Archives du mois de avril 2016

La merveille Scarlatti par le prodigieux Pierre Hantaï (suite)

30avr

Pierre Hantaï nous offre cette fin du mois d’avril 2016 un stupéfiant (de beauté !) quatrième volume des Sonates de Domenico Scarlatti (CD Mirare 285).

Voici donc que Pierre Hantaï _ que l’on sait perfectionniste, alors qu’il nous donne à espérer depuis pas mal de temps le Deuxième Livre du Clavier bien tempéré, de Jean-Sébastien Bach _,
après nous avoir donné il y a déjà pas mal de temps _ 2002, 2003 et 2005 : déjà ! _ trois magnifiques CDs de Sonates de Domenico Scarlatti,

voici que Pierre Hantaï nous fait la surprise d’un extraordinaire et époustouflant Scarlatti 4 ! _ seule la sonate en la majeur K. 208, notée adagio e cantabile, déjà présente en 2002 sur le premier CD Scarlatti de Pierre Hantaï (en 3′ 27) est ici jouée à nouveau (en 3′ 34) : une merveille !..

Extraordinaire et époustouflant, car c’est ici la perfection même, idéalement et charnellement incarnée ; et pour un compositeur, Domenico Scarlatti, lui même parfait…

Et l’expérience, forgée au cours des ans, de cette singulière merveilleuse musique _ comment se peut-il que l’écoute de Scarlatti ne soit pas encore remboursée par la Sécurité sociale ?! _ nous vaut, de l’interprète, trois lumineuses pages du livret _ pages 6 à 8 _, intitulées « Quelques remarques sur la chronologie de l’œuvre de Scarlatti« ,

d’ailleurs reprises du coffret des 3 précédents CDs Scarlatti de Pierre Hantaï, qui était paru, lui, en 2014 _ était-ce donc pour nous aider à patienter ?…

Je viens de ré-écouter à la suite ces 4 CDs _ soit 4h 45′ et 26″ de musique merveilleuse… _,

en me souvenant d’un certain désaccord de ma part, lors de la première écoute, à l’égard du premier de ces CDs, en 2002 : un peu trop expérimental à mon goût de la part de l’interprète, quasi « hystérisé » même, me semblait-il, du moins pour quelques unes de ces sonates, prises dans un excès de vitesse qui m’avait étonné et agacé… Alors que j’avais été magnifiquement convaincu de la parfaite et admirable « justesse » d’interprétation des deux CDs Scarlatti suivants de Pierre Hantaï, en 2003 et 2005 : impériaux, eux !

Eh bien ! ce Scarlatti 4 est tout simplement enivrant de jubilation !!! Et combien merveilleusement fidèle au « Vive felice ! » de Domenico Scarlatti !

Et quel plaisir de l’enchaînement-montage _ par Pierre Hantaï lui-même _ de ces 17 sonates, et de ces 76’…

Le plaisir est absolu !!!

Ce CD est tout simplement un chef d’œuvre !

On voudrait donc demander alors à Pierre Hantaï comment il a procédé à ses choix de sonates _ parmi les 555, ou un peu plus, de Scarlatti… _, ainsi qu’à leur montage _ au cordeau ! _ sur chacun de ces CDs.

Le livret du coffret des 3 CDs Scarlatti de 2014 comportait une très éclairante « Conversation avec Pierre Hantaï sur la musique de Scarlatti et son interprétation« , avec Christophe Robert,

qui aurait mérité, elle aussi, une ré-édition dans le livret de ce Scarlatti 4

J’y remarque ainsi cette affirmation de Pierre Hantaï à propos de la très judicieuse question de la « singularité » de Scarlatti :

« Le plus curieux, le plus éminemment personnel, c’est cette manière de brosser de petits tableaux, de rendre des climats variés par la répétition de courts motifs tournant sur eux-mêmes et enchaînés sans transition les uns aux autres, sans beaucoup d’intérêt pour le détail « .

Et plus loin, à propos de l’utilisation _ enthousiaste et à foison _ par Scarlatti _ (1685-1757) et cela à la différence d’un Bach (1685-1750), qui en fait, lui, très peu usage ! _ du _ tout nouveau alors _ tempérament égal :

« Scarlatti, lui, s’engouffre aussitôt dans ce nouveau monde, d’une manière autrement ludique _ que Bach ; et ce « ludique«  constitue bien la clef d’entrée la mieux éclairante dans l’univers musical si singulier (et unique !) de Domenico Scarlatti !

Et cette façon de se promener dans les modulations les plus étrangères, de parcourir les nouveaux chemins de la tonalité, est à mon avis sans comparaison avec ce qu’ont entrevu ses contemporains… (…) L’œuvre de Scarlatti reste comme un îlot au sein du XVIIIe siècle, aussi bien par cette étonnante recherche harmonique, ces rythmes d’origine populaire, l’exploration _ j’ai envie de dire « maladive » _ d’un unique genre musical _ cette sonate brève en un seul mouvement de Scarlatti  _, mais bien plus encore par ce langage novateur, très éloigné des concepts musicaux de la période qui l’a vu naître« .


Pierre Hantaï souligne aussi l' »incroyable » fait que « ses contemporains, à part quelques proches on l’imagine, n’auront pas accès _ matériel _ à son œuvre« , car « après la publication des Essercizi _ éditées par Scarlatti en 1738 à Londres… _, n’auront pas accès à son œuvre« , car « Scarlatti, après cette première livraison imprimée _ et « il va vivre presque vingt ans encore et composer l’essentiel de ses sonates dans son grand âge » : cette donnée est capitale !.. _, a renoncé à faire connaître sa musique par l’édition, et a ainsi stoppé sa diffusion pour longtemps » _ en effet, l’approche de cette musique demeurera très longtemps, aux XIXe et premier XXe siècles, limitée et semée d’embuches, pour la plupart des musiciens et interprètes.

Chopin constituant l’une des rares exceptions, selon Pierre Hantaï, à cette surdité de réception, qui fut d’abord celle de ses confrères compositeurs, à la singularité scarlatienne ; pour ne rien dire de la surdité, aussi et encore, des interprètes eux-mêmes (pas mal de pianistes surtout, jusqu’il y a peu, toujours selon Pierre Hantaï…) de la musique de Scarlatti.

Il me semble que cette surdité de réception à la singularité scarlatienne mériterait à elle seule une enquête tant soit peu fouillée…

Pour Pierre Hantaï, « c’est la culture andalouse _ loin de celle de la cour de Madrid ; et de fait, la princesse Maria Barbara (1711-1758, et dont Domenico Scarlatti était le claveciniste depuis 1720, à Lisbonne : elle avait neuf ans), et son époux (depuis 1729) Ferdinand (1713-1759), prince des Asturies (avant de devenir le roi Ferdinand VI, en 1746) ont vécu longtemps à Séville ; la seconde épouse, depuis 1714, de Philippe V, la très ombrageuse Elisabeth Farnèse (1692-1766), n’appréciait pas ce fils du premier lit du roi (sa mère était Marie-Louise de Savoie, 1688-1714), et le tenait éloigné de Madrid… _, qui doit nous indiquer le chemin, c’est-à-dire la couleur, le caractère propre à ces musiques. La tradition dans ces régions est _ toujours, pour nous _ suffisamment forte, je pense, pour laisser transparaître _ à notre sensibilité, toujours un peu trop malhabile _ ce que Scarlatti a pu entendre et voir _ et qui l’a inspiré.

Ce qu’on perçoit _ dans la musique de Scarlatti _ de la danse particulièrement, est en totale opposition avec le style français, répandu partout alors _ et particulièrement à la cour de Madrid. A aucun moment, on ne trouve cette souplesse si particulière des articulations, cette délicatesse, cette manière de rebondir avec légèreté sur le sol, proche du vol, et ces chevilles et poignets si souples… Chez les Espagnols, au contraire, tout est plus tendu, les danseurs se tiennent aussi droits et fiers que possible, et, surtout, il y a ce contraste saisissant entre un calme apparent du haut du corps, et, plus bas, une fièvre, des trépignements, enfin toute une suractivité invraisemblable au niveau du sol. Je crois que la seule danse qui ait véritablement inspiré Scarlatti, c’est celle-là. (…) Le flamenco, tel qu’on le voit aujourd’hui, ce n’est pas quelque chose de chaleureux, ni de charmant. C’est plutôt un monde fier, passionné, empreint même d’une certaine rudesse. »

Aussi faut-il à Scarlatti « des interprètes fiers, coloristes, passionnés par les rapides changements de texture  » _ tels qu’un Pierre Hantaï.

Et « Scarlatti il faut l’aimer _ vraiment ! passionnément ! _ pour le jouer ».

Même si, pour Pierre Hantaï, « l‘interprète doit choisir _ parmi « cette effrayante quantité de musique. Sur le nombre, il y a bien évidemment des pièces qui ne méritent pas la postérité« ...  _, et choisir le meilleur. Et accepter qu’on ne peut obtenir l’excellence en tout » _ mais en approcher parfois, voire souvent, si !  

Titus Curiosus, ce 30 avril 2016

Post-scriptum :

J’ai plaisir à comparer la situation (d’isolement _ protecteur d’une vraie et probe singularité ! _ de la cour) de Domenico Scarlatti (Naples, 26-10-1685 – Madrid, 23-7-1757) auprès de sa protectrice et employeur Maria-Barbara et de son époux l’Infant Don Fernando,

à la situation (de semblable isolement à l’égard de la cour) de Luigi Boccherini (Lucques, 19-2-1743  – Madrid, 28-5-1805) auprès de son protecteur et employeur  _ du 8 novembre 1770 au 7 juillet 1785 : comme « violoncelliste de sa chambre et compositeur de musique«  _ Don Luis de Bourbon (Madrid, 27-7-1727 – Arenas de San Pedro, 7-8-1785), le dernier fils du roi Philippe V et de sa seconde épouse Elisabeth Farnese.

Don Luis, dernier fils de Philippe V, et initialement voué à une carrière ecclésiastique _ il fut consacré cardinal dès l’âge de 8 ans _, renonça à cette condition ecclésiastique au décès de son père Philippe V, en 1746, mais se heurta à son frère, le futur roi Charles III (à partir de 1759), dont il contrariait les projets de succession à la couronne d’Espagne de ses propres fils _ nés à Naples, quand Charles était lui-même roi des Deux-Siciles : roi de Naples en 1734, et roi de Sicile en 1735 _ ; Don Luis fit un mariage morganatique, le 27 juin 1776 avec Maria Teresa de Valabriga, et fut contraint à résider loin de la cour de Madrid, à San Pedro de Arenas, un village perdu de la province d’Avila. Et c’est là que Luigi Boccherini fut un si singulier « violoncelliste de sa chambre » et « compositeur de musique«  _ si merveilleuse ; on ne l’écoute pas assez…

Mais cette situation loin des modes de cour a permis à ces deux exilés italiens, le napolitain Domenico Scarlatti et le lucquois Luigi Boccherini, de composer deux des plus belles, en leur splendide singularité et probité, œuvres de musique du XVIIIe siècle, et de toujours !

Deux sublimes « Journaux » de deux immenses écrivains : Jean Clair et Pierre Bergounioux, ou de merveilleuses « Variations Goldberg » autres que musicales…

21avr

A l’heure où j’écoute et ré-écoute les Variations Goldberg de Bach

dans la quasi parfaite version de Pascal Dubreuil (qui paraît chez Ramée : CD RAM 1404) _ d’une seule admirable jubilatoire coulée ; ne me gêne (un peu) que la lenteur, un peu excessive à mon goût, de l’Aria initiale ; tout le reste avance et « reprend » (= « varie », creuse, développe, approfondit) idéalement !!! Ad majorem gloriam Dei ! Quelle joie ! _,

ma seconde lecture attentive du très dense et infiniment riche La Part de l’ange _ Journal 2012-2015 de Jean Clair

m’incite à lui rendre immédiatement un peu, si peu que ce soit, ici, de la grâce reconnaissante qu’il donne ;

et cela en l’associant à un autre Journal _ ô combien différent ! pourtant ; à l’opposé, peut-être même… _ qui m’a enchanté, lui aussi _ et c’est peu dire (mais j’ai adressé aussitôt un mail de remerciement d’enchantement à l’ami Pierre Bergounioux) : quelle sublime attention rendue au quotidien des jours qui s’ajoutent, au fil des mois, saisons et années : dans la singularité de détail, comme vierge à (et pour) l’intensité de la perception, de ce qui se présente et advient, arrive (l’accident !), au sein de ce qui se répète et dure, provisoirement probablement _ telle la diminution constatée au fil des ans du nombre de truites pêchées dans les rivières et ruisseaux de Corrèze, pour prendre un seul exemple… _, intitulé, lui, Carnet de notes 2011-2015 :

ce sont ainsi deux célébrations _ les deux non sans tonalité mélancolique ! mais quelles qualités de joie de lecture ils nous procurent-donnent !!! _ des jours qui passent (et de leur qualité, non sans douleur, si précisément et lumineusement ressentie par ces deux grands auteurs-écrivants, si magnifiquement attentifs, et si richement cultivés, tous deux : source de la puissance de leur formidable perspicacité de décrypteurs du réel !..), au fil d’une histoire générale bien peu satisfaisante, elle ;

deux célébrations dont je désire ici, un peu, et forcément modestement, comme à mon tour, après eux, donner témoignage…

Déjà, la 4e de couverture de ce nouvel opus de Jean Clair présente et résume excellemment ;

la voici donc :

« La part de l’ange _ ou des anges _ est la part du fût occupée par l’«esprit» volatil d’une distillation _ de vins, d’alcools ; « on y entend le froissement d’un envol » (page 85). C’était aussi la part de l’oreiller laissée vide pour l’ange _ gardien _ qui veille sur le sommeil de l’enfant. C’était, dans les sociétés anciennes, l’offrande _ sacrificielle _ aux dieux, les prémices d’une récolte, pour assurer les moissons futures.


Une société moderne _ laïcisée surtout _ exclut le don _ inutile, en pure perte, et donc vain : gaspillé _ à des puissances invisibles, génies ou divinités _ y compris anges !.. Le prix _ de vente et d’achat _ y remplace la valeur _ au-delà même de la valeur d’usage comme de la valeur d’échange _, y compris pour ce qui est sans prix. Mais c’est se condamner à la stérilité et au désespoir _ c’est-à-dire le nihilisme ; soit, la thèse civilisationnelle fondamentale de Jean Clair à propos de notre Âge (d’hyper-échangeabilité)…


Historien de l’art, auteur d’expositions mémorables comme «Mélancolie» _ en 2005 _, l’auteur de ce Journal a été l’observateur _ minutieux, patient subtil et perspicace _ du changement : le Musée imaginaire _ de Malraux _ est _ maintenant _ devenu une _ simple _ salle de ventes. Il s’en explique _ pages 389 à 398 _, parmi d’autres souvenirs, dans un entretien avec Malraux _ de 1974 _ demeuré inédit _ sur le devenir contemporain de l’Art, cf aussi L’Hiver de la culture ; et mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur “l’art contemporain.


Comment un enfant grandi dans le silence du pays mayennais _ cf surtout La Tourterelle et le chat huant _ Journal 2007-2008 _ a-t-il pu finir ses jours sous la Coupole où l’on discute chaque semaine des mots du Dictionnaire? À l’origine de cette trajectoire, qui le laisse aujourd’hui désemparé _ cf là-dessus l’extraordinaire (et effrayant) chapitre intitulé Les Bibliothèques, pages 281 à 294… _, une double expérience : la psychanalyse, dont il est très jeune un patient, gardant le silence dont il connaît le prix, puis la découverte de la peinture qui, mieux que la littérature, garde elle aussi le silence.


Pour la première fois _ pas tout à fait : cf, déjà (en plus de Journal atrabilaire, en 2006), Lait noir de l’aube _ Journal, en 2007, et La Tourterelle et le chat huant _ Journal 2007-2008 _, Jean Clair donne comme sous-titre à son texte Journal 2012-2015, comme s’il reconnaissait que ses écrits littéraires parus chez Gallimard, depuis le Court traité des sensations en 2002, jusqu’au Dialogue avec les morts en 2011 _ cf mon article « Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies« , rédigé le 27 mars 2011 _ et aux Derniers jours en 2013 _ cf mon article « « La lumière plus chaude du soir » : la lucidité puissante de Jean Clair dans « Les Derniers jours » », rédigé le 29 octobre 2013 _, étaient les pans d’une même œuvre _ en effet, et dont je suis un passionné lecteur ! _, fascinante à plus d’un titre, qui le met au niveau des grands diaristes _ oui ! _, et dont La part de l’ange est le nouveau volume

_ à la toute fin du chapitre La parole, aux pages 344-345, Jean Clair explique cette situation sienne de diariste, en effet, de son réel :

« Est-ce pour la même raison _ cette stupeur, cette impossibilité à dire, à narrer des histoires, à composer des dialogues comme ceux qu’on lit, étagés et séparés par de petits tirets, dans les livres d’aujourd’hui _ que je me cantonne _ cf le mot de Samuel Beckett à l’enquête de Libération : « Bon qu’à ça !«  _ dans la réalité qui m’entoure. Il m’est difficile de raconter des événements que je n’ai pas vécus, de feindre _ par la fiction, donc _ des sentiments que je n’ai pas éprouvés, de rapporter des mots que j’ai peut-être entendus mais que j’ai oubliés. A quoi bon raconter des histoires ? »…

Le 4e volume de Journal intitulé Carnet de notes de Pierre Bergounioux, cette fois-ci ne couvre plus dix ans (Carnet de notes 1980-1990, Carnet de notes 1991-2000, Carnet de notes 2001-2010), comme faisaient les trois premiers volumes, mais cinq ans : 2011-2015 ; et son achevé d’imprimer est daté de janvier 2016 _ les achevés d’imprimer des précédents volumes portaient, eux, et c’est à relever !, les dates de mars 2006, août 2007 et janvier 2012 : cela ne fait donc que depuis dix ans seulement que nous pouvons accéder à ce chef d’œuvre absolu de Pierre Bergounioux qu’est son Carnet de notes

C’est que pour Pierre Bergounioux le temps (de sa vie) semble maintenant _ mais depuis quand, au fait ? depuis toujours ? depuis son passage à l’écriture de ce Journal, précisément ?.. _ s’accélérer, face au vieillissement du corps, à la détérioration de la santé et aux signaux annonciateurs (cardiaques principalement) de la finale disparition physique, scandant de plus en plus les notations toujours merveilleusement précises et détaillées de son Journal…

En recherchant dans mon agenda, je m’avise que c’est en 2012 _ seulement ! _ que j’ai découvert-lu son Journal (celui de 2001-2010, tout d’abord), après avoir écouté, sur la route entre mon lieu de travail et mon domicile, une longue interview de l’auteur sur France-Culture, qui m’avait en partie passablement agacé, irrité même, par la noirceur de son pessimisme ; ce qui ne m’avait pas empêché de vouloir le lire ; et donné, l’ayant lu, le désir très puissant de lire en suivant les deux premiers volumes parus (1980-1990 et 1991-2000). J’ai joint alors l’auteur par téléphone pour lui dire de vive voix toute mon admiration.

Alors que le Journal publié de Jean Clair est pour l’essentiel un raboutage thématique _ comme en témoignent le découpage en chapitres, ainsi que les titres donnés à la plupart (22 /25) de ces chapitres : les mots, le sol, la langue, la valeur, Caput mortuum, l’origine, les météores, le garde-temps, les rêves, les visages, le jardin des espèces, les voiles, le camouflage, la porte, Choses vues, les figures, les bibliothèques, Cari Luoghi, la parole, Finis Europæ, l’ordure, l’envol de l’ange ; s’ajoutent seulement un Fragment d’un Journal I, un Fragment d’un Journal II et une Coda _ de pages effectivement écrites au fil des jours

_ cf pages 66-67 : « (Car s’il me faut reprendre cette belle métaphore du journal, il me semble que le travail de ce journal-ci s’écarte de celui des paysans qui traçaient jour après jour un sillon, et alignaient le tracé de leurs pas selon l’écoulement des heures _ ce qui caractérise le Journal de Pierre Bergounioux ! _, mais plutôt, dans ce temps sans passé ni futur _ à dimension d’éternité, donc _ de la création littéraire, qu’il se rapproche du second aspect du travail des champs, celui de la « reprise », de l’assemblage de morceaux disparates, venus de temps et de lieux différents, un travail donc qui ressemble à celui de la couturière _ voilà ! _ qui travaille avec des restes, qui rapièce et raboute, si bien que le « Journal », écrit, n’aura rien d’un journal au sens du quotidien des charrues, mais proposera plutôt dans son déroulement, une fois rebâtie _ voilà ! _, l’image _ seconde, et non brute _ d’une continuité idéale qui n’a jamais été.)« … _,

et avec peu de liens nets et avérés avec des événements précis et détectables de l’actualité (et au fil de celle-ci),

le Journal de Pierre Bergounioux est, lui, strictement chronologique, et très étroitement lié aux mille détails-accidents éminemment sensibles (intensément, mais toujours sobrement _ et avec pudeur _, ressentis par lui) des travaux et des jours, ainsi que des saisons, et tout ce qu’en ressent l’auteur en en faisant le récit en son écriture magnifique (et qui se veut assez objective : dénuée de pathos !) _ ce qui me rappelle les merveilleuses notations (si poétiques aussi…) sur les saisons, au Japon, en l’an mil, de Sei Shonagon, en son sublime Notes de chevet Jusqu’aux horaires précis de lever qui sont scrupuleusement notés par cet inlassable travailleur et annoteur, aux antipodes de l’hédonisme, qu’est Pierre Bergounioux…

En effet ce tout récent, tout frais _ publié dès janvier 2016 par Verdier à peine l’encre de la page du 31 décembre 2015 achevée de sécher… _ Carnet de notes 2011-2015 de Pierre Bergounioux, est tout particulièrement marqué, scandé, par les problèmes de santé, et au premier chef ceux de Mam, la mère de Pierre, qu’un accident vasculaire cérébral survenu le 7 août 2012 contraint à quitter sa maison (puis l’hôpital) de Brive pour une maison de retraite, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse _ à 4 kilomètres du domicile de Pierre et sa compagne Cathy à Gif-sur-Yvette _, où Mam va résider désormais, de son arrivée le 15 octobre 2012, jusqu’à son décès, trois ans plus tard, le 12 novembre 2015 ; mais les ennuis de santé assaillent de plus en plus, aussi, Pierre lui-même _ né en mai 1949 _, victime d’une hypertension récurrente ; Cathy, sa compagne, aussi ; ainsi que leurs enfants et petit-enfants…

Voici, pages 1175 à 1177, le récit de la journée du 14 novembre 2015 :

« Debout à six heures. Le chagrin _ de la mort de Mam, décédée le matin du 12 novembre, l’avant-veille _ veillait à mon chevet. J’apprends encore _ par la radio probablement ; moi ce fut par la télévision, à 23 heures, le 13, au retour d’un concert Durosoir auquel j’avais assisté à Hendaye _ que de nouveaux attentats _ après ceux de janvier (Charlie Hebdo, etc.) _ ont été perpétrés hier soir _ 13 novembre _, à Paris. Il y aurait plus de cent morts. L’état d’urgence a été décrété. Pareille chose ne saurait être sans effet sur l’ensemble de l’activité _ dont ce qui était prévu des siennes… Un courriel du Collège de France, envoyé dès minuit, m’avise que la deuxième journée du colloque, sur Barthes _ où Pierre devait intervenir _, est annulée. Je suppose qu’il en ira de même pour la conférence sur le climat, à l’Assemblée _ autre intervention programmée de Pierre Bergounioux pour ce 14 novembre. Mais en l’absence d’informations, Cathy me descend _ de leur maison de Gif _ à Courcelle _ la station du RER la plus proche de chez eux _, à huit heures moins le quart. Je verrai sur place. Nous étions à mi-chemin _ entre la maison et la gare _ lorsque le portable tinte. C’est un SMS de la Maison des écrivains. Le Parlement sensible ne siègera pas non plus _ à l’Assemblée Nationale. Nous rentrons _ donc. Il me semble vivre une période de grand malheur. Mam nous a quittés et des fous furieux abattent des gens par dizaines, dans les rues _ sans plus de notation là-dessus…

Et ce n’est pas fini. Je viens à peine d’entamer l’abondant et triste courrier dont il faut s’occuper après un décès, quand Paul _ le fils cadet de Pierre et Cathy _ téléphone. Soulef _ l’épouse de Paul, enceinte de leur second enfant _ a fait un malaise. Les pompiers l’ont conduite aux urgences du Kremlin-Bicêtre _ hôpital où exerce Jean, le frère aîné de Paul. Il voudrait être auprès d’elle, mais il a Sarah _ leur fille _ sur les bras. Nous partons la chercher. On roule facilement. Nous sommes à Cachan _ au domicile de Paul et Soulef _ dans la demi-heure, embarquons les petits _ soient Paul et sa fille Sarah _, déposons Paul devant l’entrée de l’hôpital _ du Kremlin-Bicêtre _ et rentrons _ à Gif _ avec la demoiselle _ Sarah. Elle réclame son père _ Paul _ d’un ton plaintif et Cathy va lui sacrifier sa journée, avec une brève interruption pendant que l’autre _ Sarah _ fait la sieste, pour arrêter des cultures, à l’institut _ à Orsay, où Cathy est chercheuse en biologie.

Je rédige une lettre après l’autre, cherche des adresses dans les papiers, sur Internet. Mam était affiliée à plusieurs caisses de retraite, un peu partout dans le pays, Brive, Tulle, Limoges, Chartres, Paris. Tout était soigneusement classé et elle continue, par delà la mort, à me faciliter la vie. IL n’est pas loin de six heures du soir lorsque j’ai dépêché, à peu près, cette corvée. Mais il s’agissait de Mam et rien, alors, ne me coûte. Je pense continuellement à elle, avec une peine infinie, des bouffées de détresse.

Soulef a pu quitter l’hôpital en milieu d’après-midi. Mais elle est toujours nauséeuse _ elle est enceinte (de son second enfant) _ et doit rester allongée.

J’étais couché lorsque j’entends, à l’étage, les cris et les pleurs de Sarah, la voix de Cathy qui tente, sans succès, de la consoler puisque, l’instant d’après, elle descend, la petite sur le dos. Nous allons la ramener chez elle _ à Cachan _, comme la dernière fois. Nous rassemblons vêtements, chaussures, jouets et repartons pour Cachan. Très peu de circulation à dix heures du soir. Nous roulons sous un ciel qu’on croirait peint, un vélum sur lequel un artiste de très grande taille aurait dessiné des nuages de couleur claire, aux bords nets, sur fond noir. Nous restituons la petite à ses parents et reprenons aussitôt la route (Cathy a fait le voyage en robe de chambre).

Pour la première fois depuis trois ans, j’étais ici _ à Gif _ et je ne suis pas monté à Saint-Rémy _ à la maison de retraite où résidait Mam depuis le 15 octobre 2012. Et la douleur _ cardiaque _ me reprend avec une véhémence intacte.«

Bien sûr, le style de Journal de Jean Clair et le style de Journal de Pierre Bergounioux ont peu à voir l’un avec l’autre ;

et leur culture _ leurs références : ouvertes comme à l’infini chez l’un comme l’autre ! _ est assez dissemblable ;

ainsi que le détail de l’argumentaire de leur sévère diagnostic civilisationnel.

Et pourtant ce sont, tous deux, de merveilleux écrivants inlassables formidables décrypteurs des micro-signes de l’époque,

tous deux d’une très grande probité, et d’une inépuisable richesse…

À se mettre, lecteur, dans les pas de leur démarche d’écrire-penser _ si généreusement curieuse, toujours, et si subtilement attentive _, cette démarche si précise et si fine, si probe aussi, d’observation droite du réel et d’analyse impitoyablement perspicace de ce réel auxquels ils ont, personnellement, et toujours de près, d’abord, à faire, ici et maintenant, sous leurs yeux et sous leurs doigts et mains, tous deux ;

mais élargissant, tous deux, la vision de l’analyse à tout ce qui vient constamment leur donner, comme à profusion de lucidité, le geste optique de recul d’élucidation _ ce va-et vient entre le microscope et le télescope dont parle Proust à la fin du Temps retrouvé _, puisé à leur inépuisable fond de culture si judicieusement convoqué,

les lire est une source renouvelée d’intelligence sensible et de découverte de vérité.

Merci à eux deux !

Et à leur art _ obstiné ! _ de si merveilleusement « varier« , hic et nunc, à dimension d’éternité…

Titus Curiosus, ce lundi 18 avril 2016

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