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En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (VI)

10juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté  jeudi dernier 5 juillet,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le sixième volet :

 

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le jeudi 3 septembre 2009 dans la rubrique “Cinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages”.

Voici, enfin, la conclusion (VI) de cette « conclusion » (V) de mon petit « feuilleton » de l’été à propos de cette « mine » de merveilles, pour le lecteur tant soit peu curieux et attentif, qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

qu’ayant lu intégralement deux fois (avec prises détaillées de notes), je ne cesse encore de creuser, de fouiller, en tous sens de ses si riches « veines« …

Cette « conclusion » de la « conclusion » portera donc sur l’opus cinématographique possiblement « à venir« , « l’opus nord-coréen« ,

à propos de la « Brève rencontre à Pyongyang » advenue à la « fin août 1958« ,

à Claude Lanzmann, alors reporter journaliste (et membre, coopté sur proposition d’Armand Gatti, « de la première délégation occidentale invitée par la Corée du Nord, cinq ans après la fin de la guerre«  (de Corée), page 285 ; il avait accepté la proposition d’en faire partie « avec enthousiasme parce que _ dit-il, page 286 _ c’était un voyage lointain, parce que je n’avais jamais été en Asie, parce que, après la Corée, nous passerions un mois en Chine« , etc…),

et Kim Kum-sun, infirmière « ravissante » (préposée par qui de droit à Pyongyang à une « cure » d’une semaine de « piqûres intramusculaires, dans le fessier, de vitamines B12 1000 gammas« , prescrite par l’ami médecin, en « son cabinet de la rue de Varenne« , Louis Cournot : « Si, là-bas, tu te sens faible, n’hésite pas ». J’avais emporté avec moi sept ampoules et la prescription médicale. Au bout d’un mois de stakhanovisme nord coréen, et une dizaine de jours avant le départ pour la Chine, je décidai qu’il me fallait me fortifier » ; « on viendrait m’administrer l’injection dans ma chambre« . Et « je fus solennellement averti que l’opération commencerait dès le lendemain, lundi, à huit heures du matin« , page 294…

« On frappa donc, j’étais levé, en pyjama, fenêtre ouverte, il faisait chaud, c’était l’été. J’ouvris donc : ce n’était pas un infirmier, mais une infirmière, ravissante _ donc ! _, en costume traditionnel, les seins bridés mais non abolis par le sarrau, la noire chevelure qui tombait bas en deux nattes, les yeux, bridés aussi, mais de feu, bien qu’elle les tînt baissés. Je m’efface, incrédule, lui faisant signe d’entrer en une sorte de révérence grand siècle« , page 294…

« Derrière elle, Ok _ l’interprète omniprésent de la « délégation«  : « il parlait un français musical et vétuste qui m’enchanta d’emblée« , page 291 _, qui pénètre à son tour ; derrière Ok, un homme à casquette ; derrière l’homme à casquette, un deuxième homme à casquette ; puis un troisième, un quatrième, un cinquième. Ils sont six en tout, tous au centre de ma chambre, prêts à observer sourcilleusement chaque moment, chaque détail de l’action. Je remets à Ok la boîtes aux ampoules magiques et la prescription simplissime de Louis Cournot, qu’il traduit pour la soignante aux yeux baissés » ; etc.., toujours page 294…

« Elle ne dit mot ; sort de sa trousse seringue, aiguille, alcool, lime ; observe dans un rayon de soleil la lente aspiration de la B12 1000 gammas. Je me tiens à son flanc, prêt à faire glisser légèrement mon pantalon de pyjama sur une fesse jusqu’à en découvrir le gras ; mais Ok et les cinq hommes à casquette _ repérés par nous depuis longtemps comme membres du KGB coréen, fantômes silencieux présents dans tous les couloirs de l’hôtel ; et attachés à nos pas partout où nous allions _ ne bougent pas ; ne font pas mine de se retirer ; font cercle autour de nous ; nous surveillent ; me glacent. Je dis à Ok : « Je vous prie de vous retirer ; dites-leur de sortir. En France, on ne se fait pas piquer en public ». Il paraît très ennuyé ; dit quelques mots ; tous reculent, mais d’un mètre, pas plus. J’élève la voix, commence à feindre la colère, à me plaindre de la suspicion dans laquelle on semble me tenir, moi, invité officiel du gouvernement et hôte du Grand Leader. Reflux général, cette fois, mais pas plus loin que le seuil de ma chambre ; ils se tiennent tous dans l’encadrement de ma porte.

Je saisis mon infirmière par le bras et l’entraîne dans un angle mort ; je ne les vois plus ; ils ne me voient pas ; je présente alors ma chair à l’impassible beauté. Son geste est parfait, précis, net, sans brutalité ; je n’éprouve aucune douleur à l’instant où l’aiguille pénètre ; et elle procède à l’injection, d’ordinaire peu agréable, avec toute la lenteur requise, m’évitant l’ombre d’une peine.

Il faut imaginer la scène ; la chambre est spacieuse, la porte ouverte sur le couloir ; on entend les bruits de la vie de l’hôtel ; les casquettes et Ok sont agglutinés en attente, formant un groupe d’intervention compact et frustré ; une souterraine intimité forcée par la transgression même _ le déplacement vers l’angle mort (celui de l’invisibilité) _s’établit entre l’infirmière _ Claude ne connaît pas alors son nom _ et moi sans qu’un seul regard, un seul battement de cils, le moindre signe de connivence aient été échangés.

Mon pantalon _ de pyjama _ rajusté, et tandis qu’elle range ses instruments, je surgis bien en vue au centre de la pièce, et je lance : « Vous pouvez maintenant entrer, messieurs. Ils le font, avec un peu moins d’assurance qu’à leur arrivée. Rendez-vous est pris pour le lendemain à la même heure« , page 295…

« A l’infirmière, je n’ai rien dit d’autre que « Merci, mademoiselle » ; à Ok, qui se rengorge et traduit pour les casquettes : « C’est une grande professionnelle ; nous n’en avons pas beaucoup de pareilles à l’Ouest ! », pages 295-296…

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage que je viens de donner, des pages 295-296, sont un « éblouissement » de récit de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux qu’est Claude Lanzmann

_ qui fut à l’école, d’abord, dès une semaine de printemps 1942, de l’« éblouissant » Monny de Boully, cet « extraordinaire magicien » (page 82) qui« soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers »

(à commencer par le franchissement, pour un Juif étranger _ Juif serbe ! de Belgrade _, de la ligne de démarcation, du côté de Gannat, pour rejoindre, en 1942, donc, depuis Paris, Brioude, en Haute-Loire… : « l’amour seul, l’amour fou qu’il portait à ma mère, lui avait insufflé _ encore un terme important, que ce « souffle«  si puissamment et formidablement inspirant ! ; et cette insufflation… _

lui avait insufflé, donc, la force d’affronter _ encore un terme qui revient à des moments d’importance de ce « Lièvre de Patagonie« _ pareil danger« , page 77)

qui fut à l’école, donc, de ce Monny de Boully, « considéré aujourd’hui comme le Rimbaud serbe«  (a précisé Claude Lanzmann, page 87),

qui fit, « une _ rimbaldienne _ aube de printemps 1942 » (page 77),

qui fit

que,

et cela par le seul pouvoir de sa parole _  « la magnifique éloquence, le brio, la verve de Monny, le génie surréaliste qui structurait sa parole et ses relations avec autrui, sa générosité sans limites avec tous, aussi illimitée que l’amour qu’il portait à ma mère« , page 130 _

qui fit que

la propre mère de Claude, se « présentifia«  _ peut-être, tout bonnement, le mot-clé du livre ! _ enfin à lui, son propre fils, Claude ; qui sans cela, l’aurait, passant à côté d’elle sans jamais la « découvrir«  (et elle demeurant une « ombre«  translucide : sans mystère), probablement complètement méconnue !.. :

« cette mère _ jusqu’alors ! _ des hontes et des craintes« , en effet, se présentifiait à moi tout autre _ que jamais auparavant _, par l’amour que lui vouait _ maintenant et « éternellement » (cf page 83 : « À toi Paulette, à toi seule, et éternellement« , ainsi que Monny « terminait invariablement« , cette semaine-là, ses cartes et ses lettres à son aimée demeurée à Paris…) _ un extraordinaire magicien.

Elle m’apparaissait _ enfin maintenant : alors (en ces « récits«  si « éblouissants«  de vie, page 82, de Monny) et désormais ! _ comme une inconnue _ infiniment et positivement, en l’« estrangement«  infini de sa singularité _ mystérieuse, auprès de laquelle, pendant les neuf années _ de 1925 à 1934 : quand elle déserta, définitivement, le domicile familial des Lanzmann, un matin de 1934, à Vaucresson _ où elle s’évertua à la maternité _ le petit Claude n’avait pas encore neuf ans révolus _ ;

elle m’apparaissait _ maintenant ! _ comme une inconnue  mystérieuse,

auprès de laquelle, pendant les neuf années où elle s’évertua à la maternité,

je serais passé _ sans cette révélation-là, cette « aube«  (puis toute cette semaine-là, du « printemps 1942« , à Brioude) de Monny de Boully _ sans _ rien moins ! que _ la voir ; sans pressentir _ en l’absence de cette première « médiation« -là du « récit« (« amoureux«  : c’est sans doute nécessaire ! cf « Ion«  de Platon…) du poète Monny de Boully _ ; sans pressentir sa richesse ; sans comprendre _ enfin, au-delà des clichés conformistes qui la « cachaient«  jusqu’alors à son fils… ;

à propos de son premier voyage en Algérie, en compagnie du Castor, « au printemps 1954« , Claude Lanzmann confesse encore (mais le processus n’est jamais achevé ; pour personne !..) ceci :

« Il m’a fallu des années pour me déprendre des stéréotypes, me faire _ cela prend forcément du temps… _ au concret et à la complexité du monde« , page 347 ;

le temps d’apprendre (enfin !) la « joie sauvage » de « l’incarnation«  par l’« être vrais ensemble«  (= « avec«  quelques uns et « avec«  quelques lieux aussi : c’est là le fond de mon « regard«  sur cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie« , aux pages 192 et 546)… _

auprès de laquelle je serais passé sans la voir ; sans pressentir sa richesse ;sans comprendre

qui elle était vraiment« , page 82

_ le cas le plus fréquent, entre la plupart des personnes, en restant au statut d’« ombres« , y compris pour elles-mêmes ; et en elles-mêmes, d’ailleurs… _  ;

et qui _ = Claude _ fut à l’école, ensuite, aussi, et au quotidien (tout au long des longs moments passés, toutes ces années d’intenses liens, intenses échanges de récits, intenses conversations et discussions (parfois « serrées »),

_ selon l’excellent principe (pour la qualité de l’intelligence réciproque, tant du parler, que de l’écouter et du se comprendre, ainsi que discuter _ avec fruits) de cette « relation« : le « chacun sa réception« , page 251 _

en toute liberté et égalité, « vraiment » « avec » eux) ;

à l’école, aussi, et de Sartre et du Castor, de véritables « maîtres » du genre (du « récit« ) ! :

cf par exemple, au retour du long voyage (départ « fin mai« , page 286, et retour en septembre) de Corée du Nord et de Chine de Claude, en septembre 1958 :

« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides de me revoir, avides de récits« , page 343…

Sartre tout comme le Castor étant des boulimiques de récits !

cf, pour rappel, l’épisode quasi comique des « récits rapportés«   (« quand elle et moi nous retrouvions pour la nuit dans notre chambre _ à l’ Hôtel la Ponche, lors du séjour de vacances d’avant-printemps, en 1953, à Saint-Tropez _ elle me racontait par le menu tout ce que je venais _ déjà _ d’entendre, en direct, d’un restaurant contigu à l’autre, sur le port, où ils avaient dîné séparément, page 251…

Ainsi, le Castor, par exemple, page 278, « étaitelle habitée par la croyance compulsive que la narration des faits _ ceux d’une journée, d’un dîner, d’une semaine _ était toujours à tout moment possible« . En conséquence de quoi, de son point de vue, « il convenait _ et c’est alors un euphémisme _ de tout se dire, de tout se raconter_ même _ tout de suite, dans une précipitation _ voilà, pour Claude alors, le hic _presque haletante _ une affaire de rythme, de « scansion » bâclés : donc inappropriés…_ ; comme si se taire, ou vouloir parler à son heure _ à soi ; ou à celle, du moins, que réclamait le détail lui-même, complexe, du « sujet«  du récit… _, renvoyait _ carrément ! _ au néant ce qui n’était pas rapporté sur le champ. »

Alors que Claude, quant à lui : « j’avais besoin d’installer entre nous mon propre temps afin de pouvoir _ « vraiment« _ lui parler ; ce à quoi je tenais plus que tout _ et d’être « vraiment » entendu (= « vraiment«  compris) d’elle (et pas « à la va-vite«  !) ; car il arrivait au Castor d’être « si pressée d’aller au point suivant (de ce « rapport inaugural et quasi militaire d’activités« , toujours page 278, « rapport » « qu’elle attendait«  qu’il lui fût fait, page 279) ; qu’à la lettre elle n’entendait _ même _ pas ce qu’on lui disait alors ; ou mélangeait tout« , page 278.

« Au début« , à l’ouverture de telles « rencontres«  de ce type, « j’étais incapable de l’exposé à la course et à froid qu’elle attendait«  ; et il fallait, au cours de ces repas, « le vin« , pour « apparier » enfin, peu à peu, « nos temporalités« , page 278 ; alors seulement,« la merveilleuse capacité d’écoute dont j’ai parlé _ de Simone : « l’écoute la tranfigurait ; son visage se faisait humanité pure« , page 270 _ se donnait libre carrière« , page 279… :

toute émission, comme toute intelligence, de « récit«  comporte ainsi ses conditions ! ;

je voudrais citer, aussi, un exemple plus ambigu, cette fois, de la « force entraînante«  du brio (ou « fièvre« , pages 353 et 362) du récit par la parole,

celui de Frantz Fanon (au chapitre XV du « Lièvre de Patagonie« ) :

« mais la rencontre qui m’ébranla, me bouleversa, me subjugua, eut sur ma vie des conséquences profondes

_ pas moins de quatre expressions verbales puissantes ! ce fut concernant la « focalisation«  de Claude sur « le conflit israélo-arabe«  (avec, deux ans durant, le chantier d’un énorme _ « mille pages« , page 407 _ numéro spécial, portant ce titre, des « Temps modernes« , qui « parut le 5 juin 1967, premier jour de la guerre« , page 406, des Six-jours… ; et « dont il se vendit plus de cinquante mille exemplaires« …) _,

fut celle de Frantz Fanon« , page 351 ;

« Fanon parlait _ « ce premier après-midi passé avec » lui «  à El Menzah, un faubourg de Tunis, dans un appartement où il vivait avec sa femme et son fils« , page 352 _avec un lyrisme encore inconnu de moi ; déjà tellement traversé par la mort _ « il était atteint d’une leucémie qu’il savait mortelle et souffrait énormément« , page 352 _ que cela conférait à toutes ses paroles une force à la fois prophétique et testamentaire« , page 353 ; d’autant plus qu’il parlait « d’une voix confidentielle et sans réplique« , page 353 : « les hommes, là-basdisait-il :les combattants de l’ALN, dans le maquis _ avaient entrepris de lire la « Critique de la raison dialectique » (de Sartre). Ce n’était pas vrai du tout, on le verra plus loin _ sur le terrain même, à Ghardimaou : « je compris aussi que l’étude _ sic _ de la « Critique de la raison dialectique » par ces guerriers se résumait à une conférence que Fanon était venu leur faire« , notera-t-il, en effet, page 360 _ ; mais dans cette chambre de El Menzah, la fiévreuse parole _ voilà _ de Fanon ne permettait pas de mettre en doute l’existence de paysans-guerriers-philosophes… Et il parlait avec la même conviction et la même puissance d’entraînement _ dangereuse _, de l’Afrique tout entière, du continent africain, de l’unité africaine, de la fraternité africaine« , page 353… « Dans l’appartement d’El Menzah, (…) on ne pouvait que _ sans alternative _ céder au pouvoir d’entraînement _ rhétorique _ de sa parole ; que souscrire à cette utopie ; à pareil idéal ! Je sais que lorsque je suis revenu à Paris, j’étais littéralement transporté _ voilà _ par cet homme qui me semblait _ sans assez de marge de recul critique _ le détenteur du vrai ; et du vrai comme secret _ de certains seuls initiés.

J’ai raconté tout cela à Sartre ; et je l’ai fait dans des termes tels qu’il a éprouvé le désir de connaître Fanon ; ce qui chez lui était rare« , page 354. « J’ai facilement convaincu Sartre de voir Fanon : et c’est moi qui ai organisé leur rencontre à Rome dans l’été 1961. (…) Quelque chose d’impensable et de jamais vu est alors advenu : Sartre qui écrivait le matin et l’après-midi quelles que soient les circonstances et le climat (il écrivait à Gao, au Mali, par cinquante degrés), qui ne transigeait jamais sur son temps de travail _ il n’y avait aucune dérogation possible ; aucune justification possible à la dérogation _, s’est arrêté de travailler pendant trois jours pour écouter Fanon. Simone de Beauvoir aussi. Ils ont éprouvé exactement _ à Rome _ la même chose que moi à El Menzah.

Fanon donnait à ceux qui l’écoutaient un sentiment d’urgence absolue : parce qu’il était littéralement habité par la mort (la leucémie le vainquit six mois plus tard), il y avait chez lui une fièvre du récit _ voilà ! _ ; ses paroles incendiaient _ ces expressions, page 362, de Claude Lanzmann sont fortes. C’était en même temps un homme tendre, d’une délicatesse, d’une fraternité contagieuses. Il s’est mis à parler de la révolution algérienne et de l’Afrique comme il l’avait fait avec moi et dans les mêmes termes. Je ne le répéterai pas. Il était entraînant, convaincant ; on ne pouvait pas _ dangereusement _ lui faire d’objections ; toute objection face à lui  _ même de la part d’un homme à l’« intelligence sans réplique« , pourtant, comme un Sartre ! _, devenait une petite objection. On ne peut objecter à _ ni discuter avec _ la transe d’un poète » _ voilà !

Je donne ici aussi la conclusion assez éclairante sur les positions de Claude Lanzman à l’égard des effets de certains « récits«  par le moyen de la parole (plus que l’écriture : avec le poids du timbre même de la voix ; et de ses inflexions ; conclusion qui suit tout ce raisonnement à propos de la dangerosité de la force de la parole de la « transe poétique » de Frantz Fanon, page 362, à rebours d’une « vraie«  « présentification« , cette fois :

« Nous savons aujourd’hui que l’Afrique réelle n’a pas été l’Afrique rêvée _ seulement, hélas ! _ par Fanon ; et qu’elle n’a pas du tout évité nos Moyen-Âge. La réalité africaine, c’est le Rwanda, le génocide des Tutsis ; c’est le Congo, le Liberia, le Sierra Leone, le Darfour ; j’en passe. L’horreur _ de bien dangereux « rêveurs » activistes…_ semble là-bas gagner de proche en proche, y compris en Algérie. » Avec cette dernière remarque-ci, sur l’Algérie et les Algériens :

« Les Français étaient peut-être _ même et aussi _ constitutifs de l’identité _ l’expression mérite qu’on s’y arrête un minimum _ des Algériens. Même s’ils luttaient contre la France. Une fois les Français partis, ils se sont trouvés _ ces Algériens-là _complètement bancals à l’intérieur d’eux-mêmes. Bancals, boiteux » _ et mutilants (et mutilés), surtout, en ce qui devint vite une « guerre civile« , page 361 : à méditer…

Claude Lanzmann semblant manifester toujours un peu plus que de la « réserve« avec tout désir d’« en finir«  tout à fait, ou à jamais, avec les positions d’extériorité (les réduire ! les détruire !), en matière d’« identité«  des personnes. Cela valant, en effet, aussi, et d’abord, sans doute même, pour sa propre « position« , voire « posture«  (et pas « identité« ) de Français juif :

« Je m’éprouve si solidement Français, oserais-je dire, qu’Israël n’a jamais été un problème pour moi« , page 237 ; et « ma rencontre avec Israël _ l’été 1952 _ me dévoilait d’un même mouvement irréductiblement Français _ du fait de l’« ancienne francité » de sa famille (« mon père est né à Paris le 14 juillet 1900 ; ma famille est en France depuis la fin du XIXème siècle« , page 237) ainsi que « par la langue, l’éducation, la culture, etc…« , page 238 ; « et Français de hasard, pas du tout « de souche » », page 238 encore : du fait que « ces Juifs de Lituanie, de Bulgarie, d’Allemagne ou de Tchécoslovaquie, que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam _ rencontrés alors en Israël, en 1952 _, me renvoyaient à la contingence de mon appartenance nationale _ structurellement accidentelle. J’aurais pu _ certes _ naître, comme eux, à Berlin, à Prague ou à Vilna ; ma naissance parisienne n’était _ ainsi _ qu’un accident géographique« , page 238 toujours

Si bien que « j’étais _ tout à la fois, par cette « position« , ou « posture«  : riche, complexe… _ dedans et dehors en France ; dedans et dehors en Israël, qui me fut d’emblée _ tout à la fois, aussi ; et richement !_ étranger et fraternel« , page 239…

Avec cette double conséquence, à la fois sur un plan « existentiel«  (de personne) et « poïétique » (d’« auteur » _ et singulièrement, à partir de la décennie des années 70, d’« œuvres«  de  films de cinéma), pages 243-244 :

« Une chose est certaine : la posture de témoin _ voilà ! qui regarde et qui parle : ni aveugle, ni muet ! _ qui a été la mienne dès mon premier voyage en Israël _ en 1952, donc _, et n’a cessé de se confirmer et de s’engrosser _ un mot qui, lui aussi, revient à plusieurs reprises _ au fil du temps et des œuvres _ un point assez déterminant ! on le voit… _ requérait _ oui ! _ que je sois _ et me tienne _ à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat _ d’« auteur » !.. _ m’avait été assigné« 

D’où la double réticence de Claude Lanzmann, me semble-t-il du moins,

réticence d’une part, aux « diastases de l’assimilation« , « à l’œuvre« , notamment, chez ses grand-parents paternels adorés, devenant de plus en plus, plutôt qu’Itzhak et Anna Lanzmann, « Monsieur Léon » et « Madame Léon«  (voire « leurs « Alsaciens » ! ») pour les bons « Normands«  de ce pays d’Alençon, page 106, une fois qu’ils se fûrent, en 1934, « retirés » au hameau de Groutel, à la lisière des départements de la Sarthe et de l’Orne : l’expression « diastases de l’assimilation«  se trouve page 92 ; et elle est renforcée, page 105, par cette autre, également parlante : « l’assimilation est aussi une destruction, un triomphe de l’oubli«  ; soit peut-être un trop lourd prix à payer pour gagner sa « survie » ;

et d’autre part réticence à une « installation » (ou « intégration« , le mot est prononcé page 243) de Claude Lanzmann en Israël : lors de son séjour là-bas, en 1952, « dès qu’il me vit, Ben Gourion n’y alla pas par quatre chemins : il me toucha au sternum d’un doigt roide de reproche et me dit : « Alors, qu’attendez-vous ? Nous avons besoin d’hommes comme vous, ici » ; « Ben Gourion était d’un charisme évident ; on lui résistait mal ; pourtant, je balbutiai, à son déplaisir, que j’avais besoin de voir le pays et d’y réfléchir ; il eût préféré de l’emportement« , page 237 ;

de même, pages 242-243, face aux invitations (et chausse-trapes des « tourniquets identitaires« ) de Zushy Posner, de « se mettre à l’étude«  du judaïsme, toujours lors du premier voyage en Israël de Claude, en 1952 :

« Je ne l’ai pas fait, en effet. Je ne pouvais pas le faire. Ce n’était pas par paresse, bien plutôt un choix originel« , dit Claude Lanzmann, page 243, « un acte de conscience non thétique qui engageait _ grandement rien moins que _ mon existence entière. Je n’aurais jamais réalisé _ de 1971 à 1973 _ « Pourquoi Israël » ou _ à partir de 1988 ; et le film est sorti en 1994 _ « Tsahal« , si j’avais choisi de vivre là-bas ; si j’avais appris l’hébreu ; si je m’étais mis à « l’étude » ; en un mot si l’intégration avait été mon but. De même , je n’aurais jamais pu consacrer douze années de ma vie _ de 1973 à 1985_ à « ‘Shoah«  si j’avais été moi-même déporté.

Ce sont là des mystères ; ce n’en sont peut-être pas. Il n’y a pas de création véritable sans opacité _ ou « estrangement«  (pages 419 et 440 : « autre nom de l’éloignement« )… _ ; le créateur n’a pas à être transparent à soi-même«  _ sans la moindre extériorité à soi en soi-même, en quelque sorte ; cf là-dessus « Le complément de sujet«  de Vincent Descombes, dont le sous-titre est : « enquête sur le fait d’agir de soi-même« .

D’où le choix sans cesse « confirmé« , « au fil du temps et des œuvres«  (page 244 _ l’expression est cruciale ! _), de Claude Lanzmann pour la « posture de témoin« , page 243, tout « à la fois dedans et dehors« , et à jamais ainsi, en quelque sorte ;

« comme si un inflexible mandat _ celui d’« auteur«  de ses divers films _ m’avait été assigné« , page 244…

Et afin de conjurer encore et encore, par ces œuvres, l’attentat de tous ceux « s’en prenant« , jusque  par les armes, pour l’annuler, au « scandale absolu de l’altérité« , page 44…

D’où encore cette réponse _ c’est elle qui clôt la méditation sur les emberlificotements dans les « tourniquets de l’identité » et la réponse de la préférence lanzmannienne pour « la posture de témoin« , au final du chapitre XI, page 244 _ à la question, en forme d’« interpellation » légèrement énervée, à la « première«  américaine, « au Festival de New-York, le 7 octobre 1973″, de « Pourquoi Israël« , de la part d’« une journaliste américaine, juive peut-être » :

« Mais enfin, monsieur, quelle est votre patrie ? Est-ce la France ? Est-ce Israël ? »


« Avec vivacité et sans prendre le temps d’aucune réflexion,

je répondis, et cela éclaire peut-être le mystère _ « l’estrangement« , l’ »éloignement« de la « posture de témoin«  _ dont je viens de parler :

« Madame, ma patrie, c’est mon film » », page 244.

L’artiste est aussi, pour une petite partie, au moins

(celle du « génie » auquel il accepte de « se livrer«  et selon lequel il « vagabonde » :

ma vie, en 1952-53, « avait sûrement à vagabonder, à emprunter des traverses qui formeraient plus tard sa cohérence et concouraient _ « travail » patient et constructif des « œuvres », surtout, aidant _ à d’autres accomplissements » que ceux alors inaboutis ; d’autant que « j’étais un homme des mûrissements lents ; je n’avais pas peur de l’écoulement du temps ; quelque chose m’assurait _ déjà alors, ces années-là _ que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa seconde moitié« , page 218) ;

l’artiste est aussi, donc,

« fils de ses œuvres » ;

et son nom (propre), au singulier, commence toujours un peu où finissent les noms (communs) de pas mal d’autres, comme aurait rétorqué Voltaire (à qui le faisait méchamment bastonner)…

Fin de l’incise sur la question de l’« identité«  ;

et retour au « récit » de la « brève rencontre » de Pyongyang, « à la fin août 1958«  _

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage cité de la première piqûre par Kim, le lundi, aux pages 294 à 296,

sont un « éblouissement » de « récit » de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant si riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux, prenant son temps, qu’est Claude Lanzmann ;

je reprends, ici, le fil et l’élan de ma présentation du « récit«  de la séquence de la« semaine«  de la « brève rencontre«  à Pyongyang de Claude et de Kim, à la « fin août 1958« 

Et cela pour ne rien dire,

au sein du « récit«  de cette « semaine«  de très ponctuelles « piqûres« , avec en arrière-fond, la présence de l’interprète Ok et de « quatre » « casquettes » désormais(« Tout se répéta identiquement le jour suivant« , le mardi, donc ; « à un détail près : les casquettes cette fois n’étaient pas cinq, mais quatre. Et je n’eus pas besoin de leur demander de se retirer ; d’eux-mêmes ils ne dépassèrent pas le seuil » de la chambre d’hôtel, page 296), et,

passées rien que les 26 lignes suivantes de la page 296,

pour ne rien dire, donc, du récit singulier de la « folle journée » _ au rythme endiablé du « Mariage de Figaro«  de Beaumarchais ; ainsi que des « Noces de Figaro » de Da Ponte et Mozart ! Quelle fête !!! _ 

baptisée ainsi, et rétrospectivement (après le chapitre du retour en Chine, et à Pyongyang aussi (« quatre jours« ), en septembre 2004 : le chapitre XIV), au début du chapitre XV, au retour à Paris, page 343 :

« Je n’étais plus le même : la folle journée _ voilà ! le dimanche, avec la séance particulièrement mouvementée de canotage (« le sport national des Coréens« , page 299) sur le fleuve Taedong-gang _ avec Kim Kum-sun m’avait modifié en profondeur ;

et c’est seulement dans l’atelier de la rue Schœlcher _ celui de la vie commune avec le Castor ; laquelle alors se trouvait, pour ces vacances d’été 1958, avec Sartre en Italie (« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides«  et « de me revoir«  ; et « de récits« , page 343)… _ que j’en prenais pleinement conscience.

A Capri, le Castor se tourmentait, trouvant peu convaincants les motifs que j’inventais pour différer mon départ. (…) Parvenu enfin _ un peu plus tard _ à Capri, je donnai le change, plutôt mal que bien ; je racontai tout, la Chine, la Corée ; mais passai sous silence Kim Kum-sun. Nous explorâmes tous les trois _ Sartre, le Castor et Claude _ la côte amalfitaine jusqu’à Ravello, poussant même jusqu’à Paestum, coulant de très heureuses journées«  de tourisme accompli…)

Et cela pour ne rien dire, ici,

du récit si singulier de cette « folle journée« , donc,

du dimanche de l’ultime piqûre de cette « cure » de B12 1000 gammas (afin de « se fortifier« ).

« Rien ne se produisit comme je l’escomptais« , page 296.

Mais j’en laisse tout le plaisir de la découverte _ splendide ! _ sur les pages papier (296 à 310, donc) du livre ! 


Et je reviens à mon objet principal : « le projet » cinématographique de « monstration » à l’image filmique _ et pas seulement de « récit » écrit sur la page de papier… de la part de Claude Lanzmann _ de cette « brève rencontre » de Pyongyang, en 1958…

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis


_ à partir de 1970-71, avec son film « Pourquoi Israël«  : un film dont il aurait, in fine, le contrôle (nonobstant les chausse-trapes disposées à plaisir par les successives productrices) en quelque sorte intégral ; et le final cut ; pas comme pour ses « expériences«  à la télévision

pour les magazines de Daisy de Galard, « Dim Dam Dom » (« j’interrogeai des actrices, des sportifs, des chanteurs : les célébrités du temps«  ; « mais je regrettais de ne pas assumer moi-même la totalité des opérations qui concourent à la naissance d’une œuvre filmée« , page 411) ;

ou d’Olivier Todd, « Panorama« , un reportage « fouillé«  sur la « guerre d’usure« , « dès 1968, à peine un an après l’établissement d’Israël sur toute la longueur du canal de Suez«  : « les batteries égyptiennes de la rive opposée ouvrirent le feu sur les maozim(bunkers) israéliens édifiés à la hâte, tous les dix ou vingt kilomètres, pour protéger les unités qui stationnaient là. C’était le début de ce qu’on appela plus tard « la guerre d’usure », qui allait se poursuivre pendant près de deux années ; et se révéla incroyablement meurtrière« , page 408 :

« ma décision de faire un jour du cinéma _ indique alors Claude Lanzmann, page 410 _  est sûrement liée à la réalisation de ce film«  ;

ajoutant immédiatement : « J’aurais souhaité, revenu à Paris, en assurer moi-même la construction et le montage ; mais ce ne sont pas les mœurs pressées _ voilà ! _ de la télévision : je sus qu’il eût été _ ce film de reportage, sur le front du Canal de Suez, comme en Israël, au sein des familles des soldats _ encore plus réussi si je l’avais dirigé dans toutes ses phases, du début à la fin« , page 410 : c’est ainsi que l’« expérience« , ici celle d‘ »auteur«  de cinéma, se forme : en surmontant les obstacles, épreuve après épreuve…)… _ ;

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis, donc,

ne sachant pas encore _ = toujours pas _ à ce jour, de 2009, à quoi s’en tenir _ au bout du bout du compte ! _ quant à cette « réalisation » cinématographique « possible » (ou pas ! à Pyongyang !),

hésitant, dans la même page (la page 341), et à quatre phrases de distance, entre les deux (voire trois) formulations

que voici :

1) ou bien : « ma « brève rencontre » ne sera sans doute jamais portée au cinéma«  ;

2) ou bien : « il n’est pas encore tout à fait impossible que je m’attaque un jour à l’écriture d’un scénario _ afin de le « tourner » bel et bien, ensuite… _ à partir de cette histoire vraie« 

Ajoutant aussitôt, encore (et pour s’en tenir là !), en un mode et un temps encore assez « problématiques« ,

3) cette troisième « éventualité » :

« Mais, quittant Pyongyang et ce que je venais de vivre pendant ces quatre journées _ ce mois de septembre 2004 _,

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste _ deux expressions véritablement capitales !!! _ me commandaient autre chose,

de très fou en vérité,

qui eût _ voici le mode et le temps « problématiques«  _, réussi _ et pas « raté » !.. : c’est le « possible » concurrent ! _, fait exploser, voler en éclat _ et c’est bien là ce qui continue de « tenter« , et même « sacrément« , Claude Lanzmann ! _ la classique dichotomie

_ il n’apprécie décidément toujours rien de ce qui est « académique » (cf « je ne voyais pas embrasser, après cette longue parenthèse d’aventure et de guerre, un cursus académique« , page 150 ; c’était en 1946 ;

et « je n’aurais pas de casier judiciaire ; je pourrais me présenter à tous les concours  _ de la fonction publique. Cela, au bout du compte ne s’avéra pas utile : mon existence se jouerait _ voilà ! _ autrement«  ; toujours ces mêmes années d’après-guerre ; et page 164)_

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste me commandaient autre chose, de très fou en vérité, qui eût, réussi, fait exploser, voler en éclat

la classique dichotomie, donc,

documentaire/fiction :

j’aurais réalisé un film documentaire sur la Corée du Nord aujourd’hui,

en donnant à voir, de la façon la plus saisissante _ le point est important ! _, tout ce que j’ai narré plus haut _ aux pages 331 à 340 du chapitre XIV _ sur la ville _ de Pyongyang _, le vide _ des espaces : de voitures ; de personnes (« larges avenues vides de véhicules et même de piétons« , page 332 ; « la circulation en ville est d’une irréelle fluidité ; Pyongyang est la cité du « comme si » », du faire-semblant, page 337) _, la monumentalisation _ »les maîtres de la Corée du Nord avaient, en cinquante ans, réussi le tour de force de faire de leur capitale une ville monumentale et vide. Pyongyang était propre, sans taudis ni bidonvilles ; mais les vivants y passaient comme des ombres« , page 338 _, la mobilisation permanente _ de tous et chacun sans exception, et pas seulement de l’armée et de la police : « la guerre de Corée a duré cinquante ans ; et dure encore. Le pays tout entier est corseté dans une mobilisation forcenée ; véritable forcerie sans laquelle tout s’effondrerait« , page 336 _, le tabac et l’essoufflement généralisé, la faim, la terreur _ omniprésente, elle aussi, du régime totalitaire _, la suspension _ tant collective qu’individuelle (distinction qui, ici, n’a même pas de sens) : « totalitaire«  ! _ du temps pendant cinquante ans ;

montrant _ ainsi _ que _ en ce pays, de Corée du Nord ; en cette ville, de Pyongyang ; et entre les deux séjours et regards (de « témoin«  hyper-attentif et sur-actif) de Claude : 1958 et 2004 _

tout a changé ; rien n’a changé ; tout a empiré.

Et,

sur des plans du Pyongyang contemporain,

une voix off,

la mienne aujourd’hui,

sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution _ de cinéma de quelque sorte que ce soit _,

eût raconté _ même mode, même temps : avec son débit, ses inflexions, et son timbre (de « voix« )… _, comme je l’ai fait _ par le « récit » devenu écrit, lui (une fois « dicté«  : à Juliette Simont et Sarah Streliski, page 13), en phrases déployées, alignées, en caractères d’imprimerie, noir sur blanc (sans le support de la voix, ni d’images _mouvantes, qui plus est…) sur la page de papier du livre _ dans le chapitre précédent _ le chapitre XIII, aux pages 290 à 310 _,

eût raconté

la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et Kim Kum-sun.

Il s’agirait
_ en un tel « documentaire » de bien peu de « fiction » : de la confrontation du récit parlé « mémoriel«  (à propos de ce qui advint en 1958) au simplement « visuel«  des images filmées aujourd’hui de la ville… _ d’un très minutieux et sensible travail _ certes_ sur l’image et la parole,

le silence et les mots _ les trous, les vides, les « noirs«  (ou les « blancs ») y ont beaucoup d’importance : je vais y revenir ! _,

leur distribution _ et « scansion«  ou « rythme« ... _ dans le film,

les points d’insertion _ cruciaux ! et selon toute une déontologie essentielle ! sans gratuité ! _ du récit du passé _ de 1958 _ dans la présence _ à l’image, au moment du tournage, plus de cinquante ans plus tard, désormais _ de la ville ;

discordance et concordance

qui culmineraient _ toujours au conditionnel du « non réalisé«  encore ! à l’heure de l’écriture (ou dictée) de ce « Lièvre de Patagonie » lui-même (à Juliette Simont et Sarah Streliski)… _ en une temporalité unique _ tel quelque ruban de Mœbius _,

où la parole se dévoile _ au subjonctif _ comme image _ « imageante » en son déploiement par la voix… _ et l’image comme parole » _ énonçant et égrenant, à sa façon, large, bien du sens, riche et complexe, « détaillé » par le regard du « spectateur » suffisamment actif, attentif, perspicace (« saisissant«  !), face à l’écran… _, pages 341-342…

Ce projet est passionnant ! et livre énormément de ce que je nommerai « la poïétique cinématographique » de Claude Lanzmann…


Titus Curiosus, ce 3 septembre 2009

Ce mardi 10 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (V)

09juil

En hommage à Claude Lanzmann
(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté jeudi 5 juillet dernier,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le cinquième volet :

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le samedi 29 août 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages”.

En conclusion (V) de « mon » petit « feuilleton de l’été » :

lire et relire cet immense livre, inrésumable, et heureusement !,  qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

je voudrais mettre un peu en évidence l’ »art du temps« 

_ sinon sa « maîtrise«  (« j’ai été maître du temps », vaudrait-il mieux dire, plutôt que « j’ai été LE maître du temps« , page 234, à propos des douze ans de la réalisation en forme de « course d’obstacles«  de « Shoah«  ) : si tant est que celle-ci, la « maîtrise« , soit jamais, étant de l’ordre, oxymorique (comme tout ce qui est « le principal » !), de ce que Georges Bataille appelle « l’impouvoir«  !.. _

l’ »art du temps » auquel a peu à peu « appris » à « se former » Claude Lanzmann,

tant pour « exister » lui-même _ d’abord « survivre«  (pendant la guerre et la résistance), et puis s’épanouir _ en tant qu’individu vivant, « survivant« , et en tant que personne,

que pour « réaliser« , opus après opus, son œuvre _ inachevé à ce jour : à poursuivre ! _ d’ »auteur » :

faut-il désespérer, en effet, de le voir « s’attaquer » _ page 329 _  bientôt, ou jamais,

à un nouvel opus (cinématographique !)

a priori  _ une nouvelle fois ! _ « impossible« 

_ « je ne cessais pas de penser avec entêtement à ce film impossible« , se dit-il à chaque minute des quatre jours de son nouveau séjour, après celui de six semaines d’été, en 1958,  à Pyongyang (Corée du Nord) en septembre 2004 : page 338 _ ;

mais qu’il « esquisse » cependant, bel et bien _ et c’est passionnant ! _ au final, superbe, de son chapitre XIV, aux pages 329 à 342 :

« On m’avait tellement dit _ de la « brève rencontre » (ou la « folle journée » ! ) avec Kim-Kum-sung, de « fin août 1958«  à Pyongyang _ : « Quel film ce serait ! « 

que j’y avais réfléchi,

me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction,

je m’attaquerais _ voilà ! _ à ce pan de mon histoire personnelle

_ = cette « brève rencontre« , page 326 :

« j’avais vu autrefois un film anglais de David Lean intitulé « Brief encounter« (« Brève rencontre« ), avec Trevord Howard et Celia Johnson ; et je ne pensais jamais à Kim sans l’évoquer.

Étonnamment, je revis ce film avec Sartre dans une salle d’art et d’essai, à Montparnasse je crois, et nous sortîmes tous deux en pleurs. Nous étions aussi  fleur bleue l’un que l’autre« , page 326 ;

ou cette « folle journée« , page 343 :

« Jamais septembre parisien ne fut plus glorieux que celui qui suivit mon retour d’Asie _ cette fin d’été 1958. J’aurais dû quitter la ville à peine revenu : le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides de me revoir, avides de récits. Il avait été convenu que nous prolongerions en Italie les vacances jusqu’au début octobre. Mais je ne pouvais pas partir ; quelque chose me retenait ; j’avais besoin d’être seul, de flâner à ma guise dans Paris, de jouir des forces que je sentais neuves en moi et d’une liberté encore inconnue.

Je n’étais plus le même ;

la folle journée

_ voilà donc l’expression : à la Beaumarchais et à la Mozart ! cette fois ! Au passage, je m’étonne un peu que jamais le nom de Mozart, ni celui du prince des lièvres, « Leporello«  (en son « Don Giovanni« ), ne vienne à la bouche,ni, même _ « Madamina !.. » , dans le chant (pour l’ »air du catalogue »), de Claude Lanzmann !.. _

la folle journée, donc,

avec Kim Kum-sun m’avait modifié en profondeur ;

et c’est seulement dans l’atelier de la rue Schœlcher _ celui de Simone de Beauvoir _ que j’en prenais pleinement conscience. A Capri, le Castor s’impatientait…« , page 343 ;

la folle journée, je poursuis,

avec la très belle infirmière Kim Kum-sun

(« ravissante »

est le mot qu’emploie rétrospectivement Claude Lanzmann à la première des sept « apparitions« , un « lundi, à huit heures du matin« , dans sa chambre à l’hôtel,« l’hôtel Taedong-gang«  (à Pyongyang),

de l’infirmière,

flanquée de l’interprète, Ok, et de « cinq hommes à casquettes » : « ils sont six en tout, tous au centre de ma chambre, prêts à observer sourcilleusement chaque moment, chaque détail de l’action«  : une « injection » « dans le fessier, de vitamines B12 1000 gammas. C’est mon ami Louis Cournot qui, dans son cabinet de la rue de Varenne, face au Musée Rodin, m’avait prescrit cette cure » ; « j’avais emporté sept ampoules et la prescription médicale« , page 294 ;

et « d’une insolente et insolite beauté« 

est l’expression qu’il emploie, page 296, lors de son ultime « apparition« , le dimanche, cette « folle journée ! « , donc, pour « l’injection ultime » (qui « devait avoir lieu le lendemain, dimanche« ) ; « je me disais que l’infirmière, en l’absence d’Ok

_ l’interprète, en permanence présent, mais requis pour accompagner, ce dimanche-là, le reste de la « délégation » (« la première délégation occidentale invitée par la Corée du Nord, cinq ans après la fin de la guerre » de Corée, page 285…) des visiteurs français à« un pique-nique à la campagne«  auquel Claude avait réussi à se soustraire (« je renonçais au pique-nique : ayant vu trop de gens et trop parlé depuis un mois, j’avais décidé de rester seul ; ce qui serait la meilleure façon de me reposer : il fallait me comprendre…« , page 296) … _,

je me disais que l’infirmière

serait flanquée d’une ou plusieurs casquettes.

Rien ne se produisit comme je l’escomptais. A dix heures pile, on frappe, j’ouvre, nulle casquette, mais elle seule ; elle métamorphosée, méconnaissable ; elle une autre ; vêtue à l’européenne d’une jupe légère et colorée, les seins débridés saillants sous le corsage, nattes escamotées, ramassées en chignon, cheveux bouclés sur le front, la bouche rouge très maquillée, d’une insolente et insolite beauté« , donc :page 296)

« On m’avait tellement dit « Quel film ce serait ! » que j’y avais réfléchi, me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction, je m’attaquerais à ce pan de mon histoire personnelle

_ = la « brève rencontre« , chacun des sept jours d’une semaine de fin du mois d’août, pour une piqûre intramusculaire de vitamine B 12 1000 gammas,

et surtout « la folle journée« , le dernier jour, le  dimanche,

de, et avec, la très belle infirmière Kim Kum-sun à Pyongyang,

à la place d’« un pique-nique à la campagne, passe-temps favori des Coréens« , qui avait été « prévu pour la délégation«  française en visite on ne peut plus officielle en Corée du Nord, alors, et pour rien moins que six copieuses semaines :

« notre venue était clairement un événement, voulu et regardé comme tel« , page 291 ; et « le programme du voyage en Corée

_ dont  deux rencontres avec Kim Il-sung, « le Grand Leader » (« avec qui nous dînâmes deux fois en sacrifiant au cérémonial des réceptions d’État« , page 292) _

était intéressant, effrayant quelquefois, fatigant, éreintant même. Visites de deux ou trois usines par jour, plusieurs exposés, discours d’accueil, discours d’adieux, échange de cadeaux«  ; « il m’arrivait de prendre la parole trois fois par jour« , page 292 ;

« à la fin août 1958« , page 310 _

me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction,

je m’attaquerais _ plus de cinquante ans plus tard, à ce jour, par conséquent ! et cinématographiquement, surtout ! _  à ce pan de mon histoire personnelle,

entrelacée à la grande Histoire« , page 329 ;

un entrelacs présent, c’est à noter, dans tout l’œuvre (cinématographique) lanzmannien ! _ ;

mais « pan«  qu’il est difficile, dit aussi Claude Lanzmann, de seulement « résumer«  :

« Il m’arriva de raconter _ déjà par les mots _ à des amis ma brève rencontre _ sans guillemets ici _ avec Kim ;

mais cela _ déjà, avant le passage même au medium du film de cinéma… _ n’était possible

et n’avait du sens

_ voilà ! à l’heure du « il faut tout faire vite«  ;

cf là-dessus les travaux percutants de Paul Virilio ; par exemple le tout récent « Le Futurisme de l’instant _ stop-eject«  _

que si j’avais la possibilité de la raconter longuement ;

cela ne se résume pas« , page 326

_ sur la « manie » des « résumés«  (des gens « pressés« ), cf Montaigne, « Essais« ; Livre III, 8 : « tout abrégé d’un bon livre est un sot abrégé«  _ ;

tout en précisant _ page 330 _ et cette fois à propos du « passage » au récit proprement cinématographique ! :

« Je n’étais pas sûr

ni d’être capable de mettre en scène ce qu’impliquait un tel passage _ cinématographique : là était le défi !.. _ à la fiction _ cinématographique, donc ! soit un défi à la puissance 2 !! _,

ni, plus profondément

_ mais cela n’est pas neuf : cf les précédents « sas » de doute : et au moment de se lancer, ou pas, dans l’entreprise de « Pourquoi Israël« , lors du voyage à Jérusalem, en novembre 1970 (et avant la rencontre d’Angelika Schrobsdorff) ; et au moment de se lancer, ou pas, dans l’entreprise de « Shoah« , lors de la « pascalienne » « nuit de feu« parisienne de Claude Lanzmann, « au début de l’année 1973 » :

il faut aussi du courage pour se lancer dans l’ »opaque« = un peu plus que le « vertige » à surmonter de la (déjà un peu reconnue)  mallarméenne « page blanche«  ; pouvant, en sa « dépression« , mener, même

 _ cf, en ce « Lièvre de Patagonie« , l’épisode, quand Claude Lanzmann était « au plus mal » (page 231), en 1977, du « flirt avec la mort » (page 234) de la « presque noyade » à Césarée, aux pages 231 à 234 _,

pouvant, au plus « bas«  de sa « dépression« , mener, même, à un suicide

_ tel que celui, fictif, lui, du personnage (cézannien) de l’artiste-peintre Claude Lantier dans « L’Œuvre » de Zola : très intéressant roman sur les crises de la poiesis ; et qui fut la malencontreuse cause de la fâcherie, irréversible et non fictive, elle, des deux « grands amis d’enfance«  aixois qu’étaient Émile Zola et Paul Cézanne … _

il faut aussi du courage pour se lancer dans l’ »opaque« , donc

_ et « il n’y a pas de création véritable sans opacité ; le créateur n’a pas à être transparent à lui-même« , page 243 _

pour se lancer dans l’ »opaque« 

de telles audacieuses « aventures » de « création » du « génie » ;

et tout particulièrement eu égard aux moyens assez considérables, financièrement parlant, pour commencer (ou poursuivre)

_ et Claude Lanzmann n’a jamais manqué, chaque fois, d’« en baver«  passablement avec les divers producteurs (et productrices ; et autres divers financeurs de par le monde… _,

que nécessite la-dite « production » de cinéma !..

« Je n’étais pas sûr ni d’être capable de mettre en scène ce qu’impliquait un tel passage à la fiction, donc,


ni, plus profondément

de le vouloir » ;

tant il y faut d’« élan« 

et d’ »allant » : de la « jeunesse » du « bondissement » ;

ainsi que d’ »amplitude de souffle » ;

dans l’engagement de départ

comme dans  la persévérance de l’effort requis pour de telles œuvres cinématographiques :

« amplitude de souffle » absolument indispensable à l’ »auteur« -créateur

face à la complexité, somme toute, « intriquée« 

_ et « il m’a fallu des années pour« , non seulement « me déprendre des stéréotypes« , mais surtout « me faire au concret et à la complexité du monde« , page 347… :

c’est cette « complexité  du monde« -là que le « miracle«  de l’œuvre (ou « chef-d’œuvre«  !)

du « vrai«  « auteur«  (les chemins pour y parvenir étant eux-mêmes complexes, longs, tortueux, semés d’embuches, à côté de leur formidable joie !)

que le « miracle«  de l’œuvre, donc,

doit lumineusement faire ressentir et comprendre, en la (relative) désintrication de pas mal de ses fils,

à tous ceux qui, en toute loyauté, vont, pleinement et en toute confiance, il vaut mieux, y livrer leur propre sensibilité (ou aesthesis) de spectateurs ouverts et de bonne foi ! _,

face à la complexité, somme toute, « intriquée« , donc,

de ce « réel » à donner à « vraiment » « ressentir« ,

dans la clarté de l’intrication-désintrication de ses divers éléments, par nous autres spectateurs ;

même si, d’autre part page 338 _ :

« Kim Kum-sun _ la sidérante infirmière _ était gravée dans ma mémoire ;

et je ne cessais pas de penser avec entêtement à ce film impossible _ voilà la formule décisive ! _ ;

que la faim, le dégoût de la nourriture _ servie à Pyongyang _ semblaient rendre plus impraticable encore« ,

en ce séjour « nord-coréen«  de quatre petits jours seulement, à Pyongyang, en « septembre 2004« , à partir de Pékin (page 327) _  :

« quel film ce serait !  » que ce « film nord-coréen« , à tourner par Claude Lanzmann à Pyongyang !..


Mais « il y avait, dans ma propre « brève rencontre » »

_ d’il y avait, ce mois de septembre 2004-là, lors de cet improbable « retour à Pyongyang« , depuis Pékin (« dès mon arrivée à Pékin, je m’informai sur les possibilités _ ou incompossibilités ! _ d’entrer en Corée du Nord« , page 330),

quarante-six ans d’écoulés depuis cette si improbable semaine elle-même, d’un lundi à un dimanche, « à la fin août 1958 » (avec l’acmé de sa dernière « folle journée«  !) :

« je décidai qu’il me fallait en avoir le cœur net,

prendre la mesure des changements survenus depuis 1958 _ voilà !

étant donné que « permanence et défiguration des lieux sont la scansion du temps de nos vies« ,

a noté _ et combien, de fait, est-ce capital ! _, page 169, Claude Lanzmann ;

c’était, là, à propos des métamorphoses successives du « coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain«  : le café « Royal« 

, à la fin des années quarante, se produisit (« quatre regards s’échangèrent en un éclair« , page 170) le second coup-de-foudre de sa sœur Évelyne et de Deleuze (« nul n’aurait pu alors imaginer que le « Royal » ne serait pas éternel« , page 169),

le café « Royal« , donc,

ayant, et depuis longtemps, disparu :

remplacé par le Drugstore Saint-Germain« , d’abord ;

auquel lui-même,« mort tout à la fois de sa belle mort et des bombes de la terreur« , quelques années plus tard encore,

« a succédé une boutique du roi de la fringue transalpine, avec un restaurant chic et cher au premier étage« , page 169… ;

et Claude Lanzmann ayant commenté, page 169 toujours, cette « permanence et défiguration des lieux«  et « scansion du temps de nos vies«  :

« Je l’ai vérifié autrement , dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus confronté aux paysages _ d’abord muets _ de l’extermination _ industrielle : des chambres à gaz… _ en Pologne.


Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration

_ le mot employé, « défiguration« , est le même que celui qui clôt le terrible chapitre premier,

à propos du « visage« , non « défiguré« , justement, après la « décapitation« , de « l’égorgé«  :

« le visage de l’égorgé

_ maintenant contemplable, sur la « minable vidéo d’amateur tournée par les tueurs eux-mêmes » (en ces « images atroces des mises à mort d’otages perpétrées sous la loi islamique en Irak ou en Afghanistan« , page 27) _ ;

« le visage de l’égorgé

et celui du vivant qu’il était _ encore l’instant précédent _

se ressemblent irréellement. C’est le même visage ; et c’est à peine croyable«  _ pour nous qui osons le regarder _ ;

tant « la sauvagerie de cette mise à mort était _ en effet _ telle qu’elle semblait ne pouvoir se sceller _ objectivement _ que d’une radicale défiguration » :

mais non advenue ! le « visage«  de l’assassiné « demeurant«  : « c’est le même visage« , nonobstant le meurtre ! non défiguré !) _

Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration, donc,

et la permanence furent alors _ en ces moments du tournage en Pologne, cette fois ; toujours page 169 _ pour moi un bouleversement inouï, une véritable déflagration, la source de tout« , page 169 donc :

d’où le prix, tel celui du sang, de la parole, indispensable !, de « témoignage«  de ceux qui « se souvenaient« , en une formidable (« hallucinée et précise« , tout à la fois) « reviviscence«  absolument « vraie«  ! _ ;

Et Claude Lanzmann d’ajouter superbement,

en commentaire, page 170, de ce souvenir toujours irradiant de feu le café Royal et de sa sœur Évelyne (y rencontrant à nouveau Deleuze) ; Évelyne disparue, elle, le 18 novembre 1966 (« les novembre ne me valent rien » depuis, dit Claude, page 189) :

« Vivants, nous ne reconnaissons plus _ du fait d’abord des très puissantes forces de l’oubli _ les lieux de nos vies ;

et éprouvons _ si l’on se met, a contrario, si peu que ce soit, à y réfléchir _ que nous ne sommes plus les contemporains de notre propre présent. Je ne partage pas avec beaucoup le savoir que le « Royal » a existé«  ;

continuant, immédiatement à la suite, après une simple virgule :

« et je pense toujours, dans l’admiration et le scepticisme absolu _ tout à la fois !_ à la plaque mémorielle appliquée à la façade du 1, quai aux Fleurs, immeuble où vécut Vladimir Jankélévitch ;et où j’ai habité moi-même quelque temps. On peut y lire cette pensée du philosophe, extraite d’un de ses livres _ « L’Irréversible et la nostalgie« , page 275 de l’édition originale, aux Éditions Flammarion, de 1983 _, que j’appris aussitôt par cœur tant elle m’émouvait et que je me récite souvent la nuit ; ou quand il m’arrive de passer quai aux Fleurs :

« Celui qui a été

ne peut plus désormais ne pas avoir été.
Désormais, le fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu

est son viatique pour l’éternité »« ,

toujours page 170 : « viatique«  oxymorique : d’où la sublime conjonction de « l’admiration et le scepticisme absolu« 

Fin de l’incise sur la si décisive « permanence et défiguration des lieux » comme constituant « la scansion du temps de nos vies«  ;

et retour sur l’« essai de repérage« , quatre jours à Pyongyang, en septembre 2004,

pour le « projet«  et le « désir«  même de film « nord-coréen » de Claude Lanzmann,

pour surmonter la part de « défiguration » de « la scansion du temps de nos vies« ,

et possible medium, non seulement en ce bref « repérage« , mais aussi en sa « réalisation«  en suivant,

cet éventuel film,

pour ré-accéder, par une « reviviscence« , à la « permanence » de la « joie » magnifique d’alors, à Pyongyang, déjà, « à la fin août 1958« , éprouvée ;

« viatique pour l’éternité« , donc :

pas seulement, alors et ainsi, au regard de soi-même (ayant vécu, ineffaçablement ! par le fait ! cela de « passé«  et de « non oublié« …) ;

mais aussi possiblement offert,

par le medium effectif de l’œuvre, cette fois… _ et ici l’œuvre de cinéma (encore à ce jour à « réaliser » !) _ quand elle aura enfin été « réalisée » !.. ;

possiblement offert, donc, à la sensibilité (ou aesthesis) de quelques autres, pouvant ainsi,

par les émotions « vraies » qu’ils éprouveront alors (comme « homines spectatores » actifs _ = « en acte« , pas seulement « en puissance« … ; et pas seulement passifs _, pour reprendre l’expression de Marie-José Mondzain, en son « Homo spectator« ),

pouvant ainsi, en partie au moins, « le«  partager !

partager un peu de cette rare-là « joie«  « vraie » (de « fin août 1958 » ; à Pyonyang) !

Puisque tel est le « miraculeux«  pouvoir de « présentification«  (page 82) d’une œuvre (ou « chef-d’œuvre« ) « vrai(e) » !

« je décidai _ de passage à Pékin (pour y présenter « Shoah«  à « des cinéphiles chinois« , page 326), ce mois de septembre 2004 _ qu’il me fallait en avoir le cœur net,

prendre la mesure des changements survenus _ à Pyongyang _ depuis 1958,

espérant que ce retour

_ tenté ! en forme accélérée, de quatre jours seulement (et, cette fois encore, régime oblige, bien difficile !), de « pré-repérage« , en quelque sorte…) _

vers ce lointain passé _ et c’est ici bien davantage qu’une métonymie ! _

m’aiderait à prendre la bonne décision en ce qui concernait mon désir de film« , page 330 _,

« il y avait, dans ma propre « brève rencontre » _ de 1958 _, donc,

tant de « scènes qui pouvaient être d’une grande puissance proprement cinématographique«  _ dit Claude Lanzmann, page 329 _ que « la perspective d’avoir à tourner de pareilles séquences » non seulement « ne m’effrayait pas« , mais« m’excitait _ et même suprêmement ! _ au contraire«  _ page 330 ;

je vais, bien sûr, moi-même y revenir, ici-même ! _

A Pyongyang, donc,

en cette Corée du Nord qui « a arrêté le temps

_ on lit bien !, page 335 : en tant qu’État ; que « régime« … ;

les « régimes totalitaires«  ont d’étranges lubies ;

à milles lieues _ quant à ce qu’ils s’« autorisent«  à décider, mortellement, des vies mêmes !.. _, du « régime poiétique«  du « présent«  de « présentification« 

_ cf la merveilleuse expression employée, page 82, à propos du « génie poétique » (et du « brio » et de la « verve«  : « la magnifique éloquence, le brio, la verve de Monny, le génie surréaliste qui structurait sa parole et ses relations avec autrui, sa générosité sans limites avec nous, aussi illimitée que l’amour qu’il portait à ma mère« , page 130) de Monny de Boully ! _,

à milles lieues du « régime poiétique«  du « présent«  de « présentification« 

lui, de la création artistique… _

A Pyongyang, donc, je reprends l’élan de ma phrase

en cette Corée du Nord qui « a arrêté le temps 

deux fois au moins :

en 1955, à la fin de la guerre ;

et en 1994, à la mort de Kim Il-sung, le Grand Leader.

Kim Il-sung n’est pas mort, ne peut pas l’être ; il est présent _ lui… _ pour l’éternité » !

C’est de ce nouveau travail cinématographique-là, qui défie, à l’état de « projet » et de « désir« , en balance encore, et attend, pour le passage à sa « réalisation » en œuvre effective de film de cinéma, Claude Lanzmann,

à Pyongyang, en Corée du Nord,

telle une nouvelle « face Nord«  _ de quelque nouvel Eiger, Mönch, ou Jungfrau… _,

ou telles quelques nouvelles « aiguilles de Chamonix«  :

un peu plus, toutefois, que de « hauts rochers d’apprentissage obligé pour tous les futurs grimpeurs », formule de la page 387, appliquée aux « parois des Gaillands« ,cependant :

le temps _ long : mais peut-on faire autrement, afin d’« apprendre«  et ensuite de « faire« , mais « vraiment«  ?.. _

le temps de l’ »apprentissage« , ou du « faire ses classes« 

_ l’expression « faire ses classes«  est présente page 272 :

« on _ dans l’équipe du « groupe de presse » de Pierre et Hélène Lazareff, dès le début des années 50 _ m’avait proposé de faire des reportages difficiles sur des faits divers criminels; et j’avais à plusieurs reprises accepté. Cela m’amusait, m’intéressait ; j’ai beaucoup appris : à questionner, à ruser, à prendre des risques ; je faisais mes classes ; apprentissage

_ tel que celui de la pêche, auprès du « directeur d’école républicain » de Saint-Chély-d’Apcher, Marcel Galtier : « il m’instruisait de tout, et d’abord de la pêche à la mouche dans les étroites et serpentines rivières à truite des hauts plateaux de l’Aubrac« , page 67 _;

celui de la chasse, auprès de son ex-beau-père René Dupuis : « outre les leçons de billard, dont je n’ai rien retenu, je lui dois les bonheurs de l’attente et de l’imminence, posté « ventre au bois » sur une sente gelée et verglacée, guettant le déboulé d’une harde de sangliers, m’enchantant du langage infini, précis et poétique de la chasse  _ ne jamais tirer sur une laie « suitée de marcassins en livrée » _ ;

je lui dois _ aussi _ mes premières descentes en rappel à plus de quarante ans et le passage de l’alpinisme livresque, dans lequel, on l’a vu _ en compagnie du Castor, dans les Alpes bernoises et valaisanes _ j’excellais, à la lutte réelle _ cette fois _ contre le vide, contre la tétanisation des muscles au moment de franchir, dans les parois des Gaillands _ hauts rochers d’apprentissage obligé pour les futurs grimpeurs _, des difficultés, considérables pour moi, de degré 5 ou 6« , pages 386-387 ;

apprentissage complété par Claude Jaccoux, « qui fut président du Syndicat national des guides de haute montagne« , avec lequel « je me confrontai à de rudes classiques, certaines pour débutants, comme l’arête des Cosmique, d’autres plus sévères comme la Tour ronde ou encore Midi-Plan, cataloguée comme « AD », assez difficile, course exténuante de neige, de glace et de roc, avec franchissement de barrières de séracs qu’il nous fallait dévaler, talons plantés, sans nous autoriser un seul arrêt pour réfléchir ou reprendre souffle, car le soleil déjà haut dans le ciel dardait droit sur les blocs de glace qui, déstabilisés, s’effondraient derrière nous dans un fracas de bombardement, nous contraignant à la fuite en avant _ toute une école ! _, page 388 ;

celui du théâtre, auprès de son épouse Judith Magre, le « changeant« , à force d’accroissement de la « sensibilité«  au « plus infinitésimal écart dans un mouvement du corps, dans la hauteur d’un timbre » qui « prenait«  alors « pour moi une importance démesurée« , le « changeant« , donc, « tout à la fois à«  son « insu et au comble de la lucidité, en guetteur implacable et émerveillé« , page 385  ;

ou auprès de maîtres d’école, tel, « à l’école communale de Mâle« , « aux environs de Nogent-le Rotrou« , l’instituteur M. Étournay : « la séparation d’avec M. Étournay fut déchirante ; il dit à mon père sur un ton de reproche : « Vous m’enlevez mon meilleur élève » », page 102 ;

de lycée, aussi, tel, qui « enseignait la littérature en lettres supérieures«  à Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, Jean Perus : « c’était un professeur magnifique ; et je n’ai jamais oublié la moue dédaigneuse de ses lèvres lorsqu’il récusait d’une seule phrase une de nos interprétations. Il me guérit à jamais du comparatisme _ réducteur des singularités _ le jour où, ayant à commenter à voix haute devant lui et mes condisciples un passage de Rabelais, j’évoquai stupidement Bergson que j’avais à peine lu. Le dédain de sa célèbre moue me fit carrément dégoût : « Mon petit, Rabelais ne connaissait pas Bergson »« , page 37  ;

et je ne re-passerai pas en revue, l’ayant fait dans un précédent article, tous ses professeurs de philosophie, au premier rang desquels se détache cependant le magnifique Ferdinand Alquié, ami de Monny de Boully, « qui avait participé avec lui aux grandes batailles du Surréalisme ; et occupait alors à Louis-le-Grand la chaire de philosophie pour les classes préparatoires à l’École normale« , page 131 :

« Alquié«  qui « s’était efforcé de dompter son accent languedocien _ de Carcassonne _ mais l’avait gardé en inventant une combinatoire unique du geste et de la parole : il articulait chaque mot, chaque syllabe, déconstruisant ses phrases pour mieux se faire comprendre ; mais reliant, réunissant les savoureux cailloux épars de l’occitan par un extraordinaire jeu des bras et des mains avec des arrondis de bailadora sévillane, ou d’anguleuses poussées des coudes, à la façon des danseuses princières d’Asie du Sud-Est« , page 141 ; « je l’adorais, nous l’adorions : major de l’agrégation en 1931, il était petit, fort mince, toujours élégant, avec d’immenses yeux très noirs aux lourdes paupières bistrées ; et nous étions tous conscients de notre chance d’avoir, à vingt ans, un tel maître : impeccable historien de la philosophie, philosophe lui-même, dédaigneux des modes, des brigues ou intrigues ; et qui, nous instruisant sérieusement avec une totale absence d’esprit de sérieux, nous enseignait du même coup à penser librement et à ne pas plier«  ; quel portrait ! et quel hommage !

« J’aimais aussi sa femme, une belle Normande blonde et plantureuse, bien plus grande que lui, pleine d’esprit ; et je me plaisais parfois à imaginer mon professeur englouti, lui aussi tourterelle, dans l’étreinte des beaux bras blancs de Denise » ; page 142 _ il se trouve que j’ai connu Ferdinand Alquié, à Carcassonne, au mariage de notre ami Jean -Yves David, dont j’étais le « témoin«  ; Ferdinand Alquié (grand ami de Henri Tort-Nouguès, professeur de philosophie et carcassonnais, lui aussi : le père de la mariée) ; Ferdinand Alquié, donc, étant le « témoin«  de la mariée, notre amie Sylvie… ;

et je ne redirai rien de tout ce que Claude Lanzmann a pu apprendre au quotidien, et de Sartre, et du Castor _ « avec leur sérieux si touchant« , page 248 ; en même temps que (même si la remarque n’est qu’à propos de Sartre, et d’après le témoignage, tout premier, de Jean Cau, en 1946) « la simplicité de Sartre, son abord fraternel, sa totale absence d’esprit de sérieux« , page 150 _ ;

sinon, emblématiquement, ceci, et c’est à propos des voyages de Claude « avec eux« , et de son « apprentissage« , par eux deux, « du regard et du monde«  : « J’apprenais à voir _ en échangeant par la parole avec eux _ par leurs yeux _ voilà (de l’image à la parole et vice versa) le va-et-vient véritablement formateur ! y compris cinématographiquement !.., nous le verrons,  d’un véritable « apprentissage«  du « regarder-écouter«  « vraiment«  !.. _ ; et je puis dire qu’ils m’ont formé ; mais cela n’allait pas sans réciprocité : nous avions des discussions serrées et intenses _ voilà ! _ ; l’admiration que je vouais à l’un et à l’autre, n’empêchaient pas qu’elles fussent égalitaires«  ; par là et ainsi, très concrètement, sur le tas, en ces voyages « ensemble », partagés, donc, « ils m’ont donné à penser, je leur donnais à penser » _ toute une pédagogie non didacticienne ! _, page 251 ;

ni ne redirai rien, non plus, de ce que ce Claude Lanzmann a pu apprendre du merveilleux Gershom Sholem, ami très proche d’Angelika (et témoin des « épousailles juives«  d’Angelika et de Claude « lorsque le rabbin Gotthold«  les « unit à Jérusalem, sous la houppa, à la fin d’un jour d’octobre encore très chaud« , en 1974), page 421 : « J’aimai Scholem lui-même dès le premier dîner auquel, avec sa femme Fania, il nous avait conviés, Angelika et moi. Ce grand savant était dépourvu de cuistrerie, généreux de science à la condition d’être persuadé de l’authentique intérêt de son interlocuteur ; il était pionnier, défricheur, curieux de tout ; penseur, philosophe, polémiste, libre dans ses propos et d’une drôlerie souveraine. Je l’aimais aussi pour son visage, son grand nez puissant, ses yeux bleux clairs où demeurait une lueur d’enfance« , page 421… ;

ni, non plus, encore, de ce que je viens de relever, un peu plus haut, de ce que Claude a pu apprendre du « génie poétique » _ « le génie surréaliste qui l’habitait, son français d’une richesse admirable«  (page 79) _, de la « verve » et du « brio » ; de la « liberté« , de la « générosité » et du « non-conformisme » du nouveau compagnon, depuis 1939 ou 40, de sa mère, l‘ »extraordinaire magicien » (page 82), Monny de Boully ; le « Rimbaud serbe«  !.. Car immédiatement, grâce à ce sublime « génie poétique » de Monny, entre Paulette et lui, puis les enfants Lanzmann : « outre l’amour, le ciment de cette miraculeuse entente était l’intelligence, la liberté, l’accord de tous pour placer au dessus de tout ces vertus cardinales ; le refus des tabous dans les conduites et les paroles« , page 130 : quelle leçon de liberté !…

« je faisais mes classes ; apprentissage

qui me fut rendu au centuple quand je réalisai « Shoah« , que l’on peut regarder, à maints égards _ et tout spécialement de l’« instruction » des « témoignages«  _, comme une investigation criminelle« _

« faire ses classes  » (d’ »auteur« )

_ cf par exemple à la page 427 ; et d’abord à propos de « Pourquoi Israël« , à un moment de son montage, en 1972, lors d’« une projection de travail« , « qui avait emballé _ sinon la productrice ! du moins _ les quelques personnes invitées«  ; celles -ci « justifiaient leurs applaudissements par une catégorie de pensée nouvelle pour moi« , se souvient ici Claude Lanzmann : « C’est un film d’auteur, c’est un film d’auteur ! «  ; soit la première prise de conscience d’une « vraie » singularité sienne (d’« auteur« , donc) en train de naître

puis, à la page 520, cette reconnaissance, beaucoup plus large et de poids, d’« auteur«  et d’une « œuvre« , en une « réconciliatrice nuit du 4 août« , à un important colloque organisé à Oxford en septembre 1985, pour une cruciale projection « polonaise« (et internationale) de « Shoah » (la présentation du film à Washington n’eut lieu que le mois suivant, le 23 octobre ; alors que la toute « première«  à Paris, au Théâtre de l’Empire, avait eu lieu au mois d’avril précédent) :

_ « la puissance invitante (en) était un institut d’études judéo-polonaises et son journal, « Polin », organisme pionnier composé de deux solides sections, l’une à Oxford, l’autre en Pologne même. Celle-ci semblait avoir fait l’union autour de « Shoah » et abandonné les anciennes querelles _ déchaînées dès le lendemain même de la première projection du film à Paris, au mois d’avril, donc. Car parmi les invités de poids se trouvaient des membres du Parti communiste, des hommes de Jaruzelski, mais aussi les journalistes et écrivains catholiques les plus réputés de Pologne, comme Jerzy Turowicz, rédacteur en chef du « Tugodnik Powszechny » de Cracovie, le Pr Jozef Gierowski, recteur de l’université Jagellon, de Cracovie aussi. Le plus étonnant dans cette réconciliatrice nuit du 4 août, c’est que participaient également les intellectuels de la dissidence polonaise, ceux qui avaient décidé de fuir leur pays quand Gomulka avait déclenché la grande crise d’antisémitisme officiel, comme le philosophe Leszek Kolakowski et le Pr Peter Pulzer« , précisent les pages 519-520 _

à Oxford, donc, en septembre 1985 : « la discussion _ suivant la projection (intégrale, est-il besoin de le préciser !), la veille, de « Shoah« _ qui dura en vérité plus de sept heures, commença par un mea culpa unanime, tous les participants s’excusant envers moi de l’attaque vicieuse et officielle qui avait été menée contre « Shoah » en Pologne _ à la sortie parisienne (et française), seulement, du film _ ; et continuait d’ailleurs à l’être _ sur pareille lancée… Même s’ils avaient des critiques à formuler contre le film, ils tombèrent tous d’accord pour déclarer qu’il s’agissait d’une œuvre d’art, obéissant à ses propres lois ; et non pas du tout d’un reportage sur la façon dont les Polonais avaient été les plus proches témoins de l’extermination de leurs concitoyens juifs.

Il faut se référer aux nombreux et substantiels articles qui parurent le lendemain du colloque d’Oxford, un peu partout : aux États-Unis, en Angleterre, en Israël, en Pologne même ; par exemple celui de Timothy Garton Ash qui occupait vingt pages de la « New-York Review of Books » ; de Neal Ascherson dans « The Observer » ; ou d’Abraham Brumberg dans « The New Republic ». Tous étaient un salut à « Shoah«  et à la façon dont mon savoir historique et le travail préalable qui y avait conduit, avaient littéralement mis en déroute ceux qui, au début _ à la sortie française du film, en avril ; et ses suites, depuis… _, prétendaient se présenter comme les plus acharnés de mes adversaires, auxquels j’avais montré _ par le film lui-même, d’abord, comme dans les échanges substantiellement nourris de ce colloque _ que leurs poches étaient vides et leurs munitions creuses.

Un certain nombre, comme le philosophe Leszek Kolakowski, m’écrivirent après la projection pour me dire que leur éblouissement l’emportait largement sur leurs objections ; et que si « Shoah«  ne disait pas tout _ certes _, il submergeait _ en effet _par sa puissance de suggestion et son originalité, dévoilant la vérité _ son objectif unique ! _ comme cela n’avait jamais été fait« , pages 520-521 _,

le temps de l’« apprentissage« , donc,

_ « conscient que j’aurais à grandir, à vieillir« , se dit-il, page 249, à propos de sa difficulté ancienne, en 1953, à « tout de suite écrire _ comme le lui conseillait alors Sartre à propos de sa découverte d’Israël, le semestre précédent, d’août à novembre 1952 _ , changer en un livre la matière de sa vie ; ce qui est souvent le défaut des professionnels de la littérature » ;

« en un livre«  ou en quelque autre œuvre, en quelque autre medium, que ce soit : pour lui, Claude, ce sera, in fine, en un certain mode de film de cinéma : nous allons y venir… _,

le temps de l’« apprentissage« 

ou du « faire ses classes » (d’« auteur« ), donc,

je reprends le fil de ma phrase plus haut, avant l’incise sur la reconnaissance d’un « auteur » et d’une « œuvre« , parfaitement singuliers,

finissant par passer… ; au tournant de la décennie 70 :

quand « une fille de milliardaire«  (« C. W.« , qui « s’était proclamée productrice de cinéma« , « depuis qu’elle avait vu ce que j’avais tourné sur le canal de Suez« 

_ pour le magazine de télévision d’Olivier Todd, « Panorama » : « ma décision de faire un jour du cinéma est sûrement liée à la réalisation de ce film » « tourné pour « Panorama », combinant les interviews des hommes sur le canal avec ceux des mères, des épouses, des enfants, à l’arrière« , est-il précisément indiqué, page 410 _

quand « une fille de milliardaire« , donc,

« me bombardait de messages comminatoires pour que je passe à l’acte«  ;

mais « j’avais besoin de réfléchir ; de savoir si j’avais véritablement le désir de ce film _ la même expression exactement (et la même attitude pour l’« éprouver« , dans le « réel« , sur le lieu ad hoc) que pour le « film nord-coréen« , à l’heure du passage à Pékin, en septembre 2004, page 330 : « je décidai qu’il me fallait en avoir le cœur net ; prendre la mesure des changements survenus depuis 1958 ; espérant que mon retour vers ce lointain passé m’aiderait à prendre la bonne décision en ce qui concernait mon désir de film« , donc ! _ ; et également si je me sentais capable de faire du cinéma sans avoir fréquenté aucune école, sans avoir suivi un seul cours«  _ cette inquiétude-là ayant été, en 2004, fort heureusement « dépassée«  ! _, page 412 ;

et ce sera « un coup de foudre violent et partagé«  _ à Jérusalem, page 420 : avec Angelika Schrobsdorff, qui deviendra bientôt, en octobre 1974, sa nouvelle épouse… _ qui fit que « la question de réfléchir à la possibilité _ ou l’incompossibilité _ ne se posa plus : il allait de soi que je le ferais _ les « coups de foudre » n’ayant pas, non plus, étaient avares pour Claude Lanzmann, tout au long de sa vie : à commencer par celui, dans des circonstancs particulièrement peu propices (au pays des « casquettes« partout !) de Kim-Kum-sung, à Pyongyang, en cette « fin août 1958«  Je restai près d’un mois en Israël, parcourant le pays, tantôt seul, tantôt avec elle _ Angelika. Elle me fit faire la découverte sans prix de ses amis, Juifs berlinois, amis de sa mère en vérité, qui la regardaient et la traitaient comme leur propre fille ; l’admirant aussi pour sa beauté et parce qu’elle représentait pour eux l’excellence de la langue allemande, la liberté critique, l’invention et la causticité de l’Allemagne pré-hitlérienne, dont ils avaient gardé l’inguérissable nostalgie » ; etc.., page 420. « Israël, l’Allemagne, les deux années que j’y avais passées, la Shoah, Angelika se nouaient en moi à d’insoupçonnables profondeurs« , page 420, toujours…

En conséquence de quoi, « je repartis pour Paris annoncer à la productrice que j’acceptais de réaliser le film, habité par une idée fixe : revoir Angelika, revenir au plus vite vers elle« , à Jérusalem et en Israël, page 421… C’est ainsi que « l’amour d’une femme a été _ cette première fois-là, en décembre 1970, en quelque sorte… _ le ressort décisif d’une œuvre« , le premier film de cinéma de Claude, « Pourquoi Israël« , page 422.

Puis, dans le courant de l’année 1973,

entre la fin des trois ans déjà bien difficiles de ce premier opus de cinéma, « Pourquoi Israël« 

_ « j’avais demandé un congé sans solde à Pierre Lazareff ; il me l’avait accordé« , page 427 ; et « comme j’étais novice, fou de désir de film et d’Angelika _ les deux, déjà, liés : je continue de penser à l’opus « nord-coréen«  toujours « en balance » de« réalisation« , en 2009… _, j’avais signé le contrat qu’on m’imposait sans en discuter les termes ; j’aurais signé n’importe quoi. Je fus payé au minimum, alors que j’avais trouvé _ sous-pression des diktats successifs de la nouvelle productrice (« intraitable », page 427, qui avait succédé à la décidément trop « amatrice«  (à un point « caricatural« , page 422)« fille de milliardaire« , (« C. W.« )… _ une partie de l’argent ; et que j’avais permis au film de s’achever. Par rapport au salaire _ de journaliste pour le groupe de presse de Pierre et Hélène Lazareff _ qui était auparavant le mien, la régression était considérable. Je terminai « Pourquoi Israël«  dans une très réelle pauvreté qui teintait d’une interrogation anxieuse la joie puissante _ certes ! _ d’avoir réalisé ce film« , pages 427-428 _,


 et les douze ans de « course-relais » qu’allait devenir, avec bien des hauts et des bas

(jusqu’à, même, une presque une noyade, à Césarée, avec « sa magnifique plage au sable dur, longée par un aqueduc romain à travers les arches duquel la mer s’offrait, scintillante et tentatrice« , page 231, l’été 1977…)

le film suivant, le second film de cinéma de Claude, « Shoah« 

_ «  »Shoah » fut une interminable _ et dangereuse, pour sa vie même, on va le voir immédiatement _ course de relais : ceux qui me soutenaient pour un temps, abandonnaient ensuite ; je devais en convaincre d’autres, qui reprenaient le flambeau ; puis d’autres encore ; jusqu’à la fin _ après la fin même, puisque, le film terminé, il n’y avait pas de quoi payer une première copie« , page 234 ;

car, bien « seul à pressentir

_ alors : c’était, donc, l’été « 1977, où seul un miracle _ probablement, eu égard au jeu de probabilité de compatibilité des divers  « compossibles«  _ me sauva la vie _ lors d’une « quasi noyade«  ; au large de Césarée, donc…

C’était une période sombre de mon existence et, ce qui est la même chose, de la réalisation de « Shoah« .

Le film auquel je travaillais depuis presque quatre ans, était en panne : je n’avais plus d’argent pour continuer ;

et les Israéliens

qui, après avoir vu « Pourquoi Israël« , tenu par eux comme le meilleur film jamais réalisé sur leur pays, m’avaient proposé de réaliser un film sur la Shoah, en avaient initié et financé les premières recherches,

venaient de m’annoncer _ patatras ! _ qu’ils ne soutiendraient pas plus avant un travail dont ils ne voyaient pas la fin« , page 229  _

et donc, bien « seul à pressentir

ce que serait cette œuvre _ en si difficile et « opaque« , page 231, « gésine« , page 234… _,

je m’épuisais _ alors _ à tenter de convaincre des bureaucrates ignorants du cinéma autant que de la Shoah _ cela est certes loin de n’exister qu’en Israël ! j’ai ma (petite) expérience des Drac ; et même de la Direction de la Musique (du temps de l’Hôtel Kinski, 53 rue Saint-Dominique)… _ à vouloir leur faire partager, comme si elles étaient claires, des idées encore opaques pour moi-même.

La trame de « Shoah » se dessinait _ peu à peu, cahin-caha, et de bric et de broc…_ en creux ; mais un pareil film est une aventure _ de la poiesis_ qui déborde par essence les limites _ d’écriture comme de chiffrage, sur le papier _ qu’on veut _ soi, d’ailleurs, tout autant que « les autres« _ lui assigner« , page 231… ;

D’où l’incident de la « presque noyade » dans la Méditerranée de Césarée :

« foncer au large, perpendiculairement à la côte, ne pas la longer, a toujours été ma façon de faire _ aller « droit, comme dirait Husserl, à la chose même«  a-t-il aussi précédemment dit, page 139 _ ; et eût été ma devise si la naissance m’avait gratifié d’un blason où la buriner » ;

et quand, après « cinquante brasses » _ mais « vingt déjà eussent été de trop« , page 231 _ « j’entrepris de revenir _ « le soleil était à son zénith, la plage brillante, clairement découpée« , page 231 _ je brassais, il me sembla _ au passé simple, cette fois : c’est l’amorce de la prise de conscience ! _ qu’elle ne se rapprochait pas. Je brassai plus fort, plus fermement ; et basculai dans l’évidence que c’était justement le contraire qui advenait : la plage s’éloignait ! A cet instant de la prise de conscience, tout s’accomplit et se cristallise en un éclair : (…) par-dessus tout, la fatigue. Elle me submerge. Je n’en puis plus, mon pied _ fracturé « un dimanche de printemps » en manquant « une marche biseautée » en me précipitant « dans les escaliers » « de notre immeuble » : « Deborah, la jeune chatte persane d’Angelika » avait sauté, « flèche noire, dans le jardin de notre immeuble parisien« . « Il fallut douze semaines avant qu’on prononçât ma guérison. Et ceci ne fut pas fait à Paris, mais à Jérusalem, par un professeur plein d’expertise, qui me conseilla la natation comme meilleur moyen de réapprendre à marcher et à muscler ma jambe.

Pourquoi Jérusalem ? (…) Parce que Menahem Beghin venait _ le 17 mai 1977 _de gagner les élections et d’accéder _ le 21 juin suivant _ à la charge de Premier ministre. C’étaient les travaillistes battus qui avaient renoncé à me soutenir. (…) Begin ne me déçut en rien ; tout avec lui sa passa comme je l’attendais, comme je l’espérais ; et ma gratitude lui est à jamais acquise. Mais les détails et les modalité de cette nouvelle aide durent être réglés avec ses conseillers, en particulier avec Éliahou Ben Élissar, homme secret et sans émotions (…) Pour l’aide qu’Israël était disposé à m’apporter, je devais m’engager à avoir terminé le film dans les dix-huit mois à venir ; et à ce que sa durée n’excède pas deux heures. C’était si loin de ce que je savais être la réalité que je restai comme assommé ; promis ; et signai _ cette fois-là encore _ tout ce qu’on voulait. La somme qu’on m’allouait me permettrait de poursuivre les recherches, mais pas d’entreprendre le tournage ; j’avais la certitude qu’il me faudrait encore des années _ ce serait huit ans plus tard, en 1985 _ avant de mettre le point final à mon travail ; et que le film serait au moins quatre fois plus long _ au bas mot : plus, même, de huit heures : 9 heures 10 en sa version française… _que ce qu’on m’avait prescrit. En vérité, je vivais ce concours qu’on me consentait comme une condamnation à mort _ comme la corde « soutenant«  son pendu _ du film ; et je me disais, ainsi que je l’avais pensé _ déjà _ plusieurs fois auparavant, qu’il ne servait à rien de m’obstiner ; que je ferais mieux de tout abandonner« , pages 229 à 231.

Aussi voici, maintenant, comment Claude Lanzmann interprète rétrospectivement « aujourd’hui« , page 233, « cet étrange épisode«  de sa « presque noyade » au large de Césarée

_ « l’irruption de la tragédie au grand soleil ; je continue à nager faiblement ; j’avale de l’eau très salée qui m’étouffe » ;

après survient la tentative (rapidement échouée) d’un premier sauveteur (« un grand blond, alerté par Angelika« ,  qui « abandonne presque aussitôt« , page 232) ;

et ceci, ensuite : « Il n’y a plus de plage _ à portée de vue _, plus de soleil ; je suis à moitié aveuglé par le sel ; je m’étouffe souvent ; j’ai cessé de me battre ; il faut mourir. Étrangement je m’apaise ; et j’envisage la mort par asphyxie non pas comme une fin, mais comme un passage, un sale moment, un très sale moment à passer, après lequel je pourrai à nouveau respirer à plein poumons, librement ; à grandes lampées d’air pur ; un détroit, un défilé, le chas d’une aiguille : de l’autre côté, la vie reprendrait _ un analogue de la métempsycose. J’attends donc la mort ; je ne bouge plus ; je ne nage plus ; je flotte sur le dos ; je fais la planche ; je me laisse aller ; je n’ai pas perdu conscience« , pages 232-233 ;


« mais une voix encore, une autre voix, voix claire, accent anglais parfait, m’interpelle brusquement sur mon arrière (…). Je me sentis alors fermement saisi aux aisselles, emporté non pas vers la plage, mais vers la haute mer.

Sa voix impérieuse de professionnel me commanda de l’aider en faisant avec mes jambes le mouvement de la brasse sur le dos. Yossi _ c’était le prénom de mon sauveteur _  nous fit décrire un très grand arc _ de grande amplitude ! _, remontée au large, puis retour vers le rivage, mais beaucoup plus loin, là où les courants traîtres n’existent pas ; là où j’aurais dû nager si j’avais connu Césarée. Il lui fallut presque deux heures pour me tirer jusqu’à la plage. (…)

Étudiant en droit à Tel-Aviv, natif d’un moshaf proche fondé par des Juifs marocains, Yossi Ben Shetttrit, sauveteur professionnel diplômé, était , avec le grand blond, le seul promeneur sur la plage de Césarée ce jour-là ; et le miracle _ voilà : au sein du panel des compossibles les moins probables ; ce n’est qu’une affaire (cf Hume : les « Dialogues sur la religion naturelle«  ; un grand livre ! au sein des écoles sceptiques ; sur lui, lire l’excellent « Le Travail du scepticisme«  de l’ami Frédéric Brahami, aux P.U.F, en mai 2001…) de taux de probabilités… _ est qu’Angelika l’ait rencontré.

Le dimanche précédent, au même endroit exactement, l’ambassadeur d’Angleterre en Israël s’était noyé ; et Yossi, appelé trop tard, n’avait réussi qu’à ramener son cadavre. Six employés de l’hôtel Dan Cesarea avaient _ aussi _ péri là en l’espace de six mois« , page 133 ;

« J’invitai mes deux sauveurs à dîner le lendemain soir ; et je leur manifestai une gratitude que je n’éprouvais pas vraiment«  _ tiens donc !

Car « vivre _ à ce moment présent précis-là, cet été 1977-là _ ne me faisait pas _ pour une fois ; pour un moment _ bondir de joie _ en cette phase dépressive-là de sa vie ; sur laquelle Claude Lanzmann revient par la réflexion rétrospective de ce livre-ci : l’expression est forcément très significative… _ ;

et repensant aujourd’hui _ nous y revoici donc ! après le plaisir de lecture de ce très beau passage (pages 231 à 234) _ à cet étrange épisode,

je me dis _ voici l’explication rétrospective promise, de Claude Lanzmann, page 234, en conclusion de l’« épisode« , donc.. _

que j’avais volontairement flirté avec la mort _ voilà ! _

tant les engagements pris _ cet été 77-là _ envers Ben Élissar et Israël

me semblaient _ réalistement _ impossibles à tenir.

Nous étions en 1977 ; « Shoah«  ne serait terminé que huit ans plus tard ;

et je savais que j’aurais à mentir année après année à ceux qui m’aideraient : Israéliens, Français ; gouvernements ou particuliers ; riches, moins riches, pauvres même.

A me mentir aussi, me mentir à moi-même,

car j’avais besoin d’espoir _ certes _ pour continuer : je me disais « l’année prochaine », comme on dit, dans l’attente messianique, « l’an prochain à Jérusalem » ;

tout en étant parfaitement conscient que je nous racontais des balivernes,

que je serais _ d’autre part encore _ intraitable et n’obéirais qu’à ma loi »

_ ou plutôt à celle que l’œuvre elle-même, en cette étrange, mais aussi impérieuse gestation (ou même « gésine« ), commandait !

Quelques lignes (et cinq phrases) plus loin, Claude Lanzmann le reformule d’ailleurs ainsi :

« Je n’ai cédé à rien ni à personne ;

ma seule règle a été l’exigence interne du film

_ = son « mandat«  interne, en quelque sorte : celui qui parvenait de la foule même des annihilés exterminés « dans le noir complet » et par asphyxie (au Zyklon B), dans le cas de la Shoah industrielle des chambres à gaz ; dont l’annihilation ignominieusement cachée (et/ou refoulée) réclamait hautement la lumière de la « vérité«  des « témoignages« à recueillir, à « accoucher« , à « débusquer«  _ ;

ma seule règle a été l’exigence interne du film ;

ce qu’il me commandait« , toujours page 234…

Et c’est seulement en cela que Claude Lanzmann peut se dire avoir été, alors, et pour ce « mandat« -ci, « maître du temps«  : celui de la manifestation de la « vérité«  !

Claude Lanzmann, se relisant, le précise et le justifie davantage :

« Je me relis :

ces deux dernières phrases sonnent bellement et paisiblement

_ certains y voient même, selon les lunettes qu’ils ont chaussées (cf par exemple, peut-être, la chronique de Pierre Assouline « Claude Lanzmann, le maître du temps« , le 21 août dernier…), la vanité mal placée d’un ego _

aujourd’hui ;

mais je suis le seul à avoir porté ce fardeau d’angoisse ;

seul à savoir ce _ jusqu’à manquer s’en noyer dans les courants contraires de Césarée _ ce que m’ont coûté ces mensonges, serments et fausses promesses.

J’étais comme l’État d’Israël avec ses immigrants.
Combien de fois pendant la gésine
_ c’est-à-dire l’accouchement _ du film, m’est-il arrivé de mesurer avec un incrédule effroi, comme réveillé soudain et rappelé à l’ordre,

que deux années, quatre, sept, neuf, dix années s’étaient déjà enfuies ?

Au bout du compte _ cependant _ et chacun le sait,

je n’ai trahi personne :

« Shoah » existe comme il le devait _ et la Shoah elle-même le « demandait » !..

« Ein brera », c’est encore une formule israélienne pour signifier qu’il n’ y a pas d’autre choix« , toujours page 274…

Entre les trois ans _ 1971- 1973 _ de travail cinématographique de « Pourquoi Israël« 

et les douze ans _ 1973 – 1985 _ de travail cinématographique de « Shoah« , donc,

la « brèche«  avec le passé « journalistique« 

et le premier versant _ en quelque sorte « les classes« , « l’apprentissage« … _ de la vie ainsi que des prémisses (et divers outils à « se mettre dans la main« ) de l’œuvre : à créer, concevoir peu à peu et réaliser, de Claude Lanzmann,

était devenue « incolmatable«  :

« je ne me voyais pas reprendre mon ancien métier de journaliste _ quitté en 1970-71 _ ;

cette période de ma vie était révolue« ,

prend conscience alors, comme de « quelque chose de très fort et même de violent« ,

Claude Lanzmann, page 429 ;

et, sans quitter le terrain du « reportage » (et du « monde« ),

voilà qu’il était ainsi passé, et passionnément, de l’écriture au stylo, sur le papier,

au langage propre _ avec images (de regards, de visages) et parolesscrupuleusement articulées les unes aux autres _ du film,

au cinéma…

C’est, donc, de ce nouveau travail cinématographique-là _ le film « nord-coréen« , à tourner à Pyong-Gyang _, qui le défie et l’attend encore, à ce jour d’août 2009,

telle quelque « nouvelle face nord » à de nouveau et encore, « affronter » et « vaincre« ,

que je voudrais ici même, tracer quelques linéaments ;

car, pour le dire un peu abruptement,

j’ai quelque mal à me résoudre à l’idée, que pour lui, Claude Lanzmann,

« auteur » d’une « œuvre« 

_ cinématographique : de « reportage« 

(lui toujours, comme dans ses « années Lazareff« , « à l’affût du monde« , page 373);

de « reportage » sur la « réalité«   du « monde«  _

j’ai quelque mal à me résoudre à l’idée, que pour lui, Claude Lanzmann,

« auteur » d’une « œuvre » cinématographique

si singulière en cours _ et je vais y revenir ! _,

que pour lui,

comme ce fut le cas, en 1966, pour son beau-père René Dupuis :

« l’alpinisme, pour moi, c’est fini ; je suis trop vieux« 

_ de fait, ici, son équivalent « au-delà du seul défi sportif«  pour lui :

soit l’« opus cinématographique » « nord-coréen«  à tourner à Pyong-Gyang !

cf, sur ce projet

_ « quel film ce serait ! « , page 326 ;

« on m’avait tellement dit : « Quel film ce serait !  » que j’y avais réfléchi,

me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction,

je m’attaquerais à ce pan de mon histoire personnelle, entrelacée _ voilà ! _ à la grande Histoire« , page 329 _

cf, donc, les extraordinaires « repérages«  _ de quatre jours de septembre 2004 _ et « esquisses » de la fin du chapitre XIV de ce « Lièvre de Patagonie« , aux pages 329 à 342 ! _,

j’ai quelque mal, donc, à me résoudre à l’idée, que pour lui, Claude Lanzmann,

« auteur » d’une « œuvre » cinématographique si singulière en cours,

« l’alpinisme » _ ce qui donne, en le transcrivant : le « défi«  cinématographique « nord-coréen«  !.. _,

que pour lui, en 2009,

ce soit « fini ; je suis trop vieux«  :

« sans le guide, je n’y serais jamais arrivé ; il a dû me tirer à plusieurs reprises« , avait dit René Dupuis, de retour d’une Nième « attaque du fameux Peigne, qu’il avait_ pourtant _ vaincu plusieurs fois ; et qui présente des passages extrêmement périlleux. On ne peut les franchir que d’un seul élan, en mobilisant audace et résolution musculaire » ;

renonçant ainsi « à sa passion pour l’alpinisme« 

« Nous fîmes _ certes _ encore, lui et moi, de longues marches jusqu’à des refuges de haute altitude,

mais c’était autre chose« , page 388 :

des « broutilles » de « retraité« 

qui, en fait et en clair, a bel et bien « décroché » des défis du « difficile » !.. sinon de l’ »impossible » !..

Eh bien! je ne peux personnellement pas « me faire« 

à ce que la formidable énergie (d’ »auteur« ), ainsi que le « génie » (cinématographique),

proprement inépuisables, tous deux,

de Claude Lanzmann,

lui qui a toujours, à quatre-vingt-quatre ans aujourd’hui, un appétit grand ouvert pour « cent nouvelles vies« 

_ cf cette expression magnifique de « confiance«  en la vie et le « monde« , page 192 :« je ne suis ni blasé, ni fatigué du monde : cent vies, je le sais, ne me lasseraient pas«  !.. _,

un appétit grand ouvert pour « cent nouvelles vies » aventureuses,

encore et toujours à « mener » et « poursuivre » ;

et pour toujours, encore et encore, « bondir » et « rebondir« ,

_ à l’image, en effet, de cet extraordinaire « lièvre haut sur pattes » qui, un soir, « au crépuscule« , en 1995, avait « bondi comme une flèche » en traversant la route devant lui, « dans le balayement de » ses « phares« , « sur le dernier tronçon de route non asphalté après le village d’El Calafate » ;


et fait,

cet « animal magique » que ce « lièvre patagon« -là,

et fait qu’alors « la Patagonie tout entière » lui (Claude) « transperçait soudain _ à l’imparfait : c’est pour l’éternité ! _ le cœur de la certitude de » leur « commune _ définitive : irréversible et ineffaçable ! cf là-dessus, sur ce qu’est l’éternité, l’irréfractable sublime leçon de Spinoza ! _

lui « transperçait soudain le cœur

de la certitude de«  leur « commune présence« , toujours page 192 ;

à rebours de la « sagesse« , un rien contrite, elle _ ce sont des calculateurs fort prudents,

faisant, tel le renard face aux raisins présentement un peu trop hors de portée (« ils sont trop verts !« ) de la fable, par exemple en la version (« Fables« , III, 11) du merveilleux bonhomme La Fontaine… _ ;

à rebours de la « sagesse« , contrite et prudente, donc (= mélancolique, en fait, elle !), d’un Épicure ou d’un Lucrèce

pour laquelle, il serait vain, in fine

(et avec cette conséquence à tirer, selon eux, qu’il vaut, donc, tellement mieux, pour moins « souffrir« , se résigner sereinement à « partir«  de cette unique vie, mortelle, qu’à souffrir le supplice, plus encore que l’irréalisation, de nouveaux désirs ; à partir du constat impuissant, qu’ils font, eux, qu’on finit, en cette vie, par, déceptivement, « se blaser« , en effet !..) ;

pour laquelle « sagesse«  il serait vain, donc, in fine,

de désirer (et « espérer » avec si peu que ce soit de réalisme !) « renouveler« encore, un peu plus longtemps, l’expérience

de ce qui ne peut, hélas pour nous, qu’objectivement « s’épuiser » en matière de nouveauté (en fait de « renouvellement«  d’expérience, pour nous : à découvrir et vivre, avec « fraîcheur » !..)

dans ce que peut offrir, à cette expérience de « sujet«  à nouveau « découvrant« ,

ou « re-découvrant« ,

la non illimitée, pensent-ils, « nature des choses« 

de ce vieux, finalement, et toujours, fondamentalement, répétitivement

_ là-dessus, relire le « Différence et répétition«  de l’ami  de Claude (« l’amitié ressuscita«   par « la violence de son suicide« , page 171 : le 4 novembre 1995), Gilles Deleuze _

identique à soi,

monde unique :

« nature des choses«  qui finirait, donc, par révéler,

au moins à ce-dit apprenti « sage«  (épicurien) , moins malheureux, lui que de plus « fous » et de plus « vains »,

d’apprendre à consentir _ se faisant, pour son usage, de ce qu’il prend pour « nécessité«  un semblant de « vertu » : « amor fati« … _ à se résigner enfin à la radicale et foncière « monotonie« 

de cette « nature des choses«  !.. _,

Eh bien!

je ne peux personnellement pas « me faire« 

à ce que la formidable énergie (d’ »auteur« ), ainsi que le « génie« , inépuisables, de Claude Lanzmann

renoncent à quoi que ce soit, en matière de « joie bondissante« cinématographique ;

lui, ce Claude Lanzmann qui avait « pensé longtemps » appeler son livre _ ce « Lièvre de Patagonie« , donc _ « La Jeunesse du monde » ;

lui qui nous dit et redit :

« je ne sais pas ce que c’est que vieillir ;

et c’est d’abord ma jeunesse _ permanente, perpétuée _ qui est garante de celle du monde« , encore, en conclusion du livre, page 545…

Car, dès les vacances d’hiver 1952-53, à la petite Scheidegg, et plus encore, à leur séjour à Grindelwald, aux vacances d’été suivantes, avec Simone de Beauvoir,

Claude Lanzmann avait « attrapé« , et pour toujours,

« l’inguérissable virus » du défi à « relever » de la « haute-montagne« 

Il en rend un très vibrant hommage à Simone de Beauvoir

_ nous l’avions déjà nous-même découvert à la lecture, il y a déjà un bon moment, de ses magnifiques volumes de « Mémoires » que sont « Les Mémoires d’une jeune fille rangée« , « La Force de l’âge« , « La Force des choses« , « Tout compte fait« , comme « La cérémonie des adieux » ; ou encore dans ses « Lettres à Nelson Algren » : tous enthousiasmants d’une formidable énergie débridée ! _,

page 257 :

« La haute montagne désormais m’habitait ; et j’en ai, tout le reste de ma vie, rendu grâce au Castor« 

« Nos premières vacances d’été _ après celles d’hiver à la Petite Scheidegg _, furent spectaculaires« , page 254 ;

par exemple : « elle nous mijota (…) une marche de huit heures au moins _ et encore, à la condition d’être surentraîné _, de col en col, toujours en altitude, dans le grand cirque dominant Grindelwald, face à l’imposante barrière alpine qui enchaîne les plus de 4000 mètres, dont le Mönch, l’Eiger et la Jungfrau, déjà évoqués. Le but était un refuge isolé dans un paysage grandiose ; nous nous enthousiasmions de concert et marchâmes d’un bon pas, chaussés d’espadrilles, sans crèmes ni onguents protecteurs pour les lèvres et le visage, le crâne nu. (…) C’était « marche ou crève », les coups de soleil m’enfiévraient autant que le furoncle

_ qui, d’abord « une rougeur que j’avais traitée par le mépris« , au moment du départ, à Paris, puis « un énorme anthrax à trois têtes sur l’omoplate gauche« , mal soigné auparavant (seulement « avec de l’eau bouillie, de la ouate, des compresses« ) quand il avait explosé « vers onze heures du soir avant Tournus, où nous nous arrêtâmes« , s’était « réveillé » ;

« un autre furoncle se forma brutalement aux deux tiers du parcours (de cette marche aventureuse en haute-montagne) et au pire endroit le genou. (…) Nous étions loin de tout ; n’avions pas un médicament ; aucune trousse d’urgence« , page 255 _ ;

j’avançais péniblement, en boitant à chaque pas ; le Castor elle-même rouge pivoine, brûlée et transpirante, allait somnambulique, le regard perdu. Nous fûmes pris par l’obscurité ; nous nous égarâmes ; atteignîmes le refuge vers minuit, où par miracle, de vrais alpinistes helvètes, bien équipés _ eux _ nous prirent en pitié, nous tancèrent, nous fournirent en pommades apaisantes, me gavèrent d’antalgiques et nourrirent le Castor. Je ne mangeai rien ; ma température était proche de quarante ; le terrible abcès malin dont notre calvaire avait peut-être accéléré la maturation, explosa, dans un geyser libérateur. A Milan, un médecin lombard me prescrivit un traitement de choc aux antibiotiques, le seul efficace. J’eus portant une rechute à Mostar, accompagnée de forte fièvre ; fut soigné dans un hôpital de Sarajevo. Après quoi, le grand voyage se déroula calmement : j’étais aguerri ; mon intégration dans la famille sartrienne était accomplie« , pages 254 à 256... _ incontetablement une étape importante dans l’« apprentissage »


« L’été suivant, nous recommençâmes par la Suisse ; mais au lieu de l’Oberland bernois, de la Junfrau et de l’Eiger, ce furent les Alpes valaisannes, Zermatt, le Mont Cervin (Matterhorn), le Mont Rose et les sommets aux noms mythologiques, comme Pollux et Castor si on les décline de gauche à droite, blancs jumeaux qui culminent à plus de 4000 mètres«  _ encore, page 257.

De semblables mésaventures ne manquant pas de se reproduire alors, car si « à quarante cinq ans, Simone de Beauvoir était raisonnable, le Castor était encore plus folle que moi » ; et « c’est le Castor qui l’emporta« , page 261 : « refusant les solutions douces ou paresseuses _ que je préconisais, elle résolut que nous étions assez acclimatés pour entreprendre _ cette fois à nouveau _ une longue course exigeante : montée pédestre de Zermatt au col du Théodule, descente par le téléphérique jusqu’à Breuil-Cervinia en Italie, où nous passerions la nuit, retour le lendemain au Théodule par le même téléphérique. Nous aviserions alors selon l’état de nos forces : soit emprunter la benne suisse pour le retour, soit dévaler à pied le glacier du Théodule, les névés, les rudes pentes d’herbe rase par où l’on plonge dans la vallée, jusqu’aux chemins, interminables pour des muscles fatigués, qui conduisent à Zermatt, lointaine apparition sans cesse évanouie. Le temps promis était « grand beau » ; et le fut en effet. Nous partîmes au lever de soleil, en vrais montagnards, mais en espadrilles, comme l’année précédente, sans avoir rien appris, sans crèmes ni onguents ni couvre-chefs« , pages 262-263…


J’abrège les péripéties qui s’ensuivirent, page 264 :

« A Breuil-Cervinia, je dus aussitôt consulter un médecin, mon corps était gravement brûlé, je tremblais de fièvre ; il fallut me transporter par ambulance à l’hôpital d’Aoste où je fus admis immédiatement. Je souffrais de brûlures du premier et même du deuxième degré. J’y restais trois jours, veillé par un Castor anxieux« , page 264…

« Tant d’images de nos voyages se télescopent dans ma mémoire, sans ordre,

mais toujours comme si le temps _ celui qui est physique et que mesurent les horloges ; et qui est aussi le temps social, très inégalitairement partagé : pas celui de la création, de la poiesis_ était aboli« , page 264…

Mine de rien, nous sommes là au cœur de l’essentiel  de la découverte progressive, lente

_ il lui fallut vraiment ses longues et complexes « expériences«  cinématographiques de la décennie soixante-dix (le reste n’en étant que d’un peu lentes et un peu chaotiques « prémisses« , de bric et de broc, un bon laps de temps, les décennies précédentes) _,

par Claude Lanzmann de sa « vocation » et son « mandat » d’ »auteur » d’un grand œuvre de cinéma

_ et pas seulement « Shoah » ;

même si celui-ci, « Shoah« , est un incomparable « monument » à l’échelle de l’Histoire, selon la si belle formulation de Simone de Beauvoir, dans « les quelques lignes«  (page 271) qu’elle écrivit dans la foulée de sa première vision intégrale du film, en novembre 1984 :

« Je reçus le lendemain un appel du Castor :

« Je ne sais pas, me dit-elle, si je vivrai encore quand ton film sortira ; je veux qu’on sache ce que j’en pensais ; ce que j’en aurais pensé ; ce que j’en pense. J’ai écrit quelques lignes ; je te les envoie. »

C’est la première fois que je parle de cela ; les voici :

« Je tiens le film de Claude Lanzmann pour une grande œuvre ; je dirais même : un authentique chef d’œuvre. Je n’ai jamais rien lu, ni vu _ on appréciera le distinguo _ qui m’ait fait toucher _ oui : c’est une affaire d’aesthesis _ de manière aussi saisissante_ en effet, à l’envers des anesthésiants et autres émollients _ l’horreur de la « solution finale » ; ni qui en ait mis au jour _ « dans le noir » de l’asphyxie des chambres à gaz de l’extermination industrielle… _ avec une telle évidence les mécanismes _ matériels _ infernaux. Se situant du côté des victimes, du côté des bourreaux, du côté des témoins et complices plus ou moins innocents, plus ou moins criminels, Laznzmann nous fait vivre _ oui : éprouver ce qui fut éprouvé alors par tous ces « acteurs«  mêmes de la tragédie _, sous ces innombrables _ infinitésimalement infinis… _ aspects, une expérience qui jusqu’ici m’avait parue incommunicable _ faute d’écouter et regarder « vraiment » ceux qui pouvaient, ou ne pouvaient pas, l’exprimer et atteindre la compréhension « vraie« , c’est-à-dire « incarnée« , de la chose des autres… Il s’agit d’un monument _ cinématographique : oui ! _ qui pendant des générations permettra aux hommes de comprendre _ « vraiment«  _ un des moments les plus sinistres et les plus énigmatiques de leur histoire« .

Ajoutant encore : « Parmi ceux qui sont encore vivants aujourd’hui, il faut que

_ c’est aussi un enjeu important, surtout à l’heure du décérébrage accéléré à coup de divertissements généralisés, y compris d’inflation de « musées«  et de « commémorations«  « désincarnés«  (ainsi Claude Lanzmann se plaint-il, par exemple, de la conception du nouveau Musée de Yad Vashem à Jérusalem, par rapport à celle du premier) qui multiplient l’insensibilité et l’oubli…) qui n’a cessé depuis de s’amplifier… _

il faut que le plus grand nombre participe à cette découverte« .

Claude Lanzmann ajoute alors ces deux faits postérieurs, à ce message écrit de novembre 1984 :

« Au côté du Président de la République, au Théâtre de l’Empire, le Castor assista à la première de « Shoah« .

Je n’ai pas été invité au dévoilement de la plaque mémorielle au 11 bis de la rue Schœlcher« , le 10 mars 2007, page 271..

Fin de l’incise sur le « monument«  et le « chef d’œuvre » de « Shoah« , selon les mots de Simone de Beauvoir, page 271 aussi…

Un autre opus de cinéma étant encore, sinon « en gésine », du moins « en gestation » :

la « brève rencontre » de Claude et de Kim, l’été 1958, à Pyongyang…

Qu’en est-il donc de ce nouvel « impossible » projet de film « nord-coréen » ?..

Telle sera la teneur de la conclusion (VI) de cette « conclusion« , quant à l’opus « nord-coréen » en gestation…

Titus Curiosus, ce 29 août 2009

Ce lundi 9 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

La joie sauvage de l’incarnation : l' »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ le film « nord-coréen » à venir : « Brève rencontre à Pyongyang » (VI)

03sept

 Voici, enfin, la conclusion (VI) de cette « conclusion » (V) de mon petit « feuilleton » de l’été à propos de cette « mine » de merveilles, pour le lecteur tant soit peu curieux et attentif, qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

qu’ayant lu intégralement deux fois (avec prises détaillées de notes), je ne cesse encore de creuser, de fouiller, en tous sens de ses si riches « veines« …

Cette « conclusion » de la « conclusion » portera donc sur l’opus cinématographique possiblement « à venir« , « l’opus nord-coréen« ,

à propos de la « Brève rencontre à Pyongyang » advenue à la « fin août 1958« ,

à Claude Lanzmann, alors reporter journaliste (et membre, coopté sur proposition d’Armand Gatti, « de la première délégation occidentale invitée par la Corée du Nord, cinq ans après la fin de la guerre«  (de Corée), page 285 ; il avait accepté la proposition d’en faire partie « avec enthousiasme parce que _ dit-il, page 286 _ c’était un voyage lointain, parce que je n’avais jamais été en Asie, parce que, après la Corée, nous passerions un mois en Chine« , etc…),

et Kim Kum-sun, infirmière « ravissante » (préposée par qui de droit à Pyongyang à une « cure » d’une semaine de « piqûres intramusculaires, dans le fessier, de vitamines B12 1000 gammas« , prescrite par l’ami médecin, en « son cabinet de la rue de Varenne« , Louis Cournot : « Si, là-bas, tu te sens faible, n’hésite pas ». J’avais emporté avec moi sept ampoules et la prescription médicale. Au bout d’un mois de stakhanovisme nord coréen, et une dizaine de jours avant le départ pour la Chine, je décidai qu’il me fallait me fortifier » ; « on viendrait m’administrer l’injection dans ma chambre« . Et « je fus solennellement averti que l’opération commencerait dès le lendemain, lundi, à huit heures du matin« , page 294…

« On frappa donc, j’étais levé, en pyjama, fenêtre ouverte, il faisait chaud, c’était l’été. J’ouvris donc : ce n’était pas un infirmier, mais une infirmière, ravissante _ donc ! _, en costume traditionnel, les seins bridés mais non abolis par le sarrau, la noire chevelure qui tombait bas en deux nattes, les yeux, bridés aussi, mais de feu, bien qu’elle les tînt baissés. Je m’efface, incrédule, lui faisant signe d’entrer en une sorte de révérence grand siècle« , page 294…

« Derrière elle, Ok _ l’interprète omniprésent de la « délégation«  : « il parlait un français musical et vétuste qui m’enchanta d’emblée« , page 291 _, qui pénètre à son tour ; derrière Ok, un homme à casquette ; derrière l’homme à casquette, un deuxième homme à casquette ; puis un troisième, un quatrième, un cinquième. Ils sont six en tout, tous au centre de ma chambre, prêts à observer sourcilleusement chaque moment, chaque détail de l’action. Je remets à Ok la boîtes aux ampoules magiques et la prescription simplissime de Louis Cournot, qu’il traduit pour la soignante aux yeux baissés » ; etc.., toujours page 294…

« Elle ne dit mot ; sort de sa trousse seringue, aiguille, alcool, lime ; observe dans un rayon de soleil la lente aspiration de la B12 1000 gammas. Je me tiens à son flanc, prêt à faire glisser légèrement mon pantalon de pyjama sur une fesse jusqu’à en découvrir le gras ; mais Ok et les cinq hommes à casquette _ repérés par nous depuis longtemps comme membres du KGB coréen, fantômes silencieux présents dans tous les couloirs de l’hôtel ; et attachés à nos pas partout où nous allions _ ne bougent pas ; ne font pas mine de se retirer ; font cercle autour de nous ; nous surveillent ; me glacent. Je dis à Ok : « Je vous prie de vous retirer ; dites-leur de sortir. En France, on ne se fait pas piquer en public ». Il paraît très ennuyé ; dit quelques mots ; tous reculent, mais d’un mètre, pas plus. J’élève la voix, commence à feindre la colère, à me plaindre de la suspicion dans laquelle on semble me tenir, moi, invité officiel du gouvernement et hôte du Grand Leader. Reflux général, cette fois, mais pas plus loin que le seuil de ma chambre ; ils se tiennent tous dans l’encadrement de ma porte.

Je saisis mon infirmière par le bras et l’entraîne dans un angle mort ; je ne les vois plus ; ils ne me voient pas ; je présente alors ma chair à l’impassible beauté. Son geste est parfait, précis, net, sans brutalité ; je n’éprouve aucune douleur à l’instant où l’aiguille pénètre ; et elle procède à l’injection, d’ordinaire peu agréable, avec toute la lenteur requise, m’évitant l’ombre d’une peine.

Il faut imaginer la scène ; la chambre est spacieuse, la porte ouverte sur le couloir ; on entend les bruits de la vie de l’hôtel ; les casquettes et Ok sont agglutinés en attente, formant un groupe d’intervention compact et frustré ; une souterraine intimité forcée par la transgression même _ le déplacement vers l’angle mort (celui de l’invisibilité) _ s’établit entre l’infirmière _ Claude ne connaît pas alors son nom _ et moi sans qu’un seul regard, un seul battement de cils, le moindre signe de connivence aient été échangés.

Mon pantalon _ de pyjama _ rajusté, et tandis qu’elle range ses instruments, je surgis bien en vue au centre de la pièce, et je lance : « Vous pouvez maintenant entrer, messieurs. Ils le font, avec un peu moins d’assurance qu’à leur arrivée. Rendez-vous est pris pour le lendemain à la même heure« , page 295…

« A l’infirmière, je n’ai rien dit d’autre que « Merci, mademoiselle » ; à Ok, qui se rengorge et traduit pour les casquettes : « C’est une grande professionnelle ; nous n’en avons pas beaucoup de pareilles à l’Ouest ! », pages 295-296…

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage que je viens de donner, des pages 295-296, sont un « éblouissement » de récit de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux qu’est Claude Lanzmann

_ qui fut à l’école, d’abord, dès une semaine de printemps 1942, de l’« éblouissant » Monny de Boully, cet « extraordinaire magicien » (page 82) qui « soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers »

(à commencer par le franchissement, pour un Juif étranger _ Juif serbe ! de Belgrade _, de la ligne de démarcation, du côté de Gannat, pour rejoindre, en 1942, donc, depuis Paris, Brioude, en Haute-Loire… : « l’amour seul, l’amour fou qu’il portait à ma mère, lui avait insufflé _ encore un terme important, que ce « souffle«  si puissamment et formidablement inspirant ! ; et cette insufflation… _

lui avait insufflé, donc, la force d’affronter _ encore un terme qui revient à des moments d’importance de ce « Lièvre de Patagonie« _ pareil danger« , page 77)

qui fut à l’école, donc, de ce Monny de Boully, « considéré aujourd’hui comme le Rimbaud serbe«  (a précisé Claude Lanzmann, page 87),

qui fit, « une _ rimbaldienne _ aube de printemps 1942 » (page 77),

qui fit

que,

et cela par le seul pouvoir de sa parole _  « la magnifique éloquence, le brio, la verve de Monny, le génie surréaliste qui structurait sa parole et ses relations avec autrui, sa générosité sans limites avec tous, aussi illimitée que l’amour qu’il portait à ma mère« , page 130 _

qui fit que

la propre mère de Claude, se « présentifia«  _ peut-être, tout bonnement, le mot-clé du livre ! _ enfin à lui, son propre fils, Claude ; qui sans cela, l’aurait, passant à côté d’elle sans jamais la « découvrir«  (et elle demeurant une « ombre«  translucide : sans mystère), probablement complètement méconnue !.. :

« cette mère _ jusqu’alors ! _ des hontes et des craintes« , en effet, se présentifiait à moi tout autre _ que jamais auparavant _, par l’amour que lui vouait _ maintenant et « éternellement » (cf page 83 : « À toi Paulette, à toi seule, et éternellement« , ainsi que Monny « terminait invariablement« , cette semaine-là, ses cartes et ses lettres à son aimée demeurée à Paris…) _ un extraordinaire magicien.

Elle m’apparaissait _ enfin maintenant : alors (en ces « récits«  si « éblouissants«  de vie, page 82, de Monny) et désormais ! _ comme une inconnue _ infiniment et positivement, en l’« estrangement«  infini de sa singularité _ mystérieuse, auprès de laquelle, pendant les neuf années _ de 1925 à 1934 : quand elle déserta, définitivement, le domicile familial des Lanzmann, un matin de 1934, à Vaucresson _ où elle s’évertua à la maternité _ le petit Claude n’avait pas encore neuf ans révolus _ ;

elle m’apparaissait _ maintenant ! _ comme une inconnue  mystérieuse,

auprès de laquelle, pendant les neuf années où elle s’évertua à la maternité,

je serais passé _ sans cette révélation-là, cette « aube«  (puis toute cette semaine-là, du « printemps 1942« , à Brioude) de Monny de Boully _ sans _ rien moins ! que _ la voir ; sans pressentir _ en l’absence de cette première « médiation« -là du « récit«  (« amoureux«  : c’est sans doute nécessaire ! cf « Ion«  de Platon…) du poète Monny de Boully _ ; sans pressentir sa richesse ; sans comprendre _ enfin, au-delà des clichés conformistes qui la « cachaient«  jusqu’alors à son fils… ;

à propos de son premier voyage en Algérie, en compagnie du Castor, « au printemps 1954« , Claude Lanzmann confesse encore (mais le processus n’est jamais achevé ; pour personne !..) ceci :

« Il m’a fallu des années pour me déprendre des stéréotypes, me faire _ cela prend forcément du temps… _ au concret et à la complexité du monde« , page 347 ;

le temps d’apprendre (enfin !) la « joie sauvage » de « l’incarnation«  par l’« être vrais ensemble«  (= « avec«  quelques uns et « avec«  quelques lieux aussi : c’est là le fond de mon « regard«  sur cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie« , aux pages 192 et 546)… _

auprès de laquelle je serais passé sans la voir ; sans pressentir sa richesse ; sans comprendre

qui elle était vraiment« , page 82

_ le cas le plus fréquent, entre la plupart des personnes, en restant au statut d’« ombres« , y compris pour elles-mêmes ; et en elles-mêmes, d’ailleurs… _  ;

et qui _ = Claude _ fut à l’école, ensuite, aussi, et au quotidien (tout au long des longs moments passés, toutes ces années d’intenses liens, intenses échanges de récits, intenses conversations et discussions (parfois « serrées »),

_ selon l’excellent principe (pour la qualité de l’intelligence réciproque, tant du parler, que de l’écouter et du se comprendre, ainsi que discuter _ avec fruits) de cette « relation«  : le « chacun sa réception« , page 251 _

en toute liberté et égalité, « vraiment » « avec » eux) ;

à l’école, aussi, et de Sartre et du Castor, de véritables « maîtres » du genre (du « récit« ) ! :

cf par exemple, au retour du long voyage (départ « fin mai« , page 286, et retour en septembre) de Corée du Nord et de Chine de Claude, en septembre 1958 :

« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides de me revoir, avides de récits« , page 343…

Sartre tout comme le Castor étant des boulimiques de récits !

cf, pour rappel, l’épisode quasi comique des « récits rapportés«   (« quand elle et moi nous retrouvions pour la nuit dans notre chambre _ à l’ Hôtel la Ponche, lors du séjour de vacances d’avant-printemps, en 1953, à Saint-Tropez _ elle me racontait par le menu tout ce que je venais _ déjà _ d’entendre, en direct, d’un restaurant contigu à l’autre, sur le port, où ils avaient dîné séparément, page 251…

Ainsi, le Castor, par exemple, page 278, « étaitelle habitée par la croyance compulsive que la narration des faits _ ceux d’une journée, d’un dîner, d’une semaine _ était toujours à tout moment possible« . En conséquence de quoi, de son point de vue, « il convenait _ et c’est alors un euphémisme _ de tout se dire, de tout se raconter _ même _ tout de suite, dans une précipitation _ voilà, pour Claude alors, le hic _ presque haletante _ une affaire de rythme, de « scansion » bâclés : donc inappropriés… _ ; comme si se taire, ou vouloir parler à son heure _ à soi ; ou à celle, du moins, que réclamait le détail lui-même, complexe, du « sujet«  du récit… _, renvoyait _ carrément ! _ au néant ce qui n’était pas rapporté sur le champ. »

Alors que Claude, quant à lui : « j’avais besoin d’installer entre nous mon propre temps afin de pouvoir _ « vraiment« _ lui parler ; ce à quoi je tenais plus que tout _ et d’être « vraiment » entendu (= « vraiment«  compris) d’elle (et pas « à la va-vite«  !) ; car il arrivait au Castor d’être « si pressée d’aller au point suivant (de ce « rapport inaugural et quasi militaire d’activités« , toujours page 278, « rapport » « qu’elle attendait«  qu’il lui fût fait, page 279) ; qu’à la lettre elle n’entendait _ même _ pas ce qu’on lui disait alors ; ou mélangeait tout« , page 278.

« Au début« , à l’ouverture de telles « rencontres«  de ce type, « j’étais incapable de l’exposé à la course et à froid qu’elle attendait«  ; et il fallait, au cours de ces repas, « le vin« , pour « apparier » enfin, peu à peu, « nos temporalités« , page 278 ; alors seulement, « la merveilleuse capacité d’écoute dont j’ai parlé _ de Simone : « l’écoute la tranfigurait ; son visage se faisait humanité pure« , page 270 _ se donnait libre carrière« , page 279… :

toute émission, comme toute intelligence, de « récit«  comporte ainsi ses conditions ! ;

je voudrais citer, aussi, un exemple plus ambigu, cette fois, de la « force entraînante«  du brio (ou « fièvre« , pages 353 et 362) du récit par la parole,

celui de Frantz Fanon (au chapitre XV du « Lièvre de Patagonie« ) :

« mais la rencontre qui m’ébranla, me bouleversa, me subjugua, eut sur ma vie des conséquences profondes

_ pas moins de quatre expressions verbales puissantes ! ce fut concernant la « focalisation«  de Claude sur « le conflit israélo-arabe«  (avec, deux ans durant, le chantier d’un énorme _ « mille pages« , page 407 _ numéro spécial, portant ce titre, des « Temps modernes« , qui « parut le 5 juin 1967, premier jour de la guerre« , page 406, des Six-jours… ; et « dont il se vendit plus de cinquante mille exemplaires« …) _,

fut celle de Frantz Fanon« , page 351 ;

« Fanon parlait _ « ce premier après-midi passé avec » lui «  à El Menzah, un faubourg de Tunis, dans un appartement où il vivait avec sa femme et son fils« , page 352 _ avec un lyrisme encore inconnu de moi ; déjà tellement traversé par la mort _ « il était atteint d’une leucémie qu’il savait mortelle et souffrait énormément« , page 352 _ que cela conférait à toutes ses paroles une force à la fois prophétique et testamentaire« , page 353 ; d’autant plus qu’il parlait « d’une voix confidentielle et sans réplique« , page 353 : « les hommes, là-basdisait-il :les combattants de l’ALN, dans le maquis _ avaient entrepris de lire la « Critique de la raison dialectique » (de Sartre). Ce n’était pas vrai du tout, on le verra plus loin _ sur le terrain même, à Ghardimaou : « je compris aussi que l’étude _ sic _ de la « Critique de la raison dialectique » par ces guerriers se résumait à une conférence que Fanon était venu leur faire« , notera-t-il, en effet, page 360 _ ; mais dans cette chambre de El Menzah, la fiévreuse parole _ voilà _ de Fanon ne permettait pas de mettre en doute l’existence de paysans-guerriers-philosophes… Et il parlait avec la même conviction et la même puissance d’entraînement _ dangereuse _, de l’Afrique tout entière, du continent africain, de l’unité africaine, de la fraternité africaine« , page 353… « Dans l’appartement d’El Menzah, (…) on ne pouvait que _ sans alternative _ céder au pouvoir d’entraînement _ rhétorique _ de sa parole ; que souscrire à cette utopie ; à pareil idéal ! Je sais que lorsque je suis revenu à Paris, j’étais littéralement transporté _ voilà _ par cet homme qui me semblait _ sans assez de marge de recul critique _ le détenteur du vrai ; et du vrai comme secret _ de certains seuls initiés.

J’ai raconté tout cela à Sartre ; et je l’ai fait dans des termes tels qu’il a éprouvé le désir de connaître Fanon ; ce qui chez lui était rare« , page 354. « J’ai facilement convaincu Sartre de voir Fanon : et c’est moi qui ai organisé leur rencontre à Rome dans l’été 1961. (…) Quelque chose d’impensable et de jamais vu est alors advenu : Sartre qui écrivait le matin et l’après-midi quelles que soient les circonstances et le climat (il écrivait à Gao, au Mali, par cinquante degrés), qui ne transigeait jamais sur son temps de travail _ il n’y avait aucune dérogation possible ; aucune justification possible à la dérogation _, s’est arrêté de travailler pendant trois jours pour écouter Fanon. Simone de Beauvoir aussi. Ils ont éprouvé exactement _ à Rome _ la même chose que moi à El Menzah.

Fanon donnait à ceux qui l’écoutaient un sentiment d’urgence absolue : parce qu’il était littéralement habité par la mort (la leucémie le vainquit six mois plus tard), il y avait chez lui une fièvre du récit _ voilà ! _ ; ses paroles incendiaient _ ces expressions, page 362, de Claude Lanzmann sont fortes. C’était en même temps un homme tendre, d’une délicatesse, d’une fraternité contagieuses. Il s’est mis à parler de la révolution algérienne et de l’Afrique comme il l’avait fait avec moi et dans les mêmes termes. Je ne le répéterai pas. Il était entraînant, convaincant ; on ne pouvait pas _ dangereusement _ lui faire d’objections ; toute objection face à lui  _ même de la part d’un homme à l’« intelligence sans réplique« , pourtant, comme un Sartre ! _, devenait une petite objection. On ne peut objecter à _ ni discuter avec _ la transe d’un poète » _ voilà !

Je donne ici aussi la conclusion assez éclairante sur les positions de Claude Lanzman à l’égard des effets de certains « récits«  par le moyen de la parole (plus que l’écriture : avec le poids du timbre même de la voix ; et de ses inflexions ; conclusion qui suit tout ce raisonnement à propos de la dangerosité de la force de la parole de la « transe poétique » de Frantz Fanon, page 362, à rebours d’une « vraie«  « présentification« , cette fois :

« Nous savons aujourd’hui que l’Afrique réelle n’a pas été l’Afrique rêvée _ seulement, hélas ! _ par Fanon ; et qu’elle n’a pas du tout évité nos Moyen-Âge. La réalité africaine, c’est le Rwanda, le génocide des Tutsis ; c’est le Congo, le Liberia, le Sierra Leone, le Darfour ; j’en passe. L’horreur _ de bien dangereux « rêveurs » activistes… _ semble là-bas gagner de proche en proche, y compris en Algérie. » Avec cette dernière remarque-ci, sur l’Algérie et les Algériens :

« Les Français étaient peut-être _ même et aussi _ constitutifs de l’identité _ l’expression mérite qu’on s’y arrête un minimum _ des Algériens. Même s’ils luttaient contre la France. Une fois les Français partis, ils se sont trouvés _ ces Algériens-là _ complètement bancals à l’intérieur d’eux-mêmes. Bancals, boiteux » _ et mutilants (et mutilés), surtout, en ce qui devint vite une « guerre civile« , page 361 : à méditer…

Claude Lanzmann semblant manifester toujours un peu plus que de la « réserve«  avec tout désir d’« en finir«  tout à fait, ou à jamais, avec les positions d’extériorité (les réduire ! les détruire !), en matière d’« identité«  des personnes. Cela valant, en effet, aussi, et d’abord, sans doute même, pour sa propre « position« , voire « posture«  (et pas « identité« ) de Français juif :

« Je m’éprouve si solidement Français, oserais-je dire, qu’Israël n’a jamais été un problème pour moi« , page 237 ; et « ma rencontre avec Israël _ l’été 1952 _ me dévoilait d’un même mouvement irréductiblement Français _ du fait de l’« ancienne francité » de sa famille (« mon père est né à Paris le 14 juillet 1900 ; ma famille est en France depuis la fin du XIXème siècle« , page 237) ainsi que « par la langue, l’éducation, la culture, etc…« , page 238 ; « et Français de hasard, pas du tout « de souche » », page 238 encore : du fait que « ces Juifs de Lituanie, de Bulgarie, d’Allemagne ou de Tchécoslovaquie, que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam _ rencontrés alors en Israël, en 1952 _, me renvoyaient à la contingence de mon appartenance nationale _ structurellement accidentelle. J’aurais pu _ certes _ naître, comme eux, à Berlin, à Prague ou à Vilna ; ma naissance parisienne n’était _ ainsi _ qu’un accident géographique« , page 238 toujours

Si bien que « j’étais _ tout à la fois, par cette « position« , ou « posture«  : riche, complexe… _ dedans et dehors en France ; dedans et dehors en Israël, qui me fut d’emblée _ tout à la fois, aussi ; et richement !_ étranger et fraternel« , page 239…

Avec cette double conséquence, à la fois sur un plan « existentiel«  (de personne) et « poïétique » (d’« auteur » _ et singulièrement, à partir de la décennie des années 70, d’« œuvres«  de  films de cinéma), pages 243-244 :

« Une chose est certaine : la posture de témoin _ voilà ! qui regarde et qui parle : ni aveugle, ni muet ! _ qui a été la mienne dès mon premier voyage en Israël _ en 1952, donc _, et n’a cessé de se confirmer et de s’engrosser _ un mot qui, lui aussi, revient à plusieurs reprises _ au fil du temps et des œuvres _ un point assez déterminant ! on le voit… _ requérait _ oui ! _ que je sois _ et me tienne _ à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat _ d’« auteur » !.. _ m’avait été assigné« 

D’où la double réticence de Claude Lanzmann, me semble-t-il du moins,

réticence d’une part, aux « diastases de l’assimilation« , « à l’œuvre« , notamment, chez ses grand-parents paternels adorés, devenant de plus en plus, plutôt qu’Itzhak et Anna Lanzmann, « Monsieur Léon » et « Madame Léon«  (voire « leurs « Alsaciens » ! ») pour les bons « Normands«  de ce pays d’Alençon, page 106, une fois qu’ils se fûrent, en 1934, « retirés » au hameau de Groutel, à la lisière des départements de la Sarthe et de l’Orne : l’expression « diastases de l’assimilation«  se trouve page 92 ; et elle est renforcée, page 105, par cette autre, également parlante : « l’assimilation est aussi une destruction, un triomphe de l’oubli«  ; soit peut-être un trop lourd prix à payer pour gagner sa « survie » ;

et d’autre part réticence à une « installation » (ou « intégration« , le mot est prononcé page 243) de Claude Lanzmann en Israël : lors de son séjour là-bas, en 1952, « dès qu’il me vit, Ben Gourion n’y alla pas par quatre chemins : il me toucha au sternum d’un doigt roide de reproche et me dit : « Alors, qu’attendez-vous ? Nous avons besoin d’hommes comme vous, ici » ; « Ben Gourion était d’un charisme évident ; on lui résistait mal ; pourtant, je balbutiai, à son déplaisir, que j’avais besoin de voir le pays et d’y réfléchir ; il eût préféré de l’emportement« , page 237 ;

de même, pages 242-243, face aux invitations (et chausse-trapes des « tourniquets identitaires« ) de Zushy Posner, de « se mettre à l’étude«  du judaïsme, toujours lors du premier voyage en Israël de Claude, en 1952 :

« Je ne l’ai pas fait, en effet. Je ne pouvais pas le faire. Ce n’était pas par paresse, bien plutôt un choix originel« , dit Claude Lanzmann, page 243, « un acte de conscience non thétique qui engageait _ grandement rien moins que _ mon existence entière. Je n’aurais jamais réalisé _ de 1971 à 1973 _ « Pourquoi Israël » ou _ à partir de 1988 ; et le film est sorti en 1994 _ « Tsahal« , si j’avais choisi de vivre là-bas ; si j’avais appris l’hébreu ; si je m’étais mis à « l’étude » ; en un mot si l’intégration avait été mon but. De même , je n’aurais jamais pu consacrer douze années de ma vie _ de 1973 à 1985 _ à « ‘Shoah«  si j’avais été moi-même déporté.

Ce sont là des mystères ; ce n’en sont peut-être pas. Il n’y a pas de création véritable sans opacité _ ou « estrangement«  (pages 419 et 440 : « autre nom de l’éloignement« )… _ ; le créateur n’a pas à être transparent à soi-même«  _ sans la moindre extériorité à soi en soi-même, en quelque sorte ; cf là-dessus « Le complément de sujet«  de Vincent Descombes, dont le sous-titre est : « enquête sur le fait d’agir de soi-même« .

D’où le choix sans cesse « confirmé« , « au fil du temps et des œuvres«  (page 244 _ l’expression est cruciale ! _), de Claude Lanzmann pour la « posture de témoin« , page 243, tout « à la fois dedans et dehors« , et à jamais ainsi, en quelque sorte ;

« comme si un inflexible mandat _ celui d’« auteur«  de ses divers films _ m’avait été assigné« , page 244…

Et afin de conjurer encore et encore, par ces œuvres, l’attentat de tous ceux « s’en prenant« , jusque  par les armes, pour l’annuler, au « scandale absolu de l’altérité« , page 44…

D’où encore cette réponse _ c’est elle qui clôt la méditation sur les emberlificotements dans les « tourniquets de l’identité » et la réponse de la préférence lanzmannienne pour « la posture de témoin« , au final du chapitre XI, page 244 _ à la question, en forme d’« interpellation » légèrement énervée, à la « première«  américaine, « au Festival de New-York, le 7 octobre 1973″, de « Pourquoi Israël« , de la part d’« une journaliste américaine, juive peut-être » :

« Mais enfin, monsieur, quelle est votre patrie ? Est-ce la France ? Est-ce Israël ? »


« Avec vivacité et sans prendre le temps d’aucune réflexion,

je répondis, et cela éclaire peut-être le mystère _ « l’estrangement« , l' »éloignement«  de la « posture de témoin«  _ dont je viens de parler :

« Madame, ma patrie, c’est mon film » », page 244.

L’artiste est aussi, pour une petite partie, au moins

(celle du « génie » auquel il accepte de « se livrer«  et selon lequel il « vagabonde » :

ma vie, en 1952-53, « avait sûrement à vagabonder, à emprunter des traverses qui formeraient plus tard sa cohérence et concouraient _ « travail » patient et constructif des « œuvres », surtout, aidant _ à d’autres accomplissements » que ceux alors inaboutis ; d’autant que « j’étais un homme des mûrissements lents ; je n’avais pas peur de l’écoulement du temps ; quelque chose m’assurait _ déjà alors, ces années-là _ que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa seconde moitié« , page 218) ;

l’artiste est aussi, donc,

« fils de ses œuvres » ;

et son nom (propre), au singulier, commence toujours un peu où finissent les noms (communs) de pas mal d’autres, comme aurait rétorqué Voltaire (à qui le faisait méchamment bastonner)…

Fin de l’incise sur la question de l’« identité«  ;

et retour au « récit » de la « brève rencontre » de Pyongyang, « à la fin août 1958«  _

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage cité de la première piqûre par Kim, le lundi, aux pages 294 à 296,

sont un « éblouissement » de « récit » de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant si riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux, prenant son temps, qu’est Claude Lanzmann ;

je reprends, ici, le fil et l’élan de ma présentation du « récit«  de la séquence de la « semaine«  de la « brève rencontre«  à Pyongyang de Claude et de Kim, à la « fin août 1958« 

Et cela pour ne rien dire,

au sein du « récit«  de cette « semaine«  de très ponctuelles « piqûres« , avec en arrière-fond, la présence de l’interprète Ok et de « quatre » « casquettes » désormais (« Tout se répéta identiquement le jour suivant« , le mardi, donc ; « à un détail près : les casquettes cette fois n’étaient pas cinq, mais quatre. Et je n’eus pas besoin de leur demander de se retirer ; d’eux-mêmes ils ne dépassèrent pas le seuil » de la chambre d’hôtel, page 296), et,

passées rien que les 26 lignes suivantes de la page 296,

pour ne rien dire, donc, du récit singulier de la « folle journée » _ au rythme endiablé du « Mariage de Figaro«  de Beaumarchais ; ainsi que des « Noces de Figaro » de Da Ponte et Mozart ! Quelle fête !!! _ 

baptisée ainsi, et rétrospectivement (après le chapitre du retour en Chine, et à Pyongyang aussi (« quatre jours« ), en septembre 2004 : le chapitre XIV), au début du chapitre XV, au retour à Paris, page 343 :

« Je n’étais plus le même : la folle journée _ voilà ! le dimanche, avec la séance particulièrement mouvementée de canotage (« le sport national des Coréens« , page 299) sur le fleuve Taedong-gang _ avec Kim Kum-sun m’avait modifié en profondeur ;

et c’est seulement dans l’atelier de la rue Schœlcher _ celui de la vie commune avec le Castor ; laquelle alors se trouvait, pour ces vacances d’été 1958, avec Sartre en Italie (« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides«  et « de me revoir«  ; et « de récits« , page 343)… _ que j’en prenais pleinement conscience.

A Capri, le Castor se tourmentait, trouvant peu convaincants les motifs que j’inventais pour différer mon départ. (…) Parvenu enfin _ un peu plus tard _ à Capri, je donnai le change, plutôt mal que bien ; je racontai tout, la Chine, la Corée ; mais passai sous silence Kim Kum-sun. Nous explorâmes tous les trois _ Sartre, le Castor et Claude _ la côte amalfitaine jusqu’à Ravello, poussant même jusqu’à Paestum, coulant de très heureuses journées«  de tourisme accompli…)

Et cela pour ne rien dire, ici,

du récit si singulier de cette « folle journée« , donc,

du dimanche de l’ultime piqûre de cette « cure » de B12 1000 gammas (afin de « se fortifier« ).

« Rien ne se produisit comme je l’escomptais« , page 296.

Mais j’en laisse tout le plaisir de la découverte _ splendide ! _ sur les pages papier (296 à 310, donc) du livre ! 


Et je reviens à mon objet principal : « le projet » cinématographique de « monstration » à l’image filmique _ et pas seulement de « récit » écrit sur la page de papier… de la part de Claude Lanzmann _ de cette « brève rencontre » de Pyongyang, en 1958…

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis


_ à partir de 1970-71, avec son film « Pourquoi Israël«  : un film dont il aurait, in fine, le contrôle (nonobstant les chausse-trapes disposées à plaisir par les successives productrices) en quelque sorte intégral ; et le final cut ; pas comme pour ses « expériences«  à la télévision

pour les magazines de Daisy de Galard, « Dim Dam Dom » (« j’interrogeai des actrices, des sportifs, des chanteurs : les célébrités du temps«  ; « mais je regrettais de ne pas assumer moi-même la totalité des opérations qui concourent à la naissance d’une œuvre filmée« , page 411) ;

ou d’Olivier Todd, « Panorama« , un reportage « fouillé«  sur la « guerre d’usure« , « dès 1968, à peine un an après l’établissement d’Israël sur toute la longueur du canal de Suez«  : « les batteries égyptiennes de la rive opposée ouvrirent le feu sur les maozim (bunkers) israéliens édifiés à la hâte, tous les dix ou vingt kilomètres, pour protéger les unités qui stationnaient là. C’était le début de ce qu’on appela plus tard « la guerre d’usure », qui allait se poursuivre pendant près de deux années ; et se révéla incroyablement meurtrière« , page 408 :

« ma décision de faire un jour du cinéma _ indique alors Claude Lanzmann, page 410 _  est sûrement liée à la réalisation de ce film«  ;

ajoutant immédiatement : « J’aurais souhaité, revenu à Paris, en assurer moi-même la construction et le montage ; mais ce ne sont pas les mœurs pressées _ voilà ! _ de la télévision : je sus qu’il eût été _ ce film de reportage, sur le front du Canal de Suez, comme en Israël, au sein des familles des soldats _ encore plus réussi si je l’avais dirigé dans toutes ses phases, du début à la fin« , page 410 : c’est ainsi que l’« expérience« , ici celle d‘ »auteur«  de cinéma, se forme : en surmontant les obstacles, épreuve après épreuve…)… _ ;

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis, donc,

ne sachant pas encore _ = toujours pas _ à ce jour, de 2009, à quoi s’en tenir _ au bout du bout du compte ! _ quant à cette « réalisation » cinématographique « possible » (ou pas ! à Pyongyang !),

hésitant, dans la même page (la page 341), et à quatre phrases de distance, entre les deux (voire trois) formulations

que voici :

1) ou bien : « ma « brève rencontre » ne sera sans doute jamais portée au cinéma«  ;

2) ou bien : « il n’est pas encore tout à fait impossible que je m’attaque un jour à l’écriture d’un scénario _ afin de le « tourner » bel et bien, ensuite… _ à partir de cette histoire vraie« 

Ajoutant aussitôt, encore (et pour s’en tenir là !), en un mode et un temps encore assez « problématiques« ,

3) cette troisième « éventualité » :

« Mais, quittant Pyongyang et ce que je venais de vivre pendant ces quatre journées _ ce mois de septembre 2004 _,

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste _ deux expressions véritablement capitales !!! _ me commandaient autre chose,

de très fou en vérité,

qui eût _ voici le mode et le temps « problématiques«  _, réussi _ et pas « raté » !.. : c’est le « possible » concurrent ! _, fait exploser, voler en éclat _ et c’est bien là ce qui continue de « tenter« , et même « sacrément« , Claude Lanzmann ! _ la classique dichotomie

_ il n’apprécie décidément toujours rien de ce qui est « académique » (cf « je ne voyais pas embrasser, après cette longue parenthèse d’aventure et de guerre, un cursus académique« , page 150 ; c’était en 1946 ;

et « je n’aurais pas de casier judiciaire ; je pourrais me présenter à tous les concours  _ de la fonction publique. Cela, au bout du compte ne s’avéra pas utile : mon existence se jouerait _ voilà ! _ autrement«  ; toujours ces mêmes années d’après-guerre ; et page 164) _

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste me commandaient autre chose, de très fou en vérité, qui eût, réussi, fait exploser, voler en éclat

la classique dichotomie, donc,

documentaire/fiction :

j’aurais réalisé un film documentaire sur la Corée du Nord aujourd’hui,

en donnant à voir, de la façon la plus saisissante _ le point est important ! _, tout ce que j’ai narré plus haut _ aux pages 331 à 340 du chapitre XIV _ sur la ville _ de Pyongyang _, le vide _ des espaces : de voitures ; de personnes (« larges avenues vides de véhicules et même de piétons« , page 332 ; « la circulation en ville est d’une irréelle fluidité ; Pyongyang est la cité du « comme si » », du faire-semblant, page 337) _, la monumentalisation _ »les maîtres de la Corée du Nord avaient, en cinquante ans, réussi le tour de force de faire de leur capitale une ville monumentale et vide. Pyongyang était propre, sans taudis ni bidonvilles ; mais les vivants y passaient comme des ombres« , page 338 _, la mobilisation permanente _ de tous et chacun sans exception, et pas seulement de l’armée et de la police : « la guerre de Corée a duré cinquante ans ; et dure encore. Le pays tout entier est corseté dans une mobilisation forcenée ; véritable forcerie sans laquelle tout s’effondrerait« , page 336 _, le tabac et l’essoufflement généralisé, la faim, la terreur _ omniprésente, elle aussi, du régime totalitaire _, la suspension _ tant collective qu’individuelle (distinction qui, ici, n’a même pas de sens) : « totalitaire«  ! _ du temps pendant cinquante ans ;

montrant _ ainsi _ que _ en ce pays, de Corée du Nord ; en cette ville, de Pyongyang ; et entre les deux séjours et regards (de « témoin«  hyper-attentif et sur-actif) de Claude : 1958 et 2004 _

tout a changé ; rien n’a changé ; tout a empiré.

Et,

sur des plans du Pyongyang contemporain,

une voix off,

la mienne aujourd’hui,

sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution _ de cinéma de quelque sorte que ce soit _,

eût raconté _ même mode, même temps : avec son débit, ses inflexions, et son timbre (de « voix« )… _, comme je l’ai fait _ par le « récit » devenu écrit, lui (une fois « dicté«  : à Juliette Simont et Sarah Streliski, page 13), en phrases déployées, alignées, en caractères d’imprimerie, noir sur blanc (sans le support de la voix, ni d’images _ mouvantes, qui plus est…) sur la page de papier du livre _ dans le chapitre précédent _ le chapitre XIII, aux pages 290 à 310 _,

eût raconté

la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et Kim Kum-sun.

Il s’agirait
_ en un tel « documentaire » de bien peu de « fiction » : de la confrontation du récit parlé « mémoriel«  (à propos de ce qui advint en 1958) au simplement « visuel«  des images filmées aujourd’hui de la ville… _ d’un très minutieux et sensible travail _ certes _ sur l’image et la parole,

le silence et les mots _ les trous, les vides, les « noirs«  (ou les « blancs ») y ont beaucoup d’importance : je vais y revenir ! _,

leur distribution _ et « scansion«  ou « rythme« ... _ dans le film,

les points d’insertion _ cruciaux ! et selon toute une déontologie essentielle ! sans gratuité ! _ du récit du passé _ de 1958 _ dans la présence _ à l’image, au moment du tournage, plus de cinquante ans plus tard, désormais _ de la ville ;

discordance et concordance

qui culmineraient _ toujours au conditionnel du « non réalisé«  encore ! à l’heure de l’écriture (ou dictée) de ce « Lièvre de Patagonie » lui-même (à Juliette Simont et Sarah Streliski)… _ en une temporalité unique _ tel quelque ruban de Mœbius _,

où la parole se dévoile _ au subjonctif _ comme image _ « imageante » en son déploiement par la voix… _ et l’image comme parole » _ énonçant et égrenant, à sa façon, large, bien du sens, riche et complexe, « détaillé » par le regard du « spectateur » suffisamment actif, attentif, perspicace (« saisissant«  !), face à l’écran… _, pages 341-342…

Ce projet est passionnant ! et livre énormément de ce que je nommerai « la poïétique cinématographique » de Claude Lanzmann…


Titus Curiosus, ce 3 septembre 2009

La joie sauvage de l’incarnation : l' »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ l’amplitude du souffle et le goût, toujours, du « bondir » V

29août

En conclusion (V) de « mon » petit « feuilleton de l’été » :

lire et relire cet immense livre, inrésumable, et heureusement !,  qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

je voudrais mettre un peu en évidence l' »art du temps« 

_ sinon sa « maîtrise«  (« j’ai été maître du temps », vaudrait-il mieux dire, plutôt que « j’ai été LE maître du temps« , page 234, à propos des douze ans de la réalisation en forme de « course d’obstacles«  de « Shoah«  ) : si tant est que celle-ci, la « maîtrise« , soit jamais, étant de l’ordre, oxymorique (comme tout ce qui est « le principal » !), de ce que Georges Bataille appelle « l’impouvoir«  !.. _

l' »art du temps » auquel a peu à peu « appris » à « se former » Claude Lanzmann,

tant pour « exister » lui-même _ d’abord « survivre«  (pendant la guerre et la résistance), et puis s’épanouir _ en tant qu’individu vivant, « survivant« , et en tant que personne,

que pour « réaliser« , opus après opus, son œuvre _ inachevé à ce jour : à poursuivre ! _ d' »auteur » :

faut-il désespérer, en effet, de le voir « s’attaquer » _ page 329 _  bientôt, ou jamais,

à un nouvel opus (cinématographique !)

a priori  _ une nouvelle fois ! _ « impossible« 

_ « je ne cessais pas de penser avec entêtement à ce film impossible« , se dit-il à chaque minute des quatre jours de son nouveau séjour, après celui de six semaines d’été, en 1958,  à Pyongyang (Corée du Nord) en septembre 2004 : page 338 _ ;

mais qu’il « esquisse » cependant, bel et bien _ et c’est passionnant ! _ au final, superbe, de son chapitre XIV, aux pages 329 à 342 :

« On m’avait tellement dit _ de la « brève rencontre » (ou la « folle journée » ! ) avec Kim-Kum-sung, de « fin août 1958«  à Pyongyang _ : « Quel film ce serait ! « 

que j’y avais réfléchi,

me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction,

je m’attaquerais _ voilà ! _ à ce pan de mon histoire personnelle

_ = cette « brève rencontre« , page 326 :

« j’avais vu autrefois un film anglais de David Lean intitulé « Brief encounter«  (« Brève rencontre« ), avec Trevord Howard et Celia Johnson ; et je ne pensais jamais à Kim sans l’évoquer.

Étonnamment, je revis ce film avec Sartre dans une salle d’art et d’essai, à Montparnasse je crois, et nous sortîmes tous deux en pleurs. Nous étions aussi  fleur bleue l’un que l’autre« , page 326 ;

ou cette « folle journée« , page 343 :

« Jamais septembre parisien ne fut plus glorieux que celui qui suivit mon retour d’Asie _ cette fin d’été 1958. J’aurais dû quitter la ville à peine revenu : le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides de me revoir, avides de récits. Il avait été convenu que nous prolongerions en Italie les vacances jusqu’au début octobre. Mais je ne pouvais pas partir ; quelque chose me retenait ; j’avais besoin d’être seul, de flâner à ma guise dans Paris, de jouir des forces que je sentais neuves en moi et d’une liberté encore inconnue.

Je n’étais plus le même ;

la folle journée

_ voilà donc l’expression : à la Beaumarchais et à la Mozart ! cette fois ! Au passage, je m’étonne un peu que jamais le nom de Mozart, ni celui du prince des lièvres, « Leporello«  (en son « Don Giovanni« ), ne vienne à la bouche,ni, même _ « Madamina !.. » , dans le chant (pour l' »air du catalogue »), de Claude Lanzmann !.. _

la folle journée, donc,

avec Kim Kum-sun m’avait modifié en profondeur ;

et c’est seulement dans l’atelier de la rue Schœlcher _ celui de Simone de Beauvoir _ que j’en prenais pleinement conscience. A Capri, le Castor s’impatientait…« , page 343 ;

la folle journée, je poursuis,

avec la très belle infirmière Kim Kum-sun

(« ravissante »

est le mot qu’emploie rétrospectivement Claude Lanzmann à la première des sept « apparitions« , un « lundi, à huit heures du matin« , dans sa chambre à l’hôtel, « l’hôtel Taedong-gang«  (à Pyongyang),

de l’infirmière,

flanquée de l’interprète, Ok, et de « cinq hommes à casquettes » : « ils sont six en tout, tous au centre de ma chambre, prêts à observer sourcilleusement chaque moment, chaque détail de l’action«  : une « injection » « dans le fessier, de vitamines B12 1000 gammas. C’est mon ami Louis Cournot qui, dans son cabinet de la rue de Varenne, face au Musée Rodin, m’avait prescrit cette cure » ; « j’avais emporté sept ampoules et la prescription médicale« , page 294 ;

et « d’une insolente et insolite beauté« 

est l’expression qu’il emploie, page 296, lors de son ultime « apparition« , le dimanche, cette « folle journée ! « , donc, pour « l’injection ultime » (qui « devait avoir lieu le lendemain, dimanche« ) ; « je me disais que l’infirmière, en l’absence d’Ok

_ l’interprète, en permanence présent, mais requis pour accompagner, ce dimanche-là, le reste de la « délégation » (« la première délégation occidentale invitée par la Corée du Nord, cinq ans après la fin de la guerre » de Corée, page 285…) des visiteurs français à « un pique-nique à la campagne«  auquel Claude avait réussi à se soustraire (« je renonçais au pique-nique : ayant vu trop de gens et trop parlé depuis un mois, j’avais décidé de rester seul ; ce qui serait la meilleure façon de me reposer : il fallait me comprendre…« , page 296) … _,

je me disais que l’infirmière

serait flanquée d’une ou plusieurs casquettes.

Rien ne se produisit comme je l’escomptais. A dix heures pile, on frappe, j’ouvre, nulle casquette, mais elle seule ; elle métamorphosée, méconnaissable ; elle une autre ; vêtue à l’européenne d’une jupe légère et colorée, les seins débridés saillants sous le corsage, nattes escamotées, ramassées en chignon, cheveux bouclés sur le front, la bouche rouge très maquillée, d’une insolente et insolite beauté« , donc : page 296)

« On m’avait tellement dit « Quel film ce serait ! » que j’y avais réfléchi, me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction, je m’attaquerais à ce pan de mon histoire personnelle

_ = la « brève rencontre« , chacun des sept jours d’une semaine de fin du mois d’août, pour une piqûre intramusculaire de vitamine B 12 1000 gammas,

et surtout « la folle journée« , le dernier jour, le  dimanche,

de, et avec, la très belle infirmière Kim Kum-sun à Pyongyang,

à la place d’« un pique-nique à la campagne, passe-temps favori des Coréens« , qui avait été « prévu pour la délégation«  française en visite on ne peut plus officielle en Corée du Nord, alors, et pour rien moins que six copieuses semaines :

« notre venue était clairement un événement, voulu et regardé comme tel« , page 291 ; et « le programme du voyage en Corée

_ dont  deux rencontres avec Kim Il-sung, « le Grand Leader » (« avec qui nous dînâmes deux fois en sacrifiant au cérémonial des réceptions d’État« , page 292) _

était intéressant, effrayant quelquefois, fatigant, éreintant même. Visites de deux ou trois usines par jour, plusieurs exposés, discours d’accueil, discours d’adieux, échange de cadeaux«  ; « il m’arrivait de prendre la parole trois fois par jour« , page 292 ;

« à la fin août 1958« , page 310 _

me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction,

je m’attaquerais _ plus de cinquante ans plus tard, à ce jour, par conséquent ! et cinématographiquement, surtout ! _  à ce pan de mon histoire personnelle,

entrelacée à la grande Histoire« , page 329 ;

un entrelacs présent, c’est à noter, dans tout l’œuvre (cinématographique) lanzmannien ! _ ;

mais « pan«  qu’il est difficile, dit aussi Claude Lanzmann, de seulement « résumer«  :

« Il m’arriva de raconter _ déjà par les mots _ à des amis ma brève rencontre _ sans guillemets ici _ avec Kim ;

mais cela _ déjà, avant le passage même au medium du film de cinéma… _ n’était possible

et n’avait du sens

_ voilà ! à l’heure du « il faut tout faire vite«  ;

cf là-dessus les travaux percutants de Paul Virilio ; par exemple le tout récent « Le Futurisme de l’instant _ stop-eject«  _

que si j’avais la possibilité de la raconter longuement ;

cela ne se résume pas« , page 326

_ sur la « manie » des « résumés«  (des gens « pressés« ), cf Montaigne, « Essais« ; Livre III, 8 : « tout abrégé d’un bon livre est un sot abrégé«  _ ;

tout en précisant _ page 330 _ et cette fois à propos du « passage » au récit proprement cinématographique ! :

« Je n’étais pas sûr

ni d’être capable de mettre en scène ce qu’impliquait un tel passage _ cinématographique : là était le défi !.. _ à la fiction _ cinématographique, donc ! soit un défi à la puissance 2 !! _,

ni, plus profondément

_ mais cela n’est pas neuf : cf les précédents « sas » de doute : et au moment de se lancer, ou pas, dans l’entreprise de « Pourquoi Israël« , lors du voyage à Jérusalem, en novembre 1970 (et avant la rencontre d’Angelika Schrobsdorff) ; et au moment de se lancer, ou pas, dans l’entreprise de « Shoah« , lors de la « pascalienne » « nuit de feu«  parisienne de Claude Lanzmann, « au début de l’année 1973 » :

il faut aussi du courage pour se lancer dans l' »opaque« = un peu plus que le « vertige » à surmonter de la (déjà un peu reconnue)  mallarméenne « page blanche«  ; pouvant, en sa « dépression« , mener, même

 _ cf, en ce « Lièvre de Patagonie« , l’épisode, quand Claude Lanzmann était « au plus mal » (page 231), en 1977, du « flirt avec la mort » (page 234) de la « presque noyade » à Césarée, aux pages 231 à 234 _,

pouvant, au plus « bas«  de sa « dépression« , mener, même, à un suicide

_ tel que celui, fictif, lui, du personnage (cézannien) de l’artiste-peintre Claude Lantier dans « L’Œuvre » de Zola : très intéressant roman sur les crises de la poiesis ; et qui fut la malencontreuse cause de la fâcherie, irréversible et non fictive, elle, des deux « grands amis d’enfance«  aixois qu’étaient Émile Zola et Paul Cézanne … _

il faut aussi du courage pour se lancer dans l' »opaque« , donc

_ et « il n’y a pas de création véritable sans opacité ; le créateur n’a pas à être transparent à lui-même« , page 243 _

pour se lancer dans l' »opaque« 

de telles audacieuses « aventures » de « création » du « génie » ;

et tout particulièrement eu égard aux moyens assez considérables, financièrement parlant, pour commencer (ou poursuivre)

_ et Claude Lanzmann n’a jamais manqué, chaque fois, d’« en baver«  passablement avec les divers producteurs (et productrices ; et autres divers financeurs de par le monde… _,

que nécessite la-dite « production » de cinéma !..

« Je n’étais pas sûr ni d’être capable de mettre en scène ce qu’impliquait un tel passage à la fiction, donc,


ni, plus profondément

de le vouloir » ;

tant il y faut d’« élan« 

et d' »allant » : de la « jeunesse » du « bondissement » ;

ainsi que d' »amplitude de souffle » ;

dans l’engagement de départ

comme dans  la persévérance de l’effort requis pour de telles œuvres cinématographiques :

« amplitude de souffle » absolument indispensable à l' »auteur« -créateur

face à la complexité, somme toute, « intriquée« 

_ et « il m’a fallu des années pour« , non seulement « me déprendre des stéréotypes« , mais surtout « me faire au concret et à la complexité du monde« , page 347… :

c’est cette « complexité  du monde« -là que le « miracle«  de l’œuvre (ou « chef-d’œuvre«  !)

du « vrai«  « auteur«  (les chemins pour y parvenir étant eux-mêmes complexes, longs, tortueux, semés d’embuches, à côté de leur formidable joie !)

que le « miracle«  de l’œuvre, donc,

doit lumineusement faire ressentir et comprendre, en la (relative) désintrication de pas mal de ses fils,

à tous ceux qui, en toute loyauté, vont, pleinement et en toute confiance, il vaut mieux, y livrer leur propre sensibilité (ou aesthesis) de spectateurs ouverts et de bonne foi ! _,

face à la complexité, somme toute, « intriquée« , donc,

de ce « réel » à donner à « vraiment » « ressentir« ,

dans la clarté de l’intrication-désintrication de ses divers éléments, par nous autres spectateurs ;

même si, d’autre part page 338 _ :

« Kim Kum-sun _ la sidérante infirmière _ était gravée dans ma mémoire ;

et je ne cessais pas de penser avec entêtement à ce film impossible _ voilà la formule décisive ! _ ;

que la faim, le dégoût de la nourriture _ servie à Pyongyang _ semblaient rendre plus impraticable encore« ,

en ce séjour « nord-coréen«  de quatre petits jours seulement, à Pyongyang, en « septembre 2004« , à partir de Pékin (page 327) _  :

« quel film ce serait !  » que ce « film nord-coréen« , à tourner par Claude Lanzmann à Pyongyang !..


Mais « il y avait, dans ma propre « brève rencontre » »

_ d’il y avait, ce mois de septembre 2004-là, lors de cet improbable « retour à Pyongyang« , depuis Pékin (« dès mon arrivée à Pékin, je m’informai sur les possibilités _ ou incompossibilités ! _ d’entrer en Corée du Nord« , page 330),

quarante-six ans d’écoulés depuis cette si improbable semaine elle-même, d’un lundi à un dimanche, « à la fin août 1958 » (avec l’acmé de sa dernière « folle journée«  !) :

« je décidai qu’il me fallait en avoir le cœur net,

prendre la mesure des changements survenus depuis 1958 _ voilà !

étant donné que « permanence et défiguration des lieux sont la scansion du temps de nos vies« ,

a noté _ et combien, de fait, est-ce capital ! _, page 169, Claude Lanzmann ;

c’était, là, à propos des métamorphoses successives du « coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain«  : le café « Royal« 

, à la fin des années quarante, se produisit (« quatre regards s’échangèrent en un éclair« , page 170) le second coup-de-foudre de sa sœur Évelyne et de Deleuze (« nul n’aurait pu alors imaginer que le « Royal » ne serait pas éternel« , page 169),

le café « Royal« , donc,

ayant, et depuis longtemps, disparu :

remplacé par le Drugstore Saint-Germain« , d’abord ;

auquel lui-même,« mort tout à la fois de sa belle mort et des bombes de la terreur« , quelques années plus tard encore,

« a succédé une boutique du roi de la fringue transalpine, avec un restaurant chic et cher au premier étage« , page 169… ;

et Claude Lanzmann ayant commenté, page 169 toujours, cette « permanence et défiguration des lieux«  et « scansion du temps de nos vies«  :

« Je l’ai vérifié autrement , dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus confronté aux paysages _ d’abord muets _ de l’extermination _ industrielle : des chambres à gaz… _ en Pologne.


Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration

_ le mot employé, « défiguration« , est le même que celui qui clôt le terrible chapitre premier,

à propos du « visage« , non « défiguré« , justement, après la « décapitation« , de « l’égorgé«  :

« le visage de l’égorgé

_ maintenant contemplable, sur la « minable vidéo d’amateur tournée par les tueurs eux-mêmes » (en ces « images atroces des mises à mort d’otages perpétrées sous la loi islamique en Irak ou en Afghanistan« , page 27) _ ;

« le visage de l’égorgé

et celui du vivant qu’il était _ encore l’instant précédent _

se ressemblent irréellement. C’est le même visage ; et c’est à peine croyable«  _ pour nous qui osons le regarder _ ;

tant « la sauvagerie de cette mise à mort était _ en effet _ telle qu’elle semblait ne pouvoir se sceller _ objectivement _ que d’une radicale défiguration » :

mais non advenue ! le « visage«  de l’assassiné « demeurant«  : « c’est le même visage« , nonobstant le meurtre ! non défiguré !) _

Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration, donc,

et la permanence furent alors _ en ces moments du tournage en Pologne, cette fois ; toujours page 169 _ pour moi un bouleversement inouï, une véritable déflagration, la source de tout« , page 169 donc :

d’où le prix, tel celui du sang, de la parole, indispensable !, de « témoignage«  de ceux qui « se souvenaient« , en une formidable (« hallucinée et précise« , tout à la fois) « reviviscence«  absolument « vraie«  ! _ ;

Et Claude Lanzmann d’ajouter superbement,

en commentaire, page 170, de ce souvenir toujours irradiant de feu le café Royal et de sa sœur Évelyne (y rencontrant à nouveau Deleuze) ; Évelyne disparue, elle, le 18 novembre 1966 (« les novembre ne me valent rien » depuis, dit Claude, page 189) :

« Vivants, nous ne reconnaissons plus _ du fait d’abord des très puissantes forces de l’oubli _ les lieux de nos vies ;

et éprouvons _ si l’on se met, a contrario, si peu que ce soit, à y réfléchir _ que nous ne sommes plus les contemporains de notre propre présent. Je ne partage pas avec beaucoup le savoir que le « Royal » a existé«  ;

continuant, immédiatement à la suite, après une simple virgule :

« et je pense toujours, dans l’admiration et le scepticisme absolu _ tout à la fois ! _ à la plaque mémorielle appliquée à la façade du 1, quai aux Fleurs, immeuble où vécut Vladimir Jankélévitch ;et où j’ai habité moi-même quelque temps. On peut y lire cette pensée du philosophe, extraite d’un de ses livres _ « L’Irréversible et la nostalgie« , page 275 de l’édition originale, aux Éditions Flammarion, de 1983 _, que j’appris aussitôt par cœur tant elle m’émouvait et que je me récite souvent la nuit ; ou quand il m’arrive de passer quai aux Fleurs :

« Celui qui a été

ne peut plus désormais ne pas avoir été.
Désormais, le fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu

est son viatique pour l’éternité »« ,

toujours page 170 : « viatique«  oxymorique : d’où la sublime conjonction de « l’admiration et le scepticisme absolu« 

Fin de l’incise sur la si décisive « permanence et défiguration des lieux » comme constituant « la scansion du temps de nos vies«  ;

et retour sur l’« essai de repérage« , quatre jours à Pyongyang, en septembre 2004,

pour le « projet«  et le « désir«  même de film « nord-coréen » de Claude Lanzmann,

pour surmonter la part de « défiguration » de « la scansion du temps de nos vies« ,

et possible medium, non seulement en ce bref « repérage« , mais aussi en sa « réalisation«  en suivant,

cet éventuel film,

pour ré-accéder, par une « reviviscence« , à la « permanence » de la « joie » magnifique d’alors, à Pyongyang, déjà, « à la fin août 1958« , éprouvée ;

« viatique pour l’éternité« , donc :

pas seulement, alors et ainsi, au regard de soi-même (ayant vécu, ineffaçablement ! par le fait ! cela de « passé«  et de « non oublié« …) ;

mais aussi possiblement offert,

par le medium effectif de l’œuvre, cette fois… _ et ici l’œuvre de cinéma (encore à ce jour à « réaliser » !) _ quand elle aura enfin été « réalisée » !.. ;

possiblement offert, donc, à la sensibilité (ou aesthesis) de quelques autres, pouvant ainsi,

par les émotions « vraies » qu’ils éprouveront alors (comme « homines spectatores » actifs _ = « en acte« , pas seulement « en puissance« … ; et pas seulement passifs _, pour reprendre l’expression de Marie-José Mondzain, en son « Homo spectator« ),

pouvant ainsi, en partie au moins, « le«  partager !

partager un peu de cette rare-là « joie«  « vraie » (de « fin août 1958 » ; à Pyonyang) !

Puisque tel est le « miraculeux«  pouvoir de « présentification«  (page 82) d’une œuvre (ou « chef-d’œuvre« ) « vrai(e) » !

« je décidai _ de passage à Pékin (pour y présenter « Shoah«  à « des cinéphiles chinois« , page 326), ce mois de septembre 2004 _ qu’il me fallait en avoir le cœur net,

prendre la mesure des changements survenus _ à Pyongyang _ depuis 1958,

espérant que ce retour

_ tenté ! en forme accélérée, de quatre jours seulement (et, cette fois encore, régime oblige, bien difficile !), de « pré-repérage« , en quelque sorte…) _

vers ce lointain passé _ et c’est ici bien davantage qu’une métonymie ! _

m’aiderait à prendre la bonne décision en ce qui concernait mon désir de film« , page 330 _,

« il y avait, dans ma propre « brève rencontre » _ de 1958 _, donc,

tant de « scènes qui pouvaient être d’une grande puissance proprement cinématographique«  _ dit Claude Lanzmann, page 329 _ que « la perspective d’avoir à tourner de pareilles séquences » non seulement « ne m’effrayait pas« , mais « m’excitait _ et même suprêmement ! _ au contraire«  _ page 330 ;

je vais, bien sûr, moi-même y revenir, ici-même ! _

A Pyongyang, donc,

en cette Corée du Nord qui « a arrêté le temps

_ on lit bien !, page 335 : en tant qu’État ; que « régime« … ;

les « régimes totalitaires«  ont d’étranges lubies ;

à milles lieues _ quant à ce qu’ils s’« autorisent«  à décider, mortellement, des vies mêmes !.. _, du « régime poiétique«  du « présent«  de « présentification« 

_ cf la merveilleuse expression employée, page 82, à propos du « génie poétique » (et du « brio » et de la « verve«  : « la magnifique éloquence, le brio, la verve de Monny, le génie surréaliste qui structurait sa parole et ses relations avec autrui, sa générosité sans limites avec nous, aussi illimitée que l’amour qu’il portait à ma mère« , page 130) de Monny de Boully ! _,

à milles lieues du « régime poiétique«  du « présent«  de « présentification« 

lui, de la création artistique… _

A Pyongyang, donc, je reprends l’élan de ma phrase

en cette Corée du Nord qui « a arrêté le temps 

deux fois au moins :

en 1955, à la fin de la guerre ;

et en 1994, à la mort de Kim Il-sung, le Grand Leader.

Kim Il-sung n’est pas mort, ne peut pas l’être ; il est présent _ lui… _ pour l’éternité » !

C’est de ce nouveau travail cinématographique-là, qui défie, à l’état de « projet » et de « désir« , en balance encore, et attend, pour le passage à sa « réalisation » en œuvre effective de film de cinéma, Claude Lanzmann,

à Pyongyang, en Corée du Nord,

telle une nouvelle « face Nord«  _ de quelque nouvel Eiger, Mönch, ou Jungfrau… _,

ou telles quelques nouvelles « aiguilles de Chamonix«  :

un peu plus, toutefois, que de « hauts rochers d’apprentissage obligé pour tous les futurs grimpeurs », formule de la page 387, appliquée aux « parois des Gaillands« , cependant :

le temps _ long : mais peut-on faire autrement, afin d’« apprendre«  et ensuite de « faire« , mais « vraiment«  ?.. _

le temps de l' »apprentissage« , ou du « faire ses classes« 

_ l’expression « faire ses classes«  est présente page 272 :

« on _ dans l’équipe du « groupe de presse » de Pierre et Hélène Lazareff, dès le début des années 50 _ m’avait proposé de faire des reportages difficiles sur des faits divers criminels; et j’avais à plusieurs reprises accepté. Cela m’amusait, m’intéressait ; j’ai beaucoup appris : à questionner, à ruser, à prendre des risques ; je faisais mes classes ; apprentissage

_ tel que celui de la pêche, auprès du « directeur d’école républicain » de Saint-Chély-d’Apcher, Marcel Galtier : « il m’instruisait de tout, et d’abord de la pêche à la mouche dans les étroites et serpentines rivières à truite des hauts plateaux de l’Aubrac« , page 67 _;

celui de la chasse, auprès de son ex-beau-père René Dupuis : « outre les leçons de billard, dont je n’ai rien retenu, je lui dois les bonheurs de l’attente et de l’imminence, posté « ventre au bois » sur une sente gelée et verglacée, guettant le déboulé d’une harde de sangliers, m’enchantant du langage infini, précis et poétique de la chasse  _ ne jamais tirer sur une laie « suitée de marcassins en livrée » _ ;

je lui dois _ aussi _ mes premières descentes en rappel à plus de quarante ans et le passage de l’alpinisme livresque, dans lequel, on l’a vu _ en compagnie du Castor, dans les Alpes bernoises et valaisanes _ j’excellais, à la lutte réelle _ cette fois _ contre le vide, contre la tétanisation des muscles au moment de franchir, dans les parois des Gaillands _ hauts rochers d’apprentissage obligé pour les futurs grimpeurs _, des difficultés, considérables pour moi, de degré 5 ou 6« , pages 386-387 ;

apprentissage complété par Claude Jaccoux, « qui fut président du Syndicat national des guides de haute montagne« , avec lequel « je me confrontai à de rudes classiques, certaines pour débutants, comme l’arête des Cosmique, d’autres plus sévères comme la Tour ronde ou encore Midi-Plan, cataloguée comme « AD », assez difficile, course exténuante de neige, de glace et de roc, avec franchissement de barrières de séracs qu’il nous fallait dévaler, talons plantés, sans nous autoriser un seul arrêt pour réfléchir ou reprendre souffle, car le soleil déjà haut dans le ciel dardait droit sur les blocs de glace qui, déstabilisés, s’effondraient derrière nous dans un fracas de bombardement, nous contraignant à la fuite en avant _ toute une école ! _, page 388 ;

celui du théâtre, auprès de son épouse Judith Magre, le « changeant« , à force d’accroissement de la « sensibilité«  au « plus infinitésimal écart dans un mouvement du corps, dans la hauteur d’un timbre » qui « prenait«  alors « pour moi une importance démesurée« , le « changeant« , donc, « tout à la fois à«  son « insu et au comble de la lucidité, en guetteur implacable et émerveillé« , page 385  ;

ou auprès de maîtres d’école, tel, « à l’école communale de Mâle« , « aux environs de Nogent-le Rotrou« , l’instituteur M. Étournay : « la séparation d’avec M. Étournay fut déchirante ; il dit à mon père sur un ton de reproche : « Vous m’enlevez mon meilleur élève » », page 102 ;

de lycée, aussi, tel, qui « enseignait la littérature en lettres supérieures«  à Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, Jean Perus : « c’était un professeur magnifique ; et je n’ai jamais oublié la moue dédaigneuse de ses lèvres lorsqu’il récusait d’une seule phrase une de nos interprétations. Il me guérit à jamais du comparatisme _ réducteur des singularités _ le jour où, ayant à commenter à voix haute devant lui et mes condisciples un passage de Rabelais, j’évoquai stupidement Bergson que j’avais à peine lu. Le dédain de sa célèbre moue me fit carrément dégoût : « Mon petit, Rabelais ne connaissait pas Bergson »« , page 37  ;

et je ne re-passerai pas en revue, l’ayant fait dans un précédent article, tous ses professeurs de philosophie, au premier rang desquels se détache cependant le magnifique Ferdinand Alquié, ami de Monny de Boully, « qui avait participé avec lui aux grandes batailles du Surréalisme ; et occupait alors à Louis-le-Grand la chaire de philosophie pour les classes préparatoires à l’École normale« , page 131 :

« Alquié«  qui « s’était efforcé de dompter son accent languedocien _ de Carcassonne _ mais l’avait gardé en inventant une combinatoire unique du geste et de la parole : il articulait chaque mot, chaque syllabe, déconstruisant ses phrases pour mieux se faire comprendre ; mais reliant, réunissant les savoureux cailloux épars de l’occitan par un extraordinaire jeu des bras et des mains avec des arrondis de bailadora sévillane, ou d’anguleuses poussées des coudes, à la façon des danseuses princières d’Asie du Sud-Est« , page 141 ; « je l’adorais, nous l’adorions : major de l’agrégation en 1931, il était petit, fort mince, toujours élégant, avec d’immenses yeux très noirs aux lourdes paupières bistrées ; et nous étions tous conscients de notre chance d’avoir, à vingt ans, un tel maître : impeccable historien de la philosophie, philosophe lui-même, dédaigneux des modes, des brigues ou intrigues ; et qui, nous instruisant sérieusement avec une totale absence d’esprit de sérieux, nous enseignait du même coup à penser librement et à ne pas plier«  ; quel portrait ! et quel hommage !

« J’aimais aussi sa femme, une belle Normande blonde et plantureuse, bien plus grande que lui, pleine d’esprit ; et je me plaisais parfois à imaginer mon professeur englouti, lui aussi tourterelle, dans l’étreinte des beaux bras blancs de Denise » ; page 142 _ il se trouve que j’ai connu Ferdinand Alquié, à Carcassonne, au mariage de notre ami Jean -Yves David, dont j’étais le « témoin«  ; Ferdinand Alquié (grand ami de Henri Tort-Nouguès, professeur de philosophie et carcassonnais, lui aussi : le père de la mariée) ; Ferdinand Alquié, donc, étant le « témoin«  de la mariée, notre amie Sylvie… ;

et je ne redirai rien de tout ce que Claude Lanzmann a pu apprendre au quotidien, et de Sartre, et du Castor _ « avec leur sérieux si touchant« , page 248 ; en même temps que (même si la remarque n’est qu’à propos de Sartre, et d’après le témoignage, tout premier, de Jean Cau, en 1946) « la simplicité de Sartre, son abord fraternel, sa totale absence d’esprit de sérieux« , page 150 _ ;

sinon, emblématiquement, ceci, et c’est à propos des voyages de Claude « avec eux« , et de son « apprentissage« , par eux deux, « du regard et du monde«  : « J’apprenais à voir _ en échangeant par la parole avec eux _ par leurs yeux _ voilà (de l’image à la parole et vice versa) le va-et-vient véritablement formateur ! y compris cinématographiquement !.., nous le verrons,  d’un véritable « apprentissage«  du « regarder-écouter«  « vraiment«  !.. _ ; et je puis dire qu’ils m’ont formé ; mais cela n’allait pas sans réciprocité : nous avions des discussions serrées et intenses _ voilà ! _ ; l’admiration que je vouais à l’un et à l’autre, n’empêchaient pas qu’elles fussent égalitaires«  ; par là et ainsi, très concrètement, sur le tas, en ces voyages « ensemble », partagés, donc, « ils m’ont donné à penser, je leur donnais à penser » _ toute une pédagogie non didacticienne ! _, page 251 ;

ni ne redirai rien, non plus, de ce que ce Claude Lanzmann a pu apprendre du merveilleux Gershom Sholem, ami très proche d’Angelika (et témoin des « épousailles juives«  d’Angelika et de Claude « lorsque le rabbin Gotthold«  les « unit à Jérusalem, sous la houppa, à la fin d’un jour d’octobre encore très chaud« , en 1974), page 421 : « J’aimai Scholem lui-même dès le premier dîner auquel, avec sa femme Fania, il nous avait conviés, Angelika et moi. Ce grand savant était dépourvu de cuistrerie, généreux de science à la condition d’être persuadé de l’authentique intérêt de son interlocuteur ; il était pionnier, défricheur, curieux de tout ; penseur, philosophe, polémiste, libre dans ses propos et d’une drôlerie souveraine. Je l’aimais aussi pour son visage, son grand nez puissant, ses yeux bleux clairs où demeurait une lueur d’enfance« , page 421… ;

ni, non plus, encore, de ce que je viens de relever, un peu plus haut, de ce que Claude a pu apprendre du « génie poétique » _ « le génie surréaliste qui l’habitait, son français d’une richesse admirable«  (page 79) _, de la « verve » et du « brio » ; de la « liberté« , de la « générosité » et du « non-conformisme » du nouveau compagnon, depuis 1939 ou 40, de sa mère, l‘ »extraordinaire magicien » (page 82), Monny de Boully ; le « Rimbaud serbe«  !.. Car immédiatement, grâce à ce sublime « génie poétique » de Monny, entre Paulette et lui, puis les enfants Lanzmann : « outre l’amour, le ciment de cette miraculeuse entente était l’intelligence, la liberté, l’accord de tous pour placer au dessus de tout ces vertus cardinales ; le refus des tabous dans les conduites et les paroles« , page 130 : quelle leçon de liberté !…

« je faisais mes classes ; apprentissage

qui me fut rendu au centuple quand je réalisai « Shoah« , que l’on peut regarder, à maints égards _ et tout spécialement de l’« instruction » des « témoignages«  _, comme une investigation criminelle« _

« faire ses classes  » (d' »auteur« )

_ cf par exemple à la page 427 ; et d’abord à propos de « Pourquoi Israël« , à un moment de son montage, en 1972, lors d’« une projection de travail« , « qui avait emballé _ sinon la productrice ! du moins _ les quelques personnes invitées«  ; celles -ci « justifiaient leurs applaudissements par une catégorie de pensée nouvelle pour moi« , se souvient ici Claude Lanzmann : « C’est un film d’auteur, c’est un film d’auteur ! «  ; soit la première prise de conscience d’une « vraie » singularité sienne (d’« auteur« , donc) en train de naître

puis, à la page 520, cette reconnaissance, beaucoup plus large et de poids, d’« auteur«  et d’une « œuvre« , en une « réconciliatrice nuit du 4 août« , à un important colloque organisé à Oxford en septembre 1985, pour une cruciale projection « polonaise«  (et internationale) de « Shoah » (la présentation du film à Washington n’eut lieu que le mois suivant, le 23 octobre ; alors que la toute « première«  à Paris, au Théâtre de l’Empire, avait eu lieu au mois d’avril précédent) :

_ « la puissance invitante (en) était un institut d’études judéo-polonaises et son journal, « Polin », organisme pionnier composé de deux solides sections, l’une à Oxford, l’autre en Pologne même. Celle-ci semblait avoir fait l’union autour de « Shoah » et abandonné les anciennes querelles _ déchaînées dès le lendemain même de la première projection du film à Paris, au mois d’avril, donc. Car parmi les invités de poids se trouvaient des membres du Parti communiste, des hommes de Jaruzelski, mais aussi les journalistes et écrivains catholiques les plus réputés de Pologne, comme Jerzy Turowicz, rédacteur en chef du « Tugodnik Powszechny » de Cracovie, le Pr Jozef Gierowski, recteur de l’université Jagellon, de Cracovie aussi. Le plus étonnant dans cette réconciliatrice nuit du 4 août, c’est que participaient également les intellectuels de la dissidence polonaise, ceux qui avaient décidé de fuir leur pays quand Gomulka avait déclenché la grande crise d’antisémitisme officiel, comme le philosophe Leszek Kolakowski et le Pr Peter Pulzer« , précisent les pages 519-520 _

à Oxford, donc, en septembre 1985 : « la discussion _ suivant la projection (intégrale, est-il besoin de le préciser !), la veille, de « Shoah« _ qui dura en vérité plus de sept heures, commença par un mea culpa unanime, tous les participants s’excusant envers moi de l’attaque vicieuse et officielle qui avait été menée contre « Shoah » en Pologne _ à la sortie parisienne (et française), seulement, du film _ ; et continuait d’ailleurs à l’être _ sur pareille lancée… Même s’ils avaient des critiques à formuler contre le film, ils tombèrent tous d’accord pour déclarer qu’il s’agissait d’une œuvre d’art, obéissant à ses propres lois ; et non pas du tout d’un reportage sur la façon dont les Polonais avaient été les plus proches témoins de l’extermination de leurs concitoyens juifs.

Il faut se référer aux nombreux et substantiels articles qui parurent le lendemain du colloque d’Oxford, un peu partout : aux États-Unis, en Angleterre, en Israël, en Pologne même ; par exemple celui de Timothy Garton Ash qui occupait vingt pages de la « New-York Review of Books » ; de Neal Ascherson dans « The Observer » ; ou d’Abraham Brumberg dans « The New Republic ». Tous étaient un salut à « Shoah«  et à la façon dont mon savoir historique et le travail préalable qui y avait conduit, avaient littéralement mis en déroute ceux qui, au début _ à la sortie française du film, en avril ; et ses suites, depuis… _, prétendaient se présenter comme les plus acharnés de mes adversaires, auxquels j’avais montré _ par le film lui-même, d’abord, comme dans les échanges substantiellement nourris de ce colloque _ que leurs poches étaient vides et leurs munitions creuses.

Un certain nombre, comme le philosophe Leszek Kolakowski, m’écrivirent après la projection pour me dire que leur éblouissement l’emportait largement sur leurs objections ; et que si « Shoah«  ne disait pas tout _ certes _, il submergeait _ en effet _ par sa puissance de suggestion et son originalité, dévoilant la vérité _ son objectif unique ! _ comme cela n’avait jamais été fait« , pages 520-521 _,

le temps de l’« apprentissage« , donc,

_ « conscient que j’aurais à grandir, à vieillir« , se dit-il, page 249, à propos de sa difficulté ancienne, en 1953, à « tout de suite écrire _ comme le lui conseillait alors Sartre à propos de sa découverte d’Israël, le semestre précédent, d’août à novembre 1952 _ , changer en un livre la matière de sa vie ; ce qui est souvent le défaut des professionnels de la littérature » ;

« en un livre«  ou en quelque autre œuvre, en quelque autre medium, que ce soit : pour lui, Claude, ce sera, in fine, en un certain mode de film de cinéma : nous allons y venir… _,

le temps de l’« apprentissage« 

ou du « faire ses classes » (d’« auteur« ), donc,

je reprends le fil de ma phrase plus haut, avant l’incise sur la reconnaissance d’un « auteur » et d’une « œuvre« , parfaitement singuliers,

finissant par passer… ; au tournant de la décennie 70 :

quand « une fille de milliardaire«  (« C. W.« , qui « s’était proclamée productrice de cinéma« , « depuis qu’elle avait vu ce que j’avais tourné sur le canal de Suez« 

_ pour le magazine de télévision d’Olivier Todd, « Panorama » : « ma décision de faire un jour du cinéma est sûrement liée à la réalisation de ce film » « tourné pour « Panorama », combinant les interviews des hommes sur le canal avec ceux des mères, des épouses, des enfants, à l’arrière« , est-il précisément indiqué, page 410 _

quand « une fille de milliardaire« , donc,

« me bombardait de messages comminatoires pour que je passe à l’acte«  ;

mais « j’avais besoin de réfléchir ; de savoir si j’avais véritablement le désir de ce film _ la même expression exactement (et la même attitude pour l’« éprouver« , dans le « réel« , sur le lieu ad hoc) que pour le « film nord-coréen« , à l’heure du passage à Pékin, en septembre 2004, page 330 : « je décidai qu’il me fallait en avoir le cœur net ; prendre la mesure des changements survenus depuis 1958 ; espérant que mon retour vers ce lointain passé m’aiderait à prendre la bonne décision en ce qui concernait mon désir de film« , donc ! _ ; et également si je me sentais capable de faire du cinéma sans avoir fréquenté aucune école, sans avoir suivi un seul cours«  _ cette inquiétude-là ayant été, en 2004, fort heureusement « dépassée«  ! _, page 412 ;

et ce sera « un coup de foudre violent et partagé«  _ à Jérusalem, page 420 : avec Angelika Schrobsdorff, qui deviendra bientôt, en octobre 1974, sa nouvelle épouse… _ qui fit que « la question de réfléchir à la possibilité _ ou l’incompossibilité _ ne se posa plus : il allait de soi que je le ferais _ les « coups de foudre » n’ayant pas, non plus, étaient avares pour Claude Lanzmann, tout au long de sa vie : à commencer par celui, dans des circonstancs particulièrement peu propices (au pays des « casquettes«  partout !) de Kim-Kum-sung, à Pyongyang, en cette « fin août 1958«  Je restai près d’un mois en Israël, parcourant le pays, tantôt seul, tantôt avec elle _ Angelika. Elle me fit faire la découverte sans prix de ses amis, Juifs berlinois, amis de sa mère en vérité, qui la regardaient et la traitaient comme leur propre fille ; l’admirant aussi pour sa beauté et parce qu’elle représentait pour eux l’excellence de la langue allemande, la liberté critique, l’invention et la causticité de l’Allemagne pré-hitlérienne, dont ils avaient gardé l’inguérissable nostalgie » ; etc.., page 420. « Israël, l’Allemagne, les deux années que j’y avais passées, la Shoah, Angelika se nouaient en moi à d’insoupçonnables profondeurs« , page 420, toujours…

En conséquence de quoi, « je repartis pour Paris annoncer à la productrice que j’acceptais de réaliser le film, habité par une idée fixe : revoir Angelika, revenir au plus vite vers elle« , à Jérusalem et en Israël, page 421… C’est ainsi que « l’amour d’une femme a été _ cette première fois-là, en décembre 1970, en quelque sorte… _ le ressort décisif d’une œuvre« , le premier film de cinéma de Claude, « Pourquoi Israël« , page 422.

Puis, dans le courant de l’année 1973,

entre la fin des trois ans déjà bien difficiles de ce premier opus de cinéma, « Pourquoi Israël« 

_ « j’avais demandé un congé sans solde à Pierre Lazareff ; il me l’avait accordé« , page 427 ; et « comme j’étais novice, fou de désir de film et d’Angelika _ les deux, déjà, liés : je continue de penser à l’opus « nord-coréen«  toujours « en balance » de « réalisation« , en 2009… _, j’avais signé le contrat qu’on m’imposait sans en discuter les termes ; j’aurais signé n’importe quoi. Je fus payé au minimum, alors que j’avais trouvé _ sous-pression des diktats successifs de la nouvelle productrice (« intraitable », page 427, qui avait succédé à la décidément trop « amatrice«  (à un point « caricatural« , page 422) « fille de milliardaire« , (« C. W.« )… _ une partie de l’argent ; et que j’avais permis au film de s’achever. Par rapport au salaire _ de journaliste pour le groupe de presse de Pierre et Hélène Lazareff _ qui était auparavant le mien, la régression était considérable. Je terminai « Pourquoi Israël«  dans une très réelle pauvreté qui teintait d’une interrogation anxieuse la joie puissante _ certes ! _ d’avoir réalisé ce film« , pages 427-428 _,


 et les douze ans de « course-relais » qu’allait devenir, avec bien des hauts et des bas

(jusqu’à, même, une presque une noyade, à Césarée, avec « sa magnifique plage au sable dur, longée par un aqueduc romain à travers les arches duquel la mer s’offrait, scintillante et tentatrice« , page 231, l’été 1977…)

le film suivant, le second film de cinéma de Claude, « Shoah« 

_ «  »Shoah » fut une interminable _ et dangereuse, pour sa vie même, on va le voir immédiatement _ course de relais : ceux qui me soutenaient pour un temps, abandonnaient ensuite ; je devais en convaincre d’autres, qui reprenaient le flambeau ; puis d’autres encore ; jusqu’à la fin _ après la fin même, puisque, le film terminé, il n’y avait pas de quoi payer une première copie« , page 234 ;

car, bien « seul à pressentir

_ alors : c’était, donc, l’été « 1977, où seul un miracle _ probablement, eu égard au jeu de probabilité de compatibilité des divers  « compossibles«  _ me sauva la vie _ lors d’une « quasi noyade«  ; au large de Césarée, donc…

C’était une période sombre de mon existence et, ce qui est la même chose, de la réalisation de « Shoah« .

Le film auquel je travaillais depuis presque quatre ans, était en panne : je n’avais plus d’argent pour continuer ;

et les Israéliens

qui, après avoir vu « Pourquoi Israël« , tenu par eux comme le meilleur film jamais réalisé sur leur pays, m’avaient proposé de réaliser un film sur la Shoah, en avaient initié et financé les premières recherches,

venaient de m’annoncer _ patatras ! _ qu’ils ne soutiendraient pas plus avant un travail dont ils ne voyaient pas la fin« , page 229  _

et donc, bien « seul à pressentir

ce que serait cette œuvre _ en si difficile et « opaque« , page 231, « gésine« , page 234… _,

je m’épuisais _ alors _ à tenter de convaincre des bureaucrates ignorants du cinéma autant que de la Shoah _ cela est certes loin de n’exister qu’en Israël ! j’ai ma (petite) expérience des Drac ; et même de la Direction de la Musique (du temps de l’Hôtel Kinski, 53 rue Saint-Dominique)… _ à vouloir leur faire partager, comme si elles étaient claires, des idées encore opaques pour moi-même.

La trame de « Shoah » se dessinait _ peu à peu, cahin-caha, et de bric et de broc… _ en creux ; mais un pareil film est une aventure _ de la poiesis_ qui déborde par essence les limites _ d’écriture comme de chiffrage, sur le papier _ qu’on veut _ soi, d’ailleurs, tout autant que « les autres« _ lui assigner« , page 231… ;

D’où l’incident de la « presque noyade » dans la Méditerranée de Césarée :

« foncer au large, perpendiculairement à la côte, ne pas la longer, a toujours été ma façon de faire _ aller « droit, comme dirait Husserl, à la chose même«  a-t-il aussi précédemment dit, page 139 _ ; et eût été ma devise si la naissance m’avait gratifié d’un blason où la buriner » ;

et quand, après « cinquante brasses » _ mais « vingt déjà eussent été de trop« , page 231 _ « j’entrepris de revenir _ « le soleil était à son zénith, la plage brillante, clairement découpée« , page 231 _ je brassais, il me sembla _ au passé simple, cette fois : c’est l’amorce de la prise de conscience ! _ qu’elle ne se rapprochait pas. Je brassai plus fort, plus fermement ; et basculai dans l’évidence que c’était justement le contraire qui advenait : la plage s’éloignait ! A cet instant de la prise de conscience, tout s’accomplit et se cristallise en un éclair : (…) par-dessus tout, la fatigue. Elle me submerge. Je n’en puis plus, mon pied _ fracturé « un dimanche de printemps » en manquant « une marche biseautée » en me précipitant « dans les escaliers » « de notre immeuble » : « Deborah, la jeune chatte persane d’Angelika » avait sauté, « flèche noire, dans le jardin de notre immeuble parisien« . « Il fallut douze semaines avant qu’on prononçât ma guérison. Et ceci ne fut pas fait à Paris, mais à Jérusalem, par un professeur plein d’expertise, qui me conseilla la natation comme meilleur moyen de réapprendre à marcher et à muscler ma jambe.

Pourquoi Jérusalem ? (…) Parce que Menahem Beghin venait _ le 17 mai 1977 _ de gagner les élections et d’accéder _ le 21 juin suivant _ à la charge de Premier ministre. C’étaient les travaillistes battus qui avaient renoncé à me soutenir. (…) Begin ne me déçut en rien ; tout avec lui sa passa comme je l’attendais, comme je l’espérais ; et ma gratitude lui est à jamais acquise. Mais les détails et les modalité de cette nouvelle aide durent être réglés avec ses conseillers, en particulier avec Éliahou Ben Élissar, homme secret et sans émotions (…) Pour l’aide qu’Israël était disposé à m’apporter, je devais m’engager à avoir terminé le film dans les dix-huit mois à venir ; et à ce que sa durée n’excède pas deux heures. C’était si loin de ce que je savais être la réalité que je restai comme assommé ; promis ; et signai _ cette fois-là encore _ tout ce qu’on voulait. La somme qu’on m’allouait me permettrait de poursuivre les recherches, mais pas d’entreprendre le tournage ; j’avais la certitude qu’il me faudrait encore des années _ ce serait huit ans plus tard, en 1985 _ avant de mettre le point final à mon travail ; et que le film serait au moins quatre fois plus long _ au bas mot : plus, même, de huit heures : 9 heures 10 en sa version française… _ que ce qu’on m’avait prescrit. En vérité, je vivais ce concours qu’on me consentait comme une condamnation à mort _ comme la corde « soutenant«  son pendu _ du film ; et je me disais, ainsi que je l’avais pensé _ déjà _ plusieurs fois auparavant, qu’il ne servait à rien de m’obstiner ; que je ferais mieux de tout abandonner« , pages 229 à 231.

Aussi voici, maintenant, comment Claude Lanzmann interprète rétrospectivement « aujourd’hui« , page 233, « cet étrange épisode«  de sa « presque noyade » au large de Césarée

_ « l’irruption de la tragédie au grand soleil ; je continue à nager faiblement ; j’avale de l’eau très salée qui m’étouffe » ;

après survient la tentative (rapidement échouée) d’un premier sauveteur (« un grand blond, alerté par Angelika« ,  qui « abandonne presque aussitôt« , page 232) ;

et ceci, ensuite : « Il n’y a plus de plage _ à portée de vue _, plus de soleil ; je suis à moitié aveuglé par le sel ; je m’étouffe souvent ; j’ai cessé de me battre ; il faut mourir. Étrangement je m’apaise ; et j’envisage la mort par asphyxie non pas comme une fin, mais comme un passage, un sale moment, un très sale moment à passer, après lequel je pourrai à nouveau respirer à plein poumons, librement ; à grandes lampées d’air pur ; un détroit, un défilé, le chas d’une aiguille : de l’autre côté, la vie reprendrait _ un analogue de la métempsycose. J’attends donc la mort ; je ne bouge plus ; je ne nage plus ; je flotte sur le dos ; je fais la planche ; je me laisse aller ; je n’ai pas perdu conscience« , pages 232-233 ;


« mais une voix encore, une autre voix, voix claire, accent anglais parfait, m’interpelle brusquement sur mon arrière (…). Je me sentis alors fermement saisi aux aisselles, emporté non pas vers la plage, mais vers la haute mer.

Sa voix impérieuse de professionnel me commanda de l’aider en faisant avec mes jambes le mouvement de la brasse sur le dos. Yossi _ c’était le prénom de mon sauveteur _  nous fit décrire un très grand arc _ de grande amplitude ! _, remontée au large, puis retour vers le rivage, mais beaucoup plus loin, là où les courants traîtres n’existent pas ; là où j’aurais dû nager si j’avais connu Césarée. Il lui fallut presque deux heures pour me tirer jusqu’à la plage. (…)

Étudiant en droit à Tel-Aviv, natif d’un moshaf proche fondé par des Juifs marocains, Yossi Ben Shetttrit, sauveteur professionnel diplômé, était , avec le grand blond, le seul promeneur sur la plage de Césarée ce jour-là ; et le miracle _ voilà : au sein du panel des compossibles les moins probables ; ce n’est qu’une affaire (cf Hume : les « Dialogues sur la religion naturelle«  ; un grand livre ! au sein des écoles sceptiques ; sur lui, lire l’excellent « Le Travail du scepticisme«  de l’ami Frédéric Brahami, aux P.U.F, en mai 2001…) de taux de probabilités… _ est qu’Angelika l’ait rencontré.

Le dimanche précédent, au même endroit exactement, l’ambassadeur d’Angleterre en Israël s’était noyé ; et Yossi, appelé trop tard, n’avait réussi qu’à ramener son cadavre. Six employés de l’hôtel Dan Cesarea avaient _ aussi _ péri là en l’espace de six mois« , page 133 ;

« J’invitai mes deux sauveurs à dîner le lendemain soir ; et je leur manifestai une gratitude que je n’éprouvais pas vraiment«  _ tiens donc !

Car « vivre _ à ce moment présent précis-là, cet été 1977-là _ ne me faisait pas _ pour une fois ; pour un moment _ bondir de joie _ en cette phase dépressive-là de sa vie ; sur laquelle Claude Lanzmann revient par la réflexion rétrospective de ce livre-ci : l’expression est forcément très significative… _ ;

et repensant aujourd’hui _ nous y revoici donc ! après le plaisir de lecture de ce très beau passage (pages 231 à 234) _ à cet étrange épisode,

je me dis _ voici l’explication rétrospective promise, de Claude Lanzmann, page 234, en conclusion de l’« épisode« , donc.. _

que j’avais volontairement flirté avec la mort _ voilà ! _

tant les engagements pris _ cet été 77-là _ envers Ben Élissar et Israël

me semblaient _ réalistement _ impossibles à tenir.

Nous étions en 1977 ; « Shoah«  ne serait terminé que huit ans plus tard ;

et je savais que j’aurais à mentir année après année à ceux qui m’aideraient : Israéliens, Français ; gouvernements ou particuliers ; riches, moins riches, pauvres même.

A me mentir aussi, me mentir à moi-même,

car j’avais besoin d’espoir _ certes _ pour continuer : je me disais « l’année prochaine », comme on dit, dans l’attente messianique, « l’an prochain à Jérusalem » ;

tout en étant parfaitement conscient que je nous racontais des balivernes,

que je serais _ d’autre part encore _ intraitable et n’obéirais qu’à ma loi »

_ ou plutôt à celle que l’œuvre elle-même, en cette étrange, mais aussi impérieuse gestation (ou même « gésine« ), commandait !

Quelques lignes (et cinq phrases) plus loin, Claude Lanzmann le reformule d’ailleurs ainsi :

« Je n’ai cédé à rien ni à personne ;

ma seule règle a été l’exigence interne du film

_ = son « mandat«  interne, en quelque sorte : celui qui parvenait de la foule même des annihilés exterminés « dans le noir complet » et par asphyxie (au Zyklon B), dans le cas de la Shoah industrielle des chambres à gaz ; dont l’annihilation ignominieusement cachée (et/ou refoulée) réclamait hautement la lumière de la « vérité«  des « témoignages«  à recueillir, à « accoucher« , à « débusquer«  _ ;

ma seule règle a été l’exigence interne du film ;

ce qu’il me commandait« , toujours page 234…

Et c’est seulement en cela que Claude Lanzmann peut se dire avoir été, alors, et pour ce « mandat« -ci, « maître du temps«  : celui de la manifestation de la « vérité«  !

Claude Lanzmann, se relisant, le précise et le justifie davantage :

« Je me relis :

ces deux dernières phrases sonnent bellement et paisiblement

_ certains y voient même, selon les lunettes qu’ils ont chaussées (cf par exemple, peut-être, la chronique de Pierre Assouline « Claude Lanzmann, le maître du temps« , le 21 août dernier…), la vanité mal placée d’un ego _

aujourd’hui ;

mais je suis le seul à avoir porté ce fardeau d’angoisse ;

seul à savoir ce _ jusqu’à manquer s’en noyer dans les courants contraires de Césarée _ ce que m’ont coûté ces mensonges, serments et fausses promesses.

J’étais comme l’État d’Israël avec ses immigrants.
Combien de fois pendant la gésine
_ c’est-à-dire l’accouchement _ du film, m’est-il arrivé de mesurer avec un incrédule effroi, comme réveillé soudain et rappelé à l’ordre,

que deux années, quatre, sept, neuf, dix années s’étaient déjà enfuies ?

Au bout du compte _ cependant _ et chacun le sait,

je n’ai trahi personne :

« Shoah » existe comme il le devait _ et la Shoah elle-même le « demandait » !..

« Ein brera », c’est encore une formule israélienne pour signifier qu’il n’ y a pas d’autre choix« , toujours page 274…

Entre les trois ans _ 1971- 1973 _ de travail cinématographique de « Pourquoi Israël« 

et les douze ans _ 1973 – 1985 _ de travail cinématographique de « Shoah« , donc,

la « brèche«  avec le passé « journalistique« 

et le premier versant _ en quelque sorte « les classes« , « l’apprentissage« … _ de la vie ainsi que des prémisses (et divers outils à « se mettre dans la main« ) de l’œuvre : à créer, concevoir peu à peu et réaliser, de Claude Lanzmann,

était devenue « incolmatable«  :

« je ne me voyais pas reprendre mon ancien métier de journaliste _ quitté en 1970-71 _ ;

cette période de ma vie était révolue« ,

prend conscience alors, comme de « quelque chose de très fort et même de violent« ,

Claude Lanzmann, page 429 ;

et, sans quitter le terrain du « reportage » (et du « monde« ),

voilà qu’il était ainsi passé, et passionnément, de l’écriture au stylo, sur le papier,

au langage propre _ avec images (de regards, de visages) et paroles scrupuleusement articulées les unes aux autres _ du film,

au cinéma…

C’est, donc, de ce nouveau travail cinématographique-là _ le film « nord-coréen« , à tourner à Pyong-Gyang _, qui le défie et l’attend encore, à ce jour d’août 2009,

telle quelque « nouvelle face nord » à de nouveau et encore, « affronter » et « vaincre« ,

que je voudrais ici même, tracer quelques linéaments ;

car, pour le dire un peu abruptement,

j’ai quelque mal à me résoudre à l’idée, que pour lui, Claude Lanzmann,

« auteur » d’une « œuvre« 

_ cinématographique : de « reportage« 

(lui toujours, comme dans ses « années Lazareff« , « à l’affût du monde« , page 373) ;

de « reportage » sur la « réalité«   du « monde«  _

j’ai quelque mal à me résoudre à l’idée, que pour lui, Claude Lanzmann,

« auteur » d’une « œuvre » cinématographique

si singulière en cours _ et je vais y revenir ! _,

que pour lui,

comme ce fut le cas, en 1966, pour son beau-père René Dupuis :

« l’alpinisme, pour moi, c’est fini ; je suis trop vieux« 

_ de fait, ici, son équivalent « au-delà du seul défi sportif«  pour lui :

soit l’« opus cinématographique » « nord-coréen«  à tourner à Pyong-Gyang !

cf, sur ce projet

_ « quel film ce serait ! « , page 326 ;

« on m’avait tellement dit : « Quel film ce serait !  » que j’y avais réfléchi,

me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction,

je m’attaquerais à ce pan de mon histoire personnelle, entrelacée _ voilà ! _ à la grande Histoire« , page 329 _

cf, donc, les extraordinaires « repérages«  _ de quatre jours de septembre 2004 _ et « esquisses » de la fin du chapitre XIV de ce « Lièvre de Patagonie« , aux pages 329 à 342 ! _,

j’ai quelque mal, donc, à me résoudre à l’idée, que pour lui, Claude Lanzmann,

« auteur » d’une « œuvre » cinématographique si singulière en cours,

« l’alpinisme » _ ce qui donne, en le transcrivant : le « défi«  cinématographique « nord-coréen«  !.. _,

que pour lui, en 2009,

ce soit « fini ; je suis trop vieux«  :

« sans le guide, je n’y serais jamais arrivé ; il a dû me tirer à plusieurs reprises« , avait dit René Dupuis, de retour d’une Nième « attaque du fameux Peigne, qu’il avait _ pourtant _ vaincu plusieurs fois ; et qui présente des passages extrêmement périlleux. On ne peut les franchir que d’un seul élan, en mobilisant audace et résolution musculaire » ;

renonçant ainsi « à sa passion pour l’alpinisme« 

« Nous fîmes _ certes _ encore, lui et moi, de longues marches jusqu’à des refuges de haute altitude,

mais c’était autre chose« , page 388 :

des « broutilles » de « retraité« 

qui, en fait et en clair, a bel et bien « décroché » des défis du « difficile » !.. sinon de l' »impossible » !..

Eh bien! je ne peux personnellement pas « me faire« 

à ce que la formidable énergie (d' »auteur« ), ainsi que le « génie » (cinématographique),

proprement inépuisables, tous deux,

de Claude Lanzmann,

lui qui a toujours, à quatre-vingt-quatre ans aujourd’hui, un appétit grand ouvert pour « cent nouvelles vies« 

_ cf cette expression magnifique de « confiance«  en la vie et le « monde« , page 192 : « je ne suis ni blasé, ni fatigué du monde : cent vies, je le sais, ne me lasseraient pas«  !.. _,

un appétit grand ouvert pour « cent nouvelles vies » aventureuses,

encore et toujours à « mener » et « poursuivre » ;

et pour toujours, encore et encore, « bondir » et « rebondir« ,

_ à l’image, en effet, de cet extraordinaire « lièvre haut sur pattes » qui, un soir, « au crépuscule« , en 1995, avait « bondi comme une flèche » en traversant la route devant lui, « dans le balayement de » ses « phares« , « sur le dernier tronçon de route non asphalté après le village d’El Calafate » ;


et fait,

cet « animal magique » que ce « lièvre patagon« -là,

et fait qu’alors « la Patagonie tout entière » lui (Claude) « transperçait soudain _ à l’imparfait : c’est pour l’éternité ! _ le cœur de la certitude de » leur « commune _ définitive : irréversible et ineffaçable ! cf là-dessus, sur ce qu’est l’éternité, l’irréfractable sublime leçon de Spinoza ! _

lui « transperçait soudain le cœur

de la certitude de«  leur « commune présence« , toujours page 192 ;

à rebours de la « sagesse« , un rien contrite, elle _ ce sont des calculateurs fort prudents,

faisant, tel le renard face aux raisins présentement un peu trop hors de portée (« ils sont trop verts !« ) de la fable, par exemple en la version (« Fables« , III, 11) du merveilleux bonhomme La Fontaine… _ ;

à rebours de la « sagesse« , contrite et prudente, donc (= mélancolique, en fait, elle !), d’un Épicure ou d’un Lucrèce

pour laquelle, il serait vain, in fine

(et avec cette conséquence à tirer, selon eux, qu’il vaut, donc, tellement mieux, pour moins « souffrir« , se résigner sereinement à « partir«  de cette unique vie, mortelle, qu’à souffrir le supplice, plus encore que l’irréalisation, de nouveaux désirs ; à partir du constat impuissant, qu’ils font, eux, qu’on finit, en cette vie, par, déceptivement, « se blaser« , en effet !..) ;

pour laquelle « sagesse«  il serait vain, donc, in fine,

de désirer (et « espérer » avec si peu que ce soit de réalisme !) « renouveler«  encore, un peu plus longtemps, l’expérience

de ce qui ne peut, hélas pour nous, qu’objectivement « s’épuiser » en matière de nouveauté (en fait de « renouvellement«  d’expérience, pour nous : à découvrir et vivre, avec « fraîcheur » !..)

dans ce que peut offrir, à cette expérience de « sujet«  à nouveau « découvrant« ,

ou « re-découvrant« ,

la non illimitée, pensent-ils, « nature des choses« 

de ce vieux, finalement, et toujours, fondamentalement, répétitivement

_ là-dessus, relire le « Différence et répétition«  de l’ami  de Claude (« l’amitié ressuscita«   par « la violence de son suicide« , page 171 : le 4 novembre 1995), Gilles Deleuze _

identique à soi,

monde unique :

« nature des choses«  qui finirait, donc, par révéler,

au moins à ce-dit apprenti « sage«  (épicurien) , moins malheureux, lui que de plus « fous » et de plus « vains »,

d’apprendre à consentir _ se faisant, pour son usage, de ce qu’il prend pour « nécessité«  un semblant de « vertu » : « amor fati« … _ à se résigner enfin à la radicale et foncière « monotonie« 

de cette « nature des choses«  !.. _,

Eh bien!

je ne peux personnellement pas « me faire« 

à ce que la formidable énergie (d' »auteur« ), ainsi que le « génie« , inépuisables, de Claude Lanzmann

renoncent à quoi que ce soit, en matière de « joie bondissante«  cinématographique ;

lui, ce Claude Lanzmann qui avait « pensé longtemps » appeler son livre _ ce « Lièvre de Patagonie« , donc _ « La Jeunesse du monde » ;

lui qui nous dit et redit :

« je ne sais pas ce que c’est que vieillir ;

et c’est d’abord ma jeunesse _ permanente, perpétuée _ qui est garante de celle du monde« , encore, en conclusion du livre, page 545…

Car, dès les vacances d’hiver 1952-53, à la petite Scheidegg, et plus encore, à leur séjour à Grindelwald, aux vacances d’été suivantes, avec Simone de Beauvoir,

Claude Lanzmann avait « attrapé« , et pour toujours,

« l’inguérissable virus » du défi à « relever » de la « haute-montagne« 

Il en rend un très vibrant hommage à Simone de Beauvoir

_ nous l’avions déjà nous-même découvert à la lecture, il y a déjà un bon moment, de ses magnifiques volumes de « Mémoires » que sont « Les Mémoires d’une jeune fille rangée« , « La Force de l’âge« , « La Force des choses« , « Tout compte fait« , comme « La cérémonie des adieux » ; ou encore dans ses « Lettres à Nelson Algren » : tous enthousiasmants d’une formidable énergie débridée ! _,

page 257 :

« La haute montagne désormais m’habitait ; et j’en ai, tout le reste de ma vie, rendu grâce au Castor« 

« Nos premières vacances d’été _ après celles d’hiver à la Petite Scheidegg _, furent spectaculaires« , page 254 ;

par exemple : « elle nous mijota (…) une marche de huit heures au moins _ et encore, à la condition d’être surentraîné _, de col en col, toujours en altitude, dans le grand cirque dominant Grindelwald, face à l’imposante barrière alpine qui enchaîne les plus de 4000 mètres, dont le Mönch, l’Eiger et la Jungfrau, déjà évoqués. Le but était un refuge isolé dans un paysage grandiose ; nous nous enthousiasmions de concert et marchâmes d’un bon pas, chaussés d’espadrilles, sans crèmes ni onguents protecteurs pour les lèvres et le visage, le crâne nu. (…) C’était « marche ou crève », les coups de soleil m’enfiévraient autant que le furoncle

_ qui, d’abord « une rougeur que j’avais traitée par le mépris« , au moment du départ, à Paris, puis « un énorme anthrax à trois têtes sur l’omoplate gauche« , mal soigné auparavant (seulement « avec de l’eau bouillie, de la ouate, des compresses« ) quand il avait explosé « vers onze heures du soir avant Tournus, où nous nous arrêtâmes« , s’était « réveillé » ;

« un autre furoncle se forma brutalement aux deux tiers du parcours (de cette marche aventureuse en haute-montagne) et au pire endroit le genou. (…) Nous étions loin de tout ; n’avions pas un médicament ; aucune trousse d’urgence« , page 255 _ ;

j’avançais péniblement, en boitant à chaque pas ; le Castor elle-même rouge pivoine, brûlée et transpirante, allait somnambulique, le regard perdu. Nous fûmes pris par l’obscurité ; nous nous égarâmes ; atteignîmes le refuge vers minuit, où par miracle, de vrais alpinistes helvètes, bien équipés _ eux _ nous prirent en pitié, nous tancèrent, nous fournirent en pommades apaisantes, me gavèrent d’antalgiques et nourrirent le Castor. Je ne mangeai rien ; ma température était proche de quarante ; le terrible abcès malin dont notre calvaire avait peut-être accéléré la maturation, explosa, dans un geyser libérateur. A Milan, un médecin lombard me prescrivit un traitement de choc aux antibiotiques, le seul efficace. J’eus portant une rechute à Mostar, accompagnée de forte fièvre ; fut soigné dans un hôpital de Sarajevo. Après quoi, le grand voyage se déroula calmement : j’étais aguerri ; mon intégration dans la famille sartrienne était accomplie« , pages 254 à 256... _ incontetablement une étape importante dans l’« apprentissage »


« L’été suivant, nous recommençâmes par la Suisse ; mais au lieu de l’Oberland bernois, de la Junfrau et de l’Eiger, ce furent les Alpes valaisannes, Zermatt, le Mont Cervin (Matterhorn), le Mont Rose et les sommets aux noms mythologiques, comme Pollux et Castor si on les décline de gauche à droite, blancs jumeaux qui culminent à plus de 4000 mètres«  _ encore, page 257.

De semblables mésaventures ne manquant pas de se reproduire alors, car si « à quarante cinq ans, Simone de Beauvoir était raisonnable, le Castor était encore plus folle que moi » ; et « c’est le Castor qui l’emporta« , page 261 : « refusant les solutions douces ou paresseuses _ que je préconisais, elle résolut que nous étions assez acclimatés pour entreprendre _ cette fois à nouveau _ une longue course exigeante : montée pédestre de Zermatt au col du Théodule, descente par le téléphérique jusqu’à Breuil-Cervinia en Italie, où nous passerions la nuit, retour le lendemain au Théodule par le même téléphérique. Nous aviserions alors selon l’état de nos forces : soit emprunter la benne suisse pour le retour, soit dévaler à pied le glacier du Théodule, les névés, les rudes pentes d’herbe rase par où l’on plonge dans la vallée, jusqu’aux chemins, interminables pour des muscles fatigués, qui conduisent à Zermatt, lointaine apparition sans cesse évanouie. Le temps promis était « grand beau » ; et le fut en effet. Nous partîmes au lever de soleil, en vrais montagnards, mais en espadrilles, comme l’année précédente, sans avoir rien appris, sans crèmes ni onguents ni couvre-chefs« , pages 262-263…


J’abrège les péripéties qui s’ensuivirent, page 264 :

« A Breuil-Cervinia, je dus aussitôt consulter un médecin, mon corps était gravement brûlé, je tremblais de fièvre ; il fallut me transporter par ambulance à l’hôpital d’Aoste où je fus admis immédiatement. Je souffrais de brûlures du premier et même du deuxième degré. J’y restais trois jours, veillé par un Castor anxieux« , page 264…

« Tant d’images de nos voyages se télescopent dans ma mémoire, sans ordre,

mais toujours comme si le temps _ celui qui est physique et que mesurent les horloges ; et qui est aussi le temps social, très inégalitairement partagé : pas celui de la création, de la poiesis_ était aboli« , page 264…

Mine de rien, nous sommes là au cœur de l’essentiel  de la découverte progressive, lente

_ il lui fallut vraiment ses longues et complexes « expériences«  cinématographiques de la décennie soixante-dix (le reste n’en étant que d’un peu lentes et un peu chaotiques « prémisses« , de bric et de broc, un bon laps de temps, les décennies précédentes) _,

par Claude Lanzmann de sa « vocation » et son « mandat » d' »auteur » d’un grand œuvre de cinéma

_ et pas seulement « Shoah » ;

même si celui-ci, « Shoah« , est un incomparable « monument » à l’échelle de l’Histoire, selon la si belle formulation de Simone de Beauvoir, dans « les quelques lignes«  (page 271) qu’elle écrivit dans la foulée de sa première vision intégrale du film, en novembre 1984 :

« Je reçus le lendemain un appel du Castor :

« Je ne sais pas, me dit-elle, si je vivrai encore quand ton film sortira ; je veux qu’on sache ce que j’en pensais ; ce que j’en aurais pensé ; ce que j’en pense. J’ai écrit quelques lignes ; je te les envoie. »

C’est la première fois que je parle de cela ; les voici :

« Je tiens le film de Claude Lanzmann pour une grande œuvre ; je dirais même : un authentique chef d’œuvre. Je n’ai jamais rien lu, ni vu _ on appréciera le distinguo _ qui m’ait fait toucher _ oui : c’est une affaire d’aesthesis _ de manière aussi saisissante _ en effet, à l’envers des anesthésiants et autres émollients _ l’horreur de la « solution finale » ; ni qui en ait mis au jour _ « dans le noir » de l’asphyxie des chambres à gaz de l’extermination industrielle… _ avec une telle évidence les mécanismes _ matériels _ infernaux. Se situant du côté des victimes, du côté des bourreaux, du côté des témoins et complices plus ou moins innocents, plus ou moins criminels, Laznzmann nous fait vivre _ oui : éprouver ce qui fut éprouvé alors par tous ces « acteurs«  mêmes de la tragédie _, sous ces innombrables _ infinitésimalement infinis… _ aspects, une expérience qui jusqu’ici m’avait parue incommunicable _ faute d’écouter et regarder « vraiment » ceux qui pouvaient, ou ne pouvaient pas, l’exprimer et atteindre la compréhension « vraie« , c’est-à-dire « incarnée« , de la chose des autres… Il s’agit d’un monument _ cinématographique : oui ! _ qui pendant des générations permettra aux hommes de comprendre _ « vraiment«  _ un des moments les plus sinistres et les plus énigmatiques de leur histoire« .

Ajoutant encore : « Parmi ceux qui sont encore vivants aujourd’hui, il faut que

_ c’est aussi un enjeu important, surtout à l’heure du décérébrage accéléré à coup de divertissements généralisés, y compris d’inflation de « musées«  et de « commémorations«  « désincarnés«  (ainsi Claude Lanzmann se plaint-il, par exemple, de la conception du nouveau Musée de Yad Vashem à Jérusalem, par rapport à celle du premier) qui multiplient l’insensibilité et l’oubli…) qui n’a cessé depuis de s’amplifier… _

il faut que le plus grand nombre participe à cette découverte« .

Claude Lanzmann ajoute alors ces deux faits postérieurs, à ce message écrit de novembre 1984 :

« Au côté du Président de la République, au Théâtre de l’Empire, le Castor assista à la première de « Shoah« .

Je n’ai pas été invité au dévoilement de la plaque mémorielle au 11 bis de la rue Schœlcher« , le 10 mars 2007, page 271..

Fin de l’incise sur le « monument«  et le « chef d’œuvre » de « Shoah« , selon les mots de Simone de Beauvoir, page 271 aussi…

Un autre opus de cinéma étant encore, sinon « en gésine », du moins « en gestation » :

la « brève rencontre » de Claude et de Kim, l’été 1958, à Pyongyang…

Qu’en est-il donc de ce nouvel « impossible » projet de film « nord-coréen » ?..

Telle sera la teneur de la conclusion (VI) de cette « conclusion« , quant à l’opus « nord-coréen » en gestation…

Titus Curiosus, ce 29 août 2009

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