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Surpendre, et sans recherche d’effets, ou la force très tranquille de la sobriété du style sans style de Bernard Plossu : un superbe double portrait de Françoise Nuñez et Bernard Plossu par Brigitte Ollier, en un très juste article « Bernard Plossu, best regards », sur le site blind-magazine.com, en date du 17 août 2022

23août

Ce mardi matin 23 août, à 8h 57, l’ami Bernard Plossu m’adresse par courriel un superbe article _ justissime ! _ de Brigitte Ollier

intitulé « Bernard Plossu, best regards« ,

paru le 18 août dernier sur le site blind-magazine.com…

Et par retour rapide de courriel, à 9h 16, je réponds ceci à Bernard :

« Bravo pour ce superbe double portrait, tellement juste.

Et chaleureuses felicitations à Brigitte Ollier, qui comprend si bien la sobriété de ton style sans style

_ une question que bien sûr toujours, à chaque fois surpris et émerveillé, je me suis forcément aussi posée…

Merci !
Francis« 

Voici donc ce justissime article de Brigitte Ollier :

Héritiers d’un temps suspendu, leurs images ne cessent d’enrichir l’histoire mondiale de la photographie et nos regards impatients. Souvenirs de quelques rencontres plus ou moins magiques avec ces virtuoses de l’objectif, solistes du noir & blanc ou de la couleur, artistes fidèles à l’argentique ou totalement envoûtés par le numérique.
Aujourd’hui : Bernard Plossu, la traversée intime du paysage.

Avec ou sans appareil photo, Bernard Plossu est un homme émerveillé _ pour nos perpétuels ravissements. J’écris ces mots qui me paraissent sensés, pourtant, ils sonnent faux. Françoise Nuñez n’est plus là, un cancer irréversible, et depuis le 24 décembre 2021, la vie n’est _ hélas _  plus la vie pour Plossu, et aussi pour nous qui respections le silence dont Françoise aimait à s’entourer les jours où elle se voulait invisible. Extrême pudeur _ oui. Elle ressemblait à l’héroïne de Charulata, regard fervent, presque du feu, le feu intérieur de la passion _ voilà. 

Dans ma mémoire, leurs souvenirs se confondent. Françoise courant sur une plage andalouse avec leurs enfants, et Bernard à La Ciotat, parmi les pins, la mer au loin, le ciel bleu inimitable, le sable comme du sable. C’est l’un des atouts des photographies de Bernard Plossu, le temps s’arrête _ en l’instantanéité pure d’une approche innocentissime d’éternité _, et souffle l’imaginaire, comme dans ces films de la Nouvelle Vague dont il était si friand, ou dans ces classiques découverts à la Cinémathèque du Trocadéro, « dans les beaux quartiers », à Paris. Il aurait pu être cinéaste, nombreux films avec sa caméra super 8. Il est devenu photographe _ mais le saisissement de l’instant, à lui seul, contient le défilé complet de tout le film qui aurait été possible.

Cf l’admirable « Plossu Cinéma«  de Yellow Now, en février 2010, sur une intuition-suggestion de Michèle Cohen. 

Quand je l’ai vu pour la première fois, lors d’un vernissage, il m’a paru hippie new look, cheveux longs, écharpe en coton. Il était entouré d’amis et de compagnons de marche (son dada, il part souvent en « randonnée philosophique »). Il était très beau, il l’est encore. Je ne lui ai pas parlé ce soir-là, et nous nous sommes peu vus pendant longtemps. Et puis, en 1998, Élisabeth Nora, qui le connaissait bien et appréciait ses photographies, a eu envie de lui consacrer un portfolio dans la revue L’Insensé. Idée géniale. Nous sommes parties en train à La Ciotat, la prodigieuse cité des frères Lumière. Trois jours inoubliables.

Françoise était là, présence furtive, comme si elle jouait à cache-cache, et Bernard, le crayon sur l’oreille et sifflotant, fouillait dans ses archives avec une précision déconcertante _ oui, oui ! Il allait droit au but _ j’ai pu le constater, en effet, moi aussi _, et à chaque tirage retrouvé, se tournait vers nous avec un air de victoire. Je n’ai jamais compris comment il était possible de classer des négatifs, mais, visiblement, ça l’était, Bernard, qu’on aurait pu estimer planant, est très ordonné, très méticuleux _ voilà ; et avec une implacable mémoire aussi… Il est un vrai photographe argentique, la technique, les planches-contact, le labo, l’impression, tout ça _ l’artisanat complet de la photo _ l’intéresse de près _ oui. 

Nous bavardions, de tout de rien, tandis que je l’observais. Sa façon de bouger, sa vivacité façon Fanfan la tulipe, sa concentration. Ses onomatopées. Sa gaité _ oui _ en extrayant les tirages des boîtes, comme s’il participait à une chasse au trésor _ avec ses mille découvertes. Et des anecdotes _ circonstancielles ; car le contexte de l’image saisie importe toujours infiniment ! _ à foison, sur lui, ses photographies, ses amis photographes. Sur sa façon de photographier, par exemple : « La seule unité de ce que je fais, c’est le 50 mm. Le grand angle, ça exagère les choses, ça ne me convient pas. Le 50, oui, ça me va bien. Le 50, c’est Corot, c’est sobre _ voilà ! _ et c’est mon seul style. Ce qui me permet de confirmer que mon seul style, c’est de ne pas faire de style _ oui, oui ! Comme disait Gauguin, je le cite de mémoire, ‘Les effets, ça fait bien, ça fait de l’effet. »

Pas d’effet, donc, no tralala, mais quoi, quoi d’autre ? Peut-être Plossu, d’une génération quasi toquée des objectifs (le 50 mm, son préféré) et des appareils-photo avec pellicules (« Je suis de la tradition 24 x 36, absolument prêt tout le temps avec mon troisième œil »), s’est-il d’abord servi du médium comme d’un carnet de notes _ oui ; cf la présente admirable Expo « Plossu/Granet Italia discreta » actuellement au Musée Granet à Aix-en-Provence, et jusqu’au 28 août prochain ; dans laquelle les images de Plossu (1945 -) sont confrontées aux images des carnets de voyage de François-Marius Granet (1775 – 1849) ! Utile lors de ses voyages – il est au Mexique en 1965, il a vingt ans, il enregistre « la route, des amis, la liberté. » Trois mots simples qui font écho à cette phrase qui le résume pleinement : « Je suis possédé par la photographie. »

Un envoûtement précoce (premier clic à onze ans, une dame en manteau rouge dans un parc, à l’automne 56), nourri par les beaux livres achetés par sa mère (Paris des rêves, Izis Bidermanas), et les photos en noir et blanc de son père, Albert Plossu, prises au Sahara en 1937 lors de ses aventures à dos de chameau avec Roger Frison-Roche dans le Grand Erg occidental.

Mais plus que tout, ce qui constituera visuellement Plossu, c’est le paysage _ même les (rares) portraits de Plossu sont en fait fondamentalement des paysages _, son évocation _ oui, avec le flou qui souvent l’accompagne… _ plus que sa représentation. Comme si chaque bout de territoire parcouru, au Mexique, où il naîtra « professionnellement » à la photographie, aux États-Unis, en Inde, au Sénégal, au Maroc, en Espagne, en Italie, en Égypte, etc, engendrait une telle intimité émotionnelle _ oui _ qu’elle s’inscrirait dans l’image et s’y épanouirait, naturellement _ voilà. Pas d’effet miroir, mais un lien si fort, si intense qu’il révèle son enracinement avec chaque paysage traversé _ enracinement, voilà ! l’espace du pur instant de cette image, saisie au vol, à la volée même du geste photographique dansé…  _ et, au-delà, son dialogue constant _ oui, toujours ouvert, toujours curieux _ avec le monde _ en sa profonde vérité ainsi devenue accessible. 

À cet égard, son Jardin de Poussière (Marval, 1989) dédié à son grand héros Cochise (c.1870-1874), le chef des Apaches Chiricahuas, en est l’illustration parfaite. Il marche dans l’Ouest américain, il pense aux Apaches (il photographiera plus tard Nino, le petit-fils de Cochise). Comme avec tous ses livres – peut-être 150, dit-il, « tous faits pour surprendre » -, il s’agit d’inscrire ses pas dans l’histoire, mais sans revendiquer une quelconque place _ non, Plossu, toujours, n’est qu’un simple et humble passant qui passe... Plossu ne cherche pas à être en haut de l’affiche _ jamais : il est bien trop sensible au ridicule des postures et impostures… _, il avance step by step _ oui : un simple pas après l’autre, sur la route _, vers ses rêves. Il faut de « la sagesse et du délire », et noter, principe de base, que « c’est un casse-tête terrible de vivre de la photo. »

À Nice, en 2007, grâce à l’invitation de Jean-Pierre Giusto, nous avons préparé une _ sublimissime !!! _ exposition autour de son travail en couleur au Théâtre de la Photographie et de l’Image, aujourd’hui musée de la Photographie Charles Nègre. Son titre : Plossu, couleur Fresson. Fut édité un petit catalogue utile _ je l’idolatre !!! _ à qui veut comprendre comment Plossu est tombé dans le bain de la couleur. Je me souviens de nos balades autour du Théâtre, Bernard passait son temps à disparaître et à apparaître, et je ne cessais de le chercher. Ce qu’il faisait ? Il photographiait.

Plossu est à l’âge des rétrospectives (naissance le 26 février 1945 au Vietnam), il en a eu très tôt, il peut imaginer des projets apaisants. Ainsi Françoise – aussi photographe, aussi amoureuse des voyages – est au cœur de son futur : « Nous étions tellement ensemble dans la vie comme dans la photographie. »

Pour en savoir plus

Dernières parutions :

Deux portfolios exceptionnels proposés par Anatole Desachy, jeune libraire audacieux et consciencieux.

36 vues, éditions Poetry Wanted, directeur de collection Rémi Noël. Trente-six images racontées par Plossu.

Musée de la photographie Charles Nègre, à Nice.

https://museephotographie.nice.fr/expositions/

Deux de ses galeries, en France :

Galerie Réverbère & Galerie Camera Obscura

https://www.galeriecameraobscura.fr/

Prochaine exposition, à Hyères, à La Banque, Musée des Cultures et du Paysage, fin octobre.

L’un des livres préférés de Françoise Nuñez :

Avant l’âge de raison, éditions Filigranes. Texte de William Lord Coleman.

Mon livre préféré de Françoise, également paru chez Filigranes, L’Inde jour et nuit, texte de Jean-Christophe Bailly.
Mon livre préféré de Bernard, paru chez Marval, nuage/soleil, texte de Serge Tisseron.
Et, bien sûr, Le voyage mexicain, Contrejour, texte de Denis Roche).

Bernard Plossu, Arizona, 1980 © Dave Ronan
Bernard Plossu, Arizona, 1980 © Dave Ronan

Voilà donc ce magnifique justissime regard de Brigitte Ollier sur Bernard Plossu (et Françoise Nuñez).

Et je me permets de renvoyer ici _ en plus des très nombreux articles que sur ce blog « En cherchant bien » j’ai consacrés à l’œuvre toujours nouvelle et toujours surprenante de l’ami Bernard Plossu _ à mon très précieux entretien (de 60′) avec Bernard Plossu, dans les salons Albert-Mollat, à Bordeaux, le 21 janvier 2014,

à partir de la publication de son récent alors _ 18 septembre 2013, aux Éditions Textuel _ « L’Abstraction invisible« …

Ce mardi 23 août 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : le final de l’alpha et omega des choses dans Venise, du « Venise à double tour » de Jean-Paul Kauffmann (V)

25juin

Pour le final de mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

et en conclusion de mes articles précédents :

et ,

il me reste à commenter le détail _ bref _ des cinq pages (323 à 327), très enlevées, de l’Épilogue.

Au terme de la visite des Terese _ le « test«  (le mot se trouve à la page 319) de l’ouverture de cette église absolument fermée à quiconque depuis « au moins deux ans« , dixit le sacristain de l’église voisine de San Nicolò dei Mendicoli, et détenteur de la clé (page 319 aussi) ; le « test« , donc, ayant été réussi ! _, « J’ai finalement prolongé mon séjour » _ de recherches d’autres églises à tenter de se faire ouvrir, à Venise. Ou bien saisir au vol l’opportunité (Kairos aidant) de quelque ouverture exceptionnelle, pour certaines…

Ainsi débutent (page 323) les cinq pages _ rapides ! _ de l’Épilogue l’essentiel  de ce que, au fur et à mesure de ses découvertes (et plus encore prises de conscience !) successives, s’est assigné le « chasseur«  ; l’essentiel, donc, ayant été presque accompli, mais pas complètement, nous allons le découvrir ; les termes « chasse« , « chasseur« , et « affût« , « bredouille« , « attraper« , reviennent aux pages 18, 62, 256 et 301 (et chapitres 1, 8, 37 et 43) du récit… _ :

« Mon objectif _ pas l’objectif initial et un peu rudimentaire (de retrouver et revoir « la peinture qui miroitait » en 1968 ou 69 : probablement un simple MacGuffin…), mais celui, bien plus complexe et fécond, qui, depuis la découverte (foudroyante) de l’espace intérieur de San Lorenzo, l’a puissamment remplacé : tenter de pénétrer le secret (complexe) des espaces intimes si éloquents de ces églises fermées (et livrées à l’abandon et la désolation, ou à quelque réaffectation) de Venise  _ n’a jamais été de nature arithmétique _ tel que battre un record d’ouvertures d’églises fermées. Il manquera toujours quelque chose _ de l’ordre, qui seul vraiment importe, du qualitatif (et même du métaphysique  ou du spirituel, voire du sacré…). Mais quoi ? _ cela demeure à éclaircir. Et le « chasseur«  passionnément s’y emploie, en ces stations ultimes de sa quête vénitienne.

Trois de ces églises _ les Penitenti, la Misericordia et le Soccorso,

parmi les 19 que le « chasseur » est parvenu « par recoupements _ d’appuis de relations diverses  _, par chance, par obstination aussi«  à se faire, in fine, ouvrir : soient, en reprenant l’énumération de la page 323, les Penitenti, les Zitelle, l’Ospedaletto, San Marziale, Santa Maria Mater Domini, Santa Caterina, San Giovanni Evangelisti, Sant’Agnese, San Girolamo, Santa Giustina, les Cappuccine, les Eremite, Santa Maria della Misericordia, Santa Margherita, les Catecumeni, San GalloMaddalena, San Gioacchino et le Soccorso : présentés probablement ici dans l’ordre chronologique de leur ouverture à son regard… _

m’ont permis de soulever _ un peu _ le voile qui recouvrait _ encore, après les visites, décisives déjà, de San Lorenzo, puis de Santa Maria del Pianto, et enfin des Terese : trois paliers majeurs des avancées de son approche sensitivo-méditative… _ l’objet _ commencé d’apparaître à San Lorenzo et se précisant peu à peu à chaque nouvelle étape importante _ de ma quête ;

une quatrième, restée _ obstinément _ fermée Santa Croce, sur l’île de la Giudecca _, m’a _ pourtant _ révélé _ en dépit d’avoir échoué à y mettre les pieds et regarder soi-même _ une évidence » _ et nous découvrirons (succinctement) laquelle, page 326.

C’est que juste avant que débute l’incisive réflexion-méditation de synthèse de cet Épilogue, l’essentiel de la découverte _ celle de « l’alpha et l’omega«  des choses (cette expression apparue à la page 166, au chapitre 24 (« Je suis l’alpha et l’omega«  : « Tirée de l’Apocalypse, l’inscription accompagnant la mosaïque byzantine du Christ bénissant sur la voûte de l’abside de l’église de son enfance, à Corps-Nuds (Île-et-Vilaine) _ me plongeait dans des abymes de perplexité« ), nous allons en effet la retrouver constituant, à la page 327, rien moins que le mot ultime de ce livre !), via les progrès de la lente et syncopée (par paliers, donc) élucidation du mystère de l’étrangeté (à « déchiffrer« ) de ce qui continue d’habiter presque toujours, et peut-être pour quelques moments encore, les espaces intimes de certaines au moins (sinon toutes, hélas ! puisque, pour d’autres, l’état de ruine est devenu sans remède !) de ces églises abandonnées (et inaccessibles au public) de Venise _ a quasi été accompli par le « chasseur« .

Il n’est plus nécessaire d’y consacrer des chapitres entiers ; un rapide _ mais enlevé : allegro vivace, à la Rossini ! _ coup d’œil rétrospectif suffira. Car un regard de détail trop apesanti sur ces églises exceptionnellement ouvertes, serait fastidieux et probablement répétitif _ l’auteur nous en fait donc grâce ; le livre se terminera là. Plus que jamais, en cette conclusion, c’est « l’alacrité » vénitienne (le mot est prononcé à la page 17) qui doit servir de règle : il s’agit, que diantre, du final ! _ alacrité vivaldienne aussi, mais Jean-Paul Kauffmann ne se réfère guère à Vivaldi…

Et il se trouve que c’est la modalité du paradoxe _ renversant le positif en négatif, et le négatif en positif ! _ qui caractérise chacun des quatre cas ici examinés. 

Les trois premiers cas, positifs, abordés ici _ les trois églises, Penitenti, Misericordia et Soccorso, exceptionnellement ouvertes, ont enfin pu être en détails regardées et même examinées, de même que les seize autres visitées après les Terese _ permettent de « soulever _ un peu, mais pas complètement _ le voile sur l’objet _ peu à peu précisé _ de (la) quête » (du « chasseur« ) ; mais de la frustration persiste encore _ on va le voir _ en chacun de ces cas ;

alors que le quatrième et dernier cas, négatif lui pourtant _ le « chasseur » échouant à pénétrer dans l’église interdite (car dangereuse, lui est-il opposé par un responsable administratif, mais qui l’a écouté…), Santa Croce ; il n’aura droit qu’à deux photos (de l’intérieur) qui lui parviendront (très vite) par courrier ! _, sera celui qui aura paradoxalement « révélé une évidence« , qui permettra au « chasseur« , enfin apaisé, d’en rester là de sa quête obstinément poursuivie à Venise de forçages d’églises fermées :

« la vanité de ma quête m’apparut _ alors _ dans son évidence et sa dérision _ oui. J’ai compris alors que je n’avais plus besoin _ voilà ! _ d’aller voir _ partout où c’était quasiment impossible _ de mes propres yeux » (page 326)…

Le séjour à Venise (de plusieurs mois de recherche inquiète _ le détail de son calendrier est pour l’essentiel flouté : en 2017-2018, probablement _) peut donc alors cesser.

Et on peut supposer que le prochain séjour vénitien du « chasseur » apaisé, comportera _ ou plutôt a comporté, depuis lors… _ d’autres enjeux, moins stressés, plus sereins, peut-être plus directement hédonistes, même si demeurera, pour sûr, bien de la curiosité envers d’autres trésors de la cité que ces sanctuaires à l’abandon si gravement menacés de disparaître, pour certains _ puisque c’étaient ces trésors sacrés-là que lui privilégiait… Les focalisations-attractions pouvant un peu varier d’un amoureux de Venise à l’autre…

Le secret du mystère ayant été désormais, pour l’essentiel du moins, non seulement compris, mais vérifié, exemple après exemple, en chacune des 26 églises fermées de Venise auxquelles le « chasseur » a réussi à pénétrer

_ sur les 17 « absolument fermées«  de la liste (établie en octobre 2018) donnée en appendice aux pages 331 à 333, le « chasseur«  aura réussi à en voir de ses yeux 6 (Eremite, Terese, San Lorenzo, Sant’Anna, Penitenti et Santa Maria del Pianto) ; tandis qu’il aura échoué à pénétrer en 5 autres (Santa Croce, Spirito Santo, San Beneto, San Fantin, Santa Maria Maggiore) ; restent les cas non précisés dans le récit (peut-être l’intéressaient-elles moins) de 6 autres de cette liste de « fermées ou non accessibles«  : les Convertite, Sant’Aponal, San Bartolomeo, San Teodoro, San Tomà, Santa Fosca… Mais il ne s’agissait pas d’être exhaustif en une catalogage des conquêtes…

Pour ce qui concerne le premier cas traité en cet Épilogue, celui des Penitenti _ dans le sestier de Cannareggio, juste après le Pont-aux-trois-arches, et en face de la taverne Da’ Marisa _, abordé ici aux pages 324-325,

le « chasseur » a pu y accéder deux fois, à « quelques mois » de distance _ et ces deux fois grâce à Agata Brusegan, « responsable des archives à l’IRE« , l’institution dont dépend, avec l’hospice voisin d’accueil de personnes âgées, ce sanctuaire des Penitenti _la première fois par « un jour de tempête (…), une pluie violente s’abattait sur Venise » ; et la seconde fois, par un temps splendide, « à l’occasion d’une opération portes ouvertes de l’IRE : les Penitenti avaient été déverrouillées exceptionnellement« .

Mais ces deus fois-là, l’impression produite sur notre « chasseur » passionné, a bizarrement varié du tout au tout :

la première fois, « Alma avait réussi à convaincre Agata B. (…), pourtant accaparée par mille tâches, d’ouvrir _ exceptionnellement pour eux _ le sanctuaire. Non sans difficultés, nous étions entrés _ Alma et Jean-Paul (avec peut-être Agata elle-même, et peut-être Joëlle) _ par la sacristie encombrée de chaises roulantes et de lits médicalisés, hors d’usage«  _ « juste à côté, il y a un établissement pour personnes âgées qui communique avec l’église« , avait-on pu lire page 112 ; mais « le périmètre du sanctuaire (était) tout aussi inaccessible de l’intérieur » qu’il l’était de l’extérieur, de la Fondamenta di Cannaregio, sur le bord du Canal juste avant de rejoindre la lagune _ ; « au début, on n’y voyait rien. Comme d’habitude. Et, soudain, l’illumination  _ sans plus de précision sur sa nature, ni ses causes. Ce jour-là, elle m’a terrassé _ rien moins ! Que de fois _ en d’autres églises fermées, abandonnées _, à travers les décombres, cette lumière _ terrassante ! _ s’était trouvée _ d’abord _ cachée. Il fallait la chercher _ la découvrir… _ , elle était sur le point de s’éteindre _ sans retour…
Rien de tel _ de caché, à rechercher _ aux Penitenti. Une nef unique, élégante. Les ornements, l’autel, le buffet d’orgue, les peintures, le tout intact, frais _ voilà ! _, excepté les murs en brique attaqués par le salpêtre. La grâce, le mouvement du baroque _ dansant, fusant vers le ciel _ dans sa forme la plus accomplie _ rien donc de désespérant ici. Enthousiaste, j’avais demandé à Agata _ celle-ci était donc bien présente ce jour-là ! _ : « Mais pourquoi n’ouvrez-vous pas une telle merveille ? » Elle avait simplement répondu : « C’est compliqué. Mais nous y songeons. » ».

Image associée

« Ce n’étaient pas des mots en l’air. Quelques mois plus tard, à l’occasion d’une opération portes ouvertes de l’IRE _ l’Istituto di Ricovero e Educazione _, les Penitenti avaient été déverrouillées exceptionnellement. Un dimanche, il faisait très beau. Sans qu’il y ait foule, de nombreux curieux se succédaient dans le sanctuaire, éblouis.

La porte de l’église était grande ouverte. Le soleil y entrait à profusion _ voilà. Les deux anges d’or encadrant l’autel étincelaient _ tout brille donc. Empressée, Agata faisait les honneurs de son église. Tout était à sa place, net, exemplaire. Le sanctuaire renaissait. Néanmoins, ce n’était pas une _ véritable _ réapparition _ de « l’illumination » de la première fois. Tout y était dévoilé _ au public des curieux _, mais un élément, une pièce _ cruellement _ manquait.

Alma, qui m’avait accompagné la première fois, se trouvait parmi les visiteurs. Comme moi, elle était très déçue. Ce n’était plus la même église _ tiens donc ! Le contexte du regard du sujet a toujours, il est vrai, des conséquences sur le spectacle perçu de l’objet par le sujet. Cette affluence d’un jour l’avait-elle banalisée _ probablement : ce qui est vécu comme exceptionnel joue sur le ressenti de singularité _ et rendue méconnaissable ? « Rappelez-vous, je vous disais que ces églises ont droit au secret. Ne l’avons-nous pas violé ? »«  _ est-ce à dire que ces lieux de recueillement envers la divinité ont besoin d’une qualité très spéciale (voire exceptionnelle) de silence, de paix profonde des cœurs, voire de gravité ? À méditer… La foule a bien des effets nocifs sur la contemplation aussi ; et cela se vérifie même dans un musée bondé… ; alors en un sanctuaire sacré !


Le second cas abordé ici est celui de la Misericordia, située en un des lieux les plus étranges _ et même à connotations tragiques (cf les remarques du chapitre 7, pages 52 à 60) _ de Venise, dans un autre coin du sestier de Cannaregio _ un minuscule campo au confluent du rio della Sensa et du Canal de la Misericordia.

Une grande partie (de la page 56 à la page 60) du chapitre 7, était en effet déjà consacrée aux impressions bizarres produites sur le « chasseur » par le campo dell’Abazia _ avec son puits central en pierre d’Istrie _ et les deux monuments qui l’encadrent sur deux côtés : la Scuola Vecchia di Santa Maria della Misericordia, et l’église elle-même, Santa Maria della Misericordia déconsacrée après 1969, où y avait eu lieu une dernière célébration de la messe _ :

« Je ne connais pas à Venise d’endroit à l’aspect aussi inquiétant _ à ce point ! _ que ce campo, aussi peu rassurant que la façade _ même _ du sanctuaire dont l’extraordinaire blancheur mortuaire apporte à la place une fulguration très étrange, comme si la lumière venait de l’intérieur de l’église (…) Cette place est le seul endroit de la cité où j’ai l’impression que la terre va _ carrément _ s’ouvrir. Un engloutissement pareil à celui de Don Giovanni précipité aux Enfers par l’invité de pierre » _ page 59.

Quant à l’église elle-même, Santa Maria della Misericordia, « on dirait un monument funéraire. J’ai toujours imaginé ainsi le mausolée où a été enterré le Commandeur dans Don Giovanni _ n’oublions pas que le génial Da Ponte (qui finira sa vie à New-York !), était vénitien, et ami de Casanova... Malgré leur apparence léthargique, les statues baroques _ de la façade de l’église sur le campo _ ont quelque chose de théâtral et de menaçant. Elles nous ont à l’œil comme pour nous en interdire l’accès. Il ne faut pas se fier aux deux putti au-dessus de l’entrée, ils n’ont rien de chérubin. L’un est assis sur un crâne. Non sans hypocrisie, ils font semblant d’avoir la tête ailleurs et préparent en fait l’arrivée du fantôme de pierre, il va surgir de l’intérieur de l’église pour entraîner Don Giovanni aux Enfers.« 

Abbazia della Misericordia Venezia.jpg

« La Misericordia _ donc, et je reviens au passage qui la concerne à la page 325 de l’Épilogue _, avait été ouverte pendant quelques semaines à l’occasion de la Biennale _ faisant fonction de lieu temporaire d’exposition (d’art contemporain). L’intérieur avait alors pu constater le « chasseur » _ était aussi ténébreux que le laissait deviner l’extérieur d’une blancheur funèbre. J’avais retrouvé à l’intérieur du sanctuaire la tombe du fameux prieur, Girolamo Savina, empoisonné _ le 9 juin 1611 _ après avoir bu le vin consacré. Il régnait à la Misericordia une atmosphère maléfique qui mettait mal à l’aise. L’intérieur correspondait pourtant à ces églises-salons appréciées au XVIIIe siècle par les Vénitiens. Quelque chose l’altérait. Un élément faisait défaut là aussi _ par rapport aux cas positifs, eux, quant au mystère pleinement ressenti de leur espace intérieur, de San Lorenzo, Santa Maria del Pianto et les Terese. Ce qui était offert au regard était _ ici _ en même temps retiré. Les niches où se trouvaient jadis les saints et les apôtres, abritaient _ maintenant l’incongruité d’ _ une Victoire de Samothrace _ mais oui ! _ couverte de peinture _ qui plus est ! _ et des Vénus de Milo _ au pluriel ! _ aux couleurs criardes » _ quel affront de barbarie !

Le troisième exemple positif, mais in fine déceptif lui aussi, et pour une troisième raison, est celui de l’église du Soccorso _ située sur la Fondamenta del Soccorso dans le sestier de Dorsoduro _, qu’occupe dorénavant l’atelier chic d’un architecte d’intérieur de renommée _ internationale : Umberto Branchini.

« La visite de l’église du Soccorso en compagnie du Cerf blanc, devenu un ami _ Alessandro Gaggiato _ avait achevé de me perturber. Le sanctuaire avait été transformé _voilà encore un autre de ces usages en cours de ces églises désaffectées _  en un atelier de décorateur d’intérieur. Rien à redire. La restauration de l’église avait été effectuée de main de maître _ cette fois. Au lieu de faire disparaître toute trace de son ancienne affectation, l’architecte _ Umberto Branchini, donc _  avait souligné et rafraîchi le moindre détail du sanctuaire dans des tons pastel et rose lilas. Notre hôte avait été bluffé par les informations que lui donnait le Cerf blanc sur cette salle où il travaillait. Sans malignité, mon compagnon avait renversé les rôles et faisait les honneurs du lieu à l’occupant : « Là, vous aviez une Immaculée Conception de Jacopo Amigoni. Ici, une peinture de Carlo Caliari. Elle se trouve à présent au musée du Verre à Murano. »

Au début, l’homme avait accueilli avec contentement cette série d’informations qu’il ignorait, puis son visage s’était rembruni, il découvrait qu’il ne contrôlait plus cet environnement qui lui était familier.

Le plus intrigant était l’autel. On avait veillé à n’y déposer aucun objet. Dans cette pièce encombrée de coupons de tissus rangés sur des tables à tréteaux, quelqu’un avait mis en évidence la place vide.« 

…`

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Paradoxalement, encore, c’est le cas négatif de Santa Croce _ cette église fermée de l’île de la Giudecca _ qui va se retourner en l’ultime exemple positif, pour mieux fonder l’intelligence du secret du mystère des espaces intérieurs _ porteurs d’élévation _ des églises fermées, abandonnées ou désaffectées, de Venise :


« À Santa Croce, j’ai enfin compris :

cette histoire _ de recherche obstinée, d’abord de « la peinture qui miroitait« , en 1968 ou 69 ; puis du secret à pénétrer des espaces intérieurs pouvant s’illuminer des églises fermées (abandonnées ou affectées à d’autres usages que sacrés) vénitiennes _ tournait à vide _ sans aboutir positivement. Je ne trouverai jamais ce que je cherchais _ qui n’est pas, en effet, de l’ordre, ni de l’objectité, ni de celui, non plus, de l’objectivité ; même si le processus interrogé passe par de très matériels dispositifs (d’orientation : des regards et des pensées) ; et même si ceux-ci, ces dispositifs, impliquent aussi un minimum d’adhésion des sujets à quelque croyance, de l’ordre de quelque transcendance, assez probablement, d’une présence non physiquement présente, mais, absente, convoquée, invoquée. Santa Croce est cette église de type toscan située à la Giudecca que cet ami _ ami cher, parisien et ex-soixante-huitard, amateur de gastronomie, et qui n’était jusqu’alors pas venu à Venise (page 133) : je ne l’ai pas identifié _, muni d’un pieu, avait voulu forcer _ le récit de cet épisode se trouve à la page 143 du chapitre 20. Elle a longtemps servi de réserve à une section des archives d’État. J’avais pu approcher le responsable. Il m’avait annoncé d’emblée qu’il avait peu de temps à me consacrer. J’étais parvenu à tenir près d’une demi-heure dans son bureau. Mi-amusé, mi-intrigué par ma démarche, il me posait des questions sur les églises que j’avais réussi à ouvrir. « Mais je ne peux pas vous faire entrer à Santa Croce. Trop dangereux. » Je lui avais alors proposé : « Si je ne peux y pénétrer, essayez de me dire à quoi elle ressemble. » Il avait répondu : « À rien. Elle est vide. » Je l’avais finalement convaincu de prendre lui-même des photos et de me les envoyer.

Trois jours plus tard, je recevais deux vues absolument saisissantes _ voilà _ de l’intérieur du sanctuaire. Un édifice nu, vidé de son mobilier religieux. Tout y était _ cependant _ révélé : le plafond, le maître-autel, les chapelles adjacentes. Il ne restait plus rien, mais la présence _ elle _ était là. Elle ne disparaîtrait jamais _ tant que durerait l’essentiel du dispositif lui-même, du moins. Je la voyais _ cette présence demeurée bien sensible _ comme une victoire de la vie _ qui survit _ sur la mort _ qui affecte inexorablement les vivants sexués et les choses matérielles.

La vanité de ma quête m’apparut dans son évidence et sa dérision _ aussi. j’ai compris alors que je n’avais plus besoin d’aller voir de mes propres yeux« .

La page ultime du récit nous livre aussi in extremis la solution de la question primaire :

« La peinture ne se trouvait nullement dans le demi-jour, comme je l’avais cru. Non pas un tableau, mais une série de fresques décorant la salle de bal (d’un) palais _ désormais fermé au public, lui aussi ; mais ouvert à l’occasion de quelque réception ou  fête. On était bien loin de ce que je pensais être un sanctuaire. Mais était-ce vraiment cette toile que j’avais cherchée ?

Et si Venise _ elle-même et toute entière _ n’était qu’un écho ? Une reverbération du souvenir, si fréquente dans cette ville » _ de reflets et miroirs.


« Après mon séjour _ vénitien _, pour en avoir le cœur net, je suis allé dans mon église d’Île-et-Vilaine _ de Corps-Nuds. Je viens lui rendre visite régulièrement.

Le sanctuaire comporte une seule peinture, la représentation du Dieu-Roi. Elle miroite _ tiens, tiens… _ au-dessus du maître-autel : Je suis l’alpha et l’omega » _ proclame-t-elle en gloire.

Ce mardi 25 juin, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches dans Venise, avec progrès, de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour » (IV)

24juin

En poursuivant mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

et mes articles précédents :

j’en viens aux étapes finales

de la découverte et surtout investigation, en ce périple vénitien des églises closes, de « l’alpha et omega » des choses, par le « chasseur » de ce mystère d’abord vaguement mais fortement ressenti, qui a fini par remplacer, en sa recherche vénitienne, ce Mac Guffin qu’a été _ au final de la recherche, il faut en faire le constat et en convenir  la quête de la localisation dans Venise de « la peinture qui miroitait » l’été 1968 ou 69 _ qui a donc fait fonction de simple appât à plus fondamental qu’elle ; et il nous faudra, nous aussi, ses lecteurs, y réfléchir … _ :

l’étape _ importante : un climax, je l’ai dit _ des Terese (au sestier de Dorsoduro), à l’ultime chapitre, le chapitre 45, aux pages 316 à 322 ;

ainsi que,

à l’appendice de l’Épilogue, 

les cas prestement brossés _ l’alacrité vénitienne est contagieuse _, en quelque lignes rapides a posteriori,

des Penitenti (au sestier de Cannaregio), aux pages 324-325 ;

de la Misericordia (au même sestier), à la page 325 ;

du Soccorso (au sestier de Dorsoduro), aux pages 325-326 ;

et, pour finir, celui, paradoxal _ négatif, mais le plus positif ! _, de Santa Croce (dans l’île de la Giudecca), à la page 326.


« Le grand jour. Ce moment, comme je l’ai attendu ! Pour moi, l’ile la plus importante de l’archipel des églises fermées _ il s’agit du sanctuaire fermé des Terese. J’en ai tant rêvé

_ depuis, en effet, avoir découvert tant d’œuvres provenant de ces Terese au musée diocésain (cf pages 242 : « Beaucoup d’œuvres proviennent des Terese (fermés)«  ; et 244 : « J’ai constaté que l’église la mieux représentée au musée est celle des Terese. Lors de ma rencontre avec le Grand Vicaire, elle faisait partie des deux édifices, avec Sant’Andrea, que je souhaitais visiter ») ;

ainsi, sur un tout autre plan, bien sûr, qu’une exposition de Roger de Montebello, au musée Correr, avec sa somptueuse « série sur la porte des Terese«  (cf page 245 : « Est-ce cette intuition de l’intemporel qui l’a attiré _ lui, Roger de Montebello, ce peintre français d’aujourd’hui (il est né en 1964) qui a décidé (en 1992) de vivre à demeure à Venise _ aux Terese ? De toutes les églises fermées que je connais, cet ancien sanctuaire carmélite est certainement le plus étranger. Étranger à aujourd’hui, au quartier. Il n’est articlulé à rien. Indécelable _ aussi en son absolue discrétion (et élégance de sa porte !). Absolument seul. Sans pour autant apparaître abandonné. Au contraire, son aspect lisse, minéral, semble le rendre indestructible« , lit-on page 246 ;

et aussi, page 247 : « Le livre _ Le Chiese di Venezia, aux Edizioni Alfieri (l’indication est donnée à la page 43) _ de Franzoi-Di Stefano _ Umberto Franzoi et Dina Di Stefano _ paru en 1976 publie deux photos _ très précieuses ! _ des Terese. L’extérieur apparaît en piètre état et montre à nu l’appareillage de brique rouge, mais c’est l’intérieur qui est le plus impressionnant _ voilà. On devine une décoration encore fastueuse _ rien moins ! _ même si elle commence à se faner _ plusieurs plafonds sont dégarnis » _ en 1976, donc : il y a quarante ans passés… ;

et surtout depuis que Jean-Paul Kauffmann a appris que « le Cerf blanc« , devenu un ami, Alessandro Gaggiato, « s’est fait ouvrir les Terese«  (…) ; après qu’« il (en) a obtenu la permission grâce au curé de l’église voisine, San Nicolò dei Mendicoli, « un homme excellent » » _ qui en détient la clé (page 253) ; et, plus encore, du fait qu’Alessandro lui a dit qu’il « pense que c’est possible » d’obtenir à nouveau cette opportunité d’« entrer«  aux Terese ! (page 254) ;

telles sont les raisons bien concrètes qui ont suscité la force d’un tel engouement envers ce sanctuaire fermé-ci des Terese en notre auteur… _

que je redoute _ devenu méfiant en cette décidément très imprévisible Venise _ qu’une complication de dernière minute ne vienne tout faire échouer  » : ainsi s’ouvre l’ultime chapitre, page 316.

Qui se poursuit ainsi :

« Devant l’église San Nicolo dei Mendicoli, le Cerf blanc _ l’ami Alessandro Gaggiato _ m’attend, figure _ lui-même _ fabuleuse _ celui qui connaît le mieux la totalité (!) des églises de Venise, bien qu’il ne soit ni un universitaire, ni un homme du sérail religieux, ni un rouage du réseau administratif _ et insaisissable _ce n’est pas un mondain : seulement un homme réservé et passionné depuis sa lointaine jeunesse de sa recherche (cf pages 207-208 : « Sa vie professionnelle, il l’a passée à la maison Osvaldo Böhm, un établissement autrefois célèbre à Venise sis Salizzada San Moise, spécialisé dans les gravures, estampes originales, photos anciennes (…) Dans cette boutique légendaire, il a été initié à la recherche et au classement de documents anciens. Ainsi est-il devenu un grand brasseur d’archives _ voilà. La plupart des églises fermées que je cherche désespérément à forcer, il les a connues _ lui _ ouvertes.  _ J’ai commencé en 1965. Je ne connaissais rien. J’ai appris seul en les explorant systématiquement _ voilà. J’entrais en action à 6 heures du matin. À l’époque, on ouvrait aux aurores. Je photographiais toujours selon le même ordre, extérieur, intérieur, monuments, sculptures et peintures. Un recensement systématique _ oui. Je dessinais aussi le plan de l’église en indiquant l’emplacement exact des œuvres. A 9 heures, je rejoignais mon travail chez Böhm. J’ai inventorié ainsi tous les sanctuaires vénitiens, y compris ceux qu’on a détruits _ telle, par exemple, l’église du campo della Celestia (cf les pages 250-251). Avec de la patience _ de toute une vie, depuis 1965 _, de l’organisation forcément _,  de la chance aussi, j’ai pu entrer à peu près partout. Le tout est de savoir attendre _ et résider soi-même à Venise aide bien sûr à cela. L’expérience m’a appris qu’une opportunité _ Kairos aidant _ finit par toujours se présenter« ). À le voir toujours aussi impassible et absorbé _ un trait déjà assez vénitien, me semble-t-il : une sobre et placide douceur… _, il me fait penser à un messager de l’autre monde. N’est-ce pas le séjour des ombres et de l’oubli que je vais découvrir, l’église des Terese, fermée depuis une éternité ? Sans doute la représentation la plus achevée à Venise de l’église exclue, dépossédée _ on peut même parler à son sujet de forclusion ».

« Le Cerf blanc est un cœur noble. Il ne cesse de m’en administrer la preuve par une générosité qui peut apparaître distante _ par sa sobriété, sa retenue _ mais qui n’en est pas moins efficace _ ne m’a-t-il pas fait partager _ oui ! _ son territoire ! _, par sa façon taiseuse aussi d’être disponible.

Il ne parle jamais pour ne rien dire. S’il évoque ce Pierre Gruet _ Marseille, 1917 – Thoiry, 2001 _, c’est qu’il a une idée derrière la tête. C’était un industriel marseillais, explique-t-il, admirateur de Casanova, animateur de la revue Casanova Gleanings. Il y a une trentaine d’années _ en 1975, et jusqu’en 1981 _, ce Pierre Gruet avait créé à la Giudecca, dans son Palais Vendramin, un véritable salon réunissant une petite société de casanovistes  à laquelle il avait mis à disposition une riche bibliothèque consacrée à son héros. Il avait proposé au Patriarcat de restaurer à ses frais l’église fermée de Santa Maria degli Angeli à Murano, en très mauvais état.

Les lecteurs de l’Histoire de ma vie connaissent l’épisode où Casanova et le futur cardinal de Bernis, alors ambassadeur _ de Louis XV _ à Venise, se partagent les faveurs d’une religieuse de ce couvent. Casanova la désigne par les seules initiales M. M.. Pour cette restauration, Gruet posait une seule condition : que le nom de Casanova soit mentionné.

_ Naturellement, fait mon compagnon d’un ton pince-sans-rire, le Patriarcat a refusé la proposition de Gruet.

Son « naturellement » résonne une fois de plus comme un reproche discret à l’égard de cette curie vénitienne qui le snobe. Néanmoins, je ne l’ai jamais entendu se plaindre à son endroit« , page 317.

« Avec les Terese, je sais que j’ai affaire à forte partie. Le Dr Cherido m’a confié qu’il y a travaillé naguère. À l’écouter _ c’est un avis d’expert ! _, c’est un cas clinique désespéré, comme le laissait entendre _ déjà _ le rapport de l’Unesco des années 70. (…)

Cette visite est aussi le test suprême _ voilà pourquoi le récit de cette visite constitue un tel climax du livre. D’autres églises me sont fermées dans lesquelles je ne pourrai jamais pénétrer. Avec le temps _ et les déceptions subies tant auprès du Patriarcat que de la SurIntendance des Beaux-Arts de Venise _, j’ai dû réduire mes ambitions. Les Terese, c’est autre chose. L’édifice _ lui-même _ symbolise pour moi la fermeture absolue. C’est donc l’épreuve décisive _ voilà ! Ma religion _ si j’ose dire _ est faite : si je rentre dans le bâtiment, je prolongerai mon séjour. Sinon…

Apparaît alors le sacristain _ de San Nicolò dei Mendicoli, l’église voisine _, la mine rejouie. La jovialité se dégage de toute sa personne. Il est si cordial que je lui pardonne aussitôt son retard. Il ne tient pas à la main un trousseau de clés, mais une seule clé que j’aurais crue plus imposante. Il ne l’agite pas _ lui _ devant nous. (…)

La clé _ après deux tentatives vaines _ enfin tourne et la porte s’ouvre. A cet instant je pense à la peinture de Roger de Montebello : « Et s’il n’y avait rien derrière la porte ? Et si le passage était simplement _ seulement _ dans la vibration même de la porte ?« 

La porte ne vibre pas. Elle grince tout simplement, comme il sied _ très naturellement _ à des pentures de fer qui n’ont pas fonctionné depuis _ au moins _ deux années. Je franchis le seuil, le passage de la frontière.

Aussitôt, je perçois tout. La prison _ que le bâtiment aussi fut _, l’odeur de confinement. Mon regard embrasse l’intérieur comportant une nef unique de forme rectangulaire. Santa Maria del Pianto faisait d’emblée l’effet d’une discordance. Rien de tel ici, encore que le spectacle tende au même constat : la chute, l’anéantissement avec tous les attributs d’avant. Un choc. J’ai beau m’attendre à un tableau de ruines, je suis confronté à une pure rencontre avec la fin _ voilà. Mais une fin qui se présente comme une sorte de discrédit. Aux Terese, la beauté a tout simplement été injuriée. Elle n’a pas totalement disparu. Car on la voit, son empreinte est encore visible. Mais elle est enfouie _ matériellement _ sous les décombres _ qui dominent…

(…) Un incroyable entassement de corniches, de marbres, de frises, d’entablements, de colonnes tronquées _ un vrai trésor ! _ posés à même le sol _ voilà _ recouvert d’un méchant plastique semé de crottes de pigeons. On dirait un bâtiment qu’on vient de dégager grossièrement après un bombardement. La même vision de désolation. L’œil ne voit que cet ensemble confus qui donne l’impression d’avoir été rangé rapidement après la catastrophe. Et cette odeur remontante de salpêtre qui humecte l’atmosphère ! L’humidité, on ne la voit pas, on la touche, on fait plus que la renifler, elle travaille à l’intérieur des murs, elle est en suspension dans cet air où ont résonné les chants angéliques et le tonnerre de l’orgue, on la sent s’insinuer partout comme un écoulement malsain. Les sanctuaires vénitiens sont plus exposés que d’autres édifices : c’est par les tombeaux que l’eau remonte lors de l’acqua alta.

Bien après le choc, le regard finit par appréhender l’emmurement : le maître-autel et les six autels latéraux _ voilà _ incrustés de gemmes resplendissant dans la lumière qui provient des hautes fenêtres.

Je crois avoir approché la plupart des autels de Venise qui rivalisent de beauté, comme à la Salute ou à San Lorenzo, où le maître-autel à double face compte parmi les choses les plus magnifiques que j’ai jamais vues. Mais les autels _ au pluriel : sept _ des Terese les dépassent tous _ c’est dire leur degré de somptuosité ! _ par leur marquetterie de pierre rouge de Vérone, leurs incrustations d’émaux et de marbres.

Comme à Santa Maria del Pianto, une impression presque gênante _ cf l’Unheimliche freudien _ de déjà-vu. Impossible toutefois que je sois entré jadis _ en 1968 ou 69 par exemple _ en ce lieu. La mémoire n’est pas fiable, j’ai peut-être vécu un moment qui, en réalité, n’est jamais advenu _ seulement fantasmé. Derrière le tabernacle du maître-autel le retable a disparu. J’interroge mon compagnon _ de visite : le Cerf blanc, Alessandro Gaggiato. Il a beau avoir déjà vu ce champ de ruines, je le sens _ terriblement _ blessé par cette vision.

_ Il y avait là un tableau de Nicolò Renieri, Sainte-Thérèse et le sénateur Giovanni Moro. En 1965 _ c’est donc cette année-là qu’Alessandro Gaggiuto a découvert le sanctuaire des Terese _ il était encore ici. J’ignore ce qu’il est devenu. Nicolò Renieri ou Nicolas Regnier _ peut-être un lointain parent de Jean Clair, qui parle dans son Dialogue avec les morts, à la page 275, de ce lointain cousinage vénitien avec les Régnier-Ranieri ; cf mon article du 16 juillet 2011 : _, né à Maubeuge à la fin du XVIe siècle Maubeuge, c. 1588 – Venise, 1667 _, est un peintre caravagesque _ une œuvre de lui (de sa période romaine, vers 1620) se trouve au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux : Renaud et Armide. Il a vécu un moment à Rome _ de 1615 à 1625 _ et terminera sa carrière à Venise. Renieri est une figure énigmatique. Peintre mais aussi marchand d’art et collectionneur, ayant servi de rabatteur pour Mazarin, il mourut très riche. Ses quatre filles, réputées pour leur beauté, étaient toutes peintres.

Mon acolyte _ Alessandro _ désigne le plafond octogonal à nu où se déployait une autre toile de Renieri représentant Sainte Thérèse en gloire. Elle se trouvait encore dans l’église en 1976 _ année du livre de Franzoi-Di Stefano, avec ses deux photos des Terese. Malgré ses nombreuses recherches, il ne sait pas où elle est.

Serait-ce la pièce manquante ? L’église, ne l’oublions pas, était dédiée à Sainte-Thérèse d’Avila. A l’évidence, le sanctuaire était splendide. Tout y témoignait de l’extase et certainement de la jouissance _ de quoi attiser la curiosité de Lacan lors de ses excursions gourmandes à Venise. Thérèse était enlevée par l’Aimé, son ravisseur. D’après Lacan _ il n’était donc pas très loin _, les mystiques comme Thérèse témoignent de ce qu’ils jouissent, tout en n’en sachant rien _ innocemment, donc. Tout a disparu, tout s’est envolé. De l’ivresse, de la félicité _ thérésiennes _ ne reste plus que cette odeur de croupi et de bas-fond. Et le silence. Le silence vénitien _ non vide _ cher à Luigi Nono, qui n’est ni soustraction ni pure opposition au son. Je l’entends. Il crisse. Il vibre _ et vit, musicalement ; je pense à la sublime Musica callada de Federico Monpou… _ dans cette humidité.

Renieri  a peint d’autres tableaux pour les Terese, une Annonciation et un Archange Gabriel qui figureraient dans les réserves du musée de l’Accademia. D’après mon compagnon, une œuvre de Renieri et une autre de Jacopo Guarana sont entreposées au musée diocésain, l’établissement que dirige le Grand Vicaire.

Cette liste donne un aperçu de ce que fut la magnificence _ voilà _ des Terese. Deux statues représentant les prophètes Élie et Élisée, attribuées à Andrea Cominelli, encadrent encore le maître-autel. Pourquoi n’ont-elles pas été enlevées ? Mystère. Leur présence au milieu de ce désordre a quelque chose d’incongru. A moins que ce ne soit l’ultime message d’espoir laissé involontairement par un catholicisme qui a toujours voulu jouer _ tout particulièrement à Venise la sensuelle (et la ville des ridotti et casini…) _ la promesse contre la chute _ l’espoir de la jouissance (du Paradis) plutôt que la crainte du châtiment (de l’Enfer).

La promesse, c’est-à-dire l’accomplissement, je me demande bien où elle git _ désormais _ dans ces ruines. Me revient alors en mémoire le mot interdit que j’avais imaginé _ cf page 234 _, exécration » _ qui signifie dé-sacralisation.

S’impose alors relire un passage important aux pages 233-234 (chapitre 33) :

« On m’objectera une fois de plus : que possède de plus _ par rapport à une église ouverte _ une église fermée ? En quoi son inaccessibilité la désignerait-elle comme supérieure à un bâtiment religieux ouvert ? (…) Différente, à coup sûr, la fermeture change tout _ du tout au tout, même. Elle confère au sanctuaire une intériorité secrète _ voilà _ qui n’est pas _ en sa singularité d’exception _ comparable aux autres. Une qualité de silence _ voilà ! _ qui grandit l’espace _ simplement matériel, lui, du lieu. L’intégrité, qu’elle a gardé _ voilà : elle ne l’a pas perdue ! _, en même temps que la permanence _ aussi _ d’un manque _ perceptible ; et fondamental en la puissance de sa capacité dynamique _ : ainsi se distingue-t-elle. Je l’ai perçue à San Lorenzo (…) : une présence en creux qu’accompagnait, je m’en rends compte maintenant, un trouble qui peut se confondre avec un sentiment d’angoisse. (…) Par-dessus tout appréhension de déranger l’ordonnance d’un monde en lui-même, souterrain, absolument inconnu, comme si dans la pénombre se dissimulait sous ces voûtes et derrière ces colonnes la présence d’un hôte insaisissable _ voilà. Et toujours cette injonction _ sacrale _ qui ressemble presque à une menace : Noli me tangere. Ne me touche pas ! Ne m’effleure même pas.

(…) Peut-être Hugo Pratt

_ « Dans son goût pour l’ésotérisme, son penchant pour les mystères qui doivent le rester, Hugo Pratt _ 1925 – 1998 _ l’avait rappelé dans notre parcours de la ville, il y a une trentaine d’années _ peut-être en 1988. Il disait à peu près : ces espaces fermés sont les pages d’un grand livre à déchiffrer _ voilà _, mais tout ne doit pas être pénétré ; ces lieux ont droit à une part de secret qu’il faut respecter « , page 234 aussi ; auquel j’ajoute ce mot de Lacan, donné à la page 239 : « Le gai savoir consiste à « jouir du déchiffrage » »…  _,

peut-être Hugo Pratt voulait-il indiquer que face à ces temples silencieux, épargnés par la multitude _ des touristes _, il fallait renoncer à avoir le dernier mot ? Le mot invisible qui fait défaut, la clé d’accès qui permet d’encoder : se détourner de cette part intime. Ce mot impossible, je n’aurai pas la prétention de l’avoir trouvé. J’en ai imaginé un. Sans doute en existe-t-il d’autres, de plus appropriés. Qui sait ? Rêvons un peu. Si ma quête finissait par se révéler fructueuse, il n’est pas impossible de le capturer, ce mot manquant. En attendant, le voici.

Ce nom est exécration » _ qui signifie action (sacrilège) d’ôter la sacralité.

Fin ici du dernier chapitre, le chapitre 45, à la page 322.

Me reste encore l’Épilogue _ et ses quatre exemples finaux _ à relire et commenter.


Ce lundi 24 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le Tract n°3 de Gallimard : Faute d’égalité », de Pierre Bergounioux », ou un salut au surgissement d’une absence…

04avr

Telle _ ici à nouveau _ une nouvelle variation

sur un thème _ social et politique _ qui lui tient très à cœur,

et probablement assez fortement réactivé

par l’événement durablement profond

des Gilets Jaunes,

dans la série des Tracts Gallimard,

pour sa troisième parution _ de « mars 2019«  _,

Pierre Bergounioux

nous propose ici un texte de 26 pages _ pages 3 à 29 _

intitulé Faute d’égalité.


En voici le résumé

qu’en quatrième de couverture

lui-même en donne :

« Pierre Bergounioux entreprend ici de saisir les origines et la signification du mouvement social que la France a vécu ces derniers mois. Il enracine sa réflexion dans l’histoire des nations et des idées occidentales, en vertu de l’axiome selon lequel tout le passé est présent dans les strucures objectives et la subjectivité des individus qui font l’histoire. Ainsi se poursuit, jusque dans les formes les plus contemporaines de la contestation, en pleine crise du capitalisme et de la représentation politique, le rêve égalitaire qui nous est propre« .

Avec aussi ce commentaire

_ nommément _ signé de lui :

« On attendait d’énergiques initiatives,

des changements effectifs,

de vrais événements.

Ils ne se sont pas produits.

Cinq décennies _ depuis 1968 _ont passé en vain, à vide, apparemment.

Et puis ce qui aurait dû être

et demeurait latent,

absent fait irruption dans la durée« .

Ce jeudi 4 avril 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Jubilation de la déprise du cinéma d’Abbas Kiarostami : la question de l’amour du couple de « Copie conforme » ; et la profonde synthèse de la « lecture » de Frédéric Sabouraud en son « Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité »

23mai

Sur le film _ sublime ! _ d’Abbas Kiarostami Copie conforme

et l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité

Il y a déjà quelque temps que me faisait signe l’œuvre de cinéma d’Abbas Kiarostami.

Une première fois, à travers un courriel de Marie-José Mondzain :

je m’étais alors procuré Où est la maison de mon ami ?, le DVD (aux Films du paradoxe) de l’opus d’Abbas Kiarostami , en 1987 ;

ainsi que ces initiations que sont le Abbas Kiarostami d’Alain Bergala (publié par les Cahiers du Cinéma/les petits cahiers/scérén-CNDP, en 2004)

et le Kiarostami _ le réel, face et pile de Youssef Ishaghpour (aux Éditions Farago, en 2001)…

La seconde fois,

ce fut la rencontre d’Alain Bergala himself (et le plaisir d’une longue conversation) à Aix-en-Provence, pour le vernissage de l’expo Plossu/Cinéma le 23 janvier dernier à la galerie La NonMaison ; cf mon article du 27 janvier : « L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma”« …

C’est la sortie du film « Copie conforme« , avec Juliette Binoche et William Shimell, qui m’a fait franchir allègrement le pas :

non seulement je suis allé regarder deux fois, à ce jour, le film (mercredi et vendredi derniers _ plus une troisième, ce vendredi 28 mai : avec encore plus de plaisir, tant le film porte de richesses !) ;

mais je viens de lire l’essai de Frédéric Sabouraud Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, qui vient tout juste de paraître aux Éditions Universitaires de Rennes : une analyse fouillée et passionnante d’un artiste aussi original que radical en sa démarche et en sa probité !..

Copie conforme m’a littéralement émerveillé !

Cf ce mail (jeudi 20 mai) à Marie-José Mondzain qui connaît personnellement Abbas Kiarostami (qu’elle a rencontré aussi à Téhéran) :

De :  Titus Curiosus

Objet : « Copie conforme » d’Abbas Kiarostami
Date : 20 mai 2010 19:10:32 HAEC
À :   Marie-José Mondzain


Je suis allé voir hier « Copie conforme« , suite (et quasi tout de suite : le temps de déjeuner rapidement) à la présentation
qui en était faite sur France-Culture, avec Abbas Kiarostami,
Juliette Binoche et William Shimell.

J’ai beaucoup aimé l’humanité _ à la fois simple (= franche : vraie) et subtile (respectueuse de la complexité) _ de ce film,
il y a assez longtemps que je n’avais contemplé pareil regard sur les humains…


Je sais, Marie-José, que vous connaissez et appréciez le cinéaste.

J’ai l’intention aussi d’aller revoir le film
pour pénétrer _ mieux regarder _ un peu plus (et mieux) l’humour tendre qu’il comporte
sur notre humaine complexité (nos nœuds de désirs ; ou d’amour).


Il y a si peu de « regards » « humains », ces derniers temps qui courent…

Il se trouve, aussi, que je connais un peu cette région du sud de la Toscane _ ainsi Cortone et Arezzo, sinon Lucignano… _,
où j’avais séjourné une semaine _ nous rayonnions à partir de Cetona, près de Chiusi _ avec ma femme, notre fille aînée et un couple d’amis en 1979 : déjà !..
L’autre semaine, nous l’avions passée à (et autour de) Florence.

Bien à vous,

Titus

Après une seconde vision _ mais j’y reviendrai encore _ de Copie conforme,

je confirme découvrir là _ même si c’est tardivement _ un cinéaste du talent (ou génie) d’un Antonioni et d’un Rossellini ;

ou d’un Faulkner, d’un Joyce, d’une Virginia Woolf,

et d’un Thomas Bernhard ;

ou, un peu plus proches maintenant de nous _ ils sont toujours vivants et créatifs _ : d’un Lobo Antunes, ou d’un Imre Kertész ;

ou encore d’un Francis Bacon ou d’un Lucian Freud ;

ou en musique d’un Bartok :

soient des artistes et auteurs terriblement « vrais« 

qui nous obligent,

chacun en sa spécificité éminemment singulière,

à aborder le « réel » humain dans les détours délicieux et poignants de sa richesse éminemment complexe ;

en demandant sans cesse au lecteur, qui entre, avec eux, dans leur regard et leur phrasé

de méditer activement sur le jeu (presque pervers _ on ne peut pas faire autrement… _) de perspectives des « points de vue« , des regards se croisant _ jusques et y compris leurs aveuglements…

Cet écorché vif, lui aussi, qu’est Abbas Kiarostami, a une vision assez _ l’optimisme de la Théodicée en moins ! _ leibnizienne, à propos de monades (« sans portes ni fenêtres« ) ne parvenant jamais à coïncider véritablement _ alors copuler ! s’unir (ou ré-unir) à un autre en « composant«  avec cet autre ses propres « regards«  !..

Ici le regard (et le discours) de la protagoniste, « elle« , ne parvient pas vraiment à susciter le plein accord (« convaincre » est le terme que l’un et l’autre emploient ! du moins au début _ « elle » dit même, une fois, « prêcher » !..)

de son partenaire (l’écrivain britannique James Miller : « lui« ) de promenade (en voiture, d’abord _ sortir de la ville, demande-t-il _ et puis à pied : dans la petite bourgade médiévale de Lucignano : « spécialisée » dans les cérémonies de mariage)

et (partenaire de) conversation _ et beaucoup, beaucoup plus et mieux « si affinités« , qu’ils ne disent (certes !) pas, eux… : ni en français, ni en anglais, ni en italien, les trois langues qu’ils utilisent tour à tour : d’abord quasi exclusivement l’anglais (sa langue à « lui« ) ; puis les trois langues ; et, en les dernières séquences du film, quasi exclusivement en français (sa langue à « elle« ) : les axes de perspective se sont déplacés (c’est par ce presque imperceptible clinamen-là, infiniment doux et tranquille, que sublimement « joue« , cinématographiquement, la bouleversante extrême finesse du film !..)… _ ;

de même qu’elle échoue _ peut-être ! : le film s’interrompt juste (= une heure) avant… _ à lui faire renoncer à sa décision annoncée dès le départ, en fin de matinée (« elle » ne déjeunera pas avec sa sœur, prévient-elle celle-ci en prenant la voiture…), de la balade (d’Arezzo _ où « elle » dit (à un autre moment du film ; à la tenancière du petit café de Lucignano) résider : « depuis cinq ans« … ; et (probablement) « lui«  a été hébergé (en un local de l’université _ une faculté de Lettres est installée à Arezzo depuis 1969, en annexe à l’Université de Sienne _) ; et a passé la nuit (avec « elle« , dit-« elle« , « elle« , vers la fin…) ; « elle » dont le magasin d’antiquités (ou « galerie d’art« ) se trouve, dit-il « lui« , « à deux pas de l’université«  _)

de même qu’elle échoue _ peut-être, seulement : le film s’interrompant une heure (sur les coups de huit heures sonnant au clocher) avant (le train « à prendre«  de James) : ensuite, c’est la nuit qui (en accéléré) tombe sur Lucignano durant le déroulé du générique de fin : nous n’y prêtons peut-être pas assez attention, comme si le film était déjà terminé !.. _ à lui faire renoncer à sa décision

annoncée dès le départ de la balade, en fin de matinée,

de reprendre un train, à 21 heures : pour quelque obligation professionnelle ou autre, probablement ;

mais sans amertume d’aucun des deux, au final (du film) : ce point est capital _ la lumière en étant probablement l’élément déterminant, eu égard (de la part du cinéaste) à notre « réception » (de « spectateurs«  du film) de l’« état«  d’arrivée des personnages…

Si le théâtre de Marivaux concerne les inquiétudes vibrionnantes de la « naissance » _ quasi torturée : torturante du moins… _ de l’amour (quant à, d’abord, « sa vérité« ),

ce que l’on peut qualifier de « la dramatique » de Kiarostami _ cf déjà Le Rapport, en 1977 : le seul film de Kiarostami consacré, jusqu’à celui-ci en 2010, au couple (c’était au moment de sa séparation d’avec sa femme, nous apprend Frédéric Sabouraud en son passionnant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité…) _

concerne la « poursuite » (ou pas) de la « relation » (amoureuse) ; voire l’éventualité (ou pas) de sa « re-prise«  si interruption de la « relation » il y a eu (cf les comédies dites du « remariage » : mais Kiarostami déteste que le film repose sur l’épine dorsale d’une « histoire« …) ;

en fait, et plus précisément,

elle concerne non pas le fait lui-même, mais les modalités _ qualitatives : à ressentir, éprouver, par nous « spectateurs« , à la suite des émotions des « personnages«  saisies frontalement (via l’incarnation des « acteurs« ) par la caméra de Kiarostami et exposées plein écran en leur sublime infinitésimalité _ chatoyantes (et blessées : jusqu’à une larme qui vient à couler, vers le premier quart ou tiers du film, quand prenant un café _ un « caffè lungo » pour « lui« , un « cappuccino » pour « elle«  _ pour la première fois ils se parlent en demeurant (assis qu’ils sont) face à face _ cela va continuer un peu plus tard : au restaurant « Da Toto« , vers cinq heures ; puis, plus tard encore, vers les sept heures, à la « pensione« , mais pas assis sur des chaises alors, dans la chambre _ dans le tout petit café de Lucignano ; lors de l’évocation, par « lui« , de leur « situation » alors (ainsi que de ce qui s’est passé, du côté de la Piazza della Signoria), à Florence, cinq ans auparavant… : le récit _ de « lui« _ comme la larme _ d’« elle«  : pour une sensation de « déjà vu« , dit-elle _ adviennent dans le tout petit café de Lucignano…)

elle concerne les modalités chatoyantes et blessées, et toujours à vif,

de la « poursuite » de la « relation » amoureuse ;

avec la tension, complexe et toujours mouvante (vivante !), des infra-mouvements d' »approche » de la « présence » et des infra-mouvements de « retrait » de l' »éloignement« , sinon de l' »absence«  totale _ niée par eux deux en une telle « extrémité«  : ils ne seraient pas là (comme le seraient deux étrangers) en train de continuer, continuer, continuer à converser… _, en regard, et en fait, de l’autre (= la tension propre de l’intimité) : un « battement » délicatement clignotant _ parfois sinusoïdalement _, avec ses intermittences d’intensité ; peu prévisible, car en rien mécanique !.. ;

modalités telles qu’elles sont appréhendées (exprimées _ par chacun, à son tour _ et plus encore reçues _ de l’autre ! et par l’autre… _ par les deux protagonistes : la caméra les saisit (en le paysage _ magnifiquement vivant et changeant : mouvant (cf la formulation si juste de Arnaud Hée : en son article de critikat.com…) _ de leur visage, surtout ! et son évolution ! _ le sien à « lui« , silencieusement ravagé (c’est un jour qu’il ne s’est pas rasé, de plus…), dans le miroir (ou faut-il dire « la glace » ?) du cabinet de toilette attenant à la « chambre nuptiale«  de Lucignano, est proprement bouleversant ! sans rien dire de la merveille d’« humanité«  de son sourire à « elle« , étendue quasi chastement sur le lit, juste à côté, et si proche en cette distance : dans les deux séquences _ prodigieuses ! d’« humanité« , donc… _ d’aboutissement du film… _)

la caméra les saisit

_ je reviens aux séquences qui précède les scènes (« anniversaire«  !..) à la « pensione«  nuptiale… : c’était là la surprise qu’« elle » « lui » a promis (« quelque chose qui va t’intéresser !« ), de manière on ne peut plus improvisée, cependant (en un éclair !) au départ d’Arezzo de leur balade dominicale en voiture : et « il«  s’y est livré, se laissant conduire par « elle« _

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

la caméra les saisit

presque exclusivement frontalement : tels deux monologues (et visages : face à face) dans lesquels, nous spectateurs du film, sommes  placés, à notre tour _ tel est le dispositif principal décisif (en abyme jubilatoire ! pour qui en accepte, du moins, le vertige !) du cinéma de Kiarostami ! _ dans la situation du récepteur ! _ « regardeur«  et « écouteur«  actif/passif de l’autre _ prenant, à notre tour, « tout » de plein fouet (= sans pouvoir nous y soustraire), au rythme des circonstances survenant : en leur « échange » de « face à face » _ particulièrement quand ils sont assis sur des chaises et se regardent et se parlent par dessus l’espace d’une table : dans le petit café ou dans la salle de restaurant (désertée de clients à cinq heures : alors qu’on se presse au jardin…).

Ce qu’Alain Bergala nomme un « agencement« …

Face à l’altérité-objet en mouvement (du visage de l’autre _ davantage que de son corps entier : assis, le corps est comme contraint, lui, à l’immobilité) qui se déploie sous _ et pour _ notre regard _ ainsi sollicité ! lui aussi ! : il y participe… _ et cependant en partie aussi nous échappe : en son énigme (fondamentale !)

Le cinéma de Kiarostami,

rappelant ici le plus « grand » de celui d’un Bergman _ Le Silence, Le Visage, Une Passion, Cris et chuchotements _

ou d’un Antonioni _ Le Cri, la trilogie de L’Avventura, La Notte, L’Eclisse, ou Identificazione di une donna et Al di là delle nuvole _,

est de ceux qui vont le plus avant (et loin ! vers le fond !)

dans la monstration

_ à l’image-en-mouvement qu’est l’art cinématographique : un des mediums de Kiarostami ; cf aussi la photo (par exemple Pluie et vent, paru en octobre 2008 aux Éditions Gallimard, avec une préface de Christian Boltanski) ; le poème (par exemple Un Loup aux aguets, ou Havres : le premier recueil traduit du persan par Nahal Tajadod & Jean-Claude Carrière, paru aux Éditions La Table ronde en octobre 2008 aussi ; et le second traduit par Tayebeh Hashemi & Jean-Restom Nasser, paru aux Éditions Eres ce mois de juin 2010) ; ou aussi diverses « installations«  _

des abymes vertigineux _ pardon du pléonasme ! _ de l' »humain » (amoureux ici),

à travers les « paysages » des visages…

En une sorte d’exploration sur un mode cinématographique de ce que la démarche de questionnement et méditation philosophiques d’un Vladimir Jankélévitch ou un Emmanuel Lévinas,

a pu, par eux, nous donner

à commencer à déchiffrer…

Dans son opus précédent, Shirin (1h 32),

critique  du film Shirin, réalisé par Abbas Kiarostami

© MK2 Diffusion

Kiarostami a filmé rien que les visages _ « paysages« , selon la magnifiquement pertinente expression d’Arnaud Hée en son bel article « Shirin : pays(vi)sages«  _ des spectatrices d’un film censées assister (et réagir _ = ressentir !) à la projection d’un film sur un écran en une salle de cinéma, à Téhéran :

« en contrepoint de la bande sonore d’un poème de Nezami Ganjavi, « Khosrow e Shirin » (1175), adapté par Mohammad Rahmanian (source Jonathan Rosenbaum, 31 août 2008)« , est-il indiqué page 309 de l’essai de Frédéric Sabouraud…

Mais « il _ Abbas Kiarostami _ a « avoué » après coup qu’elles étaient seules devant une feuille blanche

et qu’il leur avait demandé de penser à un épisode de leur vie qui les avait bouleversées…

« Voulez-vous dire que l’on n’est jamais bouleversé que par sa propre histoire? »

Il a répondu : « oui, je le pense » »…

A propos du tournage du Goût de la cerise (le film est sorti en 1997),

Kiarostami, page 88, « affirme à propos du tournage qu’aucun des acteurs n’a rencontré son partenaire«  (…) « C’est essentiellement lui, Kiarostami, qui donnait la réplique à l’un, avant de tourner plus tard avec l’autre en jouant une partie des dialogues.

Ce qui était au départ une contrainte de calendrier des acteurs

est devenu _ voilà ! _ une forme stylistique

qui a permis à Kiarostami de faire de la direction d’acteurs en direct (en imposant un rythme, un ton ; et aussi en intégrant _ à l’improviste _ des dialogues non prévus, par exemple).

Ce dispositif _ voilà ! ou « agencement«  _ accroît la sensation d’altérité _ c’est un point essentiel ! « altérité«  à découvrir et explorer = connaître et apprendre à aimer (et non pas fuir, ou tuer) ! _ que le découpage instaure _ de fait : au ciseau ! le montage (très remarquable ! en sa puissance de « retenue« …) est ici de Bahman Kiarostami _ entre les personnages, de par un léger décalage de jeu _ oui, oui : cela peut se ressentir aussi (légèrement) ici dans la séquence cruciale du repas à Lucignano, vers les cinq heures, à l’osteria « Da Toto«  _ entre les comédiens lié au fait qu’ils n’ont quasiment jamais joué l’un avec l’autre« , peut-on lire page 88, donc, de l’essai très éclairant de Frédéric Sabouraud, à propos du Goût de la cerise, alors, en 1997… _ on en mesure là le degré de qualité de regard de l’analyste !

Copie conforme n’était pas encore tourné lors de la rédaction de l’Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité de Frédéric Sabouraud ; ce devait être le comédien François Cluzet (Sami Frey fut aussi un moment pressenti _ et même Robert de Niro…) qui interprète l’écrivain, James Miller ; alors que ce fut le chanteur (d’opéra) William Shimell, l’été 2009…

La « vérité » de l’émotion du personnage interprété par l’acteur et que saisit la caméra du réalisateur

peut aussi passer _ pour « exister«  à l’écran pour le spectateur du film… _

par une certaine cruauté du réalisateur au tournage

afin de l’obtenir au mieux (!), sur le champ, de l’acteur-interprète…

Ainsi, aux pages 123-124 , Frédéric Sabouraud narre-t-il

comment Abbas Kiarostami a obtenu

(afin d' »atteindre cette justesse du jeu qui tourne chez lui à l’obsession« , page 123 :

« un film doit s’approcher, y compris et surtout dans sa logique de reconstitution, au plus près de la vérité qui est « l’essence même de l’art » », page 123 ;

« à condition pour le metteur en scène d’être doté d’une forme de perversion bien spécifique qui consiste à mettre les gens qu’on filme « en condition » pour « jouer vrai » », page 123 ;

« y compris en recourant parfois à des dispositifs fondés sur la cruauté et la souffrance« , page 123)

Frédéric Sabouraud narre alors, donc,

comment Abbas Kiarostami a obtenu

l’émotion bouleversante à l’écran de son petit interprète :

« L’exemple des larmes de Mohamed Reza Nematzadeh (interprété par Ahmad Ahmadpur) dans Où est la maison de mon ami ? est le plus connu,

raconté par Kiarostami lui-même avec une certaine candeur.

Celui-ci explique que

pour faire pleurer le jeune garçon,

il a déchiré devant lui une photo à laquelle il tenait beaucoup« , pages 123-124…

… 

Dans quelle mesure ce solipsisme _ définitif, sans remède, peut-être (ou pas)… _ des personnages

est-il issu de ce qu’a pu ressentir Abbas Kiarostami

d’un surcroît de pression sur les personnes de la part du régime politico-théologique iranien, instauré en 1979 ?

ou bien tient-il à la radicale séparation des sexes qui règne en Iran-Perse depuis bien longtemps ?

Ou bien, encore, à quelque idiosyncrasie d’Abbas Kiarostami lui-même,

ainsi qu’à son histoire personnelle (par exemple sa séparation assez douloureuse d’avec la mère de ses deux fils) ?..

Et que dire, encore, de la solitude _ égocentrée : sur du vide… _ des individus

dans le désert marchandisé qui s’émonde dorénavant presque partout sur la planète ?..

A quoi tient donc la grande difficulté, ici, de se comprendre et de s’aimer

en son cinéma ?..

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion


Notons toutefois qu’ici :

est-ce en partie dû au choix de (la si expressive !) Juliette Binoche (radieuse ! en le refus de son personnage de consentir définitivement à la situation _ d’éloignement, sinon de séparation (définitive) ou d’absence totale et irréversible (de l’aimé) _ qui lui est faite _ par l’autre…) comme interprète de la principale protagoniste (celle qui conduit la voiture, mène le couple des deux personnages, « couple » au moins d’un après-midi _ commençons-nous par penser durant le premier quart du film… _, en balade à la campagne, et tout particulièrement à Lucignano, jusque devant « l’arbre de vie » (d’or) auprès duquel défilent (et se font « immortaliser » en photo) nombre de couples lors des cérémonies de leur mariage _ à la queue-leu-leu ;

et notons bien qu’entre « copie conforme«  (le pluriel de « copia conforme« ) et « coppie conforme«  (le pluriel de « coppia conforme« ), il n’y a que le redoublement d’une lettre !

de même que la propre sœur, Marie, de l’héroïne de ce film (demeurée, « elle« , sans prénom prononcé : ni par son fils, Laurent, ni par James, peut-être son mari ; devant les spectateurs-récepteurs du film que nous sommes), admire le bégaiement de son mari l’appelant « M-M-M-Marie !..«  _, en Toscane) du film ?

ou à celui de la très fine _ elle est analyste ; je l’apprécie tous les jeudi matin, en sa chronique de 7h 25 sur France-Culture _ Caroline Eliacheff _ fille de Françoise Giroud et épouse de Marin Karmitz _ comme co-scénariste (avec Abbas Kiarostami) ?.. ;

notons _ encore _ toutefois

qu’ici, et pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est

(et demeure : s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée finale _ dans la chambre (nuptiale) et le réduit attenant du cabinet de toilette où « lui«  se rafraîchissant le visage, s’aperçoit et se regarde alors, un moment, sans complaisance aucune, dans le miroir (et il se trouve que ce dimanche à Lucignano est un jour (sur deux !) où il ne s’est pas rasé, car il a décidé il y a bien longtemps de ne se raser qu’un jour sur deux ; et le contraste sur le visage est combien important !) ; c’est sans doute là, ce regard-ci dans le miroir, ce qu’a finalement obtenu (ou « gagné«  !) sa compagne (qui, elle, de temps en temps, consacre un moment à se maquiller et pomponner, de son côté…) : cette qualité d’attention au « chantier«  (continué) de leur « intimité«  (ou amour : ils « tiennent« « vraiment«  l’un à l’autre dans la tension (parfois blessée) de l’« écart«  de leur proximité toujours exacerbée (et pas du tout « refroidie« , elle)… ; le contraire d’une « absence« , donc ; même si « lui«  prendra (peut-être ! mais cela demeure pendant, ouvert, indéterminé quand vient tomber la nuit sur les toits de Lucignano vue, la-dite nuit, depuis, justement, la petite fenêtre du cabinet de toilette attenant à la chambre numéro 9 (de la « nuit de noces«  initiale, il a exactement quinze ans de là : c’est un anniversaire !) de la pensione de Lucignano)


même si « lui«  prendra (peut-être ! ou peut-être pas…) dans une heure un train : il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres,

(probablement, même si cela n’est jamais formellement indiqué (ni reconnaissable) à l’image : il semble que ce soit principalement à Cortona, en effet, qu’ont été tournées les séquences de la « ville«  censée « être« , c’est-à-dire « figurant«  pour nous les spectateurs du film, Arezzo : c’est à Cortona que se trouve la boutique de « Capelli e Ombrelli » « Lorenzini« , longée au sortir de la conférence à l’université par « elle«  et son fils, Laurent, qui la suit, à distance…)

il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres

de Lucignano, avions-nous appris au départ de la balade vers Lucignano… _ l’éloignant « lui« , peut-être, ou peut-être pas, sinon de la Toscane (pour la lointaine Angleterre, par exemple), du moins du domicile de son épouse et de leur fils… ; à moins qu’« il«  n’en soit « séparé«  (au point de « devoir loger«  soit à l’hôtel _ comme c’était semble-t-il le cas déjà  à Florence il y a cinq ans… _, soit en un hébergement ad hoc, par exemple dépendant de l’Université, comme la veille de ce jour-ci, à Arezzo, pour la conférence ; même si nous pouvons, aussi, nous demander où ils ont passé « leur nuit« , ainsi qu’« elle«  l’évoque ? dans la chambre (à l’étage) octroyée au « conférencier«  par l’université ? ou bien chez « elle«  ?.. D’où vient-« il«  quand il dépose provisoirement sa valise au rez-de-chaussée de la boutique d’antiquités ?.. On a alors un peu de difficulté à percevoir ce qu’« elle«  est en train de dire _ à sa sœur Marie ? ou serait-ce au téléphone ?.. Bien des blancs demeurent pour nous : à peine des éclats éparpillés d’indices : à reconstituer par nous, si nous voulons bien nous prendre à ce jeu proposé par le metteur-en-scène-auteur du film… _ au rez-de chaussée : elle aussi descendra, ainsi que le chat, l’escalier pour atteindre le sous-sol de la boutique et le rejoindre « lui« , qui l’attend, « elle« …):

dans quelle mesure est-il « possible« , ou pas, à James Miller de se (re-)trouver environ chaque semaine en compagnie (et au domicile) de son épouse et de leur fils ? ainsi qu’« elle » le laisse bel et bien entendre, à un moment du film (dans l’« étalage«  de ses griefs à son encontre à « lui«  : à l’encontre de ses « absences« …) ; ou bien réside-t-il (et vit-il à demeure) désormais beaucoup plus loin : en Angleterre ?.. ; ainsi que l’écrivain-conférencier le laisse supposer, quand il ne s’exprime qu’en anglais (et dans un italien assez approximatif, au tout début…) dans la séquence inaugurale (sa conférence à l’université à propos de son « Copie conforme« …) du film ?.. Le fait (scénaristique) demeure volontairement, bien sûr, « équivoque«  à nos esprits de « spectateurs«  du film : à nous de bien vouloir oser « interpréter« , nous demande expressément, nous intime en quelque sorte, le scénario d’Abbas Kiarostami _ avec Caroline Eliacheff…) ! _,

notons, donc, que pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est (et demeure :

s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée _ oui ! _ finale

entre sept heures et huit heures du soir,

à la pensione (de la « nuit de noces » d’il y a juste quinze ans !) :

on entend _ et peut compter ! _ les huit coups au clocher de l’église voisine retentissant au dernier plan (long… et fixe ! immobilisé !) du film : la « vue » _ une veduta sublimement humble : à la Thomas Jones (1742-1803) à son séjour napolitain _ des toits avec la battue à toute volée des cloches au modeste clocher _ le générique de fin se déroulant, en prolongement de ce plan-ci, la caméra ne bougeant pas, sur la tombée, accélérée, elle, de la nuit sur Lucignano !.. _)

http://www.spamula.net/blog/i07/jones5.jpg

notons que le « point de vue » dominant, donc, est

celui d’une femme (et de ses attentes, son désir) ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

et qu’il concerne ce qui peut se passer à l’intérieur de la « relation » _ longue et complexe : riche et mouvante, en le « feuilletage » non lisse, mais hérissé de piquants, de ses « strates«  : « pointes«  et « épines«  se chevauchant… _ d' »intimité » en tension, sur-attentive et vectorielle, entre un homme et une femme (en l' »histoire » de cette « intimité » en tension…) _ sujet non abordé depuis 1979 (= l’instauration de la république islamique en Iran) par Abbas Kiarostami : son précédent film là-dessus, Le Rapport, datant de 1977…


Même si le dernier visage (et regards) perçu(s) à l’image sur l’écran

est (et sont) celui (et ceux), bouleversant(s) _ des vagues sur la mer… _, de James, mal rasé, face à la glace du cabinet de toilette : le point d’arrivée de l’intrigue,

juste avant son regard à « lui » sur la veduta (superbe : à la Thomas Jones !) des toits et du clocher de San Francesco de Lucignano sonnant les huit coups de vingt heures…

Pour prolonger cette « introduction » à mon approche, plus détaillée, de Copie conforme,

voici, encore, deux articles découverts sur le net,

l’un d’Éric Vernay, « Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« ,

l’autre de Mathieu Macheret _ cf sur ce critique mon article du 22 février 2009 : « La splendeur du style cinématographique d’Angela Schanelec _ en ses regards sur Marseille et Berlin (”Nachmittag” + “Marseille” en un très fort DVD !)« _, « Les statues meurent aussi : Copie conforme«  :

« Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« 

Posté par Éric Vernay le 18.05.10 à 14:18

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Dans _ le film _ Le Prestige, de Christopher Nolan _ adapté du roman Le Prestige, de Christopher Priest _, on apprenait qu’un tour de magie doit se découper en trois étapes. La Promesse, d’abord, où le prestidigitateur _ soit l’artiste ! _ montre au public quelque chose qui semble ordinaire, mais ne l’est pas _ quelque chose y étant caché et à découvrir, révéler… Le Revirement ensuite, pendant lequel le magicien rend l’acte ordinaire extraordinaire. Le Prestige, enfin, où l’imprévu _ pour le naïf que nous, spectateurs fascinés, sommes tout d’abord… _ se produit.

Copie conforme, le film d’Abbas Kiarostami présenté en compétition à Cannes cette année, ne procède pas autrement. Tournant pour la première fois hors de ses terres iraniennes, avec un casting international (franco-italo-anglais), le réalisateur retrouve son obsession de la frontière entre réel et fiction _ peut-on dire cela ?.. Rien n’est fantastique dans le cinéma de Kiarostami !.. Lecteur allergique au spoiler, passe ton chemin, la suite de ce post en contient.

Un homme rencontre _ il s’est déplacé pour cela : jusqu’à Arezzo, en train : puis jusqu’au magasin d’antiquités, à pied ; puis en venant à Lucignano, dans la voiture de celle qui lui a proposé de passer cette journée de dimanche d’été en la compagnie l’un de l’autre… _ une femme. Ils se retrouvent _ après quelles péripéties ? ce point-ci est crucial ! _ en Italie, en Toscane : Promesse _ dans l’esprit surtout de quelques spectateurs… _ d’une belle histoire d’amour. Leur discussion _ académique, d’abord _, portant sur la valeur de la copie par rapport à l’original dans l’art, les mène dans un petit bistrot où la femme, par jeu, prétend _ ou plutôt laisse dire (et penser) à la patronne du café _ que l’homme _ l’écrivain, auteur du livre « Copie conforme«  : James Miller, anglais _ est son mari. Lequel se prend au jeu avec une telle aisance _ lui qui disait ne parler qu’anglais, va se mettre bientôt à manier aussi bien et le français et l’italien, que son interlocutrice ! _, qu’il pose question _ au spectateur que nous sommes : à la manière (mais non fantastique, cependant, ici) dont procède (et nous subjugue) un David Lynch dans « Lost highway«  _ sur la véracité de la première partie. Se connaissaient-ils _ donc _ avant ? Étonnant revirement _ comment interpréter alors l’attitude du fils turbulent (extrêmement bien interprété par le jeune et très malicieux Adrian Moore) de ce pseudo couple, au comportant totalement étranger, apparemment, lui, à cet homme : « l’écrivain », le nomme-t-il ?.. Et comment comprendre le « rappel«  d’une « situation« , à Florence, épiée répétitivement, est-il dit, depuis la fenêtre d’un hôtel où séjournait James Miller, puis d’une conversation à demi-perçue Piazza della Signoria, il y a cinq ans ?.. Alors que le vrai-faux couple déambule dans une Toscane saturée _ le village de Lucignano, avec son précieux « arbre de vie«  d’or… _ d’amoureux de tous âges, comme autant de copies incarnées d’un original _ nuptial _ chimérique _ à diverses reprises « moqué«  par « lui«  : comme une illusion méchamment porteuse d’amertumes ne manquant pas de survenir… _, le Prestige s’accomplit, rendant l’illusion aussi solide _ enfin : est-ce alors seulement rien qu’une « illusion«  ?.. je ne le pense personnellement pas ! _ que le réel : certitude _ désirée, du moins… _ d’un amour au centre d’un indécidable entre-deux _ plutôt : qui continue (encore ; toujours…) de « battre«  Le Voyage en Italie de Rossellini flirte alors avec Mulholland Drive _ ça, c’est à discuter !

Grâce à une direction d’acteurs _ en effet ! Kiarostami est d’une poigne implacable ! _ extraordinaire (sublimes _ oui ! _ Juliette Binoche et William Shimell, célèbre baryton débutant _ ici _ au cinéma _ après avoir été dirigé par Abbas Kiarostami en un Cosi fan tutte à Aix-en-Provence l’été 2008, sous la direction musicale de Christophe Rousset : les deux acteurs sont sous sa direction prodigieux ! tous deux !), et à la précision d’une mise en scène dévouée au miroitement _ oui ! _, au cadre (passionnant travail sur le champ/contre-champ _ oui ! _), et à la mise en abyme, Kiarostami insuffle au brillant de son tour de passe-passe scénaristique l’ampleur émotionnelle d’un grand mélo _ sans y faire adhérer par une quelconque « identification«  les spectateurs !!! toutefois… _, tout en poursuivant _ en nous faisant constamment nous y associer… _ sa réflexion théorique _ éminemment questionneuse, fouailleuse… _ sur le cinéma en train de se faire. Malgré l’artifice (_ brechtiennement _ affiché) du dispositif, la magie _ de la virtuosité de ce questionnement induit _ opère en effet _ oui _ et le trouble persiste _ oui ! _ longtemps après _ oui ! _ la séance : un grand Kiarostami _ en effet.

Et le second article, du très doué Mathieu Macheret :

Les Statues meurent aussi

Copie conforme

réalisé par Abbas Kiarostami

18 mai 2010

critique du film Copie conforme, réalisé par Abbas Kiarostami

© MK2 Diffusion

Pour la première fois, Kiarostami quitte l’Iran _ en effet _ au profit d’une petite balade en Europe _ entre Arezzo et Lucignano : bourgade médiévale où l’on court se marier… Copie conforme est un film diablement retors _ oui, da… _, comme semble l’indiquer son casting : une Juliette Binoche confirmée y apparaît en compagnie de William Shimell, fameux baryton anglais et pur débutant à l’écran _ magistralement : quel magnifique comédien ! Sur les traces du cinéma italien d’après-guerre (notamment celui de Rossellini), il réserve au spectateur ce genre de vertige typiquement kiarostamien _ oui ! et c’est un délice sans maniérisme ni préciosité : chapeau ! _, dans la lignée de Close Up, un doute fondamental _ radical et peut-être perpétuel _, un appel d’air susceptible de l’aspirer tout entier. Gare, donc _ voilà !..


Le dernier film d’Abbas Kiarostami est comme foudroyé, en plein milieu, par un violent éclair _ silencieux, sans cri et sans pathos : tout de « retenue« , tant des interprètes que du cinéaste. Ou, disons plutôt, rayé de haut en bas par une larme, s’écoulant doucement _ oui ! _ sur la joue de son actrice principale, Juliette Binoche _ dont le personnage demeure pour nous sans nom, faute d’être appelée jamais par son prénom ou son nom : par personne dans ce qui nous est donné à voir et à entendre ici… La larme procède d’un irrésistiblement poignant sentiment de « déjà vu«  éprouvé par le personnage… Avant cela, on assistait à une étrange comédie romantique, version Gentleman Farmer, de deux adultes dans la fleur de l’âge qui se rencontrent _ lui auteur, elle, lectrice _ à l’occasion d’une conférence en Toscane. Lui, directement sorti d’un roman Harlequin _ à nuancer : ce n’est pas si caricatural… _, est l’auteur grisonnant _ séduisant ; et tout de flegme britannique : il est aussi en représentation lors de la conférence initiale devant un public de lecteurs, à l’université _ d’un ouvrage sur l’art intitulé « Copie conforme« , qu’il présente et dédicace à son lectorat italien. Elle, directement sortie _ mais sans affèterie _  d’un élégant magazine féminin, tient une galerie d’art _ un magasin d’antiquités _ et s’intéresse _ déjà professionnellement ; même si celle-ci exerce sa profession sans passion, presque « par hasard« , dit-elle… _ aux thèses soutenues par l’écrivain, sans pour autant les partager complètement _ et pour cause ! Un voyage en voiture typique du cinéaste _ auteur de plusieurs « car-films«  _, au cours duquel les reflets du décor toscan défilent sur le pare-brise et se surimpriment sur les visages des passagers, les voit débattre de la question _ des valeurs respectives _ de la copie et de l’original. Lui défend la valeur intrinsèque de la copie _ éventuellement _ comme un chemin conduisant à l’original _ mais qui permet surtout de se passer très commodément, pragmatiquement, de l’original… _, et réfute toute hiérarchisation _ substantialisée _ des deux termes _ un clou chassant l’autre… Elle nuance ses propos et le ramène sans cesse sur le terrain de la pratique _ existentielle _, des réalités _ plus objectives des choses mêmes : c’est que du « réel« , ils n’ont pas tout à fait les mêmes critères… C’est lors d’une petite escale _ pause _ dans un café _ accueillant et réparateur (ils n’ont pas déjeuné : seulement discuté…) _ que le film, d’une manière inattendue, se plie en deux _ oui !

Quelque chose n’allait pas. Binoche _ = son personnage _ semblait _ jusqu’alors _ trop à l’étroit, compressée par un environnement où sa pétulance _ de femme (et sujet) désirant(e) _ faisait tache. William Shimell _ une sorte de Jeremy Irons encore plus tranquille en son élégance : mais pas glacé !!! il « vibre«  en son silence et en ses défausses, sans jamais rompre la « relation«  _ semblait trop parfait, trop absolument séduisant, trop en carton pour ne pas risquer de se retourner soudainement sur lui-même. Ce couple, on le connaît, on l’a déjà vu mille fois _ sur des écrans. A ce moment du film, on se dit _ quoi qu’on sache (même un peu) déjà de la malice d’un Kiarostami… _ qu’on sait trop exactement où il va. Dès que la larme est lâchée, un second film commence _ oui ! _ et dévoile plus clairement le projet _ déstabilisant ou même dynamiteur (mais sans déflagration tonitruante) des clichés _ de Kiarostami _ en direction des spectateurs que nous sommes. Il fallait toute une première partie _ le premier quart du film _ parodique (la comédie romantique, le soap) pour annoncer le parcours d’un film qui, lui aussi, marche d’un pas souverain _ oui ! _ de la copie à l’original _ peut-être bien… On apprend alors _ ou plutôt on se demande : à partir de quelques indices qui se découvrent : si on y prête assez attention ; même si beaucoup semblent continuer de nous échapper… _ que les deux personnages ne viennent peut-être pas de se rencontrer _ en effet : leur échange n’est pas de nature simplement touristique ou culturelle… _, mais se connaissent depuis longtemps _ quinze ans ! Qu’ils forment déjà un couple _ qui poursuit sa « relation » complexe et riche… Qu’ils sont mariés depuis quinze ans. Que le fils _ de treize-quatorze ans : il vient de fêter son anniversaire la semaine qui précède… _ de Juliette, qu’on croise au début du film, est aussi le fils de l’écrivain _ tiens donc ! Rien n’en fournissait jusqu’ici, du moins à la première apparence, le moindre début d’un indice… Qu’ils n’ont jamais cessé _ par exemple cinq ans auparavant, à Florence, déjà, Piazza de la Signoria : leur fils Laurent avait huit ans, apprend-on au passage d’une réplique… _ de se connaître _ elle se plaint de son « absence«  : au propre comme au figuré _ et que le simulacre de rencontre _ à la conférence, puis après : mais à mieux regarder la séquence d’ouverture du film, on s’aperçoit qu’ils se trouvaient ensemble, tous les trois, à l’entrée de la salle de conférence… _, de fraîcheur, d’affinité, de séduction, de désir, qu’ils nous ont joué jusqu’alors _ du moins depuis le départ de cette escapade hors la ville : en effet ! _ devait bien nous conduire à la vérité _ oui ! _ de leur couple : la désunion, l’effritement, le doute _ à moins qu’il ne s’agisse d’efforts pour « surmonter«  tout cela ! _ la crise _ James Miller emporte avec lui sa valise ; et a fixé comme terme à la balade dans la campagne toscane l’heure (21 heures) du train qu’il doit (re-)prendre : pour où ? Ce n’est pas un avion qu’il va prendre ; du moins tout d’abord… Une interférence s’installe, vertigineuse _ mais pas du registre du fantastique (comme à la Lynch) ici… On pourrait alors penser que Kiarostami soumet ses personnages aux besoins esthétiques _ tiens donc ? _ d’une expérience de traversée du miroir. Mais pas du tout _ en effet ! Celle-ci permet au contraire de saisir leur naissance _ ou passage, transitoire _ à la fiction _ = un jeu subtil et stylé de grandes personnes sans la moindre hystérie _ d’une manière infiniment délicate _ absolument ! _, de les voir émerger d’un glacis plat _ convenu (= attendu en nos têtes) _ et prendre petit à petit du relief, de la profondeur _ pour nous : en même temps que nos questions (se bousculant) de « spectateurs«  de ce jeu. Et cette émergence passe par une redécouverte _ oui ! _, le second apprentissage _ voilà ! _ des gestes fondamentaux de l’amour _ vivant ; et non ranci (même en sursis…) _ : poser sa main sur l’épaule de sa femme _ comme le conseille un Don Alfonso français, interprété avec tout ce qu’il y faut d’élégance par Jean-Claude Carrière, comme sortant tout frais d’un film du corrosif Bunuel _, se faire belle pour son mari, se regarder, s’écouter _ l’un l’autre. Réapprendre des gestes, c’est passer une seconde fois _ mais différemment : avec expérience _ par un même trajet, s’insérer dans la trace d’une inscription, la réécrire, repasser par dessus _ et dépasser (= « surmonter« ) l’innocence naïve de la première fois. En somme, tout le travail du copiste qui tente de reproduire _ mais fait beaucoup mieux que cela ! _ les formes de l’original. Copie conforme est un film qui se lit dans les deux sens. De la copie à l’original. De l’original à la copie. Du début à la fin. De la fin au début. D’où la rayure centrale, cette pliure laissée par la larme de Juliette Binoche _ au rappel, par « lui« , le narrant, d’une sensation de « déjà vu« , pour « elle« , Piazza della Signoria : nous n’en saurons pas davantage, cependant… _ et qui dessine, à l’échelle du film, comme un plan de réflexion (au sens géométrique du terme) _ et qui vaut discrètement (sans didactisme aucun) pour les spectateurs autant que pour les personnages ainsi « exposés«  par l’auteur : à la façon d’un conte subtil de Diderot…

Il est tout naturel qu’un film sur la copie nous conduise de la parodie _ des clichés hollywoodiens _ au modèle _ d’un amour réel, lui, et « vibrant«  Ce couple qui tente de freiner son entropie  _ oui ! _, de remonter ses pendules _ si l’on veut : pour qui sonne le glas ? cf le plan final des cloches sonnant les huit heures du soir au clocher de Lucignano _ en tournant autour des œuvres du passé _ le souvenir de la « scène«  à demi-perçue (vue sans être complètement entendue) de la Piazza della Signoria, il y a cinq ans ? par exemple ?.. _, marche du même pas que l’Ingrid Bergman et le George Sanders de Voyage en Italie. Les deux films ne proposent rien moins, en guise de palliatif au déclin amoureux, qu’une épreuve du temps _ et de la capacité « humaine«  de murissement : même quand (presque) tout se met à aller bien trop vite… Mais le parcours que Copie conforme destine _ quoique demeurant ouvert ! c’est important ! _ à ses deux personnages s’avère autrement plus terrible _ en matière de douleur éprouvée _ que la montée vers la grâce rossellinienne. Ils s’embourbent, ils s’écroulent _ craquent. Elle s’embourbe _ à un moment _ de maquillage et s’affuble de colifichets (des boucles d’oreilles très toc) quand, lors d’un repas terriblement gênant _ il est, sur les cinq heures, l’acmé (doublement colérique) de la « crise«  _, elle essaye encore une fois de plaire à son mari. Lui s’écroule _ telle est une de ses « pentes«  ; mais ce n’est pas la seule… _ dans une mauvaise humeur terne, une lâcheté de chaque instant _ pas tout à fait… _, avec cette façon de botter en touche, de tout refuser comme un petit garçon boudeur et orgueilleux. Chacun en prend pour son grade _ certes _ alors que chaque tentative de rapprochement _ elles se multiplient ! _ débouche sur une égratignure _ c’est tout à fait cela ! C’est la grande problématique du miroir : il met en contact deux mondes qui ne se rencontrent jamais _ du moins pas tout de suite : c’est plus complexe à « réaliser » : il faut redoubler d’efforts mutuels (mais ils y progressent) Deux mondes semblables mais inversés. Diamétralement opposés. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la caméra de Kiarostami se substitue si souvent à un miroir _ qui nous implique nous aussi, « spectateurs«  ! _, face auquel le visage des personnages, dès qu’ils s’isolent, nous apparaît plein cadre. Ils traduisent l’isolement _ oui ! _ de chaque terme _ les monades « sans portes ni fenêtres«  de Leibniz ; mais ici sans « harmonie préétablie«  ; sans deus ex machina, désormais… _ face à lui-même _ ou son vide ? avec pour première direction immédiatement disponible, celle du misérable « désir mimétique » (conformiste)… _, devant sa propre incapacité à faire rentrer _ ou enfin entrer ? y fut-il jamais déjà, jusqu’ici ?.. _ l’autre dans son champ _ il s’en faut d’un geste (donné) ; ou de son acceptation (donnée, elle aussi)… De même que de s’envisager soi-même comme un autre, ainsi que l’exprime si bien un Paul Ricœur ! Ces plans frontaux, qui cherchent le plus grand dénuement _ la nudité conjuguée de l’acteur et du personnage (en une adresse au « spectateur«  (invité) que nous sommes, en regard) _ claquent les uns contre les autres dans un choc tout aussi frontal _ mais sans pathos, ni grandiloquence surlignée : tout est « en retenue« , chaque fois. Ils sont comme les coulisses _ oui : brechtiennes _ d’une guerre sourde, d’une lèpre irréversible qui déforme les êtres et les fige dans leur plus grotesque posture _ s’ils n’apprennent pas à le « surmonter«  : tel est le défi !.. Le propos de Kiarostami _ mais il n’est certes pas un didacticien, un donneur de leçon (morale ou existentielle) lourdingue : il s’intéresse seulement à la « prise en compte«  (fine, incroyablement légère ! quel art subtil ! sublime !) à la « prise en compte«  purement et simplement (mais que d’efforts, pour chacun d’entre nous, pour accéder à cela !) « réaliste«  du « réel » ! ce qui n’est certes pas peu ! en sa visée de « vérité«  profonde : fondamentale, quant à l’« humain«  _ sur le mariage est terrifiant : après la parodie, la pétrification _ du moins pour qui laisse dégénérer les choses, le processus…

Mathieu Macheret


Alors, maintenant

mon regard sur ce film.

Après un long plan fixe sur la tribune d’une salle de conférence (d’une université : à Arezzo : la Faculté des Lettres et Philosophie y est une annexe de l’Université de Sienne, depuis 1969), tribune sur laquelle s’aperçoivent rien que deux micros et un livre (dont on peut lire le titre, en italien : « copia conforme » : au singulier _ avec pour illustration deux têtes (se faisant face) du David de Michel-Ange : si l’original de la statue est à l’Accademia, une copie s’en trouve sur la Piazza della Signoria, à Florence _),

et suivi d’une annonce d’un léger retard du conférencier (« hébergé » cependant pas plus loin qu’à l’étage _ et pas ailleurs ! _, est-il annoncé, par celui qui n’est autre que le traducteur en italien du livre _ et qu’interprète Angelo Barbagallo, qui intervient aussi dans la production du film, pour Bìbì : le film est en effet une production MK2 en coproduction avec l’italien Bìbì et France 3 Cinéma, et avec le soutien de Canal Plus, du CNC et de la Commission du Film de la Province de Toscane),

nous apercevons _ mais sans que la caméra s’y focalise : c’est à la seconde vision du film que je m’en suis aperçu, en tâchant de mieux percevoir (et retenir) un peu de ce qui m’avait échappé la première fois… _ l’arrivée du conférencier qu’interprète William Shimell,

accompagné d’une femme et d’un jeune garçon _ de treize-quatorze ans _ qui demeurent d’abord, un instant, ces deux-là, debout au fond de la salle (et ayant fait signer à l’auteur, là, deux exemplaires de son livre : un pour un « Pierre« , l’autre pour le garçon, Laurent ; mais sans qu' »elle » demande au conférencier-auteur (« lui« ) d’écrire aussi, en plus de ce prénom, « Laurent« , le nom de famille du garçon, qui s’en plaindra par la suite : « ayant un nom de famille ! moi aussi !« , dira-t-il à sa mère _ et apprendrons-nous, un peu plus tard : au café où le garçon, affamé et assoiffé, se restaure…),

tandis que le conférencier-auteur _ qui demande à deux autres de ses lecteurs de bien vouloir attendre la fin de la conférence pour qu’il leur dédicace leur exemplaire de son livre _ gagne promptement, seul, la tribune et le micro… Ce jour-ci, samedi, il est rasé de près…

Puis, cette femme viendra s’installer au premier rang (parmi les places « réservées« ), tout à côté du traducteur du livre en italien ;

pendant que le garçon (âgé de treize-quatorze ans ; très brun _ et ressemblant de façon assez  troublante à Juliette Binoche _), refusant de s’asseoir, vient, devant, lui aussi, non loin de l’estrade, se tenir debout contre un mur, de l’autre côté que sa mère, et tripotant fébrilement un jeu électronique…

Le conférencier James Miller, qui refuse de se définir comme « historien de l’art » académique, présente alors _ il s’efforce de dire, un peu maladroitement, quelques mots en italien avant de s’exprimer exclusivement en anglais _ la thèse paradoxale de son essai : une copie n’a pas moins de valeur _ en soi _ qu’un original… Ce qui importe, en fait, et seulement, est l’usage _ tout subjectif _ qu’on (= chacun) en fait pour soi ; le plaisir que le regard subjectif est capable d’en retirer (= pour soi) _ soit une thèse (qui sera réitérée plus tard !) dans le droit fil des positions empiristes des Anglais, Écossais et autres Irlandais du XVIIIème siècle à propos du sentiment (ou jugement de goût) esthétique, tels que Shaftesbury, Hume ou Burke… Ainsi que des thèses, en suivant, au XIXème siècle, des pragmatistes anglo-saxons : Stuart-Mill, Emerson, William James… Soit un régime de stricte équivalence purement utilitaire (pragmatique) et du seul point de vue (égocentrique) de l’usager…

La jeune femme, qu’interprète, la quarantaine rayonnante, la lumineuse _ et elle le sera bien davantage au fur et à mesure du déroulé du film _  Julienne Binoche, quitte prématurément la conférence, et amène le garçon _ dont l’agitation l’agaçait fortement : il avait faim et soif ! et elle doit se le coltiner ! _ dans un bar de la ville _ les images semblent avoir été tournées à Cortona : par exemple, le magasin de « Cappelli e Ombrelli Lorenzini«  devant la devanture duquel ils sont passés… _ : afin de consommer quelque hamburger / coca cola ;

pendant que celui-ci, commentant le petit mot que celle-ci (« elle« ), a glissé (pas assez discrètement pour que cela échappe au garçon, en tout cas) au traducteur _ « ce type«  ami du conférencier, dit le garçon… _ du livre à destination du conférencier (« lui » : ou « l’écrivain« , dit le garçon ironiquement à sa mère ! il ne dit certes pas « papa » ; ni « mon père » ! il cherche plutôt à les éloigner ! séparer !..),

pendant que le garçon

ironise sur le désir de sa mère de rencontrer (en un rendez-vous) « le conférencier«  _ en lui faisant communiquer (par le traducteur : « ce type« , dit-il) le numéro de téléphone où la joindre, probablement ; ou quelque autre indication ad hoc ! _ : la mère et son fils se parlant tout le temps, eux, en français…

Que déduire, a posteriori, de cette « pique » du garçon à sa mère ? Quel indice (malicieux, citronné : le garnement a l’esprit vif et déluré !) constitue-t-il _ et peut-il nous fournir rétrospectivement, à nous « spectateurs«  du film : auxquels, au présent (vif, rapide) de la séquence, le contexte fait, forcément, défaut à la première vision… _ à propos de l' »état« , alors _ à ce moment (de départ ! le samedi) du déroulé des deux journées du film : l’équipée à Lucignano aura lieu, elle, le lendemain, le dimanche après-midi : ils quitteront la ville, Arezzo, vers la fin de la matinée… _ à propos de l' »état« , alors, des « rapports » entre les deux principaux protagonistes ?.. A nous de le décrypter ! au passage et au vol

_ à l’instar du gamin (excellent Adrian Moore ! avec sa frange très brune qui lui mange les yeux, très noirs),

le spectateur de Kiarostami doit lui aussi s’initier, et vite, à l’exercice au vif du juger et former sur le tas (de la circonstance déboulant _ à la vue comme à l’oreille : les deux souvent en décalage ! _) sa sagacité !

malheur ici (où les dialogues, spécialement, pétillent, pétaradent, à fleurets bien près d’être démouchetés !..), ainsi que dans la « vie moderne«  accélérée (cf là-dessus Paul Virilio…), malheur aux lents, aux lourds, et autres ahuris : les largués s’excluent de la séance (en protestant qu’il s’y ennuyaient : c’est une des ironies fines du paradoxe !)…

La séquence suivante a lieu le lendemain matin _ à Arezzo : nous apprendrons, en effet, que depuis cinq ans c’est là que réside (après avoir vécu auparavant à Florence) la française ; juste « à deux pas, à pieds«  de l’université : au magasin d’antiquités (en sous-sol) qu’« elle«  tient (« I Sirene » peut-on lire au générique final…), avec l’aide, probablement, de sa sœur Marie : elles se parlent (on n’aperçoit jamais Marie à l’image) au moins trois fois dans le film : à l’arrivée, puis au départ de James à et de la boutique d’antiquités, le dimanche matin ; puis, un peu plus tard, au téléphone portable, vers 14 heures, quand Marie ne sachant plus comment « gérer » le comportement de son turbulent neveu Laurent, suite au report d’une heure de sa « leçon particulière«  : il prétend aller « patiner«  entre-temps à la patinoire !., joint sa sœur qui vient d’arriver à Lucignano ; et lui demande de se débrouiller…

Le conférencier anglais _ il dépose préalablement sa valise à roulettes en haut d’un long escalier descendant vers le sous-sol _ se rend au sous-sol, où se tient une partie au moins de la boutique. Mais, dès que l’aura rejoint l’antiquaire _ on l’entendait échanger quelques mots avec vraisemblablement sa sœur Marie, au rez-de-chaussée _, laquelle, parvenue au sous-sol, entame la conversation en attaquant bille en tête le paradoxe (du livre) de la prétention à l’équivalence des copies et de l’original, « lui » lui exprimera son désir de sortir de la ville et prendre l’air à la campagne _ « elle«  s’était mise à sa disposition pour l’accompagner là où il lui plairait d’aller : mais faire des courses un dimanche : les magasins sont fermés !.. Au moins aller prendre un café…

Les « copies » _ j’y reviens ! _ pourraient-elles désigner, ainsi, d’autres femmes (telles que des maîtresses : « amante« , en italien et au pluriel) ? et « l’original« , l’épouse, la toute première aimée ? Ce sera une piste de questions qu’effleurera, mais sans s’y attarder le moins du monde _ pas davantage que le dialogue ni le scénario du film ne s’y appesantissent _ la tenancière (perspicace et bienveillante) du tout petit café à Lucignano ; lors de la séquence-tournant-du-film, un peu plus tard : celle-ci (une sexagénaire pleine de sagesse) fera un vif éloge du statut de « femme mariée » (« donna sposata« ) _ excellente Gianna Giachetti !..

En gagnant la voiture de la jeune femme, muni de la valise légère qu’il avait déjà _ et qu’il avait déposée (avant d’entreprendre la descente, par un vieil et assez étroit, et long, escalier de pierre, au sous-sol) _ en arrivant au magasin d’antiquités _ et qu’il a donc reprise au rez-de chaussée du magasin _, et à la question de savoir où il désire être conduit se promener,

« il » répond que peu lui importe où ils iront en balade,

son unique contrainte personnelle étant de devoir _ absolument _ reprendre le train ce soir à 21 heures : lui « accordant » sa journée, ainsi _ il est assez peu vraisemblable qu’il accorderait ainsi sa journée à une totale inconnue de « lui« 

Non sans un éclat de gourmandise dans le sourire, la pupille,

« elle » lui annonce alors, en un éclair d’improvisation malicieux, qu’elle va le conduire à quelque chose qui va l' »intéresser » ; et constituer pour « lui » une « surprise » ;

et il y en a, dit-elle alors, à peine pour une demi-heure de route _ la distance entre Arezzo et Lucignano est d’environ vingt kilomètres…

Commence alors une (permanente et virevoltante) conversation en voiture,

que la caméra de Kiarostami « suit » frontalement (et fixement) à travers le pare-brise ;

pendant que s’aperçoivent, à travers la lunette arrière surtout (mais aussi les vitres des côtés), après le lacis des voies de circulation plus ou moins encombrées de la ville où ils commencent par tourner, errer, quelques vues de la (superbe) campagne toscane (ensoleillée).


« Elle » en profite pour « lui » faire signer, tandis qu’ils commencent à rouler, encore en ville, six nouveaux exemplaires de son livre : l’un avec une dédicace pour sa sœur Marie (dont le mari bégaie, on ne peut davantage amoureusement : « M-M-M-M-Marie« , ainsi qu’il l’appelle-t-il joliment sans cesse ! mais c’est aussi un homme qui n’a guère de tropisme envers le travail…) ; une autre pour un « Alain » ; un troisième pour un « Professeur MIAO » ; et les trois autres sans dédicace : juste la signature…


Ce n’est pas tout à fait par hasard que la conductrice les mène _ la route est souvent à flanc de collines, et passe entre des rangées prestes et élégantes de très vénérables cyprés _ à Lucignano, une bourgade médiévale _ qui fut siennoise avant d’être florentine (et péruginoise aussi ; ainsi qu’arétine), et qui, de sa position sur la colline, domine le Val di Chiana : maintenant, la ville fait administrativement partie de la province d’Arezzo _,

une cité où les couples viennent nombreux, quasi en foule _ c’est une tradition qui « marche«  très fort ! on le constate aussi ce jour-là : un dimanche… _ se marier, accourant se faire photographier devant un majestueux « arbre de vie » (étincelant de ses ors et pierreries), splendeur d’orfèvrerie accessible (en une pièce à lui seul consacrée) au musée municipal, désormais : ce chef d’œuvre d’orfèvrerie médiévale ayant la réputation de « porter bonheur » aux nouveaux époux…

C’est ainsi qu’un jeune couple de tout frais mariés demande à ce « beau couple » resplendissant que, en effet, tous deux, elle, la française, et lui, l’anglais _ c’est en anglais exclusivement que jusqu’ici tous deux conversent entre eux… _ forment maintenant, « en la fleur de leur âge« ,

de se joindre à eux pour une photo « porte-bonheur » devant « l’arbre de vie«  d’or de Lucignano

_ James se faisant, toutefois, « prier«  ; il n’avait pas voulu aller (re-)voir (ayant déclaré, aussi, n’être jusqu’ici « jamais venu«  à ce village !) la sculpture monumentale, s’étant assis sur le seuil de la pièce où celle-ci se visite, et décidé à n’en pas bouger pendant qu’« elle » allait contempler « l’arbre de vie«  en sa magnificence ; c’est la jeune mariée qui finira par obtenir _ « c’est mon mariage«  ! _ qu’il vienne tout de même se joindre à eux (et à « elle« ) pour prendre place sur la photo « porte-bonheur«  (« Auguri !« , dit-on en italien)…

Les deux protagonistes tournant dans les ruelles pavées _ « elle » regrettant alors de n’avoir aux pieds ou à portée (dans sa voiture) que des paires de chaussures à haut-talon… _ concentriques de Lucignano (parsemé de ses kyrielles de couples de nouveaux mariés)

sont fréquemment interrompus dans leur conversation (acérée : ils ne sont pas d’accord et joutent à affronter leurs « convictions » respectives _ sur copie et original) par des appels comminatoires _ stridence des sonneries ! _ sur leur portable

_ lui, pour des raisons en partie professionnelles : il « se consacre«  à son travail, semble-t-il, même un dimanche ;

elle, par des appels de sa sœur Marie (dont elle est très proche ; et qui s’occupe aussi, très vraisemblablement, avec elle et du magasin d’antiquités et de Laurent, son neveu, quand la mère de celui-ci s’absente, comme c’est le cas cet après-midi-ci…)

et de son fils, Laurent, qui recherche un ustensile (nécessaire à sa « leçon particulière« ) dans l’appartement, et qui a parfois du mal à « se tenir«  à ses tâches scolaires (en l’occurrence cette « leçon particulière«  d’une heure, à domicile, ce dimanche après-midi, à deux heures : elle est « repoussée«  d’une heure par le professeur : à trois heures…) :

un thème très présent (par exemple, en 1989, le court-métrage Devoirs du soir…) dans l’œuvre cinématographique d’Abbas Kiarostami ; le garçon (qu’interprète ici excellemment le jeune Adrian Moore) fait partie de ces adolescents « curieux » et « obstinés«  kiarostamiens expérimentant les premiers affres (= un passage obligé !) de la conquête de leur autonomie face aux adultes et éducateurs (cf ici un beau passage sur ce point, citant Kant en son Qu’est-ce que les Lumières ?, pages 118-119 de l’essai de Frédéric Sabouraud)…

C’est lors d’une de ces interruptions

_ « lui«  vient de sortir du petit café, dans une de ces belles ruelles courbes et très étroites de Lucignano, pour répondre à un appel sur le portable : le « telefonino« , comme le désignent les Italiens : un appel professionnel ? une autre femme (ou « amante« , ainsi que l’envisage, mais sans lourdeur ni malveillance aucune, la patronne du tout petit café…) ?.. _

c’est lors d’une de ces interruptions intempestives qui caractérisent désormais notre modernité, que la jeune femme, « elle« , répond à la tenancière (affable, aimable, « maternelle« …) du petit café, qui les prend pour un couple (et un « beau couple » !) marié…

Comme l’a bien noté Mathieu Macheret en son article mentionné plus haut, c’est là

_ avec la « larme«  (d’« elle« ) qui va suivre (par sentiment de « déjà vu«  !!!) lors du récit par « lui«  de ce qu’« il«  observa cinq ans auparavant lors d’un séjour (il logeait à l’hôtel) à Florence : et qui est à l’origine, ainsi qu’il l’affirme à ce moment même du film, de son essai « Copie conforme«  :

à la fois la vision répétée (depuis la fenêtre de la salle de bains : au sortir de la douche, dit-il, d’une chambre d’hôtel, à Florence, donc) d’une mère ralentissant sa marche (les bras croisés…) afin d’attendre son fils qui traîne, un peu trop loin, à sa suite, à chaque coin de rue ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

et celle d’un échange de paroles (à demi perçu seulement ; à demi deviné, par conséquent : par « lui« …) entre cette même mère et ce même fils devant la statue (une copie : l’original est à l’Accademia !) du (célèbre) David de Michel-Ange, Piazza della Signoria (toujours à Florence !) ;

et ce, à partir d’un souvenir personnel d’Abbas Kiarostami lui-même : à l’origine de ce film, par là !.. : le cinéaste en a fait la confidence avant le début du tournage en Toscane, en juin-juillet 2009 (repoussé d’une année pour raisons d’indisponibilité en mars-avril 2008 de Juliette Binoche, au jeu de laquelle Abbas Kiarostami tenait absolument ! comme il avait raison ! ;

et ce qui lui a, aussi, permis d’« apprécier«  les magnifiques aptitudes de comédien-acteur du baryton William Shimell en le dirigeant sur la scène à Aix, en juillet 2008 _ après avoir pressenti, pour son rôle, et Robert de Niro, et Sami Frey, et François Cluzet : une palette fort diverse de « potentialités« , comme on voit…

c’est là

le tournant de Copie conforme.

Au retour de James _ la tenancière (une figure maternelle, donc _ qu’incarne splendidement ! Gianna Giachetti : magnifique en ce rôle-clé sans en avoir l’air…) lui offrant un nouveau « caffè«  : l’autre ayant « refroidi«  : ô la belle métaphore ! _ dans le minuscule local de ce café d’une ruelle courbe de Lucignano,

le couple formé de la française et de l’anglais se met alors à « jouer » ce nouveau « jeu » du « couple marié« … _ du moins est-ce que nous, « spectateurs« , commençons par « penser« , nous « figurer«  ;

sur un site italien (du Val di Chiana), en date du 24 septembre 2008, on peut découvrir ceci, à propos de la trame du scénario envisagé (pour ce film à tourner sur son territoire) : « Per la trama, per ora trapelano poche notizie : sembra che si tratti della storia di una coppia francese, divorziata, che si ritrova successivamente in Italia dove inizia un nuovo rapporto«  ; c’est un indice intéressant !.. : à ce stade de la gestation du film…

Et déboulent alors, en avalanche difficilement arrêtable, des griefs :

c’est « elle » qui mène l’offensive et parle _ de son « absence«  à « lui » : endémique ! et au propre comme au figuré ! _ ; « lui » se défend ou se tait…

Mais désormais ils parlent tous deux _ et tous deux couramment, désormais ! avec beaucoup de brio, les deux ! _ en français et italien, et plus seulement en anglais, comme jusqu’ici _ dans le « jeu«  précédent (beaucoup plus « abstrait«  !), celui de « l’auteur et de l’admiratrice«  (même un peu critique)…

La rencontre impromptue d’un couple d’un certain âge de touristes français _ c’est « pour la quatrième, ou plutôt cinquième fois«  qu’ils viennent « ici«  (« ou en Italie« , du moins, peut-être), dit celle qu’interprète Agathe Natanson _,

sollicité de donner un avis _ « esthétique » comme « existentiel«  : plus encore… _ sur le « couple » de dieux (une déesse posant sa tête au creux de l’épaule du dieu ; ou du monstre…) statufié _ c’est une réalisation du décorateur du film ! _ au milieu de la fontaine monumentale _ montée ad hoc _ de la piazzetta,

est l’occasion, en aparté, d’un conseil « paternel » du mari (interprété par un Jean-Claude Carrière « royal« … : ami commun, à la ville, d’Abbas Kiarostami et Juliette Binoche) à James :

ce dont « elle » a « besoin » _ et cela la « guérira » de son « problème«  !.. _,

c’est seulement du geste de passer son bras (à « lui« ) sur son épaule (à « elle« ) ;

nous ne sommes pas en Iran, ici…

Et de fait, James accomplira très bientôt ce geste…


De même qu' »elle » aussi se laissera aller à appuyer sa tête sur l’épaule de son compagnon…

  • William Shimell et Juliette Binoche  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Mais les « égratignures » (réciproques) vont continuer un peu encore ; les blessures et les habitudes ne s’effacent pas (ni ne sont surmontées _ à la Hegel ; cf son concept de aufhebung) d’un seul coup de baguette, fût-elle « magique« …

Une habitude a un pli : on a tendance à y retourner…

Au sortir de l’église (San Francesco) de Lucignano

_ « elle«  ne s’y est pas rendue pour « prier« , dit-elle ; mais seulement pour ôter son soutien-gorge qui l’oppressait : l’église même où ils se seraient mariés il y a quinze ans : et ce jour-ci étant même (!) le lendemain du jour anniversaire de leur mariage !!! ainsi qu’« elle«  l’énonce (et même l’actrice en bafouillant un peu : mais la prise a été _ volontairement _ conservée !), à un moment donné : à l’Albergo-Osteria « Da Toto« , au « five o’clock« ,

http://www.ilterzogirone.it/immagini_minisito/thumb.php?file=images/big/fotohome_181009_1188920325.jpg&size=480&quality=100&nocache=0

à l’acmé de leur réciproque « irritation« … :

à l’évocation, alors, de la nuit qu’ils viennent de passer ensemble (pour cet anniversaire ! James est venu pour cela à Florence ! et « elle«  lui en sait gré…), mais où « lui » (« fatigué« ) s’est trop vite endormi ; cela étant énoncé, et avec douceur cette fois, dans la séquence radieuse (finale) de la chambre de leurs noces, il y a quinze ans… _,

et en même temps qu’un vieux couple _ il y en a donc _ dont la femme porte une attelle à la main gauche (avec deux doigts bandés) ; et l’homme qui la soutient, s’appuie, tout courbé, sur une canne,

« elle » « le » mène à l’hôtel (une « pensione« ) juste en face _ mais « lui » l’a apparemment « oublié« , en ce « petit-jeu«  là, du moins… _ où ils auraient passé, il y a quinze ans tout juste, donc, leur « nuit de noces » ;

ils gagnent même, par un escalier tout étroit, la chambre _ numéro neuf _ (lumineuse au couchant) au troisième étage et à hauteur des toits (« tranquilles« ), où se découvrent des colombes ;

http://www.spamula.net/blog/i07/jones4.jpg

mais « lui » ne se souvient, décidément, de « rien« , quand « elle » se souvient, « par le détail« , de « tout« …

Ils sont cependant tous deux « apaisés » ; et se sourient maintenant (ils se regardent et s’écoutent ; tous deux ont déposé aussi leur veste) : une lumière chaleureuse _ mordorée ! _ de fin d’après-midi (d’été) irradie la scène et le moment de sa grâce _ une lumière que l’on trouve dans les « Annonciations«  de Fra Angelico…

Image

Les cloches de l’église voisine se mettant à carillonner le long du plan final, comme extatique : sur les toits de Lucignano perçus (par la caméra) d’une des (petites) fenêtres grande ouverte _ celle du cabinet de toilette où « lui » est allé se rafraîchir et s’est aperçu (et miré) dans le miroir… _ de ce troisième étage nuptial d’il y a quinze ans déjà _ précédant le déroulé tranquille, ensuite, du générique de fin, sur lequel la nuit vient tomber progressivement (mais en accéléré, aussi) : sur le même plan (immobile, arrêté…) de « toits tranquilles avec clocher« .

Et même si

« il » reprendra peut-être, sinon probablement _ comme convenu à l’avance « entre eux«  deux le matin, un peu avant midi, au départ de la balade dominicale (de la boutique d’antiquités d’Arezzo) _, le train, à 21 heures _ mais nous n’en saurons rien… _,

la conclusion de « l’histoire » n’est cependant pas fermée (ni amère : c’est la douceur qui triomphe _ du moins à mon regard...)…

L’évolution tout au long des 106 minutes du film des visages des deux protagonistes _ « lui » rasé le samedi, pas rasé le dimanche, par exemple ; « elle » de plus en plus détendue au terme de ce dimanche… _

est, elle aussi _ et dans le même mouvement cinématographique, si je puis dire _, merveilleusement signifiante, en sa sobriété ;

avec le mutisme tout de pudeur sur les sentiments éprouvés

qui l’accompagne…

Une ouverture d’éventualités diverses demeure

_ ainsi que dans presque tous les films d’Abbas Kiarostami…

A « eux » _ les deux protagonistes, ainsi qu’à nous, aussi, les « spectateurs«  : en miroir un tant soit peu « réfléchissant« _ de faire, agir,

choisir,

un (tout petit) peu plus _ c’est infinitésimal, mais crucial… _ consciemment maintenant :

quitte à accepter et laisser faire, et approuver _ surtout ! _,

plus généreusement, et de meilleure grâce

_ voilà ce qui émerge peu à peu et finit, à mon regard du moins, par l’emporter sur tous le reste _,

approuver, donc, les initiatives _ et l’idiosyncrasie : aimée _ de l’autre :

avec (et dans) cette lumière chaleureuse et tendre _ mordorée _ de fin d’après-midi d’été toscan…

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Don Alfonso, dans Cosi fan tutte _ qu’a mis en scène à Aix Abbas Kiarostami (avec William Shimell dans ce rôle de Don Alfonso) en juillet 2008 _, a un (tout petit) peu plus de recul, lui, que James Miller, ici, dans Copie conforme : un temps d’avance _ celui aussi d’Abbas Kiarostami : lui est né le 22 juin 1940…

C’est peut-être simplement le recul _ de « distanciation« , en progrès, de l’âme _ de l’âge…

Toutefois : quelle est donc la « leçon »,

sinon de Mozart, en sa musique,

au moins celle de Da Ponte, en son livret

de Cosi fan tutte (ossia la scuola degli amante…) _ qui peut aussi se retourner en un « cosi fan tutti » : au masculin ?..

Restant encore à méditer « ce » qui, en ce drama giocoso (de 1790), distingue une Fiordiligi (et un Ferrando : les deux) d’une Dorabella (et un Guglielmo : les deux) _ c’est un des charmes (profond !) de cet opéra déconcertant autant que solaire !.. Déjà !

C’est pourquoi je « trouve«  que le Lucignano d’Abbas Kiarostami, sur sa colline en surplomb du Val di Chiana, a « reçu«  quelque chose de la Naples, sur sa baie, du Cosi de Da Ponte et Mozart _ musique, comprise, bien entendu ! Et via le passage de William Shimell du chant (sur la scène à Aix) au jeu d’acteur de cinéma (ici filmé à Lucignano)…

Pour lesquels (d’entre ces quatre de Cosi : Fiordiligi, Dorabella, Ferrando, Guglielmo) y a-t-il, déjà (et en ouverture de série ouverte, si je puis dire…), « copie conforme » :

de l’une à l’autre (et de l’autre à l’un) ?..

A creuser…

Et le personnage de James

  • William Shimell dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

semble lui-même commencer _ car ce n’est pas fini ici ; en dépit du train qui va (peut-être) être pris par « lui« -même, à 21 heures à la gare d’Arezzo… _ à y réfléchir _ devant le miroir du cabinet de toilette de la chambre nuptiale (numéro 9) d’il y a quinze ans (avec nous « spectateurs«  du film témoins de ce mouvement capital !!! de l’esprit de James : capté par le miroir !) : comme si la vie

(et le personnage de sa compagne lui soufflant mais sans pression alors : « Reste !… » ; et en jouant à bégayer sur son prénom : « J-J-J-J-James« ...)

lui faisai(en)t infirmer et renverser in fine la thèse exposée, soutenue et défendue en son livre : la non-prévalence de l’original sur ses copies ;

il est vrai, toutefois, que le « sous-titre«  de l’essai (moins « vendeur« , aux dires de l’éditeur, que le « titre«  retenu, « Copie Conforme« …) était « La Copie : un chemin vers l’original« … : soit un éloge de la « reprise-poursuite-approfondissement« , alors, peut-être… ; ou aufhebung _,

dans la magique séquence finale…

Quels sens donne à un tel scénario _ via ses « tireurs de ficelles«  : Don Alfonso et Despina _ un Da Ponte, en son livret en son « dramma giocoso » ?

Et qu’en fait un Mozart, ensuite (et génialement !), d’après ce (premier) fil (italien : veneto-napolitano-ferrarais…)-là du livret et des dialogues, en sa géniale musique ?..


Et qu’en a « appris » Abbas Kiarostami _ ainsi que William Shimell, aussi ! _ lors de la mise en scène aixoise opératique de l’été 2008 ?

Fin de l’incise à partir de l’anecdote mozartienne :

Abbas Kiarostami ayant finalement choisi de remplacer, à l’écran, François Cluzet _ initialement pressenti pour le rôle de « lui« , face à la (sublime !) « elle«  de Juliette Binoche, nous révèle, page 146 de son superbe et très éclairant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, Frédéric Sabouraud : quant à cette « piste«  de distribution initiale ; le livre ignorant (encore, à sa parution) le choix de distribution effectif… _ par l’étrangeté (virile) qui « résiste » (pas mal du tout… : quelle belle « douceur » froide, mais combien « vibrante« , à la fin ! sur son visage si éloquemment « remué » mal rasé…) du baryton anglais William Shimell

dont le metteur-en-scène auteur du film avait pu tout spécialement « apprécier« , déjà, le « jeu » en le dirigeant (en chanteur, cette première fois-là : mais c’était le chant qui, là, faisait presque tout !), sur la scène du Festival d’Aix-en-Provence,

dans le rôle du « tireur de ficelles » de Cosi : Don Alfonso,

en juillet 2008 (à huit reprises : du 4 au 19 _ et il se trouve que j’étais présent à Aix ce 19 juillet-là ! à rencontrer Michèle Cohen pour préparer ma future conférence à La Non-Maison (elle eut lieu le 13 décembre suivant) sur le sujet de « Pour un Nonart du rencontrer«  !.. _  sur les tréteaux de bois du Théâtre de l’Archevêché aixois, donc).

Pari superbement réussi.

Le « James Miller » _ « Jacques Meunier« , en français _ de ce film étant sans doute aussi, pour partie au moins, quelque « morceau » _ d' »absence » ferme, élégante et comme flegmatique : à la fois « froid«  et « doux« , « lui«  dit-« elle« , en la séquence finale du film, allongée sur le lit dans sa robe flottante marron tendre ; et tout sourire ; « froid« , non, lui répond-il… _ d’Abbas Kiarostami lui-même, face _ peut-être ? mais je n’en sais rien ! _ à celle qui avait été sa partenaire (« réelle« ) dans la vie :

soient lui-même et la mère de ses fils ;

ayant eu, de facto, à se séparer : dans les années 70…

Sur le sentiment qu' »elle« , dans Copie conforme, éprouve de son « absence«  (« absence » à « elle » ainsi qu’à leurs fils) à « lui » (flegmatique, faisant le choix existentiel de n’être (presque) rien qu' »en son monde » (surtout professionnel _ cf l’échange décisif ! avec la patronne maternelle et perspicace dans le petit café de Lucignano) à « lui » _ ainsi qu’il en revendique « le droit« _ ; et pas assez « avec » « elle« , ni avec leur fils ; et qui porte son nom de famille…), dans le film,

cet excellent « résumé » de Jean-Luc Douin dans un très pertinent article (à part le malencontreux choix du titre (sans doute n’est-il pas, lui, pas de l’initiative de l’auteur de l’article !) : « « Copie conforme » : Kiarostami, un virtuose de l’illusion » :

Kiarostami étant fondamentalement et viscéralement un « réaliste » :

c’est seulement parvenir à percevoir et comprendre (puis nous le faire ressentir) le « réel » en toute sa complexité !

ses effets (en volutes et feuilletages ! mais ô combien « réels » _ à la Ronald Laing : Nœuds ; le livre est paru en 1970… _) de malentendus autant que d’ententes : tissant et retissant, en tensions, leurs croisements et décroisements quasi permanents et renouvelés_ à jours ! : une dentelle charnelle à vif !!! _, tout particulièrement !

qui, et de part en part, et rien que cela, et radicalement,

le « mobilise » !!!)

article paru sur le site du « Monde » , le 18 mai :

« On ne peut parler de guerre des sexes chez Kiarostami,

mais plutôt de malentendu _ oui ! mais vertigineux et assez douloureusement sensible en la spirale et l’induration de ses effets et conséquences croisés : la distance, l’absence, l’éloignement, la séparation, la rupture, le divorce ; entremêlés d’élans d’amour et de tendresse, et pas que de désirs (même charnels : en leurs rapprochements)…

Les hommes, chez lui, vivent dans l’illusion _ égocentrée _ que l’amour des femmes leur est acquis _ voilà _ et qu’ils n’ont pas besoin _ voilà encore _ de donner _ eh! eh ! _ sans cesse des preuves _ un tant soit peu tangibles, signalétiques _ d’affection.

Tandis que les femmes ont une conscience _ moins égocentrée _ aiguë de l’insécurité _ qui les trouble et les agite. Elles craignent d’être délaissées _ quittées : pour une autre ? ou pour le travail (parfois passionné de certains hommes) _ et réclament des gages _ plus perceptibles, sinon ostensibles _ d’amour, des rappels _ voilà _ de complicité _ se tissant… Leur sérénité _ à conquérir et établir, construire, fonder _ passe par la certitude _ subjective et « demandée«  sans cesse : à sans cesse « recevoir » du partenaire la leur « donnant«  _ de pouvoir compter _ subjectivement _ sur un homme assumant _ et en en donnant quotidiennement quelques signes, quelques marques : renouvelées _ ses devoirs d’époux et de père. Un homme qui serait là _ présent, et non absent : ni au figuré, ni au propre ! voilà l’axe du film ! _ aux bons moments, qui n’oublierait pas leur anniversaire de mariage et qui aurait conservé, comme elles, le souvenir des heures magiques de leur idylle«  :

c’est très parfaitement résumé là !..

Confiance et entente (amoureuses : intimes !) se forgeant dans la douceur et la tendresse au fil _ rasséréné _ des jours (l’intimité est « un rapport » ! dynamique, elle est une tension vectorielle…) ; l’époque présente étant, elle _ tellement bousculante et bousculée qu’elle est : elle tend le plus souvent à « consister« , hélas, seulement en son « inconsistance«  même, sinon carrément son vide abyssal… _ plutôt « au stress » : stress qui nous expulse de tout, en nous mettant sans cesse hors de nous et hors de liens vivants et aimants et confiants à quelques autres, proches, très proches ; ou croisés et rencontrés :

cf l’analyse là-dessus, de Michaël Foessel, le très important (lucidissime et très fin) : La Privation de l’intime (+ mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« )…

A propos de Don Alfonso _ j’y reviens in extremis _,

ainsi que du « touriste français » « d’un certain âge » (superbement) incarné par Jean-Claude Carrière, croisé sur la piazzetta de Lucignano _ dans la fiction du film, du moins _, et « donneur » _ gratuit et généreux (gentil ! partageur d’« humanité« …) en cette rencontre impromptue (alors qu’il sait aussi se mettre en colère : avec un correspondant  au telefonino ! en un détail de mise en scène qui a son sens, comme tout dans le cinéma si « riche«  de Kiarostami !) _ du « bon conseil« ,

ceci _ encore, et pour finir _ :

Vive l’attention ! Vive la déprise (de l’humour sur soi) ! Vive l’ouverture de l’amour vrai !

Vive la sagesse du mûrir

et du questionnement distancié…

Vive la générosité !

Quant à l’essai _ très éclairant ! _ de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité,

il balaie magnifiquement

en fouillant vraiment en profondeur

tout le champ de l’œuvre kiarostamien _ avant Copie conforme tourné en 2009 _ en 322 pages :

à la fois il l’analyse de très près ;

et il le « situe« 

_ cf l’usage de ce concept de « situation«  par Martin Rueff en son important « Différence et identité _ Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« …

et cf à la suite mes articles : « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff _ deuxième parution »

et « De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue«  _

et en la culture iranienne _ depuis le zoroastrisme ! bien plus loin que l’Islam, même shiite _  ;

et dans le champ de la modernité, tant cinématographique et artistique que philosophique…

Les titres de ses chapitres

(depuis l’Introduction : « Questions autour de la modernité » jusqu’à la Conclusion : « Peut-on encore être persan ?« )

sont déjà, en leur imparable justesse, parfaitement éclairants :

I _ « L’étrange proximité de la fiction kiarostamienne« 

II _ « Un récit d’émancipation et de contournement« 

III _ « Le cinéma rendu visible« …

Car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer,

consiste à intégrer dans l’intelligence et sensibilité à l’époque

_ ainsi qu’à la condition de « sujet humain«  (moins « in-humain«  !) ; sujet s’extirpant du statut réificateur d’« objet«  ! _,

car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer

consiste à

intégrer dans le dispositif _ ou « agencement«  _ d’intelligence et sensibilité à l’époque

la place _ et la dynamique _ du spectateur activement attentif, donc _ « revisitant » ainsi « le cinéma«  ! _,

à ce que l’auteur, en l’occurrence ce génial Abbas Kiarostami, réussit à lui donner, le lui montrant,

en son art

qui tout à la fois lui-même et se montre et s’efface _ par sa propre « retenue » et son auto-ironie _

au profit de l' »évidence« 

_ laquelle est un un événement (et un avènement) ! cf l’analyse que fait de ce concept Jean-Luc Nancy :

« l’évidence pensive«  (celle d’« un autre monde qui s’ouvre sur sa propre présence par un évidement« ),

« est celle qui, dans son sens fort, n’est pas ce qui tombe sous le sens,

mais ce qui frappe

et dont le coup ouvre une chance pour du sens.

C’est une vérité, non pas en tant que correspondance avec un critère donné, mais en tant que saisissement.

Ce n’est pas non plus un dévoilement _ ponctuel et définitif _,

car l’évidence garde toujours un secret ou une réserve essentielle : la réserve de sa lumière même, et d’où elle provient«  :

cette citation de « L’Évidence du film : Abbas Kiarostami » (aux Éditions Yves Gevaert, en 2001) se trouve page 97 de l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité_


au profit de l' »évidence » _ ainsi nancéennement entendue _ du seul « réel« 

à découvrir « vraiment » : le plus « réalistement » possible, par conséquent !

par nous…

Nous sommes là à mille lieues du fantastique ! et de sa « poudre aux yeux »

détournant de la quête

de la vérité du « réel »

D’où cette articulation prodigieuse _ comme rarement en d’autres œuvres ! j’en ai cité plus haut quelques unes qui lui sont fraternelles : Faulkner, Joyce, Virginia Woolf, Thomas Bernhard, Antonio Lobo Antunes, Imre Kertész, Francis Bacon, Lucian Freud, Bela Bartok… _

de la « visibilité » même « du cinéma«  (en effet ! mais sans maniérisme, ni hystérisation de l’artiste ! ainsi « revisité » ! le titre de Frédéric Sabouraud est parfaitement justifié !)

et d’une « proximité » éminemment lucide à ce qui nous est ainsi (= ainsi dégagé, exhumé, désensablé par cet art) montré, découvert _ mais avec une fondamentale « retenue » aussi, de la part d’Abbas Kiarostami ! _ à partager-constater _ en y faisant (= y jouant) « notre partie«  de l’effort pour y accéder : c’est un apprentissage, une conquête toujours personnelle ! _ du « réel« ,

avec (et par) la médiation la plus fine et légère (ou la moins épaisse et lourde : « retenue » ! donc, elle aussi…) possible

d’une conscience de la « distanciation » _ brechtienne ! et benjaminienne, aussi… _ de la part du « spectateur » que nous sommes, ou devenons _ = avons à devenir : c’est un appel ! sinon une « vocation«  _, en acte,

« appelés« , nous aussi, à devenir, à notre tour, « sujets de nos vies« ,

à travers la circonstance _ j’en fais un concept : au singulier ! _ en majeure partie fortuite

de nos rencontres…

Un éclairage passionnant que ce très riche et très juste essai de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité : très vivement recommandé !..


Titus Curiosus, ce 23 mai 2010

_ avec quelques rajouts (suite à ma troisième vision du film Copie conforme, le vendredi 28 mai ; puis la quatrième, le vendredi 4 juin : toujours avec le plus vif plaisir de découvrir de nouveaux « détails« )…

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