La tragédie du « bad trip » de Tristan : une lecture acérée et moderne du chef d’oeuvre de Richard Wagner, « Tristan und Isolde », par Dmitri Tcherniakov et Daniel Barenboim, au Staatsoper Unter den Linden de Berlin, en avril 2018, un DVD sombre et lumineux de 254’…

— Ecrit le dimanche 12 juin 2022 dans la rubriqueMusiques”.

Le DVD _ Bel Air Classiques BAC 165 _ du « Tristan und Isolde » de Richard Wagner réalisé au mois d’avril 2018 au Staatsoper Unter den Linden de Berlin, sous la double direction de Daniel Barenboim et Dmitri Tcherniakov,

propose une passionnante lecture acérée et moderne, extrêmement lisible _ dépoussiérée et dépourvue de maniérismes _, du magistral chef d’œuvre de Wagner,

avec ces excellents chanteurs et excellents acteurs dramatiques que sont, dans les rôles-titres de Tristan et Isolde, Andrea Schager et Anja Kampe…

Cf, déjà, cet excellent article intitulé « On va jouer à s’aimer » de Laurent Bury, sur ForumOpera.com en date du dimanche 18 février 2018,

non pas à propos de ce superbe DVD,

mais à propos de la représentation de l’opéra lui-même sur la scène (et la fosse d’orchestre) à Berlin, sous la double direction de Dmitri Tcherniakov et Daniel Barenboim. 

On va jouer à s’aimer

5 / 9
<…

Tristan und Isolde – Berlin (Staatsoper)

Par Laurent Bury | dim 18 Février 2018 |

De Dmitri Tcherniakov, on ne pouvait évidemment pas s’attendre à ce qu’il confère à Tristan et Isolde une quelconque dimension mythique ou mystique. Avec le metteur en scène russe, les amours malheureuses ne pouvaient que se dérouler dans un cadre réaliste : salon d’un luxueux navire moderne, dont on peut suivre la trajectoire en direct sur un écran ; salon d’une tout aussi luxueuse demeure, donnant à l’arrière-plan sur une salle à manger et dont la décoration évoque une forêt stylisée ; pièce à vivre défraîchie pour Karéol, avec alcove et buffet faux-Henri II. Mais dans ces décors somme toute conformes à l’esthétique habituelle de ses spectacles, Tcherniakov déconcerte par le traitement réservé à la relation entre les protagonistes. Une fois bu le philtre d’amour, Tristan et Isolde ne tombent pas dans les bras l’un de l’autre, mais à terre, tant ils sont exaltés par une joie irrépressible qui les fait éclater de rire (rire silencieux qui ne les empêche pas de chanter, heureusement). Au deuxième acte, Isolde attend, impatiente, et c’est elle-même qui éteint les lumières du salon pour donner le signal : mais quand Tristan arrive, flûtes de champagne et assiette de petits fours dans les mains, les deux amants s’amusent au jeu de la folle passion, comme si leur grand amour n’était que vaste blague : ils se livrent à un concours de superlatifs, de termes d’affection excessifs, qui les font rire, là encore. Jouent-ils à être des amants légendaires, comme cet été, à Aix-en-Provence, on jouait à être Carmen et Don José ? Autre piste qui apparaît ensuite : Tristan semble hypnotiser Isolde, qui répète après lui les phrases du duo qu’il lui suggère. Et pendant tout cet acte, très statique, ils restent assis, changeant seulement de fauteuil, et ils se touchent à peine ; à la fin, Melot se jette simplement sur Tristan mais ne semble pas lui faire grand-mal. Un peu plus d’action au dernier acte : même si sa blessure paraît mentale ou morale plus que physique, Tristan est en proie aux transports habituels, il a une vision du quotidien de ses parents avant sa naissance (la lumière change et deux figurants en tenue années 1930 apparaissent), mais le pâtre est ici dédoublé entre un chanteur et un instrumentiste qui vient jouer du cor anglais dans l’alcove, apparemment payé par Kurwenal pour berner Tristan avec cette histoire de bateau que l’on guette. A la toute fin, Isolde s’isole avec le cadavre dans la fameuse alcove où s’étaient précédemment isolés le père et la mère de Tristan. Si on ajoute la présence, d’un bout à l’autre de la représentation, d’un tulle noirâtre entre le plateau et la salle, pour permettre de rares instants de vidéo assez inutiles, on comprendra qu’une distance persiste, difficile à surmonter, entre ce spectacle et le spectateur.


© Monika Rittershaus

Heureusement, en parallèle à cette visualisation qui laisse perplexe, le versant musical nous porte sur les sommets. Par le soin prêté au détail autant que par le souffle portant l’œuvre d’un bout à l’autre, Daniel Barenboim montre que Tristan n’a plus guère de secrets pour lui, et tous les membres la Staatskapelle Berlin, montés sur scène pour les saluts, obtiennent un triomphe mérité. On reprochera tout au plus à l’orchestre un goût parfois immodéré pour la production de décibels, qui couvre allègrement les chanteurs à plusieurs reprises.

Pourtant, c’est surtout sur le plan vocal que ce Tristan berlinois atteint un niveau devenu hélas bien rare, y compris là où Wagner devrait être le mieux servi. Le Staatsoper a réussi à réunir pour les rôles-titres deux des meilleurs titulaires actuels, et ils ne sont pas légion. Il n’est pas certain qu’il existe aujourd’hui un Tristan plus complet qu’Andreas Schager, il est en tout cas bien agréable d’entendre enfin dans ce rôle un vrai ténor, un chanteur au timbre claironnant de héros, et qui ne donne pas la sensation de devoir s’économiser pendant deux actes en prévision du troisième. Ce que la production refuse de lui accorder en prestance physique est plus que compensé par l’éclat de la voix et par la qualité du jeu de l’acteur _ les deux, en effet _, qui se livre aux bonds les plus insensés lors de sa folie du dernier acte. Quant à Anja Kampe, il semble bien que madame Stemme doive désormais partager le titre d’Isolde du siècle avec sa consœur native de Thuringe. Ni mezzo péniblement changée en soprano dramatique, ni virago terrifiante, ni gentille jeune personne gênée par l’ampleur du personnage, Anja Kampe assume avec bonheur toutes les facettes du rôle, capable de pianos admirablement maîtrisés autant que de véhémence dans les imprécations. Et chez elle comme chez son partenaire, on ne perd pas un mot du texte _ voilà, et c’est très important ! _, parfaitement articulé _ et les sous-titrages de la vidéo du DVD ajoutant à cette lisibilité… Malgré une légère impression de fatigue à la fin du deuxième acte, son Isolde revient ensuite en force, avec une superbe Liebestod prise à un tempo très retenu.

Autour d’eux, l’excellence caractérise aussi la Brangäne d’Ekaterina Gubanova, au timbre riche et au personnage moins protecteur que ce n’est souvent le cas, ou le roi Marke de Stephen Milling, même si la mise en scène prive cette somptueuse voix de basse d’atteindre le degré d’émotion dont elle serait sans doute capable. Kurwenal plus à l’aise en treillis et rangers qu’en costume-cravate, Boaz Daniel se situe un cran en dessous en termes de qualité vocale. De la séduction sonore, le matelot de Linard Vrielink n’en manque pas, en revanche. On rêve dès lors à ce qu’aurait donné un tel cast dans une production plus à même d’émouvoir.

Un avis très intéressant.

Puis maintenant,

et cette fois à propos du DVD _ du label Bel Air Classiques _ de ce passionnant spectacle de 254′,

cet article « Dmitri Tcherniakov : la Mort d’amour de Tristan » de Jean-Luc Clairet, sur le site de ResMusica :

Dmitri Tcherniakov : la Mort d’amour de Tristan

Dmitri Tcherniakov remonte à la source de l’amour impossible de Tristan et Isolde. Un formidable travail d’équipe _ voilà ! _ que ce spectacle venu du Staastoper unter den Linden.

L’Acte I séduit sans temps mort dans le salon Grand Voyageur du paquebot de luxe où Marke a convié les premiers de cordée de son entreprise. La météo de type Mer calme et heureux voyage s’affiche sur un écran de contrôle… Tout commence sous les meilleurs auspices pour les héros wagnériens magnifiés _ oui _ par les costumes griffés par Elena Zaytseva. Puissamment investis dans une direction d’acteurs millimétrée, les interprètes fascinent d’emblée _ oui. L’absorption du philtre, inédite, est un grand moment de jubilation : les héros sous substance, délestés de tout tabou, rient à gorges déployées, prêts au grand amour.

Le II, dans le salon de Marke tapissé de papier peint sylvestre, n’est pas moins captivant : Tristan joue comme un enfant surexcité avec Isolde qu’il finit par mettre sous hypnose ; Mark, environné de figurants tchernakoviens bien glaçants, adresse les premiers mots de son monologue à Melot et non à Tristan, lequel n’est même pas mortellement blessé plus loin par le traître. Alors de quoi Tristan va-t’il mourir ?

Le III répond : Tcherniakov a lu attentivement _ voilà ! et lire ainsi très attentivement est absolument nécessaire ! _ le monologue le plus long du héros, celui de l’alte ernste Weise (la vieille chanson grave), celui où Tristan raconte comment le Désir a donné la Mort. Tcherniakov plonge Tristan dans un autre papier peint, celui de Karéol, afin de faire remonter à la surface son enfance endeuillée : le père engendra et mourut ; la mère enfanta et mourut. Tcherniakov a bien lu : Tristan est de fait inapte à l’amour _ telle est donc la clé de Tristan. Même sans Marke, même sans philtre, ça n’aurait pas marché. On parle de la Liebestod d’Isolde. Tcherniakov met en scène la Liebestod de Tristan _ voilà i

Anja Kampe et Andreas Schager sont étonnants de naturel _ et d’évidence ultra-éloquente _ dans ce Tristan et Isoldecertainement le plus humain vu à ce jour. Paysages à eux seuls, ils sont constamment émouvants _ oui. Outre qu’ils possèdent les écrasants moyens de leur rôle respectif (lui Heldentenor incontesté ; elle, de type incendiaire jusqu’au-boutiste), loin des époux Schnorr von Carosfeld, ils balaient tous les stéréotypes _ oui. Les sauts de cabri du premier font oublier que la performance est en principe surhumaine. L’émotion subtile de la seconde, dans le droit fil de celle d’Iréne Theorin à Bayreuth avec Marthaler, touche au cœur. D’une santé vocale soyeuse, d’une beauté fascinante, la Brangäne d’Ekaterina Gubanova capte tous les regards : on passe une partie de son temps à se demander quelle partie cette fausse suivante joue dans l’histoire. Jusqu’à ce que Tcherniakov réponde d’un plan sur le bras qu’au finale, elle a passé sans crier gare sous celui de Marke, incarné avec l’effroi glacial qui sied aux patrons d’entreprises, par un Stephen Milling proche de l’idéal. Boaz Daniel, Kurwenal prêt à tout (engager sur le plateau, à peu près tout l’acte durant, un hautboïste de l’Orchestre de la Staatskapelle Berlin pour accompagner de son cor anglais le spleen de son ami handicapé de l’amour), complète cette magnifique distribution où l’on remarque aussi le Melot gorgé de jalousie de Stephan Rügamer et déjà, avant Aix 2021, le Jeune marin et le Pâtre de Linard Vrielink.

Le DVD permet d’être au plus proche _ mais oui, et c’est bien sûr capital !!! _ de la dramaturgie questionneuse de Tcherniakov, menée au sommet _ oui _ par Daniel Barenboim. Plus de quarante années de travail (les Tristan de Ponnelle, de Müller, de Chéreau !) ont abouti à cette direction patiente (plus de quatre heures), enveloppante et incandescente, d’une profondeur inouïe _ c’est parfaitement exprimé ici. La Staatskapelle Berlin, magnifiquement captée, soulève la noire houle du chef-d’œuvre dévastateur _ oui… Le voyage en sac à dos du Parsifal de Tcherniakov ne nous avait pas donné envie de reprendre la route avec lui. Il en ira différemment avec le voyage en bateau qu’il a imaginé pour Tristan et Isolde.

Richard Wagner (1813-1883) : Tristan und Isolde, action en trois actes sur un livret du compositeur.

Mise en scène et décors : Dmitri Tcherniakov.

Costumes : Elena Zaytseva.

Lumières : Gleb Filshtinsky.

Avec : Andreas Schager, ténor (Tristan) ; Stephen Milling, basse (le roi Marke) ; Anja Kampe, soprano (Isolde) ; Boaz Daniel, baryton (Kurwenal) ; Stephan Rügamer, ténor (Melot) ; Ekaterina Gubanova, mezzo-soprano (Brangäne) ; Linard Vrielink, ténor (un Berger/un Jeune marin) ; Adam Kutny, baryton (un Timonier) ;

Chœur du Staatsoper (chef de chœur : Raymond Hughes)

et Staatskapelle Berlin, direction : Daniel Barenboim.

Réalisation : Andy Sommer.

2 DVD Bel Air Classiques.

Enregistrés en avril 2018.

Notice de 24 pages en anglais, français et allemand.

Durée totale : 254:00

 

Un DVD indispensable !!!

Ce dimanche 12 juin 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

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