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Pour répondre à la question « Qui, du marquis des Arcis et de la marquise de La Pommeraye, trompe (ou trompe le plus) l’autre ? »…

10jan

Voici quelques éléments de réponse à la question de mon article d’hier 8 janvier 2023 :

« « 

La question de la vérité, de l’honnêteté, de la sincérité, de la franchise _ et éventuellement de leurs divers degrés respectifs _ au sein des relations affectives, amoureuses _ et, au tout premier chef, matrimoniales, ou quasi, comme dans cette « histoire » un peu exceptionnelle-ci... _, court, en effet, tout au long du conte-récit de l’Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis, qui occupe le centre et le cœur même de ce roman inclassable de Diderot qu’est son « Jacques le fataliste et son maître » ;

avec leurs envers, forcément : le mensonge, l’hypocrisie, la tromperie, la duperie, la fourberie, la malhonnêteté, la méchanceté, la scélératesse, etc. _ du monde comme il est et comme il va… _ ;

constituant un élément central et fondamental de l’anthropologie _ non spécifiquement théorisée, mais donnée à ressentir en cette forme-ci, romanesque (mâtinée aussi de théâtral, eu égard au caractère conversationnel des échanges dialogués permanents entre les trois interlocuteurs que sont là l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf et ces deux de ses hôtes, que sont Jacques et son maître, sans compter les interventions aussi, à quelques reprises dans le récit, de l’auteur lui-même, Diderot, s’adressant à son lecteur !)… _ de Denis Diderot, à propos de l’affectivité (sentiments, émotions, passions, ainsi que pratiques érotiques et sexuelles, pour employer un vocabulaire qui n’était pas celui de l’époque…), concernant les liens _ dont celui, bien sûr, du mariage, mais aussi de ce que Diderot nomme le « libertinage«  ou encore « la galanterie pratiquée couramment, voire quasi universellement, elle aussi…  ; cf, par exemple, le très bref essai « Sur les femmes« , publié en ouverture (aux pages 7 à 22) du volume Folio n° 6556 de l’édtion d’Yvon Belaval de l’Histoire de Mme de La Pommeraye _ entre hommes et femmes :

questions intéressant au tout premier chef notre cher Diderot,

dont un des chefs d’œuvre marquant _ et même éblouissant _ est et demeure les admirables « Lettres à Sophie Volland » _ c’est d’ailleurs une sorte de scandale culturel présent que l’édition de poche, en Folio (n° 1547), de celles-ci, ne soit plus aujourd’hui disponible ! Pour ma part, de ces « Lettres à Sophie Volland«  (« Pour moi dans l’éloignement où je suis de vous, je ne sache rien qui vous rapproche de moi, comme de vous dire tout _ voilà ! _ et de vous rendre présente à mes actions par mon récit », écrivait Diderot..),  j’ai la chance de posséder l’édition Gallmard, en deux volumes, d’André Babelon, de 1938 ; et celle, au Club français du livre, d’Yves Florenne, de 1965. De même qu’un intéressant commentaire « Denis Diderot – Sophie Volland Un dialogue à une voix« , de Jacques Chouillet, chez Champion, en 1986.

La situation des liens affectifs et sentimentaux entre Mme de La Pommeray et le marquis des Arcis est dessinée, en son départ, aux pages 156 à 163 du récit de l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf à Jacques et son maître avec lesquels s’est engagée une conversation suivie, interrompue fréquemment qu’elle est, mais sans cesse reprise et continuée, jusqu’au bout, par les forcément impérieux offices de l’hôtesse en son établissement, dans l’édition Belaval (Folio classique n° 763) :

« Ces deux hommes _ indique l’hôtesse à ses deux interlocuteurs, page 156, afin de présenter celui (« cet homme qui est là-bas« ) de  ces deux hommes-là, hôtes eux aussi, comme Jacques et son maître, de l’auberge, qui a fait, lui, « un bien saugrenu » mariage (avait-on lu à la page 146), dont l’hôtesse va s’enchanter à narrer délicieusement, pour Jacques et son maître qui l’écoutent, comme pour nous qui allons lire le récit qu’entame ainsi ce conte de Diderot… _ sont bons gentilshommes ; ils viennent de Paris et s’en vont à la terre du plus âgé. (…) Le plus âgé des deux s’appelle le marquis des Arcis _ voilà ! Nous voici introduits à cette histoire-ci du « saugrenu mariage« …. C’était _ on remarque bien sûr l’emploi ici, pas tout à fait anodin, de l’imparfait, dans ce récit de l’hôtesse  _ un homme de plaisir _ un libertin, donc _, très aimable, croyant peu à la vertu des femmes _ et donc en profitant et probablement abusant : « Il avait raison« , se permet de commenter ici Jacques, page 156 : Jacques est en effet lui aussi, même si ce n’est pas tout à fait au même niveau social que le marquis, une sorte d’expert en libertinage… M. le marquis en trouva pourtant une _ de femme _ assez bizarre _ c’est-à-dire en quelque sorte peu banale et passablement inattendue, à la différence de la manière dont se comporte le plus souvent la plupart des autres femmes… _ pour lui tenir rigueur. C’était une veuve qui avait des mœurs, de la naissance, de la fortune et de la hauteur _ eu égard à son rang et surtout à sa haute estime de soi. M. des Arcis _ pour elle _ rompit avec toutes ses connaissances, s’attacha uniquement à Mme de La Pommeraye, lui fit sa cour avec la plus grande assiduité, tâcha par tous les sacrifices imaginables _ voilà, rien moins ; en une une forme d’exploit... _ de lui prouver qu’il l’aimait _ d’un amour bien réel, profond et véritable : mais était-ce bien finalement le cas ?.. _, lui proposa même de l’épouser ; mais cette femme qui avait été si malheureuse avec un premier mari qu’elle… (…) qu’elle aurait mieux aimé s’exposer à toutes sortes de malheurs qu’au danger _ rien moins ! _d’un second mariage.

(…)

Cette femme vivait très retirée. Le marquis était un ancien ami de son mari ; elle l’avait reçu et continuait de le recevoir. Si _ par exception acceptableon lui pardonnait son goût efféminé pour la galanterie, c’était ce qu’on appelle un homme d’honneur _ déjà pour sa propre estime de soi.

La poursuite constante _ infiniment patiente et exclusive _ du marquis, secondée de ses qualités personnelles, de sa jeunesse, de sa figure, des apparences _ au moins, sinon de la réalité authentique : un doute pourrait donc demeurer… _ de la passion la plus vraie, de la solitude, du penchant à la tendresse, en un mot _ et c’est toujours l’hôtesse qui parle _, de tout ce qui nous livre _ nous, femmes _ à la séduction des hommes (…) eut _ ainsi _ son effet,

et Mme de La Pommeraye, après avoir lutté _ tout de même _ plusieurs mois contre le marquis, contre elle-même, exigé selon l’usage _ et en dépit de son refus, à elle, du mariage que lui proposait pourtant le marquis… _ les serments les plus solennels,  rendit heureux le marquis _ c’est-à-dire céda à son désir et devint sa maîtresse _,

qui aurait joui du sort le plus doux, s’il avait pu _ mais à la longue il ne le put pas... _ conserver pour sa maîtresse les sentiments _ d’amour profond, vrai et durable _ qu’il avait juré _ avoir _ et qu’on avait _ Mme de La Pommeraye _ pour lui. Tenez, monsieur, il n’y a que les femmes qui sachent aimer ; les hommes n’y entendent rien _ se permet de commenter alors la belle hôtesse à destination de ses deux interlocuteurs masculins, page 157. 

Au bout de quelques années _ le temps faisant son œuvre d’usure des sentiments masculins _, le marquis commença _ comme inexorablement, sinon fatalement… _ à trouver la vie de Mme de La Pommeraye trop unie _ uniforme, monotone, pas assez variée.  

(…)

À mille infimes détails s’accumulant peu à peu _ Mme de La Pommeraye pressentit _ alors _ qu’elle n’était plus aimée ; il fallu s’en assurer, et voici _ rapporte alors l’hôtesse, à la page 158 _ comment elle s’y prit. (…) Un jour, après dîner, elle dit au marquis : (…)

_ Mon ami, il y a longtemps que je suis tentée de vous faire une confidence ; mais je crains de vous affliger.

_ Vous pourriez m’affliger, vous ?

_ Peut-être ; mais le ciel m’est témoin _ et là, la duplicité de la marquise abuse ! _ de mon innocence… (…) Cela s’est fait sans mon consentement, à mon insu, par une malédiction _ un déterminisme, dirions-nous aujourd’hui _, à laquelle toute l’espèce _ femmes et hommes compris, donc ; et sans nulle exception individuelle ! _ est apparemment assujettie, puisque moi-même _ qui m’estime supérieure… _, je n’y ai pas échappé.  

(…)

_ De quoi s’agit-il ? (…) Mon amie, parlez ; auriez-vous au fond de votre cœur un secret pour moi ? La première de nos conventions ne fut-elle pas que nos âmes s’ouvriraient l’une à l’autre sans réserve ?

_ Il est vrai, et voilà ce qui me pèse ; c’est un reproche qui met le comble à un _ reproche _ beaucoup plus important que je me fais. Est ce que vous ne vous apercevez pas que je n’ai plus la même gaieté ? J’ai perdu l’appétit ; je ne bois et je ne mange que par raison ; je ne saurais dormir. Nos sociétés les plus intimes _ bigre ! _ me déplaisent. La nuit, je m’interroge et je me dis : Est-ce qu’il est moins aimable ? Non. Auriez-vous à lui reprocher quelques liaisons suspectes ? Non. Est-ce que sa tendresse pour vous est diminuée ? Non. Pourquoi, votre ami étant le même, votre cœur est-il donc changé ? car il l’est _ voilà… _ : vous ne pouvez vous le cacher ; vous ne l’attendez plus avec la même impatience ; vous n’avez plus le même plaisir à le voir ; cette inquiétude quand il tardait à revenir ; cette douce émotion au bruit de sa voiture, quand on l’annonçait, quand il paraissait, vous ne l’éprouvez plus.

(…) 

_ Marquis, (…) oui, mon cher marquis, il est vrai… Oui, je suis… Mais n’est-ce pas un assez grand malheur que la chose _ d’un tel désamour, même si ce mot-là ne vient pas sous la plume de Diderot… _ soit arrivée, sans y ajouter encore la honte, le mépris _ de soi : et c’est bien là le plus grave _ d’être fausse, en vous le dissimulant ? Vous êtes le même, mais votre amie est changée ; votre amie vous révère, vous estime autant et plus que jamais ; mais… mais une femme accoutumée comme elle à examiner de près ce qui se passe _ réellement _ dans les replis les plus secrets de son âme et à ne s’en imposer sur rien, ne peut se cacher que l’amour _ lui, voilà ! _ en est sorti. La découverte est affreuse, mais elle n’en est pas moins réelle. La marquise de La Pommeraye, moi, moi, inconstante ! légère ! Marquis, entrez en fureur, cherchez les noms les plus odieux, je me les suis donnés d’avance ; donnez-les-moi, je suis prête à les accepter tous…, excepté celui de femme fausse, que vous m’épargnerez, je l’espère, car en vérité je ne le suis pas _ proclame-t-elle au moment même où elle amorce ainsi la construction de son piège à venir par la sournoise manœuvre perfide de cette fausse confidence, sous couvert de la plus grande sincérité réciproque ; quand elle vient ainsi prêcher auprès du marquis le faux aveu d’un désamour sien, afin de mettre à jour ainsi et obtenir de lui le vrai de son effectif désamour à lui… Qui trompe donc qui, ici ?.. Cela dit, Mme de La Pommeray _ joignant à peine théâtralement le geste à la parole _ se renversa sur son fauteuil et se mit à pleurer. Le marquis se précipita à ses genoux, et lui dit : « Vous êtes une femme charmante, une femme adorable, une femme comme il n’y en a point _ un trait bien sûr capital, tant pour le thème du rare « mariage saugrenu » (qui viendra) sur lequel entend broder l’hôtesse, que pour l’anthropologie de fond de Diderot lui-même quant à l’héroîsme de certains assez rares caractères supérieurs, que lui, Diderot, ne peut se cacher d’admirer… Votre franchise, votre honnêteté _ c’est un comble de duperie réussie de la part de la marquise, qui est en train de mentir ! _ me confond et devrait me faire mourir de honte. Ah! quelle supériorité _ et là le marquis, ainsi dupé, ne croit pas si bien dire… _ ce moment _ de fausse franchise de la marquise _ vous donne sur moi ! _ nous ne tarderons pas à en découvrir l’enchaînement presque parfait des suites (jusqu’à l’extraordinaire très inattendu retournement final de l’affaire dans le récit). Que je vous vois grande et que je me trouve petit ! _ mais c’est en fait dans l’art du perfide mensonge, et non pas dans la généreuse et ouverte franchise !, que la marquise est grande, et même diabolique… _ c’est vous qui avez parlé la première, et c’est moi qui fus coupable _ de désamour réel _ le premier. Mon amie, votre _ fausse _ sincérité _ affichée _ m’entraîne ; je serais un monstre _ et le marquis ne l’est pas du tout, en effet _ si elle ne m’entraînait pas _ ce qu’obtient à la perfection le subterfuge de la fausse sincérité ici de la marquise _, et je vous avouerai que l’histoire _ inventée de toutes pièces par la marquise de La Pommeraye, du désamour _ de votre cœur est mot à mot l’histoire _ du désamour _du mien. Tout ce que vous vous êtes dit, je me le suis dit : mais je me taisais, je souffrais, et je ne sais quand j’aurais eu le courage de parler.

_ Vrai, mon ami ?
_ Rien de plus vrai
_ l’aveu du marquis ainsi recherché par la marquise, est donc on ne peut plus clairement obtenu ici par ce stratagème de la fausse confidence de la marquise ; et c’est en toute innocence et naïveté que le marquis vient ici de se livrer et se perdre…  _ ; et il ne nous reste qu’à nous féliciter réciproquement selon un très efficace faux parallélisme _ d’avoir perdu en même temps le sentiment _ d’amour _ fragile et trompeur _ car illusionné donc… _ qui nous unissait _ jusque là.

(…)

Jamais vous ne m’avez paru aussi aimable, aussi belle que dans ce moment _ de faux aveu et fausse contrition _ ; et si l’expérience du passé ne m’avait rendu aussi circonspect, je croirais vous aimer plus que jamais.« 

Et le marquis en lui parlant ainsi lui prenait les mains et les lui baisait.. _ commente l’hôtesse, page 162.

Mme de La Pommeraye renfermant en elle-même _ voilà donc comment se poursuit ici la dissimulation _ le dépit mortel _ rien moins ! _ dont elle était déchirée, reprit la parole _ poursuit son récit l’hôtesse (et l’auteur, Diderot, en marquant ainsi la césure), page 162 _ et dit au marquis : « Mais, marquis, qu’allons-nous devenir ?

_ Nous ne nous en sommes imposés _ n’étant pas entrés dans le lien du mariage _ ni l’un ni l’autre ; vous avez droit à toute mon estime ; je ne crois pas avoir entièrement perdu le droit _ et là le marquis se leurre complètement ; le piège de la marquise fonctionne ainsi à plein… _ que j’avais à la vôtre : nous continuerons de nous voir, nous nous livrerons à la confiance _ totalement perdue de la marquise, puisque désormais inversée en implacable haine vengeresse féroce ! _ de la plus tendre amitié. Nous nous serons épargnés _ que non ! l’illusion du malheureux marquis est totale… _ tous ces ennuis, toutes ces petites perfidies _ le marquis ignore ainsi la très grande perfidie du « singulier mariage » que va très bientôt lui mitonner très minutieusement et très patiemment l’infiniment « vindicative » marquise _, tous ces reproches, toute cette humeur, qui accompagnent communément _ mais la marquise n’a décidément rien de ce « commun« -là ; et le marquis se méprend du tout au tout sur la « singularité«  de caractère de la marquise…  _ les passions qui finissent ; nous serons uniques dans notre espèce » _ mais ce ne sera pas de cette espèce de tolérance, voire pardon, dont à ce moment le marquis des Arcis pense faire partie… ; et la rare « singularité«  finale qui sera in extremis la sienne, le marquis, lui, constamment si léger, n’en a, pour le moment, pas le moindre petit début de pressentiment, même s’il sait bien qu’il est, à ses yeux du moins, parfait « homme d’honneur«  Le génie de Diderot auteur de ce conte est là tout simplement magnifique. Vous recouvrerez toute votre liberté _ libidinale _, vous me rendrez la mienne que non ! et le marquis est loin de se douter si peu que ce soit du piège que la marquise entreprend dès maintenant de penser à échafauder, mettre au point, et qui va implacablement se refermer sur lui _ ; nous voyagerons dans le monde ; je serai le confident de vos conquêtes _ galantes _ ; je ne vous cèlerai rien des miennes, si j’en fais quelques unes, ce dont je doute fort, car vous m’avez rendu difficile _ mais c’est lui qui, in fine, sera en efft « conquis« , par l’incroyable rédemption sublime de la catin par laquelle la marquise va croire piéger le malheureux marquis et très cruellement le perdre aux yeux de tous (un point qui est décisif), ainsi que de lui-même. Cela sera délicieux ! _ oui, en effet ; mais pas du tout comme se le figuraient à cet instant et l’innocent marquis, et la vindicative marquise, entreprenant dès à présent, de penser à  comment se venger de cet amour sien si vilainement trahi par la déplorable inconstance du marquis... Vous m’aiderez de vos conseils _ mais ils seront incroyablement perfides ! _, je ne vous refuserai pas les miens _ assez experts en fait d’art de la galanterie et du libertinage _ dans les circonstances périlleuses où vous croirez en avoir besoin. Qui sait ce qui peut arriver ? _ et nous lecteurs de ce récit de l’hôtesse, et du conte de Diderot qui la fait délicieusement parler ici, n’allons, en effet, mais pas du tout comme se l’imagine ici le malheureux personnage du marquis, être au bout de nos, en effet, délicieuses et sublimes surprises…

(…)

Après cette conversation _ poursuit alors son récit, page 163, l’hôtesse _, ils se mirent à moraliser sur l’inconstance _ universelle, banalement « commune«  _ du cœur humain, sur la frivolité _ naïve, inconséquente _ des serments, sur les liens _ bien trop fragiles _ du mariage…« 

La suite, de la page 173 à la page 213 de « Jacques le fataliste et son maître« , va consister en ce récit à rebondissements, par l’hôtesse à Jacques et à son maître, du détail cruellement efficace et précis de la mise en place et réalisation méticuleuse du piège du « saugrenu« , ou « singulier« , mariage, que va tendre la très « vindicative » Mme de La Pommeraye au malheureux _ puis, in fine, heureux, car incroyablement chanceux ! :« il a été plus heureux que sage », commente joliment, page 213, au final du récit de l’hôtesse, le maître de Jacques _ marquis des Arcis, avec son incroyable sublimissime renversement amoureux final…

Soit le conte superbe d’une ingénieuse trompeuse finalement trompée en le renversement, du tout au tout, du sens du résultat tellement imprévisible et imprévu par elle, comme par le marquis, et par tous, de sa perfide vengeance :

« _ En vérité, je crois que je ne me repends de rien ; et que cette Pommeraye, au lieu de se venger, m’aura rendu un grand service. Ma femme, allez vous habiller, tandis qu’on s’occupera de faire vos malles. Nous partons pour ma terre, où nous resterons jusqu’à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquence pour vous et pour moi « , dira le marquis à son épouse, à la page 211 ;

et « Ils passèrent presque trois ans de suite absents de la capitale« ajoute alors à son récit l’hôtesse.

Ce à quoi répond alors Jacques, à la page 212 : 

« _ Et je gagerais bien que ces trois ans s’écoulèrent comme un jour, et que le marquis des Arcis fut un des meilleurs maris et eut une des meilleures femmes qu’il y eût au monde« …

À la page 173 de Jacques le fataliste et son maître, Diderot fait reprendre à l’hôtesse le récit qui avait été interrompu à la page 163 (« Messieurs, il faut que je vous quitte. Ce soir, lorsque toutes mes affaires seront faites, je reviendrai et je vous achèverai cette aventure, si vous en êtes curieux… » _ et comment le sont-ils ! _) :

L’hôtesse : (…) Vous rappelez-vous où nous en étions ?

Le maître : Oui, à la conclusion de la plus perfide des _ fausses _ confidences _ de la marquise.

L’hôtesse : M. le marquis des Arcis et Mme de La Pommeraye s’embrassèrent, enchantés _ mais pas du tout pour les mêmes raisons _ l’un de l’autre _ elle, la dupeuse appâteuse, et lui, le dupé appâté _, et se séparèrent.

Plus la dame s’était contrainte _ à masquer au marquis ses véritables sentiments _ en sa présence, plus sa douleur fut violente quand il fut parti. Il n’est que trop vrai, s’écria-t-elle _ ainsi à part soi _, il ne m’aime plus !…

(…)

Je vous ai dit que cette femme avait de la fierté ; mais elle était bien autrement _ à un bien plus haut degré, donc, et très peu ordinaire _ vindicative _ voilà ! Lorsque les première fureurs furent calmées, et qu’elle jouit _ mais oui _ de toute la tranquillité _ indispensable _ de son indignation _ fait alors raconter à l’hôtesse le merveilleux Diderot, page 174 _, elle songea à se venger, mais à se venger d’une manière _ vraiment absolument _ cruelle, d’une manière à effrayer tous ceux qui _ en ayant eu connaissance _ seraient tentés à l’avenir de séduire et de tromper une honnête femme  _ comme le marquis des Arcis avait si vilainement procédé avec elle. Et cet enjeu social de réputation est en effet vital pour chacun des divers protagonistes de cette affaire. Elle s’est vengée _ annonce par anticipation dès ce moment de son récit l’hôtesse, à la page 174 _, elle s’est cruellement vengée ; sa vengeance a éclaté _ et de fait nous découvrirons le très précis détail de ce qui va suivre, jusqu’à la page 207, des modalités hyper-raffinées de ce comment de la vengeance de la marquise de La Pommeraye à l’égard du malheurux marquis des Arcis _ et n’a corrigé personne _ mais nous verrons aussi pour quelles surprenantes, imprévues et supérieures raisons _ ; nous n’en avons pas été depuis moins vilainement séduites et trompées _ indique malicieusement l’hôtesse à laquelle on ne saurait décidément la faire…

En ce qu’elle pense, mais bien à tort, être la conclusion définitive de sa vengeance contre le marquis des Arcis,

Madame de la Pommeray fait venir chez elle, le lendemain même _ et c’est bien sûr le moment décisif _ de la noce du marquis avec Melle Duquênoi (« c’était son nom de famille« , avons-nous appris à la page 197 ; cette « Melle Duquênoi, ci devant la d’Aisnon » _ D’Aisnon est son nom de catin, au tripot de l’hôtel de Hambourg, rue Traversière, avons-nous appris aussi à la page 207 _, est-il répété à la page 213), celui-ci, le marquis tout fraîchement marié, donc ;

et « on le reçut avec un visage où l’indignation se peignait dans toute sa force ; le discours qu’on lui tint ne fut pas long ; le voici :

« Marquis, lui dit-elle _ rapporte le récit de l’hôtesse, à la page 207 _, apprenez à me connaître _ le naïf marquis a décidément manqué de la plus élémentaire perspicacité.

Si les autres femmes s’estimaient assez _ ce qui n’est hélas pas le cas… _ pour éprouver _ toute la puissance de _ mon _ juste _ ressentiment, vos semblables _ masculins _ seraient moins communs.

Vous aviez acquis une honnête femme que vous n’avez pas su conserver ; cette femme, c’est moi ; elle s’est vengée en vous en faisant épouser une _ indigne _ digne de vous.

Sortez de chez-moi, allez rue Traversière à l’hôtel de Hambourg, où l’on vous apprendra le sale métier que votre femme et votre belle-mère ont exercé pendant dix ans, sous le nom d’Aisnon« .

La surprise et la consternation de ce pauvre marquis ne peuvent se rendre« , etc., etc.

_ et commencent alors, pour le marquis, quelques jours (« quinze jours, sans qu’on sut ce qu’il était devenu« , apprenons-nous du récit de l’hôtesse, à la page 208) de fuite (loin de chez lui, à Paris ; « cependant, avant de s’éloigner, il avait pourvu à tout ce qui était nécessaire à la mère et à la fille, avec ordre d’obéir à madame comme à lui-même« , lit-on pages 208-209) et de calvaire, notamment (mais pas seulement) social, pour sa réputation désormais bien ruinée.

Jusqu’à un extraordinaire renversement _ presque final ; car Diderot nous proposera encore, in extremis en ce récit, un autre regard, en quelque sorte alternatif à celui de l’hôtesse (selon le point de vue, cette fois, du maître de Jacques), sur toute cette affaire de « saugrenu mariage«  telle que vient de la narrer l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf ; et c’est nous, lecteurs, que Diderot-auteur, in fine, laisse libres de faire notre propre jugement sur les divers protagonistes, en toute dernière instance… _ des situations _ tant matrimoniales qu’affectives, galantes, amoureuses… _ des personnes,

dont s’enchante, bien plus encore que, déjà, son savoureux personnage de la malicieuse, délicieuse et plantureuse hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf, qui aime tant raconter,

cet admirable conteur et profond philosophe de l’humain qu’est notre cher, magnifique et merveilleux, Denis Diderot : homme de subtile  profonde vérité.

Ce lundi 9 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Pourquoi si peu de réussites discographiques de la Messe en ut mineur K. 427 de Mozart ? Minkowski, après Harnoncourt. Ou Fricsay…

03oct

Á plusieurs reprises déjà,

j’ai recherché une interprétation discographique vraiment réussie de la Messe en ut mineur K. 427 de Mozart.

Pour quelles raisons celle-ci est-elle donc si malaisée à vraiment « attraper« 

et « rendre » à la perfection

par ses interprètes ?..


Cf par exemple mon article du 19 mai 2020 « « …

Hier, 2 octobre, sur son site Discophilia,

et sous le titre « Baroque« ,

Jean-Charles Hoffelé a donné un compte-rendu

de l’interprétation que vient de donner de cette mozartienne Messe en ut mineur K. 427

Marc Minkowski,

à la tête de ses Musiciens du Louvre,

pour le label Pentatone _ soit le CD PTC 5186812.

Voici cet article :

BAROQUE

Sombre Kyrie ! Avant qu’Ana Maria Labin n’entonne son Kyrie, Marc Minkowski donne une couleur tragique à la grande Messe en ut, soupesant ses ombres, affirmant un sens du discours qui entend bien immerger l’œuvre dans une esthétique baroque _ voilà le parti pris. Tout ne sera qu’expression _ quasi expressionniste… _, la liturgie de la messe devenant une petite passion _ voilà : au sens de la psychologie de l’affectivité _ où les sentiments s’expriment avec une intensité d’autant plus prenante qu’elle est contenue _ un bel oxymore _, le chef maîtrisant le temps avec un art certain _ et c’est une forme de compliment.

Le petit chœur – neuf chanteurs – s’accorde à rejoindre dans des fondus assez inouïs la palette _ volontairement _ obscure des Musiciens du Louvre, l’équilibre se trouvant moins aisément dans les tonnerres du Gloria, mais que la douceur revienne, et comme tout cela prie et émeut _ soit un nouvel oxymore !

En majesté, le Credo rayonne, avant que l’émotion de l’Et incarnatus est _ un hapax de climax _ ne vienne vous saisir, ce mystère où Mozart aura écrit l’une de ses plus belles mélodies de soprano _ c’est très juste, en effet, anecdotiquement, mais tout de même un tantinet réducteur quant à la portée de l’œuvre elle-même…

L’approche de Marc Minkowski est si singulière _ voilà _ dans ce pan du répertoire mozartien qu’elle pourrait apporter l’éclairage nouveau _ seulement une démarque de marché ? _ que celui-ci attendait _ discographiquement _ depuis le geste de Nikolaus Harnoncourt. En poursuivra-t-il l’exploration ?

LE DISQUE DU JOUR

Wolfgang Amadeus Mozart(1756-1791)
Messe en ut mineur, K. 427

Ana Maria Labin, soprano I
Ambroisine Bré, soprano II
Stanislas de Barbeyrac, ténor
Norman Patzke, basse
Les Musiciens du Louvre
Marc Minkowski, direction

Un album du label Pentatone PTC5186812

Photo à la une : le chef Marc Minkowski – Photo : © DR

Ce samedi 3 octobre 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

La double filiation (entrelacée) Buchholz – Lauterpacht de Philippe Sands en son admirable « Retour à Lemberg »

15avr

N’ayant que trop conscience de l’himalayesque difficulté de mes lecteurs

_ y compris « Dear Philippe« , qui n’a guère de temps à s’échiner à suivre de prolixes vétilles de superfétatoire commentaire de son œuvre, lui l’avocat d’autrement pressantes affaires de droit international _

à se perdre dans les poussives velléités de synthétiser les rhizomes baroques de mes hirsutes efforts pour mettre clairement  au jour ce qui court et brûle explosivement dessous _ mais maintenu discret, caché, tenu secret, pour ne pas être affreusement crié… _ les longues phrases serpentines des auteurs de ma prédilection

_ René de Ceccatty (cf mon article du 12 décembre dernier sur son Enfance, dernier chapitre«  ; et écouter le podcast de notre entretien du 27 octobre 2017),

Philippe Forest (en son absolument déchirant et torturant Toute la nuit),

Mathias Enard (en son immense et génialissime Zone),

le grand Imre Kertesz (en ce terrifiant sommet de tout son œuvre qu’est Liquidation),

William Faulkner (l’auteur d’Absalon, Absalon !), 

Marcel Proust (en cet inépuisable grenier de trésors qu’est sa Recherche…), 

et quelques autres encore parmi les plus grands ;

mais pourquoi ne sont-ce pas les œuvres souveraines et les plus puissantes des auteurs qui, via de telles médiations médiatiques, se voient le plus largement diffusées, commercialisées par l’édition, et les mieux reconnues, du moins à court et moyen terme, du vivant des auteurs, par le plus large public des lecteurs ? Il y a là, aussi, un problème endémique des médiations culturelles et de ses vecteurs, pas assez libres de l’expression publique de leurs avis, quand ils sont compétents, car, oui, cela arrive ; mais bien trop serviles, au final, dans leurs publications, inféodés qu’ils se sont mis à des intérêts qui les lient, bien trop exogènes à l’art propre : j’enrage… _,

j’éprouve,

au lendemain de l’achèvement de mon article _ et qui me tient à cœur ! _   de dialogue serré avec le Retour à Lemberg de l’admirable Philippe Sands

le besoin _ possiblement vain _ de proposer un regard plus synthétique et bref _ et probablement impossible _ sur l’œuvre et son auteur.

Voilà.

La piste que je propose de surligner ici

est celle de la double filiation

et entrecroisée : d’abord géographiquement à Lemberg-Lwow-Lviv _ les carrefours de lieux et moments, tel celui d’Œdipe en route peut-être vers Deiphes, se révèlent décisifs !!! _,

qui lie, tant dans sa vie personnelle que dans sa vie d’auteur, et dans sa profession d’avocat, aussi,

Philippe Sands

_ et cela, via sa mère Ruth (née à Vienne, en une courte étape très peu de temps après l’Anschluss, le 17 juillet 1938) _,

d’une part, à son merveilleux grand-père Leon Buchholz (Lemberg, 1904 – Paris, 1997) ;

et, d’autre part, _ et cette fois via son professeur, maître à l’université, et mentor de sa carrière d’avocat et d’universitaire : Sir Elihu Lauterpacht (Cricklewood, Londres, 13 juillet 1928 – Londres, 8 février 2017) _, à ce grand juriste britannico-polonais qu’est Hersch Lauterpacht (Zolkiew, 16 août 1897 – Londres, 8 mai 1960)…

Car c’est le croisement de ces deux filiations-là,

la filiation familiale

et la filiation professionnelle de juriste en droit international,

qui fait

non seulement la base et le départ,

mais tout le développement, et cela, jusqu’à la fin,

de l’entrelacement serré des lignes et chapitres constituant le fil conducteur fondamental du récit

de l’extraordinairement passionnante enquête

que mène vertigineusement, six années durant, de 2010 à 2016,

Philippe Sands

en ce merveilleux Retour à Lemberg

Entrelacement serré des lignes

_ de vies et morts multiples : dont les fantômes ne nous quitteront plus _ 

qui constitue d’abord l’occasion _ biographico-anecdotique, qui aurait fort bien pu n’être que superficielle… _ du départ de cette enquête que vont narrer les 453 pages aussi époustouflantes que profondément émouvantes du récit de ce livre,

puisque Lviv _ où avait été invité au printemps 2010 l’avocat britannique spécialisé en droit international qu’est Philippe Sands _ va se trouver constituer bientôt pour Philippe Sands le carrefour _ complètement insu de lui, forcément, au départ _ de deux questionnements qui, à la fois, s’emparent très vite de lui, et lui sont personnels, singuliers, propres :

_ le questionnement proprement familial sur ce que fut le parcours de vie de son grand-père, Leon Buchholz _ décédé il y avait treize ans (c’était en 1997, à l’âge de quatre-vingt-treize ans) au moment de ce voyage à Lviv en octobre 2010 _, d’une part _ grand-père dont son petit-fils savait (mais seulement vaguement, puisque son grand-père ne lui en avait pas une seule fois parlé !) qu’il était né à Lemberg, puis en était parti, encore enfant… _ ;

_ et le questionnement sur ce que furent les parcours de vie (ainsi que, d’abord _ afin de rédiger sa conférence d’histoire du droit ! _, sur ce qu’avait été la genèse de leur œuvre juridique, à chacun) des deux grands juristes que sont Lauterpacht et Lemkin _  qui ont, eux aussi, vécu en cette même cité de Lemberg-Lwow-Lviv, et y ont fait leurs études de droit (ce qui n’était pas du tout manifeste au départ de la prise de connaissance par Philippe Sands de leurs thèses de droit international ; et c’est même là un euphémisme !) _ ;

et qui sont, eux deux, à l’origine et au fondement même de la discipline juridique que pratique au quotidien l’avocat en droit international qu’est Philippe Sands ;

et qui lui a, très factuellement, valu cette confraternelle invitation à Lviv, en Galicie ukrainienne, au printemps 2010.

..

C’est donc la simple préparation _ on ne peut plus anodine, en quelque sorte _ de cette conférence sur l’histoire de la genèse des concepts au fondement du Droit international,

qui, au cours de l’été 2010, va faire découvrir à Philippe Sands, loin de toute attente préalable de sa part _ et donc avec une immense surprise pour lui, le conférencier à venir, à l’automne ! _

que Lemkin comme Lauterpacht avaient, eux aussi, des liens puissants

avec cette cité de Lviv :

des liens tant biographiques, pour y avoir vécu un moment de leur vie,

que juridiques, pour y avoir étudié, l’un et l’autre, le Droit, en son université :

l’université de ce qui était encore la Lemberg autrichienne, pour Hersch Lauterpacht, entre l’automne 1915 et le printemps 1919 _ l’Autriche perdant sa souveraineté sur Lemberg par sa défaite militaire de novembre 1918 ; perte confirmée lors de la signature du Traité de Versailles, le 28 juin 1919 _ ;

et l’université de ce qui était la Lwow polonaise, pour Raphaël Lemkin, entre l’automne 1921 et le printemps 1926.

 

Et cette découverte

que fait cet été 2010 Philippe Sands en préparant sa conférence à venir de l’automne,

se révèlera, et à sa grande surprise, aussi une découverte pour ses invitants ukrainiens de la faculté de Droit de Lviv,

qui ignoraient

non seulement tout des personnes de Hersch Lauterpacht comme de Raphaël Lemkin,

mais, a fortiori, de ce que ces derniers avaient pu recevoir de l’enseignement de leurs professeurs de droit en leur université même de Lemberg-Lwow et maintenant Lviv…

Mais l’enquête est loin de se cantonner à cette première découverte biographique concernant Leon Buchholz, Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin.

Car le détail des multiples micro-enquêtes successives auxquelles va se livrer Philippe Sands,

et dans le monde entier, entre 2010 et 2016 _ 2016 étant l’année de la première publication du livre en anglais, à New-York et à Londres _,

avec leurs incessants rebondissements,

concernant les quatre principaux protagonistes que sont Hersch Lauterpacht, Raphaël Lemkin, Hans Frank et Leon Buchholz,

mais aussi le cercle de leurs proches,

va livrer à son tour de très nombreuses découvertes, et à multiples rebondissements, elles aussi, au fur et à mesure,

faisant apparaître d’autres parentés, ou plutôt de très intéressantes similitudes de vie,

concernant cette fois les identités personnelles,

et cela jusqu’à leur intimité la mieux préservée de la publicité, pour la plupart d’entre eux,

de nos principaux protagonistes…

Il est vrai que ne découvrent

que ceux qui cherchent vraiment !

je veux dire ceux qui cherchent avec méthode, patience, constance, obstination,

grâce à l’examen le plus attentif qui soit des documents que peuvent receler des archives, ou bien publiques ou bien privées, qu’ils vont dénicher ;

et grâce, aussi, à l’obtention, mais recherchée par eux, elle aussi, de témoignages,

tant que vivent encore et que consentent à leur parler, des témoins

_ cf ici par exemple, la démarche de recueuil (et l’œuvre cinématographique) extrêmement féconde d’un Claude Lanzmann ; et les indispensables réflexions de fond d’un Carlo Ginzburg, par exemple en son très remarquable Un Seul témoin

Nous découvrirons alors que l’identité des personnes,

en leur intimité même, et la mieux protégée,

à côté de leur vie manifeste et publique de membres de groupes et de communautés,

est quelque chose _ c’est-à-dire un processus vivant _ d’ouvert, complexe, riche, assez souvent secret et, parfois, douloureusement vécu, eu égard aux regards (et jugements, et condamnations _ jusqu’aux violences et même parfois meurtres… _) des autres ;

et cela que ce soit sur un terrain parfaitement public,

ou sur un autre, plus privé, lui, et tenu au moins discret, sinon caché ou secret…

J’ajoute aussi l’importance des filiations,

tant biologiques qu’affectives

ainsi que professionnelles ;

et qui marque puissamment aussi _ et, que ce soit voulu ou pas, assumé ou pas, cela travaille obstinément les consciences et finit le plus souvent par émerger… _,

jusqu’aux générations suivantes :

ainsi, dans ce récit,

outre le cas princeps de Philippe Sands, son petit-fils,

par rapport à Leon Buchholz, son grand-père ;

les cas de Elihu Lauterpacht, son fils,

par rapport à Hersch Lauterpacht, son père ;

de Niklas Frank, son fils,

par rapport à Hans Frank, son père ;

ou même celui de Horst von Wächter, son fils

par rapport à Otto von Wächter, son père ;

mais aussi _ et faute de descendance pour lui ; et du fait de la détresse morale de son neveu Saul Lemkin _,

le cas de Nancy Ackerly, sa dernière confidente et collaboratrice,

par rapport à Raphaël Lemkin, son ami de l’année 1959 et employeur occasionnel _ et in extremis… 

Le Droit _ auxquel Leon Buchholz désirait vivement que son petit-fils Philippe se consacre _

se révèle ainsi, in fine, une fondamentale mission de défense de la personne

en sa liberté même d’exister et s’épanouir _ et aimer _,

avec d’autres,

ou quelque autre, peut-être unique et singulier _ en quelque chaleureuse intimité préservée…

Et il me semble que c’est là un point très important de ce qu’apporte l’analyse de Philippe Sands.

Ce dimanche 15 avril 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

William Marx et le concept dangereux d' »identité sexuelle »

31jan

L’entretien, hier soir mardi 30 janvier 2018, au Studio Ausone, de William Marx, récent auteur d’Un Savoir gai (aux Éditions de Minuit) avec son collègue universitaire Jean-Michel Devésa _ un peu trop doctoral en son ton à mon goût, et pas assez libre (ou libéré) : surtout en pareil sujet… _
m’a laissé sur ma faim,
en n’interrogeant jamais, si peu que ce soit, l’évidence d’une « identité sexuelle »
_ qui est un très dangereux cliché selon moi, encourageant, volens nolens, les violences tellement sures d’elles-mêmes (et férocement décomplexées en leur déchaînement) de l’homophobie : mais oui ! _
évidence trop bien partagée dans l’idéologie dominante,
et thèse proclamée aussi d’un bout à l’autre des discours des deux intervenants, hier soir, sans la moindre analyse un tant soit peu auto-réflexive de leur part… ;

en n’interrogeant jamais, donc, l’évidence
de leur commune thèse
d’une « identité sexuelle », hétérosexuelle comme homosexuelle, et massive _ sinon universelle.


Les trois sobres (et très courtes) questions du troisième intervenant dans le public _ et que je ne connais pas _,
au terme des longs échanges entre William Marx et Jean-Michel Devésa,
furent, pour moi, en leur directe et frontale pertinence, la contribution la plus lucide de toute la soirée !


Allant d’emblée, et enfin, questionner l’essentiel :

l’identité (ou pas) sexuelle, la bi-sexualité (etc.), le quid du top et bottom de la pénétration coïtale…


Mais Jean-Michel Devésa _ pas assez questionnant _ n’a guère aidé William Marx sur cette voie de l’interrogation-analyse d’une « identité sexuelle »
que j’aurais personnellement apprécié de voir et entendre vraiment _ et sérieusement _ explorer…


Et je ne vois même pas non plus, hélas,

ce que la spécialité « littéraire » de Jean-Michel Devésa a pu apporter, sur ce pourtant bien intéressant et riche plan littéraire-là, aussi, à l’échange :
rien
(ou si peu : la très rapide mention seulement du Tricks de Renaud Camus : paru en 1979, et pas en 1988, date de sa re-publication seulement ; et les dates importent fichtrement !!!)
sur les regards des écrivains assumant plus ouvertement leur orientation homosexuelle, dominante ou pas, exclusive ou pas : ces nuances, capitales, n’ont quasiment pas été abordées, affrontées…


Et cela, alors même que, sans paraître en avoir vraiment conscience, les deux intervenants étaient proches, l’un comme l’autre, vers la fin,
de se contredire _ mais oui ! _,

quant à cette thèse d’une « identité sexuelle »,


en envisageant _ enfin ! _ davantage de plasticité et de nuances et ouvertures

dans l’histoire

(singulière pour chacun ; et pas seulement grossièrement collective ; et surtout massivement idéologique…)

des pulsions et désirs sexuels,
eux-mêmes mal distingués d’ailleurs, et par les deux intervenants, des élans affectifs et amoureux :


comme si nous pouvions passer sans difficultés et instantanément des uns _ pulsions et désirs sexuels _ aux autres _ élans affectis et amoureux _,
c’est-à-dire du sexuel à l’affectif :


cela méritait au moins examen, et un peu précis et attentif,

tant dans l’entretien d’hier soir,

que dans le petit essai de William Marx, aussi et surtout…


L’amour a paru ainsi passer à la trappe
au profit du batifolant libertinage…


Même si, par ailleurs et d’autre part, William Marx distingue bien clairement et très justement, cette fois, les fantasmes et les actes.

Dont acte.



La sexualité _ toujours singulière en l’histoire souvent un peu complexe de chacun _ est bien plus complexe elle-même et variée qu’une affaire d’identité massive et fermée une fois pour toutes !!!


Et native, probablement, dans ces représentations-là,

qui courent tant les rues.
Et qui font les dégâts que l’on sait ; et d’autres que l’on ne sait pas.


Classer comme être classé est le plus souvent faussement rassurant.

Panurgique.


Il suffit, déjà, de lire Freud pour mesurer, de la sexualité, bien des enjeux existentiels, à l’aune de toute une longue vie déployée :
depuis ce que Freud nomme les « stades » de la « sexualité infantile »,
et en abordant très précisément ce que celle-là devient en ses, parfois riches, parfois pauvres _ par fixations névrotiques surtout, mais aussi, parfois, perversions forcées _, métamorphoses adultes…


Dans le petit aparté post-conférence que j’ai pu avoir avec William Marx,
je lui ai reproché, avec sans doute un peu d’excès, de ne pas assez nous livrer, en son essai, d’éclairages sur l’histoire de son propre devenir sexuel, et en sa singularité (si elle existe) :

si William Marx parle, en effet, et de manière tout à fait intéressante et précise, détaillée ici,

de sa lente et tardive
_ « Tu ne découvris en effet la masturbation que vers la fin _ soit en 1983 ou 84 _ de ta dix-septième année », page 140 _
prise de conscience, eu égard aux normes alors en cours, de l’éclosion de ses pulsions sexuelles

(et homosexuelles : et cela par contraste frontal avec deux coïts avec une femme :
« A l’âge de vingt-deux ans _ en 1988 donc _, pour en avoir le cœur net, tu voulais voir ce que donnerait l’amour _ ou plutôt le sexe ! l’expression, déjà paraît un peu curieuse… _ avec une femme : l’acte _ coïtal _ fut accompli, et par deux fois même, mais sans désir et sans plaisir particulier _ mais est-ce là vraiment significatif ? A la différence du libertinage, un vrai désir, a fortiori un amour authentique et véritable, ne se décrète pas, ni ne s’improvise ainsi. Ce fut la preuve _ mais que vaut celle-là ? Est-elle, aussi partielle, réellement probante ? _ que tu attendais : tu n’aimais et ne désirerais jamais que des hommes, et tu en pris ton parti. Tu crus enfin en ton désir. Ta vision du monde en fut changée. Quelques semaines plus tard, tu déclaras ta flamme _ mais est-ce tout à fait du même ordre ? _ à celui _ Erwann ? William Marx reste flou là-dessus… _ qui deviendrait le compagnon de ton existence _ là il nous livre une confidence _, et autour duquel tu tournais _ voilà ! _ depuis de longs mois déjà », pages 140-141 : amour et coït font, au moins tout d’abord, deux ! _) ;

il s’en tient, toutefois, en ce petit essai, à cette pour ainsi dire « pré-histoire » de sa sexualité réalisée _ il aura 52 ans cette année 2018 _ ;
il n’aborde jamais le vécu même de ses relations homosexuelles effectives _ il évoque seulement sa déclaration à Erwann (s’agissait-il de lui ? son nom apparaîtra à la page 154 de l’essai) : « celui qui deviendrait le compagnon de ton existence », vient-il d’écrire à la page 141 _,
comme ont pu le faire, de manière très détaillée (et passionnante, et chacune en son genre spécifique),

Renaud Camus en ses Journaux
_ je l’ai découvert, pour ma part, en 1987, à partir de mon très vif goût de Rome, en son Journal romain (1987) : la répétition hyper-compulsive de ses échanges sexuels (bien peu réciproques, il est vrai) m’a alors beaucoup surpris et étonné ! et informé, aussi, sur des pratiques sexuelles que j’ignorais du tout au tout… _,

et surtout René de Ceccatty en ses admirables Jardins et rues des capitales (1980), puis Une Fin (2004),
à propos de ses (assez courts, au final) épisodes de frénésie sexuelle en sa vie, lors de sévères _ et tragiques, même _ déserts amoureux…


Jardins et rues des capitales est un chef d’œuvre absolu, en ses trois admirables et époustouflantes parties : Hugues, Jacques ; Samuel en Samantha ; et Roma-Fanfilù
Je recommande très vivement sa lecture !

Le terme de « savoir » dans le titre de ce petit essai qu’est ce Un Savoir gai
me paraît, tout de même, assez excessif ;
participant de cette envahissante manie des calembours qui a colonisé depuis près de quarante ans les médias,
et qui est susceptible d’attirer les chalands aux yeux des éditeurs calculant leurs potentiels chiffres de vente…


Car ce n’est pas d’un vrai savoir qu’il s’agit là ;
seulement de représentations _ voilà : d’opinions _, plus ou moins répandues, et plus ou moins à tort ou raison…

Bref, nous restons sur notre faim…

Déjà, cet essai devrait être bien plus étoffé ; et du côté des expériences vraiment personnelles et singulières de l’auteur…


Sinon,

comme phénomène, voire symptôme, d’ordre social et idéologique,

et à tel moment donné _ comme aujourd’hui _ de l’Histoire,


le panurgique, si commun _ mais en même temps si contagieux et dangereux ! _, est bien moins riche et intéressant à décrypter :

il est à seulement à démonter, déconstruire et radicalement _ si c’est possible ! _ détruire ;

en tout cas affaiblir,

ou ridiculiser…

Même si _ ou parce que _ une des fonctions principales de l’idée de « nature », telle du moins qu’elle fonctionne dans les idéologies,

est de renforcer la représentation (humaine, culturelle) d’une immutabilité et universalité plus ou moins de fait _ ses rares exceptions, très minoritaires, forcément, constituant alors de simples anomalies monstrueuses, des ratés… _,

et de lui octroyer, en surplomb _ et la renforçant encore, si jamais besoin s’en faisait sentir à certains… _ un fondement « sacré » qui vienne comme pleinement _ et sans contestation aucune _ la légitimer, de droit absolu.

Au détriment de la variété et des créations de la fantaisie et de la liberté.


Ce mercredi 31 janvier 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

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