, témoigne de ce qui est en jeu dans cette logique meurtrière. On ne peut l’appréhender qu’en se plaçant du côté du meurtrier et en prenant la mesure du vide qui est le sien. Andreas Lubitz n’en veut pas aux passagers ni à son commandant de bord, mais il ne les voit pas. Il n’a que lui, et c’est pour cela qu’il est capable de commettre le mal.

Accepter de regarder en face l’énormité de l’acte d’Andreas Lubitz, c’est y voir quelque chose qui préfigure d’autres actes dictés par ce type de violence. Il s’agit d’une violence gratuite, qui implique que le meurtrier ne choisit pas ses victimes, mais qu’il veille cependant à ce qu’elles soient nombreuses, afin que son crime soit un crime de masse. Oui, nous sommes à l’ère du terrorisme. Oui, les cadavres de cinq nouveaux nés tués par leur mère ont été récemment découverts. Oui, certains traders et certains dirigeants de firmes transnationales sont capables de ruiner des millions de personnes, d’affamer des populations, simplement pour faire du profit. Mais on ne peut pas dire qu’il y a de nos jours plus de crimes que dans le passé. Ce qui a changé, c’est que la violence est gratuite. Elle procède de cet enfermement en soi, de ce vide qui fait de Lubitz, que nous le voulions ou non, notre contemporain. Il n’est pas (seulement) une exception ou un fou, mais un individu qui reflète la vulnérabilité au mal de tant d’autres individus dans une société ayant privé les êtres de tout horizon commun.

UN HORIZON AU-DELÀ DE NOTRE VIE INDIVIDUELLE

Nos grands-parents n’avaient pas que leur vie pour s’orienter: certains avaient vécu la guerre, des idéaux dictaient leur conduite ; et, parfois, ils croyaient en Dieu et en une vie après la mort. Leurs actions se déroulaient sur deux plans. Elles avaient lieu ici-bas et les intéressaient personnellement, mais elles avaient aussi un sens collectif. Ils avaient à rendre des comptes : ils seraient jugés par le Très-Haut ou par l’Histoire, par le tribunal des hommes. Dieu, le gaullisme ou le communisme…

Nous ne sommes plus dans ce monde. Les hommes d’aujourd’hui n’ont que l’argent, la réussite matérielle ou professionnelle, la reconnaissance, les ornements ou les haillons du moi. Parfois, la famille et l’amour sont investis comme des refuges dans ce monde désert, c’est-à-dire déserté par le commun. Beaucoup se sentent laissés pour compte, car la richesse, la gloire, la réussite, et même l’amour, sont des biens rares. D’où les frustrations vécues comme des échecs, le ressentiment, l’envie, la crispation de chacun sur soi-même. Même si tous les êtres ne deviennent pas comme Andreas Lubitz, beaucoup d’entre eux éprouvent ce vide. Ils sont ce vide, qui est leur moi, leur égo sourd aux autres, et orphelin de toute participation au monde commun. C’est pourquoi ils étouffent et connaissent ce désespoir d’un égo en proie avec lui-même, c’est-à-dire avec l’insatisfaction et le néant.

LE MONDE COMMUN, L’ÉTHIQUE ET L’ANTHROPOLOGIE

Cet état de choses n’est cependant pas une fatalité. Une autre société est possible parce que l’être humain n’est pas seulement l’égo, le moi qui ne mesure les choses qu’à l’aune de son être individuel, devenu l’unique point de départ et d’arrivée de sa vie et du sens. Cette crispation sur soi est même relativement récente, et reflète surtout un cadre de pensée occidental. Dans les sociétés traditionnelles et antiques, l’être humain compte par son appartenance à une communauté plus large qui donne un sens à son existence individuelle, même si elle l’écrase. Nous ne dirons jamais assez tout ce que nous devons à la tradition des droits de l’homme qui vont de pair avec la reconnaissance de la valeur intrinsèque de chaque être humain et avec la résolution de protéger sa liberté en le laissant vivre conformément à ses choix personnels, pourvu qu’il ne nuise pas à autrui. Cependant, nous ne pouvons pas nous épanouir ni construire un monde durable en pensant que notre existence individuelle est le seul horizon de nos actes. Exister seulement pour soi, c’est forcément mesurer sa réussite ou son échec, voire sa valeur, en fonction de ce que l’on a gagné, des avoirs que l’on a amassés. Un tel horizon conduit à la frustration et à l’amertume.

Nous vivons pour nous et nos proches, mais nos actes ont aussi un sens lié au monde commun. Celui-ci nous accueille à notre naissance et survit à notre mort individuelle. Commun aux générations passées, présentes et futures, habité par d’autres vivants et constitué des œuvres des hommes et de la nature, ce monde, comme disait Hannah Arendt dans La condition humaine, nous confère une sorte d’immortalité terrestre. Il est une transcendance dans l’immanence, et nous permet également de mesurer la valeur de nos actes en fonction de leurs répercussions sur le monde commun.

Au lieu d’être enfermé en soi et de commettre un acte monstrueux afin que tout le monde connaisse son nom, le sujet qui vit cette double vie, sait que son existence est débordée par celle des autres. Il est conscient que, même ses gestes les plus humbles, comme le fait de manger, de prendre soin des autres hommes et des autres vivants, ont un impact sur le monde commun. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, s’écrit dans le livre du monde, et est transmis aux autres. Vivre ainsi fournit des repères aux êtres en les aidant à poser des limites à leurs actions et à leurs désirs, et à relativiser leurs insatisfactions. Sans cet horizon du commun, le sujet est un sujet vide et total, un sujet-tyran, sans limites, aussi violent qu’il est désespéré.

LA TÂCHE DE LA PHILOSOPHIE AUJOURD’HUI

Nous ne sommes pas ici dans la morale, dans les conventions sociales, et les «il faut». Cette analyse relève de l’anthropologie philosophique. Aucun être humain ne peut se garder du mal et de la violence s’il n’a que lui comme référence. Seules la chance, la prospérité et la paix, l’empêcheront de commettre le mal. La pacification des relations humaines, la transformation de la société en une société conviviale, dans laquelle les êtres sont plus heureux et moins enclins à basculer dans l’inhumanité, ne sont possibles que si les individus, au lieu d’être enfermés dans leur égo, accueillent en eux-mêmes les autres hommes, passés, présents et futurs et les autres vivants.

L’éthique, qui désigne le rapport à l’autre que soi et donc la transformation du moi, qui est ainsi, non pas dissout, mais décentré, et d’autant plus fort ou responsable qu’il a abandonné le phantasme d’une souveraineté absolue sur lui-même et sur le monde, ne requiert pas de discours moralisateurs. N’ayant que faire des propos accusateurs dans lesquels s’enlisent les pourfendeurs de la modernité, elle exige de penser le sujet autrement qu’on ne l’a fait dans les philosophies modernes occidentales. Il s’agit d’installer l’intersubjectivité au cœur du sujet et de faire que le monde commun, même s’il n’est que terrestre, surtout s’il n’est que terrestre, ouvre un horizon d’espérance aidant les individus à s’abstenir de commettre le mal et leur donnant envie de faire le bien. Telle est la tâche de la philosophie aujourd’hui, une tâche résolument constructive.

Corine Pelluchon

Ma toute première réaction à cet article nourricier :

A comparer aussi avec les bunkers d’Hitler : celui de la toute fin, à Berlin, ainsi que les autres : la Tanière du loup, celui d’Ukraine, etc.

Nous sommes plus que jamais face à ce désert qui ne cesse _ hyper-technologie aidant _ de s’étendre,

que Nietzsche avait si bien identifié…

Titus Curiosus, ce 31 mars 2015

 

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