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Un essai d’analyse des raisons essentielles et circonstancielles qui ont conduit René de Ceccatty à ce choix d’objet d’écriture du portrait du « Soldat indien » déchu, et des moyens mis en oeuvre pour la réalisation factuelle et sensible de cet objectif quasi a-romanesque…

03fév

Pour répondre aux tâches d’élucidation de la poiétique de René de Ceccatty en son « Soldat indien« ,

que me suis fixées hier, en mon article « « ,

c’est-à-dire les raisons du choix de ce portrait des aventures surtout militaires en Inde, entre le 9 septembre 1757 _ le débarquement du vaisseau « Duc de Bourgogne«  à Pondichéry, et l’arrivée en Inde de Léopold Pavans de Ceccatty (Quingey, 24 février 1724 – Salins-les-Bains, 3 février 1784)… _ et 1771 _ le rembarquement pour la France de Léopold, son épouse créole Marie-Jeanne Lenoir (Pondichéry, 28 octobre ou 2 décembre 1741 – fictivement Salins-les-Bains, 1835), et leurs deux filles Jeanne (Pondichéry, 30 décembre 1759 – 1838) et Marie-Anne (6 février 1764 – après 1794, où elle se marie), le Canadien Louis Legardeur de Repentigny ayant été nommé, plutôt que Léopold, gouverneur de Pondichéry dès juillet 1769, et Léopold, nommé, lui, commandant par intérim de la forteresse de Karikal ; mais « les combats terminés, il n’a plus de raisons de rester en Inde, puisque c’est un soldat« conclut, page 47, le chapitre intitulé « Pondichéry et Madras«  : Léopold forcément obéit et rentre en France, avec son épouse et leurs deux filles, toutes les trois  nées en Inde… _, de l’ancêtre Léopold Pavans de Ceccatty ;

mais aussi, et bien plus encore, le difficile retour (et ré-acclimatation et survivance) de cette famille en quelque sorte « rapatriée » _ pardon de cet anachronisme… _ dans le Jura natal du pater familias Léopold Pavans de Ceccatty, « soldat déchu » d’une guerre très lointaine finalement perdue _ sur ordre du roi, le gouverneur général de l’Inde française et chef des armées Thomas-Arthur de Lally-Tollendal l’a, lui, cette perte, payée de sa tête, tranchée en Place de Grève, à Paris, le 9 mai 1766 ; « Léopold, qui était toujours en service aux Indes en 1766, cinq ans après la chute de Pondichéry et trois ans après le Traité de Paris qui scellait la perte des Indes, mais maintenait _ cependant _ Pondichéry sous l’autorité de la France, échappa donc à l’ordalie _ voilà. Il espéra un temps récupérer le gouvernement de Pondichéry, encore éphémèrement française, mais c’est _ en juillet 1769 _ le Canadien Louis Legardeur de Repentigny qui fut nommé à sa place. Et on céda à Léopold le commandement de la forteresse de Karikal. Mon pauvre ancêtre« , lit-on page 30 _, récompensé malgré tout, in fine, à son retour en France, en 1771 _ faute d’archives retrouvées les mentionnant, le détail et les dates précises de ce retour en France font défaut, manquent _, donc, par son installation en un assez bel hôtel particulier à Salins-les-Bains, où Léopold et sa famille désormais résideront ;

et cela, je veux dire ce portrait rétrospectif du parcours de défaite du soldat déchu, est ici recomposé, tant bien que mal, dans un probable but de servir aussi d’exemple quasi atavique _ destinal… _ des échecs in fine d’installation dans les colonies d’Afrique du Nord (Algérie et Tunisie) des générations immédiatement proches _ parents, grands-parents, arrière-grands-parents : les Pavans de Ceccatty, du Jura, à Sfax, en Tunisie, dès 1903 ; les Durand de l’Albigeois, au Telagh, en Algérie, dès 1884 ; et Michel Antony, de Moncale, près de Calvi, en Corse, garde-forestier, au Telagh, avant 1896 ; avant d’être nommé en Tunisie, à Hammam Lif, puis Béja, etc. _, de l’auteur-narrateur du récit, René de Ceccatty, né à Tunis le 27 décembre 1951, et « rapatrié » en France, à Montpellier, à l’âge de 6 ans et demi _ l’avion de ce pseudo « retour en France » du natif de Tunis, avait atterri à Marignane le 28 juin 1958 (la date nous est donnée à la page 42 d' »Enfance, dernier chapitre« )…

En même temps, qu’il répond à _ et fait fi de _ l’infra légende familiale, transmise, mais avec bien peu de gloriole, d’un ancêtre qui aurait été gouverneur de l’île de la Réunion. C’est d’ailleurs sur cela que s’ouvre, page 7, l’Avant-Propos au livre, par ces mots-ci :

« Sur la foi de légendes familiales, je croyais que j’avais, nous avions, mon frère, mes cousins et moi, un ancêtre qui avait été, au XVIIIe siècle, gouverneur de l’île de Bourbon, l’actuelle île de la Réunion. (…) Sans que jamais personne, durant les deux siècles, bientôt trois, qui nous séparent de sa vie, n’ait eu la volonté et la patience d’enquêter. Un récent voyage dans cette île m’ayant séduit, car j’y voyais des caractéristiques géographiques qui m’évoquaient l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis de la Divine Comédie que j’étais en train de traduire, j’avais été conforter dans cette idée _ d’aller y regarder enfin d’un peu plus près : dans les archives et les livres d’histoire… Or, ayant entrepris le récit de ma vie, dans mes deux livres précédents _ « Enfance, dernier chapitre« , en 2017, et  « Mes Années japonaises« , en 2019 _, j’ai eu l’idée de remonter dans le passé, pour comprendre _ voilà le fin mot du projet de ce nouveau volet rétrospectif des « récits de sa vie« , de René de Ceccatty… _ la logique ou l’illogisme de l’installation de mes grands-parents dans les colonies nord-africaines. N’y avait-il pas une fatalité _ voilà… _ dans ces départs, ces défaites, ces exils, ces confrontations avec d’autres langues, d’autres cultures, d’autres modes de vie ?  » _ et bien sûr il me sera absolument nécessaire de revenir bientôt à ce foyer incandescent de la question… 

Se pose ainsi la question, puissante, mais peu visible, et en arrière-fond permanent de ce projet d’écriture du « Soldat indien« , des colonisations et décolonisations.

Ainsi, voici ce que je me permets de relever de la très parlante page conclusive, page 15, de lce décidément très riche Avant-Propos de l’auteur à son livre :

« Quant aux colonisations et décolonisations, on ne sait que trop qu’il est difficile d’en faire l’histoire sans désavouer des choix politiques anciens _ dès le XVIe siècle, pour la France, avant même les politiques clairement assumées de Colbert, Bugeaud et Jules Ferry… Ce n’est _ assez clairement _ qu’une suite d’abus, d’erreurs, de désaveux, d’oublis. Les réhabilitations, les compensations, les actes de contrition sont pour la plupart hypocrites, dérisoires, vains. Oublier _ en esquivant de se pencher sur ce passé-là _ est assurément une volonté de falsification et de réécriture _ négationniste, de fait, en ses résultats _ de l’histoire, et trop rappeler _ tels de mécaniques clichés _ est également ambigu. On se contente de demi-mesures, le plus souvent, et d’accommodements _ ambivalents, confus, et générateurs de plus encore de confusion et de détournement de sens _ avec le passé.

De cet accommodement _ voilà _, je n’ai pas voulu. Je n’ai pas voulu romancer _ c’est dit _ une histoire à partir de traces si rares, tant dans des papiers familiaux que dans des registres d’état-civil conservés aux Archives d’Outremer à Aix-en-Provence. L’hôtel familial acquis par Léopold à Salins-les-Bains, à son retour _ en 1771 _ a été transformé en gîte de luxe, l’Aristoloche, nom dérisoire qui _ en effet _ dit tout.

Ni éclat, ni silence, tel a été mon choix.

Beaucoup de dates, beaucoup de noms, qui jalonnent cette promenade dans le passé et lui donnent une allure, sinon une garantie d’objectivité.

Les êtres qui vivent _ d’une vie vraie _ dans mon imagination _ c’est-à-dire ce que je nomme l’imageance de l’écrivain profondément honnête et profondément soucieux de justesse en son travail et ses modalités _ sont ceux dont je ne connais _ mais vraiment, et en vérité _ rien d’autre que ce que quelques artistes _ écrivains, peintres, musiciens _ m’ont permis _ par les figurations vivantes et honnêtes qu’ils ont esquissées, tracées, fixées un peu, en les compositions de quelques œuvres qui demeurent et nous sont accessibles _ de connaître _ et en vérité, et vraiment, il faut y insister. Car il faut bien essayer, et le plus honnêtement et rigoureusement possible, de pallier, du mieux qu’il nous est possible, et si cela n’excède pas cet ordre du possible, les manques de traces et documents des archives quand celles-ci font défaut, les taches aveugles qui persistent dans nos efforts de figuration… Et de fait, quelques transpositions d’œuvres d’art, et à condition que celles-ci, déjà, aient été le plus honnête qu’il leur était possible d’être, peuvent nous y aider… Anjâli est _ ici _ le seul nom inventé _ pour l’ayah imaginée (à partir de l’ayah figurée dans la conversation piece de Johann Zoffany Colonel Blair with his Family and an Indian Ayah présente sur le bandeau du livre…) ramenée des Indes par Léopold et sa famille… _, les autres _ sans aucune exception _ désignant des personnages _ ou personnes ayant réellement vécu _ de l’Histoire et de la mienne« , page 15,

au final explicite de la dernière page de l’Avant-Propos.  

Mon second objectif, maintenant, est d’essayer d’éclairer en détails toute la finesse de la palette lumineuse des modalités _ disons littéraires, mais ce mot est trop étroit… _ de reconstitution _ pas proprement (ni sèchement) historique, ni éperdument romanesque, non plus _, de ce double portrait, à double versant, l’aller, en les colonies d’Inde, puis le retour, au Jura, à Salins-les-Bains, de Léopold et sa famille, en évitant, en le récit ainsi réalisé, les ficelles et artifices de mauvais goût (en vue de simplificatrices mensongères identifications des lecteurs aux personnages ainsi portraiturés) de l’excès d’incarnation du pur et dur romanesque… ;

de même que des maladresses d’anachronismes qui seraient abusifs…

Ainsi, l’usage de descriptions détaillées, et très légèrement commentées, d’images de scènes peintes (de « conversation pieces« ) heureusement transposées dans le Jura de 1773 _ Johann Zoffany (Francfort, 13 mars 1733 – Strand-on-the-Green, 11 novembre 1810) et Nicolas-Bernard Lépicié (Paris, 16 juin 1735 – Paris, 15 septembre 1784) ; voire, mais quelques années plus tard, et pour de sombres paysages, cette fois, Gustave Courbet (Ornans, 10 juin 1819 – La-Tour-de-Peilz, 31 décembre 1877), le peintre admirable des résurgences de la Loue…) ici, après le Jožef Tominc (Gorizia, 6 juillet 1790 – Gradišče nad Prvačino, 24 avril 1866) du passionnant et fascinant « L’Hôte invisible » de René de Ceccatty, en 2007… _ et habilement intégrées dans l’intrigue narrative du récit, sont-elles, alors lumineusement belles et éclairantes, en effet.

C’est donc sur ces objectifs de figuration la plus « authentique » possible _ avec ce mot et cette idée d’idéal que chérissait tant, et d’abord et surtout en les vies même, la mère de René de Ceccatty _ du passé, et ces moyens littéraires les plus honnêtes et justes-là que met en œuvre René de Ceccatty en son récit, que je veux concentrer ici mon attention…

Et le narrateur-auteur consacre en effet, au passage, au fil de son récit, et comme il aime tant le faire, de passionnantes remarques de très léger commentaire, toujours juste et incisif et éclairant, à cet effort sien de trouver divers moyens, et qui soient les meilleurs et les plus honnêtes et rigoureux possible, y compris de descriptions d’ordre pictural, à ses essais de figuration-saisie par son écriture de « formes » fugaces, particulièrement intenses, en leurs éclats et leurs éclairs, à destination d’une aide aux représentations-incorporations des figures présentées, par les lecteurs-récepteurs les plus éveillés possible de son livre…

Un peu à la Brecht.

Et c’est peut-être même là l’objet principiel et principal, fondamental, de ce livre-ci _ même si ce n’est pas tout à fait nouveau dans le travail de figuration-écriture de René de Ceccatty ; je pense ici à ces assez nombreuses parenthèses et incises de lumineuse auto-réflexion sur sa dynamique d’écriture, tout au long, par exemple, des 432 pages de ce chef d’œuvre si riche qu’est Enfance, dernier chapitre _ :

cet effort de saisie-figuration _ de la part de l’auteur, à son écritoire, en son cahier acheté à Mégrine, ici ; mais aussi de la part de son lecteur, en sa lecture… _ du jeu ultra-rapide et saisissant, pour qui les reçoit, de forces et  formes mentales extrêmement furtives, fuyantes, à peine entr’aperçues, mais si intenses et fascinantes, si puissamment prégnantes pour qui ne les fuit pas, mais désire les affronter vraiment, s’y confronter en vérité, les recevoir vraiment, à l’image de ces images quasi hors de saisie (et ressouvenir) des rêves de la nuit, dont ne demeure, au réveil, que la déception d’une aveuglante queue de comète enfuie et maintenant disparue…

Ce qui ne manque pas de m’évoquer le si beau poème de John Donne, que je n’ai pas oublié :

 

« Go and catch a falling star,
    Get with child a mandrake root,
Tell me where all past years are,
    Or who cleft the devil’s foot,
Teach me to hear mermaids singing,
Or to keep off envy’s stinging,
            And find
            What wind
Serves to advance an honest mind.
If thou be’st born to strange sights,
    Things invisible to see,
Ride ten thousand days and nights,
    Till age snow white hairs on thee,
Thou, when thou return’st, wilt tell me,
All strange wonders that befell thee,
            And swear,
            No where
Lives a woman true, and fair.
If thou find’st one, let me know,
    Such a pilgrimage were sweet ;
Yet do not, I would not go,
    Though at next door we might meet ;
Though she were true, when you met her,
And last, till you write your letter,
            Yet she
            Will be
False, ere I come, to two, or three.« 

Et je commence donc par revenir, à nouveau, sur cette ouverture capitale et clé, à la page 12 de l’Avant-propos à ce « Soldat indien » :

« L’histoire de Léopold et le rapport _ décisif, exemplaire _ que j’entretiens avec elle sont des formes _ mais quasi informes : a-figuratives, et a fortiori a-romanesques ; telles des taches aveugles, des blancs _ d’effacement _ tant de l’Histoire générale, que de l’histoire familiale, et peut-être aussi de l’histoire personnelle de René de Ceccatty (mais, bien sûr, pas que de lui !) : cf la citation magnifique de Scott Fitzgerald (dans « La Fêlure« ) sur laquelle s’est penché et a glosé Gilles Deleuze, dans un de ses appendices à « Logique du sens«  « Toute vie est bien entendu un processus de démolition«  _  accepté, mais aussi de lutte _ protestataire _ contre l’oubli _ voilà. J’ai voulu, à ma manière, résister _ voilà ! _ à la profanation. Voilà la raison pour laquelle j’ai mis en regard _ voilà : mettre en regard, en regards réciproques ; c’est mieux que simplement relier ou mettre en connexion ; les regards qui regardent vraiment sont actifs… _ la profanation des tombes du cimetière de Mégrine , aux bords du lac de Tunis, et cette résurrection _ par le récit de ce « Soldat indien«  _ d’une figure mineure du passé _ historique de l’Histoire des Indes françaises : la figure de Léopold Pavans de Ceccatty, capitaine du régiment de Lorraine ; une figure souvent présente, mais sans que son nom soit nommé ; simplement sa fonction au sein de l’armée des Indes… Cette figure, je n’ai pas voulu, comme on aurait été en droit de s’y attendre de la part d’un écrivain, lui donner une forme biographique, ni une forme romanesque _ les figures devant, en effet, prendre au moins quelque forme, pour pouvoir être fixées, saisies et conservées au moins un moment, et retrouvées, en la mémoire, ou en une œuvre un peu stabilisée ; mais laquelle, ou lesquelles formes ? Et comment ? Par quels moyens ?.. De quels instruments qui soient le mieux adéquats possibles dispose donc, en sa palette, un écrivain tel que René de Ceccatty ?.. Nous allons donc découvrir, au fil de son récit, les moyens que celui-ci s’est trouvé, a inventés ou fait siens, et réunis, pour ce projet propre, assortis, au passage, mais sans lourdeur, de quelques précieux commentaires sur ce travail de figuration de ces fulgurantes formes furtives fascinantes, si difficiles à saisir et figurer, j’y insiste...

J’ai voulu l’aridité d’un récit qui ne cache ni ses manques _ de références historiques et biographiques factuelles _ ni ses difficultés _ d’écriture la plus adéquate possible à ce projet-ci _ à faire renaître _ à la représentation intriguée du lecteur _ un homme obscur«  _ un homme sans qualités suffisamment distinctives pour nous lecteurs d’aujourd’hui ; mais simplement à sa place, en sa fonction, au sein d’opérations militaires.

… 

(…) Comme cela m’est arrivé plusieurs fois dans d’autres livres _ tel, par exemple, « L’Hôte invisible«  _, j’ai eu surtout _ et c’est à relever _ recours à des œuvres picturales.

Ici pour imaginer les derniers jours de Marie-Jeanne Lenoir, la veuve _ en 1784 : elle survit à son mari _ de Léopold, et de ses deux de filles _ toutes les trois nées en Inde, en 1741, 1759 et 1764, et transplantées en France, dans le Jura, à Salins-les-Bains, en 1771… Trois tableaux m’ont _ ainsi _ servi de fils conducteurs : une œuvre de Johann Zoffany, Colonel Blair with his Family and an Indian Ayah. Johann Zoffany est célèbre pour ses conversation pieces, tableaux de famille dans un intérieur. (…) La deuxième œuvre est celle de Nicolas-Bernard Lépicié, autre contemporain, vivant dans le Jura, lui aussi auteur de conversation pieces, comme le Portrait de la Famille LeroyEnfin, la troisième est de Gustave Courbet qui vivait dans la même région _ le Jura, avec ses cluses et ses résurgences étranges de rivières _ que Léopold. Il s’agit du Ruisseau Noir dans la Vallée de la Loue.

Ces tableaux m’ont aidé _ à une première figuration, pour soi _, ainsi _ aussi _ que de nombreuses estampes indiennes collectionnées par Abraham Porcher des Oulches que Léopold avait probablement croisé à Karikal.

La rêverie finale _ en 1835 _ sur le tableau qu’auraient fait ensemble _ en 1773, à Salins-les Bains : soit déjà là deux fictions… _ Nicolas-Bernard Lépicié et Johann Zoffany, et sur la mort _ très peu après, en 1835 _ de Marie-Jeanne, et plus tard _ à Dampierre, près de Saumur _ d’Anjali, l’ahah ramenée des Indes _ un personnage d’ayah inventé, par comparaison avec la conversation piece de Johann Zoffaly comportant « an Indian Ayah« … est la seule partie _ purement _ imaginaire de ce livre qui ne se veut pas romanesque, car son sujet _ nous y voilà ! _, loin d’être l’incarnation d’un passé qui a laissé peu de traces, est au contraire l’effacement de figures _ voilà ! un effacement à combattre et donner à regarder… _ vouées _ cela réclamant peut-être un surplus d’explication _ à l’échec et à l’oubli.

Notre mémoire familiale _ sujette à plusieurs tragiques ruptures successives (Alphonse, Valbert, Bernard), très volontaires et assumées, de transmission de cette mémoire familiale des Pavans de Ceccatty, et donc appuyée sur de fortes volontés d’oubli de ce passé familial ; de refus de s’y rapporter et de le cultiver… ; et en cela René de Ceccatty a bien conscience de, par ce travail présent, briser même un tabou… _, elle-même se chargea _ en effet : d’abord par Valbert, puis par son fils Bernard _ de se désintéresser de celui _ Léopold, donc : le soldat vaincu et déchu… _ auquel pourtant tant de personnes à travers les siècles durent _ génétiquement au moins _ leur existence«  _ ainsi que la perpétuation et persistance encore aujourd’hui simplement de leur nom : Pavans de Ceccatty.

Pour l’auteur, dès la page 19, l’effort de retenir et fixer un peu ces formes puissantes mais terriblement évanescentes et fuyantes, est semblable à l’effort fait « à chaque aube ou au cœur de la nuit, quand réveillé par un rêve, je tente de fixer ces visions nocturnes, tout en sachant que, pour les mémoriser, je les simplifie et les déforme _ cf ici les analyses freudiennes des processus du travail du rêve, et des efforts, ensuite, pour tenter d’interpréter ce que l’on a pu en retenir… _, en espérant en tirer un récit compatible avec l’idée même de narration (personnages, lieux, actions, dialogues), mais je sais bien que c’est alors une illusion qui se substitue à une autre illusion.

(…) Mais je feins de reconstituer la forme de ce fantôme, comme si j’étais capable d’y voir encore une figure reproductible, et je tente de la décrire, alors que si je ressens une émotion, c’est précisément celle de voir disparaître la forme _ voilà ! _, et d’accepter que le passé soit mort ;

tout comme, lorsque je rêve de maman, de mes grands-mères, l’une ou l’autre avec une certaine équité, je sais, je sais avec une si douloureuse assurance qu’elles sont mortes et ne me visitent dans mon sommeil que pour me le redire et m’inciter à souffrir de leur mort, mais non de leur effacement.

Elles ne sont _ certainement _ pas effacées.

De même cette résurrection de la colline de Kagurazaka vient me redire que ces sons, ces sensations ne se sont pas effacés, mais que ces jours-là sont morts c’est-à-dire passés, remplacés par bien d’autres depuis ; et c’est bien là une des fonctions principales de l’oubli…. D’une mort toutefois différente de celle que l’on croit, dans les moments les plus sombres de la réflexion sur ce que l’on a écrit, avoir provoqué en figeant, ligne après ligne sur la page, le trésor furtif _ voilà ! _ de la mémoire ou du rêve. Cette mort-là, que l’on peut qualifier de traîtresse (car il n’est pas de littérature qui ne soit, ne fût-ce que par l’acte de publication, suspecte de trahison ou du moins d’imperfection, et donc d’infidélité et d’échec), n’est donc pas irrémédiable. C’est une demi-mort.

Et voilà que reviennent à un semblant de vie _ voilà ! _, dans un éclair (impossible à mesurer, inquantifiable donc et peut-être immatériel, intemporel, cela même qui, tout en exprimant le temps, y échappe), ces signes de l’entrée dans la nuit« , page 21.  

Et en conséquence de ces divers processus-là, ceci, page 23 :

« Au va-et-vient capricieux et inéluctable de ma mémoire _ involontaire et malicieusement anarchique _, je dois me soumettre, me résigner : j’en ai la preuve chaque nuit, au cœur de la nuit ou au petit matin, parfois quelques minutes seulement après m’être endormi, comme si la bête dans la jungle du rêve m’attendait tapie pour envahir mon cerveau et le paralyser à sa manière aussi efficacement qu’une rupture d’anévrisme« …

Au chapitre « Le Soldat déchu« , aux pages 63 à 66,

René de Ceccatty précise les quelques moyens qu’il a utilisés pour se figurer _ et nous donner à nous représenter, nous lecteurs, à notre tour _ le « destin militaire« , aux Indes, de 1757 à 1771, de son ancêtre Léopold :

« Barry Lyndon de Thackeray, La Conquête du Paradis de Judith Gautier et Voyage à l’île de France de Bernardin de Saint-Pierre, voilà ce qui, ajoutés aux Fragments sur l’Inde de Voltaire, aux pièces du procès de Lally-Tollendal et aux témoignages de Bussy, d’Anne -Antoine d’Aché, du chevalier de Soupire avec qui Léopold s’était embarqué, le 30 décembre 1756 pour l’Inde, voilà ce qui me donne une idée _ un peu mieux figurée _ du triste destin d’un militaire qui de dix-sept à quarante-sept ans a combattu dans des guerres de succession qui ne le concernaient pas _ mais qu’en est-il donc des militaires de carrière ? _, et pour l’honneur d’une France à laquelle sa Franche-Comté natale n’avait été rattachée que par l’arbitraire des traités de paix _ en l’occurrence celui de Nimègue, en 1678 _ avec l’Espagne et l’Autriche et la Pologne et l’Angleterre et la Russie.

Pauvre fils des comtes de Venise, ballotté sur l’Océan indien, se mariant à une créole des Indes orientales où il avait été envoyé avec son régiment de Lorraine, dans son joli uniforme à collerette rouge sur une étoffe blanche garnie de bleu.

Mais des dix années indiennes _ de 1761 à 1771 _ qui ont suivi la chute de Pondichéry _ le 16 janvier 1761 _, et des treize franc-comtoises à Salins-les Bains _ de 1771 au 3 février 1784 _, de ces vingt-trois années-là de loin les plus romanesques (dont Marie-Jeanne Lenoir aurait pu être la mélancolique narratrice déchirée par l’éloignement de l’Inde _ lumineuse _ dans le _ sombre, noir _ paysage franc-comtois qui inspirerait Gustave Courbet) aucune archive ne conserve les traces.

Balzac, Stendhal, Leopardi, à l’aide !

Est-ce-à-dire que Marie-Jeanne la créole et Léopold le soldat déchu, l’anonyme des pamphlets, deviendraient, ces deux ombres hantant à Salins-les-Bains l’hôtel particulier qui leur revint, plus proches _ et telle est en effet la formidable puissance de vérité des vertus de présence de l’imageance magique des Arts ! quand ils sont authentiques… _ de moi que _ malgré ce cahier d’écolier tunisien sur lequel j’écris _ mon enfance dont je visite hâtivement _ à Mégrine, au mois d’avril 2019 _ la dévastation : terrain vague et boueux près du « café Hollywood », cimetière profané ?« , page 66…

Anticipant peut-être alors cette phrase de la page 122 :

« Jeanne écoutant à la porte de Nicolas et Johann est plus vivante _ mais oui ! _  que moi-même à mes propres yeux _ voilà ! et c’est là une manifestation de la phénoménologie vécue et assumée, incorporée en quelque sorte en le regard sur lui-même et le réel, de René de Ceccatty… _, cherchant le sommeil dans la villa bleue » _ de Mégrine avant juin 1958…

Et cette autre, aussi, des pages 122-123 :

« La vision, elle réelle _ encore que l’éloignement de cette expérience dans le temps (car un an _ entre avril 2019, du voyage à Tunis et Mégrine, et avril 2020, de l’écriture de cette page _ est beaucoup pour un événement aussi ténu) la rende irréelle, imperceptible à tout le moins _ de la dévastation du jardin de la villa bleue (…) avait, non seulement du fait de sa dévastation, mais aussi de l’affreux étirement du temps, moins de réalité _ et voilà l’élément fondamentalement décisif de cette phénoménologie incorporée de René de Ceccatty _ que cette Anjâli _ fictionnelle _ plus mûre que son âge ne devrait le permettre, petite Indienne enlevée à sa terre et aux siens, que Léopold, pauvre militaire raté, réduit à ce rôle de rentier pensionné, géniteur amer, que sa femme Marie-Jeanne, multipliant là-bas et ici ses grossesses, que Jeanne et Marie-Anne sacrifiant leurs souvenirs _ de la lumière d’Inde _ à leur vie future de femmes mariées aux frères Girod, de noblesse récente, mais nantie« …

« Plus proches« , page 66 ; « plus vivante« , page 122 ; « moins de réalité« , page 124 :

soient des expressions qui nous parlent de la magique puissance de l’Art, quand il est à son meilleur _ et son authenticité la plus grande…

Et page 69 :

« L’oubli : ce qui nous menace tous. D’en être l’objet, bien sûr, mais aussi l’origine.

Je lutte, sans doute parfois artificiellement, contre lui. Lorsque je fouille dans les archives de mon pauvre aïeul Léopold, cherchant avec tant de mal des traces de sa carrière militaire dans les Mémoires sur Tally-Tollendal, Soupire, Bussy, dans les histoires de la guerre de Sept Ans, dans celles de la conquête des Indes et de la chute de Pondichéry ; quand je cherche son miroir chez Thackeray, Judith Gautier, Bernardin de Saint-Pierre, Voltaire, et peu à peu _ aussi _ (mais je résiste, je résiste) dans mes propres souvenirs _ aussi _, quêtant des équivalents _ voilà ! et forcément : peut-on en faire totalement l’impasse ?.. _ de son séjour indien dans mes propres expériences orientales, dans mes lectures, de ses voyages en mer dans mes propres voyages, de sa soumission aux ordres militaires dans ma propre conception d’une discipline professionnelle et dans mon refus obstiné de l’exercice du pouvoir« …

Avec cette réponse-ci, dès l’ouverture du chapitre suivant, à la page 70 :

« Oui, je lutte contre son oubli, mais je refuse de faire de lui, de ce que je glane de sa vie, une marionnette romanesque.

Et pourtant j’aimerais faire revivre _ voilà : par la magie de l’écriture vraie… _ Marie-Jeanne, la créole des Indes arrivant au Jura, avec ses deux filles, Jeanne et Marie-Anne, et leurs habitudes indiennes, se retrouvant dans le climat hostile de la Franche-Comté et entre les étroits murs de l’hôtel de Salins-les-Bains, vieil hospice médiéval, acquis par Léopold et sans doute rénové à la hâte. (…) Comment étaient-ils tous passés du golfe du Bengale à l’ennui des vallonnements du Jura ? (…) Pauvre Léopold, ombre du héros anonyme qu’il avait été à Madras, à Pondichéry, à Karikal…« 

Et c’est en effet cette idée de faire appel à des comparaisons avec des tableaux _ de Zoffany, Lépicié, et indirectement Courbet _ décrits, qui va faire démarrer la partie imaginée du roman :

« Le roman peut commencer« , lit-on, page 82, en conclusion du chapitre « L’Ayah« …

Et : « Rien n’est plus enivrant pour un romancier que l’invention d’un peintre. Balzac, Henry James le savaient. Zola, Stendhal eux-mêmes et, au Japon, Sôseki« , lit-on, page 85.

« La musique est l’absolu de l’expression du sentiment et la transfiguration de la conscience du temps. La peinture est l’idéal de la description : lumière, regard, organisation de l’espace intérieur et de l’espace extérieur« .

Page 125, René de Ceccatty, au décisif chapitre intitulé « La seule réalité possible« , poursuit et développe son idée de l’étrange puissance magique de l’Art, quand il est à son meilleur,

dont j’ai relevé plus haut des exemples, aux pages 66 : « Plus proches« , 122 : « plus vivante« , et 124 : « moins de réalité » :

« Pour moi, le passage fortuit _ purement fictionnel, à Salins-les-Bains en 1773, auprès de la famille de Léopold Pavans de Ceccatty _ des deux peintres _ Johann Zoffany et Nicolas-Bernard Lépicié _ est la seule réalité possible _ à l’exclusion, donc, de tout transmission génétique ! _ qui m’unisse _ voilà _  à elles, à eux. Et quand elle se marient _ Jeanne et Marie-Anne, en 1782 et 1794aux deux frères de Miserey _ Charles-Armand Girod de Misereyet de Rennes Charles-Gabriel-Léonard Girod de Miserey _, je les abandonne, elles ne me sont plus rien.

Quand Jeanne oublie Nicolas, oublie la toile roulée au grenier, oublie qu’elle a écouté à la porte des deux amis murmurant avant de s’endormir, elle ne m’est plus rien. (…)

Et cela m’amuse, parce que pense à Marguerite Duras, je pense à Sigalon à Rome dans les années 1835 _ sur Sigalon à Rome, et Stendhal, et Michel-Ange, cf l’admirable « Objet d’amour«  de René de Ceccaty, en 2015 ; et mon plus qu’enthousiaste article du 24 mai 2016 : « «  _, parce que je suis familier du monde de la peinture. (…)

Et c’est ce qui fait que la réalité est là, dans un tableau même imaginaire, plus que _ voilà ! voilà ce que sont les divers degrés de réalité qui nous parlent et qui nous concernent vraiment ! _ dans des archives, plus que dans le sang (à supposer que le même sang coule dans mes veines que dans celles de Marie-Jeanne Lenoir.

Et qu’elle est surtout là, dans ce cahier tunisien acheté à Mégrine, près de la gare de Sidi Rezig _ ou est alors en train de s’écrire, voilà !, en avril 2020, ce beau « Soldat indien« …

Et je me rappelle le ton que prenait naturellement maman, pour prononcer ce nom de Sidi Rezig, un ton à la fois ironique et parodique où pointait une forme de désespoir et de désabusement _ oui _, comme lorsqu’elle évoquait sa première affectation à Foum Tataouine, comme institutrice avant le retour de papa de New-York« , page 126.

Au chapitre « Les Ruines« , aux pages 127-130, René de Ceccatty revient sur l’expérience de son nouveau retour sur les lieux _ dévastés _ de la Mégrine de son enfance , ce 12 avril 2019, et fait à nouveau le lien entre cette expérience-là et le travail qu’il va réaliser _ et aura réalisé, par la recherche et l’écriture, en 2020-2021 _ sur le destin indien et post-indien de son ancêtre Léopold…

Pages 129-130 :

« Le cahier d’écolier _ acheté près de la gare de Sidi Rezig ce 12 avril-là _ était le seul objet qui me procurait une sensation d’appartenance non à un pays, ni à une fonction, ni à une identité, mais à un rôle _ voilà : à tenir, endosser ; le rôle « tenant«  et faisant sien celui qui se trouve l’endosser. Appartenir à un rôle : voilà de quoi donner profondément à méditer.

Or ce n’était pas ce cahier qui rendrait _ vraiment, en quelque sorte _ ma présence dans les ruines (que mon frère _ Jean Pavans _ trouverait, quand je lui en montrerais les photographies, si pauvres et désolées qu’il ne comprenait pas que je n’aie pas voulu en détruire le souvenir, comme une part sinon honteuse ou indigne, du moins affligeante, de notre passé, de notre origine qui traduisait toute l’implacable déchéance des générations depuis deux siècles, déchéance accrue par la déshérence _ de ces lieux _ successive à la colonisation et à la décolonisation : cet abandon, cette misère, cette absence impersonnelle, cela ne ressemblait à rien _ sauf que c’était peut-être précisément ce rien qu’il importait de révéler, de ne pas esquiver, effacer, oublier, fuir… _) :

tout au plus ce cahier m’offrirait-il l’illusion _ voilà… _ de consolider _ par le constat de fait dont il allait témoigner noir sur blanc _ cette furtive expérience d’un séjour si pauvre, si décevant qu’il fallait que le remplisse d’un autre passé que le mien, celui d’une famille imaginaire fantasmée, donc, pour l’essentiel… _ même si les archives d’état-civil peuvent témoigner du lien sinon sanguin, car une fois encore qui sait ?, du moins légal, qui m’unit à Léopold et à ses femmes créoles, comme aux quelques noms qui, avant et après lui, sont à des variantes près de prénoms et d’orthographe le mien et celui de mon frère et de mes cousins. Et à vouloir chercher des points communs, on perd toute personnalité » _ mais ces « points communs« -là, même trouvés et avérés, dissolvent-ils nécessairement pour autant toute singularité un peu personnelle ? Étouffent-ils la moindre liberté de sujet de la personne ?.. Voilà aussi une question que l’on peut se poser.

Qu’est-ce donc qu’un atavisme ? Et quelle est sa portée, en plus de sa teneur ?

N’y a-t-il donc rien du tout à en tirer ?..

Qu’en dirait le moine Dôgen ?

Ce jeudi 3 février 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Francesco Piemontesi confirmé !

29oct

Dans son article de ce jour, Ultima verba,

sur son décidément régulièrement passionnant blog Discophilia,

Jean-Charles Hoffelé à son tour s’émerveille

de la réalisation par Francesco Piemontesi

des trois dernières sonates pour piano de Schubert

_ en un double CD du label Pentatone PTC 5186742.

C’est à une nuance près que je partage son avis :

à mon oreille et à mon goût,

l’interprétation par Francesco Piemontesi de la dernière de ces trois dernières sonates de Schubert,

saisi ici en live,

à la différence des deux précédentes,

loin de me paraaître inférieure,

me touche encore plus

par l’authenticité de sa liberté…

ULTIMA VERBA

Dix années à voyager en compagnie des trois dernières Sonates de Schubert, pas moins ! Ce n’est pas une vie comme pour Schnabel ou Kempff, mais pourtant Francesco Piemontesi va au cœur des œuvres comme ses célèbres ainés.

L’autorité sans maniérisme qui emporte le sombre Allegro de l’ut mineur, avec ses replis de silence, ferait plutôt penser à Arrau dont Schubert fut l’ultima verba, cette tension terrible sans aucun effet, cette nudité du chant dans la profondeur du clavier que n’enjolive pas la prise de son parfaite de Johannes Kammann, d’ailleurs aidée par l’acoustique de la Salle de Musique de La Chaux-de-Fonds où les micros n’ont qu’à cueillir les notes.


C’est comme l’essence de Schubert, sans que jamais le tragique ne vienne défaire la noblesse du discours, la hauteur de vue d’une interprétation qui se veut d’abord humblement lecture. C’est encore plus vrai dans les escarpements de la grande Sonate en la majeur, conquérante, plus lumineuse durant tout l’Allegro initial qui prend des allures de symphonie. L’Andantino pourra paraître, lied terrible, nu, au rythme implacable, dont l’orage est une vraie apparition. Piemontesi trouve l’émotion sans la chercher, contrairement à la stupéfiante proposition d’Andrea Lucchesini qui rappelait sans cesse l’ombre de Beethoven, n’admettant ici que Schubert.

Pour la Sonate en si bémol majeur, il aura préféré une prise en concert, choix évident pour une œuvre dont le Molto moderato veut la grande ligne, la respiration continue et l’écho même de celle-ci. Mais pourtant, le degré de concentration que lui avait offert le studio ne s’y retrouve pas, le discours se cherche, trouve souvent mais interroge aussi. Il faut y adhérer pour entendre, au deux sens du terme, le projet poétique si singulier que Piemontesi aura voulu incarner en dépareillant le triptyque, osant affirmer que l’ultime Sonate doit résonner absolument différente, et comme un ailleurs de musique.

LE DISQUE DU JOUR

Franz Schubert (1797-1828)


Sonate pour piano No. 19 en ut mineur, D. 958
Sonate pour piano No. 20 en
la majeur, D. 959

Sonate pour piano No. 21 en
si bémol majeur, D. 960

 

Francesco Piemontesi, piano

Un album de 2 CD du label Pentatone PTC5186742

Photo à la une : le pianiste Francesco Piemontesi – Photo : © Marco Borggreve

Ce mardi 29 octobre 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple

26août

Paul Valéry (Sète, 30 octobre 1871 – Paris, 20 juillet 1945) est probablement le « contemporain capital«  _ selon une expression de Michel Jarrety en son indispensable biographie : Paul Valéry, parue aux Éditions Fayard au mois de mars 2008, en ses 1366 pages : on y apprend beaucoup, beaucoup, et pas seulement de cet immense poète et poïéticien ! (et jusqu’en ses impasses…) _ du siècle passé (du moins sa première moitié) en France.

Et si je me suis personnellement attelé à cette somme, somptueuse qu’est cette biographie de 1366 pages de Paul Valéry par Michel Jarrety _ une merveille de lumières tant sur l’artiste que sur son époque : que de rencontres importantes celui-ci fait ! que de perspectives son inlassable penser (auroral !) sait tracer ! _,

outre que je suis un passionné de l’œuvre multiforme (et trans-genres) de Valéry (en plus de la sensualité sidérante, comprimée à en rompre, de sa poésie : Charmes !),

c’est dans le cadre de mes recherches _ estivales _ sur un musicien lui aussi fondamental, en sa magnifique singularité et originalité foncière _ qu’on se le dise ! approfondies en la solitude volontairement assumée de sa méditation-création-composition ! _, et passionnément épris de poésie _ il réfère très explicitement la plupart de ses œuvres de musique à des pièces de poésie ! _ : Lucien Durosoir,

presque parfait contemporain de Paul Valéry : Boulogne-sur-Seine, 5 décembre 1878 – Bélus (près Peyrehorade, dans les Landes), 4 décembre 1955 _ cf mes articles Musique d’après la guerre et le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!!… J’y reviendrai ! _ ;


dont il faut remarquer, toutefois, l’exacte dissymétrie des parcours artistiques : c’est entre 1900 et 1914 que le violon de Lucien Durosoir brille sur les scènes du monde, de par toute l’Europe (de Berlin et Vienne à Moscou), alors que Paul Valéry, lui, alors produit (et publie) peu et, à part son office de lecteur d’Édouard Lebey, le patron de Havas, se cantonne quasi exclusivement à son antre familial ; tandis que l’après-Guerre voit le (très brillant) devenir mondain et européen (notamment en ses activités internationales au profit des institutions culturelles de la S.D.N.) de Paul Valéry, quand Lucien Durosoir, renonçant à poursuivre sa carrière de virtuose du violon, se consacre, lui, quasi exclusivement _ pardon du pléonasme _ à la création-composition musicale (aux œuvres peaufinées, parfaites !), ne laissant apparaître au concert,

et encore plus souvent privés _ le 25 octobre 1924, pour la sonate pour violon & piano Le Lis + le Quatuor à cordes n°2 ; le 6 novembre 1929, pour Idylle (pour quatuor de flûte, clarinette, cor & basson) ainsi que Rêve (pour violon & piano) ; le 11 juin 1933, pour Oisillon bleu (pour violon & piano) + le Quintette avec piano ; et le 19 juin 1934 pour la sonate pour piano Aube + Improvisation, Maïade & Divertissement (pour violoncelle & piano) + le Quatuor à cordes n°3) _

que publics ! _ le 10 novembre 1920, pour Poème (pour violon, alto & orchestre) ; le 2 février 1922, pour le Quatuor à cordes n°1 ; et le 21 octobre 1930, pour Caprice (pur violoncelle et harpe) + le Quintette avec piano_,

qu’une petite proportion de ses œuvres (moins du tiers) ;

aucune de ses œuvres ne connaissant la publication en partition…

Le souci de la diffusion et de la réception n’est pas son fort : Lucien (survivant de la Guerre et des tranchées) se concentre entièrement sur le travail (seul sacré) de création.

Ce qu’il y a de commun à Lucien Durosoir et Paul Valéry en tant qu’artistes _ et à quoi tous deux doivent très concrètement impérativement « répondre«  au fil du quotidien de leurs vies (et travail de création) _, c’est la situation (reçue) et l’impulsion (creusée) très féconde _ surtout ! _ de la « tension » entre un très puissant et authentiquissime « Idéal d’Art » et l’obligation d’assumer les nécessités du quotidien : pour lesquelles ces deux artistes si singulièrement créateurs vont fournir, au même moment (= l’après Grande Guerre ; on ne sait pas encore que ce sera un Entre-Deux-Guerres : à partir de 1919), deux réponses absolument dissymétriques, donc…

Concrètement,

Paul Valéry doit faire face au changement de situation que lui impose le décès de son Patron (depuis 1900), Édouard Lebey, le 14 février 1922, avec la perte du salaire (confortable) que celui-ci lui assurait ;

et Lucien Durosoir, lui, doit,

d’une part, surmonter le traumatisme violentissime (et pour jamais !) des tranchées, au quotidien, de 1914 à 1918 _ assez loin de ce que vivait (et de ce dont pouvait se faire une « idée » !) « l’arrière«  !.. _ ;

puis, d’autre part, le devoir filial de s’occuper, et au quotidien, de sa mère, devenue totalement impotente en décembre 1921 (de santé très fragilisée, elle ne peut plus désormais se déplacer qu’en fauteuil roulant) :

telles sont _ et quasiment au même moment : décembre 1921 et février 1922 ! _ les circonstances _ contingentes _ que l’un et l’autre rencontrent (et doivent affronter-surmonter) sur le chemin de leur devenir artistique ; et les réalités avec lesquelles « doit faire avec« , aussi, leur « Idéal » du Moi, qui se trouve être aussi, pour chacun d’eux, un « Idéal d’Art » ! : d’où l’apport de leur confrontation-comparaison ici…

Si Luc et Georgie Durosoir emploient fréquemment le mot d' »ermitage » pour le choix de Lucien Durosoir de venir vivre (et écrire de la musique) bien loin du monde des concerts (et de ses mondanités afférentes…) de Paris, en l’occurrence à Bélus _ ce très verdoyant oppidum arboré de l’extrémité occidentale de la Chalosse _, en 1926 _ il s’y installe avec sa mère le 4 septembre _,

et une fois qu’il aura définitivement renoncé _ en décembre 1921 _ aux perspectives de « reprise » de sa carrière de concertiste virtuose du violon _ quand il renonce au contrat qu’il devait signer avec l’Orchestre Symphonique de Boston, que dirige son ami Pierre Monteux ; cf sur cela mon article juste précédent, du 29 juillet dernier : le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!! ; il devait signer ce contrat le lendemain de l’accident rendant à jamais sa mère impotente ; et ne partira donc pas, ni alors, ni jamais, en Amérique ! _ ;

on voit comment, dans son cas, se tissent les rapports entre le parcours artistique et les circonstances à assumer-surmonter ;

Paul Valéry, lui,

va assez vite _ cela lui est quasi consubstantiel, toutefois : dès son installation à Paris en mars 1894, et l’existence assez difficile qu’il y mène, même aidé par les subsides (indispensables) que lui font parvenir sa mère et son frère aîné… _ se trouver partagé « entre la volonté de se préserver » et « d’écrire pour soi« , d’une part _ ce qui prédomine les dix-sept premières années de son mariage, de 1900 à 1917 _ ;

« et la nécessité _ pour assurer sa vie et celle de sa famille : il se marie le 29 mai 1900 avec Jeannie Gobillard, une nièce de Berthe Morisot, et ils ont bientôt leurs deux premiers enfants, Claude et Agathe ; mais la santé fléchissante de son « Patron » (il l’est devenu le 1er août 1900), Édouard Lebey (que les ennuis de santé avaient contraint à prendre un peu de recul avec la direction de l’Agence Havas…), l’oblige à envisager pour son futur d’autres « ressources » financières… _ d’écrire pour autrui _ et de publier », d’autre part…

Du côté de sa nécessité intérieure et de sa priorité d’auteur (même secrète : il ne s’en confie qu’à des amis proches : Pierre Louÿs, André Gide _ ils l’avaient poussé et encouragé puissamment à écrire ! et leur impulsion, à tous deux, avait été, au départ, décisive ! ; même si, pour eux deux, l’objectif entendu était surtout de « publier«  !.. et se faire un nom dans le monde des Lettres… _, ou André Lebey, le neveu du « Patron« …)

_ « Ces Cahiers sont mon vice !« , cite Michel Jarrety page 153 ; ou son « luxe«  prioritaire, vital !!! mais lui-même sait bien que ce « seul fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital » n’en est pas moins, aussi, « sans doute placement à fonds perdu« , ainsi qu’il l’écrit à son ami André Lebey, en juillet 1906, et que le rapporte Michel Jarrety page 318 : un élément capital pour notre dossier, on le voit !.. ; mais Valéry assume cet « à fonds perdu«  !.. _,

se révèle ce que Michel Jarrety nomme très justement son « robinsonisme«  :

au moment de l’ouverture de « la légendaire série des Cahiers qu’il va tenir jusqu’à sa mort«  (page 151)

_ soit un massif de « deux cent soixante Cahiers qui finira par compter près de trente mille pages« , page 152 : très probablement le Grand Œuvre de Paul Valéry ! même si encore très méconnu de nous : faute de nous y orienter assez clairement !.. _,

en octobre 1894

_ et « pour un demi-siècle, un espace d’écriture privée vient de s’ouvrir _ et sa formidablement jouissive dynamique ! _, où la pensée ne se développe _ et c’est cette dynamique-ci qui le passionne… _ que selon des catégories personnelles _ c’est une condition sine qua non _, et ne s’exprime souvent que dans une langue faite pour soi, une manière d’idiolecte parfois, avec ses abréviations, ses sigles ou encore ses cryptages« , page 151 : soit la quintessence, si peu fréquentée encore aujourd’hui des lecteurs que nous sommes, en 2010, de l’œuvre de Valéry !!! _,

Paul Valéry « passe visiblement _ et pour lui seul _ du dehors du monde _ sans que jamais il se désintéresse, non plus, de « la marche » de celui-ci, bien loin de là ! ; ni de ses effets : Paul a pour une des tâches majeures auprès d’Édouard Lebey de lui lire le flux copieux des dépêches de l’Agence Havas, au fil des jours du monde, donc… _

du dehors du monde, donc,

au dedans de son univers personnel. C’est le laboratoire _ hyper-actif et admirable : génialissime ! _ de sa pensée en même temps que son atelier d’écritures : ici tout s’inscrit _ formidablement _ librement, se compose et se reprend _ sans cesse : extrêmement vivement ! _ dans la diversité de la réflexion et la spontanéité de l’en-avant » ;

d’autant que ces Cahiers « ne répondent à aucun genre » _ comme le souligne fort bien Michel Jarrety _ : « ils échappent au Journal » ; « ne ressortissent pas davantage à l’essai » ; ni « ne sont un _ simple _ espace préparatoire qui leur donnerait le statut de brouillon« … (toujours page 151) : c’est rien moins que le jardin secret de l’expérience « en-avant » du penser même, s’exerçant auroralement, de Valéry, bien loin des soucis (de « pose« , ainsi qu’il se le formule à lui-même) de la moindre communication à autrui, et publication, a fortiori, que ce soit…

Le « luxe« , oui, existentiellement nécessaire _ mais non narcissique ; à ambition d’impersonnalité universelle : les rapports entre intellect et affectivité sont complexes chez Paul Valéry ! de même que sa réticence (récurrente) aux philosophes, à Nietzsche ; et à Freud… _

de son _ très élevé ! _ « Art » à lui : à l’instar _ pas moins ! _ d’un Léonard de Vinci ou d’un Descartes ; un « Art » (qui se veut an-historique ; autant qu’a-biographique) complètement solitaire et non public… Quel « luxe » ! en effet, que si haute exigence de l’exercice débridé et quasi sauvage de ce « penser » si volontairement exacerbé !..


Paul Valéry va y demeurer jusqu’à ses derniers jours extrêmement fidèle ; même si la vie (extérieure) qu’il mène dans les années trente l’amène à un peu plus de relâchement (et de moindre ambition, peut-être…) envers le travail de « penser » de ses Cahiers :

« Le délice _ voilà : Valéry est un délectueux du « penser«  ! _ de penser des idées vierges et d’apercevoir des relations non encore perçues, d’en défaire d’autres qui ne sont pas nécessaires, ne me séduit plus, ne me défend plus, ne me fortifie plus« , laissera-t-il échapper, en un moment d’abattement, en une lettre à Renée Vautier, le 28 mars 1932 _ page 822.

Et page 896, Michel Jarrety juge que, en 1934, « ce sont les dividendes de son œuvre passée qu’il engrange surtout _ voilà la nuance… _ désormais, car, pour le reste, son talent ne se monnaye plus qu’en petits écrits de commande, d’où la haute ambition de jadis s’est retirée sans qu’il se l’avoue » forcément, ou toujours… Alors, en effet, « depuis plus de dix ans que Charmes est paru, l’écriture poétique s’est tarie ; et la théorie même qu’il avait commencé d’exposer avec tant d’éclat en 1928, ne semble plus guère le solliciter ; en Valéry le poète s’est effacé devant le penseur du monde présent, le passeur de la culture en Europe, et l’orateur de la République« , page 901. Tout cela finit par le requérir trop, au point de finir par peser même sur l’enthousiasme des Cahiers

D’autant que, de plus, « il n’appartient plus à ses amis _ à sa famille, cela fait assez longtemps, même si Michel Jarrety ne s’y attarde pas trop : Paul Valéry accordant aussi du temps à ses maîtresses successives : Catherine, Edmée, Renée, Émilie, Jeanne : entre 1920 et 1945… _, ni d’ailleurs _ et c’est ici l’aspect qui nous intéresse présentement, dans la perspective de l’écriture des Cahiers_ non plus à lui-même« , page 903. C’est que « se ménager du temps est nécessaire pour l’esprit. Pour l’esprit, il faut du temps perdu« , ainsi que Paul Valéry le déclare à Dorothy Dudley au mois d’août 1935, page 942…

Et choisir ses fatigues : il en est de plus saines que d’autres…


« Les questions _ ici _ abordées _ en ces si précieux Cahiers ! _ touchent aussi bien à son expression d’écrivain et à la théorie _ de la création, au-delà même de la seule littérature ; de la genèse même du « penser«  jaillissant… _ qu’elle lui inspire _ source de ce qui deviendra pour Paul Valéry la Poétique : un axe majeur (!) qui émerge de ce penser de l’Art, et quant au génie en acte ! _, qu’à l’analyse souvent très précise du langage, à la critique de la philosophie _ trop abstraite, trop coupée des « formes » (ou métaphores, dirais-je)… _, de l’Histoire _ trop tournée, telle qu’elle fonctionne alors du moins, vers un passé factuel pas assez repensé (encore alors : l’École des Annales naîtra cependant bientôt, dans les années trente…) par ses auteurs, et déjà fossilisé : passé ! ce passé… _ ou bien du roman _ arbitraire, lui : « La marquise sortit à cinq heures« … ; et donc sans assez de rigueur en pareille fantaisie trop relâchée… _, au phénomène du rêve et à la variation des processus mentaux, qu’à l’étude des mécaniques de l’Esprit et du Corps _ émotions, sensations, mémoire conscience _ à cet égard la position de Valéry quant aux travaux de Nietzsche et de Freud demanderait autant d’approfondissement et affinage que celle quant à son rapport à la philosophie de Bergson, un peu mieux approchée (sinon affrontée) par lui : Bergson et Valéry ont l’occasion de se rencontrer parfois (notamment à l’Académie française, à partir de 1925 : ils y seront collègues ; comme plus tard, au Collège de France)…

Valéry l’a lui-même écrit : « La  spécialité m’est impossible«  » ; et il s’entend lui opposer : « Vous n’êtes ni poète, ni philosophe, ni géomètre _ ni autre. Vous n’approfondissez rien _ ce que à quoi savent « se consacrer« , eux, les dits et reconnus « spécialistes » spécialisés (de la profession !), sachant, et rien qu’eux, creuser bien plus sérieusement leur sillon ! leur domaine d’autorité (et d’exclusivité sourcilleuse ! en conséquence de quoi…). De quel droit parlez-vous de ceci à quoi vous n’êtes pas exclusivement consacré ? » _ page 152. Valéry, lui, est, dans sa « robinsonade« , librement et parfaitement « trans-genres«  ! Quel « luxe«  ! donc : nous le constatons une fois de plus… Oui, Paul Valéry est un jouisseur de l’action (formidablement exigeante !) du « penser« 

C’est que, aussi, sa « maîtrise de soi par soi » qui caractérise son ambition intellectuelle, en « une sorte d’autothérapie où s’affirme la volonté de renforcer les défenses de l’intellect contre les menaces sentimentales que Madame de R. _ la baronne Sylvie de Rovira : adorée (désirée) sans qu’il ose se déclarer, en sa prime jeunesse, à Montpellier _ a si douloureusement, naguère, fait peser sur lui » _ cf l’épisode du choc salvateur de « la nuit de Gênes« , la (très dramatique) nuit du 4 au 5 octobre 1892, au palais de la Salita San Francesco, où habite sa tante Vittoria Cabella, la sœur de sa mère… _,

c’est que sa « maîtrise de soi par soi » qui caractérise son ambition intellectuelle

« s’accompagne d’une volonté _ très sévère ! _ de dominer les connaissances reçues« , qui « donne aux Cahiers une allure rétrospectivement d’encyclopédie personnelle _ où les réponses sont souvent des questions » _ élément décisif ! de l’esprit valéryen ! Et que « constamment s’affirme le désir de forger ses propres instruments de pensée _ voilà ! _, de rompre avec toutes les idées reçues

_ à l’instar d’un Descartes, dont il admire tant le Discours de la méthode ; ou d’un Vinci : cela donnera son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, justement en 1894 : avec ce constat que « la recherche (de comment se forme sa propre œuvre : ici pour Léonard…) commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives« , page 160 : « l’Introduction est une théorie de l’invention, une poétique générale _ voilà ! _ où se dessine _ comme exemplairement _ tout l’universel d’une fabrication« ... _

dans un mouvement de réappropriation _ de l’esprit _ que laisse parfaitement entendre la figure de celui que Valéry nommera le « puissant esprit », qui toujours « bat sa propre  monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son propre signe »«  : voilà donc la hauteur, valorisée, de l’ambition intellectuelle…


Et Michel Jarrety d’excellemment commenter, pages 152-153 :

« La singularité et le sentiment essentiel d’être différent _ en partie du fait de ses ascendances et corse (Bastia) et italienne (Gênes), probablement : déjà en son enfance à Sète et à Montpellier _ que nous avons vu se faire très tôt chez le petit Paul prennent maintenant une dimension intellectuelle majeure. Mais également toujours existentielle« , souligne Michel Jarrety, qui apporte à ce dossier-ci une lettre, toujours en 1894 (le 10 novembre), de Paul Valéry à André Gide :

« Ce que je sais, c’est que je me sens réellement trop différent _ non peut-être que je le sois plus, mais que je le sente et tende à le sentir _ l’expression parle ! _ plus que n’importe qui _ des gens. Te rappelles-tu : je te disais abandonner les idées que j’avais dès que d’autres me semblaient les avoir. C’est toujours vrai. Je veux être maître chez moi« … Valéry n’est pas un ami du conformisme grégaire !

D’où son « insularisme » ; et « robinsonisme« , donc : ce sont là des expressions siennes…


« Être maître chez soi, comprendre _ au tamis de son questionnement méthodique permanent propre _, et réinventer _ = jamais seulement adhérer, acquiescer, imiter, suivre _ : tel est son « robinsonisme » _ m’y revoilà donc ! _, selon un mot qu’il affectionne ; tel est aussi bien _ dès 1894, donc : Valéry a vingt-trois ans _ l’horizon des Cahiers où il écrit très tôt : « J’existe pour trouver quelque chose. » Innommé, ce quelque chose (…) définit l’en-avant _ follement audacieux (soit un « Idéal d’Art«  !) _ de l’entreprise » _ qui sera celle de l’axe majeur de sa vie.

Et Michel Jarrety de commenter ce qu’il nomme « l’authenticité«  de cette « manière d’autoportrait intellectuel« , dès 1894 : elle « vient tout entière de ce que l’auteur n’écrit que pour soi ; et que, dans le refus de se montrer, il échappe au péril de la pose. C’est une œuvre privée, séparée de l’œuvre publique«  ; et de commenter encore, toujours page 153 : « et du coup, les questions que celle-ci _ l’œuvre publique _ a reprises et rendues familières semblent souvent faire ici l’objet d’un traitement plus personnel encore, plus profond _ voilà ! _ et souvent plus caustique _ voilà ! il n’y a là nul garde-fou… _ où s’affirme la souveraineté d’un Je »

_ car dans le commerce humain, Paul Valéry est d’une (remarquablement égale) exquise amabilité ; jamais il ne se fâche, ne cherchant jamais à convaincre ; de même qu’il garde toujours à distance les opinions d’autrui : le charme (sans efforts, jamais, sur soi, de briller) de sa conversation, sera quasi unanimement apprécié ! Il lui devra sa réussite dans le « monde« , à partir de 1917, et les succès extraordinaires de sa carrière publique des années vingt et trente : élection à l’Académie française (le 19 novembre 1925) ; postes à diverses antennes de la S.D.N. ; administrateur du Centre universitaire méditerranéen de Nice (en 1933)  ; président de la Commission de synthèse de la coopération culturelle pour l’exposition universelle (en 1936) ; chaire de poétique au Collège de France (le 7 mars 1937)…

...
Mais aussi « se découvre« , ainsi
_ ici et à ce moment de sa vie : dès 1894 (dans sa chambre à la Pension de Madame Manton, rue Gay-Lussac) ; puis, encore, à partir de 1900 (chez lui, au domicile familial de la rue de Villejust) _, « la tension » qui marquera l’existence entière de Valéry _ jusqu’à l’organisation même de ses journées : le « penseur«  « à l’exercice«  se réservera dorénavant (dans le cercle familial et ailleurs : toujours !) les heures autour de l’aube pour l’aventure de sa recherche (et création) la plus personnelle, dans la solitude la plus lucidement claire (= « pure«  !) de ces petits matins ! tout au long de sa vie, avec une inflexible discipline de l’esprit ! et surtout avant que le reste de la maisonnée ne s’éveille et répande son tapage… ;

avec ce que lui-même nomme, en ses Cahiers, en 1938, une « exaspération de la répétition«  :

« Je suis né, à vingt ans, exaspéré par la répétition _ c’est-à-dire contre la vie. Se lever, se rhabiller, manger, éliminer, se coucher _ et toujours ces saisons, ces astres. Et l’Histoire ! _ su par cœur. Jusqu’à la folie… Cette table se répète à mes yeux depuis 39 ans ! C’est pourquoi je ne puis souffrir les campagnes, les travaux de la terre, les sillons, l’attente des moissons« , page 1077 : c’est la gangue du déjà prévu (et de ce qu’il faut « suivre » ; ce à quoi il faut « se conformer » : végétativement !) qui l’exaspère !.. Et personnellement, je le comprends pour partager cette sorte de complexion impatiente de la « neuveté«  du vrai singulier ! à rencontrer ! _,

mais aussi « se découvre« , ainsi, « la tension » qui marquera l’existence entière de Valéry

entre _ d’une part _ la volonté de se préserver, d’écrire pour soi

_ à sa table : cf ce mot terrible, page 1198, le mercredi 30 juin 1945, quand le docteur « Gutmann ordonne un  régime lacté, dresse un programme de soins complets, et surtout demande à Valéry de s’aliter. Or c’est à cela qu’il peine à se résoudre : « Mais me séparer de ma table _ d’écriture ! _, c’est me séparer de moi-même, se récrie-t-il. Je n’existe pas sans elle ». Le médecin insiste : on lui installera sur son lit une table d’hôpital. Jeannie _ Madame Valéry _ transporte dans sa chambre le cahier en cours _ voilà ! _, quelques livres, quelques cigarettes également qu’on rechigne à lui interdire ; et pour le reste, Gutmann le rassure : il ne lui demande que de s’aliter quelques jours. Pieux mensonge ? En tout cas, il ne se lèvera plus « , page 153… _,

et _ d’autre part _ la nécessité qui se fera jour par la suite

_ pour trouver de quoi subvenir suffisamment confortablement aux besoins de sa famille, principalement : mais condition toujours relative et seconde, à laquelle Valéry ne se soumet que de mauvais gré, « à reculons« , et souvent avec retards… _

d’écrire pour autrui _ et de publier », page 153 toujours :

une articulation décidément cruciale !

Michel Jarrety compare alors _ en 1894, à l’ouverture des Cahiers _ le « rapport à l’œuvre » (ou au « Livre« ) de Paul Valéry à celui de Mallarmé _ ils sont alors très proches _ et précise ce qu’il qualifie, page 155, de leur « essentielle différence » :

« alors que Mallarmé à tout sacrifié à son œuvre, le jeune Valéry qui commence ses Cahiers se soucie maintenant de renforcer davantage son pouvoir _ d’invention-création par l’esprit _ que de le traduire _ ce « pouvoir« -ci : poïétique, et au sens le plus large : au-delà tant du poème que de la littérature… ; on comprend pourquoi Paul Valéry donnera le nom de « Poétique«  à la chaire que lui offrira le Collège de France, en 1937 : voilà son objet tant principal que principiel : la genèse de la création du génie au travail… _

le jeune Valéry qui commence ses Cahiers se soucie maintenant de renforcer davantage son pouvoir

que de le traduire en des livres _ bouclés, finis _,

et préfère déjà l’exercice _ infini, lui ; indéfiniment poursuivi et repris… _ de l’œuvre à son accomplissement«  _ fini : « la bêtise«  étant, comme souvent, « de conclure« … ; page 155 donc. Et on sait que la « bêtise » n’est « pas le fort«  de Monsieur Teste

Michel Jarrety dira, page 709, que « le tableau que Paul Valéry brosse de la création littéraire _ tel est bien son objet : comprendre et éclairer ce processus imprévisible (= non mécanique ; non algoritmique) de création ! _ est finalement celui d’un ensemble d’aléas, d’obstacles, inégalement surmontés _ voilà : surmonter !!! _, et de repentirs _ aussi : certes ! _ où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur _ et son aura narcissique _ s’en trouve presque dissoute » _ c’est pré-foucaldien !..

Ce trait-ci _ de négligence relative de l’accomplissement du penser en œuvres achevées _

distingue d’ailleurs

celui _ Paul Valéry _ qui fut marqué à son départ par l’esthétique _ toute d’« évocations » approchées, sinon approximatives ; et toujours approchantes : à l’infini d’un sfumato _ symboliste

_ et Michel Jarrety de citer, pages 1115-1116, un splendide article de Paul de Man (le futur grand ami de Jacques Derrida), venu assister à une conférence donnée à Bruxelles le 9 janvier 1942, par Paul Valéry (sur ses « souvenirs poétiques« ) ; et « recueillir » les « propos » du maître : l’article s’intitule « Paul Valéry et la poésie symboliste » et a paru dans l’édition des 10-11 janvier du Soir de Bruxelles :

« larticle qu’il rédige ce jour-là demeure précieux par le témoignage qu’il nous offre de la découverte qu’une jeune intelligence, tout à coup, pouvait faire d’un vieil écrivain » ; j’y reviendrai un peu plus loin, tant je trouve sa teneur significativement pertinente quant au statut de l’Art et de son Idéal ! Disons pur le moment que selon Paul de Man, la « génération » de Paul Valéry (= la génération « du symbolisme« ), parvint à faire son salut, parce qu’elle trouva une valeur qui permettait de concentrer ses appétits spirituels » « _ il venait de préciser que « le symbolisme était un élargissement extraordinaire de la fonction artistique qui était appelée à embrasser toutes les branches et tous les secteurs de l’activité humaine« , page 1115. Et « cette valeur était l’art«  _ dont tant l’accomplissement, de la part de l’artiste, que le goût (pour accéder à ses jouissances), de la part du public, impliquaient le « respect pour certaines formes de l’intelligence humaine qui ne peuvent s’exercer que dans le calme et la sérénité » (et pas « l’agitation«  ! « grinçante«  et « mécanisée » « du monde moderne« …) ; « et ce respect, Paul Valéry l’a conservé ; et il reste l’élément principal de ses préoccupations et de ses actes. Et cela suffit à donner à cet homme, qu’on a voulu dépeindre comme frivole et léger, une gravité sans bornes lorsqu’il parle de certains aspects de la vie présente« , page 1116 _

et celui,

qu’est le musicien amoureux de poésie : Lucien Durosoir,

_ je poursuis, en filigrane, ici, ma comparaison de ces deux « formes«  de « génie créateur«  en cette première moitié du XXème siècle : deux artistes majeurs !.. et tous deux assumant (même si ce sera selon des formes différentes, et même dissymétriques, à la fin…) leur très puissante singularité ! _

qui se réfère, lui (en frontispice _ c’est à relever _ de beaucoup de ses œuvres musicales),

au modèle d’œuvre _ achevée, au double sens du terme : et dans le temps, et dans la réalisation de son « Idéal artistique«  ! _ des Parnassiens (Leconte de Lisle et Hérédia),

ou, aussi, de l’école romane (de Jean Moréas)

en un geste que je qualifierai, pour l’instant, de « classicissant« ; dans la valorisation d’un modèle (visé) achevé de « forme » (soit à l’inverse de l’inachevé et du sfumato ! symboliste…) ;

même si « libre« , formidablement libre, dans le « jeu » vibrant de ses « mouvements » généreusement riches et puissants,

et richement et puissamment contrapointés, en ce qui se tisse musicalement… _ j’y reviendrai : j’y travaille !

Même si les positions de l’écrivain-poète Paul Valéry

et du musicien Lucien Durosoir

se rejoignent, en revanche et aussi _ et c’est loin d’être négligeable _, sur la place qu’ils accordent au statut _ marginal ; sinon parasite ! _ de la « publication » du meilleur de leur travail : le succès public, la réception des œuvres, n’est, ni pour l’un, ni pour l’autre, leur criterium de valeur de l’Art !..

Ni pour Paul Valéry, ni pour Lucien Durosoir, publier n’est une fin _ et encore moins une priorité ! _ artistique ; mais menace bien plutôt, et même assez gravement, l’authenticité (= la « pureté« …) du travail de l’œuvre _ de la part de (par), et en l’artiste _ :

c’est en effet cette « authenticité«  _ et donc « pureté » ! Valéry engagera un vif débat sur ce qualificatif (et l’idée de « poésie pure« ) avec l’Abbé Brémond (suite à la parution d’un Avant-propos, ou préface, qui fait ainsi alors du bruit dans le Landerneau des Lettres, à un (médiocre) recueil de vers d’un jeune admirateur de ses propres vers, Lucien Fabre : Connaissance de la déesse, en avril 1920) ;

et page 292 Michel Jarrety citait cette expression de 1904 : « seules restent donc paisibles les plus pures heures du petit matin, entre la lampe et le soleil, quand tout le monde dort encore«  à propos des conditions optimales que Valéry revendique pour le travail du penser (et écrire : les deux sont liés pour lui) en son dispositif de fécondité créative… _,

c’est en effet cette « authenticité » _ et « pureté » ! _

qui constitue, et cela, pour l’un, Valéry, comme pour l’autre, Durosoir _ avec la même probité envers l’« Idéal » poétique artistique _, la valeur première pour ces deux créateurs éminemment singuliers, chacun en leur art _ et en leur poïétique ! où se déploie et s’épanouit (en un « jeu » poursuivi, subtilement ajointé, de « formes« …) leur « génie«  _, et si parfaitement originaux : hors écoles et hors courants…

Je reviens à la « tension » chez Paul Valéry entre ce que j’ai qualifié plus haut d’un « très puissant et authentiquissime « Idéal d’Art » », d’une part,

et, d’autre part, « l’obligation d’assumer les nécessités du quotidien« , qui va donner occasion à certains malentendus, et même d’acerbes critiques _ pittoresques : on va le découvrir _ de quelques uns…


Paul Valéry,

dont le tempérament (de « sourcier » amoureux surtout des « départs » ; et « exaspéré de la répétition » : à l’identique !..) lui fait privilégier les « commencements » aux « poursuites », « continuations » et, a fortiori, « achèvements » et « terminaisons », ainsi que nous venons de le voir

_ « Valéry est l’homme de l’entame et du commencement, de la note et du fragment« , dit Michel Jarrety page 162… ; après, il lui faudra, non sans efforts contre lui-même,« ajointer«  et « classer«  ;

et « toute sa difficulté à écrire tiendra souvent au très haut horizon qu’il s’assigne d’abord, avant de laisser inachevés bien des textes _ soit d’assumer de bout en bout (= jusqu’au bout d’une œuvre qu’il pût considérer comme enfin achevée !) pareil différentiel de tension ! _, faute d’avoir su les conduire à la perfection qu’il aurait souhaité leur donner«  ;

et « cette modestie est l’autre face de son orgueil« , commente parfaitement justement Michel Jarrety, page 207 :

Paul Valéry n’est ainsi « homme de lettres«  (« il n’a pas envie de faire de livre« , page 212),

ou même poète (!),

que « par raccroc« 

(cf cet extrait, page 535, du Journal de Gide, rapportant ces mots de Paul Valéry lors d’une conversation entre eux le 20 décembre 1922 : « On veut que je représente la poésie française. On me prend pour un poète ! Mais je m’en fous, moi, de la poésie. Elle ne m’intéresse que par raccroc. C’est par accident que j’ai écrit des vers. Je serais exactement le même si je ne les avais pas écrits« …) : Paul Valéry est d’abord et fondamentalement un penseur du penser,

en sa fondamentale intrépidité !..

Ou un poéticien _ à travers le jeu de la concrétude des formes

en déplacement (tectonique)…

Voilà de quoi soumettre et à Michel Deguy, et à Martin Rueff ;

cf mes articles « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff _ deuxième parution »

et « De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue« 

Et même,

pour me recentrer sur les tendances parfois apparemment velléitaires de Valéry (« Son caractère le porte à la velléité« , insiste Michel Jarrety, page 519, en commentant des remarques de Catherine Pozzi : « le curieux de l’esprit valéryen, c’est qu’il est capable de partir pour une découverte extraordinaire et qu’il se perd (et l’oublie) au bout de quelques pas ; même qu’il ne la voit plus. L’esprit sans volonté, étincelles sans effet«  ; et celle-ci ajoutant alors, pro domo : « Il savait bien qu’il lui fallait une volonté et un esprit de renfort »… : de fait, Valéry lui confie alors la tâche de « mettre de l’ordre«  dans ses si précieux Cahiers !.. ; lui préférant continuer de se consacrer exclusivement à la continuation, aurorale, de leur écriture !!! à l’invention-création ! plutôt qu’à quelque (re-)mise en ordre),

Paul Valéry confiera (cf page 402) à son ami le peintre Jacques-Émile Blanche, en une conversation que celui-ci rapportera,

cette distinction-ci de sa personnalité :

« Personne ne peut influer sur ma pensée ; mais en ce qui concerne mon comportement dans la vie, je reste sans volonté, j’obéis«  : c’était à propos de sa « conversion« , vers 1917, « en homme de salon« , par les soins, aux tous débuts, de Madame Mühlfeld (dite « la Sorcière«  : Jeanne Meyer, épouse de Lucien Mühlfeld ; puis, devenue veuve, de Pierre Blanchenay : ce sera une amie très fidèle de Paul Valéry…) :

de bonne compagnie, et merveilleux causeur,

l’indifférence (voire un certain je-m’en-foutisme : une façon à lui de prendre du recul, de la hauteur, surtout… eu égard à la dynamique verticale de son « Idéal d’Art«  !) de Paul Valéry,

le laisse être entraîné dans l’action (et « le monde«  ; en le distinguant de l’esprit !) où d’autres que lui veulent (assez fort) l’amener… :

Michel Jarrety commente ici, pages 406-407 :

« En quelques semaines _ en 1917 : loin du front, il est vrai… : Paul Valéry se rend la première fois dans le salon de Madame Mühlfeld le 5 juin 1917 (cf page 402) _,

la vie de Valéry a basculé de la quasi réclusion _ rue de Villejust _ aux mondanités«  ;

« c’est comme une métamorphose« 

_ ce que Michel Jarrety caractérise dans la découpe de sa biographie, comme la phase du « retour (1917-1926)«  de Paul Valéry à la publication de ses œuvres (1926 étant l’année de son « apothéose« ), mettant fin à la phase du « repli (1897-1917)« , ou maturation relativement secrète de la créativité valéryenne… _ ;

et un peu plus tard, Valéry lui-même dira (la citation se trouve pages 406-407) de cette part, ici, des mondanités :

« vers le soir, depuis 1918-1919, je n’ai pas envie de travailler. J’ai eu mon matin si cher, et il me plaît _ c’est un critère très fort en lui ! _ de ne pas demeurer sans conversation, sans l’imprévu (limité), les formes et les libertés mondaines, etc.«  (Valéry est aussi un boulimique de curiosité ! tous azimuts ; y compris ce « monde« -là…) ;


même si, plus encore et surtout,

« c’est aussi qu’il songe à l’avenir. Sa situation financière est suspendue à la santé du Patron«  (ce sera le 14 février 1922 que disparaîtra son employeur, Édouard Lebey, l’ancien patron de l’agence Havas, qui l’employait comme secrétaire particulier quelques heures par jour (entre dix heures et treize heures, surtout), depuis le 1er août  1900 ; et lui laissait aussi pas mal de temps libre) ; et, lui, Paul Valéry, « d’un jour à l’autre, peut être amené à vivre de sa plume » exclusivement, désormais… : cela le travaille, sinon le ronge…

Valéry confie à Jacques-Émile Blanche, qui le rapporte (page 442) : « Ma situation est pendue à un fil. Adieu les réflexions infinies

_ voilà ce qui aussi, en effet, l’inquiète… ; dans un entretien de 1935 avec Dorothy Dudley, que celle-ci publiera (dans la revue The Nation, le 18 septembre), il se plaindra de la détérioration imposée maintenant au travail (créateur) de l’esprit : « Il y a une raison pour laquelle les intellectuels ne peuvent pas travailler aujourd’hui : c’est que leur travail n’est pas souhaité ; et qu’en outre il n’y a pas de loisir pour cela. Se ménager du temps est nécessaire pour l’esprit.

Pour l’esprit, il faut du temps perdu« , page 942 _

« Ma situation est pendue à un fil. Adieu les réflexions infinies

et les expériences idéales ! Il faut descendre dans la rue et pousser sa petite voiture des quatre saisons« 

_ avec ses marchandises périssables à proposer à vendre à des chalands acheteurs-consommateurs… _ ;

Michel Jarrety commente : « d’où l’énergie que déploie Valéry pour solidement bâtir _ intransitivement ! _ sur la réputation que lui a faite _ dans « le monde«  des salons !.. _ la Jeune Parque _ et une stratégie s’organise«  dès 1917… ; fin de cette longue incise _,

Paul Valéry, donc,

sépare très nettement œuvre privée

(= les trente mille pages des Cahiers qu’il poursuivra jusqu’à son lit de mort, et dénuées de tout souci de « pose » à l’égard d’éventuels _ impossibles ! _ lecteurs ; avec cette remarque très notable de Paul Valéry, relevée par Michel Jarrety, à la page 1198 de cette biographie, et d’ordre quasi testamentaire, le mercredi 30 mai 1945 : _ la note commence par « Où je me résume«  ! _ :

« Je crois que ce que j’ai trouvé d’important _ je suis sûr de cette valeur _

ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes.

Peu importe«  : cela sera l’affaire de l’effort des éventuels (improbables) lecteurs !.. A chacun sa part d’effort, voilà ! ; Valéry a accompli la sienne, d’auteur, dans le travail quotidien auroral des trente mille pages de ces Cahiers ! Au lecteur qui les explorera de bien vouloir entreprendre de « dé-chiffrer » maintenant !

Valéry a toujours été méfiant vis-à-vis des considérations d' »ordre » :

par exemple, en 1938, à propos de ce qu’il allait proférer en son Cours de Poétique au Collège de France, page 1032 : « Je ne sais vraiment pas que dire à mes disciples. Ce n’est pas que la matière manque _ mais l’ordre ; qui est ici impossible ; ou plutôt nécessairement falsificateur« …

Le souci de l’ordre est ainsi distinct, pour lui, et « inverse« , du souci (qui le passionne, lui !) de la création-invention ; et, ainsi, second ; et secondaire…

_ j’adhère assez aussi à ces considérations, pour ma part, si je puis me permettre ; même si j’ai tendance à faire un peu plus confiance que Valéry à la portée, avec à sa part de hasard circonstanciel, du souffle ; et de sa capacité (propre ! une vertu !) de « tenue«  ; par le rythme de la phrase…

Paul Valéry, donc,

sépare très nettement œuvre privée

et œuvre publique…


Celle-ci répond, pour le principal (= d’ordre empirique, ici), à des sollicitations de circonstance, et à des considérations (utilitaires) qui demeurent secondaires, pour Valéry _ sans vanité aucune ;

et même si, aussi, peu à peu lui deviendra « plus amer le sentiment de soumission que les commandes font peser sur lui«  (page 821 se trouve cette remarque à propos de ce « sentiment« -là en 1932),

c’est toute sa vie qu’il conservera, au moins idéalement, sa hiérarchie des priorités ! et se ménagera toujours le temps auroral lumineux de l’invention ouverte, en ses Cahiers !

Il ne cherche pas de reconnaissance (d’esprit) par les autres ; sa forme de personnalité n’en ayant pas besoin

_ de même qu’il est, aussi, vierge de toute préoccupation de prosélytisme de sa part, du moins pour ce qui caractérise l’ordre des « sentiments« , de ce qui est simplement (à l’état brut)  « éprouvé«  :

« Écrire«  est pour lui « une opération _ de dispositifs _ toute distincte de l’expression instantanée de quelque « idée » par le langage immédiatement excitée » ;

et, évoquant en 1937 dans une lettre à Émilie Noulet (donnée page 995) ce qu’il nomme « ses particularités insulaires » :

« Je ne me suis jamais connu le souci de faire partager aux autres mes sentiments sur quelque matière que ce soit«  ; et _ comme spinoziennement _ « ensuite, comme je ne m’intéresse pas à modifier les sentiments des autres, je me trouve, de mon côté, assez insensible _ aussi _ à leur dessein de m’émouvoir. Je ne me sens aucun besoin des passions de mon prochain ; et l’idée ne m’est jamais venue de travailler pour ceux qui demandent à l’écrivain qu’il leur apprenne ou qu’il leur restitue ce que l’on découvre, ou ce que l’on éprouve, simplement en vivant«  _ soit végétativement…

Pas de confusions, donc, en ces matières.

Paul Valéry _ comme Lucien Durosoir, non plus _ ne donne pas dans l’expressionnisme

_ leur « Idéal d’Art« , à l’un comme à l’autre, comporte de l’élévation…

« La forme« 

_ Valéry a « le sens du métier et de la forme« , dit Michel Jarrety à propos des goûts (jusqu’à Cézanne, les Nabis, Picasso en 1901, Gauguin et Matisse) et dégoûts (le cubisme et ce qui suivra) de Valéry en matière d’arts plastiques _,

« la forme » y a ses exigences :

à Bergson, le 11 novembre 1929, Valéry déclare (page 750) :

« Je suis un formel _ ce qui n’est pas du formalisme ! _,

et le fait de procéder par les formes, à partir des formes vers la matière des œuvres ou des idées, donne l’impression d’un intellectualisme par analogie avec la logique.

Mais ces formes sont intuitives dans l’origine »

_ c’est un point qui le sépare probablement d’une démarche davantage « philosophique«  : conceptuelle seulement ;

et j’ajoute ici que, à mes yeux, il en va de même de la composition que pratique en sa musique Lucien Durosoir : ni formalisme sec, ni expressionnisme brut, donc ;

mais la plasticité se moulant dans des « formes«  se métamorphosant

avec une somptuosité de puissance _ sobre, sans recherche d’effets !..  ; et pleine, « habitée«  d’un « monde«  vrai ! qui se déploie : tectoniquement !.. _, assez peu fréquente en l’Art français…

En ces affaires publiques,

les considérants de Valéry

_ la « galette« , se plaît-il à qualifier le premier d’entre eux ; « un jour _ Paul avait vingt-quatre ans _, il s’est risqué à affirmer _ en une lettre à André Gide du 4 février 1895, citée page 174 _ qu’on ne doit rechercher la gloire que pour la « galette » qu’il est avouable _ au moins à cet âge : vingt-quatre ans _ de guigner ; et que la gloire, « il faut vraiment être sidéré d’erreur pour la courir« … De fait, jamais l’œuvre de Valéry ne courtisera le succès ! Ce qui peut-être (par défaut de ce qui se pare alors du nom d’« universalisme« , lui coûtera le prix Nobel de Littérature… Le jury lui préférera l’œuvre supposée plus « accessible«  (romanesque) de Roger Martin du Gard en 1937… _

les considérants de Valéry, donc,

sont presque seulement d’intérêt en ces affaires publiques ;

et il les place à un rang qui demeure pour lui secondaire, et très relatif (non « noble » ! « noble est ce qui trouve en soi-même sa fin, et celle de toute chose«  : cette considération (quasi nietzschéenne) de 1905, en un Cahier, que cite Michel Jarrety page 307, ne sera jamais caduque ! de fait pour lui…)

_ même si :

« pas de silence, de suite _ dans le suivi des idées à faire advenir, mettre au jour _, de profondeur, sans argent ; pas de noblesse _ de l’œuvrer _, sans calme«  (écrit-il pour lui in ses Cahiers, en 1904 _ il vit désormais « en famille« , rue de Villejust… : en plus de son épouse Jeannie, et de la sœur de celle-ci, Paule Gobillard (cette nièce de Berthe Morisot est, elle aussi, peintre), vient de lui naître un fils, Claude, le 14 août 1903 : que viendra rejoindre une petite Agathe, le 7 mars 1906 ; le petit dernier, François, naîtra, lui, seulement en 1916, le 17 juillet) _ : les conditions matérielles (« argent » et « calme » matériel) « jouent« , et ont leur poids ! sur cela aussi : les conditions (en amont des œuvres) nécessaires (au « silence« , au suivi, à la « profondeur », à la « noblesse« ) à l' »authenticité » (ou « pureté« , on l’a vu) de l’opération de la création artistique…


Mais c’est la considération de la « noblesse » (= la finalité suprême de l' »Idéal » de l’Art, où se profile sa vocation d’artiste-créateur) qui importe et l’emporte, en la balance, sur les « expédients » et moyens.

Valéry valorise « le soi-même, incapable de se construire ou d’être construit par quiconque (d’autre que soi !) _ l’authentique _ voilà ! _ par excellence _ ;

cependant que les Lettres (trop mondaines) sont simulation et comédie. Figure et montre de penser et de parler mieux que… soi-même ; feinte fureur et profondeur ; élégance combinée ; perpétuelle triche. Le plus grand art _ rhétorique, ici ! _ de l’auteur est de se faire prêter _ faussement _ le plus possible par qui le lit. Mais il me serait insupportable, quant à moi, de subir qu’on m’attribue _ à tort, donc _ une belle idée, qui ne serait que née _ par pure contingence de conjonction de hasards ou projection rien qu’imaginaire… _ du lecteur et de mon écrit« , écrivait-il dans un de ses Cahiers, en 1905 (toujours page 307). Cela demeure valide toute sa vie.


Par exemple, plus tard, dans une lettre (du 9 janvier 1931, page 621) à son frère aîné Jules (Doyen de la Faculté de Droit de Montpellier),

et alors qu’il est « désormais un ambassadeur officieux de la République » (expression de Michel Jarrety, à propos des activités de Paul Valéry à la S.D.N., par exemple l’année 1927, à la page 664), et qu’il devra à longueur de temps, désormais, « jouer les Bossuet de la IIIème République » (citation d’une lettre à Gide, du 7 juin 1932, donnée à la page 833),

à son frère Jules, donc,

Paul Valéry dit ceci de l’Académie française :

« Quant à moi _ c’est-à-dire indépendamment du souci du confort familial _, je crois que si c’était à refaire, je ne présenterais pas à l’Académie. Je l’ai fait par considération pour les miens ; et les enfants en profitent, en somme _ matériellement. Mais, personnellement _ c’est-à-dire sur le versant de l’œuvre à mener _, les ennuis passent beaucoup les avantages qui en résultent ; les avantages, fumée« …

Plus généralement, Valéry méprise l’utilitarisme :

quand il se consacrera

_ en 1926, « sa carrière a pris un nouveau tour ; mais aussi les affaires internationales et plus largement politiques, l’intéressent plus que la littérature«  maintenant, remarque Michel Jarrety page 646 _

à des conférences sur « le devenir de la civilisation« , dans les années trente _ cf ainsi la parution en 1931 de ses Regards sur le monde actuel_,

il déplorera, en 1933, le fait de plus en plus avéré que « notre politique se réduit dans les esprits qui la façonnent à une invention d’expédients«  _ voilà ! _ ; et regarde « la nécessité politique d’exploiter tout ce qui est dans l’homme de plus bas dans l’ordre psychique comme le plus grand danger de l’heure actuelle« , page 869 :

sachant depuis pas mal de temps (1925) « que l’essentiel de son œuvre _ écrite _ est maintenant derrière lui ; et que ce qu’il écrit désormais, fût-ce avec un éclat qu’on admire, n’est que la menue monnaie d’autre chose _ que le manque de temps l’empêche de poursuivre« ,

il se dédie surtout à une action, nationale ou internationale (pour la S.D.N.) en faveur de la culture et des valeurs de la civilisation :

« Notre urgence à nous, c’est la vie de l’esprit« , déclare-t-il le 8 juillet 1931 à la première session du Comité permanent pour les Lettres et les Arts, à la S.D.N. à Genève _ page 795 _ ;

ces valeurs de la culture et de la civilisation, qu’il sait si bien voir de plus en plus très gravement menacées,

en un « état _ déliquescent _ de la civilisation où la vitesse et l’érosion de la sensibilité _ quelle justesse ! Que dirait-il aujourd’hui ?!! _ menacent la vraie culture« , page 862 _ la détachant de « celles » (les simili « cultures«  : cf Huxley, cf Orwell) qui n’en ont que les oripeaux (nominaux) mensongers !

Il se méfie aussi de l’évolution d’une « éducation _ ah ! _ dont l’objet est bien moins, à ses yeux, la véritable formation de « l’homme de notre temps » _ qui doit, comme toujours, et avec des prodiges de soins, s’instituer ! il n’y a pas, jamais, de génération spontanée… _ que la délivrance, ou l’acquisition _ quand seront-ils à vendre ? _ d’un diplôme, « ennemi mortel de la culture » _ c’est dit ! _ en ce qu’il crée des « illusions de droits acquis », le diplômé conservant « toute sa vie ce brevet d’une science momentanée et purement expédiente »«  _ revoilà le même terme ! _ : en une conférence aux Annales, le 16 janvier 1935 ;

« Je vous avoue que je suis si effrayé de certains symptômes de dégénérescence et d’affaiblissement que je constate (ou crois constater) dans l’allure générale de la production et de la consommation intellectuelles _ expressions pareillement à relever ! cf nos pseudo « industries culturelles«  ! _, que je désespère parfois de l’avenir« , est-il aussi rapporté de cette conférence, page 919.

C’est « qu’il y a aujourd’hui _ dit-il le 1er avril 1935, à Nice, où se tiennent les Cinquièmes Entretiens de la S.D.N., en réponse à un très beau discours de Thomas Mann lu à la tribune par Jules Romains (cf pages 927-928) _ une qualité de lecteurs _ voilà un critère éminemment crucial ; et basique quant à la formation des esprits des hommes : l’intelligence de Valéry pointe réalistement l’essentiel ! _ inférieure à celle d’il y a cinquante ans«  ;

et qu’un « certain soin de la forme » disparaît, aussi _ et ce « soin«  a des effets (civilisationnels : à terme !) de très longue (et profonde) portée… ; cf aussi l’expression déjà citée de Paul de Man, page 1116 : « On ne peut pas, sans conséquences néfastes, perdre tout respect pour certaines formes _ voilà ! _ de l’intelligence humaine qui ne peuvent s’exercer que dans le calme et la sérénité«  _, page 928 ;

et _ le 20 juillet 1937, à Nice, aux Huitièmes Entretiens de la S.D.N. _, Valéry brosse « une sorte de tableau du « mépris croissant » dont l’esprit fait l’objet _ en Europe alors _, et de la situation des intellectuels qui, en dépit des honneurs _ formels ! _ qu’on leur accorde, ne sont que des « voix sans force » _ = sans autorité de l’esprit ! _ parce qu’ils sont simplement « renvoyés à leurs études et à leurs spéculations » » _ rien que théoriques !.. _, page 1001.

Il y a là une tragédie des intelligences les plus lucides, face à la peu résistible puissance des « expédients » ô combien plus efficaces, eux, de la propagande _ on ne dit pas encore alors « la communication«  _ et du rouleau-compresseur des modernes Père Ubu _ Paul Valéry a été un ami d’Alfred Jarry… _ se déchaînant alors, face aux faiblesses (sinon complaisances) de ceux qui savent si mal leur résister _ viendra, entre autres, la débâcle de mai-juin 40…

D’un autre côté,

et à rebours si l’on veut,

assez vite, « on n’a pas manqué de se gausser de le voir _ lui, Paul Valéry _ recevoir, tout ensemble et quêter, les prix, les honneurs, et ce que Catherine _ Pozzi, sa première maîtresse (il fait sa connaissance le 17 juin 1920) _ nomme « les prébendes ». Mais cette course aux ressources _ c’est le mot le plus juste ! _, Valéry a-t-il d’autre choix _ pratique _ que d’y céder ?« , remarque Michel Jarrety page 546.

« Ni ses œuvres poétiques ni ces proses difficiles que sont La Soirée ou l’Introduction ne peuvent lui apporter le revenu confortable dont bénéficient les grands romanciers _ du côté des « productions«  et plus encore « consommations«  plus ou moins « intellectuelles », ainsi qu’il les nomme déjà… L’inquiétude constante de ne pouvoir subvenir  aux besoins de sa famille, cette inquiétude qui a toujours été la sienne depuis le début de son mariage, pourquoi cesserait-elle après la mort du Patron qui, tout à l’inverse, ne peut que l’aggraver ? Ce que certains considèrent comme un appât du gain sur lequel ils s’empressent de jeter l’opprobre, n’est d’abord, parmi tant d’angoisses qui le taraudent, que la réponse à une peur de manquer qui ne le quittera pas« , explique Michel Jarrety page 547.

Elle est bien, en effet, cette « inquiétude » valéryenne, « la réponse à une peur de manquer qui ne le quittera pas«  ; mais « maintenant que la gloire _ gagnée depuis sa fréquentation des salons parisiens à partir de 1917 : Valéry avait alors quarante-six ans _, peut se convertir en or, cette alchimie est comme une victoire sur son propre passé _ de difficulté à bien vivre sans l’aide de sa mère et de son frère ; ou les rentes de son épouse. Et puis cette revanche est aussi _ en quelque façon, même si pas la plus courante (cela se verra à ses échecs au prix Nobel) _ littéraire« ,  page 547 aussi.

En 1923, une lettre du 30 juin 1923 de Robert Desnos

lui balance ceci :

« Monsieur,  je ne vous fais pas l’honneur de vous fréquenter. Peut-être aurais-je cependant recherché votre société si depuis quelques années elle ne s’apparentait à ce que l’Académie  _ Valéry n’en fait pas encore partie : il y sera élu le 19 novembre 1925 ; mais Desnos semble subodorer l’attraction de cette trajectoire pentue… _ peut produire de plus lamentable dans les salons de vieilles rombières et de jeunes « pédérastes » (qu’ils disent) _ impuissants en réalité. Soyez heureux _ mais à quel pauvre compte ! Votre poésie qui put passer _ naguère _ pour du marbre s’est dévoilée _ maintenant qu’il reçoit le Prix des Peintres « pour l’ensemble de son œuvre« , le 15 juin 1923… _  fromage mou, puis vaseline à l’usage des jeunes ci-dessus. Primée comme il convient à pareille cochonnerie par un jury de crétins et d’imbéciles, Ô vous qui avez connu le Vinci _ voilà l’admiration ! _, il n’y a pas de doute que vous ne réalisiez une fortune dans ce honteux négoce. Étant, dieux merci (?), encore assez jeune pour parler poësie et peinture (celle des poëtes) je vous fais mes compliments sur votre récente prise de patente _ aggiornamento de la « prébende«  ! _ et vous adresse tout ce que je peux trouver d’ignominieux et d’insultant dans mes sentiments à l’égard d’un triste sire. Robert Desnos 9 rue de Rivoli« . « Valéry, l’épistole lue, se contente, avant de la ranger, d’inscrire froidement sur l’enveloppe : « Lettre d’injures de M. Robert Desnos« « , commente page 551 Michel Jarrety.

A comparer  avec ces lignes de Jacques Madaule, « le 1er décembre 1937, lorsque la Revue Esprit rend compte de l’attribution du prix Nobel _ de Littérature _ à _ Roger _ Martin du Gard« . « C’est pour étriller » Valéry, « de manière assez rude » :

« Paul Valéry était candidat. A quoi n’est-il pas candidat ? Aucun poète depuis longtemps n’aura pratiqué l’art de faire argent avec la poésie«  _ ou, du moins, l’aura qui peut envelopper ou suivre certaines activités littéraires… Et Madaule « de conclure sans pitié » : « Nous sommes aussi heureux du succès de Martin du Gard que de l’échec de Paul Valéry.«  Martin du Gard, quant à lui, rapportera qu’en Suède, il s’est « souvent entendu poser des questions du genre de celle-ci : « Votre Paul Valéry, c’est une intelligence un peu confuse et assez prétentieuse, n’est-ce pas ?« , page 1009… Tel était _ déjà ! _ l' »air du temps« …

Ou encore avec cette « flèche » de Fernand Vandérem dans Candide, le 4 novembre 1938 :

« La nomination de Paul Valéry à la chaire de « poétique » du Collège de France n’a surpris personne puisqu’elle ne formait qu’une étape de plus dans ce qu’on pourrait appeler, avec lui, sa « conquête méthodique » _ allusion (érudite ! et vacharde…) à un des tous premiers articles (et remarquable de lucidité nous dirions « géopolitique« …) de Valéry, Une Conquête méthodique, paru en janvier 1897 dans la revue londonienne The New Revew de son ami William Henley, sous le titre (modifié) de La Conquête allemande _ de tous les plus hauts postes venant à vaquer dans les lettres », page 1008…

« C’est qu’il n’est pas fâché _ non plus _ de se construire _ ces années vingt : et c’est une manière de « stratégie«  aussi, en effet _ une figure d’écrivain singulier, de donner à comprendre au lecteur que son image ne saurait se réduire simplement à celle du poète, qui n’est qu’une part de sa vérité« , analyse Michel Jarrety page 574 ; la remarque concerne la publication, en novembre 1924, d’un de ses Cahiers, le Cahier B 1910.

Et, correspondant à l’année 1925, Michel Jarrety écrit, page 595, je le redis ici :

« Tout le premier, il sait que l’essentiel de son œuvre est maintenant _ il a cinquante-quatre ans _ derrière lui ; et que ce qu’il écrit désormais, fût-ce avec un éclat qu’on admire, n’est que la menue monnaie d’autre chose _ que le manque de temps _ devenu endémique _ l’empêche de poursuivre » _ avec assez d’assiduité : ses Cahiers, toujours…

D’autant qu’il multiplie, en France comme à l’étranger, les conférences : « elles constituent un complément de revenu substantiel« , page 624 ; mais avec « un coût dont il ne cessera de se plaindre davantage : la fatigue« , page 625. Désormais _ on est en 1926 _, « Valéry n’écrit plus que sous la pression de commandes« , page 633

_ à comparer avec la retraite « studieuse« , en son « ermitage«  landais de Bélus, de Lucien Durosoir à partir du 4 septembre 1926 ;

mais celui-ci, avant de s’installer ainsi dans les Landes, avait fui Paris et la région parisienne :

entre juin 1922, soit six mois après l’accident de sa mère (à la mi-décembre) en leur domicile de Vincennes,

et le 4 septembre 1926, soit leur installation définitive à Bélus, village des Landes,

Lucien Durosoir, accompagnant (et accompagné de) sa mère Louise, a passé 16 mois chez lui à Vincennes et 32 mois loin de Paris (en Bretagne, en Provence, et aussi, déjà dans le Sud-Ouest : Vieux-Boucau et Hendaye ; ainsi que trois cures à Bourbonne-les-Bains) : soit une proportion d’un tiers (Paris) / deux tiers (la province)…

C’est ce monde de « mondanités« -là qu’a fui Lucien Durosoir _ ainsi que les concerts : deux seulement consacrés à ses œuvres durant cette période, et les deux à Paris : un, public, le 2 février 1922 ; l’autre, privé, le 25 octobre 1924 (les 7 concerts d’œuvres de Lucien Durosoir, entre le 10 novembre 1920 et le 19 juin 1934, auront tous lieu à Paris, ou région parisienne) _ afin de se consacrer pleinement désormais à la création musicale ;

fin de l’incise Durosoir…

Revenons à Paul Valéry, en 1926 : « Ce qui dans sa vie était hâte, est devenu tourbillon. Ce ne sont plus quelques dames qui le demandent _ dans les salons du boulevard Saint-Germain, à partir du salon de Madame Mühlberg _ ; c’est tout Paris maintenant qui le réclame pour dîner, parler, penser, préfacer« , écrit page 636 Michel Jarrety ;

il est vrai que Paul Valéry est beaucoup moins « présent » en journée et soirée au domicile familial, rue de Villejust ; il donne aussi un peu de son temps à celles qui seront ses maîtresses, à partir de 1920 et jusqu’à la fin : Catherine, Edmée, Renée, Émilie, Jeanne (qui le quitte le 1er avril 1945 _ »coup de hache«  qui va l’achever : il va mourir le 20 juillet ; soit 111 jours plus tard… _ : elle épouse son confrère éditeur Robert Denoël…)

(et d’autres ; dont, peut-être _ Michel Jarrety n’évoque ici que leur durable amitié _ Victoria Ocampo, la belle-sœur de mon cousin Adolfo Bioy : quand celle-ci est de passage à Paris ; mais elle a bien d’autres amants, dont Roger Caillois et Drieu La Rochelle) ; elle a invité Paul Valéry à venir séjourner à Buenos-Aires ou Mar del Plata…

Et « sa carrière _ celle de Paul Valéry, bien sûr ! _ a pris un autre tour ;

mais aussi les affaires internationales, et plus largement politiques, l’intéressent plus que la littérature« , page 646.

« Désormais ambassadeur officieux de la République »,

« dans les milieux de la République, le voilà maintenant qui évolue comme un poisson dans l’eau.

Décidément, synthétise Michel Jarret page 664,cette année 1926 qui s’achève

est bien un tournant _ pour la carrière de Paul Valéry _ ; et le pouvoir de nouveau le séduit« …


« Comment être sur tous les fronts et prendre le temps d’écrire quand il faut constamment parler ?« 
, commente Michel Jarrety, page 693.

Et Julien Luchaire _ « intellectuel désintéressé«  (Bordeaux, 1876 – Paris, 1962) _, « qui a laissé des mémoires écrits avec élégance et élévation« ,

« brosse de Valéry un portrait noble et pénétrant« , page 763 _ on va pouvoir ici en juger _ :

« J’avais été curieux de voir comment se comporterait, dans l’imprécis et le discursif, des débats d’une commission _ à la S.D.N. _, ce condensateur de pensées ; il s’y montra plus que courtois : d’une gentillesse parfaite. Il s’adaptait d’abord au captieux ordre du jour, puis s’échappait à la poursuite d’un vol d’idées si subtilement accordées qu’on ne pouvait le suivre : il s’en apercevait, revenait de bonne grâce, puis recommençait. Ce délicat oiseau, aux plumes chatoyantes, venu d’on ne sait quelle île lumineuse et parfumée, heurtait ses ailes aux barreaux de sa cage : on voyait seulement sur son fin visage maigre une contraction rapide, qui se fondait en un sourire.

Mais la vie tout entière était pour lui une cage. Je l’ai vu parfois triste. Pour tenir son rang, dans une société qui, après l’avoir laissé longtemps dans l’obscurité, avait fait de lui un prince sans apanage _ et voilà bien en effet le nœud de l’affaire ! _, il devait faire le métier de conférencier, pour lequel il n’avait aucun goût _ c’étaient les petits comités d’initiés qui convenaient à ce brillant causeur. Quand on ne publie que de courtes œuvres splendidement hermétiques _ en effet ! « élitiste«  n’était pas encore du vocabulaire du tout-venant… _, il faut encore, pour monnayer un peu le titre envié de membre de l’Académie française, continuer à fréquenter _ ô le pensum ! _ les salons qui vous l’ont procuré. Valéry devait souvent jouer cette comédie mélancolique, qui aurait pu s’intituler : le Mondain malgré lui _ c’est magnifiquement bien observé ! Et le pire est peut-être de s’apercevoir parfois _ en pleine conscience _ qu’on s’y résigne _ au lieu d’activités infiniment plus créatrices !..

Il se levait avant l’aube, pour pouvoir _ encore _ travailler en paix dans son bureau qu’encombraient ensuite les vains courtisans de sa gloire. Puis il partait _ l’après-midi ou le soir _ pour les lieux dorés où la même gloire _ vaine ! = la réputation de la part de ceux qui ne savent pas… _ attend des hommes de génie les mots spirituels ou profonds qu’ils n’ont pas toujours envie de dire.


La tristesse de Paul Valéry était pour moi son trait le plus frappant ; elle me le rendait très cher _ Julien Luchaire est décidément très sensible et très fin… _, ce que je n’avais jamais osé lui dire ; elle contrastait de la façon la plus séduisante avec la vivacité de ses gestes, sa chaude voix méditerranéenne, et la flamme de sa persistante jeunesse _ oui ! _ qui s’allumait facilement dans ses yeux clairs. Tristesse de l’homme qui passe à réfléchir sur la vie, que rien n’empêche d’aller en pensée jusqu’au fond de la vie, et d’y trouver la douleur. Souffrance de l’être né extrêmement sensible, et qui s’est donné pour tâche d’accroître jusqu’au paroxysme _ oui ! _ sa faculté de sentir

_ en l’Esthétique, déjà constituée « par tous les ouvrages qui s’y trouvent consacrés« , Paul Valéry propose de se repérer en la répartissant « en deux groupes«  :

celui de la Poïétique (qui « assemblerait  tout ce qui concerne la production des œuvres » et regrouperait « d’une part l’étude de l’invention et de la composition, le rôle du hasard, celui de la réflexion, celui de l’imitation ; celui de la culture et du milieu _ ce qui (« invention« , « composition« , « hasard« , « réflexion«  !), lui, l’intéresse en priorité ! _ ; d’autre part, l’examen et l’analyse des techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et suppôts d’action« …) ;

et celui qu’il choisit de nommer l’« Esthésique » : « j’y mettrais tout ce qui se rapporte à l’étude des sensations » (brutes, en quelque sorte ; et concerne beaucoup moins le travail de l’artiste-créateur… ; cf page 1003 : in son Discours au IIe Congrés International d’Esthétique et de Science de l’Art, le 8 août 1937…). Mais ce n’est pas encore là ce qu’il va explorer en son Cours de Poétique du Collège de France…

Mais même en ses Leçons de Poétique, données au Collège de France, Paul Valéry ne s’est jamais voulu un pédagogue didacticien, surplombant une fois pour toutes, d’en-haut, ce qui ne cessait de sourdre peu à peu (et plus encore, allait sourdre) de son chantier en cours _ et work in progress

Ainsi Valéry ne manquait-il pas d’ironiser sur Hegel et ses abstractions… Pour lui, tout se jouait nécessairement dans la survenue figurée des formes, et la plasticité infinie du ballet des mouvements de leur formation, genèse et métamorphoses en cours ; et qu’il convoquait…

Et « au mois de mars 1941, devant un micro à la radio, il _ Paul Valéry _ confiera que son cours _ au Collège de France _ « n’est pas un enseignement » _ de quelque corpus académique à synthétiser et re-transmettre _, et qu’il est « fondé uniquement sur l’observation personnelle » et sur son « expérience propre » : « Je ne sais pas autre chose que ce que j’ai fait moi-même »« , rapporte Michel Jarrety, page 1007 : devait-il donc comme s’en excuser ?.. Que non !

Et Michel Jarrety de remarquer aussi, juste avant, pour corriger quelques impressions (plutôt déçues) d’auditeurs, que :

« comment, à seulement écouter ce texte très écrit et souvent difficile, être sensible à la complexité, et surtout à la nouveauté _ assez radicale _ de la pensée _ originale ! et en cela singulière… _ de la littérature que ces pages _ du Cours de Poétique _ développent ?« ..

Puis d’annoncer, en commentaire on ne peut plus judicieux, que « le bouleversement qu’elles portent en germes, on ne s’en avisera vraiment que dans les années soixante et soixante-dix, quand l’Université, s’éloignant _ par exemple dans (avec ; et par) le penser d’un Roland Barthes… _ de l’histoire littéraire, portera davantage intérêt aux faits de langage et aux formes » _ les re-voilà ! ; ainsi qu’aux dispositifs (notamment langagiers).

Et d’ajouter ici : « Par leurs titres mêmes, deux nouvelles revues, Tel Quel et Poétique, attesteront alors la place qu’aura prise la pensée _ toute en action : en son seul courageux « faire«  _ de Valéry« … Je pense ici aussi aux démarches de Deleuze, de Foucault, de Derrida, de Lyotard…

Fin de cette longue incise sur le Cours de Poétique au Collège de France ;

et retour au portrait de Paul Valéry tel que le brosse superbement Julien Luchaire, rapporté page 763.


N’étant pas romancier ni dramaturge, un Valéry n’a pas eu la joie de la compagnie d’êtres vivants issus de sa propre fantaisie ; poète, il ne s’amusait pas, comme d’autres, avec les images et les sons ; il ne s’en servait que pour donner corps
_ ou formes… _ à la plus sensible pensée, pour la précipiter _ voilà : à la manière des chimistes _ en un dur et éclatant cristal ; il devait y comprimer _ voilà ! _ l’émotion même ; il n’avait pas le soulagement de s’y abandonner.

Et le tourment s’accroît lorsque « l’esprit consacré à l’Esprit » songe à quel point ce qu’il y a de plus pur _ un concept assez valéryen, en son approche concrète de l’« Idéal«  _ dans l’homme _ c’est de cela qu’il s’agit ! _ est peu de choses dans le chaos des affaires humaines _ infiniment moins pures, donc, dans ce mélange sur-embrouillé (et tragique de ses millions de victimes !) _, et que, se sentant appelé à les conduire, l’esprit doit le plus souvent les fuir et, pour survivre, se réfugier en lui-même. Valéry était sans doute venu à Genève _ à la S.D.N. _ avec un frêle espoir qu’on y trouverait quelques accommodements entre l’Esprit et l’Action«  _ extrait de la « Confession d’un Français moyen« , de Julien Luchaire…

Au final de tout cela,

c’est un Valéry secret (et audacieusement singulier !) qui se fait peu à peu jour, à la lecture de ce Paul Valéry, ce beau, grand et généreux livre de Michel Jarrety ;

et un Valéry dont l’œuvre visible, publié, et le plus aisément accessible,

n’apparaît, enfin, que comme l’infime partie émergée

d’un formidable gigantesque iceberg : les trente mille pages de ses Cahiers matinaux _ voire matutinaux !.. _ ;

à charge, pour le lecteur

que chacun peut (ou doit, lui aussi, courageusement) être,

d’en dégager (enfin ?) de l’ordre ;

quelque ordre ;

sinon son ordre sien

_ on peut penser ici à la réception (distraite !) par Paul Valéry de la lecture que fit de son Cimetière marin, et de tout son Charmes , Alain (« à la fin de 1928, le volume sera publié chez Gallimard sous le titre de Charmes _ poèmes de Paul Valéry _ commentés par Alain« ) : Valéry laisse au lecteur la responsabilité de sa lecture ;

et Michel Jarrety, d’ajouter, page 717 :

« En plaçant Charmes sous le signe des idées _ et non par l’approche des « formes« … _, en écrivant ce qu’il a déjà écrit dans ses Propos avant de le répéter à Lefèvre : « Paul Valéry est notre Lucrèce » _ cf de Frédéric Lefèvre : « Une heure avec Alain« , in Les Nouvelles littéraires, 18 février 1928 _,

il n’est pas sûr qu’Alain n’ait pas, lui aussi, conforté la légende du poète de l’intellect« 


Voici,

en manière de conclusion un peu interrogative face au mystère de la singularité-Valéry,

le portrait de Paul Valéry que traça la plume d’Alain à la suite du déjeuner qui l’avait réuni au poète, sous les auspices de Henri Mondor, au restaurant La Pérouse, le 26 juin 1928 ;

et qui est présent dans le commentaire par Alain du Charmes de Valéry paru chez Gallimard :


« Cet homme, petit, porte une tête redoutable par l’attention et le mépris, aussi par une gaîté de bon aloi, remarquable par une puissance d’expression tragique incomparable. Il y a de l’amitié dans cette expression et une absence (comme il dit) ou une distraction (comme on dit) effrayante, au-dessous d’une boîte carrée de combinaisons où dort tout le langage. Les gros yeux, brillants comme des diamants, refusent le petit objet et s’égalent à l’univers auquel ils sont tangents par leur courbure, ils voient au loin et ils voient des rapports. Les sourcils menacent les naïfs« … _ cela aussi, c’est écrire ! Pages 716-717…

Voilà donc ce parcours de l’aventure valéryenne _ un exemple.


Un exemple à la fois poétique et poïétique

de la tension de l' »Idéal d’Art« 

et des nécessités adjacentes

_ et adjuvantes, pour le meilleur ; mais aussi dissolvantes, ravageuses, pour le pire :

à nous de « retourner«  l’obstacle en élément dynamisant ! en pharmakon

cf cette expression, page 709, à propos de cet « ensemble d’aléas, d’obstacles inégalement surmontés, et de repentirs où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur s’en trouve presque dissoute » :

ou métamorphosée ; re-construite, la « figure« , en des ré-inventions (artistes), à condition qu’elles soient lumineuses de probité (ou « pures« ) ;

la nuance du « presque« , à propos de la « figure«  près d’être « dissoute« , étant déjà intéressante _,

et de l' »économie« , assez incontournable, « du quotidien« ,

telle qu’elle m’apparaît,

cette « tension » porteuse,

à la lecture, à laquelle je me suis essayé, des 1212 pages (sans les notes, index, bibliographie, table des matières) de ce magnifique Paul Valéry de Michel Jarrety…


Un exemple auquel je puis comparer

celui du musicien Lucien Durosoir (1878-1955) à l’œuvre, lui aussi,

face à ce nœud paradoxalement très intime de l’articulation entre

un très proche « Idéal d’Art » _ qualitatif ! et centripète _

et les prégnances plus communes, et relativement assez partagées _ quantitatives, et centrifuges… _, de « l’économie du quotidien « …


L’œuvre de Durosoir, quoique (ou parce que !) totalement impubliée de son vivant,

dispose d’un fini _ classicisant ? _ remarquable,

en ce qu’il _ l’artiste ! _ surmonte

et met en « formes« , tellement intenses, fortes,

de flux denses déjà lumineux :

c’est _ processus et résultat : poiesis et œuvre finale _

proprement bouleversant…

« Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux !« 

Paul Valéry, Le cimetière marin (in Charmes)

Titus Curiosus, ce 26 août 2010

Le chant des fruits de la vie _ avec certains rouges, et quels rouges ! _ à l’aquarelle, d’Anne-Marie Jaccottet

30déc

A propos de l’exposition à la galerie Alain Paire, 30 rue du Puits-Neuf (et jusqu’au 31 décembre !!!) à Aix-en-Provence, “Paysages et natures mortes“  d’Anne-Marie Jaccottet ;

et de cette merveille (de goût) qu’est le livre qui lui est “consacré”, “Arbres, chemins, fleurs & fruits _ aquarelles et dessins d’Anne-Marie Jaccottet“, avec des “textes” _ de toute simple “lecture” de ces œuvres _ de Philippe Jaccottet, Alain Madeleine-Perdrillat et Florian Rodari ; ainsi qu’un “entretien de l’artiste” avec Alain Paire ; aux excellentes éditions La Dogana _ l’album est paru le mois dernier, en novembre 2008.

Avec cette présentation-ci _ excellente _ sur le site des Éditions La Dogana :

Anne-Marie jaccottet : Arbres, chemins, fleurs et fruitsAnne-Marie Jaccottet
ARBRES, CHEMINS, FLEURS & FRUITS
AQUARELLES ET DESSINS D’ANNE-MARIE JACCOTTET

textes de Philippe Jaccottet, Alain Madeleine-Perdrillat, Florian Rodari
entretien de l’artiste avec Alain Paire
116 pages
ISBN 978-2-940055-59-3
CHF 60.- / 38 €

Radicalement à l’écart _ et peut-être à l’abri ? _ de la scène très agitée de l’art contemporain, il existe de nombreux artistes qui exercent leur activité en silence et avec modestie, ayant décidé d’affronter seuls, « avec les frêles outils de l’art » la transcription du spectacle qui s’offre à leurs yeux.

Le respect qu’ils accordent au métier les rend parfois étonnamment proches du sentiment que l’on peut éprouver de la vie au quotidien.

C’est le cas d’Anne-Marie Jaccottet qui, depuis plus de cinquante ans, porte un même regard émerveillé sur la simplicité des choses qui l’entourent, arbres, chemins, fleurs et fruits….

 …

Et qui s’efforce, dans ses dessins et ses aquarelles, de capter les secrets de la lumière qui leur donne forme et couleur, tantôt en s’appesantissant sur elles, tantôt en les traversant d’un mouvement bref.

Trois auteurs qui sont proches de l’artiste, Philippe Jaccottet, Alain Madeleine-Perdrillat et Florian Rodari, entourent ici de leur approche discrète, subtile ou amusée, une cinquantaine de planches en couleur reproduites avec le plus grand soin.

C’est à une modeste, mais patiente, constante, ferme et déterminée « célébration » de la vie _ à contempler et à « noter » :

en poésie, je pense à quelque équivalence que serait le « Cántico » de Jorge Guillén (quatre éditions : en 1928, 36, 45 & 50) ;

ou aux plus sublimes célébrations (sensuelles) de la lumière et de la vie (et de leurs fruits), d’un Paul Valéry (par exemple, d’un amour gardé longtemps secret, vient de paraître « Corona et Coronilla« ) _ ;

mais aussi à un rendre grâce au « faire »

_ non moins patient, constant, ferme et déterminé, avec sa part (de jeu) d’inconscience : en fait de pure innocence (qu’on me pardonne la redondance pléonastique ; mais il y a une très grande force d’affirmation dans ces couleurs si lumineusement jetées) _

du pinceau, ou du crayon, de l’artiste

que nous convie

à assister un peu,

en y jetant comme quelques rapides et discrets coups d’œil,

d’un peu ce côté, par-dessus l’épaule de l’artiste en son travail même

(rapide : « pas trop de préparatifs » _ page 86 _ ;

et « jamais plus de deux heures » _ page 90,

confie l’artiste à Alain Paire),

en quelque sorte,

et à mille lieues du plus petit danger de pesanteur, de componction, de voyeurisme ;

et de la part _ plume sobre et pensée juste _ de proches de l’artiste (époux, amis)

ce livre infiniment précieux _ « Arbres, chemins, fleurs & fruits _ aquarelles et dessins d’Anne-Marie Jaccottet« _,

à propos d’une œuvre proprement _ le mot ne me gêne pas ! _ merveilleuse,

c’est-à-dire proprement émerveillante,

en la splendeur éclaboussante de vie lumineuse

_ dépourvue d’ombre, et du moindre noir, et d’à-plats pleins en continu

(aux antipodes, par exemple, des larges traits gras d’un Hartung ou d’un Soulages (ne comptant pas, il est vrai, au nombre des « aquarellistes »…)…

Philippe Jaccottet présente le travail d’Anne-Marie Jaccottet-Haesler, avec une infinie simplicité :

« il faudrait simplement aider à voir« , dit-il ;

et c’est en effet toute l’ambition de son texte ;

en ajoutant « qu’on mesure tout de même que ce n’est pas aussi simple qu’il semble » :

de raconter la « simplicité » du travail de la « dame peintre » auprès de laquelle « voilà plus de cinquante ans que nous travaillons côte à côte« ,

commence-t-il par dire, page 11 de sa contribution,

intitulée « avec les frêles outils de l’art« .

C’est du « pouvoir » de l’Art _ de dessin et d’aquarelle _ d’Anne-Marie Jaccottet que Philippe « traite » ainsi en cette contribution d’ouverture du livre.

Ce qui au départ était « don » et « besoin« 

_ « de manier« , dans son cas à elle, « des formes et des couleurs«  _,

« un simple jeu, une manie innocente, dirait-on d’abord« , concède-t-il, page 13 _,

« avec le temps«  _ au sens de sa très  active, mais oui ! collaboration ! _,

« grâce aux enrichissements et _ tout ensemble, et tout uniment ! _ aux blessures du temps,

sans même qu’on en prenne aussitôt _ cela demande aussi bien des détours, bien des surprises ! _ conscience »

_ et celle d’un artiste est d’une richesse labyrinthique

(et capricieuse ; hors de tout projet calculé, nettement ciblé et découpé !) … _ ;

« jeu et manie se chargent de substance » _ vivante _ :

« ce qui vous émeut, vous trouble, vous étonne

_ n’allant jamais simplement de soi (il s’agit de l’ordre des habitudes motrices, pour l’essentiel _ cf Nietzsche, ou Bergson) _,

vous enchante aussi

_ et pour la dame en question, ce seront presque exclusivement les belles apparences du monde proche« ,

eh bien !

« tout cela va se retrouver _ comme par quelque « enchantement » (de l’art qui s’élabore, mais sans dessein) _ sur le papier ou sur la toile

dans un mouvement de reconnaissance,

à tous les sens du mot

_ s’y reconnaître (un peu, si peu que ce soit, dans le maquis du monde),

comme rendre grâce (de vivre : à la vie !) _,

dont on dirait bien qu’il en préserve, transforme, intensifie le plaisir,

la surprise,

et jusqu’à la joie, parfois » :

Philippe Jaccottet parle d’expert !!!

Sur la joie, on n’a jamais rien analysé de mieux que Spinoza _ en son « Ethique » _, en terme d’expression de l’épanouissement de la puissance de la part de la Nature que tout individu constitue _ à divers degré de conscience (ou d’inconscience) que ce soit, d’ailleurs : il n’est même pas nécessaire d’accéder au quatrième mode de connaissance, pour progresser dans l’accomplissement de ses potentialités..


Bien vite, c’est tout un monde de vibrations vraies (des choses) qui viennent se poser sur le papier, ou la toile :

« peu à peu, l’arbitraire encombrant de la pensée _ des débuts, des tout premiers « essais » _ s’effacera

pour laisser s’épanouir _ telle une fleur à maturation _ sur le blanc du papier

_ encore ; mais aussi toujours : on ne le quittera pas ; et il demeurera là, mais s’étant (et combien considérablement !) enrichi de tous les voyages de la main de la dessinatrice ou/et aquarelliste ! _

le frémissement de la vie _ nous y voici ! _ qu’il y a dans les arbres

_ oui ! sous les caresses du vent ; même le mistral de Grignan ! _,

et ce qu’il peut y avoir d’incertitude _ féconde _ et de légèreté

dans les montagnes même _ qui bougent…, comme le savent mieux que nous les peintres chinois ; consulter là-dessus François Cheng ; ou l’ami François Jullien _,

du fait de la distance _ pour notre regard _

et de la lumière

_ changeante, mouvante, émouvante ;

cf là-dessus les essais de Georges Didi-Huberman ; par exemple « Phasmes _ essais sur l’apparition » _

où elles ont l’air, quelquefois, de flotter« 

_ ces montagnes au-dessus de Grignan.

Et poursuivant l’analyse de ce qui « tremble » ainsi dans l’air, devant un tel regard (d’artiste, crayon et pinceau à la main),

Philippe Jaccottet dégage jusqu’à ceci :

« Jusqu’à ces séries de dessins les plus récents et les plus beaux

où l’architecture du monde

_ car celui-ci n’est pas un chaos (pas davantage que pour Cézanne à Bibémus, à flanc de Sainte-Victoire ) _

vibre en sourdine _ cela peut se percevoir cependant : à l’artiste déjà… _,

comme si les feuillages se changeaient

_ de Daphné qu’ils étaient auparavant ! devant Apollon !

cf ce que nous en donne à saisir Le Bernin en la galerie de Scipion Borghese, à Rome, et dans la vibration des ombres veloutées du marbre poli _

en essaim d’abeilles

_ telles l’emblème d’Urbain VIII Barberini, encore à Rome _

ou se couvraient pour elles d’un impondérable pollen _ nourricier… ; page 14.

« Les couleurs (…), les voici retrouvées _ comme le Temps en le parcours de Proust _ dans les œuvres de Mme la peintre ;

et même (…) de plus en plus radieuses _ en leur « rayonnement » apollinien, page 17.

« Couleurs du monde«  : nous y venons _ à elles ! à partir de lui ! _ de plus en plus près.

« Elles sont là,

dans les fleurs et les fruits _ après les arbres et les chemins du titre de ce si beau livre ! _ les plus communs,

données au premier venu«  _ même, des humains qui sait les « rencontrer » ; et jusqu’à s’en nourrir…

« Couleurs des choses qui s’ouvrent

_ fleurs,

mais aussi fruits, à commencer par les grenades :

car la fonction d’un « fruit » est bien de transmettre, par ses « graines fécondables ou/et fécondées », la vie… ;

c’est donc dans cet ordre du mouvement du

« vivre »

que nous voici plus directement transportés,

immergés par ces sublimement toutes simples »images » d’Anne-Marie Jaccottet… _ ;

« Couleurs des choses qui s’ouvrent,

s’épanouissent

puis se fanent

_ mais « les fruits passeront la promesse des fleurs« , n’est-il pas ?.. de même que

« une rose d’automne est plus qu’une autre exquise« , décidément... _ ;

des choses qui gonflent,

parfument,

sont respirées

et quelquefois _ carrément : la substance se transportant en un autre vivant qui s’en nourrit… _ mangées,

puis _ bientôt _ se flétrissent _ et, pourrissant, nourriront d’autres vivants qui sauront en jouir… ;

couleurs si mystérieuses d’être _ aussi _ si communes _ et si belles, alors, à qui les « goûte » !.. en l’ordre du vivant… _,

jubilatoires _ le mot est capital ! _ on ne sait trop comment ni pourquoi _ si : en jouir transmet de la vie !.. _ :

de la plus claire à la plus sombre,

de la plus sonore à là plus sourde _ en la baudelairienne « correspondance » des registres de sensations _ ;

saisissable entre deux nuits _ noires, elles !

_ et notre vie elle-même, toute vulnérable _ fragile (et mortelle) _ qu’elle soit,

fleurissant ainsi

_ en effet : voilà ce qu’apprennent (et montrent aussi, avec générosité) les artistes ; afin de mieux pouvoir saisir l’opportunité éphémère, mais très réelle aussi, d’en jouir,

face à l’espiègle ciseau _ au rasoir tranchant _ de Kairos !!! _

entre deux _ un peu plus longues _ nuits _ uniformément noires _,

mais celles-là _ décidément ! _ plus longues et plus profondes

_ sans réveil pour la seconde ;

quant à la première,

à nous d’apprendre à bien, ou mieux, nous éveiller/ré-veiller :

que de somnolences ingrates ! en effet, parmi les pseudo vivants… _ ;

et plus profondes _,

produisant en fin de compte,

à force de patience _ par l’œuvrer (de l’artiste) _ et de soumission _ à ce travail (de célébration) conjoint et de l’Art et de la Nature _,

un si beau chant

_ pour rendre grâce, par l’œuvre, au chant « premier » du monde

(vivant et mortel ! puisque c’est d’un seul et même mouvement), page 18.

« Toutes ces couleurs que voilà,

par la grâce d’un art _ infiniment modeste _ qui ne prétend à rien _ sinon à modestement célébrer ce monde _,

(…) reçues, recueillies, décantées _ en l’aquarelle, ou par le dessin _

sur, presque toujours, une simple _ toujours, et pas davantage _ feuille de papier ;


(…) qui ont l’air de se réjouir _ elles aussi, et déjà ! en leur inopinée « rencontre » _

d’être ensemble :

le rose de l’aube,

le jaune et l’orange de midi,

le bleu et le violet du soir

_ selon l’incidence des rayons lumineux _ ;

et ce sont aussi

_ en portant encore d’autres, concentrées et intensifiées, même,

en la matérialité du grain même de leur écorce et leur peau ! _

des citrons,

des kakis,

des figues,

des cerises, des prunes ;

beaux ingrédients pesés avec une science comme instinctive _ ce qu’elle n’est jamais… _

pour exalter le regard et guérir, un instant

_ du moins : mais c’est la condition temporelle de tout organisme vivant, se reproduisant !.. _,

le cœur.« 


Tout cela, en cette collection de réels éminemment sensibles (et colorés),

« les voilà désormais une fois encore redoublés en images

_ les œuvres de l’artiste _

dont le seul mérite,

le seul pouvoir

_ c’est à celui-ci (de la peintre, Anne-Marie) que Philippe (Jaccottet) veut ici rendre tout l’hommage que son travail mérite : pardon de la redondance… _

auront été de nous les rendre

_ ils s’agit des champs, collines, arbres, chemins, rares objets, aussi familiers, fleurs et fruits, que,

du « monde »,

Philippe Jaccottet vient d’énumérer _

un peu plus

_ humainement (co-existentiellement), non « propriétairement » (possessivement) _

nôtres ;

plus délicieusement,

plus joyeusement nôtres

_ d’où la vertu très hautement, mais de manière absolument désintéressée, « curative » de l’Art :

que des Béotiens et barbares méconnaissent 

quand ils ne s’acharnent pas _ ô paysages ! ô architectures ! ô chefs d’œuvres d’artisans ! _ à les détériorer et détruire :

par haine de l’Art ;

par exemple « Haine de la musique« , dirait un Pascal Quignard…

Page 21, Philippe Jaccottet répond à l’objection béotienne :

« A quoi tout cela peut-il servir ?«  ;

de même que :

« à quoi peut-il bien servir d’être nés,

à quoi rime-t-il (…) de respirer,

d’ouvrir les yeux,

de parler,

à plus forte raison d’apprendre

_ les règles de l’art, les secrets impalpables du pastel, les fluides leçons de l’aquarelle, par exemple _ etc… _


puisqu’il faut

à la toute fin

_ voilà la ligne rouge (de fin, irrévocable, du jeu

_ pour un individu,

dans l’ordre des espèces à reproduction sexuée, du moins… _

fermer ces mêmes yeux _ à la lumière ; et aux couleurs (du jour) _

qui vous ont

_ c’est à nous individuellement, un par un, que Philippe Jaccottet s’adresse ici ! _

été donnés

_ par la vie, la nature, l’espèce, le jeu de la reproduction sexuée, etc… : pour en jouir… ;

et que _ ce n’est pas peu, ni rien, non plus ! _

les plus éblouissants _ d’éclat de lumière ! _ d’entre les astres, qui leur ressemblent tant,

vont inévitablement

_ eux-mêmes ; à une échelle de bien plus considérable ampleur _

s’éteindre _ non métaphoriquement _ à leur tour ?«  _ page 22.

Réponse à l’objection, maintenant, page 25 :

« Pour autant : voir le monde _ au présent (de l’activité) _,

avoir vu _ au passé rétrospectif de quelque mémoire terminale _

la lumière du jour, tout d’abord _ au niveau basique d’un organisme vivant _ ;

et dans quelques cas pareils au sien (…)

avoir pu,

sans prétention à rien, j’y insiste _ gratuité ô combien (et seule !) féconde ! _,

avec ce naturel absolu

et cette absolue franchise

_ indispensables au vrai artiste ! cela finit par s’oublier, ces derniers temps-ci… _

qui la caractérisent aussi dans la vie,

c’est-à-dire sans ombre de tricherie, de trucage, d’épate »

_ cela se sent parfaitement, en effet ! _,

et voici maintenant l’effet objectif atteint :

« accroître de si peu de degrés que ce soit

_ infinitésimalement, même ! _

cette lumière,

qui est inoubliable » _ depuis… _,

« c’est (…) déjà beaucoup » _ page 25.

Immédiatement, Philippe Jaccottet « tempère » cet acquis :

« Le souci de la vérité,

si improbable _ déjà _ semble-t-elle,

exige tout de même de garder la juste mesure.

La « bande à nous de bonne terre : entre fleuve et pierraille »,

le « peu d’humain » _ pour prendre pied _,

c’est ici _ à Grignan _ un tout petit territoire :

une sorte de jardin clos »

« Mais dans un jardin clos (…),

il arrive que la clôture s’ouvre tout de même sur de grands espaces

au moins pressentis,

sur des hauteurs et des profondeurs _ aussi _

d’autant plus « vraies » _ le terme est capital !.. _ qu’on n’avait pas voulu y parvenir »

_ l’innocence est une condition essentielle de la réussite, ici, comme en l’épreuve initiatique de Pamina et Tamino en « La Flûte enchantée » de Wolfgang Amadeus Mozart et  Emanuel Johann Schikaneder.

« Alors, l’infime

_ de pareille œuvre ; et même ses agréments ; sa presque « joliesse », comme s’expriment certains… _

 devient beaucoup moins infime,

l’insignifiant beaucoup moins insignifiant qu’on ne l’aurait cru _ au départ, ou au premier abord

(comme face à une scène de genre, ou à une nature morte, de Jean-Baptiste Siméon Chardin, par exemple :

pour conclure son (trop bref !) « entretien«  avec Alain Paire, Anne-Marie Jaccottet confie qu’« un des tableaux » qu’elle « aime le plus au monde«  est, « à Winterthour« , « chez les Reinhart, cette petite « nature morte aux prunes » de Chardin« …).

« Les fragiles outils de l’art,

le crayon, la plume, le pinceau

peuvent _ oui ! _ donc cela,

tout de même,

en ce certaines mains » _ patientes,

et ouvertes à l’altérité

à connaître et célébrer…

Dans un rapport _ « chanté«  (page 28) _ au proche,

« que ce tout proche, l’art du peintre (…) a secrètement, inconsciemment _ aussi _ fait voyager très loin _ du discours _

et revenir vers nous enrichi _ par l’expérience acquise ainsi, inconsciemment en partie, de sa main _ de ce lointain« -ci…


La contribution d’Alain Madeleine-Perdrillat,

ensuite,

analyse avec une extrême délicatesse le style _ ou le geste _ d’aquarelliste et de dessinateur d’Anne-Marie Jaccottet :

« un travail d’éclaircie« ,

intitule-t-il cette « contribution »…

« Il n’y a pas d’affût dans cette oeuvre, on le sent bien.

Ce qui indique _ en amont du trait _ un certain rapport au monde, à la fois confiant et réservé »

_ parfaitement…

Aussi « le lien avec la nature et les objets

est(-il) sereinement, et d’autant plus fortement, maintenu et affirmé. »

Dans la « voie«  _ en quelque sorte « buissonnière«  que s’ouvre sereinement Anne-Marie Jaccottet _,

« la représentation

_ encore qu’avec certains enchevêtrements de branches et de feuillages

on soit parfois aux limites de la représentation _ ;

la représentation

est davantage un mouvement vers la nature

_ à la chinoise : cf les travaux sur la peinture chinoise de François Cheng ; et ceux de François Jullien… _

qu’une position tenue face à elle. »


« Et il n’est pas indifférent qu’Anne-Marie Jaccottet use avec prédilection de l’aquarelle et du pastel

pour répondre _ oui ! _ au monde qui l’environne et lui fait signe » _ en effet !

Avec l’impression qu’ils donnent de « fragilité« ,

« ces deux médiums »

« suggèrent dans l’œuvre une dimension éphémère :

l’image s’y constitue, mais avec un léger retard,

et moins de superbe« _ qu’avec « l’huile ou l’acrylique« .

Par « le fait » que « ses œuvres » « toujours tremblent un peu« ,

« s’y joue » quelque chose de « secret« ,

avance l’auteur :

« se devine une relation étrangement directe et confiante

(parfois inquiète aussi)

avec le monde proche,

qui fait que l’artiste, presque paradoxalement, ne semble pas chercher à en « faire de l’art »,

ou à interposer entre elle et lui _ ce monde proche _ une vision,

mais tente de saisir ses beautés à l’improviste,

en simplement l’allégeant un peu _ ce monde à portée des sens _,

comme on éclaircit une futaie où la lumière peine à pénétrer. »

Quant à la _ troisième _ contribution _ à ce si beau livre _,

de la part de Florian Rodari,

elle s’annonce par l’intelligence sensible si pleine d’éclat, déjà, de son titre :

« Fruits de l’émerveillement«  :

c’est on ne peut mieux « ressenti » !

Car l’œuvre entier _ et l’œuvrer ! _ d’Anne-Marie Jaccottet sont

_ et exclusivement :

la personne, et l’artiste,

toutes de discrétion et modestie (proches sans doute de l’humilité même), certes,

étant entièrement dans l’ordre de la plénitude tendue (pardon de l’oxymore !), et éclatée, aussi, ainsi,

de la jubilation :

chant d’action de grâces (ou reconnaissance du remerciement) à la grâce même du vivre,

à la lumière, et dans l’éclat, du jour

_ entre le noir total de deux nuits :

celle en amont du naître,

et celle en aval du disparaître ;

mais, auparavant, dans l’entre-deux de ces deux noirs complets, non sans fruits :

ces œuvres-ci

(qu’offrent, aussi, à nos regards,

et l’exposition aixoise, à la galerie d’Alain Paire _ et sur son site _ ;

et le beau livre Arbres, chemins, fleurs & fruits _ aquarelles et dessins d’Anne-Marie Jaccottet, à La Dogana, qui, lui, va demeurer, à 1040 exemplaires) ;

et deux enfants

(« un garçon, Antoine, en 1954, et six ans plus tard, une fille, Marie » _ page 96 ;

une photo d’eux deux, avec leur mère peignant, dehors, au soleil _  les intégrant, aussi, au livre, page 110…)… _ ;

car l’œuvre entier, et l’œuvrer qui les « donne », d’Anne-Marie Jaccottet

sont pleinement dans l’ordre de la célébration

_ quand (et tant que) il est temps ;

pas trop tôt, ni trop tard,

« à la saison »

_ même si l’artiste en elle aurait tendance à préférer

celle des fruits : l’été _ ;

« à la saison » du vivre, en tant que le maillon vital de la fructification, même :

soit, un processus d’un même mouvement, et ouvert, et enté sur de la terre, de la chair, de la pulpe…

« Émerveillement« ,

met discrètement l’accent en son titre, Florian Rodari :


reprenant ce que Philippe Jaccottet, tout de discrétion _ vaudoise ? peut-être… _, était parvenu à énoncer,

page 25 de sa « contribution » (« avec les frêles outils de l’art« ) ;

je relis (et cette fois dans le seul élan de sa phrase, sans, pour une fois, le moindre « allongeail » de « commentaire » :

« Pour autant : voir le monde, avoir vu la lumière du jour, tout d’abord ; et dans quelques cas pareils au sien _ je parle encore et toujours de la dame des « Tendres Plaintes » et des « Soupirs«  à la Couperin _ avoir pu, sans prétention à rien, j’y insiste, avec ce naturel absolu et cette absolue franchise qui la caractérisent aussi dans la vie, c’est-à-dire sans ombre de tricherie, de trucage, d’épate, accroître de si peu de degrés que ce soit cette lumière, qui est inoubliable, c’est pour moi qui en aurai été le témoin plus ou moins patient, plus ou moins muet, plus ou moins attentif, hors de toute raison, déjà beaucoup » :

ce que je veux en retenir,

c’est, au-delà de l’appréciation (modeste du « témoin plus ou moins attentif » qu’est le compagnon poète) : « c’est déjà beaucoup »,

ce superbe improbable, et d’autant plus précieux,

« accroître de si peu de degrés que ce soit cette lumière, qui est inoubliable«  ;

car tout est, en effet, là…

Qu’en retient, à son tour, ici, Florian Rodari ?

En un premier recul,

il « situe » d’abord _ page 59 _ la posture fondamentale (d’artiste _ et de peintre…) d’Anne-Marie Jaccottet

dans la « fidélité« , non sans « courage« , face à mainte intimidation « autoritaire«  de beaucoup, « apparenté à du mépris« ,

dans la « fidélité » à la « figuration«  ;

et à « servir«  _ le mot importe ! _ « à traduire au plus près la réalité que le monde déploie ouvertement _ mais oui ! _ à la vue«  _ d’abord,

comme l’analyse de Florian Rodari va magnifiquement,

de près, comme de loin,

le détailler !


A très simplement _ pages 59 & 60 _
« user de quelques pigments,

les mêler à un peu d’eau

et déposer ce subtil mélange avec un pinceau sur du papier

en espérant trouver un juste équivalent

_ tel est le défi tout simple !.. _

à ce que l’on a sous les yeux«  ;

et rien de plus _ mais rien moins, non plus ! _ ;

mais combien le défi (de cet Art) est difficile ! en ses terribles _ démesurées ! au départ ! _ exigences de « justesse » de pareille « équivalence«  (avec le vu, l’aperçu, le pas même saisi !..) _ entre les deux vertigineux bords (« vers« …) permanents : celui de « la grandeur » (visée) _ ou (celui de) la ruine«  (redoutée ; et vite arrivée !) ;

puisque telle sera l’alternative finale de cette contribution de Florian Rodari, page 76…

Il y eut bien « Cézanne » à avoir « cherché, dans ses aquarelles _ déjà _ à traduire _ le terme est pourtant bien modeste ! _ avec honnêteté et opiniâtreté _ et quelles ! au point de passer pour rien moins que « fou » auprès de la plupart des Aixois d’alors ! _ les effets de la lumière sur _ presque _ tous les phénomènes qu’il pouvait observer _ à portée plus ou moins proche, des hauteurs des Lauves aux creux de Bibémus _ dans la nature« .

Florian Rodari précisant même, page 60, toujours à propos des aquarelles de Cézanne :

« Et les plus tardives d’entre elles, si limpides, si détachées,

plutôt qu’elles n’annoncent la peinture abstraite,

s’efforcent de traduire _ toujours cette même « transposition » (par la couleur) espérée _ avec une évidence magnifique _ car tel est l’objectif et désiré ! et atteint, réalisé !!! _

l‘éparpillement des formes _ quasi leur dévoration _ par l’action toute puissante du jour« 

_ via les manifestations de l’appareil optique rétinien (de l’artiste ; puis du spectateur-contempleur _ éventuel _ de l’aquarelle, qui demeurera…)…

« Le XXème siècle, qui aima très tôt analyser, de même que (…) casser les mythes,

n’a guère admis _ par trop d’orgueil ? _ que la lumière éclairât le monde, comme cela, sans explications« 

_ en effet !

« Il (…) négligea bientôt _ après Cézanne (enlevé au peindre le 22 octobre 1906), et puis après Monet (le 5 décembre 1926) _ son aspect direct _ et franc ! _ sur les choses.« 

« Cependant, aux yeux de quelques peintres isolés,

la question de la lumière transitive,

allant directement _ et franchement, donc… _ aux choses

pour simplement les dessiner, les colorer,

restait aigüe.

Résoudre cette énigme _ naturelle, en quelque sorte _ leur paraissait le seul défi concevable« 

_ pour le défi de peindre (le réel) qu’ils osaient faire leur, relever, une vie durant…

Et « dans les aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet, dans ses dessins,

on voit bien que c’est sans détour _ en pleine franchise ! oui !!! _

que la lumière surgit

_ d’avoir été affrontée

et « rendue »,

dans la plénitude de ses effets sur les choses ; et notre regard sur le tout…

A tout instant, on perçoit sur la feuille de papier

_ l’œuvre même qui nous est proposée,

et « où » tout se passe, est « restitué », « rendu » (= célébré !) ; et au centuple ; du simple fait de la « pure et simple » vérité même de cette œuvre ! par la grâce du « travail » de l’artiste... _ ;

on perçoit _ donc _

sur la feuille de papier

sa vibration,

le scintillement de son éclat.« 

Voilà ce de quoi, le miracle atteint,

l’analyste doit s’essayer à percer quelques éléments du secret…


« On dirait même parfois

que l’artiste boit la lumière, littéralement« 

_ s’exclame magnifiquement Florian Rodari, page 61…

« Peu de peintres rappellent avec cette justesse _ oui ! _

que les fruits, les fleurs

sont faits _ c’est cela même ! _

d’un mélange d’air et de liquide ;

les arbres,

de vent et de feu ;

et que toutes ces choses si fragiles, si éphémères

_ vivantes (= qui naissent, s’épanouissent, et vont passer) _,

prennent corps

_ visiblement, élémentairement, pour les organismes capables de vision ;

après, existent, encore, des gammes (« supérieures ») fort variées d' »apprentissages »

_ dont certains sont proprement æsthétiques ;

et artistiques _ ;

prennent corps sous les rayons » _ d’Apollon…

En une sublime parenthèse,

Florian Rodari énonce alors cette vérité-ci :

« (De même, la couleur n’est jamais inventée, chez cette artiste

_ la probité même faite chair (et art) _

qui s’efforce toujours

_ sans la moindre exception (d’esquive, détour, trucage) _

de suivre

_ tout simplement ;

mais le chemin pictural, lui, n’a rien d’immédiat ; même s’il devient, années et expérience aidant, plus « rapide » (ou « capote » ! cela aussi arrive… ; rien n’étant jamais mécanique !

l’innocence se gagne !.. _ ;

de suivre

_ oui ! le plus droitement possible... _

le modèle proposé

_ là sous les yeux _

par la nature.« 

Avec cette précision de détail (d’analyse attentive) _ tout bonnement sublimissime _ -ci :


« Ses verts sont

des vert amande,

des vert olive,

des vert feuille de chêne,

des vert pré.

Ses rouges sont des rouge tomate,

cerise,

pomme

ou grenade.

Ses bleus

prune

ou figue,

passent

_ mais oui ; comme passent les jours, les saisons et les ans de l’artiste ;

ainsi que ceux du spectateur _ ;

passent avec le fruit qui s’entrouve et mûrit.)« 


En notant au passage

que la vertu du fruit,

est généreuse :

il s’agit, par les graines _ telles celles, pulpeuses, luisantes, lumineuses, luminescentes, de la grenade _, de « passer la main » (de la vie) à de nouveaux individus vivants temporaires (et nouveaux « passeurs » de vie),

qui s’entrouvriront, « en fruits », à leur tour, en « passant » eux-mêmes,

pour que la ronde de la vie se poursuive, se continue, peut-être se perpétue…

Mais, pour l’artiste, « cette facilité apparente

_ conquise par la patience et la persévérance de tous ses efforts d’« attention » (du regard et du geste) _,

ce bonheur éprouvé _ lors de ses (petites et grandes) « réussites » _

ne signifient pourtant pas que le chemin pour y parvenir

ait été aisé.« 

Ce à quoi répond au final, en forme d’apothéose modeste _ face au savoir, aussi, de la disparition (de soi) _ en son « Ethique « , Baruch Spinoza :

« Tout ce qui est beau

est difficile

autant que rare. »

L’éternité, cependant, s’éprouve

_ Proust le dit aussi (au final de « La Recherche« ) ;

et Montaigne (en son essai, lui aussi, final, « De l’expérience« , « Essais« , III, 13 _

« dans le temps«  :

toute la sagesse étant d' »apprendre à vivre »

_ et, déjà, et aussi, « à regarder »…

« Il _ y _ faut parfois _ mais cette « science »-ci chez nul n’est infuse ! _ toute une vie«  (page 61).

« Le peintre _ à suivre la leçon du travail d’aquarelliste d’Anne-Marie Jaccottet, pour Florian Rodari, ici _ est autant celui qui voit que celui qui touche. Quand il prend les choses en mains,

c’est son œil

qui soupèse,

son regard

qui caresse les surfaces,

qui évalue

densité, transparence, couleur.

Qualités qui,

avant d’être réduites

_ par l’alchimie conquise du peintre, pinceau à la main, « à l’œuvre » ; et pas autrement ! _

à un peu de poudre

et à quelques traits,

avant de devenir _ nous le verrons _ une image sur le papier _ en effet !

et rien de plus, d’un certain côté ! _

…,

sont des évidences physiques

_ de la « vista »

(se conquérant peu à peu ; et de bric et de broc ; en toute une vie… ; et pas moins, non plus !)

de l’artiste _

dont la vue

_ d’abord, elle, dans le cas du plasticien, au moins _

se nourrit« 

_ et pas que métaphoriquement ! ; de ses propres rapports aux choses…


La précision de l’analyse de Florian Rodari,

en regard des aquarelles mêmes d’Anne-Marie Jaccottet,

se fait hallucinante ;

qu’on en juge :

« Le grain de la pastèque crissant sous la dent _ on lit bien ! et on entend ! _,

le poids des pétales alourdis par la floraison _ parfumée ; et l’on sent ! _,

la plus ou moins grande fermeté des kakis

parvenus à maturité _ on les voit, on les touche, comme on va les goûter ! _,

sont,

par la grâce de ce double don

_ de percevoir, dans toute la gamme de nos sens ! ;

et de figurer, par la main du dessinateur et du peintre ! _

perceptibles

_ dorénavant, par le regardeur (« vrai » spectateur, qui prend un peu de temps à « contempler » l’œuvre peinte là, ici et maintenant, proposée (ou donnée, offerte) à sa vue, sur le papier _

sur la feuille

_ la voici ! _ ;

d’une manière ou d’une autre ils

_ « le grain« , « le poids », « la fermeté »

(« de la pastèque » ; « des pétales » ; « des kakis« ) _ ;

ils sont là,

présents _ à nous ; et pour nous _, on ne s’y trompe pas _ que non !!!

On rend grâce, et au centuple, à l’artiste, d’un tel « bonheur » de la perception

(« æsthétique » étant le terme adéquat…).

L’analyse se développe à ce niveau de densité de justesse

(et de joie,

pour le lecteur _ et spectateur des œuvres, en regard !) :

« Tout peintre (…) savoure le monde ;

il le fait transiter par son corps, (…) par la « mastication » de son œil »

_ « ose dire« , avec un parfait bonheur, à son tour, d’expression, Florian Rodari !

qui précise, magnifiquement encore :

« Car s’il souhaite restituer _ mais oui ! _ tel vert sur la toile,

il aura dû, auparavant _ certes ! c’est son « chemin » (d’œuvrer) _,

observer patiemment

_ tel Proust, une heure peut-être, devant (et quasiment « dedans ») la haie d’aubépines « Du côté de chez Swann » _ ;

observer patiemment

_ c’est le seuil du secret (et de la voie) _

comment la lumière le

_ ce vert-ci _

traverse ;

ou s’y arrête _ c’est selon… _;

de quelle manière, il

_ ce vert, donc… _

résiste au bleu qui l’entoure ;

et comment il contraste

_ c’est toujours, toujours, singulier ! _

avec lui ;

ce qui le distingue du vert plus tendre

ou plus dense

auquel il se mêle.

Pas de mystère en l’occurrence :

seule une observation assidue

_ voilà bien la première vertu de l’artiste _

de ce qui apparaît

_ il n’y a, ici, rien d’autre ! _

permet de progresser« _ page 63…

Et ce qui suit, multiplie les notations d’une admirable justesse !

Constatant que « il n’y a jamais d’ombre dans ces images » d’Anne-Marie Jaccottet,

Florian Rodari en déduit que :

« Le passage de la lumière y semble trop rapide pour en créer« 

_ tant tout cela se produit dans la vitesse foudroyante d’une jubilation :


« L’ombre aussitôt, ici, se convertit en couleur.

Rien de noir.

Des rires, plutôt

_ quand je vous dis que tout cela est plus que superbe !!! _,

des éclats _ mais oui ! _ de la couleur _ au singulier _,

comme, dans la voix, se fait entendre la cascade du rire

_ nous l’entendons ; et la partageons !!!


La peinture d’Anne-Marie Jaccotet est une peinture qui excède,

qui déborde«  _ avec une infinie générosité ;

et à mille lieues du moindre petit début de pesanteur...

Car son « tempérament » « plonge

_ avec prédilection, l’artiste _

dans les eaux _ fraîches et heureuses _ de l’été _ de Grignan (en Drome provençale).

« Ce que l’artiste choisit de voir

se confond _ en effet _ avec la joie _ on l’a compris (= ressenti) _ :

fleurs qui (…) égaient la vie ;

fruits qui (…) fondent dans la bouche ;

arbres qui (…) jouent _ tels des dieux toujours enfants _ dans la lumière.« 

« Le kaki,

son emblème _ tiens donc ! _,

est tout en rondeur et densité,

peau tendue,

lanterne de jour chargée d’huile sonore

_ la prose de Florian Rodari est somptueuse, elle aussi, de beauté !

Et riche d’une plénitude

_ voilà le mot ; une plénitude qui n’en finit pas de vibrer, de prodiguer, de se répandre (et partager ; comme le plus et mieux « vivant » du « vivant » !) _

qui n’est même pas suffisante, dirait-on« 

_ ce qui serait fatuité, en effet ; et fermeture (niaise) sur soi.


« Il faut que cette dernière à son tour déborde,

éclate

_ comme la grenade-fruit

(et TOUT fruit, d’ailleurs…) _,

se répande au dehors

_ de soi : c’est la fonction même de tout vivant ;

ainsi que du « vivre » bien compris lui-même !!! _,

comme la pulpe d’une grenade _ nous y voici donc ! _,

en surcroît de lumière« , page 65.

Suivent de très belles pages, encore, sur ce que la discipline

_ mais ouverte, jamais (re-)fermée sur soi _

du dessin

apporte au travail propre

_ saturé ; mais toujours dans le plus extrême souci de la justesse ! _

de la couleur…

Par exemple, page 69, cette notation-ci :

« Si on y regarde de près,

on constate que les formes sont jetées dans l’espace sans repère fixe.

Il n’y a pas de sol _ sur ces feuilles (de papier) _,

pas vraiment de ciel,

pas de point de point de fuite.

Les motifs _ arbres, coquilles, fleurs, nature morte _

_ still alive, à l’anglaise, faut-il dire ici bien plutôt ! _

paraissent avoir été soulevés de terre

_ mais oui ! par la puissance  de la joie ! _

par le tourbillon lumineux qui les emporte,

les allège

_ cf les analyses infiniment justes, elles aussi, d’Alain Madeleine-Perdrillat, en sa contribution (« un travail d’éclaircie » !) _,

les rend à l’air libre »

_ une composante essentielle du regard sur la vie ;

et le « vivre » même,

d’Anne-Marie Jaccottet…

« Néanmoins

_ et c’est à cette remarque là,

quant à la fonction du dessin dans cette œuvre bien personnelle-ci,

que je veux en venir,

dans l’analyse étonnante de précision (et délicatesse) si profondément juste qu’en fournit ici Florian Rodari _

l’artiste se doit de retenir _ vaudoisement ? _ cet élan _ de (ou dans) l’intensité de la couleur _

pour que chaque chose dessinée conserve un poids

_ et ne s’envole pas, dans l’empyrée de l’azur (du ciel)… _

sur le papier _ même ; déjà, encore, et toujours ;

et ne disparaisse pas complètement au regard

_ comme l’image photographique dans le processus (sans cesse plus avant) d’agrandissement

(en anglais « blow-up« ),

sous le regard du héros du film (londonien) de même titre de Michelangelo Antonioni, en 1966… _ ;

et ne disparaisse pas complètement au regard« …

_ certes !

Pour éviter l’abîme de pareille « dissolution »,

« le crayon travaille à cela

par petits bonds rapprochés,

par des ruptures vives,

des appuis variés

qui permettent de reconstituer

_ c’est là le sol commun partagé ;

cf l’œuvre de Jacques Rancière : « Le Partage du sensible » _ :

la vérité visuelle

_ c’est capital _

au terme d’une série de peits gestes comme scandés

_ ou dansés.


Avec ce résultat que

« l’œil goûte alors pleinement l’illusion _ de la perception première _ reconquise

au gré de ces déplacements«  de la main de l’artiste ; il ne s’agit jamais de fuir…

C’est superbement analysé, page 69.

De même,

encore,

de magnifiques notations sur « une sorte de porosité

qui permet de circuler _ dans les paysages, comme das les natures mortes, d’Anne-Marie Jaccottet _ sans entrave,

d’aller sans cesse du dehors à l’intérieur,

par des passages qui n’arrêtent pas

_ peau, treillis, portières, lisières, corbeilles, contenant sans enfermer. »

En « laissant en blanc certaines parties sur lesquelles reviennent des traits de crayon »,

« l’intention _ analyse page 70 Florian Rodari _ est de permettre au regard _ du spectateur _

de passer vite

d’un plan à l’autre,

de suivre _ vivement _ le mouvement _ vibrillonnant _ de la lumière

qui court à l’arête,

bondit d’objet à objet

_ comme notre regard quand il est au plus vif de son activité perceptive _,

franchit la distance sans s’arrêter à la nature de l’obstacle.« 

Ce qui vaut ce commentaire de Florian Rodari :

« Beau souci du peintre :

ne pas s’attarder,

garder _ seulement ; et c’est considérable ! _ le sentiment de la minute heureuse.« 

C’est gagné !

Pour ma part, je m’y sens assez proche des univers charnels colorés

et de Matisse, et de Bonnard


Une dernière notation, encore, page 73,

et à propos, cette fois,

des « assemblages » de circonstance,

des objets « réunis » dans les « natures mortes » _ et qui le sont si peu : avec quels teints resplendissent-elles à la lumière !.. _ d’Anne-Marie Jaccottet :

« les rencontres résultent d’un regard flottant,

qui profite d’affinités _ seulement _ possibles

_ en un « jeu » toujours _ fondamentalement ! _ ouvert,

et jamais « figé »… ;

heureuses,

mais jamais préconçues. »

« On ne songe pas un instant que leur réunion ait coûté beaucoup d’effort :

cela est venu d’un coup, comme une évidence

_ légère, infiniment…

A partir de là reste au peintre

à justifier leur présence commune ;

le lien entre eux étant ténu,

de circonstance

_ comme presque tout ! _,

le langage qui évoque cela est marqué de la même fragilité.


D’abord, l’appui est comme rétif :

point de masse,

pas de couléees ou de surcharges ;

à peine un contact

qui ne doit pas masquer le grain,

et le pinceau se retire.

On sent bien qu’il faut travailler vite et juste

_ absolument : « jamais plus de deux heures »,

dit elle-même Anne-Marie Jaccottet à Alain Paire, page 90 _,

faute de quoi la vision risquerait de s’embuer ;

l’éclat

_ objet capital ! _

de s’alourdir.

C’est pourquoi elle avance par petites touches

chargées d’un peu de pigment

et de beaucoup d’eau,

transvasant cette lumière liquide

en taches rapides sur le blanc.

On devine les risques de ratage,

le découragement possible.

On mesure l’attention portée à ces gestes, condensés,

à ces traits brefs, tendus,

d’infinie légèreté,

pour que toute la feuille demeure parcourue d’un bout à l’autre

du même frisson.« 

A la fois un « parcours«  (de la feuille, tranquille, immobile, elle)

et un « frisson«  de vie la plus intense (convoquée ; et rencontrée).

D’où le splendide « air de réalité » qui vient sous la plume du philosophe Alain, en un texte spécialement adressé  à l’artiste par Friedhelm Kemp (« le premier traducteur de Philippe en allemand« , ainsi que le narre Anne-Marie elle-même, à la page 89, en son « entretien » avec Alain Paire, pages 89-90 , et qui , de fait, semblait « écrit pour elle » ! :

« Quelqu’un disait : « J’ai remarqué, comme je m’exerçais à reproduire par le dessin, soit des rochers, soit un profil de montagne, soit un arbre, qu’on ne peut changer la moindre chose en ces formes de hasard, sans perdre aussi cet air de réalité, qui est ce que l’on cherche« . Cette remarque conduit fort loin _ s’amuse à constater le pourtant rationaliste philosophe…  (…) Deux vagues se ressemblent ; mais cela c’est une idée ; c’est le sceau de l’esprit. Deux vagues réelles _ non plus que deux feuilles de marronnier, selon le leibnizien principe des indiscernables _ ne se ressemblent jamais. L’esprit remarque encore cela, et cherche la différence ; c’est encore le sceau de l’esprit _ analyse Alain _ ; cette pensée se voit aussi bien que l’autre ; il ne faut point penser, il faut copier ; il faut suivre cette ligne de la crête, cette inégalité de la pierre, cette torsion de la branche ; nul ne peut ici inventer. L’esprit _ de celui qui « représente » _ trouve ici sa négation et son contraire _ et l’artiste (qui « figure ») doit faire preuve de la plus grande humilité. Les actions de pluie, de neige, de vent _ de la nature, avec le jeu comportant de l’aléatoire, de ses forces (ou un clinamen) _ qui ont dessiné cette crête, ne sont point formulables _ ni calculables ( à l’identique) _ ; c’est l’événement tout nu _ qui impose (joyeuse, pour Anne-Marie) humilité à l’esprit (et elle s’en amuse). Pourquoi ainsi et non autrement ? il n’y a point de réponse _ c’est-à-dire pas de raison suffisante, pour la finitude d’un esprit humain… Rien n’est cherché ni pensé…« , disait Alain…

Et Anne-Marie de commenter : « N’est-ce pas merveilleux ?« …

Quant à cet « entretien«  _ des pages 85 à 102 _ d’Alain Paire avec Anne-Marie Jaccottet, en mars 2008, à Grignan,

il ne présente à mes yeux qu’un seul défaut :

la frustration qu’engendre sa trop grande brièveté :

écouter détailler par le menu

la pratique de l’artiste,

et en son atelier même,

est tellement fructueux

et passionnant : c’est un trésor…

Au final,

et dans toute sa (profonde) modestie,

mais dans la grandeur (de haute altitude) de sa probité _ de personne et d’artiste _,

Anne-Marie Jaccottet,

en son tranquille mais (très) exigeant _ pour lui-même _ travail d’artiste,

en son jardin clos de Grignan

_ mais pas si clos que cela :

bien se souvenir, à cet égard, de la parole (d’expert ; et indépendamment de sa « proximité » personnelle) de Philippe Jaccottet, page 26 de cet « immense » (petit) grand livre :

« Mais dans un jardin clos

où une jardinière

à la main de plus en plus sûre

prépare inlassablement ses semis de formes et couleurs,

dans un très étroit espace

sans grande apparence

(sur lequel d’ailleurs aucun guide ni aucun panneau n’attire l’attention

_ encore que ce livre après tout…),

il arrive que la clôture s’ouvre tout de même sur

de grands espaces

au moins pressentis,

sur

des hauteurs et des profondeurs d’autant plus « vraies »

qu’on n’avait pas voulu

y parvenir.

Comme quand on s’avise, étonné,

que le chant du merle _ qui l’habite, ce jardin, pour la première fois _

est fait d’une matière

aussi aigüe et pure

que la clarté de la lune

à laquelle on croirait qu’il l’adresse, un soir encore froid d’avril.

Alors, l’infime
_ de ces aquarelles _

devient beaucoup moins infime,

l’insignifiant _ non pas... _

beaucoup moins insignifiant

qu’on l’aurait cru _ en faisant grossièrement (et gravement) erreur, ainsi…

Mais il est toujours temps, tant que l’on est vivant soi-même du moins,

de corriger

pareilles « erreurs »

d’appréciation...

Les fragiles outils de l’art _ de l’artiste plasticienne en l’occurrence _

le crayon, la plume, le pinceau

peuvent  donc _ en effet ! _

cela,

tout de même

en de certaines mains« …

nous a indiqué discrètement, mais fort clairement, tout de même,

Philippe Jaccottet,

aux pages 27-28

de ce grand (petit) livre-album d’aquarelles et dessins,

sans tapage.

Pour finir,

je voudrais seulement établir la liste des noms d’artistes,

auxquels,

sans rien revendiquer,

sinon qu’amour ou amitié (du seul ordre de l’intimité)

pour ce qu’ils donnent, ou ont donné (en _ et par _ œuvres ; qui demeurent un peu…),

Anne-Marie Jaccottet fait,

au passage et à l’occasion,

référence,

en son « entretien » amical,

avec Alain Paire ;

et dans le simple ordre de leur apparition,

au simple « hasard », en quelque sorte, de l’« entretien«  :

Franz Hals, Teniers,

Morandi _ « Il ne faut pas qu’il y ait trop de préparatifs, ni trop bien disposer les objets à peindre _ le contraire de Morandi, par exemple, pour évoquer un aussi grand nom ! », dit-elle, page 86 _,

Dubuffet _ le « Prospectus aux amateurs en tout genre » : « dont je lisais des passages à mes parents, quand j’étudiais les Beaux-Arts à Lausanne, rien que pour les étonner ! », dit-elle, page 89 _,

son père  _ M. Haesler, « à l’origine graveur » et qui « regrettait de n’avoir pu se consacrer au dessin«  _,

Marcel Poncet _ « un professeur merveilleux«  : il en faut ! _,

Maurice Denis _ dont Marcel Poncet « avait épousé une des filles ; mais sa peinture était aux antipodes de celle de son beau-père, proche d’un Soutine qui aurait regardé Cézanne, disons » _,

Soutine,

Cézanne _ donc _,

Casimir Reymond _ « artiste de talent«  dont « les cours de sculpture » l’« ennuyaient » : « il était aussi froid et doctoral que Poncet pouvait être explosif » _,

Bonnard, Vuillard _ « qui compteront beaucoup pour moi« , dit-elle, page 94 _,

Chardin, Corot _ dont « les natures mortes« , de l’un, « les œuvres« , de l’autre, « me touchaient particulièrement« , dit-elle, page 94 _,

Palézieux _ « notre grand ami« , « grâce auquel j’ai osé me mettre à l’aquarelle«  :

« il m’avait vue travailler, il avait compris tout de suite que l’aquarelle conviendrait à mon goût pour la spontanéité et le travail rapide _ ce qui ne veut pas dire bâclé _ et mon désir de préserver la fraîcheur de l’émotion« , page 96 ;

et : « Palézieux, encore lui, m’a appris l’importance de la qualité des papiers, plus encore celle des couleurs, où il fallait s’en tenir aux meilleurs« , page 96, encore _,

Turner, et à nouveau Cézanne _ dont les aquarelles sont « admirées » _,

Charles Chinet _ « peintre vaudois » auquel Palézieux prêtait la « petite maison » qu’il avait achetée, « à son tour« , à Grignan ; « lui et sa femme sont aussi devenus pour nous de grands amis » :

« quelquefois je suis allée avec lui sur le motif ; et je le revois encore peignant en plein été sous le soleil, sans couvre-chef, alors que je me tenais prudemment à l’ombre ; comme il n’était plus tout jeune, j’avais peur pour lui d’une insolation. Mais il était tellement exalté par la beauté du paysage que lui, si sage et si pondéré de nature, devenait presque aussi fou que Van Gogn autrefois dans les environs d’Arles » _,

Gérald Goy _ « venu » (après Charles Chinet), lui aussi, à Grignan : « un véritable magicien du pastel » _,

Italo de Grandi _ « pour qui Grignan a été aussi une riche source d’inspiration » :

« Tous ces peintres, vaudois de naissance ou, pour Italo, d’adoption,

avaient en commun le goût des oeuvres intimes, de la discrétion, des couleurs plutôt sourdes ;

c’étaient de lointains descendants de Corot et de Chardin, justement,

et de grands admirateurs des silences de Morandi« , pages 100 et 101 _,

Matisse _ « Oui, j’admire infiniment l’œuvre de Matisse :

pour son génie du blanc dans le dessin,

pour l’éclat de ses couleurs;

mais aussi pour l’intelligence de ce qu’il a éctit sur la peinture,

que j’ai relu souvent« , page 101 _,

Jean-Claude Hesselbarth _ « un peintre résolument abstrait » ; « et qui, lui, n’a pas peur des couleurs éclatantes, explosives, quelquefois même dissonantes ! (Ce qui me va très bien aussi).

C’est comme si un petit ensemble de jazz était venu remplacer le quatuor à cordes plutôt grave et mesuré de nos autres amis !« , page 101, toujours _,

« L’art abstrait ne vous fait donc pas peur ?« , déclare alors Alain Paire…

« Pas le moins du monde ! Il me semble que pour les abstraits comme pour les figuratifs, les problèmes _ esthétiques _ sont les mêmes. »

Et Anne-Marie Jaccottet de citer _ parmi les « admirés«  ici, en la « contrée » des « abstraits » _

« Entre beaucoup,

Sonia Delaunay, pour ses couleurs éclatantes,

le premier Kandinsky,

Pollock même,

Rothko tout particulièrement« , page 102…

Avant de conclure,

en réponse à la question : « Et les performances, les installations, qu’en pensez-vous ? »

« Il doit y en avoir qui méritent l’attention, j’imagine…

Mais offrez-moi plutôt le voyage de Winterthour,

que j’aille revoir

chez les Reinhart

cette petite « nature morte aux prunes » de Chardin

qui est un des tableaux que j’aime le plus au monde »

Un très grand (petit) livre, donc (à la Dogana),

et une très grande œuvre _ que celle d’aquarelle et de dessin d’Anne-Marie Jaccottet _,

toute de modestie discrète,

mais fermement tissée de probité puissante,

quant à la beauté _ et au sens _ de ce que peut être un Art

face au monde, aux choses, aux êtres

rencontrés…

De quoi méditer aussi

_ en plus de s’en réjouir ! _

quand culbutent certaines valeurs

socio-économico-politico-médiatico civilisationnelles

dans un monde

_ nihiliste ; et « pornographisé » :

faute, aussi _ ou surtout ! _ d’art, et très, très « pressé » ,

on « instrumentalise » « à tire-larigot »,

par les temps qui courent..


(cf mes deux articles des 22 et 23 décembre, à propos de « E-Love _ petit marketing de la rencontre » :

« Le “bisque ! bisque ! rage !” de Dominique Baqué (”E-Love”) : l’impasse (amoureuse) du rien que sexe, ou l’avènement tranquille du pornographique (sur la “liquidation” du sentiment _ et de la personne)«  ;

et « Le “n’apprendre qu’à corps (et âme) perdu(s)” _ ou “penser (enfin !) par soi-même” de Dominique Baqué : leçon de méthodologie sur l’expérience “personnelle) _ :

dans un monde nihiliste et « pornographisé, donc,

qui n’a guère

ni sa tête,

ni le reste

de son corps,

à sa place…


Titus Curiosus, ce 29 décembre 2008 

Comprendre le réel (et le monde) : « le moment Obama », un article de John Carlin, dans El Pais du 28 décembre

28déc

Comprendre le réel (et le monde _ en sa réalité historique ; et dans toutes ses facettes, disons « culturelles » ; dont artistiques…)

_ et cela, afin d’un peu mieux, peut-être, y vivre... _

est une de mes (modestes, mais fermes, constantes, décidées) « ambitions » de personne _ et de citoyen…

D’où l’un peu large

(comme _ ou autant que _ je peux et essaie, avec mon paquetage de bagages :

de même qu’avec _ ou plutôt sans ! _ ceux qui me font défaut,

et dont il faut _ tant soit peu… _ essayer de pallier les conséquences de l’absence…)

d’où l’un peu large éventail d’outils

à « alimenter »

_ et comme je peux, c’est-à-dire de bric et de broc, comme tout un chacun ! _

ma curiosité…

D’où, et m’y voici, ma lecture matinale de la presse _ notamment internationale _ de qualité : El Pais, La Repubblica, le New-York-Times, ou The Independent, entres autres (selon les langues que je peux au moins « déchiffrer » ; en plus du Monde, de Libération, du Figaro ; et quelques autres…


Ce matin,

avant que je mette à l’article que j’ai en tête (et en chantier) :

sur l’expo aixoise _ à la galerie Alain Paire, 30 rue du Puits-Neuf (et jusqu’au 31 décembre !!!) _ « Paysages et natures mortes »  d’Anne-Marie Jaccottet ; et cette merveille (de goût) qu’est le livre qui lui est « consacré » _ c’est le terme approprié ! _, « Arbres, chemins, fleurs & fruits _ aquarelles et dessins d’Anne-Marie Jaccottet« , avec des « textes » _ de « lecture » de ces œuvres _ de Philippe Jaccottet, Alain Madeleine-Perdrillat et Florian Rodari ; ainsi qu’un « entretien de l’artiste » avec Alain Paire ; aux excellentes éditions La Dogana ;

avant cela, que j’ai à cœur d’écrire,

vient solliciter mon attention un magnifique article de John Carlin dans El Pais de ce jour.

Le voici donc, en castillan ;

car il me paraît excellemment « éclairer » ce qui sera _ peut-être !.. _ un tournant de l’Histoire de nouveau siècle ;

et que je me permets de nommer « le moment Obama » ;

avec toutes les incertitudes attenantes, bien sûr, à l’Histoire collective des hommes, perpétuellement en train de se faire ;

avec ses pentes et pesanteurs (sociologiques) si puissantes, voire redoutables ;

mais aussi ses virages, ses inflexions ; et une part _ un clinamen ?.. _ de « liberté »…

J’ose y croire…

D’où la question _ philosophique en partie _ sur la « part » que peuvent, ou pas ; et dans quelle _ très fine !!! _ mesure ; y « jouer » de « grands hommes », tel que celui que promet d’être ce Barack Hussein Obama…

Or, il me semble que John Carlin met tout cela en balance, en son article optimiste, mais modéré, et assez « réaliste »…

En tout cas, aux yeux d’une personne qui « pense » _ ou « croit », c’est selon ce que chacun en jugera… _ que « le réel » _ on peut le qualifier ainsi ; et à sa suite « le réalisme » !… (celui de la « real politique ») _ ;

ou voudrait croire, avec un minimum d’objectivité,

que « le réel vient de changer de camp »

_ rien moins !!!

Voici donc cet article ;

dont je me contenterai _ sans commentaire aucun de ma part _ de mettre seulement en gras les expressions (de l’article de John Carlin) qui me paraissent les plus « importantes » ; du moins telles que je les « lis »… ;
et en rouge les expressions de Barack Obama jusqu’ici…


Afin de contribuer, à ma modeste mesure,

à la réflexion,

sur la page du monde qui se tourne ;

et la page du monde qui (nous) vient…

REPORTAJE : PERSONAJE DEL AÑO

Universal Obama

El presidente electo de Estados Unidos posee inteligencia, calma y aplomo. Ni sus adversarios más tenaces lo niegan. Su mandato estará marcado por un profundo instinto reconciliado

JOHN CARLIN 28/12/2008

    Barack Hussein Obama

    Barack Obama

    A FONDO

    Nacimiento:
    04-08-1961
    Lugar:
    Honolulu

    Estados Unidos

    Estados Unidos

    A FONDO

    Capital:
    Washington.
    Gobierno:
    República Federal.
    Población:
    303,824,640 (est. 2008)

Un atardecer en Hawai, Barack Hussein Obama, padre del presidente electo de Estados Unidos, estaba en un bar tomándose unas copas con su suegro y algunos amigos universitarios cuando un hombre blanco le espetó el insulto más grave, más hiriente, más políticamente incorrecto que existe en el inglés estadounidense. Le llamó nigger, algo así como negrata, pero con una cuota de desdén multiplicada por cien, ya que fue el apelativo con el que se denigraba a los esclavos en el siglo XIX.

Concretamente, el hombre blanco declaró que no quería tomarse un trago « al lado de un nigger« . Obama era conocido como un hombre orgulloso y se esperaba una pelea. Más aún cuando éste se dirigió con pasos firmes hacia su agresor. Pero no. Obama se plantó frente al hombre con una sonrisa y procedió a darle una serena y erudita clase de civismo. Citó la declaración universal de los derechos humanos, le recordó los ideales en los que se basaba el sueño americano y le explicó que la intolerancia, más que una grosería, era una estupidez. El hombre blanco se sintió tan mal que no sólo le pidió efusivas disculpas, sino que soltó un billete de cien dólares y le pagó todas las copas y la comida a él y a sus amigos.

Hay motivos para pensar que, en circunstancias parecidas, el hijo de aquel Obama haría lo mismo. La anécdota aparece en la autobiografía de Barack Hussein Obama, « Los sueños de mi padre » _ « Les Rêves de mon père » _, un libro que, como el título sugiere, rebosa fascinación por la figura paterna. Obama apenas conoció a su padre, nacido en Kenia, ya que éste abandonó a la familia en Hawai y se divorció de su mujer para irse a estudiar a Harvard cuando el pequeño tenía dos años. Sólo se verían una vez más en la vida. Pero el viaje de autodescubrimiento que narra el libro pasa por una exploración minuciosa del padre, una especie de trabajo de detective que concluye con interrogaciones a fondo de sus medio hermanos, primos, tíos y abuela durante su primer viaje a Kenia, a los 26 años.

Lo que queda claro hoy es que Obama ha heredado, y también conscientemente emulado, las virtudes de su padre, sin dejar de sacar las lecciones debidas de una tendencia terca y autodestructiva que lo condujo a la depresión, a la bancarrota, al alcoholismo y a la muerte, a los 46 años, en un accidente de coche.

El comandante en jefe número 44 de la historia de Estados Unidos posee la inteligencia, la calma y el aplomo de la mejor versión de su padre. A tal punto que ni sus adversarios más tenaces lo niegan. Charles Krauthammer, célebre columnista neoconservador del Washington Post, ha llegado a escribir que Obama goza de « una inteligencia de primera y un temperamento de primera« . Pero posee una cualidad incluso de más calado a la exhibida por su padre en aquel bar de Hawai y por él mismo durante y después de la campaña presidencial, que será la que definirá a su presidencia: un profundo instinto reconciliador.

Hay dos categorías de políticos : los que llegan al poder y gobiernan a partir de la división, apelando al tribalismo inherente a la especie _ la inmensa mayoría _ ; y los unificadores, los grandes, los que trascienden su época, como las figuras históricas más admiradas de las dos culturas que han forjado a Obama: Abraham Lincoln y Nelson Mandela, modelos reconocidos por el propio Obama.

La fe en que lo logre resume la esperanza global que ha despertado Obama de que, tras ocho años de infamia, y por primera vez desde tiempos de John Fitzgerald Kennedy, Estados Unidos vuelva a aportar de manera explícita y activa su fuerza y su peso moral para la creación de un mundo mejor.

Es difícil concebir dos individuos más diferentes que Barack Hussein Obama y el presidente saliente, George W. Bush. Este último nació en el seno de una familia perteneciente a la aristocracia adinerada del noreste de Estados Unidos. Su padre fue, sucesivamente, jefe de la CIA, vicepresidente y presidente de Estados Unidos. George W., la oveja negra de la familia, fue un estudiante vago que ingresó en Yale gracias a las conexiones familiares y pasó su juventud oscilando entre la borrachera y el despilfarro, sin demostrar jamás la menor curiosidad por el mundo que le rodeaba, mucho menos el mundo mundial. Hasta que a los 40 años cambió el alcohol por el evangelismo cristiano. Lo más notable que había hecho hasta aquella epifanía religiosa, el impulso divino que le hizo el favor a la humanidad de lanzarle a la política, fue estrellar el coche de su padre tras una noche de juerga en el acomodado barrio de Georgetown, en Washington.

Obama, recién llegado al mundo en 1961, ya era un iconoclasta: un símbolo, llevado a extremos impensables, de reconciliación racial. En una época en la que el Ku Klux Klan seguía linchando y en varios Estados de Norteamérica todavía era ilegal tener relaciones sexuales interraciales, Obama nació en Honolulú de un padre « negro como el carbón » y una madre « blanca como la leche« , como él mismo los describe en « Los sueños de mi padre« . Cuando tenía seis años, su madre, Ann Dunham, se casó con un ingeniero indonesio musulmán (la misma religión que practicaba el abuelo paterno de Obama) y se trasladaron a Yakarta. Obama, que en seis meses hablaba el indonesio, jugaba todos los días en las calles de la bulliciosa ciudad con los niños más humildes, y allí se acostumbró a comer, entre otras delicias locales, carne de perro y de serpiente y grillo asado. Con 10 años consiguió ingresar en el mejor colegio de Honolulú, lo cual le obligó a dejar atrás su hogar familiar en Yakarta e ir a vivir con los padres de su madre. Él era un simpático veterano de la segunda guerra mundial llegado a menos; ella, una disciplinada empleada de banco que aportaba más que su marido a la economía familiar. Obama fue a la universidad en California y después en Nueva York ; consiguió trabajo como activista comunitario en los barrios más pobres y más violentos del sur de Chicago ; hizo una gira de cinco semanas por Kenia, donde conoció a su extensa familia paterna y visitó los lugares donde su padre pastoreaba cabras de pequeño y donde su abuelo cocinaba y limpiaba las casas de los oficiales coloniales británicos. Obtuvo una beca para estudiar derecho en Harvard ; allí fue el primer hombre negro en ser elegido presidente de la prestigiosa revista Harvard Law Review ; y volvió a hacer política de barrio en Chicago. A los 33 años completó algo inimaginable para George W. Bush, y para muy pocos políticos de cualquier época y cualquier lugar : escribió su autobiografía, un libro que se caracteriza por una redacción impecable, una penetrante capacidad de autorreflexión y una generosa sensibilidad hacia los demás.

14 años después, tras breves etapas representando al Partido Demócrata en el Senado estatal de Illinois y el nacional de Washington, ha concluido los capítulos iniciales de una historia que apenas comienza con lo que él ha llamado el « improbable » desenlace de ser elegido, por sustancial mayoría y envuelto en un fervor público no visto desde tiempos de John Fitzgerald Kennedy. Lo tenía todo en su contra, y sus rivales republicanos lo sabían. Le acusaron de todo. De ser radical, socialista, marxista, musulmán, amigo de terroristas y antiamericano. Como dijo un columnista de la revista New Yorker, el futuro presidente « será un hombre cuyo primer nombre es una palabra en suajili derivada del árabe (significa bendición)« , cuyo segundo nombre no sólo es el de un nieto del profeta Mahoma, sino que también el del blanco original de una guerra sin terminar que empezó Estados Unidos, y cuyo apellido rima bien con Osama. « Ése no es un nombre, es una catástrofe, por lo menos en la política americana« , agregaba el columnista.

Sin embargo, Obama ha logrado transformar la aparente catástrofe en un triunfo histórico, convirtiendo su mestizaje en símbolo de optimismo y unificación. Como todo gran político, posee el don de la persuasión. Por eso hay tanta gente dispuesta a creer su grandilocuencia cuando define su misión de la siguiente manera: « Una nación curada. Un mundo reparado. Una América que vuelve a creer« . Lejos de albergar resentimiento hacia su país adoptivo, característica hasta hoy de una buena parte de sus compatriotas negros, Obama es un patriota. Lo declaró con convicción en el discurso que lo propulsó a la fama, durante la convención presidencial demócrata de 2004: « Me presento aquí hoy agradecido por la diversidad de mi patrimonio… sabiendo que mi historia es parte de una historia americana más grande, que estoy en deuda con todos aquellos que me precedieron y que en ningún otro país del mundo mi historia sería ni siquiera posible« .

Obama ha vuelto a recordar a todo el mundo los motivos por los cuales Estados Unidos ha sido históricamente digno de admiración, hasta « la larga oscuridad política » en la que se había perdido su país, como él mismo definió en aquel mismo discurso a los primeros cuatro años del mandato de Bush. Lo que está por ver es si seguirá ganándose la admiración mundial tras instalarse, el próximo 20 de enero, en el Despacho Oval de la Casa Blanca. Hay muchos escépticos, especialmente de izquierdas, que dudan de la capacidad de Estados Unidos de observar al resto del mundo a través de otra óptica que no sea la imperial, independientemente de la identidad o la retórica del presidente. Y es verdad que en la política exterior de Estados Unidos, como en la de cualquier país, están los intereses, primero, y después _ en el mejor de los casos _ los amigos. La diferencia ahora es que Obama, más que cualquier otro presidente que le precede, conoce el imperio desde adentro y desde afuera ; es capaz de ver a su país desde el punto de vista de un patriota convencido y de un extranjero crítico.

En este sentido, tiene por lo menos tanto que agradecer a su madre como a su padre. En una entrevista, Obama se refirió a su madre como « la figura dominante de mi juventud, los valores que me enseñó siguen siendo mi piedra de toque en el mundo de la política« . Ann Dunham, que murió de cáncer a los 53 años y nunca dejó de estar enamorada del padre de Obama, sería una mujer atípica hoy en un país en el que la proporción de matrimonios entre blancos y negros es mucho menor que en Europa occidental ; pero cuando esta hija de un soldado, nacida en Fort Leavenworth (Kansas) durante la Segunda Guerra Mundial, se casó con Barack padre a los 18 años tras conocerle durante una clase de ruso (¡ de todos los idiomas posibles en plena guerra fría !), era una aberración. Poco más normal fue casarse después con un indonesio, mudarse a su país y procurar que su hijo no sólo se empeñe a fondo en el colegio, sino que se integre de lleno en una cultura extraña. Como cuenta Obama en su autobiografía, su madre le enseñó durante su infancia asiática una lección que recordaría toda su vida : « A desdeñar aquella mezcla de ignorancia y arrogancia que con demasiada frecuencia caracterizaba a los americanos en el extranjero« .

Su condición de negro parcialmente desheredado en un país en el que hasta su aparición pública los matices raciales no han tenido palabra propia (los hijos que Thomas Jefferson tuvo en el siglo XVIII con una mujer esclava eran « negros« , como todos los que han nacido desde entonces con sangre africana), le ha dado también esa perspectiva de outsider, de individuo que ve Estados Unidos desde afuera. Lo cual alimenta las esperanzas de William Greider, el decano del pequeño núcleo de observadores progresistas residentes en Washington, de que Obama lleve a cabo un giro radical en la política exterior de Estados Unidos.

« Lo que el auge de China y la India y Brasil nos señala es que estamos entrando en una fase radicalmente nueva de las relaciones entre Estados Unidos y el resto del mundo ; una fase que requerirá una buena dosis de humildad« , dice Greider, anteriormente columnista de Rolling Stone, hoy principal comentarista político de la revista de izquierdas The Nation. « Ahora, al ver cómo nuestro poder decae y llegan tiempos de decepción y dolorosos ajustes, tendremos que elegir entre la respuesta de siempre _ « es la culpa de los chinos y los musulmanes y los demás extranjeros » _ o la respuesta sensata, que consiste en reflexionar un poco y evaluar hasta qué punto nuestros problemas los hemos creado nosotros mismos« .

Greider confía en que Obama entienda esto, pero lo que no tiene tan claro es si le resultará políticamente factible llegar hasta el extremo de cuestionar aquel concepto « de manifiesta superioridad, de que somos la mejor esperanza para el mundo, de que nuestro papel natural consiste en dirigir el destino del planeta, que está tan arraigado en el ADN nacional, sin excluir a nuestros diplomáticos y a la prensa seria« . Greider, un admirador de Obama, espera que el nuevo presidente se atreva algún día a violar « este tabú« , lo cual dependería en gran parte del grado de liderazgo moral que llegase a consolidar sobre sus conciudadanos. Pero reconoce que hoy por hoy sería aconsejable que la izquierda americana, como la mundial, templara sus expectativas de cambio radical ; aceptara que Barack Obama no va a ser, ni mucho menos, Hugo Chávez. Lo que sí se puede esperar con bastante certeza, dice Greider, es que se acabe con « aquella grosería y estupidez » que ha marcado la particular mezcla de arrogancia e ignorancia que ha sido marca de la casa en la era Bush.

Para empezar, la malograda « guerra contra el terror » cambia instantáneamente de carácter sin que Obama tenga que abrir la boca, mucho menos tomar nuevas medidas. En el ámbito de « mentes y corazones » ya hay una batalla ganada. Ya no va a ser tan fácil para los propagandistas de la yihad pintar a Estados Unidos como la tierra del Gran Satán cuando su presidente tiene el nombre que tiene, y su abuelo se convirtió al islam, entre otras cosas porque, según explicó un día a su esposa, no le convencía esa peculiar idea cristiana de « amar a los enemigos« . Sin embargo, Obama, cristiano practicante, sí pretende hablar con ellos. Ha expresado su deseo de dialogar con Irán y con Siria sin condiciones ; ha dicho que en Afganistán su política combinará la fuerza militar con el intento de buscar lo que sus asesores llaman focos de « reconciliables« , gente relativamente moderada en su compromiso ideológico, entre los combatientes talibanes ; ha declarado, repetidamente, que piensa extraer el grueso de las tropas estadounidenses de Irak, posiblemente dejando atrás algunos asesores militares, en un plazo de 16 meses ; y ha expresado su convicción de que la mejor forma de evitar otro Irak u otro Afganistán no es la intervención militar cuando es demasiado tarde, sino la inversión económica antes de que afloren los peligros terroristas.

Y aunque Obama tampoco es Gandhi (« no me opongo a todas las guerras« , ha declarado, y también, « mataremos a Bin Laden« ), todo lo que ha dicho a lo largo de su carrera política sugiere que buscará establecer relaciones de respeto con todos los países que lo deseen, y que su primer impulso no será, a diferencia del de Bush, disparar primero y hacer preguntas después. Él mismo lo dijo, quizá recordando a su madre, en un discurso hace un año: « El no hablar con otros países no nos hace quedar como gente dura ; nos hace quedar como arrogantes« . Desde la muerte de su madre en 1995, y la de su abuela materna el día antes de que ganara las elecciones presidenciales, la persona de su familia con la que tiene más intimidad, y a la que más se parece, es su media hermana keniana, Auma, que ha vivido gran parte de su vida en Europa. Auma Obama, que una vez le aconsejó que no entrara en política porque era un camino siempre decepcionante, afirmó en una entrevista con The New York Times el mes pasado que, si había una cosa en la que se podía confiar, era en que su hermano, al que definió como « una figura unificadora« , « entablaría un diálogo con el mundo« .

Ya lo está haciendo con su propio país. Nada de lo que ha hecho hasta la fecha ha demostrado de manera más convincente su confianza en sí mismo y la vitalidad de su instinto reconciliador que « el equipo de rivales«  _ citando el título de un libro sobre Abraham Lincoln que ha influido mucho en Obama _ con el que se ha rodeado en su futuro gabinete de Gobierno. Guiado más por el pragmatismo (cualidad imprescindible del reconciliador) que por las deudas contraídas y las habituales fijaciones partidistas, Lincoln eligió a los individuos más brillantes de su generación, independientemente de sus filiaciones políticas o del hecho de que algunos de ellos habían sido, hasta hacía muy poco, sus enemigos políticos acérrimos. Obama explicó el origen intelectual de su propio pragmatismo en su segundo libro, un tratado titulado « La audacia de la esperanza«  _ « L’Audace d’espérer _ une nouvelle conception de la politique américaine » _, publicado en 2006. Ahí escribe: « Creo que cualquier intento de los demócratas de seguir una estrategia duramente partidaria o ideológica significa no entender el momento político que estamos viviendo. Estoy convencido de que, cuando exageramos o demonizamos o simplificamos el argumento, perdemos. Cuando rebajamos el tono del debate público, perdemos. Porque es precisamente la búsqueda de pureza ideológica, la rígida ortodoxia y la total previsibilidad del actual debate político lo que impide el descubrimiento de medios nuevos para afrontar los retos que tenemos como país« .

Dicho y, planteada la prueba, hecho. No ha llegado hasta el extremo de nombrar para su Gabinete a Sarah Palin, que declaró con toda la razón del mundo ante sus enfervorecidos correligionarios durante un mitin electoral en Florida que Obama no era un hombre « que ve América como vosotros y yo vemos América« . Pero sí ha cogido al toro Clinton por los cuernos al nombrar a Hillary, su tenaz rival a la candidatura demócrata a la presidencia, para el puesto clave en política internacional de secretaria de Estado. Robert Gates, el secretario de Defensa, es un republicano que fue nombrado por Bush en diciembre de 2006, y que seguirá en su puesto con Obama. El equipo para enfrentar la grave crisis económica que indudablemente representará el reto inmediato más importante de Obama está compuesto por un tridente que incluso una conocida figura de la derecha washingtoniana, Sebastian Mallaby, del Council on Foreign Relations, no ha dudado en calificar de « absolutamente brillante« . Los antecedentes de Larry Summers, Timothy Geithner y Paul Volcker demuestran más simpatía demócrata que republicana, pero los tres son conocidos ante todo como individuos de fuerte personalidad que no dudarán en entrar en conflicto con Obama si lo creen oportuno. « Ahora hay un consenso total de que hay que incrementar el gasto público« , dice Mallaby, un experto en economía que conoce a los tres bien, « pero podemos estar seguros de que gente como Summers presionará a Obama, más temprano que tarde, para reducir el déficit, aunque esto sea a coste de programas de bienestar público que Obama quizá querría fomentar« .

Otra persona que estará muy cerca de Obama, y con el que es seguro que tendrá discrepancias de criterio, será el nuevo ocupante del puesto de asesor de seguridad nacional, es decir, el jefe de política internacional dentro de la Casa Blanca. James Jones, un formidable ex general marine de 65 años, tiene un vasto conocimiento dentro y fuera de Estados Unidos en el terreno político militar. No ha delatado simpatías partidistas hasta la fecha, y tal es la admiración que provoca su currículo que John McCain, el candidato presidencial republicano y ex militar, intentó infructuosamente reclutarle para su causa electoral.

La crítica más habitual que se le lanza a Obama, y la que le lanzaron con más frecuencia tanto Hillary Clinton como John McCain durante las dos fases de la campaña presidencial, es que, a sus 47 y con apenas cuatro años servidos en Washington, le falta experiencia para gobernar. Ni él ni sus más fanáticos admiradores lo niegan, aunque señalan (cosa que reconocen figuras de la derecha como Charles Krauthammer y Sebastian Mallaby) que su campaña electoral fue un modelo de disciplina y efectividad comparada con las caóticas campañas que llevaron a cabo los veteranos Hillary Clinton y John McCain. Lo que demuestran sus nombramientos para el futuro Gabinete, en otra opinión muy generalizada en Washington, es que tiene buen juicio y no teme rodearse de subordinados notablemente más experimentados que él e incluso, posiblemente, más inteligentes. El Gabinete de Obama tiene que ser uno de los más sesudos de la historia. De los 36 individuos nombrados hasta la fecha (el más reciente fue el premio Nobel de Física Steven Chu como secretario de Estado de Energía) la mitad tiene títulos de posgrado de las universidades más prestigiosas de Estados Unidos.

Todo lo cual demuestra, una vez más, la tremenda confianza que tiene en sí mismo, y que él mismo expresó en privado hace cuatro años a una amiga y colaboradora política cercana, Valerie Jarrett. Todavía no era senador, pero confesó que su ambición era ser presidente. Lo recuerda Jarrett : « Me dijo : « es que creo que tengo unas cualidades especiales y que sería una pena desperdiciarlas« . Me dijo : « ¿ sabes ? Creo que tengo algo«  ».

No siempre tuvo las cosas tan claras. Tras una infancia variopinta y sin complejos en Indonesia y en el alegre limbo de Hawai (« era demasiado joven« , escribe en su autobiografía, « para saber que necesitaba una raza« ), se sumergió en el drama afroamericano a través de los guetos de Chicago. Al no tener alternativa social a ser clasificado como negro, se puso a estudiar a personas de su raza en Chicago que no eran inmigrantes, o hijos de inmigrantes, como él. Lo que aprendió no le llenó de felicidad. Todos delataban, en mayor o menor medida, la carga de angustia histórica que arrastran los descendientes afroamericanos de los esclavos, una carga que los distingue (con la excepción de los indios americanos) del resto de la población de Estados Unidos, país que se define por el optimismo del inmigrante, con su energía y ganas de forjarse una vida mejor ; no importa que su país de origen sea Inglaterra, Polonia, México, Egipto o Kenia. Los afroamericanos no inmigrantes, como por ejemplo la esposa de Obama, Michelle Robinson, pertenecen al único grupo que no vino a Estados Unidos de manera voluntaria.

« Ha sido como transitar por la vida con una cadena y una bola de hierro atados al tobillo« , explicó Jim Coleman, que tiene menos motivos que la mayoría de personas la raza negra para sentirse agraviado. Coleman es profesor de derecho en la Universidad de Duke, en Carolina del Norte. Se identifica con Obama, con quien comparte ciertas ventajas en la vida, como por ejemplo ir becado a un buen colegio cuando era niño y después estudiar en Harvard. « Pero por bien que te haya ido, como negro en este país no has podido entender las relaciones sociales sin mirarlas a través del eterno prisma de la raza« , dijo Coleman. « Por eso incluso gente como yo, que hemos triunfado, nos hemos sentido como transgresores, como gente que nunca acabó del todo de pertenecer _ o de ser admitidos _ a este país« . Si Coleman antes se sentía, o se imaginaba que los blancos le veían, como un ciudadano de segunda clase, el triunfo electoral de Obama ha representado para él, como para millones de afroamericanos, un salto a primera. « Es, ni más ni menos, una liberación. Esa angustia ancestral, esa cadena que arrastrábamos : adiós. ¡ Fuera ! Sentimos el país como nuestro también, por fin. Ya no estamos afuera mirando para adentro, porque dentro de la Casa Blanca vivirá una familia negra, igual que las nuestras. Obama nos ha hecho sentir, de la noche a la mañana, que somos americanos al cien por cien. Tendremos problemas como país, claro, pero la gran y mágica diferencia es que ahora los enfrentaremos todos juntos« .

Sentimientos muy parecidos se han oído desde la victoria de Obama el 4 de noviembre de infinidad de personas negras, de todas las edades y toda la gama social. Esa liberación mental que han experimentado los descendientes de los esclavos, sumado a un más sutil fenómeno de casi equivalente importancia, la oportunidad implícita que han aceptado los blancos para pedir perdón a sus compatriotas negros por los pecados de sus padres, representan ya una hazaña histórica. Aunque no lograra nada más Obama durante su presidencia, eso ya tendrá una repercusión duradera. Pero el demócrata quiere que se le mida por mucho más. La promesa de « cambio » fue su eslogan electoral. Habla continuamente de la necesidad de regenerar el país y el mundo, de reparar los daños causados durante ocho años de Bush, a cuyo Gobierno Obama ha acusado de actuar con una « espectacular irresponsabilidad« .

Ante tanta esperanza en Washington, donde se respira un aire de euforia a pesar de la crisis económica, existe, según las cabezas pensantes de izquierda y derecha, una gran duda. Si el punto más fuerte de Obama acabará siendo el más débil ; si su afán reconciliador y su necesidad de consenso, le conducirán a la parálisis ; si tendrá las agallas, tras acumular tantísimo capital político, como lo expresó Sebastian Mallaby del Council on Foreign Relations, de gastarlo. Si acabará siendo no Obama, sino Obambi.

Cass Sunstein, profesor de derecho en Harvard, conoció a Obama durante sus años estudiantiles. Le define como un hombre que pretende cumplir grandes objetivos ofendiendo los valores del menor número de personas. « Pero también creo« , dice Sunstein, « que tiene la convicción de que, si uno asimila los valores e ideales de sus contrincantes, si uno demuestra respeto por ellos, es posible dar pasos mayores de los que uno se podría haber imaginado« .

Demostrar respeto a la gente significa, en un importante sentido, escucharles con atención. Un veterano economista de Washington que hizo una presentación el mes pasado a Obama y a cuatro miembros de su equipo observó que durante las dos horas y media que estuvo con él, el político habló, como mucho, el diez por ciento del tiempo. « A diferencia de Clinton, que en las mismas circunstancias hubiera hablado la mitad del tiempo« , explicó el economista. Frank Luntz, un conocido estratega republicano, tiene la misma impresión. « El típico político se impone a la gente con el objetivo de obligarles a prestarle atención« , dijo Luntz. « Obama es más reflexivo. No empuja. Tiene un aire relajado que atrae. Eso es tan poco usual…« . En otras palabras, sigue el consejo de Tom Daschle, el líder demócrata en el Senado, de que « la mejor forma de persuadir es con las orejas« .

Lo hizo en la primera campaña política de su vida, en la que acabó siendo elegido presidente de la Harvard Law Review. Ganó gracias a los votos conservadores. No estaban de acuerdo con él, pero la sensación de que les escuchaba de verdad y les tomaba en serio resultó decisiva a la hora de la votación. Ocurrió algo muy parecido durante uno de los momentos más complicados de su campaña presidencial. Su larga asociación con Jeremiah Wright, el pastor negro que le casó, se convirtió en un peligro mortal después de que salieran a la luz sermones en los que el reverendo expresaba un resentimiento que parecía rozar el racismo contra los blancos de su país. Obama respondió el 18 de marzo en Filadelfia con el que muchos consideran el discurso más valiente de su vida. No hay nada más delicado en Estados Unidos que el asunto de la raza, pero lo que logró Obama aquel día fue colocarse por encima del debate, resumirlo y reconducirlo. Sin asumir nunca una postura defensiva, sin negar la ofensa histórica contra los negros, o que su « rabia » fuera legítima, reconoció también que algunos blancos podrían tener motivos para sentirse resentidos al ver cómo a veces la política de « acción afirmativa » daba a compañeros de trabajo negros, o a jóvenes estudiantes negros, ventajas negadas a los blancos por el color de su piel. « Declarar que los resentimientos de americanos blancos son racistas, sin reconocer que tienen su origen en preocupaciones legítimas, esto también amplía la brecha racial y obstaculiza el camino al entendimiento mutuo« .

Tras presentar el argumento, se postuló a sí mismo como emblema hecho carne del noble objetivo, contenido en el prólogo a la primera Constitución de Estados Unidos, escrito hace 221 años, de crear « una unión más perfecta« . « No puedo repudiar al reverendo Wright del mismo modo que no puedo repudiar a la comunidad negra, del mismo modo que no puedo repudiar a mi abuela blanca, que ayudó a criarme, que hizo un sacrificio tras otro por mí, que me quiere más que nada en el mundo, pero que una vez me confesó el miedo que sentía al cruzarse con hombres negros en la calle… Estas personas forman parte de mí. Y forman parte de Estados Unidos, este país que yo amo« .

Fue quizá aquel el momento en el que salvó su candidatura y ganó las elecciones presidenciales. Despejó las dudas que podría albergar todavía la mayoría del electorado acerca de sus credenciales como patriota, surgidas de su condición de negro de padre africano, y convenció a todos _ blancos, negros y de toda condición racial _ de que hablaba por ellos y de que les entendía. Recondujo el debate en el sentido de que señaló no a los blancos y a los negros como el enemigo que hay que vencer, sino a la cultura corporativa « de avaricia a corto plazo » y a « las políticas económicas que favorecen a pocos a expensas de muchos« .

Es en la economía, más que en política internacional o en cualquier otro terreno, donde los observadores de Washington creen que Obama marcará un antes y un después en la historia de Estados Unidos. No es un hombre alevoso ni de una progresía temeraria. Es recto, cauteloso, deliberado a la hora de tomar decisiones, tendiendo a conservador. A diferencia de Bill Clinton y George W. Bush, tuvo el coraje de reconocer que fumó marihuana en su juventud y consumió cocaína, pero hoy es un hombre de familia, abiertamente enamorado de su esposa, que va a la iglesia todos los domingos y da toda la impresión de haber rechazado explícitamente los excesos mujeriegos y alcohólicos de su padre. David Axelrod, el principal estratega de la campaña de Obama, ha dicho que sería un error creer que « desde el punto de vista de los valores » ha concluido la era conservadora de Estados Unidos, la reacción al flower power de los años sesenta, que comenzó con la llegada de Ronald Reagan al poder en 1981. Obama es lo que en Estados Unidos llaman « un conservador cultural« . Pero desde el punto de vista económico, según dijo Axelrod, « no tenemos que elegir más entre una economía opresiva controlada por el Gobierno y un capitalismo caótico que no perdona« . El gran legado de Reagan, que ni siquiera Bill Clinton pudo enterrar durante sus ocho años de presidencia, fue la idea de que la injerencia del Gobierno en la economía es por definición mala, antiindividualista, antiamericana.

La actual crisis ha convencido incluso a George W. Bush de que ese prejuicio pertenece al pasado. Pero Obama lo ha tenido muy claro desde antes de que estallara la burbuja de Wall Street. En una entrevista con Rolling Stone hace dos años declaró: « En África muchas veces ves que la diferencia entre un pueblo donde todo el mundo come y otro donde la gente se muere de hambre es el Gobierno. Uno tiene un Gobierno que funciona ; el otro, no. Y por eso me molesta cuando oigo a gente como Grover Norquist  _el intelectual neoconservador por excelencia _ decir que el Gobierno es el enemigo. No entienden el papel fundamental que el Gobierno juega« .

La esperanza de gente de la izquierda americana como William Greider es que, más allá de invertir fondos públicos en salvar los bancos y a la industria del automóvil, Obama se enfrentará al enorme escándalo de un sistema de salud estadounidense que, a diferencia del de los demás países desarrollados, es incapaz de atender a las necesidades elementales no sólo de los pobres, sino de buena parte de la clase media. « Ahora que el big government se ha vuelto cool, a ver si por fin vemos una reforma del sector sanitario para que tengamos, en vez de salud para sacar grandes ganancias, salud para todos« , explicó Greider.

Queda pendiente la cuestión de si Obama tendrá la valentía de utilizar su capital político para tomar medidas que generarán polémica y desgastarán parte de su capital, que a su vez dependerá de su capacidad de mantener su popularidad personal en tiempos de profunda crisis. Lo que sí tiene a su favor es aquella enorme confianza en sí mismo, cualidad  _ más allá de la arrogancia porque es inherente _ que comparte con los dos grandes reconciliadores, Lincoln y Mandela. Su padre africano fue su primer modelo, aunque muchas veces las lecciones que aprendió de él vinieran de segunda mano. Fue su abuelo materno, el ex soldado, el que le contó cuando su padre se atrevió a cantar canciones africanas ante un gran público en un festival internacional de música de Hawai: « No era nada bueno, pero estaba tan seguro de sí mismo que la gente le aplaudió« . El abuelo sacó la siguiente conclusión del desparpajo de su yerno: « Ahora, ahí hay algo que puedes aprender de tu papá : la confianza. El secreto del éxito de un hombre« .

No le quedó más remedio que aprender la lección, primero en la cultura ajena de Indonesia con un hombre que no era su padre ; después en Hawai sin padre o madre ; y después en el inhóspito submundo de la Chicago pobre. De ahí, vía Harvard y los senados de Illinois y Washington, llegó a decir en diciembre de 2004: « Me siento cómodo en mi propia piel. La gente ve una autenticidad en mí que va más allá de las barreras ideológicas. Me atengo a mis principios sin recurrir a trucos políticos baratos« .


Eso lo ha demostrado durante una campaña presidencial cuya mesura y elegancia se contrastó de manera chocante con el cínico modelo republicano que patentó Bush e imitaron McCain y Palin, y que consistió en apelar al más bajo denominador común : el miedo y la división. Siempre se tuvo la sensación con Bush de que quiso ser presidente para exorcizar viejos complejos, para demostrar a su padre y a su madre que, pese a sus pocos auspicios comienzos, podía. Barak Obama, en cambio, declaró a principios de 2007, cuando decidió presentarse a la carrera para la Casa Blanca: « Sólo aspirar a ser presidente no es la mejor manera de pensar en el tema. Uno tiene que querer ser un gran presidente« .

Las condiciones para serlo, las tiene. Y para serlo hoy, en la época de la globalización. Dice su asesor, David Axelrod, que Obama « es la personificación de su propio mensaje« , « es la visión de sí mismo« . Se refería a su condición híbrida. Hijo de madre blanca y padre negro, encarna la idea de que la reconciliación inherente a su persona se debe de extender a Estados Unidos y al resto del planeta para intentar crear una « más perfecta » unión humana. Lo veremos con nuestros propios ojos la primera vez que el Air Force One aterrice en un aeropuerto europeo, africano o asiático y emerja de la puerta del avión, sonriente y saludando, una pareja negra. El pasado familiar de Obama, sus raíces intercontinentales, su capacidad de ver a su país desde adentro y desde afuera, lo convierten en el antídoto a la era Bush y en el prototipo ideal de presidente para un mundo sin fronteras. »

Voilà.

C’est, vous avez pu en juger, un bien bel article ;

qui fait très clairement le point sur ce qui attend Barack Obama,

et ce qui attend,

en conséquence de son action à la tête de son Etat,

et les Etats-Unis d’Amérique, et le monde, à sa prise de fonction

à Washington, le 20 janvier prochain, à midi…


Modestement, pour ma part,

j’espère que Barack Obama va donner un énorme « coup de vieux » à tous les « toutous » de George W. Bush de par le monde ;

et pas seulement les Durao Barroso, Aznar, Blair qui sont allés lui prêter allégeance enthousiaste à son escale aux Açores le 16 mars 2003, juste avant la si catastrophique

(à commencer par le cortège hallucinant de mensonges aux citoyens du monde, qui l’ont accompagnée, cette intervention militaire) ;

juste avant la si catastrophique intervention militaire en Irak

_ les Durao Barroso, Aznar, Blair et autres politiciens « hyperréalistes », tel que les Berlusconi et consorts…

Et nous savons grand gré au Président Chirac

d’avoir, ce jour-là, de mars 2003, su préserver l’honneur de la France…


Titus Curiosus, le 28 décembre 2008

Sur John Carlin,

ceci (dans El Pais) :

El periodista británico John Carlin (Londres, 1956), Premio Ortega y Gasset al mejor trabajo de investigación o reportaje en 2000 por Viaje por la emigración, ha sido corresponsal para el diario británico The Independent en México y Centroamérica, Suráfrica y Estados Unidos.

Sus primeros pasos en el periodismo los realizó en el Buenos Aires Herald. Posteriormente colaboró con la BBC y The Times, donde destacó por su gran conocimiento de Latinoamérica.

De madre española y padre británico, Carlin escribe desde hace tres años para EL PAÍS sobre diversos temas, desde políticos a deportivos. En la actualidad vive en Barcelona.

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