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Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy

22fév

Avec « L’Estranea » _ l’étrangère : publiée aux Éditions Rizzoli en 2007 _, traduit en français « L’Obscure ennemie » _ par Nathalie Bauer, aux Éditions du Seuil, ce mois de janvier 2010 _, Elisabetta Rasy donne un troisième volet, plus que parfait (!), à l’aventure _ parfaitement délicate _ de sa réflexion _ à merveille « fouillée« _ sur son identité (de personne), eu égard à l’intimité _ ardente en même temps que peu dite, sur le moment _ de sa filiation à ses deux parents :

….

le premier volet, napolitain, « Pausilippe«  _ « Posilippo » parut aux Éditions Rizzoli en 1997 ; et en traduction française en 1998 aux Éditions du Seuil _ s’avérait constituer rien moins qu’un « tombeau« , aussi humble et discret que magnifique, au père (napolitain, d’origine en partie levantine : disparu en août 1978 ; mais « quitté » dès 1956-57 : lors de la « fuite » de sa mère (le quittant, elle, la mère, pour un autre : « chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle« , sera-t-il dit, page 16 d' »Entre nous« ) de Naples ; et qu’elle ne revoyait, elle, la fille de ce père, que de temps en temps, sans vivre vraiment avec lui…) ;

et le second volet, romain, « Entre nous«  _ « Tra noi due » parut aux Éditions Rizzoli en 2002 ; et en traduction française en 2004, toujours au Seuil _ un « tombeau« , élégant et sublime, à la mère (romaine, d’origine romagnole : morte le 13 février 2000) ; une femme tempétueuse _ « insufflant sa hâte au monde« , telle Anna Picchi, la mère du poète livournais Giorgio Caproni… _, et qui, « quoique marquée par la vie et par son caractère violent, tourmenté« , se consacrant principalement à l’éducation de ses deux enfants, « avait toujours exercé sur (Elisabetta, ainsi, sans doute, que son frère) une autorité indiscutée« , dont il avait fallu, par quelques moyens ou biais, aussi se défendre : c’est de cette relation complexe que « Entre nous » faisait le récit riche, lumineux, en forme surtout d’hommage…

Or, voici que « L’Estranea » vient apporter _ sans nulle retouche « romanesque« , semble-t-il, du moins, cette fois ! _ quelques précisions _ d’importance ! _ sur les modalités de la disparition, « ravagée« , de cette mère, « Madame B.« ,

ainsi que la nomment les divers médecins entre les mains desquels celle-ci va passer, devenue octogénaire _ elle est née le 3 janvier 1917 _, dix-huit mois durant, entre mai 1998, moment de l’aveu de sa maladie, et janvier 2000, moment de son retour forcé chez elle, sans espoir de guérison, exténuée, quinze jours à peine avant son décès, le 13 février, en l’appartement au second étage de la maison-villa de la jolie _ pentue, quasi agreste, parmi la luxuriance de splendides jardins avec arbres et fleurs _ Via delle Alpi, entre la ronde Piazza Caprera, en contrebas, et le parc aux grands beaux arbres, tout proche, de la Villa Paganini, sur la hauteur, du côté, et un peu à l’écart, tranquille, du beau Corso Trieste (avec pins) et de la noble et large Via Nomentana (avec platanes)…

Et alors que « les vingt et une années qui séparèrent son soixantième anniversaire  _ en 1977 _ du quatre-vingt-unième _ en 1998 _ avaient été les plus sereines de l’existence de Madame B. Ses enfants avaient grandi et avaient trouvé leur voie, non sans lui causer de soucis, mais lui apportant aussi la reconnaissance de son travail de mère et quelques satisfactions. Puis un petit-fils lui était né, et il l’avait rendue à ses ressources et compétences féminines. Elle s’était de nouveau sentie utile  _ ainsi qu’on est utile dans le travail d’amour _ et le chaos du monde s’était transformé à ses yeux en un cosmos ordonné et appréciable. A l’âge de soixante ans, elle avait appris à profiter de la vie, même si elle n’était jamais devenue une femme placide et joviale, si elle continuait d’avoir de féroces crises de mauvaise humeur et des accès d’indignation face à la lâcheté, à la vulgarité et à l’hypocrisie humaine, qui l’étourdissaient presque. Mais lorsqu’elle ouvrait ses fenêtres le matin, elle était heureuse de mesurer la lumière de la journée et de goûter la consistance de l’air« , pages 37-38 de « L’Obscure ennemie« … Bref, « elle était beaucoup plus heureuse à soixante ans qu’à quarante, beaucoup plus entreprenante à soixante-dix qu’à trente« , page 39. « Mais _ voilà que _ cet automne-là _ de 1998 _, elle n’était plus sûre de rien, car ses habitudes commençaient à lui échapper, tels des objets visqueux« …


En effet, il s’agit moins cette fois, pour la narratrice, en ce troisième volet, donc, de « retour sur son intimité filiale » _ ainsi me permettrai-je de le formuler _, de cerner ce qu’elle doit, comme fille, à chacun de ses deux parents _ ils se sont séparés en 1956, Elisabetta, qui avait neuf ans, quittant précipitamment la Naples de la nombreuse tribu paternelle pour gagner Rome, où vivait sa grand-mère maternelle, veuve, Adèle B. _,

que de se focaliser sur un point très volontairement occulté du récit (légèrement « romancé » alors : cf les personnages d’Emilia Starita, le professeur de Français, et d’Aldo Camerini, le professeur de Philosophie et Histoire…) précédent de sa relation à sa mère : la maladie terminale de cette mère, qui devient ici _ et c’est tout nouveau ! _ « Madame B.« …

Soit, son cancer : « l’obscure ennemie » étant d’abord la tumeur ; et ses divers « ravages » : sur l’âme comme sur le corps….

C’est qu’Elisabetta ne désirait pas mettre, alors (en 2002, dans « Entre nous« ), l’accent sur ce bouleversement tellement déstabilisateur, « ravageur » même, de ses liens forts _ et patiemment construits, non sans tâtonnements ultra-complexes, étais divers et essais de consolidations, en particulier lors de l’adolescence : que décrit « Entre nous« , jusqu’en 1968, principalement ; même si le récit allait jusqu’à l’enterrement, déjà, de sa mère, en 2000 : il s’agissait d’un « tombeau«  !.. _ avec sa mère :

ce bouleversement de la maladie _ soit cette « obscure ennemie » ; ou cette « étrangèreté » : « L’Estranea« , qui donnait son titre au récit en italien… _ venant briser avec une violence affolante « le fil de la compréhension profonde » qui les unissait pourtant jusqu’alors…

Au point que le langage même (!) se met à lui faire, à elle, écrivain (!) _ dont le « métier étrange » est « d’essayer de traîner à l’intérieur des mots la force entraînante du monde » (page 109) _, soudainement défaut !!! Rien moins !!!

Faire état alors _ en 2002 _ de cette tempête-là aurait complètement « déformé » l’hommage du « travail de deuil » qui avait commencé…

Tant et si bien que le « sujet » _ en sublime « tension« … : le « problème« , si l’on veut, de plus en plus lancinant, en sa réalité massive incontournable, qui « travaille«  et « entretient«  sa permanente vibratoire, et chantante (jusqu’à crier presque, ou, du moins, pleurer : mais en silence ! toujours…) « tension«  ; et dont l’écriture du livre va être, et puis est, proprement, et tant bien que mal, une esquisse de « résolution«  : superbe de délicatesse à la fois précise et sobre, en son « humanité«  profondément grave : gravissime ! _

tant et si bien, donc, que le « sujet » de ce nouveau livre _ qu’est « L’Estranea« , mis à l’écriture par l’écrivain qu’est Elisabetta, en 2007 _ vient à se déplacer, délicatement, en même temps que très vite,

de la facticité (banalement empirique), apparente, de (l’évolution  _ avec péripéties et imprévisibilités (presque rocambolesques, parfois ; et il y va aussi, ici, de la « comédie humaine » de certains de ses protagonistes, dont divers médecins, assez contrastés en leurs « types » : « le jeune médecin expéditif« , « le médecin affable à l’hôpital de banlieue« , « le vieil ami médecin et psychanalyste« , « l’oncologue signalée par Milan« , « le prestigieux chirurgien du célèbre hôpital romain des maladies pulmonaires« , « son assistant qui jouait le méchant« , « le séduisant pneumologue« , etc… jusqu’à « la jeune et efficace doctoresse blonde régnant sur l’étage« …)… _ de) la maladie de la mère ; et de ses incidences plus que chahutées, violentes _ c’est une tourmente ! _ sur leurs liens mère-fille ;

vers ce que l’on peut caractériser _ ainsi que le fait Florence Noiville dans un bel article du Monde, le 14 janvier dernier, « « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy : maladie, mal à dire » : je lui emprunte son expression de « mal à dire« … _ comme quelque étrange « mal à dire« , très vite complètement déboussolé, de la fille _ pourtant si calme et si rationnelle en son habitus d’adulte maîtresse d’elle-même, pudiquement plus que très raisonnable en son ordinaire (et de plus écrivain magnifique ! une des vraiment grands d’Europe !) _ ;

en sa relation d' »intimité« , toujours intense et tendue, vibrante et mélodique, en la palette _ large ! _ de toutes ses harmoniques, à sa mère : depuis l’enfance ; une enfance « contenue » et dépassée, pourtant, pour l’essentiel, toutefois _ ce que narrait, justement, « Entre nous« 

Mais aussi, et encore, face aux autres ; en commençant par pas mal d’exemplaires de la tribu passablement exotique des médecins : qui ne l’entendent pas…


Tel est le « sujet » passionnant et bouleversant _ fouaillant dedans loin _ de ce très, très, grand livre, remarquablement mené et maîtrisé pour sujet si dérangeant, qu’est « L’Obscure ennemie« …

Une belle scène, pages 115-117, énonce comment, à un moment, vers la fin (située, elle, page 130)

_ « Une jeune et gentille coiffeuse me massait la tête avec une crème pour cheveux dévitalisés quand des larmes se mirent à couler _ tout soudain ! _ sur mon visage. La coiffeuse les vit dans la glace vivement éclairée devant nous ; et, inquiète, me demanda _ professionnelle… _ si je souffrais d’allergie. Alors incapable _ voilà _ de ravaler _ eh oui ! _ ces larmes autonomes et déplacées, dans ce salon bondé où retentissaient des bavardages joyeux, au milieu de tous ces étrangers, j’entendis ma voix raconter, indépendamment de ma volonté et de toute décision _ voilà ! _, l’histoire de la maladie de ma mère«  _,

la narratrice laisse éclater _ l’épisode se produit à l’automne 1999, entre, se remémore-t-elle, la troisième et la quatrième hospitalisation maternelle, cette dernière-là à la Noël 99 _ ce qu’à elle-même encore,

(bien) avant de pouvoir l’écrire, quelques années plus tard

_ bien après les faits, en quelque sorte : ce sera en 2006-2007 _

en un extraordinaire sublime « détail » d’analyse, par le seul récit, du devenir de cette « intimité » _ entre elles deux, seules, une nouvelle fois : le frère d’Elisabetta vit à Milan _ ravagée par la violence destructrice de cette maladie si sournoise _ et destructrice, à l’acide, de leur liens aussi _,

« détail »

plein de pudeur _ à rebours du vulgaire et de l’obscène : Elisabetta partageant complètement l’idiosyncrasie de sa mère sur ce plan-là _ et d’élégance _ racinienne ? _, en une magnifique délicatesse de subtilité, justesse et vérité et beauté, tout à la fois, d’analyse (dans cette « Estranea« , donc) ;


ce qu’à elle-même encore

Elisabetta, la fille de sa mère (plus que jamais écorchée vive, celle-ci, en sa vivacité hyper-exacerbée maintenant, et bien peu commode à vivre pour tous les autres, en ce « ravage » déchiré de son âme, plus encore, si c’est possible, que de son corps _ dira la narratrice… _),

Elisabetta, donc, n’est pas capable de se dire, ni penser clairement,

en son propre déstabilisateur « ravage » filial : car sa mère « ne voulait _ surtout _ pas devenir _ maintenant _ la fille de sa fille » (page 101) ; et « entendait être, jusqu’au bout, la maîtresse _ unique _ des caresses » (page 128) : « elle entendait _ elle qui « avait toujours été une femme tenace, qui avait toujours poursuivi ses idées et ses désirs avec obstination«  (page 92) _ continuer à être elle-même« , c’est-à-dire « rebelle, turbulente et passionnelle, avec son attachement à ce qu’avait été sa vie, à sa façon singulière de se sentir en vie, au bien de sa différence«  (page 100)

La narratrice du récit poursuivant, page 116 _ « j’entendis ma voix raconter« , donc, dans le salon de coiffure bondé _ :

« Notre voyage

_ car c’est de cette odyssée-là, à deux (surtout ; les autres étant plutôt d’épisodiques, seulement, comparses : la fille avec la mère, encore et toujours _ sempiternellement, volens nolens, « tra noi due » ; même si ce n’est jamais, et loin de là !, fusionnellement ; ni pour l’une, ni pour l’autre ; si fièrement éprises, toutes deux, et à combien juste titre !, de leur double, et mutuelle, et réciproque, indépendance, comme on voudra…),

qu’il s’agit bien, ici : Ithaque étant à la fois

la maison maternelle (mais « maison«  de la vie ! pas de la mort ! Madame B. ne veut surtout pas y revenir mourir ! même si on l’y contraint pourtant ; à son corps, ainsi que son âme, furieusement défendant !..),

mais aussi la fosse du cimetière de « Prima Porta« ,

sur laquelle se terminait déjà le récit de « Tra noi due« … (et où reposait, déjà, la grand-mère maternelle, Adèle : depuis janvier 1974 ; cf la phrase d’ouverture de « Tra noi due« , page 9 : « Quand ma grand-mère mourut, le 3 janvier 1974, je venais d’acheter un sac« … ;

et, page 171 du même : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta, où sont enterrées ma grand-mère et ma mère, est très différent du cimetière des non-catholiques du Testaccio, le premier cimetière que j’aie jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières«  ;

car « dans le cimetière du Testaccio, qu’on appelle aussi des Anglais, parce qu’il renferme les tombes de Shelley et de Keats, toute transaction est close« , page 173 ; et pas dans les autres : « A Prima Porta, chacun, de quelque ethnie qu’il soit, surtout du cœur, reprend ses liens, discute, revendique et regrette, poursuit la longue transaction de la vie« , venait de dire la narratrice la ligne précédente. Alors qu’au Testaccio, sont « closes«  les « transactions« … Fin de l’incise sur la vie et la mort des cimetières, selon les « transactions«  auxquelles, vivants et morts, on s’y adonne, et qu’on poursuit, ou pas !..) :

cette fois-ci, cela donne, page 9, mais de « L’Estranea« , cette fois : « Le matin où ma mère partit, le 13 février 2000, le temps était clément et les mimosas fleurissaient déjà. Deux jours plus tard, en revanche, le matin de son enterrement, il faisait un froid de loup. Le carré 117 _ des sépultures en terre _ avait l’allure d’un champ de bataille, les bulldozers le harcelaient de leurs implacables pelles pour y creuser les fosses ; il était humide et boueux. Autour de cette cavité qui paraissait inutilement profonde, un gouffre insensé, nous n’étions que trois _ mon frère, mon fils et moi _ avec l’employé des pompes funèbres qui nous avait assistés, aussi jovial et imperturbable qu’un agent immobilier« … Car « de belles et anciennes villas«  demeuraient à vendre, ne trouvant pas preneurs depuis qu’« on avait construit le cimetière«  et que « les propriétaires s’en étaient allés«  : la narratrice se demande alors, page 10 de « L’Obscure ennemie«  : « Vivre là, pensai-je, dans une de ces belles villas baignant le ciel romain qui, dès qu’il s’évade de la ville, se teint généreusement de couleurs enchantées et mythiques ? Se rappeler les morts tous les jours, ne considérer que du point de vue naturel ce qui est à la fois naturel et artificiel ?«  Sans façons… _

notre voyage, donc,

je reprends la phrase de la narratrice, page 116,

sous les yeux  _ voilà _ électroniques et radioactifs des appareils, parmi les passeports _ voilà _ urticants que constituaient les certificats médicaux et les comptes rendus des examens, dans la tranchée _ oui _ de la clinique, sous l’éternelle lumière crépusculaire _ certes _ des chambres et des couloirs _ le long d’une frontière _ en effet _ séparant un pays qui vous exile _ c’est cela même _ et un autre qui ne sait pas vous héberger _ et encore cela _, douaniers inclus _ encore, toujours… _ dans le rôle imposé par l’uniforme, une ligne de confins _ voilà, voilà _ où les meilleures et les pires intentions pavent la même route _ unique et sans retour : un parcours obligé, en cela…

Enfin

_ « j’entendis« , toujours : la même phrase se poursuit, « ma voix raconter«   _

mon inaptitude _ à « gérer« , ainsi que cela se dit ces temps-ci, ces situations, tant médicales, qu’avec la mère : toujours, toujours, et même plus que jamais, « tempétueuse« , elle ! l’expression « ma tempétueuse et très puissante mère » se trouve page 19 _

et son attitude difficile«  _ à cette mère : pour le moins ! qui s’en va peu à peu se mourant ; mais en se débattant extrêmement violemment…

… 

« Ma voix dévidait

_ d’elle-même, toute seule, en quelque sorte ; et à la petite coiffeuse : afin de justifier ces larmes incongrues, théâtrales : Elisabetta l’est si peu !!! _

ce récit _ qui deviendra, autrement (sublimement sobrement !..) analysé, bien sûr, « L’Estranea » !.. travail de l’écriture (d’Elisabetta Rasy) aidant…

Elle finit par s’apaiser _ cette voix qui se dévidait… _, toujours de manière autonome.

Vous êtes fatiguée, répliqua _ alors gentiment et avec pragmatisme _ la coiffeuse en me rinçant les cheveux ; vous avez besoin d’aide.

Elle réfléchit un moment et ajouta : « Je pourrais vous envoyer ma tante ».

(…)

C’est ainsi que (…) Matilde, la tante de la coiffeuse, descendant les pentes du Vésuve _ car Matilde « est » des environs de Naples _, se présenta dans l’appartement de Madame B. » _ au second étage de la jolie villa crème de la charmante Via delle Alpi : parmi la kyrielle des aides-soignantes qui se succédèrent à vitesse grand V (Elisabetta les raconte, chacune : Rocio, la Colombienne, Lucy, la Péruvienne, Amy, la Philippine, Matilde, la Napolitaine, Zina, l’Ukrainienne de Crimée, Julia, la Russe de Sibérie, Beatriz, la Chilienne, Francisca, l’Argentine…) dans la tâche (impossible !) d’assister au quotidien cette malade invivablement « ravagée » en son âme plus encore qu’en son corps _, aux pages 116-117… 

Un livre majeur, donc ! que ce formidablement beau, fort et vrai, en sa parfaite sobriété dénuée de cris : « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy…

Titus Curiosus, ce 22 février 2010


En appendice, voici, encore _ avec de loin en loin un léger mot de commentaire _,

ma présentation ancienne (en 2004) du second volet de la méditation filiale, en forme de « Tombeaux« , d’Elisabetta Rasy (à ses parents) ; pour « Entre nous » :

Sur les chemins de la présence : Tombeau de Bérénice avec jardin

Dans le sillage de mes méditations romaines, j’ai lu en suivant deux prestes et intenses romans d’apprentissage autobiographiques, de 180 pages environ chacun, d’Elisabetta Rasy : Entre nous (Le Seuil, septembre 2004) et l’antérieur Pausilippe (Le Seuil, septembre 1998 _ traduits tous les deux par Nathalie Bauer) :

alors que ce dernier récit, Pausilippe, rode autour d’énigmes d’enfance à « Naples, 1956« , « Rome, après 1956″ et enfin au « Pausilippe, été 1962″ _ pour reprendre les trois en-tête de chapitres _ d’une narratrice née en septembre 1947 marqués, en contrepoint, par la figure d’une fragile et gracile amie de cœur, Fiammetta, jeune fille au dos meurtri par les rugosités d’une grotte marine au flanc du Pausilippe ;

le premier cité, Entre nous, tourne, lui, autour d’épisodes non moins étrangement puissants, à l’adolescence, débutant en octobre 1959, en classe de cinquième, avec l‘entrée dans la vie de la narratrice de la figure haute et fascinante d’Emilia Starita, son professeur de français, et s’achevant pour l’essentiel en septembre 1968 (avec l’enterrement au cimetière des non catholiques du Testaccio d’Aldo Camerini, professeur de philosophie et d’histoire de la narratrice, au lycée Torquato Tasso, Piazza Fiume à Rome, de 1962 à juin 1965)…

Mais de même que Pausilippe est surtout un adieu au père quitté (avec l’enfance à Naples), puis disparu,

ce livre-ci, Entre nous,

qui s’ouvre sur « un sac de cuir fin, noir très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple« , acheté le jour même de la mort de la grand-mère (Adèle _ « qui n’avait qu’un faible en matière de mode et d’habillement : les chapeaux et, justement, les sacs« ), le 3 janvier 1974 _ la narratrice précisant : « pendant des mois après sa mort, je me tourmentai à l’idée de ne pas avoir eu le temps de lui  montrer mon sac en peau fine » _,

est surtout un magnifique et discret « Tombeau » à la mère, disparue, elle, à Rome, en 2000 _ le 13 février, viens-je d’apprendre à la première ligne, page 9 , de « L’Obscure ennemie« 

C’est on ne peut plus discrètement, en effet, que l’auteur

_ à la différence de sa mère (« elle s’émouvait à l’approche de mon anniversaire comme s’il lui fallait chaque fois me remettre au monde _ il en a été ainsi jusqu’à la fin de sa vie« ), la narratrice n’aime pas les anniversaires (« je choisis très tôt la voie de ma famille paternelle, une voie levantine _ le grand-père paternel gréco-turc d’Elisabetta venait de Chypre _ où le soleil au zénith efface les ombres et les échéances, où il n’y a pas d’années avec leurs solennités blindées, mais la vague du temps qui change le paysage comme elle change les corps et les visages, rien de plus« , précise superbement cet immense écrivain) _

que l’auteur, donc, et sans l’indiquer formellement, nous laisse le soin de découvrir, incidemment, pas même le mois, ni le jour, rien que l’année, alors, de cette disparition de sa mère : on n’en apprendra pas davantage au dernier chapitre lors de l’évocation _ discrète, elle aussi _ de sa tombe au cimetière de Porta Prima (« dans un terrain, à la limite du cimetière, dénudé et boueux comme un paysage sibérien le jour où on l’enterra » ; Elisabetta fera des démarches pour obtenir un peu de verdure autour) ; ce n’est qu’après calcul et en retournant à la page précédente découvrir la date servant de repère, celle de l’emménagement décisif, de l’installation définitive (de sa mère, accompagnée d’Elisabetta) à Rome : alors qu’elle(s) ne cessai(en)t de changer de domicile depuis son (ou leur) arrivée dans la capitale (fin 1956 ou début 1957), découvrant en mars ou avril 1960 l’appartement qu’il s’avèrera au final qu’elle, la mère, ne quittera jamais _ en effet ! elle y mourra le 13 février 2000 _, « ma mère s’effraya et se déroba. Peut-être avait-elle vu en un éclair, quarante ans en avance, le lieu de sa mort« , laisse échapper tout au plus la narratrice… Quelle pudeur dans l’évitement, que de légèreté de trait dans le détour pour éviter qu’apparaisse frontalement (trop complaisamment) qu’il s’agit bien là d’un « Tombeau« …

D’un auteur dont le père _ laissé à Naples _ adorait le pays, la culture et la langue de France, et pour lequel le français de Racine est le modèle enchanté de la force poétique, cet art vif d’écriture, où l’élégance, classique, efface toute trace d’effort, et sans l’ombre de l’ombre d’une vulgarité, transpire, par delà le romain, un je ne sais quoi de français, qui m’évoque, jusque dans la prestesse de l’élégance, l’art infiniment délié du portrait d’un François Couperin, dans l’énigme et le charme de ses « Pièces » à titre…

 

Du point de vue de la filiation maternelle, Elisabetta prolonge en effet les maillons continus de la chaîne du destin féminin qui torturait celle-ci _ elle, sa mère : la mère, comme déjà la grand-mère Adèle, venue de Romagne, pour ses deux filles, élevant en effet seule, elle à son tour, elle aussi, ses (deux, encore) enfants, le géniteur (quitté _ pour le premier : elle fuyant Naples _, enfui _ pour le second : lui, quittant Rome _) s’étant évanoui une fois encore _ voilà ! _ du paysage : le tremblement de terre domestique avait alors déjà eu lieu (en 1960 _ « J’ai de cet hiver un souvenir sombre et pénible, comme d’une journée de pluie ininterrompue. Ma mère parlait peu« , vient d’indiquer la narratrice). « Ma mère était seule. L’amour qu’elle avait frénétiquement poursuivi quelques années plus tôt, sans penser au lendemain, ni, au fond, à la veille, en fuyant avec moi presque nuitamment notre ville au bord de la mer«  (Naples, la ville du père, pour Rome), « avec la tromperie naïve et l’optimisme infini des amoureuses, montrait _ l’amour, donc ! _ à présent son cruel visage. L’homme qui l’avait aimée de nombreuses années, chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle, cessait soudain de l’aimer, s’évanouissait dans une menaçante et lointaine ville du Nord, où il ne resterait rien de notre précarité méridionale, pas même le souvenir, et peut-être même une mémoire condamnée.«  La formule donne à penser… De surcroît après la naissance d’un enfant : le petit frère d’Elisabetta… La narratrice n’en dira guère plus de cet épisode, sobre hors-champ justifiant minimalement la solitude lourde (et quasi définitive, en fait) qui s’ensuit, pour elles deux _ non plus, d’ailleurs, que de son (petit) frère _ simplement ce n’est pas là son sujet. Des pans de vie demeurent ainsi, comme dans Pausilippe, à l’écart _ hors-champ _, dans le restitué des travaux d’élucidation _ encore chahutés _ de l’adolescente face aux énigmes sourdes qui la menaçaient, comme _ aussi _ dans la radieuse mémoire de l’artiste accomplie d’aujourd’hui _ vainqueur de poissantes pesanteurs. Ou le grand art, ramassant et haussant d’un beau geste ample, serein, toute une vie. Admirable écriture !

« Quand à la fin du printemps 1960 nous allâmes vivre dans une petite villa tout près de la Piazza Caprera, dans un tranquille quartier un peu excentré de Rome entre le Corso Trieste et la Via Nomentana, sur les arrières de la Villa Paganini, ma grand-mère nous accompagnait, tel le moins orthodoxe mais le plus constant des anges gardiens, effarée comme toujours par cette fille à qui elle avait causé, dans son enfance, beaucoup de chagrins, et qui lui causait maintenant, à l’âge adulte, beaucoup de chagrins« . Malédiction de la répétition.

La narratrice : « Quant à  moi, j’échapperais, décidais-je alors, à ces géométries du mal, à ces symétries de la faute que je voyais agir dans ma famille, même si un dieu marionnette avait distribué les rôles et réglé l’histoire. Je mènerais une vie de travers, solitaire et asymétrique« , prévient-elle dès la page 16, « pour ne pas retomber dans cette parfaite économie de l’échange qu’organise le Malin«  _ notons la répartition des majuscules (et les s du conditionnel, démarqués du futur dans la traduction en français). La narratrice commente : « Je ne comprenais pas le malheur des adultes, c’était à mes yeux un poids que je portais injustement, un poids nuisible, et je n’attribuais même pas le nom de malheur à cette étrange contradiction« . Elle en conclut donc : « Mon amour pour ma mère se fit passionné mais discontinu _ la notation est remarquable _, je plaçai mon bureau, qui était contre le mur dans un coin de ma chambre, devant la fenêtre.«  Telle la prémisse de son devenir-écrivain. « Je travaillais en levant sans cesse la tête pour regarder au dehors _ voilà _, et, quand je pouvais sortir, j’essayais de passer le plus de temps possible loin de chez moi« … Superbe acte de naissance à la liberté pré-adulte de l’artiste. Qu’accompagne la profusion triomphante des glycines : « La glycine devint la plante héraldique de cette maison, de cette rue, de ce quartier et de ma nouvelle vie.« 

Elle ajoute : « Pour sa part, ma mère se lia d’amitié avec deux jeunes et agiles cyprès qui se dressaient devant sa chambre, à l’arrière de la petite villa. Les jours de vent, me raconta-t-elle avant de mourir _ l’incidente n’est pas anodine ! _, les branches se penchaient jusqu’à sa fenêtre, comme pour la caresser ou lui tendre la main, et elle, qui n’était certes pas cordiale avec tout le monde, étirait les bras à l’extérieur pour les saluer et répondre à leurs effusions.«  J’en témoigne, j’ai arpenté ce paisible beau quartier luxuriant de végétation, et vu ces cyprès (devenus énormes : eux aussi s’étaient épaissis !) ; que nous a montrés Elisabetta elle-même, sur le côté donnant sur le parc de la Villa Paganini _ lors du travail de notre atelier photographique « Habiter en poète« , dont les membres étaient cornaqués par l’excellent photographe bordelais (et ami) Alain Béguerie : c’était la semaine du 4 au 10 avril 2006, à Rome : Elisabetta, nous ayant donné rendez-vous, le vendredi 7, à 11 heures, Piazza Caprera, nous a montré la maison (crème) de l’appartement de sa mère, Via delle Alpi, et nous avons longuement et passionnément échangé avec elle, et sur « Entre nous«  (deux), deux heures durant, sous les grands pins tranquilles du parc de la Villa Paganini…

« L’appartement de la petite villa dans la rue en pente, à quelques mètres du rond-point de la piazza Caprera, pourvue d’un des reverbères les plus hauts de la ville« , enthousiasme aussitôt la narratrice. « C’était le début d’un après-midi de mars, ou peut-être d’avril, et, dans les jardins environnants, les arbres en fleurs répandaient une lumière claire et caressante. Comme une promesse qui sera miraculeusement tenue _ voilà. L’appartement occupait tout l’étage (le second) de la petite villa gracieuse et écaillée, si bien que les fenêtres, deux par pièce, donnaient sur tous les côtés du bâtiment.«  Et : « les fenêtres de ma nouvelle chambre avaient une nature (qui n’a rien d’éphémère) printanière et estivale. La lumière claire que diffusait l’amandier en fleur (comme dans l’ultime, sublime, Bonnard) pénétrait dans la pièce« , tout à fait emblématiquement. « La nouvelle vie qui commence, et rompt avec la tristesse des nombreux appartements précédents« , se dégage bien par là, comme dans son souvenir la narratrice le pressent, du régime précaire du provisoire… « Dans l’appartement assiégé par les fenêtres donnant sur le jardin, triomphent l’extérieur et la lumière _ oui ! radieusement ! De fait, la maison de la rue en pente était inondée de lumière. Cette lumière si effrontée et si inattendue après les pièces sombres dont je provenais (…) (remarquons la formule) semblait séparer nettement l’ancienne vie de la nouvelle. (…) La maison percée de toutes ces fenêtres marquait le triomphe de l’extérieur sur l’intérieur. Ce n’était plus une question de printemps« , marque formidablement bien la narratrice. C’est superbe. Vocation au bonheur, à la re-naissance, au présent, absolument bonnardienne, d’Elisabetta…

Si Pausilippe, vibrant constat d’autant plus désolé que parfaitement lumineux, déjà _ à la napolitaine ! alors… _, de la perte de l’enfance, dans l’éblouissement cette fois du paysage de mer (tout aussi fondamental pour l’auteur), déploie l’accident violent, de l’extraction, irréversible autant qu’irréparable, de la complexe turbulente (et très secondairement pittoresque) tribu napolitaine paternelle, à l’aune, ou en contrepoint, surtout du bousculé destin, de la fragile Fiammetta,

Entre nous est d’abord un non moins complexe, contrapointé et superbe _ à la romaine, cette fois… _ portrait de deuil de la mère, disparue en 2000 _ le dimanche 13 février, apprendra-t-on dès la première ligne de « L’Obscure ennemie« , page 9, quelques années plus tard : dans l’écriture et le travail de mémoire, par cette écriture même, incomparable, d’Elisabetta, fouaillant, tout en délicatesse, si merveilleusement finement, l’« intimité«  de son rapport complexe et vibrant, moiré, à sa mère…

En ombre principale, soulignant, en contrepoint, la figure noble mais meurtrie de la mère, s’élève encore en contrepoint et pointillés, le parcours vital d’Emilia Starita, tout aussi noble et, nous le découvrirons, meurtrie, nouvelle Bérénice, une de ces héroïnes raciniennes qu’aimait tant incarner par la voix en son cours pour ses élèves le professeur de français _ même si étrangement parmi les vers psalmodiés, chantés cités ici, nul ne provient de Bérénice  : « Je me rappelais d’autres vers, confie la narratrice, des mots qui s’étaient plantés dans ma mémoire en raison de leur son, du rythme de la phrase et de leur obscurité, une obscurité étrange et très lumineuse (…) Celui qui m’avait le plus frappée : « toujours abandonnée, étrangère partout »« , est extrait d’Iphigénie, et pas de Bérénice, comme j’avais d’abord pensé…

« Tel un cérémonial, elle _ Emilia _ tirait de son grand cartable _ le voici, le large sac (de peau) primal, originaire, modèle de celui qui ouvre le récit _ un cahier noir, l’ouvrait apparemment au hasard et se mettait à lire des mots qui demeuraient en suspens dans l’air de la classe, car elle observait des pauses fréquentes, puis elle penchait le front vers les pages du cahier pendant quelques secondes, pas tout à fait une minute peut-être, mais longtemps, si longtemps que lorsque les mots suivants s’échappaient de ses lèvres, les précédents étant déjà à l’abri _ l’abri, par l’Art, de l’éternité _ dans certaines têtes et certains cœurs, nous l’écoutions avec enchantement et terreur en tendant le visage vers le bureau pour comprendre si elle nous menaçait ou si elle nous promettait quelque chose _ la grâce d’un sublime destin ? Elle nous communiquait toujours quelque chose d’important et, j’en étais sûre, de strictement personnel. (…) « Toujours abandonnée, étrangère partout ». Ou peut-être toujours lointaine : quand quelque chose se passe mal au début, certains individus sont victimes d’une expatriation définitive _ extraordinaire formule ! (…) Pour le reste, son insistance sur cet écrivain (Racine) mise à part, elle s’intéressait, semblait-il, aux tons, aux mots extrêmes et à la vague du rythme, pareille à une litanie élégante et finale, plus qu’aux aspects littéraires et historiques, comme si ces vers étaient privés de temps, un pur prodige de la voix.«  Ou la vertu énergique du style envers l’éternité…

Et aussi, en hommage à la beauté singulière de la personne de ce professeur de français : « Les langues, je le compris alors, changent d’aspect, de son et de couleur selon les individus qui les parlent, il n’y a pas de vilaines langues et de belles langues, mais seulement des bouches et des voix. Ainsi que les corps dont ces voix s’élèvent, où elles s’incarnent, dont elle s’imprègnent, avec et dans leur histoire.« 

En contrepoint donc à la rectitude silencieuse de la mère, une fois qualifiée admirativement d’« anarchiste (sévère comme seuls les vrais anarchistes savent l’être)… Ma mère réagissait aux blessures de la vie avec hostilité ou indifférence, sans jamais baisser la tête, sans jamais s’adapter aux exigences ou aux règles des autres. Je ne l’ai jamais vue aduler ou flatter quelqu’un, elle traitait son prochain comme une reine déchue en exil« … Autre façon, admirable, d’affronter l’épreuve de l’expatriation, que celle des voisins russes du rez-de-chaussée Mnukine, à l’occasion figurants pour Fellini à Cinecitta ; ou que celle, aussi, de la malheureuse, fugace, Anastasia et de son chat orphelin…

Mais « à Rome, beaucoup de personnes vivaient aussi coupées de leurs familles et provinces, notamment dans ces quartiers _ ici passée la Porta Pia _ hors les murs : comme mes camarades de classe : chacune d’entre elles avait une patrie perdue, plus belle que la présente, un grand-père buraliste sur une petite cime des Abruzzes, à moins qu’il ne fût chauffeur dans les Marches, ne vécût dans les Pouilles, voire en Sicile. (…) Dans la ville du bord de mer (Naples) où j’avais vécu, les gens y vivaient car cet endroit leur appartenait. Or tout le monde vivait à Rome, qui n’appartenait à  personne, parce qu’il fallait y vivre en vertu d’un espoir qui n’avait pas de nom, mais seulement une faible énergie. Puis, quand je voyais les mères de ces camarades de classe qui n’étaient belles, ni laides, étrangères à la beauté et à la laideur, que personne ne leur avait enseignées, parce que les grands-parents vivaient au loin, les pères étaient souvent absents ou malades, et les mères fatiguées, trop fatiguées pour avoir ce regard bien particulier qui distingue ce qui est beau de ce qui est laid, et surtout qui donne vie à ce qui est beau et à ce qui est laid, je pensais que ces mères avaient pour patrie leurs enfants«  (page 55)… Un autre nom de la modernité.

A l’occasion et par surprise,  la narratrice prend plaisir à éprouver, distancié, le spectacle étrangement émondé, de la ville _ Rome _ (« la revoir telle que je la découvris« ) telle qu’elle l’avait vécu à leur arrivée _ de Naples _ en 1957, ou peut-être à la fin 1956 : « Je pense aux immeubles du début du XXe siècle, au crépi qui tend vers le sombre quelle que soit sa teinte, aux fenêtres surmontées d’un petit tympan horizontal, aux façades à pic sur une rue qui se transforme en sentier ménagé entre les rochers citadins. Ces rues étaient solitaires, et donc toujours lumineuses, y compris les jours de pluie, mais d’une luminosité particulière quand le soleil tapait sur les façades sombres et s’infiltrait à travers ces fenêtres sévères, au cours des nombreuses journées de soleil qui ponctuaient l’hiver, avec la tramontane, ou à l’arrivée du printemps, et surtout dans la chaleur de l’été, quand les passants, qui étaient rares, se raréfiaient encore. Du fait de leur faible nombre, justement, les passants étaient des présences envoûtées ; à mes yeux, ils animaient la rue d’une énigme passagère pour disparaître ensuite dans le néant, dans le néant de cette ville où ma mère et moi nous trouvions seules, entre nous _ nous aussi, surtout nous, menacées par le néant, échangeant des mots de consolation et d’amour pour ne pas échouer dans cet anéantissement, confondant l’amour avec la réalité.«  D’où le titre choisi pour cette œuvre : Tra noi due, Entre nous (deux)… Voilà le cadre tracé, celui d’une survie et d’une résistance, et leur musicale tension.

La narratrice à propos de sa mère : « Ce que j’aimais le plus chez elle : la fièvre des émotions constamment entretenue, qui enveloppait comme un voile magique _ poïétique, déjà… _ les petits événements au quotidien. (…) Tout ce qui était le présent et l’existant sans double fin, sans significations cachées _ pure apparence, ride sur les eaux de la vie _, tout cela était béni par son regard et la ramenait à la stupeur enfantine.«  Ô la délicatesse d’observation… « Et j’avais presque toujours été le miroir de cette enfance retrouvée. Mais bientôt cela cessa. Là où il y avait eu de la passion, il n’y eut plus alors que du silence entre nous« … L’attention aux moindres subtils passages du temps dans leurs rapports est d’une soyeuse et frémissante précision.

La narratrice en revient alors à la figure d’Emilia Starita, sur le mystère de laquelle sa mémoire se focalise et fascine : « dans la voix d’Emilia, la poésie était aussi changement de personne, anamorphose, jeu de rôles _ et de l’altérité en soi et un peu aussi par soi _, ce qui n’était pas le cas chez les autres professeurs… Les incursions dans le pays du Tendre (de Melle de Scudéry) lui permettaient aussi de reprendre son souffle, en une brève parenthèse de malice, cette légèreté qui se manifeste quand une solide galanterie éloigne la pesanteur des passions.«  Encore la vertu distanciatrice, élégante, du style… « Puis Emilia retournait aux aventures de ses personnages favoris, des aventures incompréhensibles car elle ne se souciait pas de nous en raconter l’histoire _ sinon de manière syncopée, incohérente _, mais seulement des éclairs, des fragments, la flamme noire que ces héros parvenaient à arracher au jour bref de leur vie et à entraîner dans un autre monde, dans le monde des enfers et des ténèbres du cœur, où les flammes ont beau être noires, elles demeurent des flammes et sont donc lumineuses (…) _ et j’en retirais le sentiment qu’il n’y avait de demeure possible et légitime pour les passions que dans ce bref espace entre l’œil et la page, enfin secondées par l’insistance du regard qui les contemple, ou par l’hospitalité de la voix qui se laisse captiver.«  On mesure le talent d’Elisabetta Rasy retraçant ici la préhistoire de sa vocation à la littérature, en continuité aussi, il est vrai, avec la prédilection de sa mère pour les artistes ainsi que pour la lecture…

D’autant qu’arrive au lycée Torquato Tasso de la Piazza Fiume, non loin de la Porta Pia, en début de troisième, un nouveau personnage crucial : Marco de Andreis, qui se révèle bientôt le neveu de Mademoiselle Starita : « pour une raison que j’ignore, le nom de Marco avait été associé dès le premier jour de classe à celui de sa tante, Melle le professeur Starita. » Marco devient ainsi bientôt le premier amour de la narratrice… Et eux de parcourir les vastes quartiers tranquilles, arborés et fleuris, autour de Nomentana et Trieste, poussant des pointes jusqu’aux parcs de la Villa Borghese et la Villa Glori.

Avec sa mère, « c’est le monde de la scolarité, pareil à une petite île utopique, qui devient exceptionnellement le terrain qui nous sauvait des misères de la réalité« …

Mais « l’année de la seconde, Emilia Starita ne s’était pas présentée au lycée avec les autres professeurs, à la rentrée, et ce fait n’avait été l’objet d’aucun commentaire _ de quiconque. » Plus tard seulement, la narratrice apprendra qu’Emilia et sa mère (Adelaïde) étaient mortes. Un peu plus tard encore, Elisabetta apprendra, non sans efforts, la vérité par la bouche de son professeur de philosophie (et d’histoire), le probe et idéaliste (hégelien plus que marxiste) Aldo Camerini, qui lui expliquait un peu doctoralement, la narratrice s’en amuse : « l’attention fait vivre les autres en leur prêtant l’oreille ; la curiosité est gourmande, elle dévore toutes les histoires dans l’égoïsme de leur propre voracité.«  Il la met ainsi en garde : « Ce n’est pas comme ça qu’on devient adulte, ce n’est pas en fouillant dans les secrets de famille qu’on apprend à grandir, la mémoire n’est pas un dévouement obscur au passé.«  Et : « D’où te vient cette ambition de posséder la vie des autres ? Garde-toi de la brûlure de l’ambition, et n’approche pas celle de la nostalgie. La nostalgie est inutile, tout reste. Et ce qui se perd ? Ce qui se perd finit un jour ou l’autre par resurgir. »

« Mais, ajoute la narratrice, dans la pénombre de cet appartement au rez-de-chaussée (Via della Purificazione), par cet après-midi d’été, j’étais justement vorace et curieuse« … La narratrice (et l’auteur) partage, définitivement, l’énergie vitale de sa mère, qu’elle convertit autrement _ notamment en l’écriture : inspirée ! Et la mémoire de l‘écrivain est le contraire d’un abandon, a fortiori d’une fatalité, elle est, mais bien autrement qu’avec Proust, artiste _ avec une respiration et une allure vives, sportives, bondissantes, dansées _ restituant la vie à son plus vif, dansé ! « Les petits immeubles sombres de la courte ligne droite que forme la Via della Purificazione _ la lumière stationnait en hauteur, et le crépi des murs était effacé, aux étages inférieurs, par des ombres anciennes, de vieilles pluies et des vagues de poussière d’âges différents _ constituaient alors un autre monde pour moi, un autre monde par rapport à l’ordre habituel des quartiers résidentiels et familiaux que je connaissais : c’était l’anarchie du centre de Rome, croisement de vies, pensais-je, sans hiérarchie, carrefour de secrets. » On savoure. « L’air de l’appartement était frais, tout était suspendu, la lumière, l’atmosphère, les mots, tout était atemporel. »  C’est un moment de vérité, en effet. Ponctué in fine par cette annotation : « C’était l’heure où l’après-midi romain triomphe _ oui ! _, où les murs des immeubles rendent la chaleur à la chaleur, où toute chose est vivante _ voilà ! _ dans la rue, dans le mouvement comme dans l’immobilité.«  L’arpentant inlassablement, elle aussi _ elle aussi, oui ! _, de son pas souple et de ses lestes semelles, la mère de la narratrice _ déjà ! _ n’est assurément pas la seule à aimer de passion la ville de Rome…

« Ma mère aimait le présent, mais dans tout ce qu’il a de non actuel : la lumière qui ne cesse de se renouveler, les nuances qui distinguent les jours, l’odeur de l’air qui change selon les heures et se gâte vers la mi-journée, mais qui, certains jours, de bon matin, sent la terre propre et mouillée, ou la brûlure des briques si la nuit a été chaude. Elle s’intéressait au climat (…) en commentant avec beaucoup de véhémence les humeurs des saisons et leurs irrégularités, leurs insistances et leurs subversions.«  Une brillante et sobre façon de s’éprouver vivant _ voilà ! _, dans la sensation _ se déployant magnifiquement : comme une fleur en train de s’ouvrir grand _ des passages physiques du temps, en quelque sorte, sur le fond de l’écrin splendide et impavide, ferme, tenace, constant _ un appui ! _ de Rome _ et la plus forte leçon de vie, au final.

Emilia Starita, qui demandait à l’avenir qu’il fût différent du présent, est représentative des filles de l’après-guerre : « les filles de l’après-guerre feraient des études, travailleraient, conduiraient. Elles deviendraient les amazones dévouées (de leurs mères), leur fiancé idéal (…), elles les protégeraient davantage et avec plus de proximité que les hommes ne l’avaient jamais fait. Mais pour les filles, tout était à  bâtir, tout était à inventer. C’était une des raisons pour lesquelles Emilia Starita m’avait plu« , commente la narratrice de ce récit qui est aussi roman d’apprentissage et de formation. « A la fin de l’année (de troisième), avant l’été de sa disparition (l’été 1962), elle lisait des passages entiers de son auteur favori (Racine), sans même nous les commenter. Elle déclara que le son devait nous suffire, le son nous communiquerait le sens, le sens nous permettrait de comprendre la signification, la signification nous expliquerait l’histoire, l’histoire nous amènerait à la connaissance, qui n’est autre qu’un cercle dans lequel on part d’une simple voix pour arriver à la circonférence de la planète, avec tous les soupirs et les cris qui l’habitent, et des soupirs et des cris pour atteindre la vérité la plus secrète. » Quelle intelligence de l’art : faut-il l’attribuer au personnage, au professeur de français, à Emilia ? Ou bien à la narratrice ou l’auteur, Elisabetta ? Aux deux. C’est dans tous les cas superbe de justesse. « La dernière fois que je l’avais vue, à la fin de la troisième, un matin de juin où _ c’est souvent le cas au début de l’été à Rome _ tout était scintillant, tout vous sautait aux yeux et à l’imagination. » Ou l’éternité de midi le juste. Exactement la Rome que j’ai arpentée avec bonheur ces dix jours de juillet dernier _ avec ma fille Eve, cette fois, qui allait s’installer pour six mois à Rome, effectuant un stage de « coloriste » au cabinet d’architectes de Mario Moretti, Viale Pola, tout à côté de la Villa Paganini _, justement dans le quartier profusément fleuri _ oui ! _ de la narratrice et de sa mère, parsemé de villas entre les jardins, près de la Via Nomentana et la Villa Paganini, du côté du Corso Trieste et de la Piazza Trento…

Pour refermer le contre-exemple tragique d’Emilia Starita et préciser encore la force de son aura et sa vertu de modèle d’identification _ non familialiste _ pour la narratrice, dans l’horizon de l’hommage par l’écriture à sa mère, ceci : « Les mots m’emporteront loin d’ici, avait dit à Aldo Camerini Emilia. C’est à cela que les mots servent« , commente la narratrice. « Le nom de Salvatore Starita, le père d’Emilia, le nom de son père donc, n’avait en effet jamais été prononcé dans la maison où Emilia vivait _ Elle-même se nommait ainsi Starita en vertu d’une plaisanterie du destin, ou d’une anomalie onomastique, non d’une descendance. Pour Salvatore, il n’y avait pas de mot, pas un seul mot _ depuis qu’Adelaïde, sa veuve, en son remariage avait choisi rien moins que de l’effacer totalement de sa mémoire et de celle des autres, y compris de leur fille, Emilia. Tout homme, y compris le pire, a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé, il a droit, quand il disparaît, à être nommé, ne serait-ce qu’une fois, qu’une seule fois », commente décisivement la narratrice. « Il n’en fut pas ainsi pour Salvatore, chez M. Ferrero, le nouveau mari d’Adélaïde » (et le père d’Ida, laquelle épousera l’ingénieur Attilio De Andreis _ Marco étant leur fils), apprend-elle finalement d’Aldo Camerini. « Emilia, analyse aussi la narratrice, avait décidé de faire des études littéraires pour trouver dans une autre famille les mots perdus dans la sienne (celle des Ferrero). Trouver les mots perdus.. Elle voulait aussi d’autres sons pour éprouver d’autres émotions. » Eprouver d’autres émotions. « C’est ainsi qu’elle prit la décision de s’inscrire à la faculté de lettres, en licence de littérature française. Le père d’Emilia, Salvatore, vivait lui-même en France, avant de venir à Turin. Ses parents, des paysans du Cilento, avaient émigré dans le nord de l’Europe, après l’unité de l’Italie. Nul ne savait pourquoi il avait parcouru le trajet inverse _ peut-être par nostalgie, peut-être par choix politique, peut-être par hasard. » Voilà donc quelques unes des raisons d’importance du choix et du français et de la littérature dans la vie et la carrière de celle qui devait marquer puissamment de son exemple et de son aura Elisabetta, de laquelle on détachera, pour l’appliquer à son propre rapport funéraire à sa mère : « Tout homme a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé ; et  quand il disparaît, à être nommé. » Par là l’écriture, fille de Logos et parente de Mnémosyne, poursuit avec espoir le devoir humain sacré de sépulture _ Rome étant particulièrement riche en tombeaux de marbre et inscriptions lapidaires, survivants et témoins du Passé, tenaces et fidèles.

Entre nous ou l’écriture preste, dense et profonde d’un immense écrivain, en témoignage, à son tour, de reconnaissance et fidélité.

Le dernier chapitre d’Entre nous nous ramène en 1968, dans le cimetière a-catholique du Testaccio _ « le premier cimetière que j’ai jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières (encore un modèle), où Aldo Camerini avait été accueilli (on remarque le terme) après sa mort prévisible mais subite en ce chaud mois de septembre 1968« , déclare la narratrice. La mère sera enterrée, elle, trente-deux ans plus tard, en un lieu bien différent : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta. Avec toutes ses allées qui requièrent l’usage d’une voiture, Prima Porta est une sorte de Los Angeles miniature, une sorte de highway des morts, mais qui, aussi, imprévisible, offre, au nord, une merveilleuse trouée de campagne romaine, qui, dans les belles journées, déverse _ généreusement et calmement _ lumières et couleurs aux confins du cimetière ; et dans la partie la plus ancienne, la plus prestigieuse, où se dressent les chapelles familiales, les arbres et les arbustes bien soignés ont l’exubérance enchanteresse _ oui ! _ de la végétation du Latium.«  L’auteur commente : « comme une ville, elle est désordonnée et discontinue« … A l’art (et au bonheur) de souplement les circonscrire, ces villes. Mais ces remarques sur le lieu où  repose la mère (auprès de sa propre mère, Adèle B., disparue en 1974) ne sont qu’une incise, et discrète, dans le récit, que l’auteur préfère, donc, conclure et en 1968 et au Testaccio, par le souvenir de l’enterrement de son professeur d’histoire et de philosophie du lycée, initiateur partiel, réticent et timidement gêné aux entournures, à quelques unes des vérités fortes de son histoire personnelle, à elle, par le détour du destin d’Emilia Starita  : « après avoir rendu visite, ensuite, aux tombes célèbres de Shelley (« A sea change into something rich ans strange », puis de Keats (« Here lies One Whose Name was writ in Water ») _ qu’ont rejoint chacun bien des lustres plus tard pour reposer l’éternité auprès d’eux leur plus fidèle ami _, nous nous étions arrêtés (après la cérémonie, la narratrice, accompagnée de Francesco Dionigi, un camarade des années du lycée _ Marco, lui, sans un mot en mars a fui Rome _, se promène parmi les monuments funéraires anciens) pour admirer une tombe particulièrement élégante, celle des époux Story, mari et femme« 

Voici, alors, les mots élus pour clore le récit : « Sur une grande urne, gracieuse et décorée comme un écrin, repose un jeune homme ailé. Le garçon de la tombe, Ange, ne semble pas chagriné, mais plutôt fatigué, ou endormi, comme s’il s’était assoupi dans la rue sur le premier appui trouvé, au cours d’un long voyage. Ses ailes ont légèrement glissé de ses épaules. Il a un bras abandonné contre le marbre ; l’autre replié sur le front, repose sur le toit convexe de la tombe. Mais il a aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, des sandales bien serrées, prêtes à reprendre la route. Nonobstant ses ailes, l’ange est aussi chaussé de sandales« 

Le récit d’Entre nous ouvert sur un sac de peau _ un sac de cuir fin, noir, très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple _, se referme ainsi sur des sandales de marche : « des sandales bien serrées, aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, d’un ange de marbre, prêtes à reprendre la route. » Ou de l’importance de se munir, en toutes circonstances, jusque dans l’impossible, du meilleur cuir qui soit. La maroquinerie n’est-elle pas un des célèbres savoir-faire de Rome ?..

Dans sa vibrante et chaude élégance romaine, toute d’alacrité _ oui ! _, voilà donc, autrement que chapelle ou marbre, un « Tombeau » de mots, dont la délicatesse élève très haut, et même avec magnificence, l’hommage filialement rendu _ « obtenir un peu de verdure pour la tombe de sa mère« , requiert-elle simplement au bureau de la mairie qui s’occupe des sépultures, « au lieu du stérile terrain dénudé et boueux comme un paysage sibérien, pire qu’un Orient désert, qui la reçut sans l’accueillir le jour où on l’enterra«  _, un « Tombeau » de littérature avec jardin offrant en toute saison l’exubérance de la végétation enchanteresse du Latium, pas moins, à une reine, une reine déchue, en exil, une Bérénice, par un auteur qui d’un pas libre et vif va son chemin dans la ville. Défi, tant humain qu’artistique, admirablement tenu !



On n’en comprend que mieux pourquoi la déchéance sauvage des derniers dix-huit-mois de « Madame B.« , la mère d’Elisabetta, n’ont pas pu _ et ne pouvaient certes pas ! _ être intégrés en ce « Tombeau » royal (à la noblesse altière de cette reine, certes un peu déchue, mais ô combien souveraine, jusqu’à la fin), qu’avait été, en 2002, « Tra noi due » ;

et qu’il fallait un « appendice » spécial, ce grandiose de vérité et beauté tragique, à la fois, tout uniment, qu’est, si magnifiquement fort en sa sobriété, « L’Obscure ennemie« …


Un dernier mot, en annexe :

Ce n’est pas tout à fait par hasard, ni pour rien, qu’Elisabetta Rasy a rédigé une préface pour la parution en une traduction italienne, par Gabriella Bosco, du magnifique _ c’est un essai implacable : sur l’hôpital  (tel qu’il devient de plus en plus ! et l’« inhumanité«  galopante !..) _ « Tous les enfants sauf un« , du grand Philippe Forest :
« Tutti i bambini tranne uno » _ Milano : Rizzoli, 2008…

Philippe Forest est lui aussi un éblouissant traqueur de la vérité (et beauté : sauvage !) de l’intime :

tant à propos de la perte _ par cancer _ de son enfant :

lire les sublimissimes « L’Enfant éternel » _ sur la maladie et le décès de sa petite fille _ ; et, plus encore, peut-être, « Toute la nuit » _ sur le gouffre sans fond du chagrin, sauvage ! un livre hallucinant de vérité !!! on peut comprendre que l’éditeur ait renoncé à sa publication en collection de poche ! tant pis pour ceux qui passeront à côté de ce chef d’œuvre d’« humanité«  à cause de rien que cela… _ ;

que sur des amours et ruptures difficiles : « Le Nouvel amour » _ décapant !..

Un immense auteur, pas assez reconnu : il est vrai que ce qu’il met à jour dérange considérablement le confort douillet de nos œillères bien-pensantes !!! D’aucuns trouvent ce prétendu « déballage » obscène : pas moi ! ; car lui sait affronter la toute simple vérité de la réalité intime nue et crue où et quand d’autres détournent le regard et se voilent la face…

Même si parfois, à partir de quelques indices _ à commencer par la position universitaire de Philippe Forest, certaines de ses amitiés littéraires, et même ce titre récent, mais je ne l’ai pas lu ! « L’Autofiction en théorie«  (dans lequel son œuvre est objet d’analyse !)… _, un soupçon apparaît, en quelque coin ou recoin bien retors de cervelle, qu’il pourrait, aussi, s’agir là d' »exercices » _ assez virtuoses ! certes ! et ô combien paradoxaux, si l’hypothèse s’avérait… _ autour des modalités de réalisation de l’autofiction !?!  A aller regarder de plus près… En tout cas, pour ce qui me concerne comme lecteur, je ne « marche » pas : je « cours et vole » !..


Lisez Philippe Forest ! Lisez Elisabetta Rasy !

Même s’ils sont certes assez peu proches par leur style

_ Elisabetta, « classique« , pas « baroque« , ni « maniériste«  (ni, encore moins, « romantique« ), en son écriture vibrante de tensions maîtrisées par la ligne riche et lumineuse de sa phrase, est ainsi à mille lieues de la brutalité frontale à laquelle peut, tel un boxeur qui sans cesse avance, avance, s’exposer souvent un Philippe Forest ; qui me rappelle alors l’audace expressionniste du grand et magnifique (en boxeur, lui aussi, déjà) Gottfried Benn… _,

Elisabetta Rasy et Philippe Forest sont parents assurément dans leur approche et fréquentation (sans excès de bordures précautionneuses de protection) du réel le plus intense qui soit à vivre pour un « humain » non encore totalement aseptisé, anesthésié !..

Entre « Recherche » et « recherche », le « flou » actif de l’esprit imaginant à l’heure des GPS…

17juil

Un très intéressant article, ce matin, de Pierre Assouline, sur son « irration » (de lecteur !) d’un « Vademecum«  _ en anglais « Companion to« … _ « pictural » pour la « Recherche » de Proust,

par un anglais un peu trop bien intentionné, selon Pierre Assouline, Eric Karpeles…

Voici l’article de Pierre Assouline, en date de ce 17 juillet

_ farci de mes commentaires, selon la coutume de ce blog-ci… _ :

« Les lecteurs de Proust ont-ils vraiment besoin d’un guide de musée ?« 

     « Prenez un grand roman, disons « A la recherche du temps perdu« . Prenez chacune des évocations d’œuvres d’art que vous y trouverez. Prenez le moteur de recherche du site du Louvre. Mettez les uns dans l’autre, remuez, faites revenir à feu doux et servez quand c’est prêt. Cela donne un beau plat qui a un drôle de goût.

Au départ, une vraie idée d’éditeur ; à l’arrivée une fausse bonne idée. C’est « Le Musée imaginaire de Marcel Proust«  (traduit de l’anglais par Pierre Saint-Jean, 350 pages, 32 euros, Thames and Hudson). On espère que ce n’est pas le début d’une collection ; et que nous ne sommes pas menacés d’un Balzac ou d’un Stendhal du même tonneau. Pourtant son auteur Eric Karpeles, peintre et auteur de textes sur l’esthétique, a crû bien faire. Constatant que la  « Recherche«  était profuse en références picturales, et imaginant sans peine que la mémoire visuelle, pour ne rien dire de la culture artistique, de ses contemporains avaient des limites, il a donc entrepris de mettre le portrait de Mehmet II par Gentile Bellini en face du _ voilà le procédé de ce livre : et ses économies de « recherche documentaire«  pour le lecteur, même à l’ère d’Internet ! _ passage où Proust dit que le jeune Bloch lui ressemble étrangement, un cardinal par Le Gréco en face d’une évocation de Charlus en “grand inquisiteur peint par Le Gréco”, le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet en face d’une allusion métaphorique à un déjeuner sur l’herbe, la « Procession de mariage« de Giotto en regard d’une procession, et bien sûr l’évanouissement de Bergotte face au petit pan de mur jaune à la seule vue du Vermeer ! Il semble que l’on ait échappé de justesse à un lit de Caillebotte en face de “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”…

Un extrait du roman sur la page verso, une reproduction de l’œuvre censée lui correspondre _ l’enjeu de cet article (de Pierre Assouline en son blog) ainsi que le bien-fondé, ou pas, du livre de Karpeles, se situant en cette visée de « correspondance« -là !.. _ sur la page recto, tous les tableaux du roman dans leur ordre d’apparition. C’est là une conception _ éditoriale, eu égard à un « marché«  (et à une « demande«  de la part de certains lecteurs, désirant parer au plus pressé (de « besoins » d‘ »identifications«  des allusions du texte)… _ très anglaise, et assez américaine _ l’éditeur du travail de Karpeles est Thames and Hudson _, qui consiste à toujours expliquer, rationaliser, dans un esprit positiviste, sinon pratique _ pour ne pas dire immédiatement (et économiquement) utilitaire (ou utilitariste). D’ailleurs, il n’est pas anodin de relever que là-bas, le livre s’intitule « Paintings in Proust. A visual companion to « In Search of lost time«  ». Un “companion”,delft1.1247783924.jpg c’est exactement cela, spécialité typique des librairies britanniques. Asseyez-vous, posez votre roman, on vous aide à le comprendre _ par des « identifications » ponctuelles : éliminant le « flou«  en votre esprit. C’est parfois utile pour les étudiants ou les chercheurs, pratique surtout _ c’est-à-dire économique en temps, en énergie, et en dépenses de tous ordres… Le procédé est déjà _ littérairement, et poïétiquement : pour l’élan de l’imaginaire ! ce que Baldine Saint-Girons appelle si justement « l’acte esthétique« , en son si judicieux « L’Acte Esthétique« , aux Éditions Klincksieck ; et autour de quoi tourne le tout aussi majeur « Homo spectator«  (« spectator«  en action ! pas passif !!!) de Marie-José Mondzain, aux Éditions Bayard : deux ouvrages indispensables pour mieux comprendre tous les enjeux d’une civilisation de l’audiovisuel hypertechnologisé : ici, lire les travaux de l’ami Bernard Stiegler ; en commençant, par exemple, par le plus récemment publié : « Pour en finir avec la mécroissance« , aux Éditions Flammarion… : voilà pour un bon « équipement«  (de lecture et d’intelligence) sur les enjeux actuels (« civilisationnels«  !) de l’« aisthesis«  _ ; le procédé est déjà lourd en soi ; il pèse _ et gravement : pardon pour la redondance ! _ sur la poésie-même des plus belles pages de ce roman par endroits si incroyablement léger_ oui : en sa lecture, comme en son écriture : des affaires de « souffles«  (et inflexions terriblement véloces, car fines ! ou « dansées« ) : c’est une affaire de « rythme« , une fois encore !!! Cf aussi la phrase unique (de 517 pages), sur ce modèle de prestesse proustien, du si merveilleux « Zone« , de Mathias Enard, paru en fin d’été dernier, 2008… : cf, sur lui, mon article du 3 juin dernier : « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard » _ alors qu’il a tout d’une brique. Le lecteur de la « Recherche«  n’a pas besoin _ du tout : voilà la raison de l’intervention ici de Pierre Assouline _ qu’un conservateur de musée lui prenne la main pour le guider _ fut-ce avec les « meilleures œillères » du monde ! ah ! la terrible soumission à ce que l’on prend aveuglément pour des « autorités«  !.. Autant obliger tout visiteur _ en rang d’oignons et file indienne, ou pas ! _ des Offices à porter et utiliser l’un de ces casques audio _ même démilitarisé… _ qui vous expliquent _ vous devenant passif : tel un utilisateur de GPS !!! dans le dédale pourtant charmant d’une ville encore pas trop connue… : « passif » et « captif » (satisfait ! cf l’illustration de la bêtise chez Flaubert, dans le « contentement de soi » béat d’un Monsieur Homais, in « Madame Bovary«  !) de ce qui devient pur réflexe à un stimulus pré-formé… _ ce qui se passe ! Le fait est que ça parle beaucoup « peinture » chez Proust. Tableaux, dessins, gravures et sculptures sont partout dans la « Recherche« . Ils ont toutes sortes _ oui ! _ de fonction : ils reflètent, authentifient, métaphorisent _ peut-il donc exister un mode d’emploi « sécurisé«  (en stéréotypes) des métaphores ?.. Mais le problème de ce « Musée imaginaire de Marcel Proust est dans son principe même _ coupant l’herbe sous le pied de toute recherche effective par l’imagination (mise en action) du lecteur lui-même : ainsi « assisté«  passivement !.. C’est cette recherche personnelle qui est l’œuvre (irremplaçable !) et du « regardeur » et du « lecteur«  vrais : pas réduits à une consommation préformatée d’images devenant de très réducteurs « clichés«  ; et « réducteurs de têtes« , ajouterait Dany-Robert Dufour (en son important « Art de réduire les têtes«  !)…

On croirait le trousseau de clés _ mécanisé _ d’un prétendu roman-à-clefs. Or un roman est fait pour laisser vivre _ et prospérer en un vagabondage libre : libéré ! avec un « jeu«  enthousiasmant ! _ l’imaginaire du lecteur. Tant mieux s’ils se trompe ou s’égare, là n’est pas la question _ en effet : bravo ! et merci ! Pierre Assouline ! de mettre si bien un peu les points sur les i du métier éditorial, du point de vue de ce que risque de devenir l’« in-activité«  de lire (de la part de lecteurs devenus ainsi  « non-lecteurs«  !), avec de tels « compagnons«  trop bien intentionnés : cela me rappelant la morale, délicatement incisive, de ce génie de La Fontaine, dans « L’Ours et l’amateur de jardins » !.. (« Fables« , VIII, X _ en 1678) : que je me permettrai d’adapter ainsi : « Rien n’est si dangereux qu’un ignorant (= ici « mal savant »…) ami ; Mieux vaudrait un sage ennemi«  _ ; à lui _ lecteur ; et à lui seul ! en une liberté construite, et non renoncée, surtout ! _ d’interpréter _ en cherchant !.. ; c’est un jeu jouissif ! _, de traduire les mots en sensations _ et vice versa Proust n’avait pas conçu sa cathédrale de papier _ (et de mots et phrases imprimés) : l’expression est à prendre au pied de la lettre _ comme un beau-livre illustré _ en effet ! Lorsqu’il écrit que la lumière se dégradait dans les escaliers d’un hôtel et convertissait leurs degrés “en cette ambre dorée, inconsistante et mystérieuse comme un crépuscule, où Rembrandt découpe tantôt l’appui d’une fenêtre ou la manivelle d’un puits”, a-t-on vraiment envie de retrouver sur la page en regard une reproduction du « Philosophe en méditation » (1632) ? Non, d’autant que ce pourrait être _ tout autant ! _ un autre tableau _ le « Rembrandt » de Proust étant lui aussi (et cela, « fondamentalement«  !) fort composite, le réduire ainsi à un exemple unique (et, d’autant, là où Proust, lui, les multiplie : « tantôt« , « ou«  !..), c’est couper les ailes au déploiement de son imaginaire en train de s’activer « dans le temps«  : pour quelle économie instantanée ? ; le contresens est alors tout à fait grave, en effet !., cher Pierre Assouline ! Merci de nous en prévenir ainsi en votre blog de salubrité publique  (pour une vraie « république des livres«  et de lecteurs « vrais« , en tout cas : pas trop « décérébrés«  encore, en voie d’être eux-mêmes réduits à de purs « arcs-réflexes« )Pareillement lorsque, à propos du baron de Charlus, l’écrivain évoque _ le mot impliquant du « flou«  _ ”une harmonie noir et blanc de Whistler”, on n’a nullement envie d’être dirigé bellini_mehmet_ii.1247783957.jpg_ illico presto et comme sur rails de voie unique _ vers la reproduction de « Arrangement en noir et or : le comte de Robert Montesquiou-Fezensac » du même peintre. Car ces choix figent _ voilà le crime ! _ notre imaginaire _ de poïesis en action _ et c’est le pire service _ magnifique expression ! _ que l’on puisse rendre tant au romancier qu’à ses lecteurs.

Nous qui avons vécu des années dans l’ignorance de la « Vue de Delft » _ il nous fallait « essayer«  de nous la « représenter«  : que de joie en cette incertitude (et son « tremblé« …) ; et cette « confiance«  accordée au talent d’ekphrasis de Proust ! _ tout en vibrant à l’émotion _ vibrée, dans la phrase même, ondulante, de Proust… _ de Bergotte, pourquoi nous obligerait-on _ robotisés (« à voie unique«  : c’est un comble !) que nous deviendrions _ à mettre les points sur les i ? Rien n’est émouvant comme la découverte et la rencontre inopinées _ bien plus tard qu’à la lecture… _, un après-midi de printemps à la faveur d’un égarement dans un musée, entre ce que l’on avait lu et ce que l’on voit enfin par hasard _ remerciant alors (personne ! ou plein d’intermédiaires…) la grâce de ce « hasard » de rencontre… Avis aux “companions” les mieux intentionnés : nous sommes encore _ mais pour combien de temps, cependant ?.. Que fait ici, et que ne fait pas, l’École, pour les nouvelles générations ?.. un certain nombre à ne pas prendre ombrage lorsque, relisant « A la recherche du temps perdu«  avec une volupté inentamée _ en effet ! sa « fraîcheur » s’enrichissant, même !.. _, nous ignorons _ mais oui ! ah cette stupidité (à la Homais !) de « craindre de mourir idiot«  au sens de non-savant, d’ignorant : l’ambigüité du terme étant très joliment dans ce cher La Fontaine (de « L’Ours et l’amateur de jardins » : « ignorant«  opposé à « sage« …)… _ ce qu’est la noblesse d’une « buire » de Venise, ou le sens de “mazulipatan”…   Qu’importe puisque Proust, comme ses personnages, étaient à la poursuite _ ouverte ; et non figée (et pour cause !) _ d’un rêve _ un « rêve«  est-il jamais « à satisfaire«  ? : là est tout ce qui sépare le libre désir du lourd besoin : rassasiable, mais très temporairement, lui… _ et que la puissance _ oui ! _ de la fiction _ le substantif émanant du verbe (et de l’activité) de « feindre«  : c’est tout le « jeu«  du faire-semblant, avec tout son « bougé » en acte… _ étant ce qu’elle est, nul ne pourra l’objectiver _ et la tuer en la figeant : ne serait-ce qu’en clichés !!! (et toute leur solennelle « bien-pensance«  N’a-t-il pas écrit _ Proust… _ que l’essentiel est dans “cette lumière  _ un principe de connaissance qui passe aussi, et nécessairement, par l’activité de l’esprit : biologiquement, en quelque sorte ; et le processus existe aussi, c’est même une fonction ô combien capitale du vivant et de la survie, chez les animaux ! _ qui fait tout le jour la beauté des objets et le soir tout leur mystère _ on notera le splendidement discret décalage proustien entre « tout le jour«  et le passage furtif, lui, du « soir« , avant la nuit _, qui en se retirant d’eux _ « eux«  : les objets disponibles pour l’activité d’un sujet _ modifie à tel point leur existence _ de choses inertes, en dehors de notre appréhension (à commencer par perceptive, et attentive : il faut aussi que le regard, en son mouvement même, en son flux, se focalise un tant soit peu _ mais pas à les figer ! _ sur eux ; et pas forcément programmatiquement !) _ que nous sentons bien qu’elle _ cette « existence«  d’« objets« -pour-nous, et en-dehors-de-nous, aussi… _ en est le principe _ extérieur, transcendant : avec toujours son « mystère«  (pour nous !) ; et le « flou« , forcément, et à l’infini (à des degrés variant…), de toute perception qualitative ; et non pas pragmatiquement utilitariste seulement : là-dessus, lire les analyses décisives de Bergson, auxquelles on doit bien davantage revenir… _ et qu’eux-mêmes semblent passer, dans ces minutes si inquiétantes et si belles _ les deux étant intimement liés : c’est une des clés de l’œuvre proustien : de son intense et permanente, oui, « vibration«  ! à la lecture ! pour peu qu’on fasse confiance à l’élan du souffle long et splendide de sa phrase… _, par toutes les affres de la mort” _ et « dans le temps« … : le dernier mot (de gratitude !) à la toute dernière page du « Temps retrouvé«  _ ?.. Et cette lumière _ infiniment vibrante pour le lecteur acceptant de se livrer à sa « vibration«  : sans clichés ! _, l’artiste qui l’a créée et nous l’a transmise _ par le dispositif écriture-lecture exclusivement _ après l’avoir rêvée _ oui ! = imaginée activement ! en son génie d’auteur ! _ n’était pas peintre, mais écrivain » _ en effet !

(”Arrangement en noir et or : le comte Robert Montesquiou-Fezensac« , par James Abbott McNeill Whistler 1891-1892 ; “Vue de Delft” de Jan Vermeer 1659-1660 ; “Le Sultan Mehmet II” de Gentile Bellini, 1480)

Voilà pour ce bel article de Pierre Assouline.

Bref, un « Vademecum » (« Companion to…« , en anglais) assez peu utile poïétiquement : c’est même un euphémisme…

Titus Curiosus, ce 17 juillet 2009

Sur l’éthique de professeur : la protestation de dignité de Jacky Dahomay

19déc

En appendice à mes deux précédents articles « De ce que c’est qu’un “maître” de philosophie _ quand s’effondre l’Ecole… » (le 7 décembre) et « Sur le “rencontrer” _ philosophique : le point de vue du “prof de philo”  » le 12 décembre), à propos du très, très riche Portraits de maîtres _ les profs de philo vus par leurs élèves, sous la direction de Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons, aux Editions du CNRS (paru au mois d’octobre 2008)

_ auquel manquent un « portrait« , par un Jean-Paul Michel, de Jean-Marie Pontévia ; et un « portrait« , par un Daniel Truong-Loï, de Bernard Sève, à mon humble goût, tout du moins _,

je veux joindre ce très bel article (dans la rubrique « Rebonds« ) de Jacky Dahomay

_ qui fut mon condisciple sur les bancs de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Bordeaux vers 1965-66… _

dans l’édition de Libération d’avant-hier 17 décembre ( à la page 36) ; en commentaire de sa démission du Haut Conseil à l’intégration

(un très bel article auquel je me permets de joindre 11 (belles, à la seule exception de la toute première) « réactions » de lecteurs sur le site du journal

(http://www.liberation.fr/societe/0101306133-le-cynisme-des-chiens

& http://www.liberation.fr/societe/0102306133-reaction-sur-le-cynisme-des-chiens ) :

17 déc. 6h51 Le cynisme des chiens

Jacky Dahomay professeur de philosophie à la Guadeloupe, démissionnaire du Haut Conseil à l’intégration.

Le récit ahurissant fait par un enseignant du Gers concernant l’intrusion dans sa classe de gendarmes et d’un chien, m’a littéralement bouleversé. Et j’ai pleuré. De rage bien entendu. Je suis un vieil enseignant, à la veille de la retraite. Ce métier a été ma seule vocation. Je me suis toujours tenu pour le seul maître dans ma classe après Dieu (s’il existe bien entendu !) et personne n’y entre sans mon autorisation, ni chef d’établissement, ni inspecteur, ni ministre et, a fortiori, ni gendarme ni chien. Impossible ! A moins d’un cas de force majeure grave que le chef d’établissement devra m’expliquer au préalable. Je le dis donc tout net : si une telle chose m’arrivait, je donnerais l’ordre aux élèves de désobéir. Telle est mon éthique de professeur.

J’estime ma mission d’enseignant plus haute que ma propre sécurité. En vérité, depuis quelques années, les enseignants s’accommodent de bien de choses inacceptables. Oublient-ils ce principe républicain qui veut que l’instruction publique vise aussi à former des citoyens incommodes ? Comment en est-on arrivé là ? Tout se passe aujourd’hui comme s’il y avait une redoutable confusion des rôles, des institutions comme de leurs fonctionnaires. De toute évidence, au niveau des responsables de l’Etat comme au sein de la population, il y a confusion entre l’espace public propre à l’école et d’autres formes d’espaces publics ou communs. Or, l’école n’est pas publique au sens où peuvent l’être les chemins de fer, les télécommunications ou la place du marché. Cela fait des années qu’on croit bien faire en ouvrant l’école sur l’extérieur. La rue y est entrée, avec son lot de désagréments. Si la rue peut enrichir l’expérience, seule l’école donne une véritable instruction. Comment des vérités aussi élémentaires peuvent-elles avoir été oubliées ?

Admettons qu’un policier ait toute légitimité pour procéder à des fouilles dans les aéroports et dans la rue (à condition bien sûr que cela ne s’adresse pas qu’aux basanés !). Cela lui donne-t-il pour autant le droit de se substituer à l’autorité du maître dans sa classe ? On a du mal à distinguer entre le maître qui impose une domination et le maître qui exerce un magistère. Et comme ce principe s’est perdu, le maître-chien, fût-il gendarme, se sent autorisé lui aussi à prendre la place de l’enseignant à l’école. Et quand un magistrat se permet de croire que la peur du gendarme introduite brutalement à l’école est ce qui préservera les élèves de la délinquance on se demande, bien que n’étant pas gaulois, si le ciel n’est pas tombé sur notre tête ! La peur et la répression ont remplacé la mission éducative de l’école. Quel échec ! Sait-on simplement que lorsque le chien et le gendarme se substituent à l’autorité du maître à l’école, c’est que les loups hurlent déjà aux portes de nos villes. Il s’ensuit en général un bruit de bottes sur les trottoirs.

Mon cœur donc gronde de colère et qu’on le laisse faire ! Il y a des moments où la raison raisonnante devient impuissante et laisse place à l’indignation. Toutefois, des chiens, préservons-nous de leur rage et de leur cynisme. J’emprunte cette expression, «le cynisme des chiens», à Chateaubriand qui, dans ses « Mémoires d’outre-tombe« , l’utilise pour qualifier les révolutionnaires qui, sous la Terreur, bons pères de famille, emmenaient leurs enfants se promener le dimanche en prenant soin de leur montrer en passant le dada des charrettes qui conduisaient des citoyens à la guillotine. Le cynisme est dans la contradiction voulue et assumée opposant les grands principes humanitaires qu’on affiche et la pratique quotidienne du massacre de citoyens.

Aujourd’hui, nous avons affaire à une autre forme de cynisme. Dans le spectacle que donne à voir par exemple le gouvernement actuel de la France. Le président Nicolas Sarkozy le premier. Son cynisme consiste à affirmer une chose et son contraire. Dans son agitation ultramédiatisée, il procède à une «désymbolisation» constante des institutions de la république. Il y a bien là un travail d’affaiblissement de l’autorité de ces dernières. Pour parodier Hannah Arendt _ l’auteur de, par exemple « La Condition de l’homme moderne » _, disons qu’il y a aussi perte d’autorité quand les adultes refusent d’assumer le monde dans lequel ils ont mis les enfants, les vouant ainsi à une culture de la violence. Le refus de l’éducation est l’étalage de la répression et le culte de la sécurité. C’est ce refus de l’éducation qui pousse à vouloir incarcérer des enfants de 12 ans. Reste maintenant à obliger des psychiatres à inventer une substance antiviolence qu’on inoculerait aux femmes enceintes, sans leur consentement bien entendu.

Tout cela est grave, très grave. La démocratie _ c’est-à-dire le suffrage universel ; et dans des conditions d’information, d’explication et de (large) débat suffisamment honnêtes ! _ ne fait pas toute la légitimité d’une république. Un pouvoir tyrannique peut se mettre en place « démocratiquement ». L’Histoire, comme on le sait, ne se répète pas et les formes de totalitarisme à venir sont forcément inédites. Nous sentons bien qu’une nouvelle sorte de régime politique, insidieusement, se met en place. Quand, à l’heure du laitier, un journaliste est brutalement interpellé chez lui, devant ses enfants ; quand des enfants innocents sont arrachés de l’école et renvoyés dans leur pays d’origine ; quand une association caritative est condamnée à de lourdes amendes pour être venue en aide aux sans-abri ; quand… Même si nous n’avons pas encore tous les éléments théoriques permettant de penser ce régime inédit, il se présente déjà avec des signes certains de la monstruosité. Face à tout cela, le Parti socialiste, principal parti d’opposition, se déchire lamentablement. L’heure serait-elle venue, pour nous enseignants du moins, d’entrer dans la désobéissance civile ?

Je ne parle peut-être pas d’outre-tombe, mais je suis d’outre-mer. Comme beaucoup d’Antillais, j’ai aimé une certaine France malgré l’esclavage et la colonisation, malgré Vichy et la collaboration. Cette France qui, à deux reprises, a su abolir l’esclavage, celle des droits de l’homme et des valeurs universelles. Celle dont l’école, malgré ses aspects aliénants pour nous, a su donner le sens de la révolte à un Césaire _ l’auteur de, par exemple, « Cahiers d’un retour au pays natal » _ ou à un Fanon _ l’auteur de, par exemple « Les Damnés de la terre« . Qu’il faille dépoussiérer cette vieille école républicaine ne signifie pas qu’on doive la jeter avec l’eau du bain. Est aussi à réviser cette identité républicaine hypocrite qui a du mal à s’ouvrir à la diversité. Et quand on constate que Monsieur Brice Hortefeux, ministre de cet affreux ministère de «l’Intégration, de l’Identité nationale et de l’Immigration» aux relents franchement vichyssois, se permet de réunir, à Vichy précisément, les ministres européens chargés des questions d’immigration, on peut légitimement penser qu’il y a là une continuité conservatrice inquiétante. Ce ministre a rendu visite le 10 décembre au Haut Conseil à l’intégration. Je n’y étais pas. J’ai démissionné du HCI. Cette France, qui vient ou qui se met en place sournoisement, je ne l’aime pas. Devrions-nous alors, d’outre-mer, faire dissidence ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr en tout cas c’est que la plus grave erreur serait de se dire, comme à l’accoutumée, que les chiens aboient et que la caravane passe.

Voilà pour cet important article publié par Jacky Dahomay.

L’écrivain Edouard Glissant s’est associé à Jacky Dahomay.

Dans un message parvenu hier à «Libération», celui-ci _ auteur de, par exemple (avec Patrick Chamoiseau) « Quand les murs tombent, l’identité nationale hors la loi » _ s’adresse ainsi au président du Haut Conseil à l’intégration :

« J’ai le regret de vous présenter ma démission de membre du Haut Conseil à l’intégration. Celle-ci s’appuie sur ce qui a été prononcé par mon collègue, Jacky Dahomay, avec qui je suis en complet accord. »

Réactions des lecteurs (sur le site de « Libération ») :

scarlett    Lamentable
Vous _ vraisemblablement à ml 69… _ n’avez rien compris, ou vous faites exprès d’être ignoble ? « Qui ne dit mot consent« , dit un proverbe connu. Fallait-il que ce collègue reste pour cautionner un gouvernement qu’il réprouve ? Il y aura toujours de nouveaux Papons pour obéir aux ordres . Qu’ils se déshonorent ! Le véritable honneur est du côté de ceux qui disent NON ! Alors, bravo collègue philosophe. Des textes comme le vôtre nous vont droit au cœur !
Jeudi 18 décembre à 18h53

plb    merci
Monsieur,
Vous écrivez ce que je n’ai pas su écrire, je n’ai pas de talent pour exprimer ma révolte, ma colère, mon indignation. J’ai pleuré, je n’ai pas dormi, j’ai alerté tous ceux qui peuvent agir autour de moi.
J’étais enseignante, prof d’Histoire en collège. Quand nous parlions de la Résistance, je disais à mes élèves de 3e qu’il fallait savoir désobéir aux ordres iniques…
Comme vous, je pense que les chiens et les gendarmes n’ont rien à faire dans l’espace que nous remplissons, les élèves et nous. Lorsque, parfois, je laissais la porte ouverte parce qu’il faisait trop chaud , ils me disaient : « Fermez la porte , Madame... » Parce que ce lieu où nous rencontrions Guy Moquet, Guernica, le peuple de la Commune, ce lieu où ils apprenaient les principes de la République, des Droits de l’Homme, des luttes pour la paix, ce lieu où les murs étaient couverts de phrases de Voltaire, de Montesquieu, d’articles de loi, de photos, de doc’ qu’ils alimentaient, qu’ils surveillaient… Ce lieu _ de parole « libre », confiante, sans espion(s) à la porte _ était devenu le leur, un lieu un peu sacré…
Certains me demandaient des comptes lorsque je rajoutais une phrase, certains rêvaient parfois au lieu de travailler, et soudain me posaient des questions sur telle loi, tel droit, tel homme ou femme. Rien n’était jamais considéré comme « hors sujet » puisqu’il s’agissait de former des citoyens, des adultes en devenir…
Nous nous sommes parfois demandé ce que nous ferions si une rafle se produisait comme dans le film « Au revoir les enfants  » de Louis Malle. Ils étaient tous convaincus que je ne laisserais personne « les prendre ». Je leur répondais qu’on ne sait pas, que personne n’est sûr d’être un héros, que certains seraient sans doute plus courageux que moi. Mais je me disais toujours que, non, je ne pourrais pas laisser faire, que je m’interposerais. Parce que c’est notre devoir, parce que je n’aurais pas pu trahir leur confiance _ voilà le mot capital. Comme vous, je n’ai jamais autorisé quiconque à franchir le seuil de la classe sans mon accord préalable.
Une mission, oui, assumée pendant trente sept ans. Je n’ai eu d’autre ambition que de rester fidèle à cette vocation et cette éthique dont vous parlez si bien. Merci, monsieur. 
Pierrette LE BERRE, professeur d’Histoire et Géographie à la retraite
Jeudi 18 décembre à 18h00

albrecht    merci
magnifique ! Merci M. Dahomay ! c’est exactement la lettre que je rêvais de lire après (entre autres) le récit de cet instituteur, qui m’a, moi aussi, fait pleurer.
Jeudi 18 décembre à 17h56

Thibault    Luttons
Enfin une voix qui dit les choses telles qu’elles sont. Ah ! Si seulement les éditorialistes de Libération pouvait eux aussi avoir la lucidité de Jacky Dahomay et cesser de voir Sarkozy comme un sincère républicain qui fait ce qu’il peut pour redresser la France. Mais écoutez donc Dahomay et…
Jeudi 18 décembre à 15h44

leon darpa    résistance
Il est rassérénant de lire de plus en plus de ces réactions indignées, motivées, tellement bien écrites… Cette terrible et inquiétante confusion dont parle Mr Dahomay fait son œuvre tranquillement et sûrement, comme une rouille invisible et inexorable… Je le renvoie à sa surprise…
Jeudi 18 décembre à 14h06

teletat    intégration
Merci Monsieur, mais qui est encore capable d’abandonner sa chaise de privilégié ? Surtout pas à France Télévision.
Jeudi 18 décembre à 12h35

PHI    Émotion
Je suis très ému par ce texte, par sa beauté comme sa clairvoyance. Oui, nous voyons venir un totalitarisme « édredon », étouffante protection d’une France qui sent le renoncement, la lâcheté, la fermeture à l’autre…   
Jeudi 18 décembre à 12h30

Dom    Bravo
Bravo Monsieur pour ce texte, puisse-t-il inspirer de nombreux autres citoyens…  
Jeudi 18 décembre à 10h54

ted34    Bravo!
Bravo pour ce texte magnifique !    
Mercredi 17 décembre à 22h54

Voir    L’intelligence
J’ai aimé ce texte sobre et intelligent. Je lui ai accordé du crédit = confiance _ car la démission montre symboliquement que l’attraction des ors de la république, si elle peut éblouir les plus faibles ou les plus veules, ne sauraient acheter les esprits intégres.  
J’espère que la publicité qu’il mérite sera faite à ce texte et qu’il sera suivi de réactions publiques qui nourriront la réflexion collective sur l’enseignement ainsi que sur les insidieuses dérives de notre société. 
Mercredi 17 décembre à 22h10

ml69    Zut alors…
Mais comment va t on pouvoir faire les testings maintenant ? et puis les revues de livres d’histoire pour les adapter à la diversité ? J’adore les personnes pensant que leur démission va enfin déciller les yeux des « mal-pensants ». Que d’égo mal placé. La politique de la chaise vide est la première manifestation de la stupidité. Il ne va pas nous manquer le philosophe…

Mercredi 17 décembre à 21h05

Quelque chose serait-il en train de changer, frémir, bouger, dans la république de France ?..


Titus Curiosus, le 19 décembre 2008

Avis d’experts _ pour (un peu) mieux comprendre la « crise » financière, et le « naufrage intellectuel » de l’ère de la rapacité

20oct

A propos de deux passionnants articles _ du Monde, le 17 octobre 2008, et du New-York Times, le 20 octobre 2002 _ de Daniel Cohen et Frédéric Joignot (« Crise : le procès d’une perversion du capitalisme« ) et Paul R. Krugman, prix Nobel 2008 d’Économie (« For richer », ou « Main-basse sur l’Amérique » : « Lorsque, adolescent, je vivais à Long Island…« ) ;

et de « Richesse du monde, pauvreté des nations« , de Daniel Cohen, aux Éditions Flammarion ;

et de « L’Amérique que nous voulons« , de Paul R. Krugman, aux Éditions Flammarion…

Pour y comprendre un peu mieux quelque chose, de l’actuelle « crise » des valeurs financières _ mais pas seulement !… _

ces deux avis d’experts,

dans deux tribunes un plus « libres », probablement _ on va en juger _, que d’autres, de deux des un peu moins mauvais (ou un peu moins inféodés à la doxa dominante) journaux _ de référence ? _ d’aujourd’hui…

A mon envoi de l’article du Monde de Daniel Cohen et Frédéric Joignot,

voici ce qu’a renvoyé, en retour, mon excellent collègue Rufus Œconomicus :

De : Rufus Œconomicus

Date : 19 octobre 2008 16:35:01 HAEC
À : Titus Curiosus

Objet : re: Un article panoramique de Daniel Cohen (interviewé par Frédéric Joignot) dans le Monde du 17 octobre

« Très bonne synthèse … d’un maître dans l’art de la synthèse !
Je te conseille son « Richesse du monde, pauvreté des nations » qui résume magistralement la dynamique inégalitaire de nos société contemporaines. Même s’il semble que l’auteur ait quelque peu revu, depuis, son analyse …
Concernant ces fameuses inégalités,

cf l’article désormais canonique de Krugman (prix Nobel 2008) paru initialement en 2003 dans le New-York Times.
Amicalement,

Rufus »

Avis d’expert, qu’on en juge. Voici le dossier,

en commençant par l’article de Daniel Cohen, répondant aux questions de Frédéric Joignot :


« Hantés par la crise de 1929, les États ont finalement tendu la main à une planète financière déboussolée. Pour l’économiste Daniel Cohen, la crise sanctionne les errements d’un système ultralibéral né dans les années 1980 avec Thatcher et Reagan. « Beaucoup de dogmes vont tomber« , prévient-il.

« Personne n’imaginait que la situation était grave au point que le paralytique doive racheter l’aveugle« , déclarait au Monde l’économiste Daniel Cohen, commentant le rachat le 16 mars quasiment « pour un franc symbolique » de la banque d’affaires en pleine débâcle Bear Stearns par la banque JP Morgan. Cette nouvelle inouïe faisait tomber le dollar à son niveau le plus bas face à l’euro, déclenchant un vent de panique chez les investisseurs qui se précipitaient sur l’or et les emprunts d’État.

Daniel Cohen, professeur d’économie à l’École normale supérieure, auteur notamment de « Trois Leçons sur la société post-industrielle » (Seuil, 2006) – et éditorialiste associé au Monde –, annonçait alors

_ c’est-à-dire au mois de mars dernier…, j’interviens ici pour le souligner _
une accélération du processus : « Le château de cartes s’effondre. Une aversion au risque s’installe. Les banques ne se font plus confiance entre elles. Le coût du financement se durcit (…). La défiance engendre la défiance et le système financier s’installe dans un cercle vicieux. » Il appelait à « faire sauter les barrières intellectuelles » et à l’intervention de l’État.

Aujourd’hui, États-Unis et Grande-Bretagne en tête, les États nationalisent les banques et garantissent l’épargne populaire pour éviter la répétition d’un scénario à la 1929.

La barrière intellectuelle – le dogme de la « main invisible » et de l’autorégulation du capitalisme, la liquidation de l’Etat, le « laisser-faire » dans les marchés financiers – a volé en éclats. La période du libéralisme sans entraves

ouverte par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, du capitalisme financier dérégulé et des golden boys jouant avec des titres douteux et l’argent des autres,

semble révolue.

Comment

_ si nous remontons « en amont » de l’actuelle « crise », dirais-je _

en sommes-nous arrivés à une telle défaite des grands principes du capitalisme réglementé et moralisé apparus après la grande crise de 1929, ses millions de chômeurs et ses conséquences politiques désastreuses – la montée de l’extrême gauche et du fascisme ?

Comment avons-nous oublié les leçons de John Maynard Keynes, Hyman Minsky ou James K. Galbraith

sur l’instabilité financière, le rôle décisif du politique et d’un État-providence dans les périodes difficiles ?

Faut-il parler de « révisionnisme« , comme le suggère Daniel Cohen ?

Telle était la présentation de Frédéric Joignot à son entretien avec Daniel Cohen…

Entretien :

Dans les années 1980, déjà, on voyait les golden boys et les yuppies, les premiers héros de Wall Street, lessivés par le krach de 1987. Cette dérive du capitalisme financier ne date pas d’aujourd’hui ?

Daniel Cohen : Les années 1980 ont vu la fin de ce qu’on peut appeler le capitalisme « managérial« , le capitalisme industriel issu de la grande tradition « fordiste ». C’était un âge où les employés passaient parfois leur vie dans la même entreprise, profitant d’avantages sociaux conséquents. Ce capitalisme s’est déployé après guerre, dans les années 1950-1960. Il prolongeait la révolution industrielle des années 1920, une époque où les grands capitaines d’industrie remplacent les patrons issus du capitalisme familial du xixe siècle. A la suite de la grande crise de 1929 qui a ruiné des milliers d’entreprises, fabriqué des millions de chômeurs, la Bourse a été disqualifiée. Durant les années d’après guerre, elle ne donnait quasiment plus son avis sur la gestion des firmes, laissant le champ libre aux « managers« . La spéculation, les coups de Bourse étaient déconsidérés.

En 1924, Érich von Stroheim tourne « Les Rapaces« , son chef-d’œuvre sur les conséquences sociales de la cupidité. En 1987, les traders Michael Milken et Ivan Boesky inspirent « Wall Street » d’Oliver Stone, en déclarant « Greed is good« , la rapacité est bonne. Juste avant d’être emprisonnés pour délit d’initié.

Nous n’apprenons jamais ?

Beaucoup aujourd’hui instruisent le procès du capitalisme financier contemporain au regard de ce qu’avait été le capitalisme industriel, souvent interprété comme un capitalisme social.

Essayons de démêler tout cela…

Le point de départ de ce bouleversement sont les années 1980 avec la dérégulation du marché financier. Cette révolution financière, développée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, ouvre à Wall Street un nouveau champ d’action : le démantèlement des vieux conglomérats, la mise en coupe des entreprises les moins rentables. C’est la fin du capitalisme managérial.

En même temps, avec l’effondrement du bloc soviétique en 1989, la mondialisation commence…

C’est la toile de fond de la crise actuelle.

Comment en est-on arrivé à rejeter l’État-providence, à décrédibiliser John M. Keynes, tout ce système inventé pour empêcher une nouvelle crise de 1929, et qui a fait les beaux jours des années 1950-1960 ?

Avec Reagan et Thatcher, on passe d’une « ambiance intellectuelle » à une autre, on change de paradigme. Après guerre, les pays industrialisés sont profondément marqués par un mode de fonctionnement qu’on peut résumer par une trilogie : le keynésianisme, le fordisme, l’État-providence. Pour Keynes, qui a beaucoup influencé les gouvernements anglo-saxons avant et après la guerre de 1939-1945, la politique économique, la politique monétaire, la politique budgétaire peuvent réguler les cycles économiques, soutenir la consommation et la demande, donc la production, tendre à l’équilibre du plein-emploi. Cet équilibre, explique-t-il dans la « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » (1936), n’est jamais atteint mécaniquement par le jeu des marchés. Cela ne l’empêche pas de défendre l’esprit d’entreprise, le marché, mais il faut à ses yeux les réguler par des politiques macroéconomiques appropriées. Le fordisme, la grande entreprise capitaliste, lie de son côté le destin des ouvriers à celui de la firme. On y fait carrière, on trouve sa place à l’intérieur de l’appareil de production, on profite d’avantages sociaux. L’État-providence enfin complète et corrige ces deux processus. Il lance des grands travaux, intervient dans la production via les grandes entreprises nationales, etc. En même temps, il généralise l’aide sociale. Dans les années 1950-1960, la Sécurité sociale protège tous ceux qui ne sont pas dans le processus de production, les personnes âgées, les femmes en maternité, les chômeurs, considérés comme peu nombreux. Tout ce qui se passe au niveau de la vie professionnelle est censé être pris en charge par l’entreprise. C’est ce système qu’on quitte dans les années 1980.

Une réelle nostalgie de l’État-providence se développe aujourd’hui que la crise est là. Pourtant nous ne sommes plus dans la situation de plein-emploi, de consommation et de productivité florissantes des « trente glorieuses« .
Nous avions certainement pas mal vécu dans les années 1950-1960, même si le système ne fonctionnait pas si bien. Derrière la politique économique keynésienne, il y a l’entreprise très organisée, qui structure toute la société, de l’ouvrier spécialisé à l’ingénieur. Tout n’est pas rose : le travail à la chaîne met le « travail en miettes« , pour reprendre l’expression du sociologue Georges Friedmann. Néanmoins, l’usine donnait alors une force et une dignité à la classe ouvrière, fière de sa place à l’intérieur de la société. En même temps l’État-providence est très différent en Allemagne, en France ou en Suède, épousant à chaque fois les conditions singulières de sa mise en œuvre. Ce système va rencontrer ses limites dans les années 1970 avec ce qu’on a appelé la « stagflation« , c’est-à-dire la hausse simultanée du chômage et de l’inflation, après le premier choc pétrolier. Dans le schéma de Keynes, soit on a du chômage, mais alors des prix faibles et supportables, soit on a du plein-emploi, et un risque inflationniste – c’est ce qu’on appelle la courbe de Phillips. Ce système connaît un dysfonctionnement dans les années 1970. Nous n’assistons pas à un déficit de la consommation, mais à un choc négatif de la productivité des entreprises, de leur solvabilité. Tout à coup le système keynésien se trouve décrédibilisé parce qu’il ne produit pas les bonnes recettes à ce moment-là – et seulement à ce moment-là.


C’est l’époque des politiques de relance qui ne marchent pas.

Mais comment expliquer la prise de pouvoir du capitalisme financier ?

Tous les gouvernements, celui de Mitterrand parmi d’autres, essaient de faire de la relance de la consommation comme le voulaient les préceptes keynésiens. Ces politiques échouent, toutes. En même temps, les charges de l’État-providence augmentent avec le chômage ; il part bientôt à la dérive, fait l’objet de plans de rigueur draconiens. Quant au type d’organisation du travail du fordisme, avec ses plans de carrière ouvrière, sa politique sociale, ses syndicats, il n’apporte plus de gains de productivité.

Cette remise en question des gains de productivité des entreprises mène directement à Reagan et Thatcher, c’est-à-dire au démantèlement de l’organisation du travail et des syndicats, à l’éclatement des organisations managériales, et à la prise de contrôle par la Bourse du fonctionnement des entreprises.

C’est une rupture essentielle.

En quelques années, les managers, qui étaient des salariés comme les autres, sont sortis de la condition salariale, voient leurs destins indexés sur la Bourse. La révolution financière commence là. Elle donne le pouvoir aux actionnaires, indexe la rémunération des patrons sur la Bourse, ce qui explique l’explosion de leurs salaires. Ils vont désormais se soumettre aux impératifs de la Bourse, puisqu’ils en sont dorénavant partie prenante…

C’est aussi l’époque où des économistes comme Friedrich Hayek, Milton Friedman, l’école de Chicago imposent leurs vues aux politiques. Ils refont l’éloge de « la main invisible« , tant décriée en 1929.

En effet, politiques et économistes substituent dans les années 1980 un contre-paradigme à Keynes, s’appuyant sur Milton Friedman et ceux qu’on a appelés les « néomonétaristes« .

Ils prônent l’inactivité de l’État comme principe de régulation. Ils dénoncent l’État-providence comme coupable de toutes les erreurs et de la perte de compétitivité des entreprises. Le marché dérégulé est posé comme infaillible, le chômage comme naturel, l’inflation un phénomène purement monétaire.

Il est sûr que la vogue pour ces théories, ce « fondamentalisme du marché«  très critiqué par la suite par le prix Nobel d’économie (2001) Joseph Stiglitz par exemple, a beaucoup joué dans le développement d’un capitalisme financier laissé à lui-même.

Une question demeure cependant : pourquoi, en dépit de crises récurrentes, cette époque a-t-elle duré si longtemps ?

Depuis le premier krach de 1987, nous avons vu les crises et les bulles se multiplier. Elles semblent être chroniques, pour ne pas dire systémiques.

On constate une grande crise par décennie.

A la fin des années 1980, après le krach de 1987, les savings and loan, les caisses d’épargne américaines, font faillite. Elles sont sauvées par le président Bush père, avec un plan qui paraissait très important à l’époque, 125 milliards de dollars – aujourd’hui, nous en sommes déjà à 1 000 milliards.

Ensuite, à la fin des années 1990, la bulle Internet éclate.

Et maintenant, la crise immobilière est en train de dégénérer en une crise financière et économique générale.

Des études comparatives sur les crises financières ont montré qu’elles s’accéléraient bel et bien depuis le choc pétrolier de 1973, même en comparaison de ce qu’elles étaient au xixe siècle. Pourquoi ? Ici encore, il faut bien démêler l’écheveau.

Le coup d’envoi de la révolution financière est donné par les changements de gouvernance des entreprises, désormais soumises aux sollicitations de la Bourse.

Sommées de produire des rendements rapides et concurrentiels, les entreprises vont se lancer dans une rationalisation effrénée de leurs coûts de fonctionnement

et réduire leur champ d’activité au segment pour lequel elles développent véritablement un avantage comparatif.

La norme, dans ce nouveau capitalisme financier, consiste à produire juste la tranche de la chaîne de valeur qui correspond à votre savoir-faire – ce qui constitue votre avantage comparatif. Tout le reste va être externalisé, mis en concurrence, laissé au marché.

Par exemple, dans une entreprise des années 1950-1960, la cantine, le gardiennage, le nettoyage, la comptabilité étaient assurés par des salariés de l’entreprise. Cela faisait comme une grande famille, tout était produit sur place. Avec l’externalisation, plus aucun de ces services n’est produit par la firme, eux-mêmes sont mis en concurrence.

Cette maximisation touche aussi l’intérieur de l’entreprise, c’est l’époque du grand dégraissement…

A l’intérieur même de l’entreprise, toute l’activité tend à être segmentée, rendue plus efficace, jusqu’à ne conserver que le mince segment de la chaîne de valeur capable de faire la différence avec les concurrents. On tend ainsi vers des « entreprises sans employés« , un processus qui a été accéléré par la révolution technologique et les nouvelles industries de la communication. Ces entreprises nouvelles ne sont plus de vastes groupements de travailleurs comme autrefois, effectuant tous les services, défendant leur emploi, elles deviennent des unités produisant l’avantage comparatif mis en concurrence par le marché.

La mondialisation arrivant, élargissant la concurrence, offrant des mains-d’œuvre moins chères, va parachever ce processus.

On ne voit pas comment cet aspect du capitalisme pourrait changer. Il est certain que les critiques qui commencent à être menées, au vu de la crise écologique grandissante et des problèmes sociaux, contre son « court-termisme » chronique auront plus de poids. Mais la dynamique du « capitalisme monde », éclatant la chaîne de valeurs aux quatre coins de la planète, ne devrait guère être modifiée. Ce serait naïf de le penser.

Cependant, le « capitalisme monde » d’aujourd’hui, en Asie notamment, subit les contrecoups des déréglementations actuelles. Comment cette crise est-elle devenue mondiale ?

La crise actuelle constitue une forme de perversion du système financier, une excroissance dangereuse et inutile jusqu’ici contenue.

Dès 1987, juste après le premier krach boursier, nous aurions dû réfléchir.

Mais c’est l’inverse qui s’est produit, avec l’arrivée d’Alan Greenspan à la direction de la Réserve fédérale américaine. Sous sa houlette, le meilleur et le pire vont alterner. Il va autoriser l’argent facile, libérer des liquidités considérables qui vont favoriser les opérations à haut risque financées à crédit.

La finance du marché va fabriquer une nouvelle intermédiation financière totalement affranchie des règles qui pesaient sur le système financier classique. A la faveur de l’ambiance intellectuelle de la déréglementation voulue par Reagan, entérinée par Alan Greenspan, une deuxième couche d’intermédiation financière va apparaître, qui va doubler le circuit bancaire traditionnel. Ce qu’on appelle le shadow banking system. Il pèse 10 000 milliards de dollars, autant que le système bancaire classique, sauf que lui est affranchi des réglementations et des règles prudentielles qui s’appliquent aux banques de dépôts, n’étant pas pris dans le compas des régulateurs. Il s’agit de banques d’investissement qui se financent sur le marché, font des opérations de marché. Ce sont les hedge funds, les fonds de private equity, les compagnies d’assurances.

Prenez AIG, American International Group : en tant que compagnie d’assurances, elle n’était pas soumise à la même vigilance que les banques de dépôts. Elle a pu créer un département AIG Finances, qui s’est retrouvé le premier opérateur de ce qu’on appelle les credit default swaps, qui garantissent un créancier contre les risques de faillite du débiteur. Les banques commerciales jouent également à ce jeu, en développant des services financiers logés en dehors de leurs bilans, dans des structures ad hoc qui achètent allègrement les crédits risqués des subprimes. Cela le plus légalement possible, en profitant des trous dans le système de régulation, mais aussi d’un certain laxisme des autorités, qui auraient très bien pu s’apercevoir de la combine si elles avaient été plus vigilantes.

Mais elles ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Sans doute parce qu’elles étaient convaincues par le bain d’idées ambiant, ce nouveau paradigme du marché entièrement laissé à lui-même, selon lequel toutes ces opérations financières pouvaient s’autoréguler. Sans cela, elles auraient commencé à demander à ouvrir les livres de comptes.

Pour sa défense Alan Greenspan explique que l’Amérique voulait vivre à crédit, que c’était un « choix de vie« , une « liberté fondamentale » – pris en partie sur le dos du reste du monde…

Alan Greenspan faisait un plaidoyer pro domo – d’autojustification. L’acte fondateur responsable de la séquence qui conduit à la crise, c’est la politique extrêmement libérale des taux d’intérêt du crédit menée par la Réserve fédérale. Les macroéconomistes, quel que soit leur horizon, s’accordent tous sur ce point.

Après la crise du 11-Septembre, qui venait juste après l’éclatement de la bulle Internet, Greenspan a craint que la conjonction des deux événements ne provoque une récession. Il a donc mené une politique totalement laxiste de taux d’intérêt très bas par rapport aux normes nécessaires. Ce faisant, il a accéléré un processus explosif. D’une part, une énorme baisse de l’épargne des ménages américains et ensuite la formidable détérioration de la balance des paiements des Etats-Unis. Les Américains ont continué de dépenser et consommer comme s’ils étaient aussi riches qu’avant, ou que leurs voisins. Ils ont résisté à l’explosion des inégalités de revenu grâce au crédit. Ils se disaient : « Je ne gagne pas autant qu’un gars de Wall Street, mais je vais m’acheter la même voiture, le grand écran HD, etc…« . A crédit. Le problème s’est redoublé du fait que Greenspan autorisait cette politique d’argent facile, qui a entretenu le boom immobilier – partout, y compris en France où les prix ont été multipliés par 2,5 entre 1997 et aujourd’hui.

Le résultat a été de créer une accélération des crédits, puis la bulle immobilière que nous connaissons actuellement. On peut parler d’une grave erreur de politique économique.

Depuis vingt ans, Greenspan et tous ces financiers et traders de Wall Street étaient présentés comme les nouveaux héros du capitalisme, des sortes de génies incontournables. C’est la fin de cette époque ?

C’étaient un peu les nouveaux « aventuriers de l’Arche perdue« . Et ils le revendiquaient. Ils défendaient leurs primes colossales, ils disaient participer à l’expansion et à la croissance, ils se comportaient avec l’arrogance de nouveaux riches, se croyaient des révolutionnaires. C’était le genre « Oui, j’ai gagné 100 millions de dollars, et je vous emmerde. Il faudrait que tout le monde puisse le faire« .

L’ambiance intellectuelle et médiatique faisait qu’ils n’avaient même pas l’impression de fauter, ni économiquement ni moralement. Ils étaient l’avant-garde !

C’est cette avidité, cette inconscience qui vont être sanctionnées.

Surtout si Barack Obama est élu, parce qu’il est démocrate, mais surtout parce qu’il va se trouver dans une situation de croissance très limitée, avec une énorme demande de redistribution.

Aux Etats-Unis, les inégalités sont devenues tout à fait extravagantes.

Les données collectées par mes _ excellents ! cf ce qu’en dit aussi le nouveau prix Nobel, Paul Krugman _ collègues Thomas Piketty et Emmanuel Saez montrent que le 1 % le plus riche de la population a retrouvé le poids qui était le sien au début du XXe siècle, à l’âge d’or des rentiers : ils gagnent plus de 16 % du revenu national, contre 7 % après guerre.

C’est une véritable perversion du capitalisme traditionnel.

Dans son ouvrage classique « L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme » (1904), Max Weber explique que si le capitalisme ne se caractérisait que par l’avarice, l’envie d’argent, les inégalités, alors il se serait développé au Moyen-Orient chez les marchands phéniciens, ou dans la riche Venise du commerce des épices. Or il est apparu en Angleterre, puis s’est développé aux États-Unis et en Europe du Nord. S’il reconnaît que la cupidité, le greed, constitue un des ressorts fondamentaux de l’activité humaine, il montre comment le capitalisme des origines rationalise cet appétit, construit des rapports de confiance et de contrat, rééquilibre l’ensemble avec la libre concurrence, des règles, des lois, etc.

Dans une interview donnée au Journal du dimanche, Dominique Strauss-Kahn explique que les rémunérations colossales consenties aux traders comme aux dirigeants alimentaient le système. Qu’en dites-vous ?

C’est le cœur du système. Le Financial Times cite une étude calculant les rémunérations des grands dirigeants d’établissements financiers internationaux sur les trois dernières années. Ils ont trouvé 95 milliards, presque 100 milliards de revenus. Pour 1 000 milliards de pertes.

C’est un mécanisme qui a bien été décrit par Paul Krugman, professeur à Princeton et chroniqueur du New York Times, à propos d’autres phénomènes de spirale, qu’il appelle « mécanisme panglossien«  – de Pangloss, le héros de Voltaire _ dans « Candide _ ou l’optimiste » _ qui croit vivre dans le « meilleur des mondes possibles« . A partir du moment où des traders et financiers s’enrichissent sur l’argent des autres, qu’ils ne mettent pas sur la table leur propre capital, se financent à crédit pour monter des opérations,

un mécanisme pervers se met en œuvre.

Si ce crédit génère des gains, vous les partagez avec l’investisseur qui vous a financé – et vous remboursez votre dette. Si vous jouez sur 100, qu’il y a un gain de 10 %, vous l’empochez. Si vous jouez sur 1 000, vous gagnez 100. C’est là que la spirale s’installe. Vous êtes poussé à jouer sur la plus grande échelle possible, et à minimiser le capital investi pour avoir l’effet de levier maximum.

Le problème, c’est que si l’investissement est un « crédit pourri« , insolvable, les pertes sont forcément pour celui qui vous a prêté : c’est-à-dire la société, les déposants ou ceux qui vont se protéger en mutualisant les pertes.

Lorsqu’un investisseur n’est pas soumis à une réglementation qui l’oblige à apporter son propre capital, il ne voit que le meilleur des mondes possibles : c’est le mécanisme panglossien. Il ignore rationnellement le risque, parce que le principe de rémunération est asymétrique.

C’est vraiment « Pile je gagne, face tu perds« …


C’est cela. Le spéculateur ignore la perte, parce que s’il gagne, il gagne tout,

et s’il perd, il perd éventuellement sa carrière, mais ce ne sera jamais proportionné au volume des pertes qu’il a fait subir aux autres.

On ne peut pas « réinternaliser » sur un individu les risques qu’il a fait courir aux autres.

Et pour tous ces financiers qui ont gagné 100 milliards pour 1 000 milliards de pertes, eh bien, ils ont toujours gagné leurs 100 milliards.

Quant aux pertes, elles doivent être épongées par l’État et les contribuables. On pourra faire tout ce qu’on veut, on ne pourra jamais réinternaliser les 1 000 milliards que ces Pangloss ont fait perdre à la société.

C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, sachant qu’on ne peut pas corriger le mal ex post, après coup, il faut instituer des réglementations ex ante, avant d’en arriver là.

Comment les régulateurs, les agences de notation ont-ils pu laisser faire ?

Nous sommes là à l’intersection du dysfonctionnement du système et de l’idéologie régnante du « laisser-faire« , de la « rapacité est bonne« .

Les agences de notation ont joué un rôle essentiel dans la propagation de cette crise, en rendant possible la circulation d’actifs financiers réputés excellents, mais qui se sont révélés des foyers de perte.

Des agences de notation crédibles sont la condition nécessaire de la nouvelle finance de marché, et du processus appelé « titrisation«  qui permet de revendre immédiatement une créance, hypothécaire par exemple, au lieu de la garder jusqu’à son terme.

Or les agences de notation ont failli. Pourquoi ? Elles étaient des deux côtés de la barrière : payées pour labelliser des produits qu’elles avaient elles-mêmes aidé à fabriquer.

Quand on réfléchit avec le recul, c’est assez extraordinaire !

Tout l’équilibre financier international reposait sur le jugement d’agences qui, lorsqu’elles ont été attaquées, ont simplement répondu : « Mais nous donnions juste une opinion. C’est notre liberté d’expression. Vous n’étiez pas obligés de nous suivre…« 

Dans les faits, on était bien obligé de les suivre, leurs notations étaient exigées par un certain nombre d’investisseurs qui ne pouvaient agir que s’ils détenaient ces papiers.

Nous sommes là encore face à une sorte de naufrage intellectuel

où tout le monde se défend et se berce d’illusions en croyant que l’autorégulation se fera de par la grâce d’un marché omniscient.

Des dirigeants des pays du Sud comme Lula da Silva ont durement critiqué le laxisme du gouvernement américain, ils appellent à une régulation mondiale du capitalisme financier. Allons-nous vers la régulation ?


Tout le monde se met à parler « régulation« , soit.

La première erreur à éviter serait de croire qu’après cette crise le capitalisme va se moraliser tout seul. Que les comportements opportunistes d’hier, piqués au vif, partout critiqués, vont s’effacer.

Mais les hommes persévèrent dans leur être. Comme dirait Spinoza, « mieux vaut compter sur les lois que sur une improbable évolution de la nature humaine pour régler le destin des nations« .

Il faut donc impérativement de nouvelles lois financières.

Or nous rencontrons deux attitudes naïves aujourd’hui.

Une de droite, qui refuse de balayer devant sa porte, dit : « On a compris, on va se moraliser tout seul.« 

Une de gauche, qui déjà claironne : « C’est le coup fatal porté au capitalisme.« 

Mais le capitalisme, la mondialisation du marché vont continuer. Personne ne va mettre les Indiens et les Chinois à la porte, en leur demandant de ne plus vendre leurs produits sur le marché international. Et les nouvelles technologies permettront à qui le voudra d’externaliser les services en Inde et en Chine.

Cette course du capitalisme contemporain ne sera pas changée par la crise financière.

En revanche, l’euphorie idéologique du « laisser-faire » et du mépris des pauvres va certainement prendre du plomb dans l’aile.

Quant à la question de la réglementation, elle arrive.

Alors, qui va devenir le producteur des lois de demain ?

Les États-Unis sont décidés, je pense, à mettre de l’ordre dans les marchés financiers, y compris dans les excès en matière d’inégalités.

En Europe, aussi, où on a nationalisé d’un coup les banques en difficulté, sans que la Commission européenne ne s’écrie, comme elle aurait dû : « Attendez ! Vous n’avez pas le droit de nationaliser. »

Beaucoup de dogmes vont tomber. Aucun fondamentaliste du marché ne va s’amuser à critiquer les gouvernements belge et néerlandais d’avoir nationalisé Fortis. C’est le contraire. Tout le monde est vraiment soulagé qu’ils l’aient fait.

Ce retournement si rapide du dogme a quelque chose de fascinant. Nous savions donc ?

Au moment du krach de 1929, les gouvernements ont laissé l’économie mondiale basculer dans la crise parce qu’ils étaient prisonniers des dogmes libéraux qui laissaient croire que la faillite d’une banque était bonne, et que cela faisait partie des mécanismes du marché roi. Des recherches récentes ont montré qu’ils étaient également les otages d’un étalon or qui rendait très périlleux l’usage de la politique monétaire. Et puis, ce furent les faillites bancaires en cascade, les entreprises fermées, les millions de chômeurs, etc..

Une longue période de régulation financière a suivi, laquelle n’a pas si mal fonctionné : on n’observe aucune crise majeure du système bancaire durant les « trente glorieuses« .

Puis vinrent les années 1980. Beaucoup ont voulu effacer le souvenir de 1929, un véritable travail révisionniste s’engageait.

Mais l’ombre portée de la période 1929-1933 est restée en réalité très vive, surtout aux États-Unis. La réaction presque immédiate du gouvernement Bush, de Ben Bernanke à la Réserve fédérale, en témoigne. Ils n’ont pas hésité un instant à nationaliser.

L’économie réelle maintenant va subir le contrecoup de cette crise financière. Quel scénario envisagez-vous ?

Nous allons assister à un rétrécissement général du crédit, un credit crunch. Les banques, prisonnières de leurs pertes, ou par peur tout simplement, vont réduire la voilure du crédit. Le ralentissement économique va suivre, il est déjà évident en France. L’Insee prévoit une croissance négative, en glissement, du 1er janvier au 31 décembre de cette année.

Cela risque de s’aggraver, car la récession actuelle n’est en fait pas (encore) liée à la crise financière, mais à la hausse du prix des matières premières et à la poussée d’inflation qui a suivi. Ce n’est véritablement qu’à partir de l’été que la crise financière a commencé à mordre.

Deux acteurs vont être victimes de la réduction du crédit, les ménages et les entreprises.

Les ménages, surtout du côté du crédit immobilier. Si l’effet de vases communicants se fait rapidement, cela peut être sain, parce que les prix vont baisser, alors qu’ils devenaient extravagants. Mais cela restera ambigu pour les ménages.

Du côté des entreprises, c’est ennuyeux, parce que les fondamentaux étaient bons. Il va falloir suivre avec beaucoup d’attention leurs difficultés de financement, qui vont vite devenir palpables. Elles risquent de casser durablement leur dynamisme. Le credit crunch va frapper un corps sain, et toute la question devient : combien de temps cela va-t-il durer ? Est-ce que ce sera long et durable, comme au Japon, c’est-à-dire plus de dix ans ? Ou est-ce qu’avec les 1 000 milliards de dollars américains et les nationalisations européennes, cela va passer sans trop de casse ? Cette hésitation se traduit dans la valse actuelle des Bourses.

Ce qui me semble certain, c’est que nous sommes partis pour un 2009, sans doute un 2010, en berne, deux années noires qui s’accompagneront de beaucoup de remises en question sur le terrain politique, en France et ailleurs.

Voilà donc cette belle interview de Daniel Cohen par Frédéric Joignot, publiée dans Le Monde du 17 octobre…

A suivre,

pour l’article « For richer » (ou « Main-basse sur l’Amérique ») de Paul R. Krugman, dans le New-York Times, le 20 octobre 2003,

que m’a adressé Rufus Œconomicus

Titus Curiosus, ce 20 octobre 2008

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