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Musiques de joie : la somptueuse sensualité à vif de Karol Szymanowski, en son Quatuor à cordes n°2, op. 56, de 1927

04juin

La somptueuse étourdissante sensualité

de la musique de Karol Szymanowski (Tymochivka, 6 octobre 1982 – Lausanne, 29 mars 1937)

nous irradie d’une incroyable chaleur,

génératrice d’une joie intense, puissante,

exacerbée à un incroyable point…

Par exemple, en son admirable Quatuor n°2, opus 56, 

composé en 1927 ;

et tel que l’interprète, par exemple, l’excellent Quatuor Joachim,

composé de

Zbigniew Kornowicz et Joanna Rezler, violons,

Marie-Claire Méreaux, alto,

et Laurent Rannou, violoncelle,

en le superbe CD Ravel – Szymanowski String Quartets

le CD Calliope CAL 1747,

paru en 2018 ;

CD qui comporte aussi le Quatuor n° 1, op. 37 , du même Karol Szymanowski,

ainsi qu’une très belle interprétation du si beau Quatuor de Ravel.

Karol Szymanowski est l’auteur, aussi,

du merveilleux opéra (sicilien), Le Roi Roger,

achevé de composer le 9 août 1924.

Bien sûr,

en ces lendemains de Première Guerre Mondiale

_ un temps d’Entre-Deux-Guerres, en Europe,

même si cela ne se savait pas ; ,

la saveur _ au présent du vécu à vif de la vie _ de la joie

ne prend pas les mêmes couleurs

que celles des Suites (de pur bonheur) de Telemann, au XVIIIe siècle…

La joie est ici

celle d’un temps forcément bien plus tragique…

Mais joie incontestable,

et savoureusement hypersensuelle, il y a bien,

en cette si belle et forte musique…

Joie profondément charnelle

de cette tourbillonnante et si enivrante musique

dansée ainsi…

Et quelle merveilleuse justesse d’interprétation

par le Quatuor Joachim !

Ce jeudi 4 mai 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

Enfin de justes mots en français sur Venise : Jean-Paul Kauffmann, en son sensuel « Venise à double tour »

13juin

Longtemps je me suis irrité 

contre l’incapacité de la plupart des Français à trouver des mots justes

sur Venise

_ cf ma série d’articles du second semestre 2012 (26 août, 4 septembre, 31 octobre, 23 décembre et 30 décembre) :

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Et là,

je découvre le Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann

_ qui, lui, valorise, au passage, le regard sur Venise, et de Sartre, en son trop méconnu La Reine Albemarle, ou le dernier touriste ; et de Lacan, via divers témoignages, dont le La Vie avec Lacan, de Catherine Millot, ou le film de Gérard Miller, Rendez-vous chez Lacan ; et, de Lacan lui-même, sa conférence, Le Triomphe de la religion.

Enfin un Français vraiment curieux _ et de fond ! il s’y consacre à plein temps ; et tout le temps qu’il faut vraiment à sa quête : au moins plusieurs mois…de la Venise la plus intime et la plus secrète _ qui est _ ;

à l’instar de ce vrai vénitien _ retrouvant sa Venise quittée un long moment (pour des raisons de travail loin d’elle) _ que fut le Paolo Barbaro (Ennio Gallo, 1922 – 2014)

de son merveilleux et magique _ un indispensable !!!! _ Petit Guide sentimental de Venise

_ un titre français absurde, pour cette merveille qu’est son Venezia La Città ritrovata _ L’idea di città in una nuova guida sentimentale… Et il se trouve que la traductrice de ce trésor est Nathalie Castagné, avec laquelle je me suis entretenu le 9 avril dernier chez Mollat…

Tenter de « retrouver« 

étant pour Jean-Paul Kauffmann _ comme cela avait été le cas pour le vénitien Paolo Barbaro (l’ingénieur hydraulicien Ennio Gallo) de retour en sa chère cité un trop long temps quittéela clé du regard curieux, intensif et infiniment patient que Jean-Paul Kauffmann va porter des mois durant sur Venise, via sa quête, que rien n’arrête, de maints trésors cachés (tenus sous de puissants scellés) de celle-ci, en vue de se mettre une seconde fois en présence d’une image singulière dont la source _ en quelque sombre église vénitienne, lui semble-t-il _ n’a jusqu’ici pas été localisée par lui

Au départ du récit, le trésor à « retrouver« 

se situerait, dans l’esprit du chercheur du moins, en quelque sanctuaire d’église un peu obscure, pénombreuse…

D’où le choix radical d’inspecter seulement des églises, à l’exclusion de tout autre monument : palais, scuole religieuses, musées, etc… : il est déjà bien malaisé de parvenir à remettre la main sur une si précieuse _ minuscule _ aiguille en une si _ gigantesque _ meule de foin…

La quête présente de Jean-Paul Kauffmann est donc précisément ciblée, du moins en son presque anodin _ ou futile, mais tout de même marquant, et surtout carrément obsédant _ départ

_ et ne serait-ce pas là, mais à son corps défendant, cela nous devons le lui accorder, seulement un hitchcockien Mac Guffin (le terme est prononcé à la page 49) ? _ :

« retrouver«  _ et il y parviendra, même si ce sera, in fine, très obliquement, et ailleurs que là où il cherchait… : il le confiera in extremis, à la toute dernière page de ce récit _, re-éprouver la sensation _ étrangement puissante : au point de l’amener-contraindre à s’installer, lui, ainsi, plusieurs mois durant à Venise… _ éprouvée lors de son premier _ très éphémère _ passage _ plutôt que séjour : ce fut très court, et même évanescent… _ à Venise, l’été 1968 ou 1969, l’auteur ne se souvient même plus très bien de l’année, de retour d’un long voyage en Crète, Grèce et Yougoslavie ;

et pas vraiment « retrouvée«  telle quelle, en sa singularité du moins, depuis, lors de fréquents _ et même réguliers _ séjours à Venise, cette sensation

(face à « une peinture qui miroite« , page 19 ;

et à la toute fin du récit reviendra l’expression : « la fameuse peinture qui brillait dans la pénombre lors du premier voyage« , page 327 _ le verbe « miroiter » étant, mine de rien, diablement important ! même si l’auteur semble n’y prêter à nul moment attention, ni même ne s’y attarde : pas un seul mot de commentaire réflexif ou méditatif ne lui est consenti… _) ;

en dépit des nombreux séjours renouvelés _ depuis 1988 (son retour du Liban) tout particulèrement _ de l’auteur en cette ville, accomplis précisément pour confronter cette étrange et toujours puissante _ bien que vague _ émotion primale éprouvée jadis _ sur le mode d’une étrange obsédante « douceur« … _ face à une image « miroitante » bien réelle _ mais en quelque sorte égarée en les arcanes-tiroirs de sa mémoire, faute, aussi, de pouvoir en situer (et retrouver, revisiter, revoir) le lieu singulier de la scène-événement primitive _ à la sensation d’un présent qui la rafraîchirait, ou pas ; afin de comprendre peut-être enfin les raisons de cette marquante impression d’alors :

« depuis cinquante ans, je ne cesse de revenir bredouille _ de mes recherches de cette peinture à Venise. La poursuite exigerait d’être menée plus rondement _ en s’y consacrant pleinement, méthodiquement et exclusivement : systématiquement. La chasse _ voilà ! (cf l’exergue du livre, emprunté à Pascal : « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses« …)_ n’a rien donné jusqu’à présent. On n’attrape pas une ombre _ brouillée, pas assez consistante, parce que demeure aussi mal localisé le site de l’advenue de l’émotion insidieuse persistante à laquelle donna lieu cette peinture « miroitante » : « qui brillait dans la pénombre » de quelque sanctuaire sacré, pensait-il…

En tout cas, je m’obstine _ à rechercher-retrouver le lieu (très probablement une église) de cette « image miroitante » puissante. L’obstination plus que la force d’âme m’a permis dans le passé de résister à l’enfermement« , nous confie-t-il alors à la sauvette, sans  s’y attarder, page 18.

Alors, en effet _ en situation (sauvagement rude) d’otage, au Liban, du 22 mai 1985 au 4 mai 1988 _, « je devais à tout prix identifier (des) épaves de la mémoire. Ce jeu _ actif et exigeant _ me permettait _ lui seul _ de tenir debout _ en tant que personne encore un peu humaine. Il consistait à mettre un nom _ précis ; pensons aux animaux qui ne possèdent pas cet atout… _ sur des moments, des scènes, des événements qui n’étaient que des flashs _ évanescents et étrangement forts à la fois. Et la relative cohérence (avec trous, cependant) de la mémoire est bien ce qui peut assurer tant bien que mal, de bric et de broc, l’unité infiniment complexe (et toujours un peu problématique : à trous…) de l’identité de toute personne humaine (via des mots, tout particulièrement, qui donnent un contour un peu précis, et tenu, formé, à ces images le plus souvent flottantes) : les philosophes nous l’apprennent. D’où la tragédie d’effondrement irrémédiablement destructeur d’Alzheimer…

Ces impressions, je les avais vécues naguère, mais leur contour _ voilà _ était _ _ estompé » _ cf ici ce qu’apporte comme ressource essentielle et fondamentale le concept idéal d’idée (jusqu’à le sacraliser en Idée) chez Platon…

Et pages 19-20 :

« dans l’enchaînement des séquences qui ont composé ce séjour _ passé _, de nombreux espaces vides, en tout cas mal comblés _ laissés vagues, indistincts et confus _, m’ont toujours empêché de localiser avec précision _ voilà ! _ l’image _ vénitienne _ disparue : une peinture qui miroite _ voilà ce qui demeure d’elle encore ; et à quoi se raccrocher : le miroitement lumineux d’une peinture ; on remarquera aussi le retour, à plusieurs reprises, et à des moments de révélation cruciaux, du mot « illumination«  Qu’avais-je vu exactement ? Je n’ai cessé _ depuis _ de le chercher _ dans les églises de Venise. Les églises ouvertes _ déjà explorées jusqu’ici dans l’espoir de cette retrouvaille _ n’ayant rien donné, je vais à présent me tourner vers les églises fermées _ au public depuis lors. L’objet _ perçu-aperçu une fois, autrefois : « miroitant«  _ de ma quête y est enfoui _ et donc à exhumer-retrouver et revoir : voici le nouveau défi (très concret, très matériel, lui) qui vient se surajouter à (et en) cette quête sensitive, à partir de ce qu’a laissé émotivement comme trace fugace conservée, la mémoire.

Mais on ne déverrouille pas si facilement une église, surtout vénitienne, avec ses tableaux, ses autels incrustés de gemmes, ses sculptures _ tout cela évidemment très précieux.

Venise _ la richissime alors _ a thésaurisé _ voilà ! _ un patrimoine artistique d’exception _ et qui, d’ailleurs, donne assez vite carrément le vertige, à la visite de cette accumulation-surdose exhibée de trésors : notre capacité d’attention-concentration comporte en effet des limites ; et se lasse-fatigue plus vite que les muscles de nos jambes parcourant (jubilatoirement) le labyrinthe des Calli, à Venise. De l’air ! Je pense ici à ma propre sensation d’étouffement éprouvée tout particulièrement en l’église des Carmine, face à l’impossible (à mes yeux !) accumulation des toiles peintes accrochées partout sur les murs, sans le moindre espace vide d’un peu de respiration ; une impression jamais ressentie en aucune église ailleurs qu’à Venise, par exemple à Rome… Ni encore moins en France. Réglementé et surveillé jalousement. (…)

Beaucoup d’églises sont _ désormais _ fermées à jamais _ peut-être _, faute de prêtres et de fidèles _ et même de Vénitiens continuant à vivre-résider à demeure dans la Venise insulaire même : chaque année cette Venise insulaire perd de ses habitants. Certaines, menaçant ruine, soutenues par des étais, sont interdites pour des raisons de sécurité _ certes : et plus que les usures naturelles du temps même, c’est le défaut d’entretien de la part des hommes qui défait-déchiquète, jusqu’à l’irréversibilité, un jour, de la ruine, les monuments : le défi de les restaurer devenant, à un certain seuil de décomposition, matériellement insurmontable. Quelques unes ont changé d’affectation _ faute de capacité suffisante d’entretien de toutes par l’Église ou les autres institutions qui en ont la responsabilité, aujourd’hui. Elles sont transformées en musées, bureaux, entrepôts, appartements, ou encore salles de spectacle _ et pouvant re-devenir alors, à l’occasion, accessibles à une visite.

Les églises closes de Venise, surtout celles qui s’ouvrent _ comme capricieusement _ de temps à autre, suscitent en moi un état de frustration insupportable _ : suscitant le défi ultra-vif et on ne peut plus concret de remédier à cette frustration de visite par ses propres efforts et sa sagacité, quasi héroïquees, à obtenir de les faire exceptionnellement ré-ouvrir… Impossible de prévoir leur accès. (…)

Mon séjour à Venise, je vais le consacrer _ voilà ! du sacré se cachant effectivement en cette entreprise kauffmannienne… _ à _ tâcher de _ forcer les portes _ le plus souvent, et il faut le souligner, belles, ou du moins profondément émouvantes ; cf là-dessus l’œuvre picturale particulièrement touchante de Roger de Montebello ; qui a choisi de carrément vivre (depuis 1992) à Venise _ de ces sanctuaires _ puisque ce ne peut être qu’en un tel sanctuaire ecclésial qu’eut lieu le miracle si marquant (et désormais obsédant) de la rencontre de « la peinture qui miroitait«  Approcher _ quel sport herculéen ! _ des administrations réputées peu localisables _ déjà leurs sous-officines se cachent à force de discrétion ! _, régentées par une hiérarchie aussi contournée qu’insaisissable. La burocrazia _ abusant bien peu charitablement et jusqu’à l’absurde de son pouvoir (de refuser d’ouvrir).

J’ai repéré depuis longtemps _ voilà : ces verrous, chaînes et cadenas sont des provocations pour la passion de la curiosité ! _ diverses églises toujours cadenassées.« 

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L’enquête, narrée en les moments les plus décisifs _ d’avancée, ou blocage et impasse : ils forment des étapes, des paliers haletants du parcours de recherche _ de son défilement, se révèle bien sûr passionnante déjà par son détail, savoureux ; et amène l’auteur à méditer, au passage, sur la peut-être plus lointaine origine _ que ce flash vénitien de 1968 ou 69 _ de cette persistance mémorielle de l’impact de l’émotion éprouvée face à une telle image origine liée, nous le découvrirons, à l’histoire en amont, durant l’enfance, de la formation même de la sensibilité religieuse _ et catholique davantage que chrétienne _ de Jean-Paul Kauffmann. Et c’est là un des éléments forts et fascinants de ce livre…

Sur cette distinction entre « chrétien » et « catholique« , cf les éclairantes remarques de l’auteur aux pages 130-131 :

« Le côté catholique l’emporterait _ l’auteur reste prudent _ davantage (que le côté chrétien) chez moi _ à la différence de son épouse Joëlle.

Le rapport _ tridentin, jésuitique peut-être même _ à l’image, au visible, au spectacle. La dialectique de la loi et du désir. Et cette façon d’avoir listé les sept péchés capitaux ! Ce sont tout de même ces vices qui mènent _ partout _ le monde _ Jean-Paul Kauffmann leur est en effet très sensible. Reconnaissons aussi que, à part l’avarice et l’envie _ deux passions tristes _, ils donnent du sel à notre condition humaine _ laquelle serait bien plate et fade sinon…

Voilà pourquoi je me sens _ très sensiblement, sinon sensuellement même, mais oui _ lié à cette religion _ catholique.

La rémission des péchés est une invention géniale _ diabolique ? Il n’y a aucune faute, aussi grave soit-elle _ vraiment ? _, qui ne puisse être remise. Avec le catholicisme, on trouve toujours des arrangements _ en en payant le prix (assez infime) de la contrition : c’est plutôt commode ! Quiconque commet une faute sait qu’il sera _ toujours _ accueilli à bras ouverts et reconnu _ pardonné ! _ en tant que pécheur.

La vraie indignité n’est pas d’enfreindre, mais de prétendre _ auprès de l’autorité maternelle ecclésiale, qui ne pardonnerait pas cela ! _ ne pas avoir enfreint« …

Et aussi ceci, page 144 :

« Le catholicisme, religion de l’incarnation _ et du mystère de la présence réelle dûment éprouvée _, on le ressent à Venise plus qu’ailleurs _ thèse cruciale décisive pour le devenir personnel existentiel de Jean-Paul Kauffmann lui-même ; et sa fidélité singulière aux séjours vénitiens.

Ce corps souvent nié ne cesse ici _ tout spécialement, à Venise _ d’être _ hyper-sensuellement _ glorifié. S’il existe une ville qui nous fait croire à l’ambivalence du christianisme, qui a toujours su jouer supérieurement _ Venise est aussi la cité des ridotti… _ sur la dialectique du bien et du mal, c’est bien _ la marchande et habile _ Venise.

La peinture traite de sujets sacrés, mais elle ne cesse d’exalter _ tridentinement et post-tridentinement, pour séduire _ la nudité, la chair, la beauté des corps _ des anges et des saints.

Je sais bien que les liens entre la religion catholique et la culpabilité ne sont plus à démontrer, mais ils me semblent manquer _ pour ce qui concerne le penchant mis sur la culpabilité _ dans « la ville contre nature » » _ qu’est décidément Venise (le mot est de Chateaubriand) ; la Venise de ce « grand vivant«  qu’a été Casanova, probablement le Vénitien emblématique de sa ville, si on le comprend bien, à revers des clichés… Et Sollers appartient lui aussi à cette famille d’esprits (portés sur le charnel)…

La superbe expression « grand vivant« , empruntée à Cendrars, se trouve à la page 318 :

« En 1988, quelques semaines après ma libération _ du Liban _, je suis allé me réfugier _ raconte ici Jean-Paul Kauffmann _ dans la ville d’eau de Karlovy Vary en Tchécoslovaquie, l’ancienne Karslbad. (…) J’étais sonné, indifférent. Je ne ressentais _ voilà le péril _ aucun appétit, aucune sensation. Ma seule envie _ voilà, au milieu de cette terriblement asséchante acédie  _ était d’aller visiter le château de Duchcov _ anciennement Dux _ où Casanova _ le Vénitien par excellence ! _ avait vécu les dernières années de sa vie comme bibliothécaire du comte de Waldstein. (…) On avait pris à tort mon souhait pour un caprice. Ce n’était pas une lubie. Je me sentais perdu, je ne savais pas à quel saint me vouer _ voilà. Casanova n’était pas un saint, mais certainement un homme selon mon cœur _ voilà le cri du cœur de Jean-Paul Kauffmann ! Ce n’était pas tant le don Juan libertin qui m’importait que le « grand vivant » (Cendrars), l’homme supérieurement libre _ oui _, toujours gai _ voilà ! _, dépourvu de tout sentiment de culpabilité _ pleinement dans l’alacrité… Sa devise, « Sequere deum » (Suis ton dieu), n’était pas si éloignée du « Ne pas céder sur son désir » de Lacan _ qui plaît bien, aussi, à Jean-Paul Kauffmann. Cette visite à Duchcov m’avait redonné un peu de tonus » : cette confidence personnelle de Jean-Paul Kauffmann nous en apprend pas mal sur sa religion personnelle, pas très éloignée, au final, de la philosophie sensualiste du bonheur d’Épicure et Lucrèce…

A relier à ce passage-ci inaugural du récit, pages 15-16-17 (du chapitre premier) :

« Pourquoi choisir Venise ? Pour mesurer le chemin parcouru _ le livre est aussi une sorte de bilan (heureux) de vie (désirante). Venise n’est pas « là-bas », mais « là-haut », selon le mot splendide de Casanova. Il existe sans doute bien des hauteurs de par le monde où l’on peut jouir d’une vue étendue sur le passé, mais je n’en connais pas d’autres où l’histoire nous saisisse à ce point pour nous relier _ voilà : c’est ici l’objectif _ à notre propre vie _ vue d’en-haut. (…) Comme toute chose ici-bas _ dont l’individualité des vivants sexués _, Venise va vers sa disparition. C’est un achèvement qui n’en finit pas, un terme toujours recommencé, une terminaison inépuisable, renouvelée, esquivant _ voilà _ en permanence l’épilogue _ et lui survivant. La phase terminale, on l’annonce depuis le début. Elle n’a pas eu lieu. Elle a déjoué _ par son combat permanent de survie et résilience contre ce qui la menace au quotidien _ tous les pronostics. Cette conclusion ne manquera pas de survenir pour nous tous ; Venise, elle, passera _ encore _ à travers.

Voilà pourquoi la Sénénissime représente pour moi la ville de la jouvence et de l’alacrité » _ où reprendre des forces, mieux encore qu’à Duchcov ; et revoici ce mot décisif : « alacrité« 

Et page 67 :

« S’il y a une ville qui n’est pas dans la nostalgie, c’est bien Venise. Mon envoûtement _ voilà _ vient peut-être de là. Elle fait totalement corps _ voilà, en ses formes maintenues contre vents et marées… _ avec son passé. Aucun regret _ ici _ de l’autrefois. Aucune aspiration au retour. Pas besoin d’un déplacement. La translation du temps, on y est  » _ en voilà le secret…

C’est ici l’analogue pour le temps, de ce que, pour l’espace, René de Ceccatty, en son Enfance, dernier chapitre, nomme, à la page 306, la « télétransportation« … Voir là-dessus mon article du 12 décembre 2017 : .

Et déjà pouvait se lire page 87 :

« On ne s’ennuie jamais _ l’ennui serait-il l’ennemi insidieux principal de Jean-Paul Kauffmann ? _ dans une église vénitienne.

Le champ visuel paraît illimité _ mais est-ce bien un avantage ? Il suffit à l’œil de se fixer _ mais le peut-il aisément, face à pareille profusion de propositions : accablante ? _ dans n’importe quelle direction pour être mis face _ voilà _ à la réalité (sic) des corps : corps suppliciés, corps extatiques. Toute cette chair _ voilà _ exhibée !

Ici, l’incarnation règne en maître« …

Ce jeudi 13 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Entre « Toute la nuit » et « Sarinagara » (de Philippe Forest) : l’imbécillité du succès _ ce qui se découvre dans « Philippe Forest _ une vie à écrire »

05mai

M’étant procuré ce jour le volume qui vient de paraître des Actes du colloque international (14-16 janvier 2016) intitulé Philippe Forest _ une vie à écrire,

je découvre avec surprise _ mais pas étonnement ! _ certaines circonstances qui ont fait et font que Sarinagara _ qui est celui des livres de Philippe Forest que j’ai lus, qui m’a le moins plu _ un grand succès de vente,

à la différence de Toute la nuit

_ le chef d’œuvre de l’auteur, selon moi ;

cf en une note de mon article du 15 avril dernier («  « ), à propos des livres « de ma prédilection« , ceci :

« René de Ceccatty (en son Enfance, dernier chapitre),

Philippe Forest (en son absolument déchirant et torturant Toute la nuit),

Mathias Enard (en son immense et génialissime Zone),

le grand Imre Kertesz (en ce terrifiant sommet de tout son œuvre qu’est Liquidation),

William Faulkner (l’auteur d’Absalon, Absalon !),

Marcel Proust (en cet inépuisable grenier de trésors qu’est sa Recherche…),

et quelques autres encore parmi les plus grands ;

mais pourquoi ne sont-ce pas les œuvres souveraines et les plus puissantes des auteurs qui, via de telles médiations médiatiques, se voient le plus largement diffusées, commercialisées par l’édition, et les mieux reconnues, du moins à court et moyen terme, du vivant des auteurs, par le plus large public des lecteurs ? Il y a là, aussi, un problème endémique des médiations culturelles et de ses vecteurs, pas assez libres de l’expression publique de leurs avis, quand ils sont compétents, car, oui, cela arrive ; mais bien trop serviles, au final, dans leurs publications, inféodés qu’ils se sont mis à des intérêts qui les lient, bien trop exogènes à l’art propre : j’enrage…« .

Soit la question même que je désire ici aborder.

Or voici ce que je découvre ici même :

Pages 300 et 301,

et à propos de ses livres traduits,

ces déclarations de Philippe Forest lui-même face au dilettantisme de la plupart des lecteurs :

« Mes livres sont traduits dans une dizaine de pays _ mais souvent seul un titre ou deux est disponible, en général L’Enfant éternel et Sarinagara, car sans un prix littéraire il est rare qu’un éditeur fasse _ courageusement, et selon un vrai goût ! _ l’acquisition des droits pour un roman français _ tiens, tiens !  C’est tout dire des critères des choix éditoriaux… Je n’ai pas étudié la question, mais il me semble bien qu’il en va ainsi : n’importe quel roman primé _ aussi insignifiant qu’il soit (hélas !)  _ se trouve automatiquement _ par pur réflexe algorithmique en quelque sorte _ traduit dans un grand nombre de langues quand beaucoup de chefs d’œuvre restent en rade à tout jamais _ voilà le barrage de plomb qu’opposent à la culture véritable et le commerce de l’édition et les médias qui s’en font les complices… Existent cependant d’heureuses exceptions !…

(…) Je ne désespère pas de devenir un jour un auteur à succès _ dit-il avec humour. Mais il est vrai que je n’en prends pas le chemin. Mes livres passent parfois pour trop « littéraires » _ pas assez fun pour le commun des lecteurs (« indiligents« , dirait Montaigne... Les lecteurs se plaignent de la difficulté qu’ils éprouvent _ les malheureux _ à entrer dedans. Ils ne sont pas assez dans l’air _ de la gaudriole _ du temps. (…)

Je crois surtout _ je veux croire peut-être _ que l’expérience du deuil à laquelle je reste fidèle depuis le début et dont je traite d’une manière qui la rend irrécupérable _ voilà _ au regard des fausses valeurs _ de dilettantisme et de fric _ qui règnent dans le monde, continue à éloigner de mes livres le plus grand nombre des lecteurs, soucieux d’ouvrages plus distrayants et consolateurs » _ et tout est dit là.

Mais je remarque aussi, à la page 314, dans la section intitulée « Chronologie de l’auteur« ,

ceci :

« Mars 1999 : parution de Toute la nuit dans la collection « Blanche » des Éditions Gallimard. Philippe Sollers _ à qui le livre avait été présenté _ n’a pas souhaité que l’ouvrage paraisse dans sa collection _ tiens donc… L’info est tout à fait précieuse !.. Teresa Cremini en assure la publication. Malgré de bonnes critiques, le livre passe inaperçu _ Nietzsche : « Je hais les oisifs qui lisent«  A l’occasion de sa traduction, il obtiendra en 2007 le prix Grinzane Cavour décerné chaque année à Turin aux trois meilleurs romans étrangers parus en italien ».

Un panorama édifiant du monde du livre _ et de ses principaux prescripteurs _ tel qu’il fonctionne…

Reste aussi le fossé qui sépare,

et ce dès l’origine,

l’auteur _ sauvage et ravageur _ de Toute la nuit,

et l’univers _ hyper-hédoniste et cérébral _ de Philippe Sollers et des siens…

Philippe Forest, lui, est un faux carriériste ; et un vrai écrivain,

travaillé au corps _ jusqu’à la chair et l’os _ par son sujet.

Ce samedi 5 mai 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Post-scriptum :

Sur Philippe Forest,

cf mes deux articles des 19 septembre et 28 octobre 2010 :

&  ;

et sur Philippe Sollers,

cf mon article du 31 octobre 2012 :

Les écrivains qui ont ma prédilection sont ceux de la chair

et de la poiesis ;

pas ceux des étais-poutres toujours trop lourds et inadéquats de la theoria.

La poiesis étant la voie unique _ et nécessairement risquée, et courageuse _ de l’entrée dans la chair…

René de Ceccatty, ou d’éperdues enquêtes autour de « dignes objets d’amour » : Michel-Ange (via Stendhal et Sigalon), Leopardi, Pasolini, lui-même…

24mai

René de Ceccatty est un auteur passionnant, et assez admirable.

Par l’enquête éperdue qu’il mène, depuis toujours ou presque, pourrais-je dire, autour de l’énigme de l’objet d’amour, et de sa « dignité » _ ou pas… _,

pour reprendre l’expression de Stendhal, « digne objet d’amour« ,

qui frappe et que retient _ à jamais _ René de Ceccatty (au point d’en faire une œuvre superbe et de près de 500 pages !) en une nouvelle italienne inachevée de Stendhal, égarée, puis récemment retrouvée _ on aimerait apprendre plus précisément où, et comment, René de Ceccatty ne nous ne le révélant pas vraiment ; il nous donne seulement le nom du découvreur, un certain Carlo Vivari, philologue italien (à demi tchèque, né à Duchcov)… _ et publiée, à Milan en 1995, en son original français et en traduction en italien, et intitulée _ par son découvreur et ses éditeurs aux éditions de La Vita Felice à Milan, et non par Stendhal lui-même, qui l’aurait laissée sans titre… _, d’après un vers de Michel-Ange _ lui-même ; ce Michel-Ange qui fournit à Stendhal le héros de cette nouvelle... _, Chi mi difenderà dal tuo bel volto… ;

ce titre est donc emprunté par les éditeurs à une phrase, en italien dans le texte, que Stendhal prête, et d’après un vers de Michel-Ange lui-même en ses Sonnets, à son personnage de Michel-Ange, et pensée _ en soi _ plutôt que proférée _ à l’autre _, face à la complexe sidération ressentie par Michel-Ange face au si  beau visage de Tommaso de’ Cavalieri, lors de leur première rencontre _ le 5 août 1532, semble-t-il _, au Palazzo Cavalieri, telle qu’elle est fantasmée, du moins, par Stendhal, cette première rencontre _ René de Ceccatty nous apprend en effet (en note, page 349 de son Objet d’amour) que cette rencontre a eu lieu ailleurs (qu’au Palazzo Cavalieri), et autrement ; mais Stendhal a choisi comme lieu de rencontre des deux personnages de sa nouvelle le Palazzo Cavalieri parce que lui-même se trouvait y loger au moment de sa rédaction (ou, en tout cas, un peu avant), trois-cent-un ans plus tard, en 1833 (de fait, en ce Palazzo Cavalieri, à Rome, situé tout près du Teatro Argentina, Stendhal a habité avec son ami le peintre Abraham Constantin à partir du 16 novembre 1831 ; et « probablement y est-il resté jusqu’en août 1833« , écrit René de Ceccatty page 468 de son livre ; mais Stendhal n’a pas su tout suite que ce palazzo où il logeait alors avait été celui des Cavalieri, et donc qu’y avait vécu Tommaso, le grand amour de Michel-Ange (mort dans les bras de son ami Tommaso le 18 février 1564, soit près de trente-deux ans après ce coup de foudre) ; et la rédaction de cette nouvelle par Stendhal date du mois de juin 1833, et non 1832, comme l’ont cru les éditeurs, en 1995, précise René de Ceccatty pages 469 et 472 ; « probablement tout a-t-il été antidaté (par Stendhal) pour rendre la coïncidence frappante« , souligne-t-il page 469)  _ ;

le personnage de Michel-Ange éprouvant immédiatement _ at first sight, et simultanément au coup de foudre amoureux qui le submerge !_, face au beau visage de Tommaso, le désir de se défendre aussi _ « Chi mi difenderà… » écrira Michel-Ange en un de ses sonnets (à Tommaso…)… _ de cet amour naissant foudroyant _ « Il ne peut détacher son regard de cet autre regard« , car « le jeune Tommaso (…) a des yeux admirables, de ces grands yeux qui louchent un peu à la moindre émotion« , venait d’écrire Stendhal deux phrases plus haut… _ pour ce si beau et très noble jeune homme _ en fait cette première rencontre entre Michel-Ange et le beau Tommaso eut lieu le 5 août 1532, si l’on se fie, comme René de Ceccatty l’indique page 447, à la « date d’une lettre de Giulani Bugiardini à Michel-Ange, où figurent (aussi, mais sans qu’ici René de Ceccatty nous explique pourquoi et comment…) trois sonnets à Tommaso : il rencontre Tommaso de’ Cavalieri, qui lui est présenté par un proche du jeune archevêque de Florence (le cardinal Nicolò Ridolfi, petit-fils de Laurent le Magnifique), un sculpteur florentin, Pier Antonio Cecchini«  _ ; lors de cette première rencontre, Michel-Ange a 57 ans, et Tommaso aurait « seize ou dix-sept ans«  _ s’il est « né en 1515 ou 1516« , comme le suppose et indique René de Ceccatty page 445… « Tous deux sont fort embarrassés« , écrit Stendhal…

Et c’est cet embarras de Michel-Ange face à l' »objet d’amour » _ « objet d’amour«  qui n’est pas vraiment envisagé, lui, Tommaso, comme « sujet«  amoureux par Stendhal ; et embarras qui n’est pas symétrique, non plus, à l’embarras qu’éprouve, aussi, face à lui et de son côté, le jeune Tommaso _,

qui intéresse justement, après Stendhal, René de Ceccatty lecteur de Stendhal _ comme il est lecteur (et traducteur) de Leopardi et de Pasolini : tous immenses auteurs… _ ;

c’est donc cet embarras _ de réserve-recul, recherche de défense, éprouvé simultanément à, et face à, l’élan amoureux si vivement ressenti en lui-même _ que je relève, et qui m’intrigue à mon tour comme lecteur de l’œuvre de René de Ceccatty… 

De René de Ceccatty, outre son très riche Mes Argentins de Paris

_ Argentins de Paris parmi lesquels je détache mon cousin Adolfo Bioy Casares (1914 – 1999), son épouse Silvina Ocampo (1903 – 1993), ainsi que sa belle-sœur Victoria Ocampo (1890 – 1979), parisiens occasionnels, en effet, et pas à demeure, en exil ;

ainsi que leur amie Silvia Baron Supervielle (née en 1934, et que j’ai rencontrée à la librairie Mollat le 17 novembre 2011), sur l’œuvre très forte de laquelle je renvoie ici à mon article du 8 janvier 2012 : « Afin que le principal se dégage » : vie et oeuvre (et présence) de Silvia Baron Supervielle en la probité et pudeur de ses approches ) _,

et son entretien (ou Propos recueillis) avec son amie Adriana Asti (née en 1933, à Milan) Se souvenir et oublier _ dont m’a marqué à jamais l’interprétation du chef d’œuvre de Bernardo Bertollucci (tourné à Parme) Prima della Rivoluzione, en 1964 ; et que j’ai revue avec beaucoup de plaisir dans l’excellent Impardonnables du cher André Téchiné (tourné à Venise), en 2011 _,

de René de Ceccatty, donc,  je viens aussi de lire, en effet, et avec un immense plaisir,

et son Noir souci,

autour de l’énigme des liens _ riches, et dont il se donne à mieux comprendre et éclaircir un peu la complexité, en narrant la trame de leur tissage à partir de son propre (passionnant) travail d’enquête sur eux _ entre Giacomo Leopardi (1798 – 1837) et Antonio Ranieri (1806 – 1888) _ je me suis passionné aussi au superbe film Leopardi Il Giovane favoloso, de Mario Martone, via le DVD qui vient de paraître ; et qui est accompagné, en bonus, de plusieurs entretiens, dont un, tout à fait remarquable, avec René de Ceccatty _,

et, immédiatement en suivant, son Objet d’amour,

autour de l’énigme des liens _ riches eux aussi, et dont René de Ceccatty se donne à mieux comprendre et éclaircir un peu la complexité, là aussi, en narrant la trame de leur tissage à partir de son propre (passionnant) travail d’enquête sur eux, ici à nouveau _ entre Michel-Ange (1475 – 1564) et son ami Tommaso dei Cavalieri (1509 – 1587),

ainsi que de l’intérêt rétrospectif qu’y portent, en ces années 1830 où tous deux résident à Rome, et le peintre Xavier Sigalon (1787 – 1837) _ venu à Rome, commandité par Adolphe Thiers, réaliser (d’octobre 1833 à fin 1836) une copie grandeur nature du Jugement dernier de Michel-Ange, à la chapelle Sixtine _, et le consul de France Henri Beyle – Stendhal (1783 – 1842),

à Rome donc _ cette Rome dont je connais bien (et aime tant !) les lieux, tout spécialement aux alentours du Palazzo Cavalieri (aujourd’hui détruit, pour faire place au Largo Arenula), dans le quartier de Torre Argentina, non loin de la Via del Sudario et de Sant’Andrea della Valle, dans le couvent (des Teatini, Piazza Vidoni) duquel j’ai dormi et déjeuné dix jours durant en 1992, passés à arpenter-explorer passionnément la Rome baroque : entre Panthéon, Piazza Navona, Campo dei Fiori et la délicieuse Piazza Mattei, notamment… _ ;

livres et liens qui me donnent bien et beaucoup à penser… 

Et je dois ajouter à cette liste d’œuvres de René de Ceccatty,

tous les travaux qu’il a consacrés à Pier Paolo Pasolini,

tant concernant sa vie _  Pier Paolo Pasolini, Sur Pier Paolo Pasolini _

que son œuvre _ en de multiples traductions : Poésies 1943-1970, en 1990, Descriptions de descriptions, en 1995, Histoires de la Cité de Dieu & Nouvelles et chroniques romaines 1950-1966, en 1998, L’Odeur de l’Inde, en 2001, Nouvelles romaines, en 2002, Actes impurs & Amado mio, en 2003, Pétrole, en 2006, Sonnets, en 2012, Adulte ? Jamais, une anthologie 1941-1953, en 2013, La Persécution, une anthologie 1954-1970, en 2014, Poésie en forme de rose, en 2015… ;

cf aussi ce passionnant entretien tout récent de René de Ceccatty avec Sébastien Madau, le 16 mars dernier : « #Pasolini était un pessimiste constructeur et révolté«   _,

qui posent, eux aussi, bien sûr, la cruciale question du « digne objet d’amour« .

À ce propos, pourquoi avoir intitulé ce livre Objet d’amour, et non Digne Objet d’amour ?..

Pourquoi avoir gommé du titre de son livre le mot « digne« , qu’utilise pourtant Stendhal ? juste au final de la partie rédigée _ lire celle-ci aux pages 346 à 352 d’ Objet d’amour _ de cette nouvelle inachevée Chi mi difenderà dal tuo bel volto ? (ce qu’indique la note 2 de la page 349 d’ Objet d’amour), donnée in extenso au sein d’un copieux et substantiel dossier de « Documents«  qui clôt de façon vraiment passionnante ce livre (Sources _ pages 319 à 342 _Citations _ pages 343 à 434et Amis, parents et entourage professionnel de Sigalon _ pages 435 à 487 _) ; dossier qu’ajoute généreusement _ pages 317 à 487René de Ceccatty à sa fiction elle-même _ pages 7 à 316 _ : tels les éléments d’un chantier à revenir compulser, et une invite à y fouiller un peu nous-mêmes, aussi, à notre tour…

La dernière phrase de la partie de la nouvelle achevée par Stendhal (aux pages 343 à 349) est celle-ci : « Michel-Ange est attiré par Tommaso aussi parce qu’il voit en lui un digne objet d’amour« .

Et ce qui la suit  _ comme base de ce qui sera à rédiger plus tard par Stendhal, à son départ de Rome le 25 août 1833 ; et demeura tel quel, inachevé… est donné, in extenso aussi, en 4 pages (349 à 352), sous l’indicatif « Plan » que s’est donné à lui-même Stendhal. 

Pour tenter d’éclairer un peu cet inachèvement par Stendhal de sa nouvelle sur la rencontre initiale entre Michel-Ange et Tommaso de’ Cavalieri,

on peut relever, en suivant la précieuse Chronologie que donne René de Ceccatty, pages 442 à487,

que Stendhal quitte Rome, pour six mois, le 25 août 1833 (il est à Paris dès le 11 septembre) et ne retourne à Rome que le 8 janvier 1834. Dès avril 1833, apprenant que sa maîtresse (depuis le 22 mars 1830), Giulia Ranieri, allait se marier avec son cousin Giulio Martini (qu’elle épousera le 24 juin suivant, en 1833), Stendhal était retourné loger _ pour quelles raisons ? _ chez Mme Giacinta, Albergo Cesari, via di Petra, à Rome ; de même que, le 16 juin 1833, son ami Abraham Constantin, quittant alors Rome pour se rendre en Suisse, avait quitté, lui aussi, l’appartement du Palazzo Cavalieri (et, de retour à Rome l’hiver 1834, Constantin s’installera cette fois 120 via della Vignaccia, toujours à Rome).

C’est probablement ce départ et cet éloignement de Rome, ainsi que les bouleversements affectifs qui l’ont précédé et qui s’en sont suivis, qui ont conduit Stendhal à l’abandon _ qu’il pensait alors provisoire _ de cette nouvelle, retrouvée, ainsi inachevée, seulement à la fin du XXe siècle par Carlo Vivari, et parue à Milan en 1995.

Cette nouvelle perdue et retrouvée de Stendhal paraissant pour la première fois en français en France dans cet Objet d’amour de René de Cecatty, il faut le relever… 

Et c’est donc sous le titre de Chi mi difenderà dal tuo bel volto _ emprunté dans son texte, par Stendhal à un vers d’un poème de Michel-Ange, commençant par Chi è quel che per forza à te mi mena, que voici (René de Ceccatty nous en donne sa traduction page 369) :

Qui est celui qui de force à toi me conduit

hélas hélas hélas

pieds et poings liés quand je suis libre et sans liens ?

Si tu enchaînes autrui sans nul besoin de chaînes,

et si, sans mains ni bras, tu as pu m’attraper,

qui me défendra de ton beau visage ?

Stendhal, en effet, comme bien d’autres (dont René de Ceccaty, mais aussi, déjà, le peintre Sigalon, à Rome), s’est passionné pour les Poèmes (Sonnets et Madrigaux) de Michel-Ange à Tommaso de’ Cavalieri, mais aussi pour leur belle, elle aussi, riche et un peu énigmatique, correspondance, du moins celle (rare !) qui a été retrouvée et conservée… _ qu’est paru pour la première fois en 1995  à Milan le texte de cette nouvelle inachevée de Stendhal, à la fois en traduction italienne et en son original français.

René de Ceccaty ajoutant la précision suivante quant à cette édition de 1995, aux pages 352-353 :

« texte reproduit par Anne Bussière d’après le manuscrit original, découvert _ circonstances qui mériteraient d’être précisées !.. _ et présenté par Carlo Vivari _ philologue né à Duchcov, en république tchèque, et dont l’identité et le parcours mériteraient, eux aussi, bien des précisions : « Carlo Vivari, filologo, cultore di sicomanzia _ qu’est-ce donc à dire ?.. _, è nato a Duchcov (l’antica Dux _ là même où mourut Casanova, le 4 juin 1798, et où celui-ci était bibliothécaire du comte Waldstein depuis septembre 1785 ; c’est là que Casanova écrivit, en français, les Mémoires de sa vie _), da padre italiano e madre boema. A Duchcov vive di un piccolo incarico come bibliotecario _ lui aussi ! _ in quello che fu il castello del conte di Waldstein _ en effet ! _, ormai assediato da orribili miniere di carbone« , indique le site des Editions milanaises La Vita Felice ; Carlo Vivari n’est que trop visiblement un nom de plume : Karlo Vivary étant le nom tchèque de Karlsbad… _, postfacé par Annalisa Bottacin et Jean Garrigue » chez l’éditeur milanais « La Vita Felice, en 1995, page 24 et suivantes« .

Voilà un aperçu de l’histoire de cette nouvelle inachevée de Stendhal, en août 1833 à Rome ; perdue, suite au départ probablement un peu précipité de Rome de Stendhal ; puis récemment retrouvée par ce Carlo Vivari.

Reste la question de la dignité (ou pas !) de l’objet d’amour,

quand la situation affective vécue entre dans l’ordre d’un tel rapport éprouvé entre un sujet (aimant) _ en l’occurrence soi-même… _ et un objet (aimé, ou à aimer : aimable…) _ rencontré, lui, cet objet d’amour _,

rapport à l’autre comportant forcément, en ce premier instant d’abord-approche par le sujet qui se met à aimer, une certaine distance _ d’inconnu, vis-à-vis de ce qui se présente comme objet (d’amour) à aimer, mais aussi comme objet (d’amour) à connaître… _, au moins à ce moment rapide _ d’un minimum d’appréhension-questionnement-tergiversation de la part du sujet face à son objet d’éventuel amour… _ de la première rencontre, avec ce qui va (ou risque de) s’y livrer et donner (ou pas), à la suite… : hic Rhodus, hic saltus

Ce qui est, en effet, ce que se demande, sur un mode de questionnement-hésitation, et recul même _ effaré, et sur la défensive _, en son for intérieur, à lui-même, Michel-Ange,

face, pour la première fois, au si beau visage du très noble Tommaso et ses effets si vivement ressentis immédiatement sur lui-même _ Michel-Ange a alors 57 ans : il n’est pas né de la dernière pluie… _ ; et alors qu’il envisage à cet instant même, en effet, ce que peut (pourrait ; pourra…) être et devenir un tel amour, en cette inclination _ cf la bien intéressante distinction de Mademoiselle de Scudéry, en sa Carte du Tendre, entre les amours d’inclination, d’admiration et d’estime… _ commençant si puissamment à l’emporter…

Comme en témoignent bientôt, quasi aussitôt, ses vers, et sa correspondance ; et un peu plus à terme, sa peinture et sa sculpture : soient les œuvres si prenantes de lui demeurant à nos yeux…

Pour Michel-Ange, au moins _ le florentin était profondément marqué par le néo-platonisme de Marsile Ficin _, et en 1533,

se pose et s’impose donc, à la première rencontre avec Tommaso _ et Tommaso de’ Cavalieri est très noble… _, le critère, crucial pour lui, de la dignité (ou pas) du possible objet d’amour. 

Est-ce encore le cas, et comment, en leurs possibles amours, pour un Stendhal, ou pour un Sigalon, en 1833 ?

Et aujourd’hui même pour René de Ceccatty,

à l’heure _ depuis pas mal de temps, déjà _ du règne dévastateur du sado-masochiste trash ?.. 


En tout cas, la pensée de la dignité (et de l’indignité) nous sollicite encore

quand vient _ même si c’est assez peu fréquent _ nous titiller (et commencer tout aussitôt à s’éprouver) quelque chose de l’ordre d’un possible amour, mais aussi d’une possible amitié, dans une rencontre :

du moins de celles, marquantes voire cruciales, qui instantanément et aussitôt nous importent, bousculent, emportent,

et dont nous pressentons immédiatement combien elles vont (ou risquent de) grandement, hautement _ le divin malicieux kairos aidant… _, nous marquer :

construire, détruire, façonner, nourrir en beauté, peut-être, le sujet que nous pouvons ou allons, ou pas, devenir par cet amour ou cette amitié bouleversant et nourrissant ou pourrissant notre vie…

D’où la force d’importance de cet Objet d’amour de René de Ceccatty.

Titus Curiosus, ce mardi 24 mai 2016…

P. s. : voici le seul document _ mais il est passionnant _ que j’ai pu découvrir jusqu’ici sur ce très beau livre de René de Ceccatty : un entretien de l’auteur avec son amie Silvia Baron Supervielle, publié dans Les Lettres françaises du 12 novembre 2015 _ que voici in extenso avec mes farcissures (en vert) et mes gras _ :

Objet d’amour,

de René de Ceccatty. Flammarion, 490 pages, 23 euros.

Silvia Baron Supervielle : Votre livre est une déclaration d’amour pour Rome et ses artistes. Quelle est son origine ? Vous avez aussi beaucoup écrit sur des écrivains italiens et traduit magnifiquement des poètes tels que Pier Paolo Pasolini.

René de Ceccatty : On peut dire que c’est mon livre sur Rome, que j’ai découverte dans les années 1970, et où je suis retourné très souvent depuis pour des raisons diverses, souvent artistiques. Oui, mon amour pour Rome est bien l’inspiration première. En écrivant mon livre, j’avais trois cartes sous les yeux : la ville en 1500, la ville en 1800 et celle de maintenant. Et l’un des plus grands plaisirs a été pour moi de promener mes personnages dans les rues que j’ai fréquentées, et que j’aime tant retrouver. Curieusement, la Rome de Pasolini, celle de Moravia, est aussi celle de mon livre. J’ai situé des scènes dans les lieux attendus (la chapelle Sixtine qui est au centre du livre, ou la Villa Médicis où vivait Ingres, et bien sûr le Largo di Torre Argentina, sur lequel donnait le palais Cavalieri, maintenant disparu _ pour créer le Largo Arenula _), mais aussi dans des lieux qui me sont chers. J’ai fait suivre des chemins qui me sont familiers, et où, en écrivant, je retrouvais des ombres d’écrivains ou d’amis, morts ou vivants. Il y a, sous mon livre, comme un autre livre, secret.

Silvia Baron Supervielle : Au XIXe siècle, dans les rues de Rome, des personnages se promènent et conversent autour du peintre français Xavier Sigalon, qui a été chargé _ par Adolphe Thiers _ de copier le Jugement dernier de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. Pourquoi avez-vous choisi ce peintre ?

René de Ceccatty : Au départ, j’avais décidé d’écrire un livre sur Stendhal et Michel-Ange. Stendhal, alors consul à Civitavecchia, a vécu, à Rome, dans le palais Cavalieri, en 1833 ; et lui, qui avait déjà beaucoup écrit sur Michel-Ange et la peinture italienne, s’est renseigné plus précisément sur l’amour de Michel-Ange pour Cavalieri, commençant une nouvelle sans la finir, avant de l’oublier. Elle a été retrouvée dans des archives _ sans plus de précision… _ et publiée en Italie seulement il y a vingt ans. Avant même d’écrire, j’étais par ailleurs fasciné par l’autoportrait de Xavier Sigalon, qui se trouve au musée Fabre de Montpellier. C’est un beau visage douloureux, sensible, plongé dans une inquiétante pénombre, comme menacé. Et je me suis rendu compte que ce peintre, né à Uzès, avait séjourné à Rome au même moment _ voilà ! _ que Stendhal, et qu’il copiait, sur l’ordre d’Adolphe Thiers, le Jugement dernier. Sigalon avait eu mille occasions de rencontrer Stendhal (qui, je l’appris alors, avait écrit sur ses œuvres, puisque Stendhal rendait compte des salons). Stendhal, partageant son appartement avec un peintre copiste, Abraham Constantin, qui travaillait dans les chambres de Raphaël, avait également toutes les raisons d’aller, lui aussi, au Vatican. J’ai alors intégré Sigalon à mon livre ; et, finalement, il est devenu le personnage central, dont le regard sur Rome, sur la peinture, sur l’amour même, devenait ma clé. Lui, qui aurait pu être un génie de l’envergure de Géricault et de Delacroix, devenait une figure _ romantique _ de l’artiste idéaliste et malheureux, dont le destin tragique avait du reste assez frappé Balzac pour qu’il en fasse le modèle du peintre de la Comédie humaine, Joseph Bridau, équivalent pictural de Lucien de Rubempré.

Silvia Baron Supervielle : Dès la première partie du livre, quand Sigalon erre dans Rome avec ses amis, on ressent les personnages et la ville hors du temps. La présence de Michel-Ange apparaît, et il devient _ s’imprimant dans ces lieux, à demeure… _ presque le protagoniste. Tout est rattaché à lui… On ressent aussi la présence de Dante.

René de Ceccatty : J’ai voulu que l’art soit constamment au cœur de mon livre, aussi bien dans la démarche de Sigalon qui, copiste, essayait de traquer le mystère de la création _ artistique _, sur les traces de Michel-Ange, que dans le souvenir envahissant de Michel-Ange, de son amour malheureux pour un objet esthétique et charnel inaccessible, de son aspiration à l’idéal. Michel-Ange était un grand intellectuel polyvalent, si l’on peut dire. Théoricien (néoplatonicien) de la création, poète, sculpteur, peintre, urbaniste, architecte. Rome a son apparence actuelle en grande partie sous l’influence de Michel-Ange, qui y a également dessiné des palais _ tel le palais Farnèse _, des places _ telle la place du Capitole _, des coupoles _ telle celle de Saint-Pierre. Mais, plus particulièrement, le Jugement dernier, qui est une sorte de pamphlet eschatologique hérétique (y figurent des personnages qui sont absents des textes bibliques, mais qui appartiennent à une tradition païenne de l’enfer que Dante a en quelque sorte réhabilitée dans sa Divine Comédie), donne au roman, aux promenades de ses personnages, une sorte de réalité fantomatique, qui est pour moi celle de Rome _ oui ! _, et plus généralement de toute la culture italienne _ oui… _, où les frontières du temps sont flottantes.

Silvia Baron Supervielle : Puis Stendhal arrive à Rome, avec ses paroles magnifiques _ qui forment l’axe même de sa nouvelle. Son amitié pour Sigalon est émouvante. Au sujet de Michel-Ange et de son ami Tommaso, il écrit : « Michel-Ange est attiré par Tommaso aussi parce qu’il voit en lui un digne objet d’amour. » Mais tout est « objet d’amour » dans votre livre… Michel-Ange, dans un poème, écrit « entre le feu et le cœur »…

René de Ceccatty : Stendhal ressemble un peu à Beethoven, qui réclame une certaine maturité chez ses admirateurs pour que son génie soit pleinement apprécié. J’ai voulu, en préparant mon livre, approfondir ma connaissance de cet écrivain, qui n’est pas seulement le sublime auteur de la Chartreuse de Parme, mais une personnalité tourmentée, généreuse, à l’égotisme beaucoup moins nombriliste qu’on pourrait le supposer. L’intelligence avec laquelle il parle de la passion de Michel-Ange pour Tommaso montre la profondeur de sa réflexion sur le sentiment amoureux, mais aussi sur la création. Et c’était pourtant un homme à femmes, dont on aurait pu craindre peu d’empathie à l’égard de l’amour d’un homme pour un homme. Simplement, Stendhal _ de formation (et conformation) voltairienne _ était curieux et dépourvu de tout préjugé. Génie, il n’était pas considéré comme tel de son vivant (sauf par Balzac). On voyait en lui un diplomate aux intérêts intellectuels multiples et aux ambitions littéraires à moitié convaincantes, un observateur cynique des hommes, de la politique, de la société. Son génie a éclaté plus tard, comme du reste il le prévoyait. J’ai osé prêter des propos à Stendhal et faire de lui un personnage de roman _ voilà ! Certes, je me suis appuyé sur son Journal, sur ses fictions, sur ses critiques _ un très riche matériau. Mais j’ai reconstruit sa psychologie dans des situations vraisemblables mais imaginaires. Cette expression « digne objet d’amour » est merveilleuse sous sa plume. Comme vous le dites, il ne s’agit pas seulement de l’amour pour une personne, mais de l’amour de l’art _ avec ses fonctions de sublimation, probablement…

Silvia Baron Supervielle : L’enfant Cassagne, jeune garçon, qui fait partie du groupe, dont Sigalon a fait le portrait, transmet une grande tendresse avec son silence. À la fin du livre, on ne le retrouve _ presque _ plus…

René de Ceccatty : C’est le personnage réel sur lequel j’ai le plus brodé. Parmi les compagnons de Sigalon se trouvait bien un certain Cassagne, très jeune _ neuf ans à l’arrivée à Rome, en 1833 _, dont on a retrouvé un portrait (par Sigalon) au crayon (que j’ai reproduit dans mon livre). J’ai imaginé sa vie. Il est, avec Numa Boucoiran, autre compagnon, celui qui est affectivement le plus proche de Sigalon, et celui qui a le plus de vitalité. Il apparaît comme une force positive au moment où Sigalon est le plus découragé. Une compagnie chaleureuse, tournée aussi vers l’amour sensuel, immédiat. Dans le nô, il y a ce type de personnage, qu’on appelle waki, qui permet à l’action d’avancer et qui permet aussi, par contraste, de comprendre la psychologie du personnage principal, le shite. C’est ce rôle que j’ai donné à l’enfant Cassagne.

Silvia Baron Supervielle : Lavinia Dell’Oro est passionnante aussi. Peintre, elle reproduit en miniature les Sibylles, de Michel-Ange. Elle est amoureuse, puis prend le voile, puis s’en déprend. Il y a du mysticisme dans votre livre. Est-ce la peinture qui vous y conduit ?

René de Ceccatty : J’ai entièrement imaginé ce personnage de peintre femme. Il y avait aussi au Vatican des femmes qui peignaient, copiaient les chefs-d’œuvre. Et je voulais une présence féminine, belle, troublante et rassurante à la fois, qui était comme un miroir tragique du destin de Sigalon. Une femme qui cacherait longtemps un drame, qui ne serait révélé qu’à la fin. Je voulais rappeler que, pour entrer dans l’univers de Michel-Ange, qui est tout de même d’une extrême violence (par rapport au Pérugin, à Raphaël et même à Léonard de Vinci), il fallait avoir une sensibilité esthétique extrême et une sorte d’aptitude à la tragédie, tempérée par un mysticisme. Je voulais opposer l’univers institutionnel, rigide, artificiel du Vatican, lieu de représentation et de pouvoir, à un monde plus intérieur, plus discret, plus sincère, qui est le couvent de Sant’Agata où Lavinia va entraîner Sigalon et ses amis, et se réfugier. Une fois mon livre terminé, j’ai d’ailleurs découvert un dessin de Sigalon représentant un couvent dans les environs de Rome ! J’avais donc vu juste… Le lien entre le mysticisme et la peinture me semble évident. Je ne parle pas seulement de la peinture d’inspiration religieuse, comme c’était le cas au XVIe siècle, où les commandes de l’Église étaient nombreuses _ et au début du XIXe siècle encore : comme en donne l’exemple le parcours, à Rome aussi (de 1802 à 1824, et 1829-1830), du peintre aixois Granet. Mais de la démarche picturale en général, qui est une quête d’absolu, une transfiguration et une sublimation de l’apparence, une mutation du regard en aspiration à l’invisible. Cela a toujours été le cas de la peinture à l’encre, chinoise et japonaise, et cela s’exprime désormais de manière explicite chez certains peintres contemporains occidentaux. Qu’ils soient abstraits ou non. Comme Rothko, Staël, Morandi, Geneviève Asse.

Silvia Baron Supervielle : Le travail de copiste peut-il se comparer à celui de traducteur ? Il cause de la tristesse à Sigalon, une femme l’abandonne à cause de ça… _ à une époque où s’amplifie la course à l’originalité (voire singularité) du marché de l’art, qui démarre et se développe alors… 

René de Ceccatty : Le fait que je sois aussi traducteur a beaucoup compté dans l’élaboration de ce livre, en effet. La soumission à l’univers d’un autre peut être vécue comme frustrante ; mais entrer dans les pas d’un autre créateur est aussi une source merveilleuse d’enrichissement, d’épanouissement _ oui. Les deux s’équilibrent. Je n’ai, pour ma part, jamais vécu la traduction comme une cause de frustration. Cela a toujours été pour moi un réel bonheur de traduire Pasolini, Moravia, Leopardi, Saba, Penna, et tant d’auteurs japonais encore plus éloignés ; de comprendre leur monde, d’entrer dans leur atelier _ et pénétrer les arcanes de leur style et de leur création… Les peintres, au XIXe siècle surtout, avaient avec la copie un rapport assez complexe. Sigalon, du reste, n’avait (il le répète à travers tout le livre) jamais copié, avant de s’atteler à cette tâche monumentale. Mais sa Jeune Courtisane avait beaucoup frappé les observateurs, car, de facture très classique, elle rappelait de manière surprenante certaines œuvres du XVIe et du début du XVIIe siècle, post-maniéristes ou pré-caravagesques. Sa Locuste et son Athalie montraient aussi sa facilité à représenter des corps nus, martyrisés, surexpressifs. Et c’est ainsi que, peu à peu, se sont confondus création et copie. Mais pour cela, pour copier le Jugement dernier et le « traduire », il dut renoncer à sa propre œuvre, la sacrifier.

Silvia Baron Supervielle : Les œuvres de Sigalon qui figurent dans votre livre sont magnifiques. Vous nous faites découvrir un grand peintre français qui a travaillé à Rome. Il mérite une exposition complète de ses œuvres à Paris…

René de Ceccatty : Les œuvres de Sigalon sont dispersées dans plusieurs musées (le Louvre, Nantes, Nîmes, Uzès, Montpellier) et surtout dans des églises de Provence et du centre de la France. Les conservateurs de Nîmes et de Montpellier (Pascal Trarieux et Michel Hilaire) s’y intéressent, ainsi que d’autres historiens de l’art. Mais il est assez difficile de vider les églises de leurs tableaux et de faire redécouvrir un peintre jusque-là jugé comme mineur. J’ai cependant approché des conservateurs du Louvre, pour du moins les informer de mon travail de redécouverte.

Silvia Baron Supervielle : Lorsqu’elle fut achevée, la copie du Jugement dernier de Sigalon fut placée à l’École des Beaux-Arts de Paris, dans la chapelle des Petits-Augustins. Il est étonnant de voir ces corps d’hommes nus, musclés, qui flottent dans l’espace. Lorsqu’il découvrit son œuvre, Sigalon ne fut pas heureux. Sa mélancolie s’intensifia, il repartit à Rome… Et il y mourut du choléra.

René de Ceccatty : L’accrochage de la copie au fond de la chapelle des Petits-Augustins, qui avait été d’abord conçue comme un musée de la Copie (ce qu’elle est dans les faits), a été un événement ambigu. Les Parisiens ont découvert le Jugement dernier, que la plupart ne connaissaient _ faute de s’être rendus à Rome et au Vatican _ que par des gravures monochromes. L’obscénité de l’œuvre choqua, la couleur saumâtre aussi. L’original avait été détérioré par la suie de plusieurs siècles (car la Sixtine était encore souvent utilisée pour des offices avec des cierges). Et Sigalon avait respecté l’état _ sali _ de l’œuvre. Il eut l’impression d’avoir échoué. Ce n’est qu’après sa mort, donc quelques semaines plus tard, que l’opinion devint plus positive, et qu’on commença à admirer la prouesse extraordinaire de la copie (les copies en couleur étaient jusque-là de dimensions réduites ; il n’y en avait du reste que deux, contemporaines de Michel-Ange, celles de Venusti et de Le Royer ; mais elles ne se trouvaient pas à Paris) ; et qu’on révisa son opinion sur Michel-Ange lui-même. La mort de Sigalon, victime du choléra, épouvanta ses amis et lui assura un profond respect _ romantique _ tardif.

Silvia Baron Supervielle : Vous traduisez de manière splendide les poèmes d’amour de Michel-Ange. Les paroles, lettres, citations des uns et des autres, sont d’une grande beauté. Les artistes, les temps, les œuvres sont liés, comme si, à votre tour, vous aviez peint _ et tissé _ une immense fresque à leur gloire. Elle se déploie infiniment dans la ville de Rome _ et son aura. Elle expose toutes les formes et les couleurs de l’amour. Les mots se transforment en peinture et vice versa.

René de Ceccatty : En préparant mon livre, j’ai voulu traduire les poèmes les plus beaux de Michel-Ange et des extraits de ses lettres, de ses dialogues philosophiques. La traduction est une approche, profonde, intériorisée, essentielle pour moi _ oui. Très souvent, j’ai commencé par traduire avant d’écrire sur quelqu’un (je l’ai fait bien sûr pour Pasolini, pour Moravia, pour Leopardi, mais aussi pour Horace Walpole). Les rivalités entre l’original et sa traduction ou copie, la plume et le pinceau, le mot et le dessin, le dessin et la couleur, la toile et le marbre aussi, formaient les thèmes centraux de la réflexion des peintres de la Renaissance. Mais c’est aussi pour moi une préoccupation constante quand j’écris. Que peut la littérature à côté de la musique et de la peinture ? Mon père était un peintre et un musicien amateur d’une extraordinaire sensibilité, d’un grand talent spontané. Il avait une certaine défiance à l’égard de la littérature, qui lui semblait traduire le réel avec moins d’intensité, de sincérité, de naturel que la peinture. Et, souvent, je pense à ses tableaux, qui m’ont entouré quand j’ai écrit ; car même s’il n’a jamais épanoui professionnellement ses dons, ils étaient indiscutables. J’ai aussi découvert Rome en compagnie d’un autre ami peintre, André Castagné, auquel j’ai beaucoup pensé en écrivant ce livre d’hommage à la peinture.

Silvia Baron Supervielle : Entre le texte et ce que vous appelez les sources, à la fin du livre, le travail de recherche est remarquable et passionnant _ absolument ! Les informations sont plus précises, mais l’air de la poésie se prolonge, et reprend autrement _ oui. C’est un autre livre et le même.

René de Ceccatty : Quand j’ai donné mon manuscrit à mon éditeur, Patrice Hoffmann, il a été à la fois déconcerté et séduit par sa forme double. Les deux premiers tiers sont constitués d’une narration romanesque (le séjour de Sigalon à Rome) et le dernier tiers (qui fait tout de même cent cinquante pages !) est fait de documents que je commente en tentant de continuer à faire entendre ma voix. Je tenais à fournir ces informations précises, citations, chronologies, commentaires. Et Patrice Hoffmann aussi. Il s’est rendu compte que cette espèce de deuxième narration nourrissait _ oui _ la première. Il fallait, bien sûr, que figure in extenso la nouvelle, inédite, en France, de Stendhal ; mais aussi que je donne au lecteur des textes rares autour de Sigalon, mes traductions des Sonnets de Michel-Ange, et des repères historiques couvrant trois siècles (de l’époque de Michel-Ange à celle de Stendhal et Sigalon). Le résultat est évidemment un livre un peu étrange, mais d’une étrangeté conforme à celle du projet même, peut-être _ oui.

Entretien _ superbe ! _ réalisé par Silvia Baron Supervielle.

 

Le « Montaigne » en marche _ sur le tapis roulant à rythme variable (de la vie) _ de Thierry Roisin, au TnBA, bientôt : en février

23jan

 A propos de la venue à Bordeaux, au TnBA (Port-de-la-Lune), les 10-11-12 & 13 février prochains,

du très prometteur

_ au moins pour le « montanien » qu’il me plaît d’essayer d’être : cf l’article programmatique de ce blog, le 3 juillet 2008, « le carnet d’un curieux » _

« Montaigne » de Thierry Roisin…

voici, en forme d' »échantillon », pour y goûter, s’y « préparer » _ et pas trop indiscrètement _,

des extraits d’un échange de correspondances :

   De :       Ophélie Couailhac
Objet :     Spectacle Montaigne
Date :     5 janvier 2009 17:28:05 HNEC
À :       Titus Curiosus


Bonjour Monsieur,

Je me permets de vous écrire par l’intermédiaire de Bernard Sève

_ l’auteur de cette lumineuse entrée au « monde » (de pensée), si riche, de Montaigne, qu’est son « Montaigne. Des règles pour l’esprit« , paru aux PUF en novembre 2007 ; cf mon article du 14 novembre 2008 : « Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le “tissage” de l’écriture et de la pensée de Montaigne« , consécutif à sa (très belle : « jubilatoire » !) conférence pour la Société de philosophie de Bordeaux, la veille, le 13 novembre _

et Thierry Roisin

pour vous informer que le TnBA accueille au mois de février le spectacle « Montaigne » mis en scène par Thierry Roisin.

Je vous envoie en pièce jointe de la documentation sur ce spectacle, et je me tiens à votre disposition pour tout complément d’information.
Cordialement,

Ophélie Couailhac
Responsable des relations avec le public

Je signale, au passage, que la billetterie du TnBA pour ce spectacle est ouverte de 13h à 19h.

T +33 (0)5 56 33 36 80 ;

les places peuvent aussi être réservées par Internet sur le site www.tnba.org


Ce qui justifie cet extrait d’échange de correspondance suivant (du 15 décembre) :

De :       Bernard Seve
Objet :     Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:11:56 HNEC
À :       Titus Curiosus


Cher Titus,

(…) La Comédie de Béthune donne à Bordeaux (en février) un spectacle à partir des « Essais« .  Je l’ai vu deux fois, c’est très intéressant, parfois réellement prenant, et au total c’est tout à fait réussi.  J’en ai fait une « critique » sur le blog de Lille-3, il me semble que je te l’avais envoyé, si ce n’est pas le cas je le ferai volontiers.  J’ai parlé de toi à Thierry Roisin (le Directeur de la Comédie de Béthune, je travaille un peu avec eux depuis que je suis à Lille), m’autorises-tu à lui communiquer ton adresse mail ? Thierry Roisin est un grand amoureux de Montaigne, c’est lui qui a écrit le texte à partir des « Essais«   (c’est par ce spectacle que nous nous sommes connus il y a un an).

J’espère que tu te portes bien,

Amitiés,

Bernard

De :       Titus Curiosus
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:45:59 HNEC
À :       Bernard Seve

Merci de tout cela.

J’ai passé le week-end à Aix-en-Provence, où j’ai donné ma petite conférence sur le « rencontrer ».
Avec jubilation.
Même si ce que j’ai pu dire m’a semblé trop court (notamment sur ce qui suit le « rencontrer » ; qui n’est pas une fin en soi ; tout en n’étant pas un moyen) ;
et je n’ai pas réellement « commenté » la séquence ferraraise
de « Par-delà les nuages » (chef d’œuvre de Michelangelo Antonioni en 1995) que j’avais choisi de « montrer » pour illustrer ce que je voulais dire…

Dans le train (12 heures de trajet aller-retour Bordeaux-Marseille), j’ai lu l' »essai » de Stanley Cavell « Un Ton pour la philosophie _ moments d’une autobiographie »
qui s’apparente par bien des aspects à la tradition montanienne…
C’est Layla Raïd qui m’a conseillé la lecture de Cavell…
Ce n’est pas un « immense » livre, mais la démarche est tout à fait intéressante ;
Emerson _ le fin auteur de « La confiance en soi » _ y apparaît comme un pôle important d’un certain travail de penser américain.

J’ai admiré à Aix, à la galerie d’Alain Paire,

une expo « Paysages et natures mortes«  d’aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet, l’épouse de Philippe…
Très belles.

Dans une sorte de lignée « heureuse » de Chardin, Cézanne, Matisse, face au réel…
A noter aussi un très bel essai _ dans le livre qui en témoigne : « Arbres, chemins, fleurs et fruits » _
de Florian Rodari, lié aux Jaccottet…

_ cf mon article du 30 décembre : « le chant des fruits de la vie« …


Et je pense que je referai prochainement le voyage de Marseille pour assister à une représentation du « Dernier quatuor d’un homme sourd » de François Cervantès _ paru aux Éditions Lemeac en 1989 _, d’après le 16ème quatuor de Beethoven,
que met en scène François Cervantès lui-même (auteur de l’œuvre aussi, par conséquent)
sans doute au mois de février…

Une version récente en concert de ce quatuor (n°16, opus 135, de Beethoven) par les Prazak _ CD « Prazak Quartet in Concert« , CD Praga Digitals PRD/DSD 350 045,

avec le quatuor à cordes n°6 opus 50 de Haydn, lequatuor n°3 de Martinů, et le quintette avec saxophone de Feld _

est de toute beauté : je te la recommande très vivement, si tu n’as pas déjà acquise !..

Et François Cervantès, excellent homme de théâtre, est le compagnon
de Michèle Cohen
qui m’a invité à sa galerie la NonMaison à Aix ;
nous allons travailler sur ce qu’est être un « passeur » d’Art…

Mon adresse :
Titus Curiosus
Bordeaux.

Quant à ta critique du spectacle à partir des « Essais » de la Comédie de Béthune, non, tu ne me l’as pas envoyée ; je la lirai avec grand plaisir ;
et tu peux, bien sûr, communiquer mon adresse mail à Thierry Roisin…

Je vais très bien.

Et je te lirai avec très grand plaisir.

Titus

De :       Bernard Seve
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 22:02:59 HNEC
À :      Titus Curiosus


Cher Titus,

merci de ta prompte réponse.

(…) Je communique donc ton adresse à Thierry Roisin.
Et je recopie sous ma signature la « critique » que j’avais faite du spectacle.

A bientôt, amitiés,

Bernard

Montaigne à Béthune, jusqu’au 26 janvier 200

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé “Montaigne” présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène. Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? (”Essais“, III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable. D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles “manipulateurs” !) viennent figurer cette variété du monde dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes “Montaigne” et “La Boétie”, par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer une représentation puriste ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les “Essais” sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les “grands thèmes” sont là, les facettes de ce “génie tout libre qu’était Montaigne d’après Pascal brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable “Des prières” (I, 56), dans “C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance” (I, 27) ou dans plus d’une page de l’”Apologie de Raimond Sebond” (II, 12). Mais rassurons-nous : le “Montaigne” de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne “à thèse”, encore moins un Montaigne “de  thèse”, c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent “que c’est que croire” (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire “ce que c’est que croire“. Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue, difficile et pourtant si claire, portée par la diction impeccable de Yannick Choirat. J’ai lu plusieurs fois les “Essaisin extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux. Montaigne est un “oral”, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs). Les “Essais” gagnent un poids considérable à cette verbalisation. A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le “rythme” du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur la prose poétique de Montaigne. Cette musique est nécessaire.

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète “Montaigne” (la pièce), qui interprète Montaigne (le  philosophe, l’homme). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif du “vieux sage sceptique” ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme. Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : “Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions… (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?…), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps. Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique. S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les “Essais“. On répondra que ce spectacle étant une “interprétation théâtrale” des “Essais“, il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des “Essais“. Mauvais argument ; les “Essais” parlent abondamment des “Essais” en train de s’écrire. Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des “Essais” (III, 3, “De trois  commerces“).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle. Les abeilles“, écrit Montaigne, “pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui (I, 26, p. 152).  Montaigne est cette abeille qui “pillote“, c’est-à-dire qui pille (”pilloter” vient de “piller”), qui butine et qui s’approprie. A sa façon, Roisin lui aussi “pillote” Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au “Palace” (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la “Rose des Vents”, à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Ce qui peut donner, avec « farcissures » _ montaniennes (?) _ de ma part, cette fois, ceci :

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé « Montaigne » présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves _ de principe ; que je partage… _ aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix _ l’expression est magnifique : « rencontrer » est aussi ce qu’on doit attendre de la mise en présence avec une œuvre d’art (et qui la justifie, tant pour l’auteur que le spectateur-auditeur : tous « rencontreurs », en quelque sorte ! selon une exigence de vérité ; qui en fait _ c’est une condition sine qua non _ la beauté…) _, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène _ en fidélité en cela, à Montaigne ! jamais ratiocinateur… « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ?«  (« Essais« , III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable _ oui ! D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles « manipulateurs » !) viennent figurer cette variété du monde _ oui ! _ dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger _ sans relâche, ni fléchissement (de fatigue) ; et combien gaiment ! _ l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes « Montaigne » et « La Boétie », par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie _ montanienne (et gasconne) _ n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer _ montaniennement, bien sûr ! _ une représentation puriste _ tout du moins épurée de ces accessoires _ ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les « Essais » sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les « grands thèmes » sont là, les facettes de ce « génie tout libre » _ avec une (arrière-) pointe de critique, alors ? _ qu’était Montaigne d’après Pascal _ cf « Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne« , de Léon Brunschvig : le texte a été disponible en Press-Pocket… _ brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable « Des prières » (I, 56), dans « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance » (I, 27) ou dans plus d’une page de l' »Apologie de Raimond Sebond » (II, 12). Mais rassurons-nous : le « Montaigne » de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne « à thèse », encore moins un Montaigne « de  thèse », c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent « que c’est que croire » (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire « ce que c’est que croire« . Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue _ certes ! comme trop rarement dans la tradition (du moins dominante) française _, difficile et pourtant si claire _ formidablement même ! _, portée _ ah ! _ par la diction impeccable de Yannick Choirat _ bravo ! J’ai lu plusieurs fois les « Essais » in extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux _ quel compliment ! Montaigne est un « oral » _ parfaitement ! sa voix chante ! _, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs _ mais oui ! et on ne le mettra jamais assez en avant ! _ ). Les « Essais » gagnent un poids considérable _ oui ! _ à cette verbalisation _ du dit ; et à quelqu’un qui l’écoute, qui plus est ; et qui pourrait bien, à son tour, se mettre à parler, lui répondre… A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le « rythme » _ capital _ du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours _ toujours syncopé (et poétique) _ de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur _ mais oui ! _ la prose poétique _ nous y voilà _ de Montaigne. Cette musique est nécessaire _ car Montaigne est intensément « musical »…

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète « Montaigne » (la pièce), qui interprète _ « incarne », cette fois, et surtout par le flux sans cesse contrasté, profondément vivant, balayé de (puissants) traits d’humour, de la voix _ Montaigne (le  philosophe, l’homme _ et qui s’adresse à nous, trop souvent « indiligents lecteurs » !..). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie _ il le faut, au théâtre ! _ à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif _ certes _ du « vieux sage sceptique » _ que Montaigne ne fut jamais : bouillonnant trop d’engagement !.. _ ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme _ c’est on ne peut plus prometteur ! Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : « Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions…«  (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation _ sans oublier que Montaigne est gascon ! il « parle avec les mains » !!!) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?… _ question fondamentale, en effet ! _), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps _ ce n’est pas là un mince compliment ! Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique _ mazette ! le compliment n’est, décidément, pas mégoté… S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les « Essais« . On répondra que ce spectacle étant une « interprétation théâtrale » des « Essais« , il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des « Essais« . Mauvais argument ; les « Essais » parlent abondamment _ en effet ! _ des « Essais » en train _ oui… _ de s’écrire _ = « s’essayer« ... Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture _ expression superbe de vérité _ qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent _ oui : de leurs voix prenantes _ la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce _ oui ! « commerce » dont la « réalité » fut considérable pour le bonhomme Montaigne (né le 28 février 1533, au château de Montaigne _ à Saint-Michel-de-Montaigne, en Dordogne _ et mort le 13 septembre 1592 en ce même château de Montaigne), privé d’assez de conversations, à la disparition de l’ami interlocuteur incomparable La Boétie (né à Sarlat le 1er novembre 1530, et décédé _ trop vite _ à Germignan, au Taillan-Médoc, près de Bordeaux, le 18 août 1563) _ ;

sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des « Essais » (III, 3, « De trois  commerces« ).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme _ du spectacle _ est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle _ même. « Les abeilles« , écrit Montaigne, « pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui«  (I, 26, p. 152 _ quelle langue ! savoureuse !).  Montaigne est cette abeille _ sachant aussi piquer _ qui « pillote« , c’est-à-dire qui pille (« pilloter » vient de « piller » _ non sans espièglerie ! et charme… _), qui butine et qui s’approprie _ melliflorement. A sa façon, Roisin lui aussi « pillote » Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au « Palace » (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la « Rose des Vents », à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Puis, en suivant :

De :       Titus Curiosus
Objet :     La pièce de François Cervantès
Date :     15 décembre 2008 22:13:07 HNEC
À :       Bernard Seve

(…)

Merci : ton article, en plus d’être (tellement) « montanien », est aussi « sévien » : il vibre, porte, chante ! tu es un efficace partageur d’intelligence : d’un enthousiasme lumineux…


Titus

Et encore ceci, toujours ce 15 décembre :

De :       Titus Curiosus
Objet :     Oralité et écriture de Montaigne
Date :     15 décembre 2008 22:25:16 HNEC
À :       Bernard Seve


En effet, Montaigne se déploie bien
et dans la parole et le souffle, d’une part, et ses rythmes,
et en même temps dans les rapports du lire et de l’écrire, comme instruments de prolonger, ressusciter ou susciter le parler,
au-delà du vivre même.
Mais pour retrouver toujours la vivacité d’un parler…

Ce qui est amusant, est que la réflexion de Cavell tourne elle aussi autour de la voix,
autour des polémiques opposant Austin et Derrida…

Titus

Et enfin _ at last but not at least pour compléter encore ce « dossier » « Théâtre »_
cet article-ci, de René Solis, en date du 20 janvier :

« «Montaigne» ou la pensée en marche« , dans l’édition du 20 janvier de Libération,
à propos du spectacle « Montaigne » de Thierry Roisin donné en ce moment même à Montreuil :


Théâtre 20 janvier 6h51 «Montaigne» ou la pensée en marche

Théâtre. A Montreuil, Thierry Roisin adapte les «Essais» du philosophe du XVIe siècle dans un envoûtant voyage immobile _ pour les pieds du comédien, peut-être ;

mais certainement pas pas pour sa « pensée » (« à sauts et à gambades« , elle) ; ni les nôtres (de même, à sa suite…)

en l’écoutant se les « dire » à « haute-voix » ;

et pour que, ainsi « notées » par qui les « saisit » _ par l’esprit ; ou la plume _, elles soient un tant soit peu, mais en leur (fol) élan surtout, retenues et un peu, par delà l’instant _ ou une vie _, transmises, avec leur élan _ généreux !)…

par René Solis

Montaigne d’après les «Essais» de Montaigne, mise en scène de Thierry Roisin, Nouveau Théâtre de Montreuil, 10, place Jean-Jaurès (93). Lundi, vendredi, samedi, 20 h 30, mardi et jeudi 19 h 30, dimanche 17 h. Jusqu’au 6 février. Renseignements : 01 48 70 48 90.

Le décor est un tapis roulant. Dans les coulisses, s’affairent quatre bagagistes qu’on n’aperçoit jamais. Ce sont eux qui nourrissent la bête, y déposent un bric-à-brac qui tient du vide-grenier. Fripes, ustensiles et bassines, malles et cartons, rouleau de faux gazon, vraies tourterelles… Chaque accessoire n’a droit qu’à un petit tour : ici _ comme dans la vie réelle _, on ne repasse pas les plats.

Eloge.

Sur le tapis, un homme marche, souvent à contre-sens, évite un objet, en ramasse un autre. Il réfléchit à haute voix _ la voilà ! _ et ses réflexions, que l’auteur nomme ses «fadaises», suivent le mouvement. Toujours changeantes _ « le monde n’est qu’une balançoire perpétuelle » _ ou « branloire pérenne« , à l’original, plus savoureux ! _, elles fonctionnent par « sauts et gambades«  _ oh combien !_ : associations, bifurcations, retours en arrière _ ou ce qu’est méditer vraiment.

Nulle précipitation dans cet éloge de la pensée en mouvement : si le tapis ne s’arrête jamais, il lui arrive d’avancer _ seulement _ imperceptiblement _ mais on peut jamais dire ni qu’il (lui, le tapis) se retourne ; ni qu’il s’arrête ; héraclitéennement.

L’homme, pour sa part, n’est guère plus pressé qu’un mime en sa marche immobile. Un voyageur paisible : telle est l’image que l’acteur Yannick Choirat prête à Montaigne dans ce spectacle imaginé _ conçu à figurer : sur la scène _ par Thierry Roisin à partir d’extraits des « Essais » ; et créé il y a un an à la Comédie de Béthune, qu’il dirige.

Sur les voyages en général, et sur les Français en voyage en particulier, Montaigne a écrit des pages que l’on pourrait mettre en exergue de tous les guides touristiques d’aujourd’hui : « La diversité des façons d’une nation à l’autre ne me touche _ un mot crucial ; on le retrouve sous la plume de François Couperin _ que par le plaisir de la variété. Chaque usage a ses raisons. […] J’ai honte de voir [mes compatriotes] enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leur façon, et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure […]. La plupart ne prennent l’aller que pour le retour. Ils voyagent couverts et resserrés _ ah ! ah ! _, d’une prudence taciturne et incommunicable ; se défendant de la contagion d’un air inconnu […] On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé. » _ ô combien merci, de nous le rappeler ! A mettre sous le nez de certains de nos présents ministres…


Fraise.

De l’énorme somme des « Essais« , Roisin n’a bien sûr pu retenir que quelques pages. Un pot-pourri d’autant plus judicieux qu’il échappe à la solennité. Son Montaigne est un jeune homme curieux et étonné _ toujours : avec l’inépuisable énergie de la jeunesse (durable : d’esprit !) _ qui, s’il ne ressemble guère à l’autoportrait que l’auteur dresse de lui-même _ à l’ultime chapitre des « Essais« , II, 13, « De l’expérience« , surtout _, se met lui aussi _ tel Montaigne en son écriture si vivement oralisée ! _ littéralement à nu, quand il troque son costume moderne pour le haut-de-chausse, le pourpoint, la fraise et le chapeau de l’homme de la Renaissance.

Dans une langue légèrement modernisée, et accompagnée par deux musiciens, le « Montaigne«  _ l’homme, la pièce ? mais ils font, probablement, quasi corps… _ de Thierry Roisin est à l’écoute _ tel l’homme (et auteur) Montaigne le premier ! et comment ! _ des préoccupations d’aujourd’hui. Quoi de plus « modernes » que les pages dénonçant la colonisation de l’Amérique : « Notre monde vient d’en trouver un autre […] Bien crains-je que nous aurons très fort hâté son déclin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons vendu bien cher nos opinions et nos arts. » Dans l’éloge souriant de la tolérance et du libre arbitre, pointe aussi une colère _ certes ! _ dont on entend tout _ on peut accompagner la lecture des « Essais » du livre très juste et très instructif de Géralde Nakam : « Les Essais de Montaigne : miroir et procès de leur temps«  ; ainsi que de son « Montaigne et son temps _les évènements et les Essais : l’histoire, la vie, le livre«  : un temps (violentissime) de guerres civiles et de fanatismes. « A quoi faire le théâtre, si l’entendement n’y est pas ? » aurait pu dire Montaigne. L’entendement et le théâtre y sont.

René Solis

Voilà pour ce très bon article aussi.

Et maintenant, je reviens au présent _ du 23 janvier _ de l’écriture :

A Bordeaux, les représentations de ce « Montaigne » de Thierry Roisin
auront lieu au Théâtre du Port-de-la-Lune
les mardi 10, mercredi 11, jeudi 12 et vendredi 13 février, à 20 heures.
Le spectacle se déroule l’espace d’une heure vingt…

Assurément, le verbe de Montaigne

(tapis roulant _ de la mise en scène de Thierry Roisin _ ; et jeu d’acteur _ de Yannick Choirat _, aidant, qui plus est…),

n’a rien de statique ; non plus que d’un sur place ; ou d’un tourné-en-rond :

sa musique _ alors même qu’elle est intime _, en « avançant » sans cesse, est intensément mobilisatrice, pour qui _ lecteur-auditeur _ y prête si peu ce que ce soit

son oreille ;

une oreille à une voix…


La (chaleureuse) recommandation de Bernard Sève à « aller pilloter«  à notre tour est d’expert _ s’il en est…

Montaniennement

_ si je l’osais : en gascon… _,

Titus Curiosus, le 23 janvier 2009

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