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William Marx et le concept dangereux d' »identité sexuelle »

31jan

L’entretien, hier soir mardi 30 janvier 2018, au Studio Ausone, de William Marx, récent auteur d’Un Savoir gai (aux Éditions de Minuit) avec son collègue universitaire Jean-Michel Devésa _ un peu trop doctoral en son ton à mon goût, et pas assez libre (ou libéré) : surtout en pareil sujet… _
m’a laissé sur ma faim,
en n’interrogeant jamais, si peu que ce soit, l’évidence d’une « identité sexuelle »
_ qui est un très dangereux cliché selon moi, encourageant, volens nolens, les violences tellement sures d’elles-mêmes (et férocement décomplexées en leur déchaînement) de l’homophobie : mais oui ! _
évidence trop bien partagée dans l’idéologie dominante,
et thèse proclamée aussi d’un bout à l’autre des discours des deux intervenants, hier soir, sans la moindre analyse un tant soit peu auto-réflexive de leur part… ;

en n’interrogeant jamais, donc, l’évidence
de leur commune thèse
d’une « identité sexuelle », hétérosexuelle comme homosexuelle, et massive _ sinon universelle.


Les trois sobres (et très courtes) questions du troisième intervenant dans le public _ et que je ne connais pas _,
au terme des longs échanges entre William Marx et Jean-Michel Devésa,
furent, pour moi, en leur directe et frontale pertinence, la contribution la plus lucide de toute la soirée !


Allant d’emblée, et enfin, questionner l’essentiel :

l’identité (ou pas) sexuelle, la bi-sexualité (etc.), le quid du top et bottom de la pénétration coïtale…


Mais Jean-Michel Devésa _ pas assez questionnant _ n’a guère aidé William Marx sur cette voie de l’interrogation-analyse d’une « identité sexuelle »
que j’aurais personnellement apprécié de voir et entendre vraiment _ et sérieusement _ explorer…


Et je ne vois même pas non plus, hélas,

ce que la spécialité « littéraire » de Jean-Michel Devésa a pu apporter, sur ce pourtant bien intéressant et riche plan littéraire-là, aussi, à l’échange :
rien
(ou si peu : la très rapide mention seulement du Tricks de Renaud Camus : paru en 1979, et pas en 1988, date de sa re-publication seulement ; et les dates importent fichtrement !!!)
sur les regards des écrivains assumant plus ouvertement leur orientation homosexuelle, dominante ou pas, exclusive ou pas : ces nuances, capitales, n’ont quasiment pas été abordées, affrontées…


Et cela, alors même que, sans paraître en avoir vraiment conscience, les deux intervenants étaient proches, l’un comme l’autre, vers la fin,
de se contredire _ mais oui ! _,

quant à cette thèse d’une « identité sexuelle »,


en envisageant _ enfin ! _ davantage de plasticité et de nuances et ouvertures

dans l’histoire

(singulière pour chacun ; et pas seulement grossièrement collective ; et surtout massivement idéologique…)

des pulsions et désirs sexuels,
eux-mêmes mal distingués d’ailleurs, et par les deux intervenants, des élans affectifs et amoureux :


comme si nous pouvions passer sans difficultés et instantanément des uns _ pulsions et désirs sexuels _ aux autres _ élans affectis et amoureux _,
c’est-à-dire du sexuel à l’affectif :


cela méritait au moins examen, et un peu précis et attentif,

tant dans l’entretien d’hier soir,

que dans le petit essai de William Marx, aussi et surtout…


L’amour a paru ainsi passer à la trappe
au profit du batifolant libertinage…


Même si, par ailleurs et d’autre part, William Marx distingue bien clairement et très justement, cette fois, les fantasmes et les actes.

Dont acte.



La sexualité _ toujours singulière en l’histoire souvent un peu complexe de chacun _ est bien plus complexe elle-même et variée qu’une affaire d’identité massive et fermée une fois pour toutes !!!


Et native, probablement, dans ces représentations-là,

qui courent tant les rues.
Et qui font les dégâts que l’on sait ; et d’autres que l’on ne sait pas.


Classer comme être classé est le plus souvent faussement rassurant.

Panurgique.


Il suffit, déjà, de lire Freud pour mesurer, de la sexualité, bien des enjeux existentiels, à l’aune de toute une longue vie déployée :
depuis ce que Freud nomme les « stades » de la « sexualité infantile »,
et en abordant très précisément ce que celle-là devient en ses, parfois riches, parfois pauvres _ par fixations névrotiques surtout, mais aussi, parfois, perversions forcées _, métamorphoses adultes…


Dans le petit aparté post-conférence que j’ai pu avoir avec William Marx,
je lui ai reproché, avec sans doute un peu d’excès, de ne pas assez nous livrer, en son essai, d’éclairages sur l’histoire de son propre devenir sexuel, et en sa singularité (si elle existe) :

si William Marx parle, en effet, et de manière tout à fait intéressante et précise, détaillée ici,

de sa lente et tardive
_ « Tu ne découvris en effet la masturbation que vers la fin _ soit en 1983 ou 84 _ de ta dix-septième année », page 140 _
prise de conscience, eu égard aux normes alors en cours, de l’éclosion de ses pulsions sexuelles

(et homosexuelles : et cela par contraste frontal avec deux coïts avec une femme :
« A l’âge de vingt-deux ans _ en 1988 donc _, pour en avoir le cœur net, tu voulais voir ce que donnerait l’amour _ ou plutôt le sexe ! l’expression, déjà paraît un peu curieuse… _ avec une femme : l’acte _ coïtal _ fut accompli, et par deux fois même, mais sans désir et sans plaisir particulier _ mais est-ce là vraiment significatif ? A la différence du libertinage, un vrai désir, a fortiori un amour authentique et véritable, ne se décrète pas, ni ne s’improvise ainsi. Ce fut la preuve _ mais que vaut celle-là ? Est-elle, aussi partielle, réellement probante ? _ que tu attendais : tu n’aimais et ne désirerais jamais que des hommes, et tu en pris ton parti. Tu crus enfin en ton désir. Ta vision du monde en fut changée. Quelques semaines plus tard, tu déclaras ta flamme _ mais est-ce tout à fait du même ordre ? _ à celui _ Erwann ? William Marx reste flou là-dessus… _ qui deviendrait le compagnon de ton existence _ là il nous livre une confidence _, et autour duquel tu tournais _ voilà ! _ depuis de longs mois déjà », pages 140-141 : amour et coït font, au moins tout d’abord, deux ! _) ;

il s’en tient, toutefois, en ce petit essai, à cette pour ainsi dire « pré-histoire » de sa sexualité réalisée _ il aura 52 ans cette année 2018 _ ;
il n’aborde jamais le vécu même de ses relations homosexuelles effectives _ il évoque seulement sa déclaration à Erwann (s’agissait-il de lui ? son nom apparaîtra à la page 154 de l’essai) : « celui qui deviendrait le compagnon de ton existence », vient-il d’écrire à la page 141 _,
comme ont pu le faire, de manière très détaillée (et passionnante, et chacune en son genre spécifique),

Renaud Camus en ses Journaux
_ je l’ai découvert, pour ma part, en 1987, à partir de mon très vif goût de Rome, en son Journal romain (1987) : la répétition hyper-compulsive de ses échanges sexuels (bien peu réciproques, il est vrai) m’a alors beaucoup surpris et étonné ! et informé, aussi, sur des pratiques sexuelles que j’ignorais du tout au tout… _,

et surtout René de Ceccatty en ses admirables Jardins et rues des capitales (1980), puis Une Fin (2004),
à propos de ses (assez courts, au final) épisodes de frénésie sexuelle en sa vie, lors de sévères _ et tragiques, même _ déserts amoureux…


Jardins et rues des capitales est un chef d’œuvre absolu, en ses trois admirables et époustouflantes parties : Hugues, Jacques ; Samuel en Samantha ; et Roma-Fanfilù
Je recommande très vivement sa lecture !

Le terme de « savoir » dans le titre de ce petit essai qu’est ce Un Savoir gai
me paraît, tout de même, assez excessif ;
participant de cette envahissante manie des calembours qui a colonisé depuis près de quarante ans les médias,
et qui est susceptible d’attirer les chalands aux yeux des éditeurs calculant leurs potentiels chiffres de vente…


Car ce n’est pas d’un vrai savoir qu’il s’agit là ;
seulement de représentations _ voilà : d’opinions _, plus ou moins répandues, et plus ou moins à tort ou raison…

Bref, nous restons sur notre faim…

Déjà, cet essai devrait être bien plus étoffé ; et du côté des expériences vraiment personnelles et singulières de l’auteur…


Sinon,

comme phénomène, voire symptôme, d’ordre social et idéologique,

et à tel moment donné _ comme aujourd’hui _ de l’Histoire,


le panurgique, si commun _ mais en même temps si contagieux et dangereux ! _, est bien moins riche et intéressant à décrypter :

il est à seulement à démonter, déconstruire et radicalement _ si c’est possible ! _ détruire ;

en tout cas affaiblir,

ou ridiculiser…

Même si _ ou parce que _ une des fonctions principales de l’idée de « nature », telle du moins qu’elle fonctionne dans les idéologies,

est de renforcer la représentation (humaine, culturelle) d’une immutabilité et universalité plus ou moins de fait _ ses rares exceptions, très minoritaires, forcément, constituant alors de simples anomalies monstrueuses, des ratés… _,

et de lui octroyer, en surplomb _ et la renforçant encore, si jamais besoin s’en faisait sentir à certains… _ un fondement « sacré » qui vienne comme pleinement _ et sans contestation aucune _ la légitimer, de droit absolu.

Au détriment de la variété et des créations de la fantaisie et de la liberté.


Ce mercredi 31 janvier 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Créer versus s’adapter : l’urgence du comment contrer la logique mortifère du totalitarisme des normes d’existence, selon Roland Gori dans son si juste « La Fabrique des imposteurs »

25jan

Le présent essai de Roland Gori La fabrique des imposteurs est rien moins que d’urgence civilisationnelle, et, ainsi, de salubrité publique,

du moins pour la plupart des citoyens : ceux qui ne sont pas encore tout à fait ni des imposteurs plus ou moins (et à des degrés divers…) assumés et conscients, c’est-à-dire cyniquement, ni des personnalités as if (un peu moins conscientes de l’être, elles _ surtout sans le « côté plus monstrueux » (et plus spectaculaire ; du moins une fois l’imposture démasquée : au grand jour !) de l’imposteur… _) ;

ou qui pourraient cesser, les as if comme les convertis à l’imposture _ même si c’est, pour ces derniers, un peu plus difficile ! qu’est-ce qui pourrait, eux, les convaincre vraiment (mais est-on ici seulement dans l’ordre du rationnel ? voire d’une quelconque argumentation ?..) qu’ils font fausse route ? il existe un tel niveau de plaisir pervers (sadique) à abuser des autres ; voire un tel niveau de masochisme à s’abuser, se perdre et s’avilir soi-même : selon ce que Freud a nommé, d’une part, le sadisme, et d’autre part, le masochisme primaire… ;

sur cette difficulté à aider à changer de vie les imposteurs (et les salauds, dans le vocabulaire plus éthique de Sartre), il faut bien aussi constater l’échec final, en dépit de tous ses efforts, de Socrate (qui paie pourtant beaucoup de sa personne, et jusqu’à sa vie même, au final : lire ici Phédon ; et écouter ce qu’en a fait Éric Satie, par exemple dans la version frémissante de Hugues Cuénod, au disque…) face à Calliclès (et Gorgias et Polos, les professeurs de procédures d’imposture, c’est-à-dire la rhétorique et la sophistique, pour l’âme ; la panoplie du maquillage et de toute l’esthétique, ainsi que la fausse diététique, étant les procédures d’imposture pour le corps : ce sont là les quatre techniques (et pas arts !) de tromperie que repérèrent alors Socrate et Platon, en leur Ve siècle avant Jésus-Christ) dans ce dialogue fondamental qu’est le Gorgias de Platon ; j’en pratique la lecture très attentive depuis quarante ans en classe de philosophie ; parce que « les vrais éducateurs sont des libérateurs« , comme s’en souvenait et me l’a rappelé, de vive voix au téléphone, mon ancienne élève (en 1973-1974, à Bayonne) Elisabeth Lamiscarre, jointe après presque quarante ans ; et maintenant professeur de Français à Pau… ; sur les techniques de procédures de tromperie politique, lire aussi l’éclairage de feu (!) de Machiavel, dans Le Prince... _,

ou qui pourraient cesser, ces as if comme ces convertis à l’imposture,

ou qui pourraient cesser bientôt de l’être : car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et terriblement envahissants depuis la vague néo-libérale du dernier quart du XXe siècle… _ et quasi totalitaires ;

et c’est non sans pertinence que Roland Gori cite, pages 245-246-247,

et en prenant soin de ne pas le généraliser : « je ne souhaite nullement établir une hiérarchie des civilisations et des sociétés,

rapprocher _ jusqu’à identifier et confondre… _ le nazisme et le néolibéralisme,

et réduire l’évaluation _ et ses très larges (et profonds) effets sociaux et civilisationnels _ à cette exécution sommaire de masse _ Roland Gori évoque là l’analyse que fait Harald Welzer du processus qui se met en place et déroule « dès lors que le meurtre devient administratif« .., en son très intéressant Les Exécuteurs _ Des hommes normaux aux meurtriers de masse _ qui produit, accompagnée par le chômage et la précarité, de vives souffrances individuelles et sociales.

Il faudrait simplement essayer de comprendre comment nous _ nous tous, collectivement _ en sommes arrivés là, là où nous sommes parvenus depuis trente _ ou quarante _ ans,

et _ surtout ! _ comment nous pourrions nous en sortir«  très effectivement, page 247 ;

car Roland Gori, psychanalyste et psycho-clinicien, garde toujours en vue, bien au-delà de la libération thérapeutique, par la cure, des personnalités se reconnaissant elles-mêmes comme malades, l’épanouissement effectif de chacun et de tous, et cela, à la lumière du cheminement patient et obstiné de la prise de conscience, par chacun (d’entre nous, encore un peu humains !), de la vérité ! sur le réel, par la probité et l’honnêteté pas seulement intellectuelles, mais aussi, et de part en part, existentielles ! ;

avec cette proposition de réponse, en suivant ce constat de situation de notre « moment«  présent de 2013, page 248, et qui justifie à elle seule les 314 pages de cet essai de salubrité publique qu’est La fabrique des imposteurs :

« Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons aujourd’hui _ un peu mieux qu’auparavant ? en 2013, semble-t-il penser… ; et il désire y aider… _ de sortir de cette sidération _ par intimidation massive d’un matraquage sournois persistant ?.. _, de ce trauma qu’a constitué _ durablement et en profondeur _ la colonisation néolibérale _ depuis bientôt quarante ans : et l’expression de « colonisation«  est plus qu’intéressante ! A quand, donc, la « décolonisation«  émancipatrice ?.. _ de nos mœurs

_ et ce sont de telles « tentatives de sortie » hors de l’étranglement des personnalités provoqué à longueur de temps par la nasse mortifère terriblement insistante (= tellement « normale«  !) de cette « sidération« -là, via les prétendues expertises massives (et en permanence martelées par les médias) de pseudo-experts stipendiés ! (cf, par exemple les pages 134 à 137 consacrées au « Rapport de mission (…) sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières » dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissement de soin«  » remis à la Ministre de la Santé Roselyne Bachelot en juillet 2008 : Roland Gori a, en effet, eu à se battre pied à pied et au quotidien contre, comme praticien de la psychopathologie clinique et comme consultant mandaté par ses pairs dans les instances de négociation…) que veut précisément accompagner La fabrique des imposteurs,

en poussant, par ce travail aussi, en l’écriture et la diffusion de ce livre, à la roue libératrice de ces « tentatives de sortie« -ci, par la générosité

tant du déroulé magnifique de son analyse très fine des situations (à mieux faire comprendre !),

que de ses propositions de « solutions » libres et créatives ! (tant à l’échelle des personnes singulières que d’une collectivité un peu mieux « démocratique » qu’elle n’est devenue, ces dernières décennies…) pour en « sortir«  !.. :

soit l’assomption, à contribuer à faire advenir très effectivement,

du devenir de la personne en « artiste«  (véritable) de soi,

devenir qu’il s’agit pour chacun d’accomplir avec la plus grande probité (et sans nul salut hors de cela !!!) ;

et pas en « entrepreneur gestionnaire«  (et normalisé, obsédé de la seule efficience…) d’un « faux soi«  !,

pour reprendre les thèses du dernier Michel Foucault, en ses si décisifs Cours au Collège de France… ;

je reviendrai plus loin sur la fondamentale pédagogie de la libération (qualifiée très justement, page 265, de « paradigmatique« …), que Roland Gori dégage, aux pages 265 à 270, du cas de Joseph Jacotot, en 1818, d’après, aussi, les éclairages de Jacques Rancière, dans Le Maître ignorant _ cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, en 1987, et de Philippe Meyrieu, dans Joseph Jacotot. Peut-on enseigner un savoir ? (aux Publications pour l’École française moderne, en 2001) : ce sera même là le pivot de ma lecture ici de La fabrique des imposteurs… Fin de l’incise _ ;

Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons _ quelques uns, un peu nombreux… _ aujourd’hui _ en janvier 2013, donc _ de sortir de cette sidération, de ce trauma qu’a constitué _ les quarante dernières années durant… _ la colonisation néolibérale de nos mœurs

et _ principalement et surtout, soulignerai-je ! _ que nous n’avons pas d’autres choix

_ de salubrité ! face aux ravages civilisationnels de l’extension, et en profondeur (pour la plupart des corps et âmes mêmes des « frères humains« , pour reprendre les mots de Villon), de la colonisation impériale à l’échelle de la planète, de la politique TINA : There is no alternative, initiée et commencée à marteler sur les médias de propagande complices par les Thatcher et Reagan au tournant des années 70-80…

Que nous n’avons pas d’autres choix _ poursuit Roland Gori, page 248, en martelant son expression _

parce que la simple adaptation sociale _ selon une logique devenant exclusive de l’intérêt bien compris… _ à une réalité purement formelle, technique et instrumentale,

conduit le monde et l’humain _ voilà ! _

à la facticité _ du factice et du toc, face au diamant du vrai ! _,

à la vie inauthentique _ = dés-humanisée ! _,

aux âmes mortes _ de misérables zombies et ectoplasmes, vidés (vampirisés qu’ils sont !) de la vraie vie… _,

et exsangues de tout potentiel _ le seul salvateur ! _ de création

_ cf ici le sublime appel au sursaut de l’humanité contaminée par le nihilisme, de Nietzsche dans le sublime Prologue de son Zarathoustra, son livre « pour tous et pour personne » : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante » !..

Vivre, c’est créer.

Et nous n’avons pas d’autre choix que de créer pour vivre«  vraiment

et en vérité…

et c’est non sans pertinence, donc, je reprends l’élan de ma phrase, que Roland Gori évoque, aux pages 245-246-247,

le cas des hommes ordinaires devenus assassins de masse, à travers l’analyse qu’en donne Harald Welzer, en son Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meurtriers de masse ;

un ouvrage qui m’a aussi marqué, quand je l’ai lu en 2007 (c’est grâce à lui que j’ai découvert et pu me pencher de près sur les deux discours de Himmler à Poznan en octobre 1943, quand ce dernier révèle (tardivement : et c’est une façon de leur mettre à tous le revolver sur la tempe, au cas où certains étaient alors tentés de tourner casaque et changer de camp (!), quand la situation militaire se dégrade considérablement pour les Nazis sur le front de l’Est face aux Russes…) aux dirigeants de la SS, le 4 octobre, ainsi qu’à ceux de la Wermacht, le 6 octobre, l’état d’avancement de la « solution finale » des Juifs… cf l’article que j’ai consacré le 22 février 2012 au passionnant livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi : Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »… ) ;

_ de criminalité _ je cite Roland Gori :

«  Et ce, d’autant plus que l’exécution de leurs basses œuvres _ ici génocidaires _ peut se faire de manière anonyme et dans le cadre _ rassurant par sa mécanique appliquée _ de dispositifs bureaucratiques dont ils deviennent les fonctionnaires. (…) Des hommes ordinaires peuvent _ ainsi _ devenir des monstres _ de criminalité _ dès lors que l’absence de lien personnel _ avec d’autres que soi : comme dans une amitié et un amour qui soient vrais (= vrais de vrais !) et pas d’intérêt-utilité-commodité instrumentale !!! calculé… _ ouvre largement la porte aux comportements de soumission _ aux ordres _et de destruction _ effective d’autrui. Simmel disait déjà que l’argent permet aux hommes de ne pas se regarder dans les yeux _ voilà ! cf aussi, sur la relation éthique au visage, les admirables analyses de Lévinas… Dans les relations _ tant orales qu’écrites, contemporaines de ces actes, comme a posteriori _ faites par leurs auteurs des exécutions barbares et des génocides nazis, rwandais, serbes et croates, « la précision dans les détails techniques va de pair avec la description stéréotypée et floue des victimes » (pointait aussi Harald Walzer page 148 de son livre : une affaire de focalisation du regard ;

là-dessus, j’ai déployé, en 2007, un long essai, impublié, seulement donné à lire à quelques amis, intitulé Cinéma de la rencontre _ à la ferraraise, et sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) _ à la Antonioni, me penchant tout spécialement sur la sublime séquence ferraraise du film d’Antonioni, en 1995, Al di là delle nuvole, en français Par-delà les nuages…).

Dès lors que le meurtre devient administratif,

l’opération se réduit à un problème instrumental.

(…) Comme le montre Welzer, c’est parce que la tuerie se présente comme un travail pris dans la rationalité technique et instrumentale, cadré par les grilles normatives _ à appliquer mécaniquement, telle une machine : et l’informatique n’existait pas encore… _, qu’elle pouvait _ court-circuitant chez la plupart (mais pas tous !) le devoir d’humanité de l’éthique _ parvenir à cette industrie du déshumain _ magnifique justesse d’expression ! _ permettant aux bourreaux de s’absenter

_ voilà ! froidement… ; la vraie vie impliquant a contrario la chaleur d’humains vraiment chaleureux ! cf Étienne Borne, en 1958, dans Le Problème du mal : « L’enfer est le désert de la passion, et il faudrait le dire de glace et non de feu«  ; et il poursuivait avec une magnifique justesse : « L’homme entre en immoralité lorsqu’il organise la fuite _ voilà ! _ devant la passion _ et l’altérité de l’autre _, comme l’avouent, si elles sont correctement interrogées, les trois figures essentielles du mal humain : le dilettantisme, l’avarice, le fanatisme » : ce sont des fuites devant (et hors de) l’autre _

c’est parce que la tuerie (…) pouvait parvenir à cette industrie du déshumain

 

permettant aux bourreaux de s’absenter _ l’instant, ou le moment, nécessaire ; mais cela peut être tout le long d’une vie… _

de leurs actes« … :

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes, qui ne sont plus les siens « personnels«  propres, et assumables et assumés


(et Roland Gori distingue fort bien, à cette croisée des chemins, la solution animale et la solution mécanique, comme constituant les deux alternatives à l’action véritablement humaine (celle d’une « personne«  !) ; et qui est de l’ordre de l’art proprement « personnel« , en effet, et par là en quelque façon, si peu que ce soit, un minimum singulier ; cela ne s’imitant et ne se re-copiant pas, mais seulement se proposant modestement et très humblement en exemple, et s’encourageant…)

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes

 

qui fait évidemment l’essentiel du problème,

même dans des processus sociaux qui ne vont certes pas jusqu’au meurtre, ni, a fortiori, au meurtre de masse (tels que ceux des totalitarismes nazi et stalinien ; cf mon article du 29 juillet 2012 sur le livre très important lui aussi de Timothy Snyder Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline : chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder _

car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et si efficacement envahissants, de la société marchande et de communication) que les imposteurs, comme les personnalités as if, sont très effectivement devenus,

sont aussi « terriblement malades« ,

comme l’a si bien formulé Roland Gori dans la présentation de son livre, en dialogue avec Patrick Lacoste, dans les salons Albert-Mollat vendredi 18 janvier dernier _ dont voici un lien au podcast (de 62′).

« Malades » de leur « propre singularité asséchée » _ et probablement jamais advenue, en vérité; étouffée, noyée ou encore étranglée dans l’œuf qu’elle est à jamais demeurée ;

cf ce que Jean-Pierre Lebrun nomme la « perversion ordinaire«  (in La Perversion ordinaire _ vivre ensemble sans autrui)…

Sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain

par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation très efficacement envahissante et ô combien prégnante (= totalitaire !) dans tous les secteurs d’activité _ jusque dans l’intime (cf ici les magnifiques analyses de Michaël Foessel dans La Privation de l’intime _ mises en scène politiques des sentiments ; et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie…) _, bien au-delà de la seule sphère du travail et de la consommation, là où se prend, dans la répétition des habitus formatés, le rail (= le droit fil conducteur) de l’accoutumance à la normativité (comme régime général et quasi totalitaire, de l’action !), par conséquent

_ il y a aussi, tel un renfort, et assurément très efficace, le formatage (sécurisant) des games (encadrés par des règles et des limites bien identifiées et fixées, et à peu près respectées, bien qu’on y triche aussi !!!), opposé à l’ouverture (avec toujours une part d’inquiétude voire d’angoisse, à surmonter, paradoxalement ; cf le phénomène mallarméen du « vertige de la page blanche« , qui tétanise ceux qui n’oseront jamais passer au jeu désirant et confiant de la création !) du playing, pour reprendre les magnifiques analyses de Donald Winnicott ; sans compter le formatage passivement subi du rouleau-compresseur des divertissements (et du fun) de masse, réduisant ceux qui s’y soumettent à la réception passive de stimuli reçus, avec réponses au quart-de-seconde… _,

sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation,

je renvoie au génialissime diagnostic du Prologue d’une lucidité tellement fine _ et désopilante, si ce n’était si profondément triste et affligeant : mais au moins prend-on mieux conscience de ce qui nous menace… _ d’Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche, en son bouleversant chapitre 5, à propos de celui que Nietzsche nomme « le dernier homme« , et de son fat grégarisme.

Page 211 de La fabrique des imposteurs,

à propos de « la grégarisation paradoxale des individus autonomes » _ ainsi qu’ils se figurent, mais ô combien illusoirement, l’être ! _ de la société de marchandisation généralisée qu’est devenue la nôtre,

Roland Gori cite aussi le joli mot d' »entousement«  de Jean-Pierre Lebrun, en son essai La Perversion ordinaire : vivre ensemble sans autrui (aux Éditions Denoël, en 2007) ;

à propos d’un phénomène qui marque « le passage d’une société hiérarchique à une organisation massifiée qui « prétend à la complétude, mais au prix de l’inconsistance » » des individus _ après l’Homo hierarchicus et l’Homo aequalis, brillamment analysés par Louis Dumont, voici l’ère de l’Homo pulverisatus gregarius Une « inconsistance » gravissime en l’étendue et la profondeur civilisationnelles de ses dégâts à long terme…

Et c’est à rien moins qu’à un vigoureux sursaut qu’appelle ici, une nouvelle fois, et avec l’optimisme d’une ferme et inlassable volonté, le magnifiquement généreux Roland Gori.

Là-dessus, et à propos de la sphère des loisirs, cette fois, je consacrerai mon article suivant à l’analyse du grégarisme encadré (afin de se rassurer un minimum dans l’expérience un tant soit peu téméraire de la transgression et des excès, le temps d’une courte vacance, entre deux avions), de la fête assez déjantée à Ibiza, en son passionnant essai Ibiza, mon amour _ enquête sur l’industrialisation du plaisir

En quelque sorte en préambule à ma « lecture » de La fabrique des imposteurs,

et en forme de « mise au net » préalable, pour les lecteurs un peu pressés, ou pas assez « diligents » _ pour reprendre le vocabulaire de mon cher Montaigne _,

je me permets de citer, et deux fois _ une première fois, tel quel, et, la seconde fois, en me permettant, le re-citant, de commencer à le commenter légèrement, en intégrant, au passage, à cet excellent résumé du « propos » assumé du livre, de légères, du moins je l’espère, « farcissures«  miennes, comme une amorce du déroulé de ma lecture du livre… _ l’excellent pitch de la quatrième de couverture de La fabrique des imposteurs :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme sur le fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l’apparence et à la réputation plutôt qu’au travail et à la probité, préférer l’audience au mérite, opter pour le pragmatisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité, choisir l’opportunisme de l’opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs, pratiquer l’art de l’illusion plutôt que s’émanciper par la pensée critique, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures plutôt que se risquer à l’amour et à la création. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse, fabrique des imposteurs.

L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social, maître de l’opinion, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes et des formes. L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre.

Sœur siamoise du conformisme, l’imposture est parmi nous. Elle emprunte la froide logique des instruments de gestion et de procédure, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant, notre démocratie de caméléons est malade, enfermée dans ses normes et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide.

Seules l’ambition de la culture et l’audace de la liberté partagée nous permettraient de créer l’avenir.« 

Ce qui donne, cette fois avec mes « farcissures » :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés _ qui le facilitent, sinon l’appellent et l’autorisent (!) : jusqu’aux plus hauts postes de commande financiers (bancaires et économiques), comme, au plus haut du visible !, politiques !.. _ comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme _ des actes _ sur le fond _ des choses et du réel _, valoriser _ jusqu’à l’obsession aveuglante et la cécité ! _ les moyens _ apparemment (au moins) efficaces, ainsi que les gains financiers, très effectivement effectués, eux !, dans l’objectif unique de réussir soi… _ plutôt que les fins _ davantage authentiques, elles, mais très vite perdues de vue par la myopie de l’obsession de l’efficacité des moyen, renforcée de l’obsession de la rentabilité !.. _, se fier à l’apparence et à la réputation _ seulement _ plutôt qu’au travail _ effectif, lui, et ses réels effets dans le réel effectif ! _ et à la probité _ bafouée ! tel un obstacle et une gêne à l’efficacité… _, préférer l’audience _ et l’audimat _ au mérite _ véritable, et pas joué : cf ici l’excellent et indispensable Qu’est-ce le mérite ? de mon ami Yves Michaud ; et mes deux articles d’octobre 2009 : L’acuité philosophique d’Yves Michaud sur de vils mésusages du mot « mérite » : la lanterne du philosophe versus le trouble cynique des baudruches idéologiques et  Où va la fragile « non-inhumanité » des humains ? Lumineux déchiffrage du « mérite » tel qu’il se dit aujourd’hui, par Yves Michaud le 13 octobre dans les salons Albert-Mollat, ainsi que le podcast de mon entretien avec Yves Michaud sur ce livre, le 13 octobre 2009, dans les salons Albert-Mollat… _, opter pour le pragmatisme avantageux _ en ses effets bien tangibles (d’espèces bien sonnantes et bien trébuchantes), à l’aune de la comptabilité… _ plutôt que pour le courage de la vérité _ plutôt dérangeante qu’arrangeante, elle, le plus souvent _, choisir l’opportunisme de l’opinion _ dont on sait aussi bien mesurer la versatilité, de même que la capacité d’oubli… _ plutôt que tenir bon sur les valeurs _ mais que deviennent-elles, celles-là ? et quelle réelle « consistance » peuvent-elles encore bien avoir ?.. _, pratiquer l’art de l’illusion _ vis-à-vis des gogos _ plutôt que s’émanciper par la pensée critique _ c’est bien trop angoissant ! _, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures _ cf ici l’excellente (très éclairante) définition, donnée page 48, d’après Giorgio Agamben, de ce qu’est un « dispositif » : « tout ce qui a d’une manière ou d’une autre la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des être vivants « , in Qu’est ce qu’un dispositif ?… _ plutôt que se risquer à l’amour _ vrai d’un autre que soi _ et à la création _ exigeante et autonome, souveraine, capable de cheminer en parfaite indépendance à l’égard des calculs d’intérêt de tous ordres. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même _ ou plutôt parce que _ travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse _ celle du marketing bien compris ; cf Edward Bernays, Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _, fabrique des imposteurs. L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social _ qui même et surtout le suscite : l’imposteur faisant lui aussi marcher la machine, tant qu’il n’est pas pris ; et il arrive à la machine, même, de longtemps le couvrir (cf le cas, révélé en ce moment, des comportements des plus hautes instances de l’UCI à l’égard des tricheries de Lance Armstrong, par exemple…) _, maître _ en habileté (charlatanesque) _ de l’opinion _ qui, en retour, l’autorise et le cautionne, de fait (sinon de droit : mais la légalité elle aussi a bien de la plasticité, par les temps qui courent) _, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes _ et de leurs variations : elles se démodent (et très vite !!!) aussi… _ et des formes _ surtout celles de la légalité une fois manipulée : d’après ce qu’auront été , justement, les normes ayant cours dans la société ; à l’usure et de guerre lasse parfois, l’opinion finit par s’habituer, et même s’incliner… L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre. Sœur siamoise du conformisme _ voilà : elle en partage les objectifs et met son ingéniosité à en singer les moyens comme les fins seulement intéressées, loin de toute passion… _, l’imposture est parmi nous _ et très fort incrustée : que de vendus à elle !.. Elle emprunte la froide logique _ qui est aussi celle du cynisme pervers (psychiatriquement pathologique) _ des instruments de gestion et de procédure _ dont le potentiel d’efficacité (et l’étendue des applications) s’est considérablement (= terriblement) accru avec la puissance de traitement (mécanique) de l’outil algorithmique informatique, petit bijou du génie technicien et technologique de notre postmodernité… _, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères _ grassement rémunérées, et pour cause, à proportion de leur capacité à en imposer aux profanes et aux non-initiés _ et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant _ voilà ! et rien moins ! _, notre démocratie de caméléons _ seulement !.. _ est malade _ moribonde ! _, enfermée dans ses normes _ et de jour en jour plus incapable de « jouer«  et de les dépasser (ce qu’est créer vraiment ; cf le beau et important chapitre « la création est un détournement des normes« , pages 275-290) _ et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide _ voilà !!! et « va dans le décor », rien moins !!! : « à force de s’adapter au tableau de bord et aux règles de procédure, les professionnels ne regardent plus la route, ils perdent la direction et le sens spécifique de leurs actions« , page 122. Seules l’ambition _ haute et noble _ de la culture _ vraie et ouverte : véritablement et joyeusement, artisanalement, créatrice ; et pas ses misérables ersatz de l’industrie de l’entertainment !.. _ et l’audace de la liberté _ généreusement _ partagée nous permettraient de créer l’avenir » _ en faisant que nos actes aient bien « un sens, et pas une fonction » seulement (page 189), car « sans la création« , « il n’y a pas de vraie vie » pour la personne, réduite eu statut d’objet (rangé et classé dans le répertoire tellement  commodément flexible, car de plus en plus corvéable et jetable à merci, des dites « ressources humaines« ), ni pour la communauté vraiment vivante que doit être la société vraiment démocratique ; soit, avec du recul, le dilemme en tension (historique de la seconde moitié du XXe siècle) du Principe Espérance et du Principe de précaution (dit Principe Responsabilité) ; cf les ouvrages cruciaux d’Ernst Bloch, Le Principe Espérance, et Hans Jonas, Le Principe Responsabilité (sous-titré, c’est à souligner, une éthique pour la société technologique ; et maintenant Frédéric Gros nous propose, sur ce dilemme tendu, u passionnant Le Principe Sécurité…) ; ainsi que l’œuvre entier de Cornelius Castoriadis, en commençant par l’Institution imaginaire de la société

Après cette présentation du projet même de ce livre,

j’en viens à ma lecture plus personnelle.

Vivre _ et tout particulièrement, au milieu et à côté des autres espèces animales, pour les membres de l’espèce humaine ; Nietzsche fait dériver l’étymologie du mot allemand « mensch«  désignant l’homme, d’un mot qui signifie estimer, peser, évaluer… _,

vivre, implique nécessairement de juger et choisir pour agir : et cela en permanence, afin de mieux se diriger, autrement qu’à l’aveuglette, ou sous le commandement pur et simple, et immédiat _ sans assez de marge de manœuvre pour élargir (et améliorer) le champ des possibles de notre action, et pas seulement réaction ! _ de stimuli, de pures et simples réactions immédiates à  des circonstances (ou à des actions d’autres que soi), auxquels il s’agirait seulement de réagir et de « s’adapter » avec plus ou moins d’efficacité…

Au-delà du comportement relativement simple d' »adaptation » _ plus ou moins efficace : et il y a intérêt dans le cas de l’alternative rudimentaire et basique « marche ou crève » ! « ça passe ou ça casse » !.. à des fins de survie parmi des prédateurs… _ à son environnement et aux circonstances parfois, voire souvent, un peu difficiles, l’espèce humaine s’est hissée à la capacité (intelligente et volontaire) d' »accommodation » _ rationnelle eu égard à certaines finalités prises pour références de l’action à mener et conduire _ de cet environnement ; et c’est là la base même _ à partir de l’invention de l’outil et de toute la technique (instrumentale) _  de toute la culture (et de l’Histoire), spécificités humaines, au-delà des simples héritages sociaux des autres animaux, transmis sur le mode de l’imitation-adaptation par copiage simple. Cf là-dessus par exemple, le De l’homme, de l’anthropologue américain Ralph Linton…

Et Roland Gori cite ici, à ce propos de l’importance de l’autonomie du « juger », le célèbre « Aude sapere ! » _ « ose juger ! », « aie le courage de te servir de ton propre entendement !«  _ de Kant, en son article Qu’est-ce que les Lumières ?, avec ses conditions _ personnelles, pour chacun et pour tous, et en forme de vocation (démocratique) universelle… _ de vaillance (versus la paresse) et de courage (versus la lâcheté), de la part du sujet _ la personne devenant autonome de sa conduite _ des décisions à prendre et actions à mener, pour sortir vraiment de la tutelle du statut de mineur (= incapable, du fait de l’insuffisance momentanée (= supposée provisoire !)  de développement de ses facultés au cours de la période d’enfance ; ou durable du fait de graves handicaps, pour les adultes objectivement incapables ; un juge des tutelles étant alors chargé d’en décider _ dans les États de droit, du moins… _ avec des conditions suffisamment garanties de légitimité…) ; et accéder ainsi au statut _ tant moral que juridique : les deux !!! _ de majeur autonome, responsable de ses actes et de leurs conséquences.

Mais de mauvaises habitudes (d’hétéronomie) un peu trop bien installées tout au long de la période de minorité réelle (= d’incapacité des facultés) de l’enfance _ et devenues quasiment une « seconde nature » : s’en déprendre implique toujours bien des efforts sur soi ; une discipline à se donner à suivre : « l’homme (« fait d’un bois courbe« ) est un animal qui a besoin d’un maître«  (= un instituteur ; un « tuteur«  l’aidant à apprendre à « pousser droit« …), nous dit Kant ; mais pas d’un maître d’esclaves, d’« instruments animés« , pour reprendre les mots d’Aristote, cette fois… ; Spinoza montre lui aussi superbement ce qui sépare la démocratie authentique (et les rapports rationnels et vraiment aimants de père à enfants) des rapports purement instrumentaux de maître à esclaves… _,

de mauvaises habitudes de paresse et de lâcheté un peu trop incrustées et ancrées,

peuvent fournir l’occasion à de faux tuteurs _ qui prennent seulement (et faussement « aimablement«  !) la « posture«  de rendeurs de service _ de rendre le service apparent et illusoire _ et payant ! selon le principe bien compris et bien accepté que tout effort mérite salaire ! la générosité de la bienveillance ayant tout de même elle aussi ses limites… ; ce sont des exploiteurs malveillants ! _, à ces pseudo-mineurs _ attardés volontaires dans une fausse enfance qui n’a plus lieu d’être, maintenant qu’ils ont l’âge adulte ! _ de l’intelligence et de la volonté, de penser et décider de ce qui est bien à faire pour ceux-là, jusque dans le plus quotidien des choix à accomplir en leur vie quotidienne, et même la plus intime…

Et voilà les ancêtres _ confesseurs-directeurs de conscience, au premier chef… _ de nos pseudo experts (et coaches) en tous genres, ayant pignon sur rue et officines renommées, d’aujourd’hui, que débusque et dénonce Roland Gori dans La fabrique des imposteurs:

« Nous voilà bien loin de cette majorité morale _ personnelle _ et politique _ citoyenne _ que nous promettait la philosophie des Lumières. Nous avons changé de tuteur, pas de tutelle _ consentie par la paresse et la lâcheté incrustées, et au quotidien toujours davantage renouvelées et renforcées. Et nous avons à notre insu _ d’une conscience pleinement (ou au moins suffisamment !) lucide, du moins, quant au sens des actes que le « faux self » accomplit, ainsi que de la chaîne de ses conséquences, au présent immédiat, comme à plus long terme ; et cela à l’infini… _ prononcé les vœux de vivre selon la liturgie de la religion du marché ; les nouvelles formes de l’évaluation sont là pour en vérifier les règles« , pages 76-77…

« Comment avons-nous pu suspendre à ce point-là notre raison critique et laisser à ce système débile et nauséabond le soin de nous mettre en tutelle ?« , page 120…

La clé de ce processus concernant la faille qui se glisse et s’élargit entre l’ordre du fait et celui du droit, ainsi qu’entre l’ordre de la légalité (de fait) et celui de la légitimité (de droit), et s’aggrave avec l’augmentation de la pression de l’urgence _ pragmatique et économique, les deux ! _ d’agir, sans prendre suffisamment le temps de réfléchir et débattre, que ce soit avec soi-même déjà, dans le moment de la délibération ; ou que ce soit avec d’autres que soi, comme lors de l’action législative parlementaire, par exemple, ou avant le vote, pour le citoyen…

Et là aussi se perd le sens des exigences de l’idée même _ un Idéal exigeant ; Alain l’analyse excellemment… _ de démocratie ; la démocratie n’étant pas seulement un système formel et institué _ comme une fois pour toutes ! _ de pouvoirs _ cf aussi Michel Crozier et Erhard Friedberg : L’Acteur et le système Que de démocraties de pure façade _ et imposture ! _, aujourd’hui, au contraire !!!..

Les cinq premiers chapitres de La fabrique des imposteurs sont consacrés au diagnostic de la fabrication de l’imposture dans la société avancée d’aujourd’hui : chapitre 1, « Normes et impostures » (pages 11 à 40) ; chapitre 2, « Au nom de la norme » (pages 41 à 128) ; chapitre 3, « Raisons et logiques de la bureaucratie d’expertise » (pages 129 à 164) ; chapitre 4, « L’inhibition de rêver et le trauma de la civilisation » (pages 165 à 208) et chapitre 5, « La solution de l’imposture » (pages 209 à 249). Ils sont consacrées à la confiscation du sens de la justice (et de la vraie légitimité : toujours, toujours, sans relâche, à débattre) au profit de l’acceptation par lassitude (des citoyens justiciables de démocraties alors confisquées…) de ce qui, devenant habitudes _ prises et installées, incrustées _, de fait, devient en effet « normes« , et remplace la loi véritablement démocratique _ telle qu’elle résulte d’un vote après débats (et navettes) au Parlement ; et ne doit résulter pas d’un simple rapport de forces (ne serait-ce qu’électoral, en conséquence d’élections ayant fait émerger une majorité…), ou de la pression très patiente et très organisée, elle, de lobbies éminemment pragmatiques, qui en ont les moyens…

C’est le sixième et dernier chapitre, « La désidération indispensable pour vivre et pour créer« (pages 250 à 308) qui m’a personnellement le plus intéressé,

par les solutions pédagogiques et thérapeutiques aux maux (d’imposture et d’imposteurs !) dont souffrent tant la collectivité que les personnes singulières,

qu’il aborde et envisage,

excellemment illustrées, ces solutions pédagogiques et thérapeutiques, d’excellents exemples.

Roland Gori a pris bien soin de distinguer, au début du chapitre 5, « la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie« , de « la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse« , page 212 ;

et qui distingue sa position de celles de « Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman, Dany-Robert Dufour et Gilbert Levet« , page 209.

« Ces auteurs sont des collègues dont j’estime au plus haut point les recherches et avec lesquels j’ai eu plusieurs fois l’occasion de débattre.

Ils savent que mon désaccord ne porte pas sur leur anthropologie, à laquelle mes travaux contribuent à leur façon,

mais sur le postulat de l’existence de « néo-sujets » révélés par la pratique clinique actuelle.

Je pense en effet que la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse n’est pas la même que la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie.

Quand je parle dans les chapitres précédents de « fabrique des subjectivités »,

je me réfère essentiellement aux travaux de Foucault qui considère le sujet et l’individu comme un produit des techniques de subjectivation

_ cf aussi, sur les processus de « subjectivation« , le travail passionnant de Martine de Gaudemar, dans son très riche La Voix des personnages ; cf aussi le podcast de la présentation de ce livre à la librairie Mollat, le 11 décembre dernier ; ainsi que mon article du 25 septembre 2011 : Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages » ; mais Martine de Gaudemar envisage elle aussi, comme Roland Gori (et Donald Winnicott), le processus de subjectivation (de la personne infiniment en gestation), comme un « jeu » qui doit résolument être ouvert à l’accomplissement en partie aléatoire des personnes ; comme un « jeu » « artiste« … ; à contre-pied d’une quelconque « bovarysation« , dans les rapports du sujet aux « personnages«  (les fictifs comme les réels, mais ces derniers eux aussi toujours en partie fantasmés…) qu’il est amené à plus ou moins volontairement, mais d’abord pulsionnellement, forcément, fréquenter… _,

autrement dit des modes de civilisation et de pouvoir qui le font apparaître autant qu’ils le soumettent.

Radicalement différent est le concept de sujet en psychanalyse.

Le sujet de la psychanalyse est celui qui, par ses symptômes mêmes _ et bien que douloureux et bancal, dans la névrose, il y a un « bénéfice » de la maladie… _, tente d’échapper _ voilà ! _ à cette assignation _ oui ! _ de la culture et de ses modes de civilisation, à l’assignation à résidence _ normalisée… _ qu’elle tente de lui imposer. Le sujet dans ce cas n’est pas identique _ par conformisation subie volens nolens _ aux formes d’identifications que la civilisation lui impose, mais, bien au contraire, le sujet de la psychanalyse est ce qui fait objection _ libertairement, en quelque sorte ; même si c’est maladroitement ! et non sans douleurs… _ à ces contraintes et à ces assignations sociales, ce qui reste irréductible _ positivement, donc : par son insoumission forcenée ! _ à toute normalisation« , pages 212.-213.

« Et c’est d’ailleurs (…) le vif de la découverte freudienne _ en effet ! _ que d’avoir montré par l’analyse des symptômes névrotiques que le lieu d’existence du sujet se trouvait _ même bancalement et douloureusement, comme ainsi _ dans ses dysfonctionnements _ et leur « jeu« , face au réel massif qui se présente à eux comme une falaise… _, et non dans ses adhérences à l’ordre social.

Dès lors, ce ne sont pas les « sujets » qui sont nouveaux (« néosujets »),

mais la manière dont la culture et les modes de civilisation autorisent _ à tel moment donné de l’Histoire _ l’expression d’une souffrance singulière, et les dispositifs de diagnostic et de traitement qui appartiennent intégralement à cette culture« , page 213

_ on notera au passage le « jeu » demeuré ouvert, toute la vie durant de Freud lui-même, de ses propres permanents efforts de théorisation, et de diagnostic, et de traitement. Comme doit l’être tout travail humain de connaissance (et de ce qui ambitionne le titre de « science«  : une recherche d’exigence auto-critique infinie…) ; et sur ce point capital, l’épistémologie de l’« épreuve » infiniment renouvelée, permanente et sans faille, à la « résistance » à la « falsification«  des « hypothèses«  sans cesse et sans cesse « essayées« , de Popper, est venue confirmer la noble et ferme (et juste !) position métapsychologique freudienne ; lire et toujours re-lire ici l’admirable début de l’article Pulsions et destin des pulsions, qui ouvre Métapsychologie, en 1915 :

« Nous avons souvent entendu formuler l’exigence _ rigide et irréaliste au regard de ce qu’est la recherche effective ! telle celle-là même qu’élabore Freud avec la psychanalyse : une exigence de la part de certains des détracteurs de la psychanalyse, tout spécialement , donc… _ suivante : une science doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis. En réalité, aucune science, même la plus exacte, ne commence _ de fait : en son élaboration _ par de telles définitions _ et théorie : achevée une fois pour toutes. Le véritable commencement _ in concreto _ de l’activité scientifique _ la recherche est une activité (et une activité d’« imageance«  : en perpétuel chantier !) ; la production de la théorie (et des concepts fondamentaux) n’en est qu’une étape ; et qui n’est ni première, ni définitive… _ consiste plutôt dans la description _ à constituer par un discours (d’« imageance«  et figuration) à inventer, créer, et essayer… _ de phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. Dans la description, déjà, on ne peut éviter d’appliquer au matériel _ à connaître par l’aventure de ses investigations minutieuses (d’« imageance«  et figuration) à mener … _ certaines idées abstraites que l’on puise ici ou là _ parmi toute son expérience déjà élaborée et constituée, construite, ainsi que parmi sa culture peu à peu assimilée et appropriée (construite, elle aussi ; voire bricolée ; mais c’est sur tout cela qu’on peut (et doit impérativement) vraiment s’appuyer pour avancer dans sa recherche, face à de l’inconnu à découvrir, explorer…)… _ et certainement pas dans la seule expérience actuelle. De telles idées (ainsi transportées d’un domaine à un autre : ce sont des métaphores !!! )  _ qui deviendront (mais oui !) les concepts fondamentaux de la science _ sont dans l’élaboration ultérieure _ qui va se poursuivre ! cf Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure » prématurément ; de s’encombrer d’idées arrêtées improprement…  _ des matériaux _ à façonner avec la plus grande minutie, celle qu’impose l’extrême complexité du réel à élucider… _, encore plus indispensables. Elles comportent d’abord nécessairement un certain degré d’indétermination _ forcément, métaphoriques, elles ne peuvent être au départ qu’approximatives… _ ; il ne peut être question de cerner clairement _ trop prématurément : il faut, et (subjectivement) de la patience, et (objectivement) le temps nécessaire du travail très exigeant d’élaboration : par accommodation progressive à l’objet à penser et connaître, de la focalisation de ce travail du pensr… _ leur contenu. Aussi longtemps qu’elles sont dans cet état, on se met d’accord _ en tâtonnant beaucoup… _ sur leur signification en multipliant les références au matériel de l’expérience, auquel elles semblent être empruntées mais qui, en réalité, leur est soumis _ dans ce travail infiniment complexe et patient de recherche, c’est l’« imageance«  (et le génie inventeur) du chercheur qui est aux commandes et à l’œuvre ! Je propose ce concept d’« imageance«  à partir des travaux passionnants de mon amie Marie-José Mondzain… Elles ont donc, en toute rigueur, le caractère de conventions _ mais oui ! il ‘agit d’un créer qui implique de radicales initiatives et décisions ;de même qu’en aval,  s’initier à une science, passe forcément par l’assimilation de ce qu’est devenue, au fil des œuvres des chercheurs, la « langue«  de cette « science« , et son chantier (à jamais ouvert et permanent) : assimiler à la fois son vocabulaire et sa syntaxe… _, encore que tout dépende du fait qu’elles ne soient pas choisies arbitrairement mais déterminées par leurs importantes relations _ et il faut ici bien du flair (ainsi qu’un peu de chance !) pour les explorer, ces « importantes relation » entre « idées abstraites » de départ (= les métaphores-béquilles que l’« imageance«  s’invente pour avancer dans la jungle du « réel« -objet où pénétrer et se diriger…) et « matériel de l’expérience » à élucider de plus en plus précisément et clairement… _au matériel empirique ; ces relations, on croit les avoir devinées _ mais oui ! tel est le seul vrai départ des chemins à inventer par l’« imageance«   _ avant même de pouvoir en avoir la connaissance et en fournir la preuve. Ce n’est qu’après un examen plus approfondi du domaine _ élargi peu à peu, et supposé cohérent _ de phénomènes considérés que l’on peut aussi saisir _ enfin ! _ plus précisément les concepts scientifiques fondamentaux qu’il requiert _ l’« imageance » passant alors de la métaphore au concept ; qu’elle va alors proposer… _  et les modifier _ encore… _ progressivement _ voilà ! et avec beaucoup de souplesse et doigté…  _ pour les rendre largement utilisables _ afin d’élargir le plus possible leur champ d’application ! _ ainsi que libres de toute contradiction _ seulement à ce stade (avancé !) de la recherche : la priorité du chercheur allant à l’audace de l’inventivité et ingéniosité de la recherche (= de l’« imageance« )… C’est alors qu’il peut être temps de les enfermer _ pour commodité, ces concepts obtenus ainsi… _ dans les définitions. Mais le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité _ toujours l’inconvénient ! _ dans les définitions. Comme l’exemple de la physique l’enseigne de manière éclatante, même les “concepts fondamentaux” qui ont été fixés dans des définitions voient leur contenu constamment modifié » _ au fur et à mesure des nouveaux progrès (d’affinement) de la recherche, c’est-à-dire du travail toujours, toujours poursuivi (= jamais abandonné, sur le fond…) d’« imageance« , à l’échelle de l’Histoire longue de cette science… ; fin de l’incise sur le travail de métapsychologie de Freud.


Aussi, « si ces « enfants trahis » (…) se présentent à nous, bien souvent comme des « pervers ordinaires », des Narcisses ou des « imposteurs », des faux self et des personnalités « as if »,

c’est bien souvent dans l’espoir autant que dans la crainte _ leurs _ de retrouver _ ou trouver enfin _ cette part d’eux-mêmes dont ils ont dû se dissocier _ ou dû ne jamais avoir laissé autrement (ou mieux) exprimer _ pour se protéger. Pour se protéger (…) de l’empiètement _ sur la chair toujours à vif (et mouvante si peu que ce soit) de leur soi de sujet vivant… _ d’un univers trop normatif, trop contraignant, qui a exigé d’eux, par sa culture et ses modes de civilisation, une adaptation trop précoce et féroce« , pages 214-215.

Et j’en viens maintenant aux propositions cruciales que je baptise « pédagogie de la création et de la créativité«  ! de Roland Gori, aux pages 251 à 270 (intitulées Créer ou s’adapter ?) et 275 à 290 (intitulées La création est un détournement des normes),

face à la menace terrible

_ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur : cf l’expérience de la grenouille dont on prend bien soin de ne porter que très progressivement à ébullition le bocal où on la fait séjourner, de façon à éviter qu’un écart de température perceptible par la malheureuse (= un peu trop brusque…), ne suscite son immédiat et salvateur bond hors du bocal !!!) des capacités d’initiatives et de création _ cf tout particulièrement le concept d’« imageance«  et d’« opérations imageantes«  de mon amie Marie-José Mondzain, in Homo spectator, ou dans Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs ; ainsi que le podcast de mon entretien du 16 mai 2012, à la librairie Mollat, avec elle, à propos de ce livre ; + mon article du 22 mai suivant : Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012_ de la plus grande partie des individus

_ ou par la « placardisation«  des plus audacieux, encore, pour commencer, d’entre ces individus, au sein de cette société néo-libérale, en déficit de démocratie active (et davantage égalitaire : je pense ici au travail de Jacques Rancière)… : les « placardisés«  étant de toute façon socialement et sur le nombre, minoritaires et en quelque sorte résiduels ; leur impact sur les autres ne pouvant compter dès lors, somme toute (= tout bien calculé !), et à terme, que « pour du beurre » (= pas grand chose), au sein de cercles d’influence de plus en plus limités et étroits : qui les entendra (et écoutera) ?.. ; la loi du nombre (dite « démocratique« , en prenant bien soin de faire perdre de vue, en les noyant sous la masse de l’inessentiel, les nécessaires vrais débats critiques) règne et règnera ! Et chapeau l’imposteur pour l’efficacité du tour de passe-passe : ni vu, ni connu ; non démasqué… _ ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur) des capacités d’initiatives et de création de la plus grande partie des individus

dont le résultat effectif est, au final,

des délibérations (d’actions et de choix), non seulement de plus en plus pauvres (asséchées de contenus et de sens), mais aussi de plus en plus immédiatement renoncées,

car ces individus se sont eux-mêmes trop vite dissuadés de toute initiative tant soit peu audacieuse hors du confort (apparent) du suivi tranquille et pépère (sans questionnement, ni discussion, tant avec soi qu’avec d’autres que soi…) des rails proposés par les normes (en place et visiblement dominantes) sociales ; soit le confort du conformisme (illusoirement sécuritaire) majoritaire… : cf le « There is no alternative«  martelé, des Thatcher et Reagan… ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur)

de tout ce qui pourrait venir excéder les procédures de plus en plus massives et dominantes d’« adaptation«  aux normes sociales imposées et acceptées (par calcul d’« intérêts bien compris«  !), car tenues, par la raison (réduite à de l’économique : de plus en plus exclusive d’autres valeurs ! ; renforcée des rouleaux-compresseurs de l’idéologie serinée à longueur de temps par les principaux médias en place…), pour nécessaires et justes

par des individus

soit se jugeant incapables

(que ce soit par ce qu’ils jugent être, et une fois pour toutes (!), tant la capacité limitée de leur propre intelligence que la force limitée de leur propre volonté : inférieures et impuissantes ! ; pour ne rien dire de l’inocuité bien vite advenue de leur propre puissance d’imaginer, rabougrie qu’elle devient à force d’être rabattue et de se cantonner sur les stéréotypes de l’industrie de l’entertainment... ; je ne parle même pas d’« imageance«  à leur propos, en leur cas ; ils n’en ont pas la plus petite idée…) ;

soit se jugeant incapables

de les transgresser si peu que ce soit, ces normes en vigueur,

soit s’y conformant

par le calcul (malin…) de menus avantages (sonnants et trébuchants, en l’espèce…) qu’ils escomptent tirer de cette soumission participative effective à l’extension supposée irrésistible de ces normes en place,

au plus quotidien du quotidien de leurs actes (de travail et de consommation jusque dans leurs plages de loisirs) ;

et cela même jusqu’à devenir des imposteurs cyniques… _

face à la menace terrible de la stérilisation des créativités,

et, d’abord, face à la crainte de la constitution même d' »expériences » personnelles _ pour reprendre les analyses lucidissimes de Walter Benjamin (cf sa magnifique expression du « levain d’inachevé » reprise par Roland Gori à plusieurs reprises ; par exemple page 268), et que reprend aussi Giorgio Agamben, après Pier-Paolo Pasolini ; cf aussi les analyses qu’en donne Georges Didi-Hubermann, par exemple en sa Survivance des lucioles _, de personnes artistes et artisans, ainsi, de leur vie

en ce que cette vie a encore la capacité de comporter de singulier _ et je re-pense ici à nouveau à la fatuité monstrueuse du discours du « dernier homme«  de Nietzsche… _ :

d’où ce titre de « la désidération indispensable pour vivre et créer » donné par Roland Gori à ce dernier capital chapitre…

L’exergue (page 250) donné à ce chapitre, et emprunté à Conversations ordinaires de Donald Winnicott, nous met déjà sur la voie, de cette matrice salvatrice de la créativité qu’est le jeu (en tant qu’activité ouverte de playing) :

« L’expérience culturelle commence avec le jeu _ avec celui, très tôt, du tout petit enfant _ et conduit _ par la fécondité du travail amorcé de son « imageance« …  _ à tout _ voilà ! et c’est un patrimoine considérable (par son potentiel : en commençant par le jeu ouvert du discours par la parole dans l’usage de la langue, au sein du langage ; cf ici la générativité ouverte (et compréhensible par les récepteurs, aptes à y répondre…) du discours par la parole telle que l’analyse brillamment Chomsky…) pour l’humanité ; comparé à la minceur (et pauvreté en progrès, faute de richesse de connexions entre les diverses facultés) de l’héritage social des autres animaux ! (qui ne se transmettent, par de simples imitations-copiages, que de relativement simples signaux, eux ; du moins à ce qu’il semble…) ; mais à condition que soit préservée (et cultivée, plus encore) chez l’adulte que l’enfant deviendra, ce que Nietzsche nomme la « vertu d’enfance« , et dont il choisit l’image-figure (celle de l’enfant, donc) comme métaphore de la troisième des métamorphoses à venir de l’esprit en vocation d’épanouissement, après celles du chameau (pour la vertu de vaillance) et du lion (pour la vertu de courage), pour figurer l’innocence généreuse (difficile à conquérir…) et tellement féconde, de la la vertu de créativité… ; mais celle-ci, jugée dangereuse (et vicieuse !) pour le respect de la conformité aux normes sociales en place, est assez strictement contrôlée par les pouvoirs installés, et assez jalousement réservée à quelques privilégiés « autorisés«  à s’y livrer, relativement encadrés par quelques institutions, seulement… ; les autres étant, au mieux, « placardisés » et, sinon, carrément censurés : on ne saurait badiner avec le « génie«  : il confine un peu trop avec la « folie«  et le « mal«  _  ;

l’expérience culturelle commence avec le jeu

et conduit à tout

ce qui fait l’héritage de l’homme : les arts, les mythes historiques, la lente progression de la pensée philosophique et les mystères des mathématiques, des institutions sociales et de la religion« …

C’est donc cette capacité ouverte (et « émancipatrice ») de jeu

qu’il faut permettre, protéger et plus encore cultiver, pour Roland Gori, en une civilisation qui soit plus authentiquement démocratique,

a contrario du « chemin balisé des apprentissages«  (page 251) du « programme technico-éducatif«  (page 252), et « au nom d’une efficience qui se mesure avec les seuls dispositifs de conformité que notre civilisation _ moins authentiquement démocratique… _ feint de prendre pour la vérité » (page 252),

qui, avec la « dévaluation » concomitante des « humanités »

_ « Le mépris dans lequel aujourd’hui on tient la formation des jeunes par les « humanités » constitue une catastrophe écologique. C’est la nature même de la pensée, l’environnement mental, que l’on sacrifie aux intérêts directs des apprentissages techniques et instrumentaux » (page 254) _,

« constitue le moyen le plus sûr pour les classes dominantes de maintenir leur système de domination symbolique par lequel elles se reproduisent«  (page 255).

Car, « il convient de le soulignerprécise on ne peut plus clairement Roland Gori page 256 _, une éducation qui ne se fonde que _ et là est la base même de son totalitarisme ostracisant tout ce qui est susceptible de venir le contester et menacer… _ sur l’utile, le rentable, le technique et l’instrumental est une éducation d’esclave, une éducation antidémocratique. C’est une éducation qui ignore la vie autant que le vrai«  (page 256).

Et « l’enjeu est capital«  (…) car « le style d’éducation qui sera favorisé ou qui s’imposera de manière totale _ d’où le danger de totalitarisme… _, conditionnera le type d’humain que notre civilisation planétaire fabriquera«  (page 257)

_ surtout si, à la suite et dans la logique du « le vrai médecin doit rester une denrée rare » (cf l’interview du 23-03-2012 du professeur Guy Vallencien <http//www.egora.fr/sante-societe/condition-guy-vallencien-le-vrai-medecin-doit-rester-une-denree-rare> ),

« il est probable qu’un jour, un autre de ces experts contaminés par le virus de cette logique des marchés, déclare : « Il faut que l’enseignant des écoles, collèges et lycées, devienne une denrée rare ; un tri sélectif des enfants sera fait en fonction de leur capacité cognitive ; seuls 10 à 15 % d’entre eux devraient bénéficier de vrais enseignants, la masse des 85 à 90 % n’en a pas besoin. »

Et puis un autre expert dira la même chose du juge, tel autre du chercheur, tel autre du journaliste, tel autre de l’artiste, tel autre de…«  (page 137) :

état des choses qui nous pend au nez si nous n’inversons pas enfin ! le rouleau-compresseur si violemment antidémocratique (= in-égalitariste ; cf l’usage fait alors de la catégorie du « mérite« ) de l’idéologie néo-libérale, qui nous déferle dessus et écrase depuis la fin des années soixante-dix du siècle dernier ;

sur tout cela, lire aussi l’excellentissime La Méthode de l’égalité du plus que jamais vigoureux Jacques Rancière.

Même si « la passion pédagogique n’a pas attendu le néolibéralisme pour faire de l’élève, du « sauvage », du « dominé », l' »ignorant parfait,

l’écran vide

sur lequel le maître, le savant, le dominant projette et écrit son propre savoir«  (page 259).

Et c’est ici que prend place,

dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le dyptique pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

_ détaillé aux pages 259 à 261 : « C’est un véritable prototype de thérapie « cognotivo-comportementale » qu’entreprend Itard auprès de Victor« , « l’enfant sauvage de l’Aveyron, alors âge de douze ans, découvert en lisière de forêt au début du XIXe siècle » (…) et qui « ne comprenait pas le langage humain, se balançait à la manière de certains psychotiques, mordait, criait et regardait la lune en geignant« , page 259 ; « Itard « enseigne » (…) mais il n’attend en retour aucun savoir. Itard ne cherche pas à comprendre comment et par quel autre type de savoir Victor a pu survivre dans des conditions extrêmes. Le savoir concret n’intéresse pas Itard, pas davantage que le rôle facilitateur du savoir informel que les jeux procurent à Victor. Le savoir, c’est sérieux. Le monde de l’éducation est ce monde « où tout plaisir est une récompense, toute peine une punition, sinon ils sont sans signification. Le désir doit se ramener au besoin » », selon l’excellent commentaire qu’en donne Octave Mannoni dans ses Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, aux Éditions du Seuil en 1969 ; « Pour le Dr Itard, comme pour la majorité des pédagogues _ applicateurs (mécaniques) de didactique _, le langage n’est qu’un outil de communication pour lequel les mots (ne) sont (que) les signes qui désignent les choses et sont associés (seulement mécaniquement) à elles « , pages 260-261 ; alors que « Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison (mécanique : encore et toujours ! Quand comprendra-t-on enfin ce qui distingue un art souple et ouvert d’une technique simplement mécanique (même raffinée par les capacités, surmultipliées de la combinaison complexe d’algorithmes, de l’informatique ?…)

Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison

de signes, un agencement d’informations instrumentales ;

que c’est la polysémie même de ses signifiants _ avec ce qu’elle comporte de « fonction poétique » ô combien porteuse de sens ! _ que pétrissent _ sublimement _ l’amour et la poésie« , page 261, selon cette « fonction poétique » de leur usage dans le discours sous l’impulsion créative et tellement significative de la parole vivante !!!) ;

« Itard m’apparaît ici, conclut alors Roland Gori son analyse de la pédagogie strictement d‘ »instruction » (et par là pauvrement unidimensionnelle !) du Dr Itard, comme le martyr de cette « passion pédagogique » _ mécaniquement didactique _ qui ignore ce qui la motive et opère par une tentative de maîtrise _ purement technique, mécanique _ de l’ignorance, du sauvage en chacun de nous, et finit par duper celui qui s’en croyait le maître«  (page 261) _ et « l’imposture suit _ alors bien vite _ la passion de la maîtrise _ instrumentale _ comme son ombre« , commente au passage Roland Gori, page 262.

Et Roland Gori alors d’élargir ce paradigme : « Mais de nos jours, c’est toute la société qui s’abandonne à cette passion de la maîtrise _ technique et mécanique, et désormais accrue aussi des ressources sophistiquées, mais toujours, in fine, mécaniques (algorithmiques), de l’informatique _, et ce faisant, à l’imposture. La passion de la maîtrise s’est en quelque façon industrialisée, elle est sortie des égarements de l’artisan pédagogue d’antan, elle est devenue une technique générale de gouvernement de soi-même et d’autrui. (…) Et au cours des dernières décennies, la violence technique de ce programme de rééducation de nos formes de vie, a produit une véritable sidération culturelle » _ qu’il s’agit donc de démonter, et urgemment… (page 262)

Comment ? « Pour sortir de cette sidération culturelle qui (…) conduit à la servitude volontaire autant qu’à la psychopathie et l’imposture, que faut-il faire ? (…) Il faut redonner à la vie comme à l’ambition de la démocratie cette part de liberté qui permet, à l’une comme à l’autre, de créer en échappant à la fatalité biologique et sociale«  (page 262) ; « Il nous faut apprendre à naviguer sans cette inhibition que produisent les normes lorsqu’elles altèrent la normativité _ dans l’art d’agir inventif impromptu _ du vivant » (page 263) _,

Et c’est ici que prend place, dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le diptyque pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

et de l’éducateur émancipateur Joseph Jacotot, d’autre part

_ développé aux pages 265 à 270  : « On connaît l’histoire magnifiquement rapportée et commentée par Jacques Rancière dans son livre Le Maître ignorant : « Jacotot, après une carrière longue et mouvementée d’enseignant, d’artilleur, de secrétaire du ministre de la Guerre, d’instructeur d’un bataillon révolutionnaire, fut exilé par les Bourbons pour avoir pris parti pour Napoléon. Ayant obtenu à l’université de Louvain un poste de littérature française, il connut _ c’est-à-dire rencontra et inventa, façonna _ une expérience pédagogique exceptionnelle qui l’amena à croire dans « l’égalité des intelligences » et dans « l’émancipation intellectuelle » des esprits«  (page 265). « En 1818, Joseph Jacotot reste un homme des Lumières qui croit dans l’émancipation du savoir dès lors que celui-ci n’est pas imposé, mais voulu _ = fermement désiré !

Cet état d’esprit le disposait à une trouvaille _ afin de se faire comprendre, « lui qui ne connaissait pas le hollandais » d’« étudiants hollandais » qui « voulurent suivre ses cours » alors qu’eux « ne connaissaient pas le français » (page 265) _ :

Il fit remettre aux étudiants par un interprète le Télémaque de Fénelon, qui venait de paraître à Bruxelles en édition bilingue. Il demanda aux étudiants d’apprendre tous seuls le texte français en s’aidant pour le comprendre de la traduction ; ensuite il leur demanda de commenter en français et par écrit ce qu’ils avaient lu.

Alors qu’il s’attendait à d’affreux barbarismes, et peut-être à une incapacité absolue de répondre à sa commande,

il fut vivement surpris « de découvrir _ voici la « trouvaille » « surprenante » de Jacotot ! _ que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés _ par les efforts de leur propre ingéniosité ainsi jouissivement sollicitée sous forme de défi ludique… _ de ce pas difficile aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français. Ne fallait-il donc plus que vouloir _ = passionnément « désirer » et s’investir en ce « travail » personnel donnant lieu à cette « œuvre » d’intelligence ! _ pour pouvoir ? Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre _ bel et bien effectivement, in fine _ ce que d’autres avaient fait et compris ? » (Félix et Victor Ratier cités par Jacques Rancière). Ce fut la révélation _ mieux encore qu’une « trouvaille«  _, à proprement parler révolutionnaire : enseigner, ce n’est pas expliquer ; c’est permettre aux autres d’apprendre _ même plus avant que lui, alors, en cette circonstance… _ ce que le maître lui-même ignore » _ ou du moins, et au moins, égalitairement avec lui… : cf là-dessus le très riche et passionnant La Méthode de l’égalité de Jacques Rancière… _ (page 266).

« La pédagogie par explication _ telle celle tentée par Itard avec Victor de l’Aveyron _ ne trouvait _ in fine _ son fondement que dans l’ordre social : diviser le monde entre expliqués et expliquants, placer les intelligences expliquées sous la férule des intelligences expliquantes, soumettre _ à la fin primordiale de domination (et d’exploitation, bien vite, à sa suite)… _ le monde à la hiérarchie des intelligences. A cette seule condition les expliqués pourront à leur tour devenir des expliquants !  » (page 266) ; tout à l’encontre, cette position, ici, de domination de l’enseignant, de la pédagogie libératrice de Nietzsche, celle du « Vademecum, vadetecum« , in Le Gai savoir (cf aussi le chapitre 9 du Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra), quand Zarathoustra aspire à rencontrer des disciples désirant (« suivant » sa « leçon«  d’invitation, par l’exemple, à la liberté et la recherche infinie de la justesse du juger) « se suivre eux-mêmes« 

« Pour Jacotot, l’ignorance du maître devint en elle-même une vertu, vertu qui le préserve de la tentation de l’explication, et du désir de soumettre l’élève, en l’invitant _ voilà le « hic Rhodus, hic saltus » du processus courageux et jubilatoire à accomplir : une « invitation » (toute simple, et directe, et franche) par l’exemple ; et pas par quelque modèle à aveuglément recopier… _, en situation de contrainte _ pédagogique : un défi joyeux et encourageant, stimulant ici _, à construire lui-même _ au moins par l’élan de ses (indispensables !) efforts personnels de recherche ; même si c’est jamais tout à fait tout seul que s’élabore, se construit et s’élève peu à peu, pas à pas, patiemment, l’édifice de la « raison critique » personnelle ; car peu à peu elle devient de mieux en mieux cultivée, aussi ! _ son propre savoir«  _ cf Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions point en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs opinions et auxquels nous communiquons les nôtres ? », afin d’en débattre avec une visée de plus grande justesse, in La religion dans les limites de la simple raison, un vigoureux opuscule contre la censure… ;

et, de fait, on n’apprend vraiment qu’à son corps défendant et par ses propres efforts (et écorchures !), en se forgeant, par le menu _ c’est nécessaire _, et pas à pas, sa propre « expérience« , et en surmontant (et apprenant à corriger) ses erreurs premières (ses « esquisses« , dit excellemment Alain) ; ainsi qu’en se frottant, aussi, à ce que l’on doit apprendre peu à peu, aussi, à percevoir et entendre vraiment de l' »expérience » vraie et se forgeant, pas à pas, et en propre elle aussi ! _, des autres ; lire aussi, là-dessus, le sublime dernier chapitre des Essais (livre III, chapitre 13) de Montaigne : De l’expérience

Soit « la découverte qu’apprendre est affaire de désir » vrai… (page 267).

« L’expérience de Jacotot l’a conduit à la condamnation irréversible de la vieille méthode d’enseignement, où, quand « dans l’acte d’enseigner et dans celui d’apprendre, il y a deux volontés et deux intelligences, on appellera abrutissement leur coïncidence«  _ du fait de l’annihilation de l’expérience personnelle qui devrait se formait de l’apprenant ! _ ; alors que « de nos jours, on appellerait cela « accréditation », « mise en conformité », « évaluation réussie ». Comme quoi nous sommes vraiment dans un monde d’abrutis ! Ou de servitude,

car la voie choisie par Jacotot (…) fut celle de la liberté _ se construisant par des progrès _ : celle qui convoque la raison critique des Lumières, et qui conduit à demander à l’élève : « Que vois-tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en fais-tu ? « 

_ questions au départ ô combien scandaleuses ! et littéralement médusantes ! pour la grande majorité des élèves français d’aujourd’hui,

tant qu’on ne les met pas, en les encourageant, en situation d’audace, de patience, de confiance progressives ; alors qu’ils sont de facto soumis au régime dominant de la terreur de l’erreur, et des sanctions (à commencer par celle des notes) qui accompagnent ces erreurs ; sans compter la parade de la tricherie-imposture, afin d’obtenir à tout prix les bonnes notes : y compris aux examens et concours !!!.. (pages 267-268).

« Nous sommes, avec Jacotot, bien éloignés de cette infantilisation généralisée des individus et des citoyens _ l’exact inverse de la nietzschéenne « vertu d’enfance » ! _, qui maltraite leur part d’enfance _ de jeu et créativité vraie _,

ce « levain de l’inachevé » par lequel se font _ à la fois ! _ l’expérience  _ vraie _

et sa transmission«  _ authentique :

particulières, toujours,

et potentiellement, au moins, singulières, les deux.

« C’est ce principe _ de démocratie exigeante et authentique _ de philosophie politique que nous avons perdu, et que nous perdons tous les jours davantage, lorsque le monde _ c’est-à-dire chacun de nous, comme nous tous, aussi… _ se résigne au _ seul _ savoir établi _ dangereusement (car illusoirement seulement…) confortable… _, à l’adaptation instrumentale et formelle » _ mécanique… (page 268).

En conséquence de toutes ces raisons-là,

« nous n’avons n’avons plus le choix. Il nous faut _ tant personnellement qu’ensemble _ inventer ou nous résigner.

Inventer, ce n’est pas s’adapter aux normes,

mais en créer sans cesse de nouvelles par le jeu d’une transgression des limites, des frontières, de l’évidence et des significations établies _ en sollicitant sa propre capacité d’« imageance« .

L’éducation doit impérativement _ de même qu’elle se le doit aussi à elle-même, afin de ne pas trahir sa fondamentale vocation émancipatrice de la personne (et de toute personne !) : pour être fidèle à sa seule vraie vocation, celle d’être vraiment émancipatrice ! sinon elle participe aux usurpations des impostures… _ laisser une place à ce jeu ; qui n’est rien d’autre que ce qui permet _ au concret du présent permanent ! _ à l’aptitude humaine de se saisir de l’occasion, pour transcender les contraintes _ souvent aliénantes _ d’un environnement naturel et social.

Aucune connaissance, aucun savoir sans exception, n’est véritablement émancipateur s’il ne parvient pas à ces solutions _ d’ingéniosité (personnelle) _ de fortune _ en réponse à la croisée impromptue, tellement soudaine et vive, de Kairos ! d’une main, il donne ses cadeaux (à savoir recevoir sur-le-champ !), de l’autre, il use de son rasoir, qui, inexorablement, tranche ! (une fois que c’était trop tard !)… _ qui transforment un point de vulnérabilité, de manque ou d’insuffisance _ voilà ! _, en progrès et en invention«  (page 265).

« Mais cette manière de s’y prendre _ ajoute fort opportunément Roland Gori, page 175, précisant aussi alors : « dont j’ai montré précédemment qu’elle s’apparentait à la rencontre amoureuse« … : en effet ! mais cela vaut pour toute rencontre tant soit peu substantielle : d’amitié aussi… _,

encore faut-il lui laisser le champ libre

_ de même qu’il faut s’être un minimum préparé ne serait-ce qu’à l’idée première de l’impromptu de sa survenue (soudaine !) afin de ne pas demeuré dans l’impuissance et l’incapacité d’y répondre d’une quelconque façon, sidéré dans quelque timidité davantage qu’inhibitrice : paralysante !.. ;

sur cet art (fondamental !) du rencontrer, j’ai écrit deux essais :

Pour célébrer la rencontre (mis en ligne par Bernard Stiegler sur son site d’Ars Industrialis en avril 2007)

et Cinéma de la rencontre : à la Ferraraise, sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni (seulement communiqué à quelques amis ; et ayant donné lieu à une conférence, à la galerie La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, et en présence de Bernard Plossu, le 13 décembre 2008, à Aix-en-Provence : avec projection de la séquence ferraraise de ce chef d’œuvre testamentaire de Michelangelo Antonioni, Al di là delle nuvole, en 1995 ; la quatrième et ultime séquence de ce merveilleux film se déroulant dans le quartier Mazarin d’Aix ! Merveilleux concours de circonstances !..)… _

Mais cette manière de s’y prendre, encore faut-il lui laisser le champ libre

pour qu’elle puisse se développer«  (page 275).

Et Roland Gori de référer alors la conduite libératrice et créatrice, en général,

à la figure spécifique de la catachrèse dans le discours : cette figure (disponible à la parole se livrant au discours) qui vient palier « un manque _ tel du moins qu’il est à ce moment précis ressenti par le locuteur s’exprimant _ dans la langue« , « son incomplétude _ du moins éprouvée comme telle _ à un moment donné _ sur le champ ! _ pour désigner _ par quelque mot ou expression faisant alors vilainement défaut ! _ une réalité nouvelle » _ à formuler pourtant avec toute la précision de ce que nous ressentons comme constituant sa spécificité, que nous désirons absolument exprimer et transmettre, afin de la partager… ; cf là-dessus tout l’œuvre de Pascal Quignard, dont l’admirable Vie secrète, mais aussi et d’abord, en l’occurrence, Le Nom sur le bout de la langue…  _ (page 275).

Jusqu’à envisager les diverses « figures du langage« , à partir de la métaphore et de la catachrèse, comme ne faisant « que révéler une propriété _ rien moins que fondamentale pour la capacité de créer du penser-juger… _ du discours comme relevant d’une catachrèse _ ou une métaphoricité _ généralisée » :

« c’est tout le langage peut-être _ mais oui ! _ qui se trouverait sous l’emprise _ mais libératrice (!) à l’égard de l’étau un peu trop inhibiteur d’invention, que constituent, de fait, les normes instituées : à commencer les clichés ! générateurs, d’abord, de tant de bêtise : cf l’admirable Dictionnaire des idées reçues de Flaubert… _ de ces détournements du sens des mots _ par les phrases qu’en permanence nous constituons ; cf ici la très essentielle (!) propriété de « générativité » du discours par l’élan créatif de la parole (se jetant à l’eau), telle que l’analyse Noam Chomsky ! _ pour inventer de nouvelles significations«  ;

et Roland Gori de citer à l’appui Michel Meyer : « tout discours peut, en un certain sens, être dit figuré : non pas où il détournerait toujours quelque signification originelle, mais au sens où il se (et nous) détourne d’une certaine habitude, et manifeste par là la liberté, la créativité de son auteur (ou de son auditoire)« .

Et Roland Gori d’en déduire on ne peut plus justement que

« dès lors (…), on peut approcher la manière dont procède la création _ qui n’est jamais tout à fait ex nihilo… _, par un détournement _ fécond _ des normes habituelles » (page 277).

« Autrement dit, il ne s’agit pas _ dans tout acte émancipateur (de soi-même comme des autres que soi) _ de supprimer des normes, mission aussi stupide qu’impossible,

mais de permettre un jeu suffisant _ = suffisamment mobilisateur et inventif par rapport aux habitudes déjà installées, et aux clichés ; tels ceux que Flaubert s’amuse à mettre en lumière tant dans son personnage d’Emma (et dans tout le bovarysme) que dans celui de Monsieur Homais ; pour ne rien dire de ses Bouvard et Pécuchet… _ dans leur usage,

pour qu’elles n’empêchent pas l’invention » _ que tant et tant d’intimidations s’emploient un peu partout et à longueur de temps (et d’habitudes insidieusement prises et installées) dans le jeu et champ social de domination et d’exploitation (en commençant par l’organisation des tâches au travail et dans les professions), à inhiber, par l’arsenal et panoplie performants des diverses pressions et chantages en tous genres (dont celui à la perte d’emploi et le chômage) ; à commencer par le fonctionnement du travail scolaire quand il se centre (jusqu’à s’en hystériser !) sur la seule validation de la conformité (de ce qui est demandé à l’élève) à ce qui a été transmis, et doit être purement et simplement restitué tel quel… : sus à l’erreur ! Et vivent les notes !!!

Et « à partir de ce moment-là,

la politique

qui en _ c’est-à-dire de ces « normes« _ établit _ par l’instrument législatif de la légalité _ leur usage,

ne doit en aucun cas se limiter à la police _ bêtement vétilleuse et méchamment punitive _ des techniques qui les ont établies » _ non plus qu’à leur simple reconduction mécanique maniaque.

désormais…

C’est _ ainsi _ le destin de tout conformisme _ et la bureaucratie de la gouvernance ne manque certes pas d’y veiller ! avec la dimension d’échelle que très copieusement elle lui fournit ainsi… _ de ne saisir d’une idée, d’un mot ou d’une découverte que la forme normative _ avec tout ce que celle-ci comporte déjà d’injonctions à s’y tenir ! _ qui l’a permise _ cette idée _,

et qu’elle _ cette idée _ a _ lors de son invention-irruption native… _ transgressée _ cette « forme »  « normative« 

Le conformisme lâche la proie de l’invention _ hors clonage ! _ pour l’ombre _ répétée, elle ; clonée désormais (informatique et gouvernance aidant) à des milliers d’exemplaires !..

On comprend d’autant mieux la pertinence et l’urgence du combat d’un Bernard Stiegler, et de son Ars Industrialis ;

de même que celles de L’Appel des appels _ pour une insurrection des consciences, lancé par Roland Gori, avec Barbara Cassin et Christian Laval… _

pour l’ombre de ses résultats«  _ superbe formulation ! _, page 278.

Et tout cela sous le double étendard du pragmatisme et l’utilitarisme, au nom du réalisme de la modernité triomphante…

Comment, donc, défendre et aider à se développer la créativité,

quand « la dimension artisanale » de la plupart des « métiers » « se trouve expurgée _ sic _

pour mieux aligner ceux qui les exercent dans ce processus général de la production industrielle permettant leur prolétarisation en masse ?

Ainsi, c’est le caractère unique de l’acte qui se trouve désavoué,

et ce, au bénéfice de protocoles standardisés

et du caractère reproductible de ses séquences.

L’acte professionnel _ de poiesis _ y perd de son authenticité, de cette aura qui échappe à toute reproduction en série.

Il existe aujourd’hui chez les masses _ en suivant les analyses de Walter Benjamin déjà dès les années 30… _, un désir « passionné » de déposséder tout phénomène de sa singularité, de son unicité, en incitant à sa reproduction par standardisation.

Ce faisant, c’est la place de l’œuvre propre à l’artiste et à l’artisan qui se trouve dans nos sociétés, menacée » (page 279).

Alors : « cette place et cette fonction de l’œuvre dans nos pratiques sociales, professionnelles, culturelles et politiques ne déterminent-elles pas les chances que nous nous donnons de parvenir _ chacun de nous, encore « humains«  _ à la création ? «  (page 279, toujours).


Or « l’artiste, qui constitue le lieu social et politique _ privilégié : par sa pratique effective _ d’une résistance à cette transformation dans la civilisation technique du monde,

ne saurait, sauf à se désavouer _ en une nouvelle forme d’imposture ! d’où l’importance cruciale de la probité en Art ! _, se réduire à un travailleur de la production culturelle _ avec des fonctions de divertissement, par exemple.

Il a au contraire pour fonction sociale et politique _ cruciale ! _ d’être le garant _ de l’existence on ne peut plus vive, lumineuse et vivante ! _ d’une pensée artiste (…), quel que soit son art ; potentiel à l’œuvre chez tout citoyen digne de ce nom«  (page 280).

Et il se trouve que « l’œuvre entretient une relation privilégiée avec le jeu _ playing _ par où l’enfant construit authentiquement sa subjectivité et élabore le monde, le monde dans lequel il vit _ et nous savons tous depuis Hölderlin et la lecture qu’en fit Heidegger, que « c’est en poète que l’Homme habite (vraiment !) cette terre«  (page 280).

Or « l’espace potentiel » du jeu, « lieu _ d' »imageance » active et ouverte _ où le sujet n’est pas contraint de choisir _ seulement _ entre la brutalité des formes objectivées, en particulier des formes imposées _ du réel _, et le chaos des excitations du désir _ du çà _, informes, morcelées et morcelantes« ,

« constitue le prototype _ en forme de modèle de forme d’action ouvert… _ de ce qui, au cours du développement, s’étend progressivement à l’art, à la culture et à l’œuvre de pensée » _ jusqu’à la recherche scientifique elle-même, ou technologique ; cf ici, par exemple, tout l’œuvre de Bachelard… (pages 280-281).

Et « le jeu et la culture ne sont possibles que dans des « sociétés suffisamment bonnes » _ pour reprendre les analyses de Donald Winnicott _ ; c’est-à-dire « des sociétés où on peut vivre, jouer, chanter et rêver de temps à autre, sans la pression _ omniprésente _ de l’urgence, et sans cette « fuite maniaque » dans l’excitation permanente que connaissent bien les psys » _ et sans le matracage d’insignifiance ultra-vide des divertissements de masse… (page 281).

« Seul le playing détient cette inutilité essentielle par laquelle le jeu humain localise culturellement l’expérience fondamentale qui le maintient à distance des risques majeurs que sont le rationalisme instrumental et formel comme l’expérience hallucinatoire.

Le playing, jeu spontané, s’inscrit dans un espace particulier, ni au-dedans, ni au-dehors, dit Winnicott, fait de confiance et d’abandon, au sein duquel nous manipulons les objets du monde extérieur en les affectant _ de mieux en mieux librement _ des valeurs psychiques du rêve. (…) Le playing est donc un mode d’exploration de soi-même et de la réalité, essentiel dans l’expérience vitale d’un sujet. (…) Autrement dit, non seulement du point de vue de la subjectivité, mais encore pour le vivre-ensemble de la collectivité, l’expérience culturelle seule peut éviter la monstruosité du rationalisme morbide (…) comme celle des idéologies hallucinées et hallucinantes qui finissent par faire l’éloge de la mort et la destruction du monde concret au nom d’un monde transcendant ou abstrait.

Ce qui veut dire concrètement que les arts et les humanités, tout ce qui participe à la fabrique _ de la subjectivation la plus authentique _ de l’homme, ne doit en aucune manière être négligé au profit des enseignements et des formations plus techniques ou étroitement professionnels, comme cela l’a été ces dernières années » (pages 283-284)…

« Mais  il se trouverait _ en effet tout à fait _ ridicule de promouvoir une programmatique, un mode d’emploi des humanités, lesquelles se verraient bafouées dans leur genre en se trouvant prescrites sur le mode des logiques instrumentales, de leur rhétorique de la quantification et de la formalisation«  (…) Et, de fait, « cette organisation sociale de la culture s’est accélérée ces dernières années » ; et « le pire danger qui guette les humanités » est « celui de les voir prescrites dans des conditions qui les rendraient inoffensives et totalement dépourvues de force de transformation. Nous connaissions la culture marchandise, la culture spectacle, évitons d’avoir demain la culture compétence, une culture « normale » !«  (page 284).

« Il convient de le dire à nouveau, il faut du jeu pour qu’adviennent les conditions minimales de création qui ne soient pas seulement travail, besogne, productions automatiques où s’effacent le monde autant que le sujet. Il faut accepter cette « opinion » (…), ce postulat philosophique autant que politique, selon lequel l’inutile peut se révéler essentiel. Faute de quoi nous n’aurons plus que des innovations techniques, un monde sans humains. Il ne nous faut pas une culture normale, mais une vraie culture, qui prend son temps, son rythme, ses mystères, et dont on respecte l’espace spécifique où elle s’inscrit«  (page 285).

Et Roland Gori de proposer « que soient favorisés rapidement et intensément sur les lieux de vie privée et publique,

à l’école et au travail, à l’hôpital et dans les laboratoires de recherche, dans les salles de rédaction et dans les tribunaux,

des lieux de parole et d’écriture qui fassent témoignage des expériences de chacun«  _ et « que soit mis un terme aux évaluations formelles » des pratiques et « à leurs dispositifs d’abrutissement« …  _ (page 286).

« Il s’agit aujourd’hui, du moins je l’espère _ dit-il _ de faire de tout travailleur un artisan de son œuvre. (…) « Existent _ pour les professionnels _ le besoin de retrouver le sens de lurs expériences et le vif désir de les transmettre. Il convient politiquement de favoriser la mise en place de tels dispositifs de récits et de transmission de l’expérience, qui constituent l’arête vive de toute culture digne de ce nom  » (page 286).

C’est personnellement ce que je peux conclure aussi de ma pratique (infiniment heureuse !) de quarante-et-une années d’enseignement du philosopher, en classe terminale du lycée,

ainsi que des (deux) ateliers (de pratique artistique) que j’ai eu l’occasion d’y créer _ durant les laps de temps que l’institution leur a permis (c’est-à-dire leur a donné les moyens financiers) d’exister ! en un coin (un peu discret) du lycée et de son emploi du temps _, en constatant la richesse des œuvres mêmes _ d’écriture, de photos, de vidéos _ auxquels ils ont donné l’occasion d’advenir ; en plus de ce qu’ils ont pu permettre d’apprendre, en « faisant« , à  leurs auteurs, membres de ces ateliers : au lycée et sur les bords du Bassin d’Arcachon et à Bordeaux, comme à Rome, à Prague et à Lisbonne

_ et en y rencontrant, notamment, et suffisamment longuement, chaque fois, des personnalités rayonnantes d’artistes tels que Vaclav Jamek, Antonio Lobo Antunes ou Elisabetta Rasy…

L’institution, tout à sa priorité de conformité aux normes qui lui étaient imposées hiérarchiquement, n’en mesurant guère la valeur ! _ une valeur d’humanité, est-il seulement besoin de le préciser ?..

Mais la seule reconnaissance _ et espèce de récompense, mais pas institutionnelle… _ que j’ai jamais espérée _ dans le secret de la réalité silencieuse (justement économe de paroles) de ce que d’aucuns ont pu nommer « les reins et les cœurs«  de chacun ; et c’est de l’ordre de ce rapport à l’autre (cf sur cela les très justes et fortes analyses de Michaël Foessel en sa Privation de l’intime) qu’est l’intimité : le regard, pas même lancé, mais juste perçu, suffit… _,

est celle, très longtemps plus tard,

et en l’accomplissement, à divers degrés _ car il y faut aussi pas mal de chance dans la traversée, par chacun, des diverses catastrophes (d’une vie, de toute vie) ; cf à ce propos le très beau livre de Pierre Zaoui La Traversée des catastrophes (dont je viens de conseiller la lecture à mon ancien élève, c’était au lycée Alfred-Kastler de Talence en 1983-84, Ross William McKenna : il a maintenant 46 ans et vit à Londres)… _,

 et en l’accomplissement, à divers degrés,

de leur vie _ chacune particulière, et peut-être, et plus ou moins aussi, singulière : qui le sait et le saura ?.. _,

est celle des adultes que seront devenus _ année après année _ mes élèves _ de cette année de Terminale passée ainsi à dialoguer avec exigence un peu plus et mieux qu’académique : pour l’obtention du diplôme du baccalauréat


Car la véritable épreuve _ la vraie de vraie, la seule qui vaille vraiment ; et sans autre rattrapage que les siens, et à longueur du temps imparti à chaque vivant tant qu’il vit, pour rectifier ses maladresses _,

est bien l’accomplissement, par chacun et nous tous, de sa (et notre) _ unique et belle _ vie…

Et sur celle-là, il n’y a pas _ auprès de quel (diable, diantre !, de) jury ? _ de tricherie efficace possible.


Titus Curiosus, ce 23 janvier 2013

Post-scriptum (ce 12 février)  :

et je voudrais ajouter pour finir (et mettre l’accent sur l’essentiel)

trois contre-épreuves auxquelles soumettre encore et encore l’imposture et les imposteurs,

par la proposition de lecture de deux passages de livres capitaux, et de visionnage d’un immense film :

soient

_ le mythe final du jugement des morts aux Enfers, en conclusion (ouverte, non dogmatique _ c’est seulement un renfort aux efforts, toujours insuffisants, de l’argumentation de Socrate, vis-à-vis de ses interlocuteurs, Calliclès, Polos et Gorgias, qui fuient encore au terme des débats… _) du Gorgias de Platon : un dialogue absolument indispensable sur le sens de l’existence humaine face à la monstruosité _ infinie _  de culot et mauvaise foi de l’imposture des imposteurs ;

_ la parabole du « Grand Inquisiteur » de Dimitri Karamazov, et son « Si Dieu n’existe pas, tout est permis« , dans le grandiose et admirable Les Frères Karamazov de Dostoïevski ;

_ et le chef d’œuvre de Woody Allen, l’indispensable _ époustouflant de justesse ! _ et ô combien admirable ! au-delà même de l’humour dont il colore de façon si poignante le tragique !!! Crimes et délits ! _ c’est son opus n° 20…

Jubilation de la déprise du cinéma d’Abbas Kiarostami : la question de l’amour du couple de « Copie conforme » ; et la profonde synthèse de la « lecture » de Frédéric Sabouraud en son « Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité »

23mai

Sur le film _ sublime ! _ d’Abbas Kiarostami Copie conforme

et l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité

Il y a déjà quelque temps que me faisait signe l’œuvre de cinéma d’Abbas Kiarostami.

Une première fois, à travers un courriel de Marie-José Mondzain :

je m’étais alors procuré Où est la maison de mon ami ?, le DVD (aux Films du paradoxe) de l’opus d’Abbas Kiarostami , en 1987 ;

ainsi que ces initiations que sont le Abbas Kiarostami d’Alain Bergala (publié par les Cahiers du Cinéma/les petits cahiers/scérén-CNDP, en 2004)

et le Kiarostami _ le réel, face et pile de Youssef Ishaghpour (aux Éditions Farago, en 2001)…

La seconde fois,

ce fut la rencontre d’Alain Bergala himself (et le plaisir d’une longue conversation) à Aix-en-Provence, pour le vernissage de l’expo Plossu/Cinéma le 23 janvier dernier à la galerie La NonMaison ; cf mon article du 27 janvier : « L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma”« …

C’est la sortie du film « Copie conforme« , avec Juliette Binoche et William Shimell, qui m’a fait franchir allègrement le pas :

non seulement je suis allé regarder deux fois, à ce jour, le film (mercredi et vendredi derniers _ plus une troisième, ce vendredi 28 mai : avec encore plus de plaisir, tant le film porte de richesses !) ;

mais je viens de lire l’essai de Frédéric Sabouraud Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, qui vient tout juste de paraître aux Éditions Universitaires de Rennes : une analyse fouillée et passionnante d’un artiste aussi original que radical en sa démarche et en sa probité !..

Copie conforme m’a littéralement émerveillé !

Cf ce mail (jeudi 20 mai) à Marie-José Mondzain qui connaît personnellement Abbas Kiarostami (qu’elle a rencontré aussi à Téhéran) :

De :  Titus Curiosus

Objet : « Copie conforme » d’Abbas Kiarostami
Date : 20 mai 2010 19:10:32 HAEC
À :   Marie-José Mondzain


Je suis allé voir hier « Copie conforme« , suite (et quasi tout de suite : le temps de déjeuner rapidement) à la présentation
qui en était faite sur France-Culture, avec Abbas Kiarostami,
Juliette Binoche et William Shimell.

J’ai beaucoup aimé l’humanité _ à la fois simple (= franche : vraie) et subtile (respectueuse de la complexité) _ de ce film,
il y a assez longtemps que je n’avais contemplé pareil regard sur les humains…


Je sais, Marie-José, que vous connaissez et appréciez le cinéaste.

J’ai l’intention aussi d’aller revoir le film
pour pénétrer _ mieux regarder _ un peu plus (et mieux) l’humour tendre qu’il comporte
sur notre humaine complexité (nos nœuds de désirs ; ou d’amour).


Il y a si peu de « regards » « humains », ces derniers temps qui courent…

Il se trouve, aussi, que je connais un peu cette région du sud de la Toscane _ ainsi Cortone et Arezzo, sinon Lucignano… _,
où j’avais séjourné une semaine _ nous rayonnions à partir de Cetona, près de Chiusi _ avec ma femme, notre fille aînée et un couple d’amis en 1979 : déjà !..
L’autre semaine, nous l’avions passée à (et autour de) Florence.

Bien à vous,

Titus

Après une seconde vision _ mais j’y reviendrai encore _ de Copie conforme,

je confirme découvrir là _ même si c’est tardivement _ un cinéaste du talent (ou génie) d’un Antonioni et d’un Rossellini ;

ou d’un Faulkner, d’un Joyce, d’une Virginia Woolf,

et d’un Thomas Bernhard ;

ou, un peu plus proches maintenant de nous _ ils sont toujours vivants et créatifs _ : d’un Lobo Antunes, ou d’un Imre Kertész ;

ou encore d’un Francis Bacon ou d’un Lucian Freud ;

ou en musique d’un Bartok :

soient des artistes et auteurs terriblement « vrais« 

qui nous obligent,

chacun en sa spécificité éminemment singulière,

à aborder le « réel » humain dans les détours délicieux et poignants de sa richesse éminemment complexe ;

en demandant sans cesse au lecteur, qui entre, avec eux, dans leur regard et leur phrasé

de méditer activement sur le jeu (presque pervers _ on ne peut pas faire autrement… _) de perspectives des « points de vue« , des regards se croisant _ jusques et y compris leurs aveuglements…

Cet écorché vif, lui aussi, qu’est Abbas Kiarostami, a une vision assez _ l’optimisme de la Théodicée en moins ! _ leibnizienne, à propos de monades (« sans portes ni fenêtres« ) ne parvenant jamais à coïncider véritablement _ alors copuler ! s’unir (ou ré-unir) à un autre en « composant«  avec cet autre ses propres « regards«  !..

Ici le regard (et le discours) de la protagoniste, « elle« , ne parvient pas vraiment à susciter le plein accord (« convaincre » est le terme que l’un et l’autre emploient ! du moins au début _ « elle » dit même, une fois, « prêcher » !..)

de son partenaire (l’écrivain britannique James Miller : « lui« ) de promenade (en voiture, d’abord _ sortir de la ville, demande-t-il _ et puis à pied : dans la petite bourgade médiévale de Lucignano : « spécialisée » dans les cérémonies de mariage)

et (partenaire de) conversation _ et beaucoup, beaucoup plus et mieux « si affinités« , qu’ils ne disent (certes !) pas, eux… : ni en français, ni en anglais, ni en italien, les trois langues qu’ils utilisent tour à tour : d’abord quasi exclusivement l’anglais (sa langue à « lui« ) ; puis les trois langues ; et, en les dernières séquences du film, quasi exclusivement en français (sa langue à « elle« ) : les axes de perspective se sont déplacés (c’est par ce presque imperceptible clinamen-là, infiniment doux et tranquille, que sublimement « joue« , cinématographiquement, la bouleversante extrême finesse du film !..)… _ ;

de même qu’elle échoue _ peut-être ! : le film s’interrompt juste (= une heure) avant… _ à lui faire renoncer à sa décision annoncée dès le départ, en fin de matinée (« elle » ne déjeunera pas avec sa sœur, prévient-elle celle-ci en prenant la voiture…), de la balade (d’Arezzo _ où « elle » dit (à un autre moment du film ; à la tenancière du petit café de Lucignano) résider : « depuis cinq ans« … ; et (probablement) « lui«  a été hébergé (en un local de l’université _ une faculté de Lettres est installée à Arezzo depuis 1969, en annexe à l’Université de Sienne _) ; et a passé la nuit (avec « elle« , dit-« elle« , « elle« , vers la fin…) ; « elle » dont le magasin d’antiquités (ou « galerie d’art« ) se trouve, dit-il « lui« , « à deux pas de l’université«  _)

de même qu’elle échoue _ peut-être, seulement : le film s’interrompant une heure (sur les coups de huit heures sonnant au clocher) avant (le train « à prendre«  de James) : ensuite, c’est la nuit qui (en accéléré) tombe sur Lucignano durant le déroulé du générique de fin : nous n’y prêtons peut-être pas assez attention, comme si le film était déjà terminé !.. _ à lui faire renoncer à sa décision

annoncée dès le départ de la balade, en fin de matinée,

de reprendre un train, à 21 heures : pour quelque obligation professionnelle ou autre, probablement ;

mais sans amertume d’aucun des deux, au final (du film) : ce point est capital _ la lumière en étant probablement l’élément déterminant, eu égard (de la part du cinéaste) à notre « réception » (de « spectateurs«  du film) de l’« état«  d’arrivée des personnages…

Si le théâtre de Marivaux concerne les inquiétudes vibrionnantes de la « naissance » _ quasi torturée : torturante du moins… _ de l’amour (quant à, d’abord, « sa vérité« ),

ce que l’on peut qualifier de « la dramatique » de Kiarostami _ cf déjà Le Rapport, en 1977 : le seul film de Kiarostami consacré, jusqu’à celui-ci en 2010, au couple (c’était au moment de sa séparation d’avec sa femme, nous apprend Frédéric Sabouraud en son passionnant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité…) _

concerne la « poursuite » (ou pas) de la « relation » (amoureuse) ; voire l’éventualité (ou pas) de sa « re-prise«  si interruption de la « relation » il y a eu (cf les comédies dites du « remariage » : mais Kiarostami déteste que le film repose sur l’épine dorsale d’une « histoire« …) ;

en fait, et plus précisément,

elle concerne non pas le fait lui-même, mais les modalités _ qualitatives : à ressentir, éprouver, par nous « spectateurs« , à la suite des émotions des « personnages«  saisies frontalement (via l’incarnation des « acteurs« ) par la caméra de Kiarostami et exposées plein écran en leur sublime infinitésimalité _ chatoyantes (et blessées : jusqu’à une larme qui vient à couler, vers le premier quart ou tiers du film, quand prenant un café _ un « caffè lungo » pour « lui« , un « cappuccino » pour « elle«  _ pour la première fois ils se parlent en demeurant (assis qu’ils sont) face à face _ cela va continuer un peu plus tard : au restaurant « Da Toto« , vers cinq heures ; puis, plus tard encore, vers les sept heures, à la « pensione« , mais pas assis sur des chaises alors, dans la chambre _ dans le tout petit café de Lucignano ; lors de l’évocation, par « lui« , de leur « situation » alors (ainsi que de ce qui s’est passé, du côté de la Piazza della Signoria), à Florence, cinq ans auparavant… : le récit _ de « lui« _ comme la larme _ d’« elle«  : pour une sensation de « déjà vu« , dit-elle _ adviennent dans le tout petit café de Lucignano…)

elle concerne les modalités chatoyantes et blessées, et toujours à vif,

de la « poursuite » de la « relation » amoureuse ;

avec la tension, complexe et toujours mouvante (vivante !), des infra-mouvements d' »approche » de la « présence » et des infra-mouvements de « retrait » de l' »éloignement« , sinon de l' »absence«  totale _ niée par eux deux en une telle « extrémité«  : ils ne seraient pas là (comme le seraient deux étrangers) en train de continuer, continuer, continuer à converser… _, en regard, et en fait, de l’autre (= la tension propre de l’intimité) : un « battement » délicatement clignotant _ parfois sinusoïdalement _, avec ses intermittences d’intensité ; peu prévisible, car en rien mécanique !.. ;

modalités telles qu’elles sont appréhendées (exprimées _ par chacun, à son tour _ et plus encore reçues _ de l’autre ! et par l’autre… _ par les deux protagonistes : la caméra les saisit (en le paysage _ magnifiquement vivant et changeant : mouvant (cf la formulation si juste de Arnaud Hée : en son article de critikat.com…) _ de leur visage, surtout ! et son évolution ! _ le sien à « lui« , silencieusement ravagé (c’est un jour qu’il ne s’est pas rasé, de plus…), dans le miroir (ou faut-il dire « la glace » ?) du cabinet de toilette attenant à la « chambre nuptiale«  de Lucignano, est proprement bouleversant ! sans rien dire de la merveille d’« humanité«  de son sourire à « elle« , étendue quasi chastement sur le lit, juste à côté, et si proche en cette distance : dans les deux séquences _ prodigieuses ! d’« humanité« , donc… _ d’aboutissement du film… _)

la caméra les saisit

_ je reviens aux séquences qui précède les scènes (« anniversaire«  !..) à la « pensione«  nuptiale… : c’était là la surprise qu’« elle » « lui » a promis (« quelque chose qui va t’intéresser !« ), de manière on ne peut plus improvisée, cependant (en un éclair !) au départ d’Arezzo de leur balade dominicale en voiture : et « il«  s’y est livré, se laissant conduire par « elle« _

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

la caméra les saisit

presque exclusivement frontalement : tels deux monologues (et visages : face à face) dans lesquels, nous spectateurs du film, sommes  placés, à notre tour _ tel est le dispositif principal décisif (en abyme jubilatoire ! pour qui en accepte, du moins, le vertige !) du cinéma de Kiarostami ! _ dans la situation du récepteur ! _ « regardeur«  et « écouteur«  actif/passif de l’autre _ prenant, à notre tour, « tout » de plein fouet (= sans pouvoir nous y soustraire), au rythme des circonstances survenant : en leur « échange » de « face à face » _ particulièrement quand ils sont assis sur des chaises et se regardent et se parlent par dessus l’espace d’une table : dans le petit café ou dans la salle de restaurant (désertée de clients à cinq heures : alors qu’on se presse au jardin…).

Ce qu’Alain Bergala nomme un « agencement« …

Face à l’altérité-objet en mouvement (du visage de l’autre _ davantage que de son corps entier : assis, le corps est comme contraint, lui, à l’immobilité) qui se déploie sous _ et pour _ notre regard _ ainsi sollicité ! lui aussi ! : il y participe… _ et cependant en partie aussi nous échappe : en son énigme (fondamentale !)

Le cinéma de Kiarostami,

rappelant ici le plus « grand » de celui d’un Bergman _ Le Silence, Le Visage, Une Passion, Cris et chuchotements _

ou d’un Antonioni _ Le Cri, la trilogie de L’Avventura, La Notte, L’Eclisse, ou Identificazione di une donna et Al di là delle nuvole _,

est de ceux qui vont le plus avant (et loin ! vers le fond !)

dans la monstration

_ à l’image-en-mouvement qu’est l’art cinématographique : un des mediums de Kiarostami ; cf aussi la photo (par exemple Pluie et vent, paru en octobre 2008 aux Éditions Gallimard, avec une préface de Christian Boltanski) ; le poème (par exemple Un Loup aux aguets, ou Havres : le premier recueil traduit du persan par Nahal Tajadod & Jean-Claude Carrière, paru aux Éditions La Table ronde en octobre 2008 aussi ; et le second traduit par Tayebeh Hashemi & Jean-Restom Nasser, paru aux Éditions Eres ce mois de juin 2010) ; ou aussi diverses « installations«  _

des abymes vertigineux _ pardon du pléonasme ! _ de l' »humain » (amoureux ici),

à travers les « paysages » des visages…

En une sorte d’exploration sur un mode cinématographique de ce que la démarche de questionnement et méditation philosophiques d’un Vladimir Jankélévitch ou un Emmanuel Lévinas,

a pu, par eux, nous donner

à commencer à déchiffrer…

Dans son opus précédent, Shirin (1h 32),

critique  du film Shirin, réalisé par Abbas Kiarostami

© MK2 Diffusion

Kiarostami a filmé rien que les visages _ « paysages« , selon la magnifiquement pertinente expression d’Arnaud Hée en son bel article « Shirin : pays(vi)sages«  _ des spectatrices d’un film censées assister (et réagir _ = ressentir !) à la projection d’un film sur un écran en une salle de cinéma, à Téhéran :

« en contrepoint de la bande sonore d’un poème de Nezami Ganjavi, « Khosrow e Shirin » (1175), adapté par Mohammad Rahmanian (source Jonathan Rosenbaum, 31 août 2008)« , est-il indiqué page 309 de l’essai de Frédéric Sabouraud…

Mais « il _ Abbas Kiarostami _ a « avoué » après coup qu’elles étaient seules devant une feuille blanche

et qu’il leur avait demandé de penser à un épisode de leur vie qui les avait bouleversées…

« Voulez-vous dire que l’on n’est jamais bouleversé que par sa propre histoire? »

Il a répondu : « oui, je le pense » »…

A propos du tournage du Goût de la cerise (le film est sorti en 1997),

Kiarostami, page 88, « affirme à propos du tournage qu’aucun des acteurs n’a rencontré son partenaire«  (…) « C’est essentiellement lui, Kiarostami, qui donnait la réplique à l’un, avant de tourner plus tard avec l’autre en jouant une partie des dialogues.

Ce qui était au départ une contrainte de calendrier des acteurs

est devenu _ voilà ! _ une forme stylistique

qui a permis à Kiarostami de faire de la direction d’acteurs en direct (en imposant un rythme, un ton ; et aussi en intégrant _ à l’improviste _ des dialogues non prévus, par exemple).

Ce dispositif _ voilà ! ou « agencement«  _ accroît la sensation d’altérité _ c’est un point essentiel ! « altérité«  à découvrir et explorer = connaître et apprendre à aimer (et non pas fuir, ou tuer) ! _ que le découpage instaure _ de fait : au ciseau ! le montage (très remarquable ! en sa puissance de « retenue« …) est ici de Bahman Kiarostami _ entre les personnages, de par un léger décalage de jeu _ oui, oui : cela peut se ressentir aussi (légèrement) ici dans la séquence cruciale du repas à Lucignano, vers les cinq heures, à l’osteria « Da Toto«  _ entre les comédiens lié au fait qu’ils n’ont quasiment jamais joué l’un avec l’autre« , peut-on lire page 88, donc, de l’essai très éclairant de Frédéric Sabouraud, à propos du Goût de la cerise, alors, en 1997… _ on en mesure là le degré de qualité de regard de l’analyste !

Copie conforme n’était pas encore tourné lors de la rédaction de l’Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité de Frédéric Sabouraud ; ce devait être le comédien François Cluzet (Sami Frey fut aussi un moment pressenti _ et même Robert de Niro…) qui interprète l’écrivain, James Miller ; alors que ce fut le chanteur (d’opéra) William Shimell, l’été 2009…

La « vérité » de l’émotion du personnage interprété par l’acteur et que saisit la caméra du réalisateur

peut aussi passer _ pour « exister«  à l’écran pour le spectateur du film… _

par une certaine cruauté du réalisateur au tournage

afin de l’obtenir au mieux (!), sur le champ, de l’acteur-interprète…

Ainsi, aux pages 123-124 , Frédéric Sabouraud narre-t-il

comment Abbas Kiarostami a obtenu

(afin d' »atteindre cette justesse du jeu qui tourne chez lui à l’obsession« , page 123 :

« un film doit s’approcher, y compris et surtout dans sa logique de reconstitution, au plus près de la vérité qui est « l’essence même de l’art » », page 123 ;

« à condition pour le metteur en scène d’être doté d’une forme de perversion bien spécifique qui consiste à mettre les gens qu’on filme « en condition » pour « jouer vrai » », page 123 ;

« y compris en recourant parfois à des dispositifs fondés sur la cruauté et la souffrance« , page 123)

Frédéric Sabouraud narre alors, donc,

comment Abbas Kiarostami a obtenu

l’émotion bouleversante à l’écran de son petit interprète :

« L’exemple des larmes de Mohamed Reza Nematzadeh (interprété par Ahmad Ahmadpur) dans Où est la maison de mon ami ? est le plus connu,

raconté par Kiarostami lui-même avec une certaine candeur.

Celui-ci explique que

pour faire pleurer le jeune garçon,

il a déchiré devant lui une photo à laquelle il tenait beaucoup« , pages 123-124…

… 

Dans quelle mesure ce solipsisme _ définitif, sans remède, peut-être (ou pas)… _ des personnages

est-il issu de ce qu’a pu ressentir Abbas Kiarostami

d’un surcroît de pression sur les personnes de la part du régime politico-théologique iranien, instauré en 1979 ?

ou bien tient-il à la radicale séparation des sexes qui règne en Iran-Perse depuis bien longtemps ?

Ou bien, encore, à quelque idiosyncrasie d’Abbas Kiarostami lui-même,

ainsi qu’à son histoire personnelle (par exemple sa séparation assez douloureuse d’avec la mère de ses deux fils) ?..

Et que dire, encore, de la solitude _ égocentrée : sur du vide… _ des individus

dans le désert marchandisé qui s’émonde dorénavant presque partout sur la planète ?..

A quoi tient donc la grande difficulté, ici, de se comprendre et de s’aimer

en son cinéma ?..

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion


Notons toutefois qu’ici :

est-ce en partie dû au choix de (la si expressive !) Juliette Binoche (radieuse ! en le refus de son personnage de consentir définitivement à la situation _ d’éloignement, sinon de séparation (définitive) ou d’absence totale et irréversible (de l’aimé) _ qui lui est faite _ par l’autre…) comme interprète de la principale protagoniste (celle qui conduit la voiture, mène le couple des deux personnages, « couple » au moins d’un après-midi _ commençons-nous par penser durant le premier quart du film… _, en balade à la campagne, et tout particulièrement à Lucignano, jusque devant « l’arbre de vie » (d’or) auprès duquel défilent (et se font « immortaliser » en photo) nombre de couples lors des cérémonies de leur mariage _ à la queue-leu-leu ;

et notons bien qu’entre « copie conforme«  (le pluriel de « copia conforme« ) et « coppie conforme«  (le pluriel de « coppia conforme« ), il n’y a que le redoublement d’une lettre !

de même que la propre sœur, Marie, de l’héroïne de ce film (demeurée, « elle« , sans prénom prononcé : ni par son fils, Laurent, ni par James, peut-être son mari ; devant les spectateurs-récepteurs du film que nous sommes), admire le bégaiement de son mari l’appelant « M-M-M-Marie !..«  _, en Toscane) du film ?

ou à celui de la très fine _ elle est analyste ; je l’apprécie tous les jeudi matin, en sa chronique de 7h 25 sur France-Culture _ Caroline Eliacheff _ fille de Françoise Giroud et épouse de Marin Karmitz _ comme co-scénariste (avec Abbas Kiarostami) ?.. ;

notons _ encore _ toutefois

qu’ici, et pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est

(et demeure : s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée finale _ dans la chambre (nuptiale) et le réduit attenant du cabinet de toilette où « lui«  se rafraîchissant le visage, s’aperçoit et se regarde alors, un moment, sans complaisance aucune, dans le miroir (et il se trouve que ce dimanche à Lucignano est un jour (sur deux !) où il ne s’est pas rasé, car il a décidé il y a bien longtemps de ne se raser qu’un jour sur deux ; et le contraste sur le visage est combien important !) ; c’est sans doute là, ce regard-ci dans le miroir, ce qu’a finalement obtenu (ou « gagné«  !) sa compagne (qui, elle, de temps en temps, consacre un moment à se maquiller et pomponner, de son côté…) : cette qualité d’attention au « chantier«  (continué) de leur « intimité«  (ou amour : ils « tiennent« « vraiment«  l’un à l’autre dans la tension (parfois blessée) de l’« écart«  de leur proximité toujours exacerbée (et pas du tout « refroidie« , elle)… ; le contraire d’une « absence« , donc ; même si « lui«  prendra (peut-être ! mais cela demeure pendant, ouvert, indéterminé quand vient tomber la nuit sur les toits de Lucignano vue, la-dite nuit, depuis, justement, la petite fenêtre du cabinet de toilette attenant à la chambre numéro 9 (de la « nuit de noces«  initiale, il a exactement quinze ans de là : c’est un anniversaire !) de la pensione de Lucignano)


même si « lui«  prendra (peut-être ! ou peut-être pas…) dans une heure un train : il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres,

(probablement, même si cela n’est jamais formellement indiqué (ni reconnaissable) à l’image : il semble que ce soit principalement à Cortona, en effet, qu’ont été tournées les séquences de la « ville«  censée « être« , c’est-à-dire « figurant«  pour nous les spectateurs du film, Arezzo : c’est à Cortona que se trouve la boutique de « Capelli e Ombrelli » « Lorenzini« , longée au sortir de la conférence à l’université par « elle«  et son fils, Laurent, qui la suit, à distance…)

il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres

de Lucignano, avions-nous appris au départ de la balade vers Lucignano… _ l’éloignant « lui« , peut-être, ou peut-être pas, sinon de la Toscane (pour la lointaine Angleterre, par exemple), du moins du domicile de son épouse et de leur fils… ; à moins qu’« il«  n’en soit « séparé«  (au point de « devoir loger«  soit à l’hôtel _ comme c’était semble-t-il le cas déjà  à Florence il y a cinq ans… _, soit en un hébergement ad hoc, par exemple dépendant de l’Université, comme la veille de ce jour-ci, à Arezzo, pour la conférence ; même si nous pouvons, aussi, nous demander où ils ont passé « leur nuit« , ainsi qu’« elle«  l’évoque ? dans la chambre (à l’étage) octroyée au « conférencier«  par l’université ? ou bien chez « elle«  ?.. D’où vient-« il«  quand il dépose provisoirement sa valise au rez-de-chaussée de la boutique d’antiquités ?.. On a alors un peu de difficulté à percevoir ce qu’« elle«  est en train de dire _ à sa sœur Marie ? ou serait-ce au téléphone ?.. Bien des blancs demeurent pour nous : à peine des éclats éparpillés d’indices : à reconstituer par nous, si nous voulons bien nous prendre à ce jeu proposé par le metteur-en-scène-auteur du film… _ au rez-de chaussée : elle aussi descendra, ainsi que le chat, l’escalier pour atteindre le sous-sol de la boutique et le rejoindre « lui« , qui l’attend, « elle« …):

dans quelle mesure est-il « possible« , ou pas, à James Miller de se (re-)trouver environ chaque semaine en compagnie (et au domicile) de son épouse et de leur fils ? ainsi qu’« elle » le laisse bel et bien entendre, à un moment du film (dans l’« étalage«  de ses griefs à son encontre à « lui«  : à l’encontre de ses « absences« …) ; ou bien réside-t-il (et vit-il à demeure) désormais beaucoup plus loin : en Angleterre ?.. ; ainsi que l’écrivain-conférencier le laisse supposer, quand il ne s’exprime qu’en anglais (et dans un italien assez approximatif, au tout début…) dans la séquence inaugurale (sa conférence à l’université à propos de son « Copie conforme« …) du film ?.. Le fait (scénaristique) demeure volontairement, bien sûr, « équivoque«  à nos esprits de « spectateurs«  du film : à nous de bien vouloir oser « interpréter« , nous demande expressément, nous intime en quelque sorte, le scénario d’Abbas Kiarostami _ avec Caroline Eliacheff…) ! _,

notons, donc, que pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est (et demeure :

s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée _ oui ! _ finale

entre sept heures et huit heures du soir,

à la pensione (de la « nuit de noces » d’il y a juste quinze ans !) :

on entend _ et peut compter ! _ les huit coups au clocher de l’église voisine retentissant au dernier plan (long… et fixe ! immobilisé !) du film : la « vue » _ une veduta sublimement humble : à la Thomas Jones (1742-1803) à son séjour napolitain _ des toits avec la battue à toute volée des cloches au modeste clocher _ le générique de fin se déroulant, en prolongement de ce plan-ci, la caméra ne bougeant pas, sur la tombée, accélérée, elle, de la nuit sur Lucignano !.. _)

http://www.spamula.net/blog/i07/jones5.jpg

notons que le « point de vue » dominant, donc, est

celui d’une femme (et de ses attentes, son désir) ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

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et qu’il concerne ce qui peut se passer à l’intérieur de la « relation » _ longue et complexe : riche et mouvante, en le « feuilletage » non lisse, mais hérissé de piquants, de ses « strates«  : « pointes«  et « épines«  se chevauchant… _ d' »intimité » en tension, sur-attentive et vectorielle, entre un homme et une femme (en l' »histoire » de cette « intimité » en tension…) _ sujet non abordé depuis 1979 (= l’instauration de la république islamique en Iran) par Abbas Kiarostami : son précédent film là-dessus, Le Rapport, datant de 1977…


Même si le dernier visage (et regards) perçu(s) à l’image sur l’écran

est (et sont) celui (et ceux), bouleversant(s) _ des vagues sur la mer… _, de James, mal rasé, face à la glace du cabinet de toilette : le point d’arrivée de l’intrigue,

juste avant son regard à « lui » sur la veduta (superbe : à la Thomas Jones !) des toits et du clocher de San Francesco de Lucignano sonnant les huit coups de vingt heures…

Pour prolonger cette « introduction » à mon approche, plus détaillée, de Copie conforme,

voici, encore, deux articles découverts sur le net,

l’un d’Éric Vernay, « Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« ,

l’autre de Mathieu Macheret _ cf sur ce critique mon article du 22 février 2009 : « La splendeur du style cinématographique d’Angela Schanelec _ en ses regards sur Marseille et Berlin (”Nachmittag” + “Marseille” en un très fort DVD !)« _, « Les statues meurent aussi : Copie conforme«  :

« Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« 

Posté par Éric Vernay le 18.05.10 à 14:18

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Dans _ le film _ Le Prestige, de Christopher Nolan _ adapté du roman Le Prestige, de Christopher Priest _, on apprenait qu’un tour de magie doit se découper en trois étapes. La Promesse, d’abord, où le prestidigitateur _ soit l’artiste ! _ montre au public quelque chose qui semble ordinaire, mais ne l’est pas _ quelque chose y étant caché et à découvrir, révéler… Le Revirement ensuite, pendant lequel le magicien rend l’acte ordinaire extraordinaire. Le Prestige, enfin, où l’imprévu _ pour le naïf que nous, spectateurs fascinés, sommes tout d’abord… _ se produit.

Copie conforme, le film d’Abbas Kiarostami présenté en compétition à Cannes cette année, ne procède pas autrement. Tournant pour la première fois hors de ses terres iraniennes, avec un casting international (franco-italo-anglais), le réalisateur retrouve son obsession de la frontière entre réel et fiction _ peut-on dire cela ?.. Rien n’est fantastique dans le cinéma de Kiarostami !.. Lecteur allergique au spoiler, passe ton chemin, la suite de ce post en contient.

Un homme rencontre _ il s’est déplacé pour cela : jusqu’à Arezzo, en train : puis jusqu’au magasin d’antiquités, à pied ; puis en venant à Lucignano, dans la voiture de celle qui lui a proposé de passer cette journée de dimanche d’été en la compagnie l’un de l’autre… _ une femme. Ils se retrouvent _ après quelles péripéties ? ce point-ci est crucial ! _ en Italie, en Toscane : Promesse _ dans l’esprit surtout de quelques spectateurs… _ d’une belle histoire d’amour. Leur discussion _ académique, d’abord _, portant sur la valeur de la copie par rapport à l’original dans l’art, les mène dans un petit bistrot où la femme, par jeu, prétend _ ou plutôt laisse dire (et penser) à la patronne du café _ que l’homme _ l’écrivain, auteur du livre « Copie conforme«  : James Miller, anglais _ est son mari. Lequel se prend au jeu avec une telle aisance _ lui qui disait ne parler qu’anglais, va se mettre bientôt à manier aussi bien et le français et l’italien, que son interlocutrice ! _, qu’il pose question _ au spectateur que nous sommes : à la manière (mais non fantastique, cependant, ici) dont procède (et nous subjugue) un David Lynch dans « Lost highway«  _ sur la véracité de la première partie. Se connaissaient-ils _ donc _ avant ? Étonnant revirement _ comment interpréter alors l’attitude du fils turbulent (extrêmement bien interprété par le jeune et très malicieux Adrian Moore) de ce pseudo couple, au comportant totalement étranger, apparemment, lui, à cet homme : « l’écrivain », le nomme-t-il ?.. Et comment comprendre le « rappel«  d’une « situation« , à Florence, épiée répétitivement, est-il dit, depuis la fenêtre d’un hôtel où séjournait James Miller, puis d’une conversation à demi-perçue Piazza della Signoria, il y a cinq ans ?.. Alors que le vrai-faux couple déambule dans une Toscane saturée _ le village de Lucignano, avec son précieux « arbre de vie«  d’or… _ d’amoureux de tous âges, comme autant de copies incarnées d’un original _ nuptial _ chimérique _ à diverses reprises « moqué«  par « lui«  : comme une illusion méchamment porteuse d’amertumes ne manquant pas de survenir… _, le Prestige s’accomplit, rendant l’illusion aussi solide _ enfin : est-ce alors seulement rien qu’une « illusion«  ?.. je ne le pense personnellement pas ! _ que le réel : certitude _ désirée, du moins… _ d’un amour au centre d’un indécidable entre-deux _ plutôt : qui continue (encore ; toujours…) de « battre«  Le Voyage en Italie de Rossellini flirte alors avec Mulholland Drive _ ça, c’est à discuter !

Grâce à une direction d’acteurs _ en effet ! Kiarostami est d’une poigne implacable ! _ extraordinaire (sublimes _ oui ! _ Juliette Binoche et William Shimell, célèbre baryton débutant _ ici _ au cinéma _ après avoir été dirigé par Abbas Kiarostami en un Cosi fan tutte à Aix-en-Provence l’été 2008, sous la direction musicale de Christophe Rousset : les deux acteurs sont sous sa direction prodigieux ! tous deux !), et à la précision d’une mise en scène dévouée au miroitement _ oui ! _, au cadre (passionnant travail sur le champ/contre-champ _ oui ! _), et à la mise en abyme, Kiarostami insuffle au brillant de son tour de passe-passe scénaristique l’ampleur émotionnelle d’un grand mélo _ sans y faire adhérer par une quelconque « identification«  les spectateurs !!! toutefois… _, tout en poursuivant _ en nous faisant constamment nous y associer… _ sa réflexion théorique _ éminemment questionneuse, fouailleuse… _ sur le cinéma en train de se faire. Malgré l’artifice (_ brechtiennement _ affiché) du dispositif, la magie _ de la virtuosité de ce questionnement induit _ opère en effet _ oui _ et le trouble persiste _ oui ! _ longtemps après _ oui ! _ la séance : un grand Kiarostami _ en effet.

Et le second article, du très doué Mathieu Macheret :

Les Statues meurent aussi

Copie conforme

réalisé par Abbas Kiarostami

18 mai 2010

critique du film Copie conforme, réalisé par Abbas Kiarostami

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Pour la première fois, Kiarostami quitte l’Iran _ en effet _ au profit d’une petite balade en Europe _ entre Arezzo et Lucignano : bourgade médiévale où l’on court se marier… Copie conforme est un film diablement retors _ oui, da… _, comme semble l’indiquer son casting : une Juliette Binoche confirmée y apparaît en compagnie de William Shimell, fameux baryton anglais et pur débutant à l’écran _ magistralement : quel magnifique comédien ! Sur les traces du cinéma italien d’après-guerre (notamment celui de Rossellini), il réserve au spectateur ce genre de vertige typiquement kiarostamien _ oui ! et c’est un délice sans maniérisme ni préciosité : chapeau ! _, dans la lignée de Close Up, un doute fondamental _ radical et peut-être perpétuel _, un appel d’air susceptible de l’aspirer tout entier. Gare, donc _ voilà !..


Le dernier film d’Abbas Kiarostami est comme foudroyé, en plein milieu, par un violent éclair _ silencieux, sans cri et sans pathos : tout de « retenue« , tant des interprètes que du cinéaste. Ou, disons plutôt, rayé de haut en bas par une larme, s’écoulant doucement _ oui ! _ sur la joue de son actrice principale, Juliette Binoche _ dont le personnage demeure pour nous sans nom, faute d’être appelée jamais par son prénom ou son nom : par personne dans ce qui nous est donné à voir et à entendre ici… La larme procède d’un irrésistiblement poignant sentiment de « déjà vu«  éprouvé par le personnage… Avant cela, on assistait à une étrange comédie romantique, version Gentleman Farmer, de deux adultes dans la fleur de l’âge qui se rencontrent _ lui auteur, elle, lectrice _ à l’occasion d’une conférence en Toscane. Lui, directement sorti d’un roman Harlequin _ à nuancer : ce n’est pas si caricatural… _, est l’auteur grisonnant _ séduisant ; et tout de flegme britannique : il est aussi en représentation lors de la conférence initiale devant un public de lecteurs, à l’université _ d’un ouvrage sur l’art intitulé « Copie conforme« , qu’il présente et dédicace à son lectorat italien. Elle, directement sortie _ mais sans affèterie _  d’un élégant magazine féminin, tient une galerie d’art _ un magasin d’antiquités _ et s’intéresse _ déjà professionnellement ; même si celle-ci exerce sa profession sans passion, presque « par hasard« , dit-elle… _ aux thèses soutenues par l’écrivain, sans pour autant les partager complètement _ et pour cause ! Un voyage en voiture typique du cinéaste _ auteur de plusieurs « car-films«  _, au cours duquel les reflets du décor toscan défilent sur le pare-brise et se surimpriment sur les visages des passagers, les voit débattre de la question _ des valeurs respectives _ de la copie et de l’original. Lui défend la valeur intrinsèque de la copie _ éventuellement _ comme un chemin conduisant à l’original _ mais qui permet surtout de se passer très commodément, pragmatiquement, de l’original… _, et réfute toute hiérarchisation _ substantialisée _ des deux termes _ un clou chassant l’autre… Elle nuance ses propos et le ramène sans cesse sur le terrain de la pratique _ existentielle _, des réalités _ plus objectives des choses mêmes : c’est que du « réel« , ils n’ont pas tout à fait les mêmes critères… C’est lors d’une petite escale _ pause _ dans un café _ accueillant et réparateur (ils n’ont pas déjeuné : seulement discuté…) _ que le film, d’une manière inattendue, se plie en deux _ oui !

Quelque chose n’allait pas. Binoche _ = son personnage _ semblait _ jusqu’alors _ trop à l’étroit, compressée par un environnement où sa pétulance _ de femme (et sujet) désirant(e) _ faisait tache. William Shimell _ une sorte de Jeremy Irons encore plus tranquille en son élégance : mais pas glacé !!! il « vibre«  en son silence et en ses défausses, sans jamais rompre la « relation«  _ semblait trop parfait, trop absolument séduisant, trop en carton pour ne pas risquer de se retourner soudainement sur lui-même. Ce couple, on le connaît, on l’a déjà vu mille fois _ sur des écrans. A ce moment du film, on se dit _ quoi qu’on sache (même un peu) déjà de la malice d’un Kiarostami… _ qu’on sait trop exactement où il va. Dès que la larme est lâchée, un second film commence _ oui ! _ et dévoile plus clairement le projet _ déstabilisant ou même dynamiteur (mais sans déflagration tonitruante) des clichés _ de Kiarostami _ en direction des spectateurs que nous sommes. Il fallait toute une première partie _ le premier quart du film _ parodique (la comédie romantique, le soap) pour annoncer le parcours d’un film qui, lui aussi, marche d’un pas souverain _ oui ! _ de la copie à l’original _ peut-être bien… On apprend alors _ ou plutôt on se demande : à partir de quelques indices qui se découvrent : si on y prête assez attention ; même si beaucoup semblent continuer de nous échapper… _ que les deux personnages ne viennent peut-être pas de se rencontrer _ en effet : leur échange n’est pas de nature simplement touristique ou culturelle… _, mais se connaissent depuis longtemps _ quinze ans ! Qu’ils forment déjà un couple _ qui poursuit sa « relation » complexe et riche… Qu’ils sont mariés depuis quinze ans. Que le fils _ de treize-quatorze ans : il vient de fêter son anniversaire la semaine qui précède… _ de Juliette, qu’on croise au début du film, est aussi le fils de l’écrivain _ tiens donc ! Rien n’en fournissait jusqu’ici, du moins à la première apparence, le moindre début d’un indice… Qu’ils n’ont jamais cessé _ par exemple cinq ans auparavant, à Florence, déjà, Piazza de la Signoria : leur fils Laurent avait huit ans, apprend-on au passage d’une réplique… _ de se connaître _ elle se plaint de son « absence«  : au propre comme au figuré _ et que le simulacre de rencontre _ à la conférence, puis après : mais à mieux regarder la séquence d’ouverture du film, on s’aperçoit qu’ils se trouvaient ensemble, tous les trois, à l’entrée de la salle de conférence… _, de fraîcheur, d’affinité, de séduction, de désir, qu’ils nous ont joué jusqu’alors _ du moins depuis le départ de cette escapade hors la ville : en effet ! _ devait bien nous conduire à la vérité _ oui ! _ de leur couple : la désunion, l’effritement, le doute _ à moins qu’il ne s’agisse d’efforts pour « surmonter«  tout cela ! _ la crise _ James Miller emporte avec lui sa valise ; et a fixé comme terme à la balade dans la campagne toscane l’heure (21 heures) du train qu’il doit (re-)prendre : pour où ? Ce n’est pas un avion qu’il va prendre ; du moins tout d’abord… Une interférence s’installe, vertigineuse _ mais pas du registre du fantastique (comme à la Lynch) ici… On pourrait alors penser que Kiarostami soumet ses personnages aux besoins esthétiques _ tiens donc ? _ d’une expérience de traversée du miroir. Mais pas du tout _ en effet ! Celle-ci permet au contraire de saisir leur naissance _ ou passage, transitoire _ à la fiction _ = un jeu subtil et stylé de grandes personnes sans la moindre hystérie _ d’une manière infiniment délicate _ absolument ! _, de les voir émerger d’un glacis plat _ convenu (= attendu en nos têtes) _ et prendre petit à petit du relief, de la profondeur _ pour nous : en même temps que nos questions (se bousculant) de « spectateurs«  de ce jeu. Et cette émergence passe par une redécouverte _ oui ! _, le second apprentissage _ voilà ! _ des gestes fondamentaux de l’amour _ vivant ; et non ranci (même en sursis…) _ : poser sa main sur l’épaule de sa femme _ comme le conseille un Don Alfonso français, interprété avec tout ce qu’il y faut d’élégance par Jean-Claude Carrière, comme sortant tout frais d’un film du corrosif Bunuel _, se faire belle pour son mari, se regarder, s’écouter _ l’un l’autre. Réapprendre des gestes, c’est passer une seconde fois _ mais différemment : avec expérience _ par un même trajet, s’insérer dans la trace d’une inscription, la réécrire, repasser par dessus _ et dépasser (= « surmonter« ) l’innocence naïve de la première fois. En somme, tout le travail du copiste qui tente de reproduire _ mais fait beaucoup mieux que cela ! _ les formes de l’original. Copie conforme est un film qui se lit dans les deux sens. De la copie à l’original. De l’original à la copie. Du début à la fin. De la fin au début. D’où la rayure centrale, cette pliure laissée par la larme de Juliette Binoche _ au rappel, par « lui« , le narrant, d’une sensation de « déjà vu« , pour « elle« , Piazza della Signoria : nous n’en saurons pas davantage, cependant… _ et qui dessine, à l’échelle du film, comme un plan de réflexion (au sens géométrique du terme) _ et qui vaut discrètement (sans didactisme aucun) pour les spectateurs autant que pour les personnages ainsi « exposés«  par l’auteur : à la façon d’un conte subtil de Diderot…

Il est tout naturel qu’un film sur la copie nous conduise de la parodie _ des clichés hollywoodiens _ au modèle _ d’un amour réel, lui, et « vibrant«  Ce couple qui tente de freiner son entropie  _ oui ! _, de remonter ses pendules _ si l’on veut : pour qui sonne le glas ? cf le plan final des cloches sonnant les huit heures du soir au clocher de Lucignano _ en tournant autour des œuvres du passé _ le souvenir de la « scène«  à demi-perçue (vue sans être complètement entendue) de la Piazza della Signoria, il y a cinq ans ? par exemple ?.. _, marche du même pas que l’Ingrid Bergman et le George Sanders de Voyage en Italie. Les deux films ne proposent rien moins, en guise de palliatif au déclin amoureux, qu’une épreuve du temps _ et de la capacité « humaine«  de murissement : même quand (presque) tout se met à aller bien trop vite… Mais le parcours que Copie conforme destine _ quoique demeurant ouvert ! c’est important ! _ à ses deux personnages s’avère autrement plus terrible _ en matière de douleur éprouvée _ que la montée vers la grâce rossellinienne. Ils s’embourbent, ils s’écroulent _ craquent. Elle s’embourbe _ à un moment _ de maquillage et s’affuble de colifichets (des boucles d’oreilles très toc) quand, lors d’un repas terriblement gênant _ il est, sur les cinq heures, l’acmé (doublement colérique) de la « crise«  _, elle essaye encore une fois de plaire à son mari. Lui s’écroule _ telle est une de ses « pentes«  ; mais ce n’est pas la seule… _ dans une mauvaise humeur terne, une lâcheté de chaque instant _ pas tout à fait… _, avec cette façon de botter en touche, de tout refuser comme un petit garçon boudeur et orgueilleux. Chacun en prend pour son grade _ certes _ alors que chaque tentative de rapprochement _ elles se multiplient ! _ débouche sur une égratignure _ c’est tout à fait cela ! C’est la grande problématique du miroir : il met en contact deux mondes qui ne se rencontrent jamais _ du moins pas tout de suite : c’est plus complexe à « réaliser » : il faut redoubler d’efforts mutuels (mais ils y progressent) Deux mondes semblables mais inversés. Diamétralement opposés. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la caméra de Kiarostami se substitue si souvent à un miroir _ qui nous implique nous aussi, « spectateurs«  ! _, face auquel le visage des personnages, dès qu’ils s’isolent, nous apparaît plein cadre. Ils traduisent l’isolement _ oui ! _ de chaque terme _ les monades « sans portes ni fenêtres«  de Leibniz ; mais ici sans « harmonie préétablie«  ; sans deus ex machina, désormais… _ face à lui-même _ ou son vide ? avec pour première direction immédiatement disponible, celle du misérable « désir mimétique » (conformiste)… _, devant sa propre incapacité à faire rentrer _ ou enfin entrer ? y fut-il jamais déjà, jusqu’ici ?.. _ l’autre dans son champ _ il s’en faut d’un geste (donné) ; ou de son acceptation (donnée, elle aussi)… De même que de s’envisager soi-même comme un autre, ainsi que l’exprime si bien un Paul Ricœur ! Ces plans frontaux, qui cherchent le plus grand dénuement _ la nudité conjuguée de l’acteur et du personnage (en une adresse au « spectateur«  (invité) que nous sommes, en regard) _ claquent les uns contre les autres dans un choc tout aussi frontal _ mais sans pathos, ni grandiloquence surlignée : tout est « en retenue« , chaque fois. Ils sont comme les coulisses _ oui : brechtiennes _ d’une guerre sourde, d’une lèpre irréversible qui déforme les êtres et les fige dans leur plus grotesque posture _ s’ils n’apprennent pas à le « surmonter«  : tel est le défi !.. Le propos de Kiarostami _ mais il n’est certes pas un didacticien, un donneur de leçon (morale ou existentielle) lourdingue : il s’intéresse seulement à la « prise en compte«  (fine, incroyablement légère ! quel art subtil ! sublime !) à la « prise en compte«  purement et simplement (mais que d’efforts, pour chacun d’entre nous, pour accéder à cela !) « réaliste«  du « réel » ! ce qui n’est certes pas peu ! en sa visée de « vérité«  profonde : fondamentale, quant à l’« humain«  _ sur le mariage est terrifiant : après la parodie, la pétrification _ du moins pour qui laisse dégénérer les choses, le processus…

Mathieu Macheret


Alors, maintenant

mon regard sur ce film.

Après un long plan fixe sur la tribune d’une salle de conférence (d’une université : à Arezzo : la Faculté des Lettres et Philosophie y est une annexe de l’Université de Sienne, depuis 1969), tribune sur laquelle s’aperçoivent rien que deux micros et un livre (dont on peut lire le titre, en italien : « copia conforme » : au singulier _ avec pour illustration deux têtes (se faisant face) du David de Michel-Ange : si l’original de la statue est à l’Accademia, une copie s’en trouve sur la Piazza della Signoria, à Florence _),

et suivi d’une annonce d’un léger retard du conférencier (« hébergé » cependant pas plus loin qu’à l’étage _ et pas ailleurs ! _, est-il annoncé, par celui qui n’est autre que le traducteur en italien du livre _ et qu’interprète Angelo Barbagallo, qui intervient aussi dans la production du film, pour Bìbì : le film est en effet une production MK2 en coproduction avec l’italien Bìbì et France 3 Cinéma, et avec le soutien de Canal Plus, du CNC et de la Commission du Film de la Province de Toscane),

nous apercevons _ mais sans que la caméra s’y focalise : c’est à la seconde vision du film que je m’en suis aperçu, en tâchant de mieux percevoir (et retenir) un peu de ce qui m’avait échappé la première fois… _ l’arrivée du conférencier qu’interprète William Shimell,

accompagné d’une femme et d’un jeune garçon _ de treize-quatorze ans _ qui demeurent d’abord, un instant, ces deux-là, debout au fond de la salle (et ayant fait signer à l’auteur, là, deux exemplaires de son livre : un pour un « Pierre« , l’autre pour le garçon, Laurent ; mais sans qu' »elle » demande au conférencier-auteur (« lui« ) d’écrire aussi, en plus de ce prénom, « Laurent« , le nom de famille du garçon, qui s’en plaindra par la suite : « ayant un nom de famille ! moi aussi !« , dira-t-il à sa mère _ et apprendrons-nous, un peu plus tard : au café où le garçon, affamé et assoiffé, se restaure…),

tandis que le conférencier-auteur _ qui demande à deux autres de ses lecteurs de bien vouloir attendre la fin de la conférence pour qu’il leur dédicace leur exemplaire de son livre _ gagne promptement, seul, la tribune et le micro… Ce jour-ci, samedi, il est rasé de près…

Puis, cette femme viendra s’installer au premier rang (parmi les places « réservées« ), tout à côté du traducteur du livre en italien ;

pendant que le garçon (âgé de treize-quatorze ans ; très brun _ et ressemblant de façon assez  troublante à Juliette Binoche _), refusant de s’asseoir, vient, devant, lui aussi, non loin de l’estrade, se tenir debout contre un mur, de l’autre côté que sa mère, et tripotant fébrilement un jeu électronique…

Le conférencier James Miller, qui refuse de se définir comme « historien de l’art » académique, présente alors _ il s’efforce de dire, un peu maladroitement, quelques mots en italien avant de s’exprimer exclusivement en anglais _ la thèse paradoxale de son essai : une copie n’a pas moins de valeur _ en soi _ qu’un original… Ce qui importe, en fait, et seulement, est l’usage _ tout subjectif _ qu’on (= chacun) en fait pour soi ; le plaisir que le regard subjectif est capable d’en retirer (= pour soi) _ soit une thèse (qui sera réitérée plus tard !) dans le droit fil des positions empiristes des Anglais, Écossais et autres Irlandais du XVIIIème siècle à propos du sentiment (ou jugement de goût) esthétique, tels que Shaftesbury, Hume ou Burke… Ainsi que des thèses, en suivant, au XIXème siècle, des pragmatistes anglo-saxons : Stuart-Mill, Emerson, William James… Soit un régime de stricte équivalence purement utilitaire (pragmatique) et du seul point de vue (égocentrique) de l’usager…

La jeune femme, qu’interprète, la quarantaine rayonnante, la lumineuse _ et elle le sera bien davantage au fur et à mesure du déroulé du film _  Julienne Binoche, quitte prématurément la conférence, et amène le garçon _ dont l’agitation l’agaçait fortement : il avait faim et soif ! et elle doit se le coltiner ! _ dans un bar de la ville _ les images semblent avoir été tournées à Cortona : par exemple, le magasin de « Cappelli e Ombrelli Lorenzini«  devant la devanture duquel ils sont passés… _ : afin de consommer quelque hamburger / coca cola ;

pendant que celui-ci, commentant le petit mot que celle-ci (« elle« ), a glissé (pas assez discrètement pour que cela échappe au garçon, en tout cas) au traducteur _ « ce type«  ami du conférencier, dit le garçon… _ du livre à destination du conférencier (« lui » : ou « l’écrivain« , dit le garçon ironiquement à sa mère ! il ne dit certes pas « papa » ; ni « mon père » ! il cherche plutôt à les éloigner ! séparer !..),

pendant que le garçon

ironise sur le désir de sa mère de rencontrer (en un rendez-vous) « le conférencier«  _ en lui faisant communiquer (par le traducteur : « ce type« , dit-il) le numéro de téléphone où la joindre, probablement ; ou quelque autre indication ad hoc ! _ : la mère et son fils se parlant tout le temps, eux, en français…

Que déduire, a posteriori, de cette « pique » du garçon à sa mère ? Quel indice (malicieux, citronné : le garnement a l’esprit vif et déluré !) constitue-t-il _ et peut-il nous fournir rétrospectivement, à nous « spectateurs«  du film : auxquels, au présent (vif, rapide) de la séquence, le contexte fait, forcément, défaut à la première vision… _ à propos de l' »état« , alors _ à ce moment (de départ ! le samedi) du déroulé des deux journées du film : l’équipée à Lucignano aura lieu, elle, le lendemain, le dimanche après-midi : ils quitteront la ville, Arezzo, vers la fin de la matinée… _ à propos de l' »état« , alors, des « rapports » entre les deux principaux protagonistes ?.. A nous de le décrypter ! au passage et au vol

_ à l’instar du gamin (excellent Adrian Moore ! avec sa frange très brune qui lui mange les yeux, très noirs),

le spectateur de Kiarostami doit lui aussi s’initier, et vite, à l’exercice au vif du juger et former sur le tas (de la circonstance déboulant _ à la vue comme à l’oreille : les deux souvent en décalage ! _) sa sagacité !

malheur ici (où les dialogues, spécialement, pétillent, pétaradent, à fleurets bien près d’être démouchetés !..), ainsi que dans la « vie moderne«  accélérée (cf là-dessus Paul Virilio…), malheur aux lents, aux lourds, et autres ahuris : les largués s’excluent de la séance (en protestant qu’il s’y ennuyaient : c’est une des ironies fines du paradoxe !)…

La séquence suivante a lieu le lendemain matin _ à Arezzo : nous apprendrons, en effet, que depuis cinq ans c’est là que réside (après avoir vécu auparavant à Florence) la française ; juste « à deux pas, à pieds«  de l’université : au magasin d’antiquités (en sous-sol) qu’« elle«  tient (« I Sirene » peut-on lire au générique final…), avec l’aide, probablement, de sa sœur Marie : elles se parlent (on n’aperçoit jamais Marie à l’image) au moins trois fois dans le film : à l’arrivée, puis au départ de James à et de la boutique d’antiquités, le dimanche matin ; puis, un peu plus tard, au téléphone portable, vers 14 heures, quand Marie ne sachant plus comment « gérer » le comportement de son turbulent neveu Laurent, suite au report d’une heure de sa « leçon particulière«  : il prétend aller « patiner«  entre-temps à la patinoire !., joint sa sœur qui vient d’arriver à Lucignano ; et lui demande de se débrouiller…

Le conférencier anglais _ il dépose préalablement sa valise à roulettes en haut d’un long escalier descendant vers le sous-sol _ se rend au sous-sol, où se tient une partie au moins de la boutique. Mais, dès que l’aura rejoint l’antiquaire _ on l’entendait échanger quelques mots avec vraisemblablement sa sœur Marie, au rez-de-chaussée _, laquelle, parvenue au sous-sol, entame la conversation en attaquant bille en tête le paradoxe (du livre) de la prétention à l’équivalence des copies et de l’original, « lui » lui exprimera son désir de sortir de la ville et prendre l’air à la campagne _ « elle«  s’était mise à sa disposition pour l’accompagner là où il lui plairait d’aller : mais faire des courses un dimanche : les magasins sont fermés !.. Au moins aller prendre un café…

Les « copies » _ j’y reviens ! _ pourraient-elles désigner, ainsi, d’autres femmes (telles que des maîtresses : « amante« , en italien et au pluriel) ? et « l’original« , l’épouse, la toute première aimée ? Ce sera une piste de questions qu’effleurera, mais sans s’y attarder le moins du monde _ pas davantage que le dialogue ni le scénario du film ne s’y appesantissent _ la tenancière (perspicace et bienveillante) du tout petit café à Lucignano ; lors de la séquence-tournant-du-film, un peu plus tard : celle-ci (une sexagénaire pleine de sagesse) fera un vif éloge du statut de « femme mariée » (« donna sposata« ) _ excellente Gianna Giachetti !..

En gagnant la voiture de la jeune femme, muni de la valise légère qu’il avait déjà _ et qu’il avait déposée (avant d’entreprendre la descente, par un vieil et assez étroit, et long, escalier de pierre, au sous-sol) _ en arrivant au magasin d’antiquités _ et qu’il a donc reprise au rez-de chaussée du magasin _, et à la question de savoir où il désire être conduit se promener,

« il » répond que peu lui importe où ils iront en balade,

son unique contrainte personnelle étant de devoir _ absolument _ reprendre le train ce soir à 21 heures : lui « accordant » sa journée, ainsi _ il est assez peu vraisemblable qu’il accorderait ainsi sa journée à une totale inconnue de « lui« 

Non sans un éclat de gourmandise dans le sourire, la pupille,

« elle » lui annonce alors, en un éclair d’improvisation malicieux, qu’elle va le conduire à quelque chose qui va l' »intéresser » ; et constituer pour « lui » une « surprise » ;

et il y en a, dit-elle alors, à peine pour une demi-heure de route _ la distance entre Arezzo et Lucignano est d’environ vingt kilomètres…

Commence alors une (permanente et virevoltante) conversation en voiture,

que la caméra de Kiarostami « suit » frontalement (et fixement) à travers le pare-brise ;

pendant que s’aperçoivent, à travers la lunette arrière surtout (mais aussi les vitres des côtés), après le lacis des voies de circulation plus ou moins encombrées de la ville où ils commencent par tourner, errer, quelques vues de la (superbe) campagne toscane (ensoleillée).


« Elle » en profite pour « lui » faire signer, tandis qu’ils commencent à rouler, encore en ville, six nouveaux exemplaires de son livre : l’un avec une dédicace pour sa sœur Marie (dont le mari bégaie, on ne peut davantage amoureusement : « M-M-M-M-Marie« , ainsi qu’il l’appelle-t-il joliment sans cesse ! mais c’est aussi un homme qui n’a guère de tropisme envers le travail…) ; une autre pour un « Alain » ; un troisième pour un « Professeur MIAO » ; et les trois autres sans dédicace : juste la signature…


Ce n’est pas tout à fait par hasard que la conductrice les mène _ la route est souvent à flanc de collines, et passe entre des rangées prestes et élégantes de très vénérables cyprés _ à Lucignano, une bourgade médiévale _ qui fut siennoise avant d’être florentine (et péruginoise aussi ; ainsi qu’arétine), et qui, de sa position sur la colline, domine le Val di Chiana : maintenant, la ville fait administrativement partie de la province d’Arezzo _,

une cité où les couples viennent nombreux, quasi en foule _ c’est une tradition qui « marche«  très fort ! on le constate aussi ce jour-là : un dimanche… _ se marier, accourant se faire photographier devant un majestueux « arbre de vie » (étincelant de ses ors et pierreries), splendeur d’orfèvrerie accessible (en une pièce à lui seul consacrée) au musée municipal, désormais : ce chef d’œuvre d’orfèvrerie médiévale ayant la réputation de « porter bonheur » aux nouveaux époux…

C’est ainsi qu’un jeune couple de tout frais mariés demande à ce « beau couple » resplendissant que, en effet, tous deux, elle, la française, et lui, l’anglais _ c’est en anglais exclusivement que jusqu’ici tous deux conversent entre eux… _ forment maintenant, « en la fleur de leur âge« ,

de se joindre à eux pour une photo « porte-bonheur » devant « l’arbre de vie«  d’or de Lucignano

_ James se faisant, toutefois, « prier«  ; il n’avait pas voulu aller (re-)voir (ayant déclaré, aussi, n’être jusqu’ici « jamais venu«  à ce village !) la sculpture monumentale, s’étant assis sur le seuil de la pièce où celle-ci se visite, et décidé à n’en pas bouger pendant qu’« elle » allait contempler « l’arbre de vie«  en sa magnificence ; c’est la jeune mariée qui finira par obtenir _ « c’est mon mariage«  ! _ qu’il vienne tout de même se joindre à eux (et à « elle« ) pour prendre place sur la photo « porte-bonheur«  (« Auguri !« , dit-on en italien)…

Les deux protagonistes tournant dans les ruelles pavées _ « elle » regrettant alors de n’avoir aux pieds ou à portée (dans sa voiture) que des paires de chaussures à haut-talon… _ concentriques de Lucignano (parsemé de ses kyrielles de couples de nouveaux mariés)

sont fréquemment interrompus dans leur conversation (acérée : ils ne sont pas d’accord et joutent à affronter leurs « convictions » respectives _ sur copie et original) par des appels comminatoires _ stridence des sonneries ! _ sur leur portable

_ lui, pour des raisons en partie professionnelles : il « se consacre«  à son travail, semble-t-il, même un dimanche ;

elle, par des appels de sa sœur Marie (dont elle est très proche ; et qui s’occupe aussi, très vraisemblablement, avec elle et du magasin d’antiquités et de Laurent, son neveu, quand la mère de celui-ci s’absente, comme c’est le cas cet après-midi-ci…)

et de son fils, Laurent, qui recherche un ustensile (nécessaire à sa « leçon particulière« ) dans l’appartement, et qui a parfois du mal à « se tenir«  à ses tâches scolaires (en l’occurrence cette « leçon particulière«  d’une heure, à domicile, ce dimanche après-midi, à deux heures : elle est « repoussée«  d’une heure par le professeur : à trois heures…) :

un thème très présent (par exemple, en 1989, le court-métrage Devoirs du soir…) dans l’œuvre cinématographique d’Abbas Kiarostami ; le garçon (qu’interprète ici excellemment le jeune Adrian Moore) fait partie de ces adolescents « curieux » et « obstinés«  kiarostamiens expérimentant les premiers affres (= un passage obligé !) de la conquête de leur autonomie face aux adultes et éducateurs (cf ici un beau passage sur ce point, citant Kant en son Qu’est-ce que les Lumières ?, pages 118-119 de l’essai de Frédéric Sabouraud)…

C’est lors d’une de ces interruptions

_ « lui«  vient de sortir du petit café, dans une de ces belles ruelles courbes et très étroites de Lucignano, pour répondre à un appel sur le portable : le « telefonino« , comme le désignent les Italiens : un appel professionnel ? une autre femme (ou « amante« , ainsi que l’envisage, mais sans lourdeur ni malveillance aucune, la patronne du tout petit café…) ?.. _

c’est lors d’une de ces interruptions intempestives qui caractérisent désormais notre modernité, que la jeune femme, « elle« , répond à la tenancière (affable, aimable, « maternelle« …) du petit café, qui les prend pour un couple (et un « beau couple » !) marié…

Comme l’a bien noté Mathieu Macheret en son article mentionné plus haut, c’est là

_ avec la « larme«  (d’« elle« ) qui va suivre (par sentiment de « déjà vu«  !!!) lors du récit par « lui«  de ce qu’« il«  observa cinq ans auparavant lors d’un séjour (il logeait à l’hôtel) à Florence : et qui est à l’origine, ainsi qu’il l’affirme à ce moment même du film, de son essai « Copie conforme«  :

à la fois la vision répétée (depuis la fenêtre de la salle de bains : au sortir de la douche, dit-il, d’une chambre d’hôtel, à Florence, donc) d’une mère ralentissant sa marche (les bras croisés…) afin d’attendre son fils qui traîne, un peu trop loin, à sa suite, à chaque coin de rue ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

et celle d’un échange de paroles (à demi perçu seulement ; à demi deviné, par conséquent : par « lui« …) entre cette même mère et ce même fils devant la statue (une copie : l’original est à l’Accademia !) du (célèbre) David de Michel-Ange, Piazza della Signoria (toujours à Florence !) ;

et ce, à partir d’un souvenir personnel d’Abbas Kiarostami lui-même : à l’origine de ce film, par là !.. : le cinéaste en a fait la confidence avant le début du tournage en Toscane, en juin-juillet 2009 (repoussé d’une année pour raisons d’indisponibilité en mars-avril 2008 de Juliette Binoche, au jeu de laquelle Abbas Kiarostami tenait absolument ! comme il avait raison ! ;

et ce qui lui a, aussi, permis d’« apprécier«  les magnifiques aptitudes de comédien-acteur du baryton William Shimell en le dirigeant sur la scène à Aix, en juillet 2008 _ après avoir pressenti, pour son rôle, et Robert de Niro, et Sami Frey, et François Cluzet : une palette fort diverse de « potentialités« , comme on voit…

c’est là

le tournant de Copie conforme.

Au retour de James _ la tenancière (une figure maternelle, donc _ qu’incarne splendidement ! Gianna Giachetti : magnifique en ce rôle-clé sans en avoir l’air…) lui offrant un nouveau « caffè«  : l’autre ayant « refroidi«  : ô la belle métaphore ! _ dans le minuscule local de ce café d’une ruelle courbe de Lucignano,

le couple formé de la française et de l’anglais se met alors à « jouer » ce nouveau « jeu » du « couple marié« … _ du moins est-ce que nous, « spectateurs« , commençons par « penser« , nous « figurer«  ;

sur un site italien (du Val di Chiana), en date du 24 septembre 2008, on peut découvrir ceci, à propos de la trame du scénario envisagé (pour ce film à tourner sur son territoire) : « Per la trama, per ora trapelano poche notizie : sembra che si tratti della storia di una coppia francese, divorziata, che si ritrova successivamente in Italia dove inizia un nuovo rapporto«  ; c’est un indice intéressant !.. : à ce stade de la gestation du film…

Et déboulent alors, en avalanche difficilement arrêtable, des griefs :

c’est « elle » qui mène l’offensive et parle _ de son « absence«  à « lui » : endémique ! et au propre comme au figuré ! _ ; « lui » se défend ou se tait…

Mais désormais ils parlent tous deux _ et tous deux couramment, désormais ! avec beaucoup de brio, les deux ! _ en français et italien, et plus seulement en anglais, comme jusqu’ici _ dans le « jeu«  précédent (beaucoup plus « abstrait«  !), celui de « l’auteur et de l’admiratrice«  (même un peu critique)…

La rencontre impromptue d’un couple d’un certain âge de touristes français _ c’est « pour la quatrième, ou plutôt cinquième fois«  qu’ils viennent « ici«  (« ou en Italie« , du moins, peut-être), dit celle qu’interprète Agathe Natanson _,

sollicité de donner un avis _ « esthétique » comme « existentiel«  : plus encore… _ sur le « couple » de dieux (une déesse posant sa tête au creux de l’épaule du dieu ; ou du monstre…) statufié _ c’est une réalisation du décorateur du film ! _ au milieu de la fontaine monumentale _ montée ad hoc _ de la piazzetta,

est l’occasion, en aparté, d’un conseil « paternel » du mari (interprété par un Jean-Claude Carrière « royal« … : ami commun, à la ville, d’Abbas Kiarostami et Juliette Binoche) à James :

ce dont « elle » a « besoin » _ et cela la « guérira » de son « problème«  !.. _,

c’est seulement du geste de passer son bras (à « lui« ) sur son épaule (à « elle« ) ;

nous ne sommes pas en Iran, ici…

Et de fait, James accomplira très bientôt ce geste…


De même qu' »elle » aussi se laissera aller à appuyer sa tête sur l’épaule de son compagnon…

  • William Shimell et Juliette Binoche  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Mais les « égratignures » (réciproques) vont continuer un peu encore ; les blessures et les habitudes ne s’effacent pas (ni ne sont surmontées _ à la Hegel ; cf son concept de aufhebung) d’un seul coup de baguette, fût-elle « magique« …

Une habitude a un pli : on a tendance à y retourner…

Au sortir de l’église (San Francesco) de Lucignano

_ « elle«  ne s’y est pas rendue pour « prier« , dit-elle ; mais seulement pour ôter son soutien-gorge qui l’oppressait : l’église même où ils se seraient mariés il y a quinze ans : et ce jour-ci étant même (!) le lendemain du jour anniversaire de leur mariage !!! ainsi qu’« elle«  l’énonce (et même l’actrice en bafouillant un peu : mais la prise a été _ volontairement _ conservée !), à un moment donné : à l’Albergo-Osteria « Da Toto« , au « five o’clock« ,

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à l’acmé de leur réciproque « irritation« … :

à l’évocation, alors, de la nuit qu’ils viennent de passer ensemble (pour cet anniversaire ! James est venu pour cela à Florence ! et « elle«  lui en sait gré…), mais où « lui » (« fatigué« ) s’est trop vite endormi ; cela étant énoncé, et avec douceur cette fois, dans la séquence radieuse (finale) de la chambre de leurs noces, il y a quinze ans… _,

et en même temps qu’un vieux couple _ il y en a donc _ dont la femme porte une attelle à la main gauche (avec deux doigts bandés) ; et l’homme qui la soutient, s’appuie, tout courbé, sur une canne,

« elle » « le » mène à l’hôtel (une « pensione« ) juste en face _ mais « lui » l’a apparemment « oublié« , en ce « petit-jeu«  là, du moins… _ où ils auraient passé, il y a quinze ans tout juste, donc, leur « nuit de noces » ;

ils gagnent même, par un escalier tout étroit, la chambre _ numéro neuf _ (lumineuse au couchant) au troisième étage et à hauteur des toits (« tranquilles« ), où se découvrent des colombes ;

http://www.spamula.net/blog/i07/jones4.jpg

mais « lui » ne se souvient, décidément, de « rien« , quand « elle » se souvient, « par le détail« , de « tout« …

Ils sont cependant tous deux « apaisés » ; et se sourient maintenant (ils se regardent et s’écoutent ; tous deux ont déposé aussi leur veste) : une lumière chaleureuse _ mordorée ! _ de fin d’après-midi (d’été) irradie la scène et le moment de sa grâce _ une lumière que l’on trouve dans les « Annonciations«  de Fra Angelico…

Image

Les cloches de l’église voisine se mettant à carillonner le long du plan final, comme extatique : sur les toits de Lucignano perçus (par la caméra) d’une des (petites) fenêtres grande ouverte _ celle du cabinet de toilette où « lui » est allé se rafraîchir et s’est aperçu (et miré) dans le miroir… _ de ce troisième étage nuptial d’il y a quinze ans déjà _ précédant le déroulé tranquille, ensuite, du générique de fin, sur lequel la nuit vient tomber progressivement (mais en accéléré, aussi) : sur le même plan (immobile, arrêté…) de « toits tranquilles avec clocher« .

Et même si

« il » reprendra peut-être, sinon probablement _ comme convenu à l’avance « entre eux«  deux le matin, un peu avant midi, au départ de la balade dominicale (de la boutique d’antiquités d’Arezzo) _, le train, à 21 heures _ mais nous n’en saurons rien… _,

la conclusion de « l’histoire » n’est cependant pas fermée (ni amère : c’est la douceur qui triomphe _ du moins à mon regard...)…

L’évolution tout au long des 106 minutes du film des visages des deux protagonistes _ « lui » rasé le samedi, pas rasé le dimanche, par exemple ; « elle » de plus en plus détendue au terme de ce dimanche… _

est, elle aussi _ et dans le même mouvement cinématographique, si je puis dire _, merveilleusement signifiante, en sa sobriété ;

avec le mutisme tout de pudeur sur les sentiments éprouvés

qui l’accompagne…

Une ouverture d’éventualités diverses demeure

_ ainsi que dans presque tous les films d’Abbas Kiarostami…

A « eux » _ les deux protagonistes, ainsi qu’à nous, aussi, les « spectateurs«  : en miroir un tant soit peu « réfléchissant« _ de faire, agir,

choisir,

un (tout petit) peu plus _ c’est infinitésimal, mais crucial… _ consciemment maintenant :

quitte à accepter et laisser faire, et approuver _ surtout ! _,

plus généreusement, et de meilleure grâce

_ voilà ce qui émerge peu à peu et finit, à mon regard du moins, par l’emporter sur tous le reste _,

approuver, donc, les initiatives _ et l’idiosyncrasie : aimée _ de l’autre :

avec (et dans) cette lumière chaleureuse et tendre _ mordorée _ de fin d’après-midi d’été toscan…

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Don Alfonso, dans Cosi fan tutte _ qu’a mis en scène à Aix Abbas Kiarostami (avec William Shimell dans ce rôle de Don Alfonso) en juillet 2008 _, a un (tout petit) peu plus de recul, lui, que James Miller, ici, dans Copie conforme : un temps d’avance _ celui aussi d’Abbas Kiarostami : lui est né le 22 juin 1940…

C’est peut-être simplement le recul _ de « distanciation« , en progrès, de l’âme _ de l’âge…

Toutefois : quelle est donc la « leçon »,

sinon de Mozart, en sa musique,

au moins celle de Da Ponte, en son livret

de Cosi fan tutte (ossia la scuola degli amante…) _ qui peut aussi se retourner en un « cosi fan tutti » : au masculin ?..

Restant encore à méditer « ce » qui, en ce drama giocoso (de 1790), distingue une Fiordiligi (et un Ferrando : les deux) d’une Dorabella (et un Guglielmo : les deux) _ c’est un des charmes (profond !) de cet opéra déconcertant autant que solaire !.. Déjà !

C’est pourquoi je « trouve«  que le Lucignano d’Abbas Kiarostami, sur sa colline en surplomb du Val di Chiana, a « reçu«  quelque chose de la Naples, sur sa baie, du Cosi de Da Ponte et Mozart _ musique, comprise, bien entendu ! Et via le passage de William Shimell du chant (sur la scène à Aix) au jeu d’acteur de cinéma (ici filmé à Lucignano)…

Pour lesquels (d’entre ces quatre de Cosi : Fiordiligi, Dorabella, Ferrando, Guglielmo) y a-t-il, déjà (et en ouverture de série ouverte, si je puis dire…), « copie conforme » :

de l’une à l’autre (et de l’autre à l’un) ?..

A creuser…

Et le personnage de James

  • William Shimell dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

semble lui-même commencer _ car ce n’est pas fini ici ; en dépit du train qui va (peut-être) être pris par « lui« -même, à 21 heures à la gare d’Arezzo… _ à y réfléchir _ devant le miroir du cabinet de toilette de la chambre nuptiale (numéro 9) d’il y a quinze ans (avec nous « spectateurs«  du film témoins de ce mouvement capital !!! de l’esprit de James : capté par le miroir !) : comme si la vie

(et le personnage de sa compagne lui soufflant mais sans pression alors : « Reste !… » ; et en jouant à bégayer sur son prénom : « J-J-J-J-James« ...)

lui faisai(en)t infirmer et renverser in fine la thèse exposée, soutenue et défendue en son livre : la non-prévalence de l’original sur ses copies ;

il est vrai, toutefois, que le « sous-titre«  de l’essai (moins « vendeur« , aux dires de l’éditeur, que le « titre«  retenu, « Copie Conforme« …) était « La Copie : un chemin vers l’original« … : soit un éloge de la « reprise-poursuite-approfondissement« , alors, peut-être… ; ou aufhebung _,

dans la magique séquence finale…

Quels sens donne à un tel scénario _ via ses « tireurs de ficelles«  : Don Alfonso et Despina _ un Da Ponte, en son livret en son « dramma giocoso » ?

Et qu’en fait un Mozart, ensuite (et génialement !), d’après ce (premier) fil (italien : veneto-napolitano-ferrarais…)-là du livret et des dialogues, en sa géniale musique ?..


Et qu’en a « appris » Abbas Kiarostami _ ainsi que William Shimell, aussi ! _ lors de la mise en scène aixoise opératique de l’été 2008 ?

Fin de l’incise à partir de l’anecdote mozartienne :

Abbas Kiarostami ayant finalement choisi de remplacer, à l’écran, François Cluzet _ initialement pressenti pour le rôle de « lui« , face à la (sublime !) « elle«  de Juliette Binoche, nous révèle, page 146 de son superbe et très éclairant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, Frédéric Sabouraud : quant à cette « piste«  de distribution initiale ; le livre ignorant (encore, à sa parution) le choix de distribution effectif… _ par l’étrangeté (virile) qui « résiste » (pas mal du tout… : quelle belle « douceur » froide, mais combien « vibrante« , à la fin ! sur son visage si éloquemment « remué » mal rasé…) du baryton anglais William Shimell

dont le metteur-en-scène auteur du film avait pu tout spécialement « apprécier« , déjà, le « jeu » en le dirigeant (en chanteur, cette première fois-là : mais c’était le chant qui, là, faisait presque tout !), sur la scène du Festival d’Aix-en-Provence,

dans le rôle du « tireur de ficelles » de Cosi : Don Alfonso,

en juillet 2008 (à huit reprises : du 4 au 19 _ et il se trouve que j’étais présent à Aix ce 19 juillet-là ! à rencontrer Michèle Cohen pour préparer ma future conférence à La Non-Maison (elle eut lieu le 13 décembre suivant) sur le sujet de « Pour un Nonart du rencontrer«  !.. _  sur les tréteaux de bois du Théâtre de l’Archevêché aixois, donc).

Pari superbement réussi.

Le « James Miller » _ « Jacques Meunier« , en français _ de ce film étant sans doute aussi, pour partie au moins, quelque « morceau » _ d' »absence » ferme, élégante et comme flegmatique : à la fois « froid«  et « doux« , « lui«  dit-« elle« , en la séquence finale du film, allongée sur le lit dans sa robe flottante marron tendre ; et tout sourire ; « froid« , non, lui répond-il… _ d’Abbas Kiarostami lui-même, face _ peut-être ? mais je n’en sais rien ! _ à celle qui avait été sa partenaire (« réelle« ) dans la vie :

soient lui-même et la mère de ses fils ;

ayant eu, de facto, à se séparer : dans les années 70…

Sur le sentiment qu' »elle« , dans Copie conforme, éprouve de son « absence«  (« absence » à « elle » ainsi qu’à leurs fils) à « lui » (flegmatique, faisant le choix existentiel de n’être (presque) rien qu' »en son monde » (surtout professionnel _ cf l’échange décisif ! avec la patronne maternelle et perspicace dans le petit café de Lucignano) à « lui » _ ainsi qu’il en revendique « le droit« _ ; et pas assez « avec » « elle« , ni avec leur fils ; et qui porte son nom de famille…), dans le film,

cet excellent « résumé » de Jean-Luc Douin dans un très pertinent article (à part le malencontreux choix du titre (sans doute n’est-il pas, lui, pas de l’initiative de l’auteur de l’article !) : « « Copie conforme » : Kiarostami, un virtuose de l’illusion » :

Kiarostami étant fondamentalement et viscéralement un « réaliste » :

c’est seulement parvenir à percevoir et comprendre (puis nous le faire ressentir) le « réel » en toute sa complexité !

ses effets (en volutes et feuilletages ! mais ô combien « réels » _ à la Ronald Laing : Nœuds ; le livre est paru en 1970… _) de malentendus autant que d’ententes : tissant et retissant, en tensions, leurs croisements et décroisements quasi permanents et renouvelés_ à jours ! : une dentelle charnelle à vif !!! _, tout particulièrement !

qui, et de part en part, et rien que cela, et radicalement,

le « mobilise » !!!)

article paru sur le site du « Monde » , le 18 mai :

« On ne peut parler de guerre des sexes chez Kiarostami,

mais plutôt de malentendu _ oui ! mais vertigineux et assez douloureusement sensible en la spirale et l’induration de ses effets et conséquences croisés : la distance, l’absence, l’éloignement, la séparation, la rupture, le divorce ; entremêlés d’élans d’amour et de tendresse, et pas que de désirs (même charnels : en leurs rapprochements)…

Les hommes, chez lui, vivent dans l’illusion _ égocentrée _ que l’amour des femmes leur est acquis _ voilà _ et qu’ils n’ont pas besoin _ voilà encore _ de donner _ eh! eh ! _ sans cesse des preuves _ un tant soit peu tangibles, signalétiques _ d’affection.

Tandis que les femmes ont une conscience _ moins égocentrée _ aiguë de l’insécurité _ qui les trouble et les agite. Elles craignent d’être délaissées _ quittées : pour une autre ? ou pour le travail (parfois passionné de certains hommes) _ et réclament des gages _ plus perceptibles, sinon ostensibles _ d’amour, des rappels _ voilà _ de complicité _ se tissant… Leur sérénité _ à conquérir et établir, construire, fonder _ passe par la certitude _ subjective et « demandée«  sans cesse : à sans cesse « recevoir » du partenaire la leur « donnant«  _ de pouvoir compter _ subjectivement _ sur un homme assumant _ et en en donnant quotidiennement quelques signes, quelques marques : renouvelées _ ses devoirs d’époux et de père. Un homme qui serait là _ présent, et non absent : ni au figuré, ni au propre ! voilà l’axe du film ! _ aux bons moments, qui n’oublierait pas leur anniversaire de mariage et qui aurait conservé, comme elles, le souvenir des heures magiques de leur idylle«  :

c’est très parfaitement résumé là !..

Confiance et entente (amoureuses : intimes !) se forgeant dans la douceur et la tendresse au fil _ rasséréné _ des jours (l’intimité est « un rapport » ! dynamique, elle est une tension vectorielle…) ; l’époque présente étant, elle _ tellement bousculante et bousculée qu’elle est : elle tend le plus souvent à « consister« , hélas, seulement en son « inconsistance«  même, sinon carrément son vide abyssal… _ plutôt « au stress » : stress qui nous expulse de tout, en nous mettant sans cesse hors de nous et hors de liens vivants et aimants et confiants à quelques autres, proches, très proches ; ou croisés et rencontrés :

cf l’analyse là-dessus, de Michaël Foessel, le très important (lucidissime et très fin) : La Privation de l’intime (+ mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« )…

A propos de Don Alfonso _ j’y reviens in extremis _,

ainsi que du « touriste français » « d’un certain âge » (superbement) incarné par Jean-Claude Carrière, croisé sur la piazzetta de Lucignano _ dans la fiction du film, du moins _, et « donneur » _ gratuit et généreux (gentil ! partageur d’« humanité« …) en cette rencontre impromptue (alors qu’il sait aussi se mettre en colère : avec un correspondant  au telefonino ! en un détail de mise en scène qui a son sens, comme tout dans le cinéma si « riche«  de Kiarostami !) _ du « bon conseil« ,

ceci _ encore, et pour finir _ :

Vive l’attention ! Vive la déprise (de l’humour sur soi) ! Vive l’ouverture de l’amour vrai !

Vive la sagesse du mûrir

et du questionnement distancié…

Vive la générosité !

Quant à l’essai _ très éclairant ! _ de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité,

il balaie magnifiquement

en fouillant vraiment en profondeur

tout le champ de l’œuvre kiarostamien _ avant Copie conforme tourné en 2009 _ en 322 pages :

à la fois il l’analyse de très près ;

et il le « situe« 

_ cf l’usage de ce concept de « situation«  par Martin Rueff en son important « Différence et identité _ Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« …

et cf à la suite mes articles : « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff _ deuxième parution »

et « De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue«  _

et en la culture iranienne _ depuis le zoroastrisme ! bien plus loin que l’Islam, même shiite _  ;

et dans le champ de la modernité, tant cinématographique et artistique que philosophique…

Les titres de ses chapitres

(depuis l’Introduction : « Questions autour de la modernité » jusqu’à la Conclusion : « Peut-on encore être persan ?« )

sont déjà, en leur imparable justesse, parfaitement éclairants :

I _ « L’étrange proximité de la fiction kiarostamienne« 

II _ « Un récit d’émancipation et de contournement« 

III _ « Le cinéma rendu visible« …

Car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer,

consiste à intégrer dans l’intelligence et sensibilité à l’époque

_ ainsi qu’à la condition de « sujet humain«  (moins « in-humain«  !) ; sujet s’extirpant du statut réificateur d’« objet«  ! _,

car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer

consiste à

intégrer dans le dispositif _ ou « agencement«  _ d’intelligence et sensibilité à l’époque

la place _ et la dynamique _ du spectateur activement attentif, donc _ « revisitant » ainsi « le cinéma«  ! _,

à ce que l’auteur, en l’occurrence ce génial Abbas Kiarostami, réussit à lui donner, le lui montrant,

en son art

qui tout à la fois lui-même et se montre et s’efface _ par sa propre « retenue » et son auto-ironie _

au profit de l' »évidence« 

_ laquelle est un un événement (et un avènement) ! cf l’analyse que fait de ce concept Jean-Luc Nancy :

« l’évidence pensive«  (celle d’« un autre monde qui s’ouvre sur sa propre présence par un évidement« ),

« est celle qui, dans son sens fort, n’est pas ce qui tombe sous le sens,

mais ce qui frappe

et dont le coup ouvre une chance pour du sens.

C’est une vérité, non pas en tant que correspondance avec un critère donné, mais en tant que saisissement.

Ce n’est pas non plus un dévoilement _ ponctuel et définitif _,

car l’évidence garde toujours un secret ou une réserve essentielle : la réserve de sa lumière même, et d’où elle provient«  :

cette citation de « L’Évidence du film : Abbas Kiarostami » (aux Éditions Yves Gevaert, en 2001) se trouve page 97 de l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité_


au profit de l' »évidence » _ ainsi nancéennement entendue _ du seul « réel« 

à découvrir « vraiment » : le plus « réalistement » possible, par conséquent !

par nous…

Nous sommes là à mille lieues du fantastique ! et de sa « poudre aux yeux »

détournant de la quête

de la vérité du « réel »

D’où cette articulation prodigieuse _ comme rarement en d’autres œuvres ! j’en ai cité plus haut quelques unes qui lui sont fraternelles : Faulkner, Joyce, Virginia Woolf, Thomas Bernhard, Antonio Lobo Antunes, Imre Kertész, Francis Bacon, Lucian Freud, Bela Bartok… _

de la « visibilité » même « du cinéma«  (en effet ! mais sans maniérisme, ni hystérisation de l’artiste ! ainsi « revisité » ! le titre de Frédéric Sabouraud est parfaitement justifié !)

et d’une « proximité » éminemment lucide à ce qui nous est ainsi (= ainsi dégagé, exhumé, désensablé par cet art) montré, découvert _ mais avec une fondamentale « retenue » aussi, de la part d’Abbas Kiarostami ! _ à partager-constater _ en y faisant (= y jouant) « notre partie«  de l’effort pour y accéder : c’est un apprentissage, une conquête toujours personnelle ! _ du « réel« ,

avec (et par) la médiation la plus fine et légère (ou la moins épaisse et lourde : « retenue » ! donc, elle aussi…) possible

d’une conscience de la « distanciation » _ brechtienne ! et benjaminienne, aussi… _ de la part du « spectateur » que nous sommes, ou devenons _ = avons à devenir : c’est un appel ! sinon une « vocation«  _, en acte,

« appelés« , nous aussi, à devenir, à notre tour, « sujets de nos vies« ,

à travers la circonstance _ j’en fais un concept : au singulier ! _ en majeure partie fortuite

de nos rencontres…

Un éclairage passionnant que ce très riche et très juste essai de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité : très vivement recommandé !..


Titus Curiosus, ce 23 mai 2010

_ avec quelques rajouts (suite à ma troisième vision du film Copie conforme, le vendredi 28 mai ; puis la quatrième, le vendredi 4 juin : toujours avec le plus vif plaisir de découvrir de nouveaux « détails« )…

Elisabetta Rasy sur le juste et beau « Alberto Moravia » de René de Ceccaty : dans Le Monde, ce jour !

19fév

Alors que je suis en train de lire

cette passionnante suite à l' »Entre nous«  _ paru en traduction française, aux Éditions du Seuil, en 2004 _,

qu’est « L’Obscure ennemie« ,

de mon amie romaine Elisabetta Rasy,


voilà que je découvre à l’instant, en lisant le supplément littéraire du vendredi du « Monde« ,

un superbe article d’Elisabetta,

sur ce romain éminent,

que fut,

qu’est,

Alberto Moravia…

Voici ce très bel article, sous la plume si fine, élégante et justissime, d’Elisabetta Rasy : « « Alberto Moravia », de René de Ceccatty : un mélange d’extrême vitalité et de mélancolie«  

_ avec mes farcissures ;

telle une conversation entre nous, même à distance : Elisabetta à Rome, Titus Curiosus à Bordeaux…

  « Alberto Moravia », de René de Ceccatty : un mélange d’extrême vitalité et de mélancolie

LE MONDE DES LIVRES | 18.02.10 | 11h05

C’est au matin du 26 septembre 1990, dans sa salle de bains, alors qu’il était en train de se raser, de bonne heure comme toujours, qu’Alberto Moravia est mort. Une chute, une mort rapide. Personne ne s’y attendait. Il était dans sa 83e année, mais paraissait fort, actif, inépuisable tel un jeune homme. Malgré des douleurs à la jambe, il venait de faire un voyage en Irlande. Toute sa vie, d’ailleurs, avait été une invitation au voyage. Notamment à partir de 1924, lorsqu’il avait rejoint, en ambulance et wagon-lit, le sanatorium _ un point crucialement basique de la vie, pour cette biographie _ de Cortina, au milieu des merveilles dolomitiques _ certes ! un cirque plus que grandiose, éblouissant, de cimes plus magnifiques les unes que les autres s’élançant en une précipitation diabolique en une compétition à l’assaut du ciel ! C’est là _ plâtré, alité, souffrant de sa tuberculose osseuse _ qu’il devait _ lui _ devenir non seulement définitivement adulte, mais définitivement écrivain _ formulation magnifique !

Dans la complète et audacieuse _ et je prends bien note de ces deux adjectifs, chère Elisabetta _ biographie qu’il lui consacre _ « ALBERTO MORAVIA« , en 678 pages… _, René de Ceccatty (1) avoue qu’il n’est pas simple d’écrire l’histoire d’un homme _ un écrivain _ qui a toujours professé sa détestation du passé _ comme si celui-ci le plombait !.. Mais, plus encore, le problème véritable, c’est ce « mélange d’extrême vitalité _ oui ! _ et de mélancolie » _ voilà ! se combattant sempiternellement, jusqu’à la chute brutale finale… _ qui caractérisait l’homme et l’écrivain. Un mélange qui aura hanté _ oui… _ sa vie comme son œuvre, engendré des malentendus, des haines même _ certes _, et émaillé son écriture partout où celle-ci s’est manifestée : romans, théâtre, cinéma, journalisme, essais, discours politiques, poèmes plus ou moins cachés… _ soit une clé…

Sauf brièvement dans sa jeunesse, Moravia ne vécut jamais à l’étranger. Mais il voyageait beaucoup. Ses mouvements avaient la précision géométrique d’un compas : une pointe appuyée sur Rome, l’autre bougeant dans l’espace : Chine, Bolivie, Japon, Etats-Unis, Inde, Russie, Londres, Paris et, finalement, l’Afrique _ avec retour. Le monde, c’était le voyage : l’autre _ c’est crucial ! _, le regard qui se détend _ en s’éloignant de sa base, de son centre : de sa boîte d’enfermement… _, le plaisir de la distance _ oui : celui du dépaysement ; ou du dé-centrement : le goût de la découverte d’une altérité un peu « vraie«  ; pas trop touristique, seulement, probablement… _, le devoir de témoigner _ aussi : de la réalité « vraie«  du monde ; et du « comparatif«  qu’il offre… ; soit une forme, mais détendue, d’un relatif « engagement«  : celui du « témoin«  qui s’essaye à la justesse du regard, peut-être… ; mais sans didactisme ; ni componction ; surtout pas !.. _, la fin de l’obsession, surtout _ « Ossessione » est aussi le titre d’un film, et majeur, de Luchino Visconti, en 1943… L’obsession, c’était Rome _ voilà ce que nous apporte ici Elisabetta, romaine aussi… _, la ville de sa famille _ mais aussi de La Famille _ voilà ! _ en tant que structure _ un concept magistral ! _ de désir et de pouvoir _, la ville de la politique italienne, la première qu’il ait connue, c’est-à-dire le fascisme. Et le fascisme pour Moravia n’était pas seulement _ voilà, voilà ! _ ce mouvement politique enfermé _ et enfermant ! plombant ! _ dans _ déjà trop longues, certes _ deux affreuses décennies _ pour nous qui le regardons de l’extérieur, de France, en l’occurrence ; le « fascisme« , et sans pratiquer de douteux amalgames (bêtes !), n’est donc peut-être pas, et loin de là, même, terminé, en Italie : même si Elisabetta ne va, certes pas (!), le dire ainsi ! oh non ! elle est toujours très discrète ! même si elle est parfaitement claire à qui lit un peu attentivement !!! _ : c’était le conformisme _ cf le roman presque de ce titre d’Alberto Moravia : « Le Conformiste« , en 1951 ; suivi du film, très beau, aussi, qu’en tira Bernardo Bertolucci, en 1970 : avec (outre la beauté sidérante de Dominique Sanda) l’interprétation assurément marquante, dans le rendu de l’infinie complexité, de Jean-Louis Trintignant… _, le visage obscur, sordide, tenace _ oui ! _ comme une maladie virale du Genius loci italien _ nous voilà loin, bien loin, au plus loin, même, des clichés touristiques, autant qu’idéologiques ! courant nos rues… Merci, Elisabetta !

Revirements et métamorphoses

René de Ceccatty ne s’est pas découragé _ il a lui aussi, me semble-t-il bien, un tropisme romain _ devant ce mélange si particulier de mélancolie et de vitalité : il l’a défié _ en s’y confrontant en son livre même. Il n’a pratiqué aucun de ces raccourcis _ vulgarisateurs (à commencer par journalistiques) _, aucune de ces interprétations qui, a posteriori, expliqueraient tout _ par généralisations grossières ; par clichés ! _ de cette contradiction incarnée _ Elisabetta, romaine, et telle que je la connais un peu, pourrait probablement en témoigner un peu, elle-même _ que fut Alberto Moravia. Il n’a _ certes pas _ occulté aucune de ses parts d’ombre : sa froideur _ le mot secoue ! et pas que peu… _ devant l’assassinat de ses cousins Carlo et Nello Rosselli, abattus par des sicaires fascistes en 1937 en France où ils s’étaient réfugiés _ cela ayant bien des rapports avec le récit, je m’en souviens assez bien, du « Conformiste« , en 1951, donc… _ ; son antifascisme passif (l’expression serait de Mussolini lui-même _ tiens, tiens ! en quelles circonstances ? ce serait à creuser : merci, Elisabetta… _) qui le poussera _ lui, si physiologiquement antitotalitariste _ à chercher protection auprès de notables du régime ou directement chez le Duce _ ah bon !?.. Il n’a pas non plus cherché à rationaliser _ a posteriori ; cf ce concept chez Vilfredo Pareto, en son « Traité de Sociologie générale«  : « Les hommes ont une tendance très prononcée à donner un vernis logique à leurs actions », au § 154, pour être précis : un « vernis«  enjolificateur_ ses revirements, ses spectaculaires métamorphoses _ voilà _, comme son engagement tardif _ jusqu’aux sièges du Parlement européen _ après que Moravia eut toute sa vie contesté l’idée même de littérature engagée _ voilà ! _ et sans cesse fait profession _ littéraire, artistique : non idéologique ! devant la « critique« , et les medias… ; peut-être auprès de Jean-Paul  Sartre, même, qui aimait tant, lui-même, venir et séjourner longuement, régulièrement, année après année, à Rome (avec Simone de Beauvoir : ils réservaient la même suite d’hôtel ; ainsi que Claude Lanzmann, par exemple, le raconte en son « Lièvre de Patagonie« …) : Sartre et Moravia ont pu se rencontrer, voire dû se fréquenter à Rome, dans ses beaux cafés de la Piazza del Popolo, par exemple ; du moins j’ose le supposer : je n’ai pas lu encore cette biographie « « ALBERTO MORAVIA« «  de René de Ceccaty… _ d’antimilitantisme.

Non, ce que nous communique avant tout le biographe, c’est, qu’il s’agisse d’amour, d’écriture, de voyage ou de politique, à quel point Moravia aura été une grande figure _ libératoire ! _, non seulement de la littérature, mais de l’histoire du XXe siècle italien _ ce n’est donc pas rien, chère Elisabetta ! De tentatives résolues et renouvelées de « désenfermement«  de la décidément trop « conformiste«  étouffante Italie…

Moravia ne se voulait pas italien _ ah ! du moins foncièrement et d’abord ; plutôt fondamentalement un artiste ! en sa singularité non socio-historique ! ou non sociologique, si l’on préfère… _ mais, hasard du destin, il aura été _ intimement, en quelque sorte, tant comme homme que comme auteur, comme artiste _ impliqué _ comme René de Ceccatty le montre bien, en accordant beaucoup d’attention au contexte historique et à ses acteurs _ dans tous les événements, souvent dramatiques (ou tragiques), qui ont accompagné la naissance de la modernité italienne _ c’est important ! Son écriture en est comme le sismographe raisonné _ bien bel hommage à l’écrivain ; et aussi, par là, au biographe qui sait si bien le révéler ! Moravia avait _ à ses propres yeux _ deux missions : sauver la culture, et d’abord la littérature, unique objet de sa foi _ voilà ! Et, plus encore, sauver l’Italie, la sauver d’elle-même et des Italiens _ et ici, c’est l’accent (et la teneur) même de la voix, douce et discrète, mais claire, ferme et nette, de mon amie Elisabetta que je perçois très audiblement, sans jamais aller jusqu’à l’éclat… _, c’est-à-dire du conformisme _ et de son enfermement, comme dedans une boîte au couvercle de plomb ! un concept par conséquent crucial, que ce « conformisme« , en tout son œuvre ! pas seulement pour le seul roman de ce titre de 1951 ! _ qui mêle en un cercle infernal l’hypocrisie et la Mafia _ voilà ! d’où Emberlificoni : cf mon article du 12 décembre 2009 : « L’incisivité du dire de Martin Rueff : Michel Deguy, Pier-Paolo Pasolini, Emberlificoni et le Jean-Jacques Rousseau de “Julie ou la Nouvelle Héloïse”« , en hommage à Martin Rueff (qui partage son temps entre Paris et Bologne)…

Dans cette vaste entreprise biographique _ qui est loin de n’être qu’une histoire intellectuelle _ on l’entend bien _ de Moravia _, j’ai apprécié _ en témoin (et amie) privilégiée, à Rome même : le compliment, alors, n’est pas mince !!! _ beaucoup de choses : la richesse de la documentation, la lumière projetée sur des personnages ou des relations peu connus de sa vie, l’analyse de textes majeurs ou mineurs. Mais ce que j’ai surtout aimé, c’est le ton _ voilà _ du biographe qui ne cède ni à l’emphase de l’admiration ni à la froideur critique _ qui donne à « vraiment » approcher et peut-être connaître, donc… C’est le ton de quelqu’un qui s’interroge _ c’est ainsi que l’on avance en sa compréhension : cf Gaston Bachelard ; ou Karl Popper… _, toujours avec respect _ à distance adéquate _, sur ce qu’il découvre _ strate après strate _ dans ses fouilles _ patiemment. Le ton de la discrétion _ celui, aussi, d’Elisabetta elle-même ; et avec quelle élégance ! _ qui fut, malgré sa vie excessive _ c’est-à-dire passionnée (et non sans les tourments de contradictions sans résolutions tranchées définitives) _, l’une des plus séduisantes qualités de Moravia.


« ALBERTO MORAVIA«  de René de Ceccatty. Flammarion, « Grandes biographies« , 678 p., 25 €.…(1) René de Ceccatty collabore régulièrement au « Monde des livres« .

Elisabetta Rasy

Article paru dans l’édition du 19.02.10…

Un article très éclairant ; et pas que sur Alberto Moravia…

Sur l’Italie endémique, si j’ose le dire ainsi…

En attendant que je termine ma lecture de « L’Obscure ennemie » ;

j’en suis à la page 65 : le livre en comporte 130…


Titus Curiosus, ce 19 février 2010

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