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« 1938, nuits », ou dans la peau de Siegfried-Fred Katzmann (1912 – 1998) : le très véridique dialogue poursuivi à l’infini d’Hélène Cixous avec ses proches, qu’ils soient défunts, lointains, et même réticents jusqu’au mutisme

04fév

Le nouvel opus d’Hélène Cixous, 1938, nuits

_ qui vient de paraître aux Éditions Galilée le 24 janvier dernier,

et dont je suis, ce lundi 4 février, à la troisième lecture : y découvrant chaque fois de nouveaux trésors (et parfois carrément décisifs ! mais oui !!) d’abord non relevés-remarqués,

tant l’écriture toujours inventive, tout à la fois légère et sans jamais de lourdeurs, mais dense en sa merveilleuse cursivité (conversationnelle),

est riche de mille infra-détails archi-fins (et jamais gratuits !)

laissés inaperçus du lecteur le plus attentionné, toujours un peu trop pressé en courant la si riche, même si légère et aérée, phrase ; 

comme il arrive à notre lecture des merveilleux, tout à la fois infiniment légers et incroyablement denses, eux aussi, avec leurs prodigieux ajouts de détails les plus fins, Essais de Montaigne :

on n’a jamais fini d’en découvrir, à chaque lecture-relecture, d’infiniment riches aperçus (constructifs, et non abyssaux à s’y perdre-noyer ! : toujours ouverts et enrichissants pour notre intelligence du réel abordé ; et notre propre permanente conversation-réflexion de lecteur avec un tel texte-trésor…) qui, généreusement offerts, s’ouvrent aussi à la méditation… ;

et je pourrai citer aussi, pour pareille aventure de richesse infiniment renouvelée de lecture, et l’écriture de Proust, et l’écriture de Shakespeare… _,

est un chef d’œuvre

_ ramassé en 146 pages et quatre chapitres, dont deux brefs (de 9 et 8 pages) :

le premier, introductif, aux pages 9 à 17 : « Un petit livre dort dans la nuit« ,

et le quatrième, conclusif, aux pages 139 à 146 : « Je voudrais parler d’espoir » ;

le second et le troisième, plus copieux (de 52 et 64 pages) parce que comportant l’essentiel de la recherche-enquête-méditation-conversation à laquelle se livre ce 1938, nuits,

aux pages 19 à 71 : « Il y a quelque chose dans l’air« , sur la Nuit de Cristal du 9 au 10 novembre 1938 telle qu’elle fut vécue à Osnabrück par le jeune (il avait 26 ans) Siegfried Katzmann ;

et aux pages 73 à 137 : »Ici, Buchenwald« , pour le troisième, sur le séjour de Siegfried Katzmann à Buchenwald, du 12 novembre (page 129 : « c’est le 12 novembre« ) au 13 décembre 1938 (même si le Bericht reste muet sur la date de cette sortie de Siegfried du KZ) ;

et comportant, ces deux chapitres-là, des sous-parties titrées

(« Etwas« , « Nun« , « Curriculum vitæ«  et « La mort perdue de Benjamin« , pour le chapitre 2 « Il y a quelque chose dans l’air«  ;

puis, « Un Siegfried« , « Choix de Juifs« , « Le chêne de Gœthe« , « Dans l’intérieur de Fred«  et « En route !« , pour le chapitre 3 « Ici, Buchenwald« ) ;

il me faut aussi remarquer, au passage, que semblent (mais je peux bien sûr me tromper) demeurer ignorés de l’auteure, ici, c’est-à-dire à ce moment de l’été 2018 de son écriture (à moins qu’elle-même n’ait choisi de nous laisser en l’obscurité d’un tel savoir de sa part), les moyens et péripéties de sortie de Buchenwald de Siegfried Katzmann, le 13 décembre 1938 (cf cette Kurzbiographie für Frederick S. (Siegfried) Katzmann),

ainsi que le détail (non narré par Fred en son Bericht) de ce qui a très factuellement permis son départ vers les États-Unis en avril 1939, à bord du vaisseau « Nieuw Amsterdam« , si ce n’est le fait, mais pas tout à fait suffisant, cependant, d’avoir fait une demande préalable d’un Visum, auprès de l’ambassade des États-Unis, à Paris, probablement  (les mémoires sont, et demeurent, flottantes…) en 1937 :

le récit du Bericht s’interrompant en effet juste avant cette sienne inespérée sortie de l’Enfer de Buchenwald… ;

il faut aussi bien marquer

que ce que narre ici l’auteure,

est sa propre lecture, absolument fascinée et vibrante, du récit (Rapport, Bericht) que Siegfried Katzmann,

devenu (ou métamorphosé en) Fred Katzmann (à son arrivée aux États-Unis, à New-York, à Ellis Island, pour commencer), en avril 1939, puis désormais installé comme médecin orthopédiste pour enfants au fin fond du Midwest, à Des Moines, Iowa),

a narré, l’espace d’une semaine comme hallucinée, au mois de mars 1941, en son Bericht… ;

et qu’il n’a, semble-t-il, pas jugé utile, ce Fred Katzmann de 1986, d’assortir ni d’un appoint, ni de quelque commentaire un peu surplombant, en quelque postlude final, lors de son envoi (« Par chance, en 1986, Fred exhume son Bericht, il l’envoie à « Ève-le-rêve-de-des-vieux-jours »… « , page 66) de ce Bericht (de 1941 ; « un truc qui dort dans un tiroir depuis quarante-quatre ans« , page 77) à Ève, tel quel donc (brut !), en 1985 ou 86, à sa vieille amie d’Osnabrück, Ève Klein, devenue Cixous, à Paris, de ce Bericht, donc (ainsi demeuré brut et compact) de 1941, tapé à la machine, et sans guère d’espace (« Tu as déjà vu tellement de mots sur une seule page ? Bon, pour le papier, oui. Pour moi, ça manque d’air« , pouvait ainsi dire, de sa manière inégalable (à notre tour, nous l’entendons prononcer cette vive, alerte et lucidissime parole !), Ève à sa fille Hélène, en ce début de mois de juillet 2018, page 15 ;

« Vers 2 heures de la nuit de juillet (2018), maman m’appelle d’en haut _ forcément ! Elle (décédée le 1er juillet 2013), de sa voix (bien audible !), me prévient qu’elle me jette par la fenêtre en urgence un paquet précieux. (…) On dirait un livre. Je le ramasse. Quel poids ! Pas de doute c’est de l’or. Je remonte avec ce trésor _ voilà ! qui, telle quelque belle-au-bois-dormant de pauvre papier, sommeillait depuis toutes ces années : 1938, 1941, 1985, 1986, 2018… ; et que la lecture incisive d’Hélène, puis, à notre tour, la nôtre, plus ou moins ensommeillée, d’abord, et curieuse et attentive, réveille et vient rendre prodigieusement vie ! _ vêtu de papier blanc« … : ainsi débute 1938, nuits, en ouverture de son premier chapitre (« Un petit livre dort dans la nuit« ), à la page 9 :

et par là nous mesurons combien ce nouvel opus-ci d’Hélène Cixous continue, et c’est fondamental !, de poursuivre _ voilà ! _, sa merveilleuse conversation, devenue d’outre-tombe depuis cinq ans, avec sa mère, bien que celle-ci soit décédée le 1er juillet 2013 (« C’est le cinquième 1er juillet, depuis que ma mère est partie sac au dos faire le tour de l’autre monde, je ne sais jamais d’où elle va m’appeler _ voilà ! de temps en temps, Ève vient appeler Hélène ! _ la prochaine fois« , toujours page 9 ;

et Hélène, la narratrice principale de ce récit (à très riches tiroirs, bien plutôt qu’en abyme : il n’a rien d’abyssal ! puisque, au lieu de nous y enfoncer et nous y perdre, nous ne cessons, avec l’auteure, de jubilatoirement nous élever ! Et il progresse toujours un peu, ce récit, investigation de micro-détail après investigation de micro-détail (et à nous, lecteurs, d’apprendre à les relier, ces micro-détails, en le puzzle, toujours un peu ouvert, qu’ils composent !) dans sa quête de la vérité à débusquer !) poursuit, page 10 : « Elle _ Ève _ m’a confié la garde _ voilà ! _ de son appartement parisien, où tout séjourne _ en parfaite quiétude _ dans l’ambre _ préservatrice _, ses présences _ le mot est bien sûr capital ! _, parmi lesquelles _ aussi, forcément _ son absence _ certes _, ses archives _ cela aussi est capital : et c’est bien un « trésor«  ! qui nous a été très délicatement légué (par Ève), et est donné à partager (par Hélène, sa fille, en sa propre écriture, à son tour) sans aucun doute… _, ses aventures, ses vies et opinions. J’en ai pour des dizaines d’années de fouilles _ comme Schliemann à Troie. En vérité à la fin, je n’aurai _ toujours _ pas fini » _ puisque la richesse, infinie, de ce fond conservé, est en effet inépuisable) ;

mais que sa chère mère soit décédée (cf Homère est morte), n’a presque guère d’importance aujourd’hui pour Hélène, puisque leur richissime conversation-dialogue _ et c’est bien là le principal ! _se poursuit presque plus que jamais, du moins « tant qu’il y aura de l’encre et du papier en ce monde«  (Montaigne disait plus précisément : « Qui ne voit que j’ay pris une route _ d’écriture-conversation _ par laquelle, sans cesse et sans travail, j’iray _ très décidément et avec jubilatoire (et contagieuse) alacrité ! _ autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ?  Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas ; je le tiens par mes fantasies« , ou imageance jouissive, au début de son essai De la Vanité (III, 9), afin de la saisir et noter, cette fugace, mais si précieuse, vie…

et aussi tant qu’Hélène dispose de sa sérénissime montanienne Tour d’écriture, l’été, à Arcachon :

la double conversation-dialogue entre Ève et Hélène se poursuit donc, opus après opus, pour notre plus grand bonheur renouvelé et augmenté de lecture ! _

le nouvel opus d’Hélène Cixous, 1938, nuits,

est un chef d’œuvre absolu,

un miracle de réussite

en ce niveau de perfection

et du récit _ haletant et sidérant _ des faits vécus rapportés,

et de la méditation _ profonde _,

et de l’écriture _ incroyablement vivante, juste

et merveilleusement poétique, en sa fastueuse imageance,

jusque dans le rendu-analysé au ras des émotions rapportées et commentées du subi-vécu, ici, de l’horreur,

de ses surprises, et essais, au fur et à mesure, de parade,

ou toujours bien fragile et misérable tentative incertaine et mortellement dangereuse d’accommodation

de « l’Aktionné »


Cette fois-ci, et à nouveau pour cet opus-ci,

le Prière d’insérer

que prend soin de nous proposer, en ouverture détachée, sur feuille volante, du livre

_ ici en deux pages et sept lignes _

l’auteure,

est une clé simplissime magnifique :

« C’est le quatrième livre

_ après Osnabrück, en 1999, Gare d’Osnabrück à Jerusalem, en 2016, et peut-être (?) Correspondance avec le mur, en 2017 _

qui me ramène à Osnabrück

_ mais aussi Dresde, où vécut aussi Omi, ne serait-ce qu’en 1934,

et même en 1938 : demeure ici une certaine ambiguïté laissée par l’auteure… _,

la ville de ma famille maternelle _ les Jonas.

Je cherche

_ voilà ! tous les livres d’Hélène constituent une recherche infinie de vérité (des malheurs advenus ; et pas mal tus) ;

celle-ci, la vérité, ayant été cachée, volée, ou carrément massacrée.

Je cherche à comprendre

_ et voilà bien le terme capital ! l’alpha et l’oméga de tout l’œuvre d’Hélène Cixous ! _

pourquoi Omi ma grand-mère

_ Rosie Klein, née Rosalie Jonas, à Osnabrück, le 23 avril 1882 (et décédée à Paris le 2 août 1977) _

s’y trouvait encore _ à Osnabrück,

ou bien plutôt à Dresde ? N’est-ce pas le consul de France à Dresde qui, au lendemain de la Nuit de Cristal, prie Rosie de quitter au plus vite l’Allemagne, grâce à son passeport français (« Madame, vous devriez partir« , page 104), puisque Rosie Klein fut aussi strasbourgeoise, auprès de son mari Michaël Klein (décédé en 1916, pour l’Allemagne, sur le front russe), jusqu’en 1919, où elle rejoignit sa famille Jonas, à Osnabrück… Et ses filles Ève et Erika Klein sont en effet toutes les deux nées à Strasbourg, en 1910 et 1912.. _

en novembre 1938

_ lors de la Kristallnacht du 8 au 9 novembre.

 

Ainsi que _ quelques uns de _ ses frères et sœurs _ Jonas : elle en eut huit.

Deux de ses frères (dont l’« Oncle André », Andreas Jonas, décédé à Theresienstadt le 6 septembre 1942) et deux de ses sœurs (et je n’ai pas encore réussi à déchiffrer desquels et desquelles d’entre eux, ses frères, et d’entre elles, ses sœurs, il s’agissait), en plus de certains cousins et cousines, sont décédés l’année 1942, à Theresienstadt et Auschwitz (et peut-être Sobibor aussi), nous est-il révélé, sans davantage de précisions, aux pages 63-64 de 1938, nuits

Cela faisait pourtant des années que les Monstres _ criminels _ occupaient le ciel allemand

et proféraient _ on ne peut plus clairement  : depuis la publication vociférante (le 18 juillet 1925) de Mein Kampf !!! ; et, bien sûr, l’arrivée de Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933 _ des menaces de mort à l’égard des Juifs,

mais Omi continuait _ obstinément _ de penser qu’elle était allemande

même après avoir été déclarée nonaryenne,

même quand la langue allemande _ cf de Victor Klemperer le très éclairant LTI, la langue du IIIe Reich _ carnets d’un philologue _ a formé de nouveaux abcès antijuifs tous les mois.


Certes son mari

_ Michaël Klein (Trnava, 24 septembre 1881 – Beranovitch, 27 juillet 1916 : Trnava, en l’actuelle Slovaquie ; Beranovitch, en l’actuelle Biélorussie-Belarus) _

était bien mort pour l’Allemagne _ sur le front russe _ en 1916

mais quand même« .

« Comme je n’arrive _ décidément _ pas à rentrer _ directement _ à l’intérieur _ voilà _ de ma grand-mère

_ afin de vraiment enfin la comprendre, ainsi que son parcours, avant de parvenir, peut-être fin novembre 1938, chez sa fille Ève et son gendre Georges Cixous, à Oran, sur l’autre rive de la Méditerranée (Rosie n’a jamais su nager !) _

je me décide _ et voilà le détour qu’opère cet opus-ci _ à entrer dans la Nuit Décisive

_ celle (ou plutôt celles, au pluriel) de la Kristallnacht, du 9 au 10 novembre 1938 (au nombre de « 280 ? Ou 1400 ?«  incendies de synagogues, page 99) ; ainsi que de celles, terribles nuits, qui vont suivre, en particulier, et d’abord, à Buchenwald, toujours cette fin d’automne 1938… ; mais il s’agit ici, en l’occurrence, de la Kristallnacht d’Osnabrück, avec l’incendie de la Synagogue de la Rolandstrasse, et de ce qui s’en est suivi aussitôt pour bien des Juifs de la ville _

par l’intérieur _ grâce à un Rapport (Bericht), rédigé en allemand, à Des Moines, en mars 1941 (page 62), par Fred Katzmann, et adressé, quarante-quatre ou cinq ans plus tard, en 1985 ou 86, à son amie de jeunesse, à Osnabrück, Ève Klein, devenue en 1936 à Oran Ève Cixous (Ève et Georges Cixous s’étaient rencontrés à Paris en 1935), la mère d’Hélène :

Siegfried, devenu Fred aux États-Unis, Fred, citoyen de Des Moines, Iowa, (et électeur démocrate), donc, et Ève s’étaient en effet retrouvés le 20 avril 1985 à Osnabrück, à l’invitation de deux historiens de l’histoire des Juifs de la ville, Peter Junk et Martina Sellmayer, pour une journée-rencontre d’hommage aux Juifs d’Osnabrück (page 93), et étaient devenus bons amis (« Fred était le dernier ami de ma mère« , page 26) ;

mais Ève, fondamentalement pragmatique et tournée exclusivement vers le présent et l’avenir, n’avait pas du tout jugé utile (« Ça ne sert à rien, elle est contre le couteau dans la plaie« , page 79) de lire ce Rapport (Bericht) que lui avait adressé le vieux Fred en 1986 (« Ma mère laisse traîner le rapport de Fred, c’est-à-dire de Siegfried, sur une étagère depuis l’année 1986, elle ne le lit pas « , page 79) ;

elle l’avait seulement plus ou moins négligeamment déposé « sur l’étagère du couloir » (page 11) de son appartement ; probablement à destination, quelque jour à venir (ou pas), de la curiosité (infinie et sans relâche, elle ne l’ignorait bien sûr pas !) d’Hélène… ;

et page 14, en un dialogue imaginaire post-mortem (rédigé cet été 2018), Hélène prête visionnairement ces mots (ou cette pensée) à sa mère :

« Et elle :

_ J’avais préparé ça _ voilà ! Ève est magnifiquement prévenante ! _ pour toi. C’est la déposition de Fred. Pleine à craquer » (page 14) _

je me décide à entrer dans la Nuit Décisive par l’intérieur

de Siegfried K., un ami _ sans plus de précision, ici, pour ce Prière d’insérer _ de ma mère

_ Ève Klein (Strasbourg, 14 octobre 1910 – Paris, 1er juillet 2013) ; et Siegfried Katzmann (né à Burgsteinfurt, le 15 août 1912 et décédé à Des Moines (Iowa), le 18 septembre 1998 ; mais Siegfried est installé avec sa famille à Osnabrück dès le mois de décembre 1912). Deux plus ou moins amis de jeunesse ; avant qu’Ève ne quitte Osnabrück et l’Allemagne dès 1929 : Ève allait alors avoir 19 ans, et Siegfried, 17.

Il _ Siegfried Katzmann _ a _ en novembre 1938 _ 25 ans _ ou plutôt 26 : il est né le 15 août 1912 _, il vient d’arracher _ en dépit des mille obstacles des lois anti-juives nazies _ son doctorat de médecine _ à l’université de Bâle, en Suisse _,

la Grande Synagogue _ d’Osnabrück, située « à l’angle de la Rolandstrasse«  (page 21) _ lui brûle devant la figure,

le voilà _ immédiatement après (« sofort » :

« Blitz, dringend, sofort, Foudre, Urgentissime, Immédiatement, c’est la formule de la galvanisation. (…) Il y a une force secrète dans le style de ce message _ de commandement de la SS, en l’occurrence de Reinhardt Heydrich SS Gruppenführer _, dans le rythme, peut-être dans la récurrence du mot Sofort, qui exerce une pression _ sur les récepteurs SS aux ordres, de par le Reich tout entier _ sur une certaine zone _ du cerveau… _, tout de suite, accélère les réflexes _ voilà _, économise _ bel euphémisme ! _ la pensée, imprime, déclenche _ par stimulus – réaction ! _, dit mon fils _ Hélène converse avec et sa fille et son fils tout au long du récit de ce 1938, nuits _, le télégramme part-arrive, toutes les synagogues partent en crépitant et hurlant dans les flammes exactement au même instant _ par tout le Reich : voilà. Comme prévu par le télégramme, les Juifs sortent, pas tous, et tous encore ou déjà en pyjamas. (…) Par chance _ bel euphémisme pour celui qui va se faire aussitôt capturer ! _ Siegfried _ lui _ a son grand manteau d’hiver, la nuit _ de novembre _ est glaciale, le feu de la Synagogue réchauffe _ certes _ son visage, il profite _ très momentanément _ de la chaleur de la Synagogue, ça il l’aura oublié« , lit-on dans le récit que fait Hélène de sa lecture du Bericht, jusqu’à avoir « l’esprit hypnotisé«  (page 129), de ce saisissant Bericht de Fred-Siegfried Katzmann, qu’Ève n’avait, elle, surtout pas voulu ouvrir-regarder-lire, elle s’en était bien gardé !, pages 116-117) _

naufragé _ tel Robinson Crusoë, en totale déréliction dans la sauvage solitude de son île déserte (cf aux pages 86 et 127) _ à Buchenwald, pour l’inauguration _ quel humour ! du KZ _ par les _ tous _ Premiers Déportés.

Je le suis _ voilà ; du verbe « suivre« , plutôt ;

même si Hélène, en lisant et écrivant, se met aussi « dans sa peau«  :

« dans l’intérieur de Fred«  est même le titre du sous-chapitre de onze pages qui débute page 109…

Il ne sait pas _ immédiatement : la conscience comporte toujours un tant soit peu (au mieux minimalement, mais ce peut être plus durable) de retard, d’accommodation progressive à ce qui lui arrive, surtout de surprenant, inattendu, imprévu, voire imprévisible, et qui plus, et surtout, est formidablement mortellement violent !.. _ ce qui _ si brutalement et dans un tel déchaînement barbare de violences _ lui arrive.

C’est nouveau, ça vient d’ouvrir

_ c’est un totalement bouleversant Événement ;

cf la belle réflexion de l’auteure sur ce mot-concept d’Événement : un mot-concept spécifiquement français, remarque et insiste Hélène à la page 24 : « Une autre difficulté pour l’auteur : le mot Événement. On ne peut pas plus s’en passer que du mot Dieu. Il advient partout, imprévisible, ouragant (sic : un participe présent verbal), déchaînant des éléments encore inconnus, émissaire de la fin du monde.

_ Sans ce mot, on ne pourrait rien dire, dis-je _ commente Hélène.

_ C’est le mot qui nomme sans nommer, dit ma fille _ Hélène a en effet pour interlocuteurs présents (et intervenant très finement dans sa méditation-recherche-écriture), et sa fille, et son fils ; et leurs commentaires (jamais conflictuels) sont superbement riches de finesse. Car Hélène ne cesse de converser-dialoguer aussi avec quelques présents proches, pas seulement des absents et des défunts, telle sa mère, l’éruptivement hyper-ironique Ève. Et c’est là un échange en permanence éminemment vivant et fécond qui transparaît sur la page. Et on comprend par là qu’Hélène tienne à ne recevoir quiconque d’autre qu’eux, ses enfants, dans sa Tour d’écriture (à la Montaigne) d’Arcachon-Les Abatilles, ses deux mois d’été consacrés d’une manière absolue, sinon sacrée, à son œuvre sacrale d’écriture…

_ C’est le mot-Dieu en français, dis-je. C’est _ même, carrément : quelle formidable et essentielle confidence ! _ pour ce mot que j’écris en français _ langue ainsi fondamentalement ouverte, selon Hélène, au surgissement du non encore conçu, mais par là et ainsi concevable. Hélène a enseigné l’anglais (et en anglais), parle parfaitement allemand, et bien d’autres langues encore, dont l’espagnol.

Dans mes autres langues, en anglais, il n’y a pas d’Événement, en allemand non plus«  _ d’où la terrible difficulté de commencer, en ces autres langues, à se représenter-figurer la simple éventualité, déjà, de la possible, mais si difficilement croyable (et, par là, qui soit, tant soit peu, un minimum efficacement prévisible) survenue-irruption-disruption de tels Événements monstrueux, à ce degré d’inhumanité-là…

Ce n’est pas terminé _ avec cette hyper-violente Kristallnacht.

Bien au contraire ! ces 9 et 10 novembre 1938 à Osnabrück (et dans tout le Reich hitlérien) ; ça se déchaîne, et ça va s’amplifier ; il va s’agir ici de l’ouverture aux premiers déportés du KZ de Buchenwald (dont les travaux de terrassement avaient commencé, avaient dit les journaux, en « juillet 1937  » : page 94), qui y entrent le 12 novembre 1938 (« c’est le 12 novembre, il fait un jour nocturne, glacial (…), un des effets de l’arrivée-entrée dans le KZ Buchenwald _ note alors Hélène, page 129, de ce qu’elle lit-découvre dans le Bericht de Siegfried-Fred _ est l’ablation du monde où j’habitais _ disait Siegfried 1938 – Fred 1941 _ encore la semaine dernière _ chez lui, à Osnabrück. C’est ce qui arrivait _ commente Hélène _ aux voyageurs qui parvenaient à l’Ètranger absolu, pure hypothèse, car nul n’est jamais revenu from this unknown country pour en raconter la réalité autre. Et déjà on a renoncé à tout ce qui était connu. Me voici donc _ tel l’Ulysse d’Homère, l’Énée de Virgile, ou le Dante de sa propre Divine Comédie… _ comme chez-les-morts _ voilà !!! _, ceux qui ne pourront jamais rien dire » _ et dont il faut donc relayer la parole empêchée et interdite, massacrée, page 129). Mais l’entreprise nazie de persécution va très bientôt se muter en systématique extermination des Juifs _ cf les deux tomes de ce considérable monument qu’est L’Allemagne nazie et Les Juifs, de Saul Friedländer : Les Années de persécution (1933-1939) et Les Années d’extermination (1939-1945)...

Buchenwald est _ en effet ; et cf ici l’admirable Le Chercheur de traces, d’Imre Kertész : à Weimar, Buchenwald et Zeitz, après un bref passage sien à Auschwitz…  : attention ! chef d’œuvre ! Si vous ne le connaissez pas, à découvrir toutes affaires cessantes ! _ à côté de Weimar.

Weimar, c’était Gœthe.

Siegfried est un modeste Robinson aktionné en 1938 _ à Buchenwald, tout à côté ; en novembre et décembre 1938 : du 12 novembre (son entrée) au 13 décembre (sa sortie), pour être très précis.

Avant _ cette lecture hallucinée du Bericht de Siegfried-Fred _ je ne savais pas _ de l’intérieur : c’est là dire le formidable pouvoir d’une écriture… _ ce que c’était, un juif aktionné _ confie ici Hélène.

Suivons _ voilà en effet le fil-conducteur de ce livre-ci ! le but final étant rien moins que de parvenir enfin à l’intelligence « de l’intérieur«  d’Omi en ces années (1933-38) de nazisme, où Omi demeura dans le Reich… _

Siegfried _ en le récit-Rapport (Bericht), de celui qui vient de devenir Fred Katzmann, à Des Moines, Iowa, en mars 1941 _

dans la fameuse Nuit Nazie aux mille incendies _ du 9 au 10 novembre 1938 _,

prologue _ seulement ! Pire, bien pire encore, allant, en suivant, monstrueusement, bientôt advenir et se déchaîner !… cf à nouveau les deux tomes du chef d’œuvre extraordinaire et magnifique (par la qualité d’une puissance prodigieuse des témoignages recueillis) de Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs : Les Années de persécution (1933-1939), et Les Années d’extermination (1939-1945)… Á lire aussi, toutes affaires cessantes ! _

au temps de l’Anéantissement _ la Shoah ; mais Hélène ne prononce pas ce mot, alors anachronique ; tout particulièrement aux États-Unis, et dans l’Iowa de Fred, à Des Moines, en 1985-86.

J’aimerais tant pouvoir _ maintenant, mais c’est trop tard ; le Dr Fred Katzmann, orthopédiste pour enfants, est décédé le 18 septembre 1998, à Des Moines _ lui demander _ et que Fred puisse très effectivement et précisément y répondre _ pourquoi, comment _ en son détail de circonstances _, il est encore là »  _ ayant réussi à survivre à tout cela ; et d’abord à sortir de Buchenwald, le 13 décembre 1938 (Hélène n’en dit rien : le savait-elle seulement alors ? Peut-être pas…) ; Fred Katzmann n’en avait probablement pas laissé un témoignage, du moins aisément accessible jusqu’alors… Pas même en accompagnement de l’envoi, tel quel, de ce Bericht de 1941 à Ève, en 1986. Cependant, Ève et Fred (« le dernier ami de ma mère« , page 26 ; « Pour Ève, Fred servait surtout à voyager. Istanbul. Buenos Aires. Majorque. Sans aucun rapport avec la racine. On ne pouvait imaginer plus extraordinairement dissymétrique« , page 88) se rencontrèrent plusieurs autres fois, outre leurs voyages d’agrément (c’est-à-dire de tourisme de retraités) de par le vaste monde : sinon, peut-être, à Des Moines, Iowa, tout du moins à New-York, ainsi qu’en témoignent la fille et le fils d’Hélène, page 86 :

« _ Je me souviens de lui quand il est venu à Ithaca New-York avec Éve, dit ma fille, en 1988, il avait 76 ans, ils étaient chez moi _ voilà _,

je me souviens d’un déjeuner rue de Trévie (à New-York ? cette mention sonne bizarre…), il s’est fait voler son portefeuille ce jour-là, il avait accroché sa veste au portemanteau du restaurant,

avec son jabot, un petit homme gallinacé _ sic _, vif dans la conversation. 

_ C’est pas un Apollon, dit Éve.

_ C’était le deuxième ultramoche parmi les prétendants _ d’Ève _, dit mon fils _ qui connaît de lui au moins une photo… _, mais le contraire du premier ultramoche que je haïssais, je le trouvais sympathique, l’œil vif, le pas petit saccadé comme d’une poule _ la métaphore est donc filée. D’une marionnette«  _ c’est donc que le fils d’Hélène a pu voir et observer marcher ainsi Fred Katzmann ; et il partage l’appréciation de sa sœur : lui aussi entrant dans le registre du « gallinacé« , avec son « le petit pas saccadé comme d’une poule« … Page 14, Ève, quant à elle disait : « on le reconnaît à coup sûr à son petit format cagneux, voix sonore, petit homme« 

Hélène concluant, en forme de commentaire de cet échange avec ses enfants à propos de Fred, page 87 :

« Franchement, je ne le connaissais pas _ de l’intérieur, avant la lecture de ce Bericht Pour moi, il n’a jamais été Fred. Je l’appelais M. Katzmann _ lors de ce qu’ont pu être leurs rencontres effectives, ou pas ; ou du moins leurs échanges à distance : de courriers, voire téléphoniques…

Je ne savais rien de lui.

Ève ne m’a jamais rien dit _ voilà ! _ de son histoire« 

_ et voilà pourquoi Hélène a ignoré les circonstances précises de la sortie du KZ de Buchenwald de Siegfried, et les péripéties de ce qui a suivi ce séjour d’un mois (12 novembre – 13 décembre) au KZ de Buchenwald dans la vie de Siegfried Katzmann ;

à commencer par sa sortie du camp, le 13 décembre 1938 (selon sa Kurzbiographie),

puis son départ in extremis d’Allemagne, au mois d’avril 1939,

et son embarquement sur le navire « Nieuw Amsterdam« , et son débarquement à New-York et Ellis Island .

Á suivre : ceci est un prologue…

Ce lundi 4 février 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (IV)

08juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté jeudi 5 juillet dernier,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah ),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le quatrième volet :

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le vendredi 21 août 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages”.

Et maintenant,

passés les trois « volets » de mon « introduction«  au « Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann _ tels un seuil « obligé«  vers quelque « saint des saints«  _,

voici la « clé« , à mes yeux, de cet immense « Lièvre de Patagonie » !.. :

le « débusquage » _ le mot « débusquer » revient plusieurs fois dans le livre ! _ par Claude Lanzmann,

en son effort de « rétrospection« , en ce livre-ci, du tissage complexe et riche

d’abord _ comme de règle pour tout un chacun « se cherchant« , touffu et « opaque« ; et, a fortiori, pour « un homme des mûrissements longs« , page 249… _

de sa vie et de son œuvre _ au tout premier chef duquel se situe l’aventure, quasi hors-temps, même si ce fut douze ans durant, du film « Shoah » :

cf l’expression, si parlante, de la page 545 : « Le temps un jour, et dans des circonstances dont je ne saurai rien _ de parfaitement clair… _ a pour moi _ devenant alors ainsi véritablement « auteur«  _ interrompu son cours. Cette suspension du temps a été d’une rigueur implacable pendant les douze années de la réalisation _ assez rarement pareil mot est d’emploi aussi juste qu’ici ! _ de « Shoah«  _ cette « réalisation » étant aussi rien moins, proprement, qu’une « incarnation » !.. Ou, dit autrement, le temps n’a jamais _ alors _ cessé de ne pas passer _ du moins pour le « génie » au « travail de l’œuvre » (et « travail de la vérité« , cette expression-ci se trouvant page 504) qui investissait totalement l’artiste créateur… Claude Lanzmann précisant : « Comment pourrait-on, s’il s’écoulait _ ce temps, comme à l’habitude des opérations non créatrices, mécaniques _, travailler douze ans à produire une œuvre ? Cette formulation, « le temps n’a jamais cessé de ne pas passer », indique à la fois l’écoulement inexorable de ce qu’Emmanuel Kant appelait _ en sa « Critique de la raison pure« _ « le sens interne » ; et son interruption _ dans l’activité productrice et créatrice, passionnante, du « génie » : cf du même Emmanuel Kant, cette fois la « Critique de la faculté de juger« .

Et bien qu’il _ le temps, donc : physique, biologique, social ! _ se soit _ depuis l’achèvement de « Shoah« , en 1985 _ remis très lentement _ comment l’artiste « auteur » « vrai » pourrait-il se résoudre à quitter jamais vraiment le presque hors-temps de l’activité créatrice (ou poiesis) ?.. _, convalescent _ dit alors joliment et par anti-phrase Claude Lanzmann _ à passer _ s’égrener « ordinairement« _, j’ai toujours le plus grand mal à m’en persuader«  :

à part les deux ans de rédaction vraiment « à fond«  de ce « Lièvre de Patagonie » (page 14 : « j’en avais le désir, mais, après l’effort colossal de la réalisation de« Shoah« , je n’étais pas _ immédiatement _ sûr de m’attaquer à un travail de si grande ampleur, de le vouloir vraiment«  : et c’est une condition vraiment nécessaire, pour qu’il y ait « œuvre« , que la force de cet « élan« …),

notre analyse devra aussi s’attacher d’un peu près à l’ »esquisse« , absolument magnifique, aux pages 341-342, très précisément, d’une autre « œuvre«  en projet de Claude Lanzmann : son film « nord-coréen« , à tourner à Pyong-Giang (!), qui conclut le récit des deux très beaux chapitres XIII et XIV :

je vais tâcher d’y revenir ici-même : et c’est même un éclairage capital, à mes yeux, sur l’œuvre (et sur la poïétique même !) de Claude Lanzmann !

voici la « clé« , donc, à mes yeux, de cet immense « Lièvre de Patagonie » !.. :

le « débusquage » par Claude Lanzmann,

je reprends le fil et l’élan de ma phrase,

de comment le « placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage« 

_ du « témoignage«  « vrai«  comme « loi » et « mandat » (impératif ! « l’impératif catégorique de la recherche et de la transmission de la vérité« , dit-il très précisément, page 453) de tout l’œuvre : pas moins ! _

permet et autorise la « survenue« , enfin, de cette « joie sauvage« (« bondissante«  !) de l’ »incarnation » réussie de l’ »être vrais ensemble« ,

qui constitue la plus précieuse moisson de la vie d’ »auteur » et de l’œuvre  de Claude Lanzmann  ;

soit une affaire de « rencontres » merveilleusement bien « accueillies« , remarquées _ on peut ne pas même seulement s’en apercevoir et les « relever«  !.. _ ainsi que, ensuite, « conduites« , « menées » ;

selon une « méthode » lentement, patiemment, opiniâtrement _ « je suis ainsi fait : il est difficile de me faire renoncer« , affirme-t-il page 307 _ avec délicatesse,

et beaucoup de courage aussi,

« élaborée » de bric et de broc au travers de pas mal de vrais dangers affrontés ;

quasi « une folie douce » (l’expression, corrigée, en effet, en « une folie, une folie pas douce« , se trouve page 505) :

sa « méthode d’enquête » (« à fond » : afin d’ »entrer dans les raisons et déraisons, dans les mensonges et les silences de ceux que je veux peindre ou que j’interroge« ),

Claude Lanzmann la spécifie même ainsi, page 285

_ c’est à propos d’articles rédigés en 1958 et 1959 : sur le « Curé d’Uruffe« , le premier (pour France-Dimanche : il en rédige

_ « je décidai que je ne pouvais pas en rester là et que j’allai écrire un autre texte, libre de toute contrainte, pour « Les Temps modernes », revue qui par ailleurs avait donné au fait divers un statut et une dignité ne le cédant en rien à ceux de la littérature ou de la philosophie. Sartre et le Castor dévoraient dans les journaux ce qui avait trait aux passions humaines, lisaient des romans policiers ; et la revue ne recula jamais devant la publication du récit des pires déviances, lorsque nous les jugions dévoilantes« , page 282 _ ;

il en rédige, donc, dans la foulée une version plus élaborée, « Le Curé d’Uruffe et la raison d’Eglise« , pour le numéro 146 des « Temps modernes« , au mois d’avril 1958 : « j’étais formidablement fier de ce long texte, qui fut d’emblée reconnu par ceux qui le lurent ; et qui est resté comme une balise inoubliée dans leur mémoire, j’en ai souvent des échos », page 283),

et sur « la fuite (du Tibet) du dalaï-lama« , le second, « pour « Elle », cette fois« , page 285 ; « l’article, fort long, parut dans le numéro 696 de « Elle », daté du 27 avril 1959« , page 260 _

Claude Lanzmann le spécifie même, donc, ainsi, et ce n’est pas qu’un oxymore :

« J’ai travaillé à ces articles ou à mes films de la même façon : enquêter à fond,

me mettre _ = ma subjectivité _ entre parenthèses, m’oublier entièrement,

entrer _ « vraiment«  : par un tel « décentrage » de soi !..  _ dans les raisons et déraisons _ objectives, par là ! _, dans les mensonges et les silences _ facteurs d’ajout d’« opacité«  : à dissiper !.. _ de ceux que je veux peindre ou que j’interroge, jusqu’à atteindre un état d’hypervigilance _ oui ! il le faut ! c’est le sas obligé vers le « dévoilement de la vérité«  recherché ! _ hallucinée

_ le terme, c’est à relever, revient, lui aussi (après « débusquer« ), à diverses reprises :

d’abord, page 494 : « j’étais dans un état second, halluciné » (il faut cette puissance-là de « dévoilement de la vérité«  !)

« subjugué par la vérité qui se révélait à moi«  alors… :

c’est lors de la toute première interrogation, en Pologne et à Treblinka, celle « du paysan en chemise rougeâtre, à la bedaine spectaculaire et heureuse, inoubliable pour ceux qui ont vu « Shoah«  » (page 493), celle de Czeslaw Borowi ;

ainsi que page 503 : « l’hallucination vraie dont j’étais la proie gagnait aussi les protagonistes«  de « Shoah« , tel un Henrik Gawkowski, après un Abraham Bomba… : c’est toujours à Treblinka, mais cette fois au moment du tournage avec le chauffeur de locomotive, Henrik Gawkowski : « de même que Bomba, dans les miroirs du salon de coiffure d’Israël _ lors du tournage de sa séquence _, allait se revoir coupant les cheveux des femmes à l’intérieur d’une chambre à gaz de Treblinka,

de même Henrik Gawkowski,

qui a peut-être effectivement transporté, dans un des wagons qu’il amenait jusqu’à la gare, Bomba, sa femme et son bébé,

hallucine lui aussi complètement lorsque, penché de tout son buste à la fenêtre de sa locomotive, il regarde sous l’œil de la caméra les cinquante wagons imaginaires _ le jour du tournage, n’était présente que la locomotive _ qu’il conduit _ on notera aussi au passage la métonymie _ à la mort _ ainsi « revue« , « réincarnée« , ce jour-là ! Il n’y a en effet aucun wagon, rien d’autre que la locomotive : louer un train entier eût été impossible, d’un coût exorbitant et inutile. C’est Henrik, son corps accablé de remords, ses yeux fous, la réitération du geste mimant l’égorgement, son visage hagard et concentré de détresse, qui donnent vie _ voilà _ et réalité _ = « vraie«  ; non menteuse ! _ au train fantôme _ de ce jour de tournage-là (« le premier tour de manivelle eut lieu six mois plus tard à Treblinka, autour du 15 juillet » 1978 … _ page 502), sans les cinquante wagons d’alors (« de juillet 1942 à août 1943, pendant toute la durée de l’activité du camp de Treblinka, alors que 600 000 Juifs y étaient assassinés« , page 491), ni, a fortiori, leur chargement de « pièces à traiter«  ! _ ; qui le font exister pour chacun des témoins _ devant les divers écrans, ensuite : au cinéma ; et maintenant grâce au DVD_ de cette scène stupéfiante«  ;

ou page 504-505 : « et chaque fois qu’il m’arrive de revoir les séquences tournées là-bas _ à « la gare de Sobibor » comme à « celle de Treblinka«  _, je me dis que c’est la même urgence hallucinée _ voilà ! _ qui me pousse, pour comprendre et faire comprendre _ les deux volontés intimement unies et mêlées : en faisant écouter, regarder et ressentir par ce que le film a pu saisir de ces « réincarnations« -là des divers « témoins« des actions on ne peut plus matérielles et « effectives«  de l’extermination, alors, les « revivant » en la difficulté même de leur récit en ces circonstances « hallucinées« -là _ à l’étrange démarche d’arpenteur que j’effectue, traversant les voies, en compagnie _ à Sobibor, cette fois-là _ de Piwonski, l’aiguilleur de 1942.

Je me vois et m’entends lui dire : « Donc ici c’est encore la vie. Je fais un seul pas et je suis du côté de la mort ». Disant cela, je fais en effet le pas _ rien ne pouvant remplacer cela, alors et là-bas ! en lieu et temps !!! _ ; je saute le pas ; et il m’approuve. Vingt mètres plus loin, je monte sur un talus herbeux ; il m’informe de sa voix un peu sentencieuse de colonel communiste : « Ici, vous vous trouvez sur la rampe où étaient déchargées les victimes destinées à l’extermination. » Bordant cette rampe sur toute sa longueur, deux rails d’acier bleui, imperméable au passage du temps. Je demande : « Et ce sont les mêmes rails ? _ Da, da », me répond-il

_ ce n’était donc pas rien que « le XIXe siècle qui existait là-bas«  (en Pologne) et qu’« on pouvait« , ainsi, « toucher«  : « Permanence et défiguration des lieux se jouxtaient, se combattaient, s’engrossaient l’une l’autre, analyse magnifiquement Claude Lanzmann à la page 494, ciselant la présence _ oui ! à qui apprend à la « percevoir«  _ de ce qui subsistait d’hier d’une façon peut-être encore plus aiguë et déchirante » : les années 40 aussi.

Il fait très beau _ je reprends la citation du passage à Sobibor, avec Jan Piwonski, page 505 _, une beauté du jour qui me désarçonne et me plonge dans le désarroi.  J’interroge : « Et il y avait des beaux jours comme aujourd’hui, j’imagine ? _ avec un peu de difficulté toutefois… Il murmure : « Il y avait des jours encore bien plus beaux qu’aujourd’hui. »« 

Et c’est immédiatement en suivant ce passage-là, et en conclusion (en quelque sorte « synthétique ») de sa conversation de ce jour-là, à Sobibor, avec Jan Piwonski, qu’intervient, page 505, l’expression « une folie pas douce«  :

« Je pense, on peut penser, que la folie, une folie pas douce, m’avait saisi : sur chacun des lieux de mort _ industrielle, de masse, de la dite « Solution finale«  _, j’ai voulu refaire

_ à seule et unique fin, absolument déterminée (= implacable !), d’« incarnation » « vraie » de cette « perception«  de « présence«  !.. sous la garantie conjointe de vérité ! et des paroles, et des gestes du corps, entièrement « ré-investi« 

(en tous ses sens « habités« , ce corps du « témoin«  qui parle et qui « revit« , par une « vision«  « vraie » de ce qui avait pu être éprouvé, en même temps que violemment nié, refoulé et anesthésié ! : cf les mots terribles d’Abraham Bomba, page 452 : « Oh, vous savez, « ressentir » là-bas… C’était très dur de ressentir quoi que ce soit : imaginez : travailler jour et nuit parmi les morts, les cadavres ; vos sentiments disparaissaient ; vous étiez mort au sentiment ; mort à tout«  (…) face à l’incommensurabilité de l’extermination de masse d’alors et au quotidien)

des « témoins«  survivants retrouvés  et rencontrés,

en une « reviviscence« , « ravivée« 

(« ces souvenirs, précieux comme de l’or et du sang, que je ravivais«  en permettant, par la seule écoute exigeante de leur récit, comme une torrentielle « résurgence«  : page 496)

de ce qui avait été alors accompli ! _

une folie pas douce, m’avait saisi : sur chacun des lieux de mort 

j’ai voulu refaire, par conséquent,

et chaque fois : à Treblinka, à Sobibor, à Chelmno, etc…

le dernier chemin«  des annihilés… ;

jusqu’au « noir« , définitivement invisible, à quiconque et à toute image, de leur asphyxie,

car « le fait est _ indépassable ! incontournable ! irréfractable ! _ que les gens mouraient dans le noir« , page 486 ;

à Auschwitz aussi :

« descendant avec Chapuis caméra au poing les degrés des salles souterraines des grands crématoires II et III de Birkenau, incapable de marcher droit parmi les blocs ruinés recouverts de neige, nous cassant tous les deux la gueule en protégeant l’appareil autant que nous le pouvions ; mais il était bon de se casser la gueule ; il était juste de souffrir , d’avoir par moins vingt degrés, à réchauffer le moteur de la caméra pour pouvoir continuer, absurdement, à faire de longs panoramiques gauche droite et droite gauche, reliant ce qui restait du vestiaire, nommé dans le récit de Filip Müller _ cf aussi son livre « Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz« , aux Éditions Stock _ « centre international d’informations », à l’immense chambre à gaz, et vice versa« , page 505 toujours… _

« J’ai travaillé

_ je reprends maintenant le fil de ma citation après cette incise sur le terme d’« hallucination«  _

à ces articles ou à mes films de la même façon :

enquêter à fond,

me mettre entre parenthèses, m’oublier entièrement,

entrer _ voilà l’objectif ! _ dans les raisons et déraisons, dans les mensonges et les silences de ceux _ = d’autres que soi _ que je veux peindre ou que j’interroge,

jusqu’à atteindre _ afin de pénétrer enfin, si peu que ce soit, le mystère, « opaque« , à l’abord, de leur « vérité » de personne, en son absolue « estrangeté«  _un état d’hypervigilance hallucinée

et précise,

qui est pour moi la formule même de l’imaginaire _ actif et fécond : pour connaître et comprendre « vraiment« , en en « démêlant«  les divers « composants« , le réel (= « la chose même« …) de la personne ;

à rebours de l’autre imaginaire (« la folle du logis«  de Malebranche, la « maîtresse d’erreur et de fausseté«  de Pascal) qui, par ses « feintes«  n’aspire, lui, qu’à divertir, tromper et fuir ce « réel«  « irréfractable » !..

C’est la seule loi _ le terme est décisif ! c’est une règle absolument impérative de l’esthétique de vérité (et son « mandat«  !) de Claude Lanzmann _ qui me permette de dévoiler leur vérité _ s’il le faut (et il le faut parfois ! dans le cas des « tricheurs » !..) de la débusquer _, de les rendre vivants et présents à jamais _ = « ceux« -là mêmes « que je veux peindre ou que j’interroge«  : voilà l’enjeu ! il est magnifiquement élevé !

Il ne s’agit pas de se laisser prendre et « séduire« , tromper, par de simples apparences (et tous les « faux-semblants«  qu’on voudra : et il n’en manque certes pas ! ils sont légion…).

Sur ce point, Claude Lanzmann est, d’ailleurs, on ne peut plus parfaitement dans le droit fil

et de sa mère, Pauline (dite aussi Paulette) : cf « sa tranchante intelligence qui débusquait _ voilà ! _ les compromis, les faux-semblants, le mensonge à soi«  (ou aux autres), page 134 _,

et de sa sœur, Évelyne : d’une part, « elle ne trichait pas, ignorait le compromis, était en proie au démon de l’absolu« , page 166 ;

d’autre part, elle pourtant si belle (« avec son œil de peintre, Serge Rezvani, qui fut son mari, portait un jugement très sûr et admiratif sur la beauté et l’expressivité du visage, sur le corps absolument parfait de sa femme« , page 168), et « alors qu’elle avait autour d’elle une véritable cour d’hommes beaux et attirants (…), ma sœur se sentait bien avec les hommes laids, ils la rassuraient ;

l’amour étant à ses yeux autre chose que le double mirage des belles apparences,

d’abord amour de l’âme« , page 178 ; peut-être parce qu’« elle vivait contradictoirement sa _ propre _ beauté ; évidente sous le regard des autres, problématique pour elle : elle ne s’en éprouvait pas propriétaire ; elle ne se tint jamais pour une « belle de souche » _ elle s’était fait « refaire«  le nez

(cf page 169 : « René Simon avait résolu que ma sœur, avec son corps idéal, devait faire carrière au cinéma ; mais que son nez d’intellectuelle juive était un obstacle dirimant. Il fut franchi. Elle n’eut de cesse, contre l’avis de son mari _ Serge Rezvani _ que de se livrer à la chirurgie esthétique, victime elle aussi du problème ontologique que le nez _ « l’énorme nez juif de ma mère« , page 91 : un peu trop spectaculairement sémite _ de Pauline posa à toute sa progéniture. Se refaire le nez était une mode naissante et fiévreuse à l’époque, une aventure libératrice (…) Le maître chirurgien alors était si couru par les dames qu’il donna éponymement son nom à la chose : on disait « le nez Claoué », qui n’était pas toujours une réussite absolue. Juliette Greco eut un nez Claoué ; Evelyne Rey _ ce fut le nom de scène que ma sœur se choisit _ eut le sien, ravissant en vérité. Je ne le découvris que plus tard, me trouvant la plupart du temps en Allemagne, à Tübingen puis à Berlin, pendant les années de sa vie avec Serge » _ au final de la décennie quarante) _ ;


elle ne se tint jamais pour une « belle de souche » ; et c’était la source constante d’une incertitude, d’une interrogation inquiète à laquelle il n’y aurait jamais de réponse avérée. Une belle femme n’est rien d’autre qu’une laide déguisée, a écrit quelque part Sartre ; et ce n’est pas pour rien qu’elle lisait et relisait sans fin « Belle du Seigneur«  d’Albert Cohen, dont le matérialisme féroce l’enchantait« , pages 178-179.

Fin de l’incise sur l’atavisme familial de la féroce allergie aux « faux-semblants«  ;

et retour à la décisive « loi«  lanzmannienne du « dévoiler la vérité« 

C’est ma loi en tout cas _ la chose est capitale ! et Claude Lanzmann l’assume jusqu’au bout !

Je me tiens pour un voyant ;

et j’ai _ même _ recommandé à ceux qui font profession d’écrire sur le cinéma d’intégrer le concept de « voyance » à leur arsenal critique« 

_ nous voici ici très proches de ce que, pour ma part, et en suivant la leçon de Marie-José Mondzain dans son fondamental « Homo spectator« , je me suis autorisé à nommer la faculté d’« imageance« .

De Marie-José Mondzain, sur le même sujet, consulter aussi la participation à un tout récent recueil d’articles : « La Bataille de l’imaginaire« …

Je précise maintenant ici tout de suite ce que j’entends par cette expression _ clé de mon analyse ici _ de

« placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage«  :

advenant, la dite « vérité » du « témoignage« , dans l’expérience « véritablement » partagée elle-même,

d’une façon ou bien consentie,

et même heureusement mutuellement désirée, en pleine confiance

_ l’exemple sans doute le plus achevé d’une telle « pleine confiance » étant celui, magnifique, des « dialogues« 

_ tout à la fois « partage« , « confrontation » et « échange« ,

comme cela s’avèrera bien davantage, cependant, avec le plus mutique Simon Srebnik, page 455 : « Quand Bomba, dans sa cabane, me parlait de Treblinka, j’entendais pleinement tout ce qu’il me disait ; l’idée de confronter son récit au lieu ne m’effleurait pas ; il le faisait revivre _ voilà ! _ par sa parole » ;

tandis que « les bribes que je recueillais avec Srebnik étaient les souvenirs fragmentés d’un monde éclaté, à la fois dans la réalité _ de Chelmno, cette fois (différent de Treblinka)_ et par la terreur qu’il lui _ âgé de treize ans et demi seulement alors _ avait inspirée« , page 454… _

l’exemple achevé et magnifique des « dialogues »

de Claude Lanzmann avec Abraham Bomba,

d’abord lors des « deux journées cruciales »  _ oui ! en 1977 _ dans sa « cabane de vacances dans les montagnes de l’État de New-York« , du côté d’Albany _ « cruciales, non seulement par ce qu’il m’apprenait, que j’ignorais, que tous ignoraient, et qui faisait de lui un témoin unique ;

mais encore parce qu’elles me livrèrent la clé de ce qui devait être ma posture _ d’écoute et d’enquête : voilà ! un apport éminemment capital ! _ face aux protagonistes juifs de mon film.

Dans son mauvais anglais rocailleux, Bomba le coiffeur était un orateur magnifique ; et je crois qu’il me parla, pendant ces quarante-huit heures, comme s’il n’avait jamais parlé devant personne, comme s’il le faisait pour la première fois. Jamais quelqu’un d’autre ne l’avait écouté _ oui ! _ en lui témoignant une aussi fraternelle et sourcilleuse attention _ un point capital ! _, qui le contraignit, par tous les détails avec lesquels je lui demandais _ « en guetteur implacable et émerveillé » (tout à la fois, selon l’expression magnifique de la page 385) que Claude Lanzmann apprenait toujours mieux à être… _ de fouiller _ une opération difficile _ sa mémoire, à se réimmerger _ un terme décisif ! _ de plus en plus profondément dans les indescriptibles _ certes _ moments qu’il avait passés à l’intérieur de la chambre à gaz.

Je compris qu’afin d’être capable de le filmer, lui et ses pareils, je devais à l’avance tout savoir sur eux ; ou du moins en savoir le plus possible, on ne sait jamais tout.

Car obtenir semblable reviviscence _ encore un concept absolument fondamental ! la clé même de « Shoah » ! _ requérait _ comme condition sine qua nonde l’« incarnation » de l’expérience traumatisante (à quel incommensurable degré !..) passée _ que je pusse leur apporter à tout instant mon aide ; aide (…) signifiant d’abord la possession de la connaissance nécessaire pour oser interroger ou interrompre ou remettre dans le droit-fil _ infiniment délicat et déterminé, tout à la fois, c’est un travail à deux _, pour poser les bonnes questions à leur heure _ le timing de l’échange que requiert la « menée » de la production du « témoignage«  (de l’indescriptible : « l’administration _ industrielle _ de la mort«  ! ici…) est lui aussi capital ; et requiert une « hypervigilance« , en effet, et « hyper hallucinée«  et « hyper précise » ! des deux !..

Entre Bomba et moi, lorsque je le quittai, l’une d’elles en tout cas était résolue : la question de confiance : il savait pouvoir compter sur moi et à qui il parlerait« , pages 447-448 _ ;

comme, ensuite _ « deux ans plus tard« , « à l’automne 1979« , page 448 _, lors des séances de tournage en Israël _ avec le récit à filmer de « la coupe des cheveux des femmes juives à l’intérieur de la chambre à gaz (de Treblinka), point d’orgue du pire » et « raison essentielle de notre commune entreprise«  de filmage, page 449 _, pour la poursuite et l’achèvement, au tournage, de ces « entretiens » avec Abraham Bomba :

« Au fur et à mesure de l’avancée du tournage _ « je le filmai face à la Méditerranée, sur la belle terrasse d’un appartement de Jaffa que m’avait prêté Théo Klein« , page 449 _, je sentais Bomba gagné par une nervosité à laquelle répondait ma propre anxiété. Nous savions, lui et moi, que le plus difficile était devant nous ; qu’il nous faudrait bientôt en venir à la coupe des cheveux des femmes juives à l’intérieur de la chambre à gaz, point d’orgue _ peut-être _ du pire, raison essentielle de notre commune entreprise.

A plusieurs reprises, à la fin des journées précédentes, il m’avait pris à part : « Cela va être très difficile ; je ne sais pas si je pourrais le faire », m’avertissait-il. Je voulais l’aider, m’aider moi-même ; il n’était pas question de continuer à le faire parler sur la terrasse, face à la mer bleue _ edénique, idyllique.

C’est moi qui eus l’idée du salon de coiffure. Bomba n’était plus coiffeur, il était retraité, et sa retraite était le motif majeur de sa « montée » en Israël, de son aliyah. Mais ma proposition lui agréa ; il se chargea de trouver lui-même le salon« , page 450 ; « il choisit une vraie boutique de coiffeur pour hommes, avec un patron entouré de plusieurs garçons qui officiaient sans un mot ; et des clients qui entraient librement, non prévenus de ce qui se passait à l’intérieur«  ; « C’est Abraham aussi qui choisit son client, un ami à lui, de Czestochowa probablement, à qui il coupa les cheveux, maniant presque sans interruption les ciseaux pendant toute la durée de la séquence, c’est-à-dire au moins vingt minutes. Ou plutôt à qui il fit semblant de couper les cheveux : l’eût-il fait vraiment, son « patient » eût terminé pratiquement tondu.« 

« Pourquoi le salon de coiffure ? Les mêmes gestes, pensais-je, pourraient être le support, la béquille des sentiments ; lui faciliteraient peut-être le travail de parole_ de « témoignage » : le « travail de vérité » au cœur ardent, « fulgurant« , même,  du« travail de l’œuvre » de (et qu’est) « Shoah« … _ et de monstration qu’il aurait à accomplir devant la caméra. Bien sûr, ce n’étaient pas les mêmes gestes ; un salon de coiffure n’est pas une chambre à gaz ; faire semblant de couper les cheveux d’un homme seul n’a rien à voir avec le récit que j’avais entendu dans la montagne américaine : nues , affolées par les coups de fouet des gardes ukrainiens, les femmes juives pénétraient par fournées de soixante-dix, dans la chambre à gaz où les attendaient dix-sept coiffeurs professionnels qui les faisaient asseoir sur des bancs de bois disposés à cet effet ; et les dépouillaient de leur chevelure entière en quatre coups de ciseaux. »


Quand, durant le tournage, je demande à Abraham de refaire les gestes d’alors, il empoigne, ciseaux brandis, la tête de son ami, son faux client, et montre comment il procédait et à quelle vitesse, faisant le tour de son crâne : « On coupait comme ça, ici… là… et là… ce côté… ce côté, and it was all finished. » Deux minutes par femme, pas plus.

« Sans les ciseaux, la scène eût été cent fois moins évocatrice, cent fois moins forte.

Mais peut-être même n’aurait-elle même pas avoir eu lieu : les ciseaux lui permettent d’incarner _ en son corps, en ses gestes, en ses moindres sensations : une« reviviscence«  _ son récit _ de « témoignage » de ce qui de fait advenait là, dans la chambre à gaz de Treblinka _ ; et de le poursuivre, de reprendre souffle et force, tant ce qu’il a à dire est impossible et épuisant« , page 451 ;

avec le moment « impossible » de l’arrivée dans cette chambre à gaz de Treblinka « des femmes de ma ville natale, que je connaissais qui me connaissais« , dit Bomba.

Car « il y a deux moments dans cette longue séquence : au commencement de son récit, Abraham adopte un ton neutre, objectif, détaché ; comme si tout ce qu’il doit raconter ne le concernait pas ; comme si l’horreur aller pouvoir s’engendrer sans son implication, harmonieusement presque« , page 451 ; musicalement sans « point d’orgue« « Mes questions ne lui permettent pas de continuer comme il voudrait ; elles sont d’abord topographiques ; réclament des précisions d’espace et de temps. (…) Ces questions permettent la recréation _ voilà _ la plus exacte possible des lieux et de la situation ; mais elles m’autorisent aussi à oser aborder _ émotionnellement _l’interrogatoire le plus difficile, qui ouvre le deuxième moment de la séquence :


« Qu’avez-vous éprouvé la première fois _ voilà l’objet précis de la question _ que vous avez vu déferler dans la chambre à gaz toutes ces femmes nues et ces enfants, nus également ? » Abraham esquive, répond à côté ;

la conversation se poursuit par d’autres précisions sur la coupe de cheveux, destinée à leurrer les femmes aux derniers instants de leur vie, en leur faisant croire, à cause de l’utilisation de ciseaux et de peignes et non d’une tondeuse _ jusqu’où peut aller la technique de la manœuvre de tromperie ! _, qu’il s’agit d’une coupe normale, comme la pratiquent les coiffeurs pour hommes.


A cet instant, quelque chose sur le visage de Bomba, dans le timbre de sa voix, dans les silences qui espaçaient ses paroles

_ données subtiles auxquelles l’« addiction » au théâtre de Claude Lanzmann l’avait très précisément sensibilisé, au moment de son mariage avec la magnifique comédienne Judith Magre, la décennie des années soixante ; cf pages 383 à 385 :

« j’étais devenu tellement sensible que le plus infinitésimal écart _ un concept leibnizien ! _ dans un mouvement du corps, dans la hauteur d’un timbre _ le registre du musical est spécialement ultra-sensible _, prenait pour moi une importance démesurée, me changeant, tout à la fois _ et la nuance est d’une vérité magnifique ! _ à mon insu et au comble de la lucidité, en guetteur implacable et émerveillé » : une expression magnifique de justesse ! Avec ce commentaire, alors, page 385 :  » C’est l’addiction même. J’aimais acteurs et actrices, l’univers du théâtre qui m’était chaque jour offert. On s’était tellement habitué à ma présence dans le sillage de Judith, à mes commentaires et à mes réflexions, qu’un échange, une forme d’entraide amicale s’instauraient _ même _ parfois entre les metteurs en scène et moi » ; avec, encore, cette remarque rétrospectivement prémonitoire, si j’ose l’expression : « J’apprenais peut-être les balbutiements d’un métier que j’exercerais plus tard, autrement, bien ailleurs…« ,page 385, donc  ; fin de l’incise

A cet instant, quelque chose sur le visage de Bomba, dans le timbre de sa voix, dans les silences _ musicaux, eux aussi _ qui espaçaient ses paroles,

m’alerta. Une tension visible, palpable montait dans la pièce _ de ce salon de coiffure _ ; j’ignorais quoi, quand, je n’en étais pas sûr ; mais j’eus le sentiment qu’un événement essentiel allait, pouvait se produire.

J’étais placé juste derrière le caméraman et je pouvais lire sur le compteur de la caméra combien de minutes de pellicule vierge restaient dans le magasin : cinq minutes. C’est beaucoup, c’est peu ; j’obéis _ alors _ à une intuition _ de « génie » (poïétique) d’« auteur«  _ brutale ; je dis à voix basse à Chapuis : « On coupe; et on recharge immédiatement ». Avec la caméra 16 mm Aaton que j’utilisais, il faut changer de magasin toutes les onze minutes. Des magasins pleins étaient prêts ; le changement s’opéra en un éclair ; et la conversation se poursuivit comme s’il n’y avait eu aucune interruption ; Bomba ne s’en avisa pas.


Après un temps, je reposai
_ revenant à la charge au service du « travail de la vérité«  et de sa « monstration«  _ la question laissée sans réponse.

Celle-ci fut _ alors _ magnifique et bouleversante ; il ne biaisa pas _ cette fois _ :

… 

« Oh, vous savez, « ressentir », là-bas… C’était très dur de ressentir quoi que ce soit : imaginez

_ c’est là tout l’enjeu de « représentation« , si difficile, de la « transmission » du« témoignage«  ; la force (ou la faiblesse) d’« autorité«  de celui-ci

à faire enfin, outre « vraiment«  écouter, « vraiment«  ressentir (à d’autres : nous, en l’occurrence, ici !) et enfin « vraiment«  comprendre l’incrédibilité

trop extra-ordinaire de l’absolument insupportable qui était, de fait, advenu…

Ce à quoi a, de fait (« un secret » est le sous-titre de son livre) échoué Jan Karski, avec « Mon Témoignage devant le monde« , au moment même où se perpétrait au quotidien (de toutes ces années), en sa Pologne, la « Shoah » ;

ou encore, à sa première publication, en 1947, à Turin, à 2500 exemplaires seulement, le « témoignage«  de Primo Levi, « Si c’est un homme » ;

ou encore ce que s’emploie à narrer le « génie«  (« littéraire » aussi : récompensé du « Prix Nobel de Littérature 2002« …) du grand Imre Kertész au retour (d’Auschwitz, Buchenwald et Zeitz, « comme lui« …) du narrateur, de quinze ans (à son retour, l’été 45, à Budapest, « comme lui-même« , aussi…d’« Être sans destin« , aux personnages de ses deux voisins juifs, Steiner et Fleischmann, demeurés eux à Budapest : mais « ils ne comprenaient pas trop«  ; « et je parlais, en vain peut-être, et aussi un peu à tort et à travers«  (pages 357), aux pages 348 à 359 de ce magnifique livre… : « je voyais qu’ils ne voulaient rien admettre _ de l’analyse de son « témoignage«  _, et ainsi, prenant mon sac et ma casquette, après quelques paroles, quelques gestes embarrassés, mouvements inachevés, au milieu d’une phrase inachevée, je suis parti« , page 359 d’« Être sans destin«  _,


imaginez,

travailler jour et nuit parmi les morts, les cadavres,

vos sentiments disparaissaient ; vous étiez mort au sentiment ; mort à tout ».

Puis il ajouta : « Je vais vous raconter quelque chose qui s’est produit pendant que je travaillais à la chambre à gaz quand sont arrivées des femmes de ma ville natale _ Cestochowa _ que je connaissais, qui me connaissaient ». 

« A cet instant précis, ce mort au sentiment fut submergé par le sentiment, avec une violence telle qu’il ne put aller plus loin, faisant de la main un petit geste qui signifiait à la fois la futilité et l’impossibilité de continuer à raconter ; et aussi, ce qui est la même chose, l’impossibilité, la vanité de comprendre.

La scène est célèbre _ le dialogue se trouve aux pages 168-169 de la transcription sur papier seulement de « Shoah«  (même si « un livre ? Quelle idée débile ! « Shoah » n’est pas un livre, c’est un film. C’est impossible que ce soit un livre« , répond abruptement Claude Lanzmann à la question de Jean-Michel Frodon : « Si vous aviez choisi de faire de « Shoah » un livre, ce serait une autre création, mais qui aurait amené d’autres choix« , à la page 118 du recueil d’articles « Le Cinéma et la Shoah« , paru en 2007 aux Éditions des Cahiers du Cinéma…) _ : Abraham efface d’un coin de serviette les larmes qui perlent à ses yeux, se mure dans le silence tout en continuant à tourner ciseaux en main autour de la tête de son ami ; et tandis qu’il tente de se ressourcer, parlant à ce dernier en yiddish d’une voix confidentielle _ il lui dit : « Ils mettaient ça dans des sacs et c’était expédié en Allemagne« ... _, s’instaure alors entre lui et moi le dialogue de deux suppliants, lui me pressant d’arrêter, moi l’exhortant fraternellement _ oui _ à poursuivre parce que je considère qu’il s’agit de notre tâche commune _ pour la mémoire (versus l’annihilation !) des exterminés _ de notre devoir _ envers eux _ partagé _ oui !

Tout ceci advint au moment où il n’y aurait plus eu de pellicule dans la caméra si je n’avais pas donné l’ordre de recharger. C’eût été une irréparable perte, car je n’aurais jamais pu demander _ certes : et c’est là un article puissant de la « loi« d’esthétique du « mandat«  de l’« œuvre de vérité » du cinéma de Claude Lanzmann _ à Bomba, comme cela se peut dans une répétition de théâtre, de recommencer à pleurer _ l’« incarnation« , ici (de « témoignage« ), n’est pas « théâtrale« 

La caméra ne s’est pas arrêtée de tourner ; les larmes d’Abraham étaient pour moi  _ comme « metteur en œuvre«  de la « vérité » même de la « Shoah«  (telle qu’elle est advenue) dans et par le film « Shoah » :

qu’on se souvienne des mots mêmes du « mandat » énoncé, « au début de l’année 1973« , par Alouf Haleken : « réaliser un film qui soit _ et « du point de vue des Juifs » : celui des annihilés eux-mêmes, à l’heure du plus noir de la chambre à gaz… _ qui soit la Shoah« , page 429 du « Lièvre de Patagonie«  _


les larmes d’Abraham étaient pour moi précieuses comme du sang, le sceau du vrai, l’incarnation même.

Certains ont voulu voir dans cette scène périlleuse la manifestation de je sais quel sadisme _ de ma part _, alors que je la tiens au contraire pour le paradigme de la pitié, qui ne consiste pas à se retirer sur la pointe des pieds face à la douleur, mais qui obéit d’abord à l’impératif catégorique de la recherche et de la transmission _ aussi ; ou « partage« , face aux comportements de mutisme et de censure des complices de l’annihilation… _ de la vérité _ objective.

Bomba m’étreignit longuement après le tournage ; et plus longuement encore après avoir vu le film : nous passâmes plusieurs jours à Paris ; il savait qu’il resterait _ par ce « témoignage«  de vérité désormais visible et audible...  _ comme un héros inoubliable« , pages 452-453…

Je reprends ici le fil de mon raisonnement interrompu par l’incise à propos du « partage«  du « témoignage« , dans le « travail de la vérité« , dans l’exemple, en deux temps (dans les montagnes de l’État de New-York, en Israël) d’Abraham Bomba :

je précise maintenant ici tout de suite ce que j’entends par cette expression de

« Placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage«  :

advenant, la dite « vérité« , dans l’expérience « véritablement » partagée elle-même

d’une façon ou bien consentie _ voilà où nous en sommes restés, avec l’exemple éloquent d’Abraham Bomba ; un parmi pas mal d’autres _ ;

ou bien d’une autre : dérobée

_ dans l’exception des « témoignages » arrachés par un dispositif de ruse (avec la « paluche » ; cf tout le chapitre XIX), aux bourreaux nazis _ qui constitue une autre version, un peu plus paradoxale, certes (car « piégée«  !.. via le dispositif de la « paluche« ), de cet « être vrais ensemble« , encore, par lequel et sur lequel Claude Lanzmann conclut, page 546,  tout le livre !

Ici, on peut se reporter à l’exemple de « l’ »être vrais ensemble«  arraché par la ruse à l’Unterscharführer SS Suchomel

_ « à la fin mars 1976« , « à Braunau am Inn, la ville natale d’un certain Adolf Hitler !« , page 471 ; « je louais des chambres à l’Hôtel Post : nous transformâmes l’une d’elle en studio d’enregistrement, punaisant au mur le plan de Treblinka, choisissant l’endroit où se tiendrait William _ Lubtchansky, le cameraman _, assez loin de celui que j’assignais à Suchomel afin qu’il ne soupçonnât rien« , page 472 _,

rapporté aux deux pages 472-473,

quand, chantant « par deux fois le chant de Treblinka que les Juifs du Sonderkommando devaient apprendre dès leur arrivée », « la dureté soudaine de ses yeux manifeste _ à tous, désormais _ qu’il est à cet instant entièrement ressaisi _ voilà la vérité (de l’homme Suchomel) qui se trouve alors « révélée » à l’image « saisie« , et pour jamais, par le film _ par son passé d’Unterscharführer SS ; et quel homme impitoyable il était lorsqu’il avait pouvoir de vie et de mort«  :

« ce fut une journée éprouvante et éreintante. J’étais horrifié par ce que j’apprenais ; je savais en même temps qu’il s’agissait d’un témoignage extraordinaire, car personne n’avait jamais décrit, avec un tel luxe de détails, généré par mes questions précises et d’allure purement techniques, dépourvues de toute connotation morale, le processus de la mise à mort dans le camp d’extermination de Treblinka« …

« Le même soir, dans un restaurant de Munich, William _ Lubtchansky, « mon chef opérateur » : lui « qui affina et approfondit mon éducation cinématographique« , a proclamé au passage, à propos du tournage de son premier film « Pourquoi Israël« , au début des années 70, Claude Lanzmann, page 427 _ et moi eûmes une dispute violente. Il était à bout, aussi sonné que moi par les risques encourus et les horreurs que nous avions entendues ; mais il n’avait pas supporté que j’invitasse Suchomel  _ ainsi que son épouse _ à déjeuner _ le mari et sa femme « se goinfrèrent de canard et de crème fouettée, tandis que William, dont le père avait été gazé à Auschwitz, m’assassinait de son regard noir« , page 472… _ ; encore moins que je le payasse _ « en billets de 100 Deutsche Mark, prix de ses « douleurs »« , page 473Je comprenais William, il avait raison ; mais sans la discipline de fer que je me suis imposée, il n’y aurait pas eu un seul nazi dans le film. Ma froideur et mon calme étaient partie intégrante du dispositif de tromperie«  _ au service de la manifestation de la vérité, par la « saisie« , au son et à l’image conjointement, le point est essentiel !, de tels « témoignages«  de « vérité«  ; et de pareille (fulgurante !) « incarnation«  !..  

« Placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage« , disais-je :

advenant, la dite « vérité« , dans l’expérience « véritablement » partagée elle-même,

d’une façon ou bien consentie ou bien dérobée,

dans l’expérience « véritablement » partagée du « témoignage » de quelqu’un

_ ou de quelque chose :

même si c’est, somme toute, un poil plus complexe, pour elle, la-dite chose, de se mettre à « parler« 

(sauf médiation d’un « génie«  tel que celui, poétique s’il en est, de La Fontaine en ses « Fables«  :

« Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons :

Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes » !..) ;

et de « s’adresser«  à une personne qui se mette, elle, de son côté, « en partenaire«  en quelque sorte, à enfin et « vraiment » l’« écouter«  !..

Toutefois, je note tout de même ceci, page 506 : « le dernier jour du tournage en Pologne _ à Chelmno _, en décembre 1981 (…), nous étions trois, Chapuis _ le caméraman _, moi-même et Pavel, l’ingénieur du son, qui n’avait nulle voix humaine à enregistrer puisque je n’interviewais _ alors plus _ personne ; mais simplement le chant des forêts, du vent et des rivières ; j’aurais besoin de cela aussi«  : voilà !..

Et encore, en suivant : « Avant Chelmno, nous étions restés quatre jours à Treblinka pour filmer encore et encore les pierres _ purement symboliques, commémoratives _ du camp ; et des locomotives trouant la nuit de leurs phares après avoir franchi le Bug sur le pont dont j’ai déjà parlé. Chapuis s’allongeait, caméra braquée, le long du ballast, presque au ras des roues ; et je lui enserrais le dos de mes bras pour qu’il ne bouge pas ni ne tombe. Pavel enregistrait su son Nagra le tonnerre du train«   _

« Placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage » de quelqu’un, donc,

ainsi que de quelque chose _ « le chant des forêts, du vent et des rivières » et « le tonnerre » « des locomotives » « après avoir franchi le Bug » : les moindres nuances d’expression sont éloquentes ! _, par conséquent…

« Placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage » de quelqu’un,

ainsi que de quelque chose, aussi, par conséquent,

qui, rompant avec le silence, le bavardage et le déni caractéristiques du mensonge, endémiques, si on les laisse faire, proliférer, gagner

_ dont il faut cependant distinguer le silence « vrai« , non trompeur, lui,

tel celui, atrocement traumatisé, d’un Dov Paisikovitch : « Sa jeunesse et son absolu mutisme avaient leur place éminente dans la tragédie que le film aurait à incarner« , car « le silence _ du mutisme qui ne peut pas être surmonté _ est aussi un mode authentique du langage«  ; et pour le « témoignage » au film de Dov, Claude Lanzmann s’était « dit : « On ne parlera pas, on pêchera ensemble ; et je raconterai son histoire en voix off« … » Solution palliative que « Dov avait acceptée«  ; mais qui ne put cependant pas être réalisée, parce que Dov « mourut malheureusement d’une crise cardiaque avant que je pusse tourner. J’eus beaucoup de regret. Et de peine« , page 441… _,

quelqu’un (et quelque chose) qui se mette, enfin, à parler « vrai« 

grâce _ aussi ; et c’est crucial ! _ à quelqu’un d’autre qui,

rompant, de même, lui aussi _ est-ce donc si fréquent ? _, avec l’inattention, la distraction, la surdité, et aussi l’hypocrisie, la sournoiserie, la tromperie,

se mette, enfin, à écouter « vrai« , de même ;

suscitant, aussi, par là un mode « vrai » de la parole de l’ »interlocuteur » ; et de l’ »interlocution » elle-même

et cela, l’un par _ et avec ! la condition est exigeante, rare ; mais aussi rédhibitoire ! _ l’autre ! ces « interlocuteurs« …

celui « écoutant » ainsi, suscitant, très sûrement, en effet, « l’élan » _ minimum _de « confiance » _ cf l’expression, à propos du lien avec Abraham Bomba, page 448 :« était  résolue la question de confiance« _,

« l’élan » de « confiance« , enfin, donc, de la « confidence« 

_ « confiance«  et « confidence«  : mots de la même famille ! et, surtout, ici, peut-être une qualité idiosyncrasique de quelques uns des Lanzmann-Grobermann,

notamment

la mère de Claude, Pauline (ou Paulette : cf aux pages 134 : « De ma mère, tous mes amis

_ « les provinciaux qui furent admis en khâgne à Louis-le-Grand à la rentrée suivante, celle de 1946«  et pour lesquels « ma mère devint « La Mère », être générique, Alma Mater, non pas la mienne seule » : « elle les aimait comme des fils, autrement et plus que les siens propres, puisqu’elle entretenait avec sa descendance, on l’a vu _ Claude Lanzmann dit même à propos de son rapport à sa mère, page 93 : « la question de l’amour filial fut lancinante tout au long de notre vie » ; « c’était abandon contra abandon, inépuisable réserve de conversations, serments et tentatives de paix ultérieurs« …  _, une relation spectaculairement dépourvue d’indulgence. A la suite de _ Jean _ Cau _ le meilleur copain d’hypokhâgne et khâgne de Claude à Louis-le-Grand _, tous l’appelèrent « La Mère » _

n’étaient sensibles qu’à la curiosité formidable qu’elle avait de la vie et des amours de chacun, à la façon dont elle attirait, attisait leurs confidences à tous avec une géniale avidité. Elle les fascinait par sa tranchante intelligence qui débusquait les compromis, les faux-semblants, le mensonge à soi ; par sa culture (…), son humour, sa vitalité«  ;

ainsi que 149 : « Monny _ de Boully : son nouveau compagnon et mari _ et Paulette_ qui « tint, donc chaque samedi un véritable salon littéraire« , recevant, dans le « petit appartement de deux pièces de la rue Alexandre-Cabanel, encombré de tableaux, de livres, d’objets précieux«  (page 130) « Éluard, Aragon, Cocteau, Ponge, d’autres encore« (page 147), tel que le philosophe et ami des Surréalistes, Ferdinand Alquié, dans les années qui ont suivi la Libération (page 148) _ savaient mettre les gens en confiance et avaient tous les deux _ par leur charme puissant _ le don de susciter les confidences les plus intimes«  ;

sur la puissance du « charme«  de Paulette (et de Monny), ceci, page 165, à propos des circonstances de la « rencontre«  de Claude avec Judith Magre, en 1946 :

« Une âme bien née _ on notera l’expression _, si elle avait la chance de croiser un jour Monny et Paulette, ne pouvait pas ne pas être ensorcelée _ rien moins ! _ et tomber immédiatement sous leur charme. Le foudroiement _ autre terme capital ! _en vérité fut réciproque ; ils se connurent par hasard au café de Flore _ Café de la Coupole, Café de Flore, Café Royal : une histoire de la « grande sociabilité«  parisienne est aussi une histoire des cafés ! cf  en partie là-dessus le très intéressant « Cafés de la mémoire » de la très remarquable Chantal Thomas… _ ; et s’enchantèrent _ oui : le chant des Muses est de la partie ! accompagnant le malicieux (et cruel aussi : d’une main, il donne ; de l’autre, armée de son rasoir, il tranche !) Kairos ! _ tant les uns des autres et les autres de l’une qu’après plusieurs heures de conversation Judith revint avec eux dîner rue Alexandre-Cabanel. Je me trouvais là, je fus présenté, couvert comme à l’accoutumée de lauriers _ d’Apollon _ et d’éloges, tandis que j’étais à mon tour et d’emblée foudroyé par cette merveilleuse liane de vingt ans, au corps mince et dur, à la voix profonde et riche de toutes les inflexions, par ce visage aux pommettes hautes, ce regard de feu, cette bouche rouge et sensuelle sous un nez puissant. elle ne s’appelait alors ni Judith, ni Magre : obéissant à un appel intérieur impérieux, elle avait fui sans un sou la province _ la Haute-Marne _ et ses parents industriels _ les Dupuis _, s’était inscrite au cours Simon où elle apprenait à devevenir la très grande actrice que l’on sait. Nous nous étreignîmes dans l’ascenseur » ; etc… « Nous vécûmes pendant près de six mois une passion torrentielle« , mais cela c’est une autre histoire que celle du « charme«  si puissant de Pauline-Paulette Grobermann-Lanzmann-de Boully : page 165 ;

ce « charme« -là de sa mère _ enfuie du cercle familial des Lanzmann quand Claude n’avait pas encore neuf ans, « cela se passait en 1934«  (page 81), Claude n’y accéda « vraiment«  que « le jour _ « c’était une aube du printemps 1942« , page 77 _ où Monny tapota à la porte de la cour brivadoise«  _ = de Brioude _, « cela faisait huit ans que nous ne vivions plus avec notre mère et plus de trois ans que nous ne l’avions pas revue_ les quelques lettres que nous avions échangées ne disaient rien d’important. Elle s’était estompée de ma mémoire, était devenue lointaine ; elle ne me manquait pas ; et s’il m’arrivait de penser à elle ou de l’imaginer, ce n’était pas sous la figure de la caresse et du gazouillis tendre que je l’évoquais, mais au contraire par tout ce qui, dans son être, démentait les représentations ordinaires de l’amour maternel, par tout ce qui, en elle et par elle avait fait honte à l’enfant conformiste que j’étais. Son bégaiement terrible, inexpugnable ; son énorme nez (…) que je percevais d’abord comme emblématiquement, spectaculairement juif ; ses colères qui faisaient rouler dans leurs orbites ses beaux grands yeux, mais qui étaient seules capables de dompter son bégaiement _ la fulmination chez elle désentravait la parole _ ; sa radicale absence de pitié (…).

Et soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers, cette mère des hontes et des craintes se présentifiait _ voilà ! _ à moi tout autre, par l’amour _ sa puissance est extraordinaire _ que lui vouait un extraordinaire magicien _ Monny de Boully. Elle m’apparaissait _ pour la première fois, via le « magicien«  amoureux et poète, Monny _comme une inconnue mystérieuse, auprès de laquelle, pendant les neuf années où elle s’évertua à la maternité, je serais passé sans la voir _ comme c’est la norme de ceux qui ne sont ni amoureux, ni devins, ni poètes : cf l’électrisant « Ion » de Platon… _, sans pressentir sa richesse, sans comprendre _ en ressentant « vraiment » : l’« expérience » de la sensation étant un sas absolument crucial et fondamental pour toute personne « vraiment«  « humaine« … : d’où la « plaque tournante«  capitale (et tellement sacrifiée, aujourd’hui !) de toute « éducation«  de l’aesthesis !.. ; cf là-dessus « Le Partage du sensible«  de Jacques Rancière… _ qui elle était vraiment« , pages 81-82…

« Contrairement à moi, mon père et Monny partageaient le même savoir : l’un aimait Paulette, l’autre l’avait aimée ; il l’aimait peut-être encore ; il ne cessa jamais tout à fait de l’aimer. Monny se montra éblouissant pendant toute la semaine qu’il passa à Brioude, logé dans la chambre _ à donner ou louer _ de M. Legendre. Mon père était subjugué par lui autant que moi-même. Il comprit que Monny apportait à ma mère tout un universvoilà : de culture, de poésie, de pensée ; et un « génie » aussi, pour s’y mouvoir avec brio !.. _ qu’il n’avait pas eu, lui, les moyens _ proprement poïétiques _ de lui donner«  ;

aussi « quelque chose d’incroyablement fraternel, dû peut-être _ certes _ aux circonstances _ de la guerre et de l’Occupation (et de la « chasse aux Juifs« ) _ se noua(-t-il alors, dit Claude Lanzmann aux pages 82-83) entre nous trois (mon frère Jacques travaillait depuis peu comme valet de ferme chez des paysans) : Monny ne contait pas seulement la Gestapo, mais les jours et les nuits passés par ma mère dans un placard ; les déménagements, les fuites, l’entraide, les héros, les trahisons. Il incarnait Paris, la grande ville, la culture, la poésie et la pensée dans cette sous-préfecture endormie et alarmée tout à la fois«  de Brioude

Brioude où Armand Lanzmann venait, lui (avec les siens), chercher, avec la santé (le bon air de Haute-Auvergne :

« mon père adorait cette région où ses poumons avaient été soignés à la fin du premier conflit mondial : engagé volontaire à l’âge de dix-sept ans, tandis que son propre père combattait en première ligne depuis août 1914, il avait été gazé à l’ypérite sur la Somme« , page 34), de la tranquillité (« nous quittâmes Paris, dès octobre 39, après la déclaration de guerre, pour regagner Brioude« , toujours page 34) ;

de même, je le remarque au passage, que les parents d’Armand Lanzmann, Itzhak (qui « avait changé son nom barbare en celui, plus policé et complètement gratuit, de Léon« , page 96) et Anna Lanzmann (« aux cheveux de bon pain« , tous deux, pour Claude _ l’expression se trouve page 103 _ pour lesquels « les diastases de l’assimilation étaient à l’œuvre« , cette expression se trouve, elle, à la page 92), étaient venus chercher en Normandie, à Groutel, aux environs d’Alençon, semblable paix :

« mon aïeul de Wilejka _ shtetl où il « avait vu le jour en 1874«  : « shtetl à l’orthographe incertaine et changeante, aux environs de Minsk, en Biélorussie«  (page 97) ; et devenu « M. Léon », de même que « ma grand-mère Anna (…) _ née Ratut, à Riga _était connue comme Mme Léon«  (page 97), donc _ ;

mon aïeul de Wilejka, mû peut-être par une étrange prescience, avait coupé tout lien avec le monde juif et ses anciennes connaissances. Sauf un Joseph Katz, camarade de guerre et de la même origine biélorusse que lui, dont j’adorais l’accent et le visage, qui parut deux ou trois fois à Groutel, il

_ le bon « M. Léon« , donc : Claude l’adorait ! « Je l’ai connu longtemps et aimé aussi longtemps que je l’ai connu. Il ressemblait trait pour trait à Charlie Chaplin ; nous faisait rire, enfants, par toutes sortes de mimiques et grimaces empruntées à coup sûr à son illustre modèle. Mes rires étaient inextinguibles, et je ne pouvais les étouffer qu’en enfouissant mon visage dans les cheveux de mon aïeul, dont l’odeur de pain frais imprègne encore mes narines« , page 96 _

il ne vit, une fois installé là-bas, aucun Parisien, ses enfants et petits enfants exceptés. Lorsque Anna et lui voulaient se cacher de nous, ils se parlaient en une langue incompréhensible, rauque et gutturale avec des douceurs,langue du secret, de la honte peut-être. C’était le yiddish. Des énormes familles de douze ou treize enfants dont ils provenaient, nous ne connûmes jamais aucun membre, sinon une fois, à Paris, un rouquin anglais, boxeur professionnel de son état, qui me fut présenté comme le cousin Harry. Beaucoup ont dû périr dans la Shoah, mais pas tous. L’assimilation est aussi une destruction, un triomphe de l’oubli« , commente alors ce « trait«  familial des Lanzmann, Claude, page 105.

Et pour ma part, je regrette un peu que Claude Lanzmann n’ait pas consacré un « tombeau« , en une page de ce « Lièvre de Patagonie« , à ses grands-parents maternels Lanzmann,

retirés depuis leur retraite (de leur commerce de mobilier ancien auprès de l’hôtel des ventes de la rue Drouot), en 1934, à Groutel (« hameau primitif d’une dizaine de fermes entre Le Mans et Alençon« , page 92 _ Groutel se trouve dans la Sarthe, mais tout près d’Alençon),

non plus, d’ailleurs qu’à son père Armand et à sa seconde « Manou« ,« la belle Hélène«  _ une normande (de Caen), elle aussi _

un « tombeau« , tel que celui de la page 83, à sa mère, Monny et Evelyne…

Peut-être parce que ses rapports, avec ces Lanzmann-là, furent moins agités (remords compris), plus paisibles…

Pour conclure cette incise sur le « charme«  puissant de Paulette (et de Monny ; formant un couple fusionnel : « il était ses yeux, ses mains, ses oreilles, son cœur, sa chair, son esprit ; il était elle. Jamais pareille fusion n’exista, j’en témoigne« , page 81),

voici, donc, cette superbe conclusion, page 83, du chapitre IV du « Lièvre de Patagonie« , en forme de « tombeau«  (avec « stèle » gravée d’une inscription) :

« J’ai fait graver sans peur ce défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse.

Ils _ Monny et elle _ y sont enterrés côte à côte, auprès de ma sœur _ Évelyne Rey-Lanzmann _, qui disparut la première en se donnant la mort à l’âge de trente-six ans, le 18 novembre 1966. Deux ans plus tard, Monny fut terrassé par une crise cardiaque en traversant, au bras de ma mère, l’avenue des Champs-Élysées

_ Paulette, elle, a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-douze ans, en 1995 ; Claude cite, page 78, ce mot de condoléances reçu de Marthe Robert :

« Mon cher Claude, j’apprends la mort de Paulette par « Le Monde » d’aujourd’hui. Vous savez que je l’ai bien connue. A une certaine époque, j’allai très souvent la voir ; et je me plaisais beaucoup en sa compagnie. Surtout j’admirais sa beauté ; elle me semblait incarner toute la noblesse des antiques filles d’Israël« «  

Sur la même stèle, on peut donc lire aussi quatre vers d’un de ses poèmes _ il s’agit de Monny, « le Rimbaud serbe« …  _, déchirant poème sur la mort et le néant impensables, impensable pensée :

  « Passé, présent, avenir, où êtes-vous passés

   Ici n’est nulle part

   Là-haut jeter le harpon

   Là-haut parmi les astres monotones« 

Fin de l’incise sur Pauline-Paulette, la mère de Claude, et son talent à susciter la « confiance » des « confidences » ;

place, maintenant, au « talent d’écoute«  et « dialogue » d’Évelyne… 

Évelyne : cf page 185 : « elle était curieuse de tout ; instaurait avec les gens un rapport de confiance ; savait les faire parler et révéler d’eux-mêmes le plus essentiel« 

La remarque ci-dessus s’applique plus particulièrement à un « travail«  de reportage et d’« interviews«  filmé, qu’à un moment difficile de sa carrière de comédienne au théâtre et à la télévision elle avait entrepris, pour une émission d’Éliane Victor, à la télévision, quatre mois avant sa mort.

Déjà, en 1960 : « La politique eut, en 1960, de dures conséquences sur la carrière et la vie de ma sœur : elle signa avec nous tous _ et contre mon avis car je prévoyais ce qui arriverait _ le Manifeste des 121, appelant les conscrits à refuser de servir en Algérie ; et les représailles ne tardèrent pas. Elle travaillait alors beaucoup _ comme comédienne_ à la télévision, télévision d’État, qui la sanctionna immédiatement en annulant tous ses engagements et en lui fermant ses portes pour plusieurs années. Elle avait trente ans » (page 180).

Et « en septembre 1965, pour la reprise des « Séquestrés« 

_ « d’Altona«  : pièce que Sartre avait écrite pour elle ! « Toutes les pièces de Sartre, on le sait, furent écrites pour des femmes ; et comme le dit joliment Cau, dans « Croquis de mémoire«  : « Plutôt que d’offrir des fleurs, il leur offrait des pièces. » Mais « Les Séquestrés » furent la seule et unique pièce qu’il conçut pour Évelyne, avec laquelle il n’avait plus de relation amoureuse depuis plusieurs années« , pages 179-180.. _,

elle eut une crise de trac terrible : « elle tremblait de tout son corps ; tremblement qui culmina et explosa soudain en sanglots convulsifs, en hurlements coupés d’une longue plainte déchirante couvrant le bruit de la salle. (…) L’annonce d’un incident technique fut faite« . Mais « elle se reprit tout à coup, incompréhensiblement ; sécha ses yeux ; fut repoudrée et entra en scène. Elle joua très bien, la voix sèche et comme sans émotion ; je ne l’avais pas vue, dans les « Séquestrés«  aussi bonne« , page 182.

Mais « cette crise terrifiante était annonciatrice d’une défaite existentielle dont elle tira sans faillir les conséquences _ soit la renonciation à se produire sur scène au théâtre ! Elle tomba malade aussitôt la fin des représentations« , page 183.

Alors « elle ne voulait plus entendre parler de théâtre, mais pensa _ nous le pensions tous _ qu’elle serait très capable de réaliser des films, et, d’abord, des reportages pour la télévision.

Elle était curieuse de tout ; instaurait avec les gens un rapport de confiance ; savait les faire parler et révéler d’eux-mêmes le plus essentiel.

Éliane Victor, qui dirigeait alors une célèbre émission de télévision, « Les Femmes aussi », et qui l’aimait beaucoup, lui confia la réalisation d’un film sur les femmes tunisiennes.

Elle partit en août, puis en septembre faire là-bas des repérages ; en octobre pour le tournage proprement dit ; et elle commença le montage de l’émission dès son retour.

Avec Beya, une des femmes tunisiennes qu’elle avait choisie comme héroÏne de son film, elle noua une relation de tendresse bouleversante et fut littéralement adoptée par toute une famille.

Elle avait le sentiment d’avoir découvert quelque chose de central, qui ne serait pas fugitif « , page 185…

Mais le 18 novembre 1966, elle se suicidait…

«  »Beya ou ces femmes de Tunisie« , l’émission de télévision à laquelle Évelyne avec raison tenait tant, fut diffusée deux ans après son suicide, le 3 janvier 1968 ; elledurait cinquante minutes ; et fut unanimement saluée comme un comble d’intelligence et d’humanité. C’est Robert Morris qui tenait la caméra. Ma sœur, très belle, très jeune, svelte, la chevelure nattée, est à l’image en compagnie de Beya au tendre visage, pendant presque toute la durée du film« , page 189…

« confiance«  et « confidence«  : peut-être une qualité idiosyncrasique, donc, de quelques uns des Lanzmann-Grobermann,

telles Pauline-Paulette, la mère de Claude,

et Évelyne, sa sœur,

qui a « précédé«  en quelque sorte Claude sur les « chemins » du « reportage«  et de l’« entretien«  cinématographiques… ;

auxquelles j’associerai, aussi, le très remarquable « don » pour l’« écoute » de Simone de Beauvoir :

ainsi, page 270, « sa façon unique et toujours pour moi bouleversante d’écouter, sérieuse, grave, ouverte, totalement confiante«  ;

je cite tout le passage : « Pendant les douze années très difficiles _ de 1973-74 à 1984-85 _ qu’a duré la réalisation de « Shoah« , je venais vers elle chaque fois que je le pouvais ; j’avais besoin de lui parler ; de lui dire mes certitudes, mes doutes, mes angoisses, mes découragements. Je sortais toujours des soirées que nous passions ensemble, sinon rasséréné, du moins fortifié. Cela ne tenait pas tant à ce qu’elle savait et que nous pouvions partager _ comment eût-elle pu connaître toutes les horreurs que je découvrais ? C’est moi qui les lui apprenais _ qu’à sa façon unique et toujours pour moi bouleversante d’écouter, sérieuse, grave, ouverte, totalement confiante. L’écoute la transfigurait _ rien moins ! _, son visage se faisait humanité pure ; comme si sa capacité à se concentrer sur les problèmes de l’autre la délivrait de son souci, de sa propre angoisse et de la fatigue de vivre qui ne la quitta plus après la mort de Sartre » _ qui eut lieu le 15 avril 1980 ; Simone, elle, s’est éteinte le 14 avril 1986

(cf à la page 544 : « A l’aéroport international de Los Angeles, ceux qui m’accueillaient _ pour la remise de « la Torch of Liberty Award », « prévue et organisée depuis des mois » et « dont la date ne pouvait être changée » ; tandis que « les médecins m’avaient dit : « Elle sera encore là à votre retour » _ avaient une mine consternée , un télégramme venait d’arriver, annonçant le décès du Castor«  ; le lendemain, après « une nuit blanche, incapable de dormir« , je « repris l’avion, arrivai à Paris à l’aube pour prendre en mains aussitôt, comme je l’avais fait pour Sartre, l’organisation des obsèques du Castor. Elle ne se trouvait plus dans l’unité de soins intensifs, mais à la morgue de l’Hôpital Cochin« …).

mais aussi, page 251, à propos, cette fois, de la façon de s’écouter et d’échanger entre eux (ainsi que chacun d’eux avec un autre), de Simone et de Sartre, et de ce qu’eux-mêmes qualifiaient du principe pratique (duel ; et pas pluriel) : « chacun sa réception«  :

« Nous étions tous les trois _ du temps de la « vie commune » de Simone et de Claude, de 1952 à 1959 ; et du « partage«  de pas mal de moments avec Sartre _ très faciles à vivre. Elle comme lui _ et c’est aussi depuis longtemps ma conviction _ pensaient qu’on ne discute bien qu’avec ceux avec lesquels on est d’accord sur le fond. C’est pourquoi ils détestaient les mondanités et les grandes tablées françaises, privilégiant _ nous y voici _ la relation duelle… Être deux, se parler deux à deux était selon eux _ selon moi aussi, ils m’ont appris cela _ la seule façon de se comprendre, de s’entendre _ en commençant par « vraiment«  s’écouter ! _, d’avancer, de réfléchir. La formule de cette relation était : « Chacun sa réception »« , pages 250-251. Je ne reprends pas le récit, déjà donné dans un de mes articles d’introduction (le tout premier, et vers la fin de l’article : « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ présentation I« ) à ce « Lièvre de Patagonie« , de l’« application«  quasi comique de cette « réception«  séparée, lors des déjeuners au restaurant, lors d’un séjour de vacances d’« avant-printemps«  à Saint-Tropez, en 1953..

Cependant, Simone était aussi sujette à des crises d’angoisse (« il s’agissait toujours d’une prise de conscience suraiguë, intolérable, de la fragilité du bonheur humain, du destin mortel de ce que les mortels appellent précisément « le bonheur », dont la nature est d’être toujours compromis. La seule pensée de la mort de Sartre, qu’il mourrait avant elle, ou encore qu’il y aurait une fin à notre relation d’amour, ce dont elle s’était pourtant dite certaine dès son début _ Claude et elle avaient dix-sept ans d’écart _, pouvait déclencher la plus violente crise« , page 278). Par exemple ainsi, toujours page 278 : « elle était habitée par la croyance compulsive que la narration des faits, ceux d’une journée, d’un dîner, d’une semaine, était toujours, à tout moment possible _ sans nulle « incompossibilité« , en quelque sorte. Il convenait de tout se dire, de tout se raconter _ selon quelles « focalisations » ?.. _, tout de suite, dans une précipitation haletante ; comme si se taire ou vouloir parler à son heure renvoyait au néant ce qui ne lui était pas rapporté sur-le-champ.

Il s’agissait véritablement d’un « rapport » inaugural _ à l’entame de toute retrouvaille _ et quasi militaire « d’activité » ; sa volonté de tout savoir ; ou sa crainte d’oublier ce qui restait à passer en revue interdisant _ aussi _ qu’on s’attardât sur tel ou tel événement saillant. Elle était si pressée _ sus et malheur aux tempi lents et aux « ralentendi » !.. _ d’aller au point suivant qu’à la lettre _ et c’est fâcheux ! _ elle n’entendait pas ce qu’on lui disait alors ; ou mélangeait tout _ jusqu’à des conséquences tragiques (telle, peut-être, celles, en 1990 _ « quatre ans à peine après la mort de Simone de Beauvoir« , quand « furent publiées en totalité par sa fille adoptive« « les lettres de celle-ci _ Simone _ à Sartre«  et « sans masquer«  le « nom de gens encore vivants« _, du suicide de Josie Fanon ; cf aux pages 365-367…). Les relations, orales ou épistolaires, qu’elle faisait plus tard, à Sartre par exemple _ car comme dans le miroitement tropézien que j’ai évoqué _ dans l’épisode quasi comique des deux cafés contigus sur le port, et des « réceptions séparées«  !.. _, le récit premier devenait toujours récit du récit du récit… _, témoignent de cette confusion, symptôme névrotique par excellence.


C’est plus tard, après notre séparation _ en 1959 _, quand la voyant deux soirées par semaine, je venais la chercher pour l’emmener au restaurant, que sa hâte avide dès les retrouvailles me fut souvent insupportable, parce que ayant des choses importantes ou difficiles à formuler, j’avais besoin d’installer entre nous mon propre temps _ absolument ! et musicalement… _ afin de pouvoir _ « vraiment » _ lui parler _ = se faire « vraiment » entendre d’elle… _, ce à quoi je tenais plus que tout. Les scènes _ entre Simone et Claude _ naissaient toujours au début des rencontres _ par la faute de tempipas encore accordés _ ; j’étais incapable de l’exposé à la course et à froid qu’elle attendait ; je le lui disais ; elle se fermait, prenait son visage offensé et sa moue boudeuse ; seul le vin appariait nos temporalités _ la formule est assez délicieuse ! et le phénomène est parfaitement musical ! _ ; nous pouvions alors passer de longues heures heureuses, où, son angoisse dissipée, la merveilleuse capacité d’écoute  _ la revoilà ! _ dont j’ai parlé se donnait libre carrière« , pages 277 à 279…

Fin, ici, de l’incise sur la capacité

_ de Pauline, d’Évelyne et de Simone (sans aller jusqu’à celle aussi, non négligeables, non plus, de Juliette Simont et de Sarah Streliski, auxquelles le « travail«  de ce « récit de vie«  de ce « Lièvre de Patagonie«  a été « confié« , davantage que simplement donné à « transcrire« , à la frappe « à bon rythme« (sans « tuer l’élan« , page 14), sur le clavier d’un ordinateur; ou à celle de Dominique (page 14 aussi) _

d’écouter et converser pleinement !.. _

celui « écoutant » ainsi 

suscitant, très sûrement, « l’élan » de « confiance« , enfin, de la « confidence« 

de pareil « témoignage »

(cf sur cette situation, l’ami Montaigne, en son sublime essai d’ouverture du livre III des « Essais » : « De l’utile et de l’honnête«  : « Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin _ le revoilà _ et l’amour« … ;

et pour une lecture experte et magnifique de cet essai majeur de notre immense bordelais , se reporter à l’indispensable « Montaigne _ Des règles pour l’esprit » de l’ami Bernard Sève)

je veux dire, dans le cas du « travail« ,

de longue haleine et de patience, autant que de tenace et implacable, sans faillir,détermination

de Claude Lanzmann,

la « vérité » du « témoignage« 

comme « loi » et « mandat » de l’œuvre

le « placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage« ,

donc,

tel est le sujet de ma proposition principale,

autorise et permet, très effectivement, à l’auteur de l’œuvre, la « survenue« ,

ô combien peu probable, certes, au départ ; et, par là même, quasi « miraculeuse« 

_ en tout cas pas « sur commande«  !.. ; c’est bien plus complexe ; et surtout « innocent » !.. :

une « grâce » donnée ; et qu’il faut apprendre à, et délicatement, en s’en rendant presque « prêt » a priori, « recevoir« , « accueillir«  ; presque « réceptionner« , au cas par cas, et en hôte bien humblement reconnaissant… _,

la « survenue » bondissante de cette « joie sauvage » de l’ »incarnation » réussie,

en tant que cette « incarnation » est bien _ et enfin ! après avoir été « entrevue« ,« désirée« , « espérée« … ; elle s’« annonçait«  un peu déjà, en quelque sorte… _ ; et même bel et bien,

un « être vrais ensemble » :

l’ »être vrais ensemble« 

de la rencontre « vraie » de certaines personnes, chaque fois singulières ;

de la rencontre « vraie » de certains lieux, chaque fois singuliers ;

la rencontre « vraie » de certains animaux, tels quelques lièvres, eux aussi assez particuliers :

des lièvres de Serbie

_ « dans les grandes forêts de Serbie« , selon l’expression de la toute dernière page, la page 546 ;

ou, d’abord : « nous nous dirigeons _ au présent _ vers le nord de la Yougoslavie« , à la page 256 _,

à moins que ce ne soit « les grandes forêts » de Bosnie, ou de Croatie, voire de Slovénie ; en l’ex-Yougoslavie, en tout cas :

cf l’indication, donnée deux pages auparavant (à la page 254), de l’itinéraire de « nos premières vacances d’été »

_ celles de Claude (Lanzmann) et de Simone (de Beauvoir) depuis qu’ils avaient entamé leurs sept ans (« nous vécûmes ensemble conjugalement, pendant sept ans, de 1952 à 1959« ) de « véritable vie commune« , page 250 _

brossé, cet itinéraire de vacances, à grands traits :

« nous avions prévu un voyage compliqué : les montagnes suisses d’abord, pour que je reprenne force et santé

_ après un stupide accident de ski (« je me laisse emporter sur le verglas ; je dévale à toute vitesse, sans savoir ni pouvoir tourner ; et c’est un sapin heurté de plein fouet qui arrête ma course en m’ouvrant le front. Je saigne considérablement« , page 253) aux précédentes (et premières, ensemble, Simone et Claude) vacances d’hiver, « deux semaines en décembre-janvier, au moment du plus grand froid, à la Petite Scheidegg (Kleine Scheidegg), un col battu des vents de l’Oberland bernois, à 2061 mètres d’altitude, au pied de la Jungfrau, vue sur les terribles faces nord

_ tiens : les voilà déjà ! cf l’expression de la page 429, à propos de « l’aventure« proposée de « Shoah«  (« avec une gravité et une solennité que je ne lui connaissais pas« , par son « ami Alouf Hareven, directeur de département au ministère des Affaires étrangères israélien », la « conversation dut avoir lieu au début de l’année 1973«  :

« Il ne s’agit pas de réaliser un film sur la Shoah, mais un film qui soit la Shoah. Nous pensons que toi seul es capable de le faire. Réfléchis. Nous connaissons toutes les difficultés _ certes ! _ que tu as rencontrées pour mener à bien « Pourquoi Israël « . Si tu acceptes, nous t’aiderons autant que nous le pourrons« …)  :

« je me sentais au pied d’une terrifiante face nord, inexplorée, dont le sommet demeurait invisible, enténébré de nuages opaques«  !! _

à la Petite Scheidegg, donc,

au pied de la Jungfrau, vue sur les terribles faces nord de l’Eiger et du Mönch« .

Fin de l’incise sur l’accident de ski bernois et le « défi«  des « terribles faces nord«  d’une vie non dépourvue de dangers affrontés, plus ou moins volens nolens, à l’unité, de divers ordres : « même si la Shoah est centrale dans « Pourquoi Israël« , je n’avais jamais envisagé de m’attaquer frontalement à pareil sujet« , toujours page 429…

Et retour à l’itinéraire « yougoslave«  de l’été 1953

et la « rencontre«  de Claude avec les tous premiers de ses lièvres (sauvages)« bondissants«  _

« nous avions prévu un voyage compliqué, les montagnes suisses d’abord, pour que je reprenne force et santé, donc,

une brève escale à Milan chez Hélène de Beauvoir, dite Poupette, la sœur du Castor, mariée à un attaché culturel, Lionel du Roulet, dont chacune des paroles était fardée d’une conscience seconde et légèrement pompeuse.

L’aventure se poursuivrait _ nous y voilà ! _ par Trieste, la Croatie, la côte dalmate, jusqu’à Dubrovnik, remontée par Sarajevo, toute la grande pleine serbe _ ou plutôt croate ? celle de la Slavonie, entre Vukovar et Ossijek et Zagreb ?.. _, Ljubljana, entrée en Italie à Tarvisio, Suisse derechef ; tout dépendrait du temps, le temps qu’il ferait et celui qui nous resterait. C’est moi qui conduisait la Simca Aronde… » pages 254-255. Fin de l’incise serbo-yougoslave ! Et retour aux autres lièvres bondissants (ou se glissant sous des barbelés) du livre… _

l’ »être vrais ensemble« 

de la rencontre « vraie » de certains animaux, tels quelques lièvres :

des lièvres de Serbie, donc,

_  « nous nous dirigeons _ donc _ vers le nord de la Yougoslavie. Je conduis. Dans le faisceau des phares, de grands lièvres bondissent _ le récit est toujours au présent ! et nous, lecteurs, les voyons « bondir« , à notre tour, autour de notre faisceau de lecture… _ des deux rives de la route. Ils me semblent pulluler ; je ne veux pas les heurter ; je roule doucement, je slalome dangereusement pour les épargner. Je n’en tue que trois, et c’est un exploit. (…) J’aime les lièvres ; je les respecte ; ce sont des animaux nobles ; et j’ai appris par cœur le long conte pour enfants de Silvina Ocampo, la poétesse argentine, intitulé « La Liebre dorada« , « Le Lièvre doré« , qui vient en exergue de ce livre. »

Avec encore cette annotation, en suivant immédiatement :

« S’il y a une vérité de la métempsycose

_ est-ce la poésie et le fantastique que pratiquaient allègrement, à Buenos Aires, Silvina Ocampo (d’elle _ 1903-1993 _, sont présentement disponibles en français : « Faits divers de la terre et du ciel«  ; et, avec Bioy « Ceux qui aiment haïssent« ), Adolfo Bioy (cf, de lui _ 1914-1999 _ « L’Invention de Morel« , « Le Journal de l’année du cochon » ou  « Le Songe des héros« ) et Borges (de lui _ 1899-1986 _ avec Bioy, à deux donc, notamment « Les Chroniques de Bustos Domecq« ), qui ont pu, en quelque façon, donner un peu de cette inspiration, ici, à Claude Lanzmann ? A quelle occasion Claude Lanzmann rencontra-t-il donc « La Liebre dorada » de Silvina ?.. Je n’ai pas pensé lui poser la question… _


« S’il y a une vérité de la métempsycose

et si on me donnait le choix,

c’est, sans hésitation aucune, en lièvre _ « bondissant » !.. _ que je voudrais revivre« , poursuit-il sa rêverie à propos des lièvres, page 256 ;

avec encore ceci, onze lignes plus loin, et en forme de conclusion, page 257 : « A Auschwitz-Birkenau, on ne tue plus, même les animaux : toute chasse _ dont celle à des « hommes«  ! _ est interdite. Nul ne tient le compte des lièvres. La seule chose sûre est qu’ils sont très nombreux _ l’espèce est bien connue pour sa prolificité…: elle est vivace ! _ ; et il me plaît de penser que beaucoup des miens _ qu’on avait voulu là « annihiler« , de mai 1940 au 27 janvier 1945 ; et avec leur progéniture _ ont choisi _ sic _, comme je le ferais _ re-sic _, de se réincarner _ et survivre ainsi et comme espèce et comme individus _ en eux« 

l’ »être vrais ensemble« 

de
la rencontre « vraie » de certains animaux, tels quelques lièvres, je poursuis l’élan de ma phrase :

des populations « bondissantes« , donc, de lièvres « de Serbie« ,

mais aussi un lièvre « intelligent » de Silésie-Pologne

_ celui « au pelage couleur de terre«  filmé à Auschwitz-Birkenau, « arrêté par un rang de barbelés du camp d’extermination de Birkenau » et présent, pour qui y fait assez attention, sur les images de « Shoah » : « deux plans rapides mais centraux pour moi« , indique Claude Lanzmann à la page 256 :

« on ne perçoit _ soi, spectateur subjectif :

la perception a toujours de fort complexes (et parfois même, sinon toujours, labyrinthiques) conditions : d’attention, de « focalisation« , de mémoire, de vocabulaire, de culture : de liaisons mentales (ou d’images mentales) à foisons, ou pas, maigrelettes et raréfiées ; de connexions cérébrales plus ou moins riches et plus moins rapides ; une phantasia en permanence en action, ou, a contrario, inhibée, ralentie, formatée, figée : endormie, anesthésiée, paralysée ; ou même carrément annihilée et détruite, aussi… ; ce que j’ai pu qualifier, en un article, à propos du très beau et majeur ! « Homo spectator » de Marie-José Mondzain, de « faculté d’imageance«  _

on ne perçoit ce que la caméra montre pourtant clairement _ objectivement, cette fois : sur la pellicule impressionnée _  qu’après un temps infinitésimal

_ un concept leibnizien, cet « infinitésimal« , lié (en leur « amont » : il les « conditionne«  …) aux importantes (au quotidien !) « petites perceptions » d’où sourdra la perception consciente, évidente et massive, elle… ; cf les « Nouveaux Essais sur l’entendement humain« , par exemple ; ou « la Monadologie« , de Leibniz _

de latence _ l’œil de l’esprit ayant dû procéder à une opération de« focalisation » impromptue : s’attendait-il à « découvrir » parmi les barbelés d’Auschwitz un lièvre ? _ :

un lièvre au pelage couleur de terre est arrêté par un rang de barbelés du camp d’extermination de Birkenau« 

pendant qu’on entend, défilant sur la bande son, la voix off du slovaque Rudolf Vrba :« une voix off

_ un des facteurs cruciaux de l’idiosyncrasie d’ »auteur de cinéma«  de Claude Lanzmann : dans tout l’œuvre cinématographique de Claude Lanzmann, jamais une voix off n’intervient pour « commenter« , en surplomb, l’image ; et en « imposer une signification«  qui soit fermée, totalisante (ou totalitaire), figée… ; c’est à un spectateur actif, d’esprit alerte et vif, d’opérer ses propres « connexions » attentives, vives, si possible « sagaces«  ;

en relation avec ce que Claude Lanzmann appelle, page 509, « la construction du film« 

« qui«  seule, « étant donné le parti que j’avais pris d’une absence totale de commentaire« , pour « Shoah« , « est la clé et le moteur de son intelligibilité, qui permet au récit

_ non univoque, à plusieurs voix (« les hérauts (« du peuple tout entier« ), oublieux d’eux-mêmes, suprêmement conscients de ce que le devoir de transmission, requérait d’eux, s’exprimeraient naturellement au nom de tous« , se dit, page 442, l’auteur et maître d’œuvre de « Shoah » très tôt, en l’élaboration complexe, d’abord « opaque« , de ce « film immaîtrisable« , page 441),

polychoral, du film : comme toutes les œuvres vraiment majeures, désormais, depuis l’« Ulysse«  de Joyce et « Le Bruit et la fureur«  de Faulkner _

qui permet au récit, donc,

d’avancer et d’être compréhensible pour le spectateur _ tant soit peu attentif et « mobilisé«  : en éveil, et pas endormi ; véritablement vigilant

Il n’y a _ dans « Shoah« , ni en aucun des films de Claude Lanzmann _ aucune voix off pour indiquer ce qui va arriver, pour dire quoi penser, pour relier de l’extérieur les scènes entre elles. Ces facilités propres à ce qu’on appelle classiquement un documentaire ne sont pas autorisées dans « Shoah« , page 509 ;

la voix off « témoigne«  seulement ;

ou bien « traduit«  (d’une langue à une autre : et toutes les opérations de traduction ont été scrupuleusement conservées _ même les maladroites et contestables : par déontologie à l’égard des traducteurs (Barbara Janicka, Francine Kaufmann) et à l’égard de l’œuvre elle-même s’élaborant ainsi, peu à peu (cf par exemple, les significatives pages 500 à 502 : « même les meilleures, surtout les meilleures, cèdent à leurs craintes, à leurs émotions«  : « elles gauchissent«  et « édulcorent« ) _ au montage) ;

« accouche«  aussi

(cf l’emploi du terme à la page 454 ; c’est à propos des difficultés du « témoignage« du « premier « revenant », Michael Podchlebnik«  : avec lui, « le problème ne se posait pas ainsi« 

_ = comme avec le mutique Simon Srebnik, pour lequel il fallut inventer un « commun langage : il me corrigeait, je le corrigeais. En un sens, j’en savais plus long que lui, car j’avais été partout _ à Chelmno _ en homme libre, tandis que lui marchait les chevilles entravées, souffrant de la faim, des coups, de l’humiliation, et de la peur de la mort à tout instant possible. Pourtant, le partage, la confrontation et l’échange, par le dessin, du savoir de chacun, furent une joie puissante et neuve : nous nous mîmes à parler ; je sus l’interroger ; il voulut raconter« , page 455 _ ;

avec Michael Podchlebnik, donc, « tout est dans son visage, son merveilleux visage de sourire et de larmes ; ce visage est le lieu même de la Shoah. Et chaque fois que je le revois sur l’écran, devinant ma main qui lui presse et lui masse l’épaule _ ainsi que Freud commença par procéder afin de faciliter l’expression de ses patients dans les tâtonnements de l’invention (magnifique !) de la psychanalyse _ pour l’aider à accoucher_ nous y voilà ! et c’est aussi la (magnifique encore !) méthode socratique ! cf les « dialogues » de Platon !.. _ le plus difficile des récits _ la découverte par lui de sa femme et de ses enfants parmi les cadavres à l’ouverture des portes de son premier camion à gaz _, instant où il passe soudain de son courageux sourire à de pudiques sanglots ; je ne peux que l’accompagner de mes propres pleurs. Héroïque et rigoureux Michael Podchlebnik, qui, dès sa première intervention dans le film, dit : « Il ne faut pas parler de cela » ; alors que Srebnik l’a précédé d’un « On ne peut pas se représenter cela ». Héroïque Podchlebnik qui ne raconte rien de sa fantastique évasion, car son histoire personnelle était selon lui sans importance. Rien non plus de la force et de la ruse qu’il sut mobiliser, des souffrances subies : il s’évada en effet dès le début de la première pétriode de l’extermination à Chelmno, et il lui fallut survivre en Pologne, sous les Allemands, pendant presque quatre années« , pages 454-455 ; sans autre commentaire de ma part… ;

mais aussi à la page 359 : « j’ai été véritablement un accoucheur«  ; et c’était lors de son séjour ultra-clandestin à l’état-major de l’Armée de Libération Nationale de l’Algérie, au mois d’août 1961 :

« un chauffeur du FLN est venu me chercher à cinq heures du matin pour m’emmener de Tunis à Ghardimaou, à la frontière algérienne. C’est à Ghardimaou qu’était cantonné l’état-major de l’A.L.N. Le conducteur prenait un plaisir visible à me terrifier en roulant à toute allure sur des routes impossibles, pour m’épater, ou pour me tester, me tuer peut-être. Après quelques heures de voyage, nous arrivâmes enfin dans une grande cour de caserne ensoleillée où des hommes jeunes, vêtus en civil, déambulaient. Plusieurs m’ont aussitôt entouré, très aimables, parlant un très bon français« , page 357 ;

« J’ai passé environ une semaine à l’état-major

_ où se trouvaient, entre autres, le colonel Boumediene (« Je n’en revenais pas : le grand rouquin au transistor « en tournée d’inspection », c’était lui ; il n’avait pas jugé bon de se présenter, même si je l’avais vu le premier jour, puis midi et soir, à chaque repas, depuis mon retour de la montagne !« , page 360) ;

mais aussi « un jeune capitaine de l’ALN aux magnifiques yeux bleus, un de ceux qui m’avaient parlé le premier jour, m’a pris en charge ; il me racontait presque poétiquement son bouleversement et la beauté de l’aube à l’instant du premier coup de feu d’une embuscade dans le Sud algérien. Sachant que j’étais juif, il avait ajouté : « Après l’indépendance, nous devrons envoyer des missions en Israël » ; et comme je m’étonnais :« Oui, nous avons énormément à apprendre d’eux _ En quel domaine ? demandai-je. _ Oh, les kibboutzim, l’irrigation, l’afforestation, l’amélioration des sols ». Ce capitaine qui n’a pas cessé de me piloter pendant le reste de mon séjour s’appelait Abdelaziz Bouteflika. On sait qu’il est aujourd’hui président de la République algérienne« , page 359 _

« Tous venaient me parler avec une extrême franchise ; chacun me confiant des pensées intimes ou secrètes dont ils osaient à peine s’ouvrir à leurs camarades. J’ai été véritablement un accoucheur« 

Fin de l’incise sur le terme « accoucher«  et le recueil des « confidences«  auprès du bras armé du FLN…

Et retour aux fonctions de la voix off selon le cinéma de Claude Lanzmann…

la voix off _ donc, je reprends l’élan de ma phrase _

« témoigne«  seulement, ou bien « traduit« , « accouche«  aussi et surtout

dans le cas, pour quarante minutes (sur les 550 que dure le film « Shoah« ), de la voix de Claude Lanzmann lui-même :

« accouche«  fraternellement les « revenants«  (des chambres à gaz) ;

ou implacablement les « bourreaux«  qui se vont se faire piéger par le dispositif de la « paluche« 

_ « avec les bourreaux, il fallait apprendre à tromper les trompeurs ; c’était un devoir impérieux« , page 468 ;

et à l’avocat engagé pour se défendre au procès intenté par Heinz Schubert (« l’un des chefs des Einsatzgruppen », « condamné à mort gracié par McCloy, responsable de l’immense tuerie de Simferopol, en Crimée« , page 477 ; « les Schubert avaient appelé la police, lui avaient remis le sac et la paluche _ dont s’était débarrassé, dans la bagarre et la fuite, Claude Lanzmann, après la découverte par les Schubert du dispositif de piégeage _; pris un avocat ; et, sur les conseils de celui-ci, porté plainte« , page 483) ;

et à l’avocat engagé par Claude Lanzmann (« choisi au hasard dans un annuaire professionnel de Hambourg« , page 484) :

« je lui expliquai que je travaillais pour l’Histoire et la vérité ; que, moi-même Juif et réalisant un film sur l’extermination de mon peuple, je ne pouvais pas me passer du témoignage des nazis ; j’exposai combien j’avais été franc et honnête pendant des années ; et que seule leur lâcheté profonde m’avait contraint à utiliser à mon tour la tromperie et le subterfuge pour briser le mur épais de silence qui empoisonnait l’Allemagne « , page 484 ;

et de fait, lors de ce procès, « le procureur, un homme d’une droiture remarquable, me répondit que mes arguments l’avaient convaincu, et qu’il renonçait à me poursuivre. Plus encore, il m’annonça qu’après un laps de temps de quelques mois imposé par la loi, la paluche, le sac et les étoiles _ qui constituaient un camouflage _ me seraient restitués. Ce qui fut fait« , page 484 _ ;

ou encore, cette même voix off« laisse parler«  « torrentiellement«  (en « une déferlante de paroles capitales », page 496) les « témoins«  polonais des camps d’extermination : nul n’ayant jusqu’alors, ces années-là, pensé venir chercher, sur le « lieu du crime«  (toujours page 496), à « vraiment » les « écouter«  _

une voix off _ donc _ parle sur cette première image _ du lièvre « au pelage marron«  face aux barbelés du camp de Birkenau, en un lien (de pure concomitance) non surligné, souligné… _,

celle de Rudolf Vrba,

un des héros du film, héros sans pareil

puisqu’il réussit à s’évader de ce lieu maudit _ de Birkenau _, gorgé de cendres.


Mais le lièvre est intelligent ; et tandis que Vrba parle, on le voit affaisser son échine
_ un geste crucial ; déjà emblématique… _, ployer ses hautes pattes

et se glisser sous les barbelés.

Lui aussi s’évade« 

_ et va pouvoir continuer ses courses folles, ses gambades et cabrioles, dans les champs et la forêt ; ainsi que, comme tous ceux de son espèce (bien connue pour être prolifique), se reproduire _ ;

et de fait aujourd’hui « à Auschwitz-Birkenau (…) nul ne tient le compte

_ les comptabilités étant rarement, et cela depuis Galilée, Descartes, Adam Smith, et les autres, « innocentes«  ;

cf la comptabilité exhaustive, elle, par « les statisticiens de l’Aktion Reinhardt« , des dépouilles prises sur les victimes juives « dans les trois camps de Treblinka, Belzec et Sobibor« , pages 497-498 :

« S’ils ne se sont pas souciés de tenir le compte exact du nombre de Juifs gazés là-bas » _ certains de ces chiffres, en effet, manquent… _, ces « statisticiens« -ci « ont par contre calculé au centime près les sommes _ en dollars, en drachmes, en florins, en francs, en devises de toutes sortes _ que les commandos, dont Suchomel avait la charge, trouvaient en décousant les manteaux, les vestes, les corsets des victimes, ou en faisant sauter les talons de leurs chaussures«  _ même si « bien sûr une partie de cet argent échappait aux comptables du WVHA (Wirtschaftsverwaltunghauptamt, organisme administratif des affaires économiques de la SS) pour aller dans les poches des préposés à la mort, SS, Ukrainiens, Lettons ; ou bien encore être enfouie dans le sol par les membres juifs des sonderkommandos, afin de servir dans le cas improbable d’une évasion.

C’est cet argent que villageois et prostituées recevaient contre de la vodka, du porc ou du plaisir« .

Et « Henrik _ Gawkoswki, le magnifique « témoin« , chauffeur de la locomotive des convois de Treblinka _, dans les larmes, me confessa au cours de la nuit _ de sa première « confession« _ avoir perdu au poker, jouant entre deux convois, 50 000 dollars, pactole alors fantastique. Il avait ajouté : « Bien mal acquis ne profite jamais ». Et « je le vis plus tard, quand je revins pour tourner, chanter de toute son âme et de toute la puissance de sa voix, dans la chorale de l’église » de Malkinia ;

cf aussi l’extraordinaire vénalité, congénitale peut-être, d’un Suchomel, « à la fin mars 1976«  : « dans sa dernière lettre«  avant le rendez-vous fixé à Braunau (et où il allait être filmé à son insu grâce à la mise au point, délicate et complexe, d’une « paluche« ), celui-ci spécifiait, le passage se trouve à la page 472 : « Cela me réjouit beaucoup que vous ne reveniez pas sur la somme promise de l’argent des douleurs (Schmerzensgeld). J’ai encore une prière : qu’il me soit versé en devises allemandes«  ; et « quand nous eûmes terminé _ l’entretien à l’Hôtel Post de Braunau _, je comptai très lentement devant lui et Frau Suchomel les billets de 100 Deutsche Mark, prix de ses « douleurs ». Il était si content, si sûr de lui, et de moi désormais, qu’il me proposa de remettre ça une autre fois. Je dis oui, mais ne donnai pas suite ; ce fut lui qui me harcela par de nouvelles lettres : mon argent l’intéressait vraiment. A Treblinka, il était le chef des Goljuden (les « Juifs de l’or »), un commando chargé de récupérer l’argent et les bijoux cachés dans les vêtements ; ou d’extirper les dents en or des mâchoires de ceux qu’on venait de gazer« , page 473… Fin de l’incise sur la comptabilité des « dépouilles«  prises sur les Juifs assassinés. Et retour aux lièvres ! _

et de fait aujourd’hui « à Auschwitz-Birkenau

nul ne tient le compte

des lièvres.

La seule chose sûre est qu’ils sont très nombreux« , page 256-257 ;

mais aussi, et encore,

Claude Lanzmann évoque un lièvre qui,

pour ne pas être trop « oublieux » de « la rumeur fantasque du monde« ,

savait se révéler particulièrement « capricieux » et « sagace » :

en Argentine ;

dans la « fantaisie« , tout le moins, du « génie » original de la poétesse Silvina Ocampo :

le lièvre « que la rumeur fantasque du monde qu’il gardait en mémoire, peuplée d’animaux préhistoriques, de temples semblables à des arbres secs, de guerres vaines et inopportunes« 

_ maintenant c’est Silvina Ocampo, « la poétesse argentine«  si merveilleuse qui se trouve être aussi l’épouse de mon cousin le, merveilleux lui aussi, écrivain argentin Adolfo Bioy Casares (et amis très proches, tous deux, de Borges) ;

c’est Silvina Ocampo qui s’exprime, dans l’« exergue de ce livre«  (lit-on, page 256 toujours), page 11 du « Lièvre de Patagonie«  _

le lièvre « que la rumeur fantasque du monde qu’il gardait en mémoire (…)

rendait plus capricieux _ en son « indomptable«  liberté _ et plus sagace«  que d’autres… ;

« indomptable«  : un adjectif que Claude Lanzman utilise, lui aussi, page 100, pour qualifier sa propre mère, à propos de ce qu’il va jusqu’à qualifier de « la guerre entre mon père et ma mère

_ au début des années trente : cette mère qui, n’ayant « pas d’autre choix _ écrivit-elle alors _ que de partir« , « déserta«  définitivement leur « maison de Vaucresson » un beau matin : « cela se passait en 1934«  (Claude n’avait pas encore neuf ans ; page 81) _,

la guerre entre mon père et ma mère qui s’étaient rendus fous mutuellement. (…)

L’un avec l’autre

_ lesquels , plus tard, « elle, avec Monny _ de Boully (Belgrade, 1904 – Paris, 1968) : Claude Lanzmann parle, page 87, de leur « rencontre » et « foudroiement réciproque sur une rouge banquette de la Coupole, boulevard du Montparnasse » et de leur « amour fou«  _, lui, avec la belle Hélène _ « une belle, plantureuse et sensuelle Normande, originaire de Caen et pas juive du tout« , page 71  _, vécurent chacun à sa façon une relation passionnée et pacifique«  _,

de surprenantes périodes d’accalmie mises à part,

ce fut _ de « scène«  « si violente«  en « scène«  « si violente« , ce début des années trente _ une tempête sans répit, une escalade de défis et de provocation ; mon père cherchant à asseoir son autorité sur une créature indomptable _ voilà l’adjectif ! _, à terrifier une femme qui n’avait peur de rien et qui crânerait jusqu’à sa mort«  : en 1995.

Page 101, Claude Lanzmann apporte cette précision rétrospective sur le goût de la liberté de sa mère : « elle ne le trompait pas ; il fallait _ seulement… _ qu’elle sorte _ par dessous d’invisibles barbelés _ ; elle n’en pouvait plus ; le confinement du mariage et de la maternité l’étouffait« .

Et ce n’est sans doute pas pour rien qu’elle, Paulette, qui habitait depuis 1934 rue Myrha (« ma mère quitta le foyer _ de Vaucresson, en 1934 _ sans un sou et partit travailler en usine, où elle sertissait des boites de sardines. Elle vécut, jusqu’à sa rencontre avec Monny, dans un hôtel garni du XVIIIe arrondissement, rue Myrha, face au quartier de la Goutte d’Or« , page 81),

et qui était « en adoration devant tout ce qui avait trait à la culture« , page 148,

rencontra son nouveau compagnon, le poète apprécié des Surréalistes _ « il avait été mandé à Paris par André Breton et Louis Aragon qui, après avoir lu ses poèmes de jeunesse, voulurent absolument l’intégrer au surréalisme français« , page 87 _ et qui est« considéré aujourd’hui comme le Rimbaud serbe« , page 87 aussi,

Monny de Boully _ qui « incarnait Paris, la grande ville, la culture, la poésie et la pensée« , page 83 ; et « apportait à ma mère tout un univers dont elle avait un besoin vital« , page 82 : là est donc l’essentiel ! _

« sur une rouge banquette de la Coupole, boulevard du Montparnasse« , page 87 encore…

Fin de l’incise sur l’adjectif « indomptable » ; et retour au lièvre de Silvina Ocampo_

le lièvre « que la rumeur fantasque du monde qu’il gardait en mémoire (…)

rendait plus capricieux

et plus sagace«  ;

voici la suite de l’extrait, au tout début du conte telle qu’elle est donnée, dans une traduction d’Elisabeth Pagnoux, par Claude Lanzmann, dans « l’exergue«  de la page 11 :

« Un jour il s’arrêta

_ ce lièvre qui mobilise le conte de Silvina Ocampo (raconté au petit Jacinto) ; et dont elle déclare, à la troisième phrase du conte, que « ce qui le distinguait des autres lièvres »,

« ce n’était pas son pelage », « pas plus que ses yeux de Tartare ou la forme capricieuse de ses oreilles.

C’était quelque chose qui allait bien au-delà de ce que nous, les hommes, appelons personnalité« .

Voici donc de quoi il s’agissait :

« Les innombrables transmigrations de son âme lui avaient appris _ c’est décisif _à se rendre invisible ou visible _ voilà une faculté cruciale _ dans les moments propices à la complicité de Dieu ou quelques anges audacieux.

Pendant cinq minutes, à midi, il faisait toujours une halte au même endroit dans la campagne.

Les oreilles dressées, il écoutait _ toujours _ quelque chose.

Le bruit assourdissant d’une cataracte qui fait fuir les oiseaux

et le crépitement d’un bois en feu qui effraie les animaux les plus téméraires

_ c’est dire ! _ n’auraient pas dilaté autant ses yeux.

Un jour, donc, il s’arrêta

comme à l’accoutumée à l’heure où le soleil donnant à pic empêche les arbres de faire de l’ombre,

et _ cette fois particulière-là _ il entendit les chiens aboyer ;

non pas un chien,

mais beaucoup de chiens _ une meute lancée ! _,

dans une course folle à travers la campagne _ pas à l’Est, ici, pas en Pologne (ou Biélorussie ou Ukraine) ; mais dans la Pampa ; ou en Patagonie.

D’un bond _ ce lièvre un peu « plus capricieux et plus sagace«  car un peu moins oublieux des temps « préhistoriques«  et de leurs « guerres vaines et inopportunes«  : « les oreilles dressées, il écoutait quelque chose«  _

le lièvre traversa le chemin et se mit à courir.

Les chiens le prirent en chasse dans la plus grande confusion _ de la meute canine déchaînée…

« Où allons-nous ? » criait le lièvre d’une voix tremblante,

vive comme l’éclair.

« A la fin de ta vie », criaient les chiens d’une voix de chien (…) ».

L’extrait cité en exergue s’interrompant là…

D’où, sans doute, et enfin,

un peu plus tard, en 1995 _ c’est l’année de la mort de Paulette :

serait-il donc possible qu’elle, elle aussi _ « sagace«  _, toujours vive et « bondissante », coure ,« réincarnée«  en lièvre ocampien, en « lièvre de Patagonie« , la campagne à l’autre bout de la planète ?.. _,

D’où, donc,

l’émerveillement de l’ »incarnation » patagonienne

de ce lièvre ocampien

sur « le dernier tronçon de route, non asphaltée, après le village d’El Calafate

_ « en remontant seul (…) la plaine immense de la Patagonie argentine vers la frontière du Chili et le fabuleux (lui-même !..) glacier du Perito Moreno« , page 192 _,

quand la Patagonie tout entière « s’incarna tout à coup, au crépuscule« , pour Claude Lanzmann, « dans le balayement de mes phares,

quand un lièvre _ bien effectif, lui ; et pas du tout rien que fantasmatique !.. _ haut sur pattes bondit comme une flêche

_ c’est un point décisif ! de ce processus de « présentification«  intensive !.. :

celui-là même par lequel l’amour et le « génie » poétique de Monny de Boully, fit « découvrir » enfin à Claude sa propre mère

« auprès de laquelle« , sans cela (sans cette « présentification« -là !), « il serait passé sans la voir, sans pressentir sa richesse, sans comprendre qui elle était vraiment« , je rappelle jubilatoirement cette phrase magnifique de la page 82 ! _

quand un lièvre haut sur pattes bondit comme une flêche

et traversa la route devant moi.


Je venais de voir _ voir vraiment !!! croiser ; et rencontrer ! _ un lièvre patagon,

animal magique _ depuis la révélation du conte fantastique ocampien ?.. _ ;


et la Patagonie tout entière _ par la seule vertu de la rencontre de ce « bond« , de ce« surgissement » prodigieux ! de lièvre _ me transperçait soudain le cœur

de la certitude _ rien moins ! _

de notre commune présence« 

_ « présence«  les uns aux autres  : c’est une relation, un rapport, un lien, une tension ! cette « co-présence » à l’autre comme à soi ; et à soi comme à un autre, dirait peut-être ici Ricoeur… :

le lièvre, plus (et mieux) « lièvre« , lui, alors, que jamais ;

la Patagonie, plus (et mieux) « Patagonie«  elle-même, alors, que jamais

au delà des clichés touristiques courant :

courant mille fois trop vite, eux ; sans rien « arpenter«  du tout !.. tant ils ne font, toujours, rien que tout « résumer«  ! sans la vraie « maîtrise du temps«  ; qui demande un « rien » plus de patience, lui… ; et de ténacité ; de force d’âme ;

cf l’expression, à propos du temps qu’a pris la réalisation de « Shoah« , page 234 :

«  »Shoah » fut une interminable course de relais _ douze ans durant; sans savoir si le « travail« , lui, « l’œuvre« , elle, parviendrait à son terme ;


« pourtant je n’ai cédé à rien, ni à personne : ma seule règle a été l’exigence interne du film ; ce qu’il me commandait. J’ai été _ au final ; mais ce n’était pas du tout le plus probable _ le maître _ du moins face aux pressions des autres _ du temps ; et c’est sans doute là _ face à eux, comme adversaires, à commencer par les formidables forces d’inertie _ ce dont je suis le plus fier _ face à eux ! avec justesse ! bravo !!!

courant, et par « circuits« , les touristes comme _ et avec : ils font la paire ! _ les clichés,

courant, donc, les grandes avenues du monde :

cf la confession rétrospective de Claude à propos du premier voyage en Algérie de Simone et de lui-même, « au printemps 1954, en pleine passion amoureuse » _ page 345 _, il est vrai  :


« Il m’a fallu des années pour me déprendre des stéréotypes, me faire au concret et à la complexité du monde« , conclut-il, en en résumant la leçon en effet rétrospective, l’analyse, page 347 :

c’est que « notre intérêt était _ alors _ coupablement folklorique : le Castor tenait absolument à ce que je vois, à Laghouat, les danses du ventre des Ouled Nails, prostituées qui portaient sur leur corps tout ce qu’elles avaient capitalisé au cours de leur vie, en bijoux et pièces d’or »  _ page 346 _ ;

« nous étions le paradigme du touriste à l’état pur, et jusqu’au ridicule«  _ page 348 _ ;

le touriste, le benêt (« Monsieur Homais« ) qui ne part un peu loin de son terrain, terrier ou territoire, que rechercher pleine (et circulaire) confirmation de ses clichés (d’exotisme de pacotille) simplificateurs de départ ! Lui, « touriste » tournant en rond telle une toupie qui s’excite un peu de sa vitesse, sur son vide, sa propre vacuité _ fort communément partagée ; mais il ne pourrait jamais le croire ! _  sans « arpenter«  si peu que ce soit, de l’un peu moins connu, n’apprendra jamais rien ; lui ne « rencontrera« jamais, nulle part, nul « estrangement«  ! ; car il n’est en rien dans l’ordre du « témoignage«  ; et de la « vérité » !

le lièvre, plus (et mieux) « lièvre« , lui, alors, que jamais ;

la Patagonie, plus (et mieux) « Patagonie«  elle-même, alors, que jamais

ainsi que soi, un peu plus (et mieux) « soi », ainsi, enfin, que d’habitude,

face au « bond«  du liévre « lièvre » (« patagon« )

et face à l’« évidence«  « poignante« , enfin, de la Patagonie « Patagonie«  ;

voyageur autre que « touriste » qui les « rencontrait«  ainsi, au sortir des centaines de kilomètres de plaine, vains, vides, en dépit de « quelques troupeaux« , trop placides probablement (non « bondissants » !.. eux…), « de lamas blancs«  : il a fallu ce « bond »magique !, page 192,

ou, autre vocable proche, ce « surgissement«  !

Les toutes dernières lignes du « Lièvre de Patagonie« , page 546, rappelant à nouveau l’« effraction« , dans la somnolence d’une trop longue route de plaine, de « l’animal mythique qui surgit _ voilà ! Hic Rhodus, hic saltus !.. _ dans le faisceau de mes phares après le village patagon d’El Calafate,

me poignardant littéralement le cœur de l’évidence _ absente, sinon ! _ que j’étais _ mais « vraiment » ! sinon, je n’aurais été qu’un des milliers de touristes « effleurant«  de ma quasi non-présence ces lieux de tourisme de cartes postales, comme il en est tant ! _ en Patagonie ;

qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble« , page 546…



Titus Curiosus, ce 21 août 2009

Ce dimanche 8 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

S’entretenir avec des voix survivantes : Correspondance avec le mur, le second volet du triptyque cixoussien Osnabrück-Jérusalem

07juin

S’ouvrir et s’entretenir encore _ ou toujours _ avec des voix chères,

perdues, abandonnées et promises _ ou livrées _ à un mortel et définitif oubli _ à rédimer ! _,

quand s’effacent les mémoires des derniers témoins _ Ève, Marga, ici _

des vies _ plus ou moins longues, et surtout plus ou moins réalisées, accomplies _ de proches qui viennent de passer,

telle est la vocation que se donne,

peut-être non sans réticences, ni retards,

en son très marquant triptyque Osnabrück-Jérusalem,

et singulièrement en ce splendide second volet qu’est ce Correspondance avec le Mur,

en s’offrant, en sa maison d’écriture

_ tel un Montaigne en la librairie-écritoire de sa Tour _,

à sa plus exigeante et rigoureuse _ en même temps que d’une folle liberté _ imageance

la merveilleuse et bien réaliste _ en son souci de la plus juste vérité ! _ Hélène Cixous.

…`

Après, ici, ce qui m’apparaît désormais _ et provisoirement, car je subodore qu’il y en aura des suites… _

comme le premier volet

de ce que, pour mon usage personnel de lecteur, je nomme _ provisoirement donc !le triptyque Osnabrück – Jérusalem,

qu’a ouvert ce premier volet qu’était Gare d’Osnabrück à Jerusalem (paru le 14 janvier 2016)

_ cf mon article déjà très admiratif du 14 mai dernier :  _ ;

et qui lui-même, ce très remarquable opus cixoussien de 2016, constituait une reprise

_ à dix-sept ans de distance : c’est dire la constance-persévérance-fidélité de ce suivi _

de ce que je nommerai l’avant-volet de Gare d’Osnabrück à Jerusalem :

Osnabrück, paru aux Éditions Des Femmes le 12 février 1999.

Ce Gare d’Osnabrück à Jerusalem que je qualifierai de poursuite-approfondissement, de ce que fut, pour les fratries-sororités Jonas, Osnabrück,

dix-sept ans plus tard que ce qu’avait été l’avant-volet d’ouverture Osnabrück.

Mais, en 2015-2016, il se trouve qu’Ève Cixous, la mère de Hélène, est décédée

_ en sa cent-troisième année d’existence corporelle directement sensible (et visible) _ le 1er juillet 2013,

et que désormais le « monde » de Hélène

se trouve devenu pour elle un « monde » sans Ève :

« La fin d’Eve, mon personnage irremplaçable, mon immense modeste, c’est pour moi la fin du monde. Depuis 2013, je suis sans monde, le livre est refermé. Plus d’un siècle emporté au passé _ voilà : enfui, et voué possiblement à l’oubli ! _ dans la mémoire _ promise, s’il n’existe d’autres recours à saisir, à devenir à court ou long terme _ sans voix« , lit-on page 152 de Correspondance avec le Mur ;

et je veux retenir et souligner ici cette association « sans monde » / « sans voix«  ;

ou je dirai plutôt que ce nouveau « monde » de Hélène est « un monde avec« ,

un monde avec de la présence, encore, mais nécessairement sous une forme changée,

et avec « une autre voix » que celle d’Ève de son vivant,,

même si celle-ci, voix, peut se trouver encore, aussi, et bien sûr, demeurée la même,

simplement à peine légèrement (et forcément, du fait de l’invisibilité nouvelle pour nous du corps disparu…) métamorphosée :

la voix à peine métamorphosée d’Ève, donc ! ;

Ève rejoignant alors ainsi, pour Hélène, et Montaigne, et Shakespeare, et Proust :

les plus intensément plus que jamais présents _ par ce qui d’écrit demeure d’eux : parce que leur voix et souffle y retentissent ! _ parmi les correspondants-interlocuteurs absents vénérés de Hélène ;

et c’est surtout, bien sûr, la voix singulière d’Ève elle-même _ avec son timbre spécifique : je vais y revenir un peu plus loin _ qui, par-delà la disparition physique de celle-ci, demeure, parle et résonne-raisonne toujours le plus et le mieux _ entre toutes les voix ainsi perçues par Hélène _ ;

et re-vient fréquemment ré-halluciner sa fille, et booster _ et ce n’est pas accessoire _ sa propre imageance d’auteure, tout particulièrement en sa chambre (de lumière) d’écriture,

en plus de continuer à venir régulièrement visiter_ elle, Ève, surtout _  ses rêves nocturnes ;

cf là-dessus ce merveilleux passage page 30, à propos de la « voix ferme » d’Ève,

« appuyée sur les mots allemands » dont il lui arrivait de faire encore usage :

  • « Deux jours avant le mois de mai _ 2015 _, la voix d’Ève m’a dit : as-tu téléphoné à Marga ? (J’ai senti le reproche _ justifié ! _ se former doucement.) C’était une Hallucination _ avec un H majuscule. Mais quand même c’était bien _ mais oui ! _ Ève _ elle-même, rendue via cette voix singulière parfaitement sienne. Dans les hallucinations la voix est _ paradoxalement _ comme sauvée _ voilà ! _, lavée de ses enrouements, réparée _ oui _, pleine _ enfin ! _ comme une voix qui exécute en solo _ en sa plénitude ici atteinte, obtenue et réalisée _ une strophe d’un Lied familier, elle ne manque pas de souffle _ c’est capital ! _, elle est souple _ oui, et se prête aux moindres variations d’inflexions _ et ronde, elle ne tremble pas, c’est la voix-Ève absolue _ formule sublime ! comme sait nous en réserver si souvent l’inspiration follement généreuse et merveilleusement extra-lucide d’Hélène Cixous ! _, conservée _ voilà _ à l’abri dans ma mémoire _ à force de l’excellence de la qualité maintenue de la correspondance-conversation soutenue entre elles deux : dans les séances lumineuses d’écriture habitée en l’imageance si performativement lucide, visionnante, de Hélène _, le timbre grave sans pli, charnu voilà ! _, c’est tout maman, sa force, sa profondeur _ voilà la force magnifique de restitution de l’écriture cixoussienne. On ne s’y attend pas _ ni nous, lecteurs, ni, d’abord, bien sûr, à son écritoire, Hélène elle-même, qui écoute et écrit au rythme de la voix ! Elle vient _ cette voix d’Ève _ de derrière mon dos. C’est peut-être pour qu’on _ qui que l’on soit _ ne voie pas qu’on ne la voit pas _ et l’invisibilité du corps y est bien pour quelque chose ; la puissance de la vision passant inversement proportionnellement par l’invisibilité physique (à l’exception, parfois, de quelques photos conservées excellemment regardées) ; c’est là une force de la radio (et du téléphone) par rapport à la télévision (et à Skype). Cela lui donne aussi plus d’autorité _ à elle, Ève, qui n’en manquait certes pas. C’est comme ça que Dieu parle _ c’est-à-dire vient parler _ à ses interlocuteurs _ car il s’agit bien d’interlocutions ! on ne le soulignera jamais assez _, sa Voix vient de derrière toi, elle surprend par son amplitude » _ alors admirée…

Mais il faut dire aussi, de cette voix d’Ève, qu’elle demeure _ nouveau paradoxe _ étonnamment présente aussi _ et encore _ paradoxalement sous plusieurs autres formes de voix que la sienne même, certaines d’entre ces voix venant parfois aussi se composer-fusionner-se fondre intimement avec la sienne, à l’image de la condensation dans le travail du rêve ;

mais à côté de la voix d’Ève elle-même, et seule, isolée, d’abord, bien sûr, toujours si fermement présente _ reconnaissable entre toutes _ et résonnante-raisonnante,

vient aussi, et parmi d’autres encore, mais bien distincte d’elle(s), la voix de sa « cousine-jumelle » Marga (« Ève et Marga les deux cousines jumelles en haleine _ d’une forme de rivalité endémique due au simple fait de leur proximité de moment de naissance, en 1910 _ depuis cent ans« , lit-on à la page 25 : Ève Klein, fille aînée de Rosie Jonas, est née le 14 octobre 1910, et sa cousine germaine Marga Löwenstein, fille benjamine _ et cinquième et ultime enfant _ de Paula Jonas, le 30 décembre 1910) ;

et c’est ainsi Marga _ devenue Carlebach en 1937 par son mariage avec le rabbin Alexander David Carlebach _, qui, en substitution _ en quelque sorte _ d’Ève _ devenue Cixous par son mariage avec Georges Cixous le 15 avril 1936, et physiquement disparue le 1er juillet 2013 _, devient désormais ces années 2013-14-15-16-là _ au moins potentiellement, car demeurent aussi à son égard de personne (de même qu’à l’égard de Jérusalem, aussi !), certaines réticences, et assez puissantes, de la part de Hélène ; et réticences qui ont un très notable poids dans le fait de la différance maintenue jusqu’à la fin de la part de Hélène à se déplacer-se rendre jusqu’à Jérusalem pour venir rendre physiquement visite à la plus que centenaire, en sa cent-sixième année, Marga !!!! _ l’héroïne-correspondante vivante principale, tant au téléphone que par lettre (sinon physiquement, à Jérusalem même, puisque là, une forte réticence _ j’insiste ! et différance maintenue ! Hélène repousse toujours cette hypothétique visite  _ demeure _ rien n’est simple, ni univoque ! _ ; et que le doute s’instille, jusqu’à demeurer encore à la fin du récit, dans nos esprits de lecteurs, quant à la pleine effectivité (versus simple fictionnalité) de la rencontre, jamais, à Jérusalem même, au domicile de Derech Hebron de Marga, à Jérusalem, donc, la Ville du Mur, entre Marga, encore vivante, jusqu’aux dernière jours de mars 2016, et Hélènequant à établir si Hélène a effectivement fait, ou pas, ce voyage de Jérusalem avant ce mois de mars 2016, par exemple au mois de mai 2015 !.. ;

 jusqu’à insuffler plus largement encore en nous lecteurs un puissant doute sur le statut même de l’entier récit (et sa vertu de réalisme vérace) de Hélène Cixous, et parfaitement volontairement, bien sûr, de sa part, qu’est ce magnifique Correspondance avec le Mur ;

ainsi cette merveilleuse vibration magnétique des phrases, si libres en même temps que si rigoureuses et justes, de l’auteure, induit-elle _ mais très discrètement, sans surtout y insister ! _ en nos esprits de lecteurs attentifs, un puissant flottement vibratoire quant à la nature consubstantielle du statut, des caractères, des limites, aussi, de ce qu’il faut entendre, et sur lesquels nous pourrions nous entendre avec l’auteure, par « réel«  et « réalité«  ;

et cela sans la moindre concession de sa part, bien sûr _ elles seraient mortelles à la portée de vérité de sa poïesis ! _, aux facilités et complaisances confusionnistes du genre fantastique ; dont nous sommes ici et très heureusement aux antipodes…

Et c’est ainsi que Marga devient peu à peu dans le récit l’héroïne-corrrespondante vivante principale _ je reprends ici le fil de ma décidément trop longue phrase _,

de Correspondance avec le Mur,

qui constitue le volet n°2 du triptyque Osnabrück-Jérusalem…

A propos de la double relation de Hélène à Ève et à Marga (et à Marga comportant une part d’Ève),

je veux préciser et développer encore ceci,

toujours à propos de ce point crucial des « voix » d’absents-absentes telles qu’elles sont convoquées ou accueillies dans le récit,

qui à ces « voix« -là s’offre et se livre :

Hélène Cixous ira jusqu’à parler d' »amour _ pour Marga _ par confusion _ de sa part : « condensation« , dirais-je _, comme si c’était Ève qui m’envoyait ce trésor«  (indique-t-elle page 151) ;

ainsi que du « sentiment caressant _ que Hélène vient alors à éprouverqu’une part _ mais pas la totalité, bien sûr _ de Marga est faite de l’étoffe _ Jonas _ d’Ève

et que pour cela et pour le contraire aussiretenons-le bien aussi ! _,

parce qu’elle _ Marga _ est Ève plus ou moins _ certes ! _,

je la chéris _ mais non ambivalence et réticences, donc (et retards) _

et je me réjouis de la voir lundi _ (sic) au mois de mai 2015 _ (page 34) ;

les deux cousines étant les filles de deux sœurs Jonas, Rosie Jonas, épouse Klein, pour Ève ; et Paula Jonas, épouse Löwenstein, pour Marga ; il faut y insister ;

et, pour qualifier, cette fois, la voix de Marga, au moins au téléphone

(car on ne saura définitivement pas ici si Hélène et Marga se sont effectivement rencontrées ou pas à Jérusalem ! ni en quelle année : 2015 ? _ 2016 ? non ! _),

on peut lire ceci de fascinant (page 32) :

 » Un an plus tard que mai 2015, donc _ maman _ décédée le 1er juillet 2013 _ m’a hallucinée. J’ai téléphoné.

Marga m’a répondu _ pour justifier de ne pas avoir répondu à un appel téléphonique précédent d’Hélène _ I was attending a lecture, she said.

Elle _ Marga, donc : mais il semble que cette réponse téléphonique de Marga ne se place pas au sein de l’hallucination par Ève, mais bien en pleine réalité on peut plus effective !.. _ utilise une voix étrangement familière _ à l’oreille d’Hélène _, en anglais, de mélange _ une condensation ! _ des voix d’Ève et d’Éri _ Érika Klein, la sœur cadette d’Ève, née, elle, le 15 juillet 1913 à Strasbourg, et décédée le 31 décembre 2006 à Manchester, et qui a vécu une partie importante de sa vie en Angleterre _, que je n’avais pas entendue _ pour ce qui concerne cette voix « étrangement familière, en anglais«  de Marga _ depuis soixante ans«  _ à Belfast, à Londres, ou à Manchester… _ ;

et (page 33), toujours pour cerner-qualifier cette voix de Marga, mais devenue entre-temps d’outre-tombe (depuis le décès de Marga, fin mars 2016) en mai 2016 _ soit deux mois après ce décès _, ces magnifiques notations pour la caractériser :

« Intacte, puissante et cet allant _ andante ! _ du timbre qui résonne dans la gorge des Jonas _ voilà ! _ depuis Ninive jusqu’à Osnabrück, des têtus, surtout les femmes. C’était le 1er mai de la cent sixième année de la chronique«  (donc en mai 2016) ; nous sommes donc bien là au pays magicien (mais pas fantastique !) de l’imageance, sinon de l »hallucination, de Hélène Cixous ;

mais aussi, et encore, cette affirmation (page 37) :

« Marga était _ carrément ! _ une voix qui voyageait à travers trois siècles _ XIXe, XXe et XXIe _ comme la voix de Dieu. (…) Nous nous rencontrions dans le monde _ on ne peut plus réel, lui aussi, et certes pas de la fantaisie impossible et irrationnelle du fantastique ! _ invisible par l’oreille » ; c’est-à-dire partout dans le monde où Hélène peut (a le pouvoir de) tendre vers elle, Marga _ comme elle le fait envers sa mère, Ève, ou envers sa tante Éri, ou sa grand-mère Omi-Rosie : les principales interlocutrices de ses correspondantes désormais absentes (je mets à part, bien sûr, le cas de son père, Georges Cixous, décédé, lui, à Alger le 12 février 1948 … _, son oreille tant physiquement qu’en pensée ou en hallucination, en imageance donc… ;

et encore (page 39), à propos des trois mois d’été qu’en 1950 Hélène, âgée de treize ans, alla passer à Londres (pour sa « première Lehrjahr année d’apprentissage de l’immensité du monde« ) chez la cousine Marga, « à Golders Gardens, Golders Green NW11 » (page 35),

et, toujours, surtout, à propos de la différence des voix de sa mère Ève et de la cousine Marga :

« pendant trois mois je n’ai pas entendu sa voix _ celle d’Ève, demeurée, elle, à Alger _, au lieu de son timbre j’ai eu le timbre plus léger et rieur _ voilà : un timbre plus proche, pour Hélène, de celui de sa plus rieuse, elle aussi, tante Éri _ de Marga pour allumer _ car la voix a le pouvoir (magicien d’imageance, dis-je…) d’être lumière _ dans le noir du temps » _ sublime formulation ! _ ;

ce que commente aussitôt ainsi Hélène :

« le Fait que ma mère m’ait adressée à Marga pour le premier rite de séparation _ entre elles deux, la mère veuve de quarante ans et la fille de treize ans _, s’est agité devant moi comme un drapeau de salut« … ;

Marga, comme la suppléante-double, à nouveau _ mais non sans réticences, ni différance à aller se rendre venir la rencontrer à Jérusalem _, d’Ève ;

et encore, pour évoquer ce mélange-condensation-confusion fascinant des voix, ceci, page 43,

à propos cette fois de la voix propre de Marga :

« Nous prenions le café à Jérusalem _ cela demeurant in fine fortement problématique du strict point de vue de la chronologie la plus réaliste ! La voix d’Éri _ la petite sœur d’Ève, et la tante maternelle de Hélène, mais décédée plus tôt qu’Ève et Marga : le 31 décembre 2006 à Manchester _ avec son grain de sourire _ définitivement juvénile, voilà : encore une magnifique formulation ! _ sortait _ maintenant : en mai 2015 ! _ de la gorge de Marga« … ;

et plus fondamentalement encore, et toujours à propos de ces diverses voix aimées,

Hélène Cixous dit ceci, page 69, de vraiment très essentiel au sujet de son propre cheminement de vie :

« Chemins où mon être procède par égarements et résurgences _ contrastés : à l’image, en plus cahoté et subi, du « à sauts et à gambades » montanien _, toujours aveugle _ au seulement physiquement visibleet toujours accompagnée _ voilà l’important _ sans le savoir, bordée doublée maternellement-filialement _, par mes voix _ d’ombres chères : telle est donc la formule poignante capitale ! C’est pour cela que parmi mes guides de voyage _ c’est-à-dire de vie _, je m’en rapporte toujours _ outre à ces voix chéries et vénérées-là _ non seulement aux guides du Routard, mais aussi au guide de Dante-Virgile _ la Divine Comédie _ pour les descentes dans l’horreur et au Montaigne _ les Essais _ pour les ascensions. Puisqu’il faut _ destinalement _ se perdre _ voilà, c’est un passage obligé ! _, on ne peut l’effectuer _ ce voyage un peu compliqué d’une vie _ sans ceux qui ne nous abandonnent _ par delà leur disparition physique, et absence momentanée _ jamais _ comme cette proximité-fidélité-là de présence maintenue et continuée est précieuse ! _ que pour quelques provisoires _ de quelques jours, semaines, mois _ séparations«  _ avant les bienheureuses retrouvailles (des rêves nocturnes, et plus encore de l’imageance poïétique diurne), et la dimension d’éternité de ces correspondances-conversations essentielles, au lieu de purs et simples définitifs (et terrifiants) mortels abandons…

Voilà pour ma réflexion un peu personnelle sur ce fondamental commerce des voix

dans ce merveilleusement réaliste _ avec largesse ! _  Correspondance avec le mur !

intégrant à la conception la plus juste et rigoureuse du réel _ sans la moindre complaisance envers l’irrationnel ou le fantastique ! _

tout ce que permet d’atteindre le plus réalistement possible, et dans le souci le plus strict de la visée la plus probe de vérité,

c’est-à-dire sans la moindre concession au fantastique, aux élucubrations mystiques, ou à ce Kant nomme la schwärmerei,

la plus lucide capacité de connaissance vraie _ et c’est fondamental ! _ de ce que je nomme l’imageance poïétique.

Fin ici de ma préface entièrement personnelle _ sans appui ou accompagnement.

Après ce premier volet, donc, qu’est Gare d’Osnabrück à Jerusalem

qui lui-même constituait une reprise _ à dix-sept ans de distance de ce que je nommerai son avant-volet : Osnabrück, paru le 12 février 1999,

je viens d’achever hier soir la lecture première du merveilleux volet 2 du triptyque Osnabrück-Jérusalem :

Correspondance avec le mur (paru le 19 janvier 2017)

et que je traduis, pour moi-même, en Conversations poursuivies avec les ombres chères,

et cela après avoir lu juste auparavant son volet 3, Défions l’augure (paru le 18 janvier 2018) :

les trois aux Éditions Galilée…

En conséquence de quoi,

et selon ma fidèle méthode, celle de mes articles précédents des 25 avril, 9 mai et 14 mai derniers :

 

 

c’est à partir de cette lecture toute fraîche de Correspondance avec le mur, paru aux Éditions Galilée le 19 janvier 2017,

que je place ce jour à mon dossier d’approche de l’œuvre-continent Cixous

cet article-ci

Hélène Cixous dans les souterrains du temps

de notre ami René de Ceccatty,

publié dans Les Lettres françaises, le 9 février 2017

_ article au sein duquel j’intercale, au passage, ainsi que j’aime le faire (en forme de triple dialogue, donc : avec l’auteur, Hélène Cixous, avec son premier lecteur-commentateur, qu’est René de Ceccatty, ainsi qu’avec moi-même, méditant), quelques menues farcissures de commentaire (ou précisions factuelles) de mon cru, en vert.

Bien sûr, si ces farcissures dérangent (ou ralentissent, ou compliquent, au lieu d’aider) en quoi que ce soit,

le lecteur a tout loisir de les shunter…

Hélène Cixous dans les souterrains du temps

Correspondance avec le Mur

d’Hélène Cixous 

Illustrations d’Adel Abdessemed

Galilée, 168 p.

Il y a apparemment peu de points communs entre Julien Green et Hélène Cixous _ c’est par l’assez long détour d’une remarque portant sur la forme du récit, et via une comparaison de l’abord de l’Ulysse de James Joyce par Julien Green et Hélène Cixous, à quelques quarante-cinq ans de distance, que René de Ceccatty choisit d’aborder ici la présentation de son propre regard sur Correspondance avec le Mur _ : certainement pas de génération (trente-sept années les séparent _ Julien Green est né le 6 septembre 1900, et Hélène Cixous, le 5 juin 1937 _), ni de formation, d’origine, de parcours, d’œuvre. Et on voudrait cependant citer une remarque _ fort judicieuse _ du premier _ Julien Green _ sur Ulysse de Joyce, qu’il lisait dès sa parution _ à Paris, le 2 février 1922 _, et auquel  la seconde _ Hélène Cixous _ consacra sa thèse d’angliciste _ L’Exil de James Joyce ou l’art du remplacement, soutenue en 1968. Cette remarque, Julien Green la nota dans On est si sérieux quand on a dix-neuf ans (Fayard, 1993), son journal très précoce, tenu quand il avait une vingtaine d’années _ de 1919 à 1924 _ et publié _ seulement _ quelques années _ en 1993 _ avant sa mort très tardive _ le 13 août 1998 ; Julien Green est né le 6 septembre 1900. Et on pourrait l’appliquer _ cette remarque du jeune Julien Green _ à la démarche _ d’écriture du récit _ d’Hélène Cixous : « Quelque chose dans le ton _ un élément crucial ! _ du premier chapitre _ de l’Ulysse de Joyce, donc _ fait songer que ces premières pages sont la suite _ voilà ! _ d’un livre que nous ne connaissons pas _ et prenons en chemin, écrivait donc le jeune Julien Green au début des années vingt, vers 1922. Jamais l’auteur ne se soucie de notre ignorance _ de lecteur pénétrant, perdu, sans repères, dans le récit. Il écrit comme si nous savions qu’il sait ; il dédaigne _ avec une superbe sprezzatura _ l’explication, pour la raison très simple que la vie, elle-même _ ne prenant guère de gants… _, la dédaigne _ voilà ; et c’est donc dans le flux de la vie même (sans gants) que nous voici sans façon et cavalièrement admis, juste par-dessus l’épaule de l’écrivant… Nous sommes _ trop mal _ habitués, en effet, aux artifices _ contournés _ de l’écrivain qui écrit son livre en vue _ souvent bien formatée _ d’un lecteur _ hélas ! et en mesurant les chiffres de vente qu’il pourra en escompter… _ et qui ne présente pas les faits sans les commenter _ aussi _ au fur et à mesure, ou tout au moins sans essayer de les lier entre eux par une certaine logique _ rassurante par sa cohérence, qui n’est pas du tout celle de la vie, brutale et désordonnée, et parfois chaotique. Avec Joyce _ et les plus grands auteurs : Faulkner, Antonio Lobo Antunes, etc. _, on comprend _ difficilement, en essayant de s’accrocher au moindre détail d’apparence anecdotique qui pourrait constituer un indice pour ce qui suivra… _ ce qu’on peut. » On pourrait croire que ce préambule annonce un éreintement du chef-d’œuvre _ joycien. Il n’en est rien. Au contraire, la méthode narrative de Joyce, en effet, souvent _ délibérément _ ambiguë et allusive, est, aux yeux du tout jeune lecteur déjà fort savant et surtout certain de ce que peut et de ce que doit être la littérature _ qu’est le jeune Julien Green en 1922, 23 ou 24 _, une juste réponse aux artifices du roman _ académique _ dominant. Car, au terme d’un éloge argumenté sur une page, il conclut : « L’ordre et l’harmonie ne sont-ils pas des éléments factices _ voilà ! _imposés au goût du lecteur par une pure convention _ de commodité de lisibilité _ ? L’auteur qui se plie à cette discipline n’est-il pas en contradiction avec lui-même s’il essaie par ce moyen de nous présenter une image fidèle de la vie ? » _ et voilà l’objectif prioritaire proclamé : un accés bien plus direct et vrai à la vérité, aussi brute (ou brutale) soit-elle, du réel vivant vécu et à vivre.

Or Julien Green, qui passe parfois pour un romancier précisément classique et conventionnel, était, lui aussi, habité par des visions et des rêves _ tenus cachésqui sont la stimulation la plus profonde _ probablement, et tourmentée _ de son œuvre, comme, du reste, le révèlent son long journal et son admirable autobiographie _ Jeunes années. Ce faux romancier classique (qui tarda à lire Dostoïevski, sentant qu’il allait là se frotter au plus grand des experts des forces secrètes et de l’inconscient _ oui : c’était dangereuxx ! _) était en communication plus ou moins directe avec cet inconscient qui _ pour des raisons principalement d’éducation religieuse _ le terrifiait _ voilà _ et lui lançait des signes dont il faisait, quand il le pouvait, des histoires de vertige, d’épouvante et de crime, dans un contexte le plus souvent bourgeois et religieux _ de péché ! _, mais avec une connaissance très approfondie de la Bible _ remarquable connaisseuse, elle _ et de grands textes spirituels et poétiques _ les plus profonds. Il aimait donc James Joyce _ voilà ! _ dont la violence, la crudité _ oui : brute, directe _, le génie linguistique _ aussi ! _, la fréquentation des pulsions les plus enfouies _ voilà ! voilà ! _ le _ lui _ faisaient apparaître comme un maître _ un professeur (sans façons) de désir. Il avait compris ce que la littérature pouvait _ voilà ! _ pour cette infinie introspection _ oui _ à laquelle il se vouait, pour traquer à la fois _ car nous sommes bien en effet dans une formidable ambivalence ! _ des forces maléfiques, mais aussi une capacité d’émerveillement _ les deux ; et la béance-ambivalence du créer commence fort légitimement par faire peur, inhiber, voire paralyser. Fin ici du préambule joycien-greenien de René de Ceccatty. Place à Hélène Cixous.

Voilà plus d’un demi-siècle _ depuis la publication en 1967 de ses nouvelles Le Prénom de Dieu _ que Hélène Cixous creuse _ oui : fouille, approfondit, fouaille _, dans des livres aux tonalités diverses, mais à l’authenticité égale _ et impitoyable _, une vérité _ oui ! _ secrète _ à exhumer-mettre au jour : avec extraordinaire jubilation et non sans larmes _ que sa vie _ au fil du quotidien des jours, mois, années, si je puis dire, avec, forcément, alternances tourneboulées de climax et anti-climax venant se confronter-heurter-ajointer, comme cela se produit en toute vie... _ tour à tour révèle et enfouit _ oui, les deux. Depuis Or, elle s’est attachée à décrire minutieusement _ dans toute leur complexité et ambivalences colorées diverses _ les liens familiaux qui l’ont construite et parfois disloquée, non seulement dans une ascendance multiple _ et déjà transhumante de par toute l’Europe, le plus vaste monde, la Méditerranée, et même l’Aquitaine, Arcachon… _ qui la rattache _ comme à un humus de paradis-enfer nourricier _ à diverses traditions, diverses nationalités, diverses langues _ oui _, mais aussi dans une histoire politique et individuelle qui a créé de nombreuses brisures _ meurtrières, terribles _, de nombreux exils géographiques et intérieurs _ oui, les deux _, passions, ruptures, deuils. Dans ce qu’il faut bien appeler un destin _ des forces déterminantes puissantes et parfois répétitives _, mais auquel elle ne se soumet _ en effet ! _ pas _ c’est une formidable résistante ! que rien n’arrête… Comme sa mère _ : qu’elle analyse _ oui _ par tous les moyens _ très divers et colorés _ qu’offre la littérature _ et cela, à la différence du pragmatisme éminemment terrestre de sa mère _, qui, dans son cas, trouvent des échos dans la peinture, la philosophie et, comme on le sait par sa collaboration avec Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil, la dramaturgie _ pas de genres étanches ici : à la Shakespeare ; et, cavalièrement (« à sauts et à gambades« ), à la Montaigne.

… 

La particularité de son style _ voilà _ est de mêler _ avec une irrésistible incroyable liberté (à la Shakespeare !) et souplesse de sa faculté (visionnaire) dimageance et télétransportation, pour reprendre, d’une part, un mot que j’ai tiré de l’œuvre de Marie-José Mondzain (dès Homo spectator), et, d’autre part, le mot crucial, selon ma lecture, de René de Ceccatty en son admirable Enfance, dernier chapitre _ des fulgurances limpides _ absolument ! _, des récits prosaïques, simples, drôles _ oui ! l’esprit (mais sans esbroufe ! ni superficialité) règne !_, dialogués avec vitalité et vibration _ tout cela est parfaitement ressenti ! _, et des analyses intellectuelles complexes _ mais sans la moindre cuistrerie, ni démonstration, tout simplement issues d’une vaste et profonde culture qui va de soi et fournit les repères les plus adéquats pour appréhender le mieux les finesses et paradoxes oxymoriques de la complexité _,  aux références littéraires et philosophiques qui réclament une grande attention de lecture _ certes, mais sans lourdeur, jamais ; et qu’une culture solide de lecteur peut détecter, sans piège : tout, ici, coule de source limpide et va de soi… _ et tissent d’un livre à l’autre _ oui _ un miroitant réseau _ oui, aux reflets et éclats (glittering) quasi infinis _ d’amis écrivains, peintres, personnages fictifs ou mythiques (ici Isaac, familier à ses lecteurs _ mais il garde tout son mystère ! _, mais aussi Tristan) _ qui se côtoient et se mêlent sans jamais dissoner _, et bien sûr Montaigne, Proust…) qui lui tendent _ les uns et les autres _ la main _ et la voix _ dans un univers que le temps _ ni l’historicité _ ne limite plus _ en effet : tout magnifiquement communique avec la plus extrême pertinence et justesse (et beauté, et poésie) de vision : saisissante. Nous nous mouvons dans de l’éternité dans laquelle tout respire et resplendit, même le plus noir d’encre, avec la force de la plus vive clarté.  Tout cela élabore un récit autobiographique _ oui, en effet, très concret, et qui lui donne un ancrage bien terrestre, notamment en matière de lieux, bien réel _ qui n’est pas toujours événementiel _ mais, parfois aussi, et sans difficulté, fictionnel, ou méditatif, et à vocation d’universalité, mais sans jamais nul pesant didactisme de démonstration ! ; la légéreté (et la jubilation) du souffle de la phrase, avec une profonde liberté de ponctuation, toujours justifiée (et juste !), prime toujours, en la musique de ce récit, à hauteur de ce que soi-même a de plus large, haut, profond, en même temps que solide et bien campé sur ses jambes : au service de la justesse lumineuse de la vision _, où les dates jalonnent une progression qui n’est pas pour autant entièrement chronologique en effet : à nous d’apprendre à (un peu mieux) nous repérer et jouer (ou déjouer) avec.

La mort de sa mère _ Ève Cixous, née Ève Klein (1910 – 2013) _, qui est advenue il y a quatre ans _ le 1er juillet 2013, à Paris _, a opéré une coupure considérable dans son destin _ et en ce qui peut faire pression, souvent répétitivement, sur sa personne _ et dans son œuvre _ à partir du Détrônement de la mort, paru le 16 janvier 2014 ; le splendide Homère est morte… paraissant le 28 août 2014 _, soudain privés non seulement d’un pilier identitaire — «… la fin d’Ève, mon personnage irremplaçable, mon immense modeste, c’est pour moi la fin du monde… » (sur lequel prendre appui, ne serait-ce que pour frontalement s’y opposer…) —, mais d’une interlocutrice _ d’une incroyable vitalité (assortie d’un vivifiant permanent humour, jamais pris en défaut !) _ à laquelle les lecteurs s’étaient _ en effet ! _ attachés, parce qu’elle apparaissait comme un garde-fou _ oui, face aux dérives poïétiques de sa fille (qui tient en cela davantage de son père, Georges Cixous, brutalement disparu le 12 février 1948 : Hélène avait dix ans) _, une sorte de surmoi sympathique et insolent _ les deux : Ève est une force qui va, résiste, maintient, et survit _, aux rappels à l’ordre amusants et poétiques _ les deux _, tantôt un retour au réel _ le plus prosaïque et nourricier : Ève fut sage-femme _, tantôt, au contraire, une fuite vers un monde intemporel _ celui de la survie familiale (des Jonas et des Klein) _, auquel la _ très _ grande vieillesse donnait une dimension majestueuse et magique _ les deux, en effet : Ève survit à ses divers maux, notamment ceux, même si non mortels, de la peau _, en dépit du délabrement physique et du flottement _ envahissant, sur la fin _ de la conscience. Mais Ève Klein ne pouvait mourir en littérature _ et de fait elle se survit très éloquemment ici, via, en partie, cette sorte de double-jumelle lui survivant qu’est sa « cousine-jumelle«  Marga, tout particulièrement _, pas plus qu’elle ne pouvait disparaître du cœur et de la conscience _ notamment écrivante _ de l’auteure _ c’est que les murs de la chambre d’écriture (à la Montaigne en la librairie-écritoire de sa Tour) parlent. Non plus que de ses rêves _ que Hélène Cixous note très scrupuleusement : puisqu’ils lui livrent de quotidiennes nocturnes missives (soit une très notable correspondance). Elle _ Ève, donc, cette formidable archi-vivante ! _ continue à vivre _ voilà, mais dans l’invisibilité : « par l’oreille«  de Hélène, par l’assidue « correspondance » de leurs voix, maintenue, soutenue, entretenue… _, et elle réapparaît donc pleinement _ plus que jamais ! tant elles ont appris à parfaitement se connaître ainsi que se surprendre encore, à nouveau _ dans ce nouveau livre, qui, comme Julien Green le dit d’Ulysse, a déjà commencé _ au moment où nous en prenons et saisissons, au vol, la lecture, comme penchés par-dessus l’épaule de l’auteure écrivant ; cf ce magnifique passage, page 15 : « Les voix, dis-je, sont comme les tourterelles argentées qui viennent boire au bord du grand tiroir d’eau fraîche sous le chêne _ probablement un bassin au jardin de la villa à Arcachon, lors de l’été tranquille et sur-animé de l’écriture. Elles sont attirées par la grande feuille de papier blanc _ rien de mallarméen ici ! c’est même tout le contraire ! _, elles se perchent sur la marge _ du papier lumineux de celle qui a commencé d’écrire _ et se courbent sur le ruisseau renouvelé _ voilà ! rien de tari, ni de sec, ici, en ce jardin tout fleuri _ de l’écriture« . Le lecteur entre donc d’emblée _ oui, en ami _ dans un monde _ riche et vivant _ dont les personnages ne sont pas _ formellement _ présentés quand ils sont nommés _ à nous de les découvrir et pénétrer tels qu’ils surviennent et reviennent (du passé ou du présent proche), ici et maintenant, devant l’auteure, dans le flux se poursuivant du récit, et d’apprendre aux moindres signes qu’ils présentent, malgré eux, à les connaître, mais jamais magistralement : tous disposant fondamentalement de leur propre liberté d’initiative et surprise ! Et pourtant, ils existent _ certes : ils font totalement partie du réel ; ils en sourdent pleinement, certains même jusqu’en leur disparition-assassinat ! _ et deviennent rapidement cernables _ ou presque : quelques uns, certains, résistent tout de même à notre curiosité inquisitrice, même très patiente (tels certains cousins du passé, confondus maintenant faute de repères ou témoignages pleinement fiables) ; et parce qu’ils résistent d’abord à la propre curiosité de l’auteur, qui peine à en identifier quelques uns : certaines mémoires auxiliatrices venant désormais à lui faire parfois, à elle la première, cruellement défaut _, même pour ceux qui n’ont pas lu les livres précédents _ mais c’est le cas des plus grands livres : Faulkner _ Le Bruit et la fureur _ ou Proust  _ tout A la Recherche… _, pour commencer. Et quoique _ ou parce que ! _ dépourvus des artifices habituels aux « scènes romanesques », ils ont une présence _ naturelle et amicale d’accueil, même un peu brut _ et une vitalité dynamiques _ magnifiques _ qui entraînent _ avec une renouvelée jubilation _ la lecture.

Le précédent livre _ Gare d’Osnabrück à Jerusalem _ racontait le retour _ mais Hélène s’y était-elle vraiment rendue, à Osnabrück, avec sa grand-mère Rosie, lors de leur voyage en Allemagne, notamment à Cologne, en 1951 ? Elle ne le sait plus : elle ne s’en souvient pas vraiment, et plus personne (de vivant) ne peut plus le lui ni confirmer, ni infirmer… _ à Osnabrück, ville _ presque _ natale d’Ève Klein _ c’est à Strasbourg, alors allemande, qu’Éve Klein est née le 14 octobre 1910 ; son père Michaël Klein, qui, juste après son mariage (à Osnabrück, en 1910) avec Rosie Jonas, avait rejoint à Strasbourg son frère Moritz Klein, industriel à Strasbourg,  et y avait créé à son tour une usine, de chaussures ; mais son père ayant été tué à la guerre sur le front russe (le 27 juillet 1916), sa mère Rosie, née Jonas, la petite Ève et sa sœur cadette Érika, suite à la défaite allemande de novembre 1918, avaient toutes les trois rejoint la famille Jonas à Osnabrück à ce moment-là (le pater familias Abraham Jonas était décédé, chez lui à Osnabrück, le 7 mai 1915 ; et c’est le frère aîné de Rosie, « Onkel André«  (Andreas Jonas, né le 6 février 1869) qui est devenu le chef de cette branche de la famille Jonas ; et c’est ainsi à Osnabrück (puis ensuite un peu à Dresde, auprès de Hete Stern, une des sœurs aînées de Rosie, dont le mari, Max Meyer Stern, dirigeait alors la Dresdner Bank) qu’elles (Rosie Klein et ses filles Ève et Éri) vécurent la majeure partie de la décennie des années vingt… _ et ville dévastée par les déportations juives _ par les Nazis, dès 1933 _ avant de redevenir une ville _ très officiellement _ amie _ des Juifs, ceux-ci ayant tous disparu de la cité en 1945 : enfuis ou exterminés… Ce retour _ au berceau (en 1880, les Juifs ayant été admis à résider à Osnabrück !, en 1881, le pater familial, Abraham Jonas (18 août 1833 – 7 mai 1915) était venu, de Borken, y installer sa famille, et rapidement prospérer) de la branche paternelle, les Jonas, de sa mère _ était, pour Hélène Cixous, une façon d’affronter de manière directe _ sur place : lieux et documents historiques aidant ! _  la question de l’ascendance, de la mémoire familiale _ du moins ce qui, par menues bribes déchiquetées, pouvait, au fil des éloignements et des disparitions, dans le temps, en rester _ de la déportation, de l’horreur de la solution finale, de son identité juive _ toujours questionnante pour elle ; et en rien communautariste. Georges Cixous, son père séfarade était athée, et sa mère ashkénaze non observante, et extrêmement pragmatique ; elle était seulement une fervente des agrumes en provenance d’Israël (Jaffa)... Elle _ Hélène Cixous _ s’en explique, par ailleurs, dans Une autobiographie allemande, son entretien _ excellent : je l’ai très soigneusement lu, lui aussi _ avec Cécile Wajsbrot, paru simultanément chez Bourgois, l’an dernier _ le 3 mars 2016. Devait suivre un retour _ effectif, physique _ à Jérusalem _ peut-être Hélène avait-elle participé là à quelque enseignesement, ou donné quelque conférence… ; ce n’est pas vraiment précisé _, auquel est donc consacré _ du moins en apparence _ ce livre. Mais le retour a-t-il _ effectivement, ou pas _ eu lieu ? finit-on par _ sérieusement, en effet _ se demander _ anomalies et flottements volontaires ou pas du récit aidant. Pourtant ces événements _ de et à Jérusalem _ que raconte _ avec force détails bien réalistes, sensuels et quasi charnels _ Hélène Cixous, et qui sont ses retrouvailles avec Marga _ Carlebach _, la cousine d’Ève Klein, aussi âgée _ Ève et Marga sont toutes deux nées au dernier trimestre 1910 : Ève le 14 octobre, Marga le 30 décembre _, plus âgée _ désormais, puisqu’Ève est décédée le 1er juillet 2013 _ qu’elle, mais lui survivant _ en sa cent-sixième année d’existence en mars 2016 _, sont racontés avec des détails très réalistes _ et même sensuels : ainsi les détails délicieux des cérémonies du café, du thé, des fraises, des gâteaux _ qui ne devraient faire naître aucun doute, sinon que, comme dans un rêve _ voilà _, la précision réaliste ne suffit pas à _ totalement _ dissiper l’incertitude. Et _ le choc de _ la lettre finale _ en quatre volets et en anglais _, d’une dame très âgée (de cent cinq ans) à sa petite-cousine, fournie en fac-similé _ oui, aux pages 155 et 156 _, laisse entendre que l’auteure ne serait pas encore venue _ mais non ! même pas en mai 2015… _ d’Osnabrück à Jérusalem _ ni ne se serait rendue au Mur des Lamentations glisser le petit papier de sa prière entre deux pierres, comme elle le narre avec force détails pourtant durant tout le chapitre intitulé Le crime est dans le Mur (aux pages 105 à 127)  On est donc dans une narration volontairement, involontairement flottante _ oui ! Et c’est là une des forces et un élément majeur du charme prenant de ce récit perpétuellement vibrant et magnétique : flottant, en effet… Les scènes, les dialogues sont pourtant _ très réalistement _ censés avoir eu lieu bel et bien à Jérusalem _ oui : en mai 2015. Qu’es-tu venue faire à Yerushalaïm ? demandait _ en anglais _ Marga _ à sa petite-cousine Hélène, page 43. Mais _ Hélène _ est-elle vraiment allée à Jérusalem ? se demande le lecteur à son tour _ eh oui. S’agit-il, pour la partie qui concerne le voyage de Hélène à Jérusalem, ses visites à Marga, ainsi que son pélerinage au Mur des Lamentations, d’élucubrations fantasmatiques, produites seulement face au mur lumineux de la page blanche du Livre à écrire ?.. Mais celles-ci auraient-elles nécessairement moins de force de réalité pour l’auteure, comme pour le lecteur ?.. Non : la force de vérité de l’œuvre est dans la poïesis de l’imageance de l’écriture inspirée.

Car ce voyage à Jérusalem est surtout, rêvé ou pas _ et le point est assurément d’importance : la vraie vie de l’écrivante qu’est viscéralement et fondamentalement Hélène Cixous est celle faite des fantastiquement réalistes conversations qu’elle poursuit, en l’absence physique (et invisibilité présente) de ses interlocuteurs choisis, via la splendeur lumineuse et nourricière de la page du Livre qui là s’écrit _, le prétexte douloureux _ mais consubstantiel, et jouissif sans le moindre masochisme : Hélène Cixous est une positive heureuse ! _ d’une réflexion _ éminemment sensible, et même sensuelle, et passionnante _ non seulement sur l’identité juive incontournable pour elle, même si, à Paris ou Arcachon, elle a eu assez peu à en souffrir en sa vie, en tout cas moins qu’à Oran ou Alger _ mais sur toutes les migrations intérieures _ oui _ ou géographiques de la famille _ transbahutée, exilée, pourchassée, voire décimée à diverses reprises _ et de la personne _ même, diverse _ de Hélène Cixous. Bien sûr, avant tout sur les déportations, qui ont détruit une partie _ nombreuse ! _ de sa famille, mais aussi sur la gigantesque diaspora _ des oncles, tantes, et cousins et cousines, tant Jonas que Klein _, du Chili à Israël, en passant par l’Algérie _ l’Afrique du Sud, aussi _, les États-Unis et l’Angleterre. L’Algérie, à laquelle Hélène Cixous a consacré de nombreux livres, sur son enfance et son adolescence, réapparaît toujours _ forcément. Mais ici comme un miroir de cette autre origine _ la plus archaïque et probablement fondamentale _ que serait Jérusalem. Origine imaginaire _ fantasmatique _ et reniée _ repoussée, mise à distance, avec refus puissant de s’y sentir en tout cas enfermée, retenue, prise au piège : en une nasse qui l’étoufferait et la mutilerait _ en même temps. Car Israël ne peut, malgré le rayonnement spirituel de chaque lieu divinisé par la Bible, représenter désormais _ politiquement, du moins, même si l’auteure demeure discrète sur ses réticences… ; mais déjà sa mère Ève avait repoussé, au sortir de la guerre de 39-45, la suggestion de son mari Georges, de partir en Eretz Israël s’y réfugier ; mais Hélène souligne aussi les reflux volontaires d’Eretz Israël ou Israël, et de son grand-oncle Andreas Jonas, et d’Érika sa tante et de son mari Bertolt Barmes ; etc. _ une référence essentielle _ pour Hélène ; on notera cependant ce passage significatif (et très puissant) dès l’ouverture du livre, aux pages 13 et 14 : « J’ai constaté concernant le rôle de Jérusalem dans mon histoire _ voilà ! _, qu’il y a là dans l’air, circulant invisibles _ voilà _ comme des radiations magnétiques _ voilà ! _, des volontés plus fortes que ma volonté _ prise ainsi en situation de faiblesse relative, donc _ de _ seulement, pour ne pas dire touriste…  _ visiteuse. On y arrive trop tard _ voilà _, on vient après les dieux« . Et Marga, double _ depuis toujours, et comme substitut désormais d’Ève, défunte _ israélien _ à Jérusalem _ d’Ève, a beau appeler l’auteur à la rejoindre, une résistance de tous ordres _ oui ! _ s’oppose à _ une réponse positive physique effective à _ cet appel _ le téléphone pouvant (ou devant) pour Hélène suffire : « Jérusalem ? J’ai tout perdu et oublié, je me souviens d’Osnabrück et de Berlin. N’est restée pleinement présente que Marga, celle que je n’avais pas l’intention _ voilà, c’est dit ! _ de visiter à Jérusalem, ce n’est pas pour Marga que je vais faire un tel voyage _ voilà ! _, au téléphone ça suffit _ sic ! _, et finalement quand je pense à Jérusalem dorénavant _ donc au final des résistances… _ c’est Marga qui occupe tout le cadre de ma pensée « , lit-on page 24. Et suit cette phrase : « Je pourrais placer ici en attente _ en souffrance _ le Livre de Marga, un livre que je n’aurais jamais pu penser laisser venir _ confidence éminemment claire ! et expression significative : « laisser venir« … _ avant le 26 mars de cette année (2016) _ date de la réception de la lettre bien réelle (en quatre volets) de Marga, donnée en fac-similé aux pages quasi finales de ce Correspondance avec le Mur, aux pages 155 et 156 _,  j’ai encore bien des chemins _ de vie (mais nous n’en apprendrons guère sur eux ici, du moins…) et d’écriture _ à parcourir autour des murs _ dont ceux, d’abord, si importants, du jardin (avec portail) de la maison d’écriture l’été à Arcachon _ avant de me trouver devant la porte de la Grande Ville« . Le dialogue, du reste, tel qu’il est reproduit est un dialogue _ en partie comique, bien sûr ; en même temps que tragique _ de sourdes _ en effet ; Hélène est ici prise par le lecteur tant soit peu attentif en terrible défaut d’urgence de curiosité, en son timing (de vie comme d’écriture) ; Marga décèdera, en effet, à Jérusalem, cette même semaine (!) de mars 2016 ; cf à l’ultime page du livre, page 157, ceci : « Mais aujourd’hui, jeudi 31 Mars 2016, tandis que je fais le 02.569.8825, comme promis, entre un mail disant : Marga died at age 105. Inutile de laisser sonner _ dans le vide, désormais. on m’arrache la langue, douleur tenaillante comme si le reste _ peut-être ultimement vivant, du moins _ de maman m’était arraché de la bouche« . Que suit immédiatementatement encore ceci : « Toutes les questions _ celles déjà adressées par courrier, mais parvenues trop tard à Marga (pour qu’elle ait pu y donner réponses) ; comme toutes les autres questions qui demeuraient encore à lui poser… _ se pressent _ désormais fantômatiquement et en vain _ autour du lit _ mortuaire _ de Marga désormais éternellement sans réponse _ quand s’achève l’heure des derniers témoins du destin des membres de la fratrie Jonas des années du nazisme _, elles soupirent _ ces questions en souffrance _, elle _ Marga _ n’entend plus ? _ et pas seulement du fait de sa surdité par l’âge… _ alors elles se tournent _ ces questions demeurées tristement pendantes… _ vers le mur _ sans écho, lui : celui de la chambre mortuaire, bien sûr ; mais il n’est cependant pas le seul mur présent à l’esprit de l’écrivante, et capable de répondre et poursuivre-continuer la « correspondance » ou la conversation… _ et s’éteignent une à une _ ces questions _ dans son silence » _ celui de Marga ; existe donc aussi le mur davantage parlant et résonnant (pour les voix des disparus !) de la chambre d’écriture, du moins si et quand l’écrivant réussit à convoquer (ou « laisser venir« ) la délicatissime et importantissime ombreuse et lumineuse, et plus que jamais éclairante, conversation avec Marga…

Et la visite chez Marga _ du moins celle narrée par le récit _ est « déréalisée » _ dans le récit qu’en fait l’auteure _ par toutes les morts _ advenues _ que sa voix _ celle de Marga, thaumaturgiquement _ représente. En premier lieu, la mort d’Ève, pourtant plus vivante _ elle : oui, par la grande qualité de l’écoute réciproque maintenue en cet extraordinaire couple mère-fille _ que tous les vivants du fond de sa mort _ car Hélène, en sa formidable gourmandise de sa mère, sait y être singulièrement attentive, en sachant aussi s’en donner d’optimales conditions. Hélène Cixous exprime très clairement son sentiment, lorsqu’elle frappe _ fictivement ? _ à la porte de sa grande-cousine _ Marga, à Jérusalem _ : « Quand on arrive dans un lieu où on n’avait jamais imaginé _ suite à diverses fortes réticences _ se trouver jamais, jamais désiré se retrouver _ le re- (de ce re-trouver) nous faisant forcément question ; mais, après tout, Jérusalem constitue pour pas mal d’entre les humains, une archaïque basique origine… _ un jour, laissé quarante ans _ soit, si je calcule bien, et prend ce nombre à la lettre : 1976 ; que représente donc cette date dans la vie d’Hélène, et en ses rapports avec la cousine Marga ? ou avec Jérusalem ? _ dans les limbes, les sens éprouvent un choc violent, ce lieu, pourtant réel, palpable, visible _ et combien ! _, se dresse dans une étrangeté d’autant plus brusque que ce lieu est _ lui-même, en lui-même et par lui-même _ d’une réalité implacable _ et mordante _, il se produit alors dans la chair _ profonde _ de l’âme de vives réactions d’enregistrement, la scène entière dans tous ses détails vient s’imprimer dans la mémoire vive _ voilà _, on est sans défense. J’étais d’autant plus vulnérable que je me suis trouvée _ comment ? en pensée ? en imageance poïétique active ? _ devant la porte de l’appartement réel avec _ surtout ! _ tous mes êtres perdus debout _ et bien présents, donc _ juste derrière moi _ l’accompagnant, et la « bordant-doublant« , selon la puissante formule de la page 69_, nous étions morts _ même Hélène : elle aussi _, plus ou moins _ à divers degrés, donc, mais tous et chacun en puissante demande, toujours et plus que jamais : de reconnaissance posthume et de réponses aux questions… _ et Marga _ dernier témoin survivant de ces fratries passées (ou perdues) _ a ouvert vivante. »

Hélène Cixous a souvent évoqué le voyage des morts d’Ulysse _ oui _, et le personnage « oublié » d’Elpénor _ marin _, mort _ noyé _ sans sépulture _ voilà ! abandonné aux poissons et à l’oubli définitif et irréparable… Et nous nous souvenons de ce qu’il advint, à Athènes, aux stratèges, pourtant victorieux lors de la bataille navale des Arginuses (en 406 avant Jésus-Christ, lors de la guerre du Péloponnèse) : les généraux victorieux furent condamnés (puis mis) à mort par les Athéniens pour avoir négligé, à la suite d’une tempête, de recueillir et de ramener dans la cité les corps des nombreux naufragés qui s’étaient noyés… _ sur l’île de Circé et revu _ par Ulysse, responsable de lui _ chez les morts _ cf le passage (importantissime pour le sens même de Correspondance avec le mur !) à la page 137 : « Pourquoi suis-je si fortement attirée _ voilà _ par les Ombres ? _ c’est très ardemment même qu’Hélène désire si vivement leur conversation renouée et prolongée !pourquoi Ulysse ne peut-il retourner à lui-même _ et cela, au-delà même de son retour à l’île d’Ithaque _ avant d’avoir visité les disparus _  laissés, abandonnés, derrière lui  _, pourquoi doit il se rendre auprès du peuple des morts s’il veut avoir la chance de se retrouver _ lui-même _ plus vivant que jamais _ la vraie vie, profonde et authentique, étant seulement à ce prix ! _, pourquoi me faut-il _ se dit Hélène ici, après Ulysse dans Homère _ promettre à Elpénor _ quel est donc son Elpénor à elle, d’entre ses propres morts abandonnés ? _ de lui rendre les honneurs de la tombe sous la terre, donc précisément à quelqu’un _ oui, qui donc peut bien être cet Elpénor cixoussien ? _ que j’aime bien mais qui n’est pas _ non plus _ le plus intime de mes proches ? Je me rends compte que je cherche Andreas _ Jonas, le cher « Onkel André » de sa nièce (et mère de Hélène) Ève, et le frère aîné d’Omi-Rosie, né, lui, à Borken le 6 février 1869, et décédé à Theresienstadt le 6 septembre 1942 _, Hans Günther _ Jonas, né en 1910 à Osnabrück, et décédé au Chili, peut-être à l’île de Pâques, peut-être en 1970, ou un peu plus tard ; et fils du précédent, l’« Onkel André«  _,  Irmgard _ née Jonas, décédée en Eretz Israël, sœur de Hans Günther, et fille d’Andreas Jonas et son épouse Else _, Else _ Jonas, l’épouse d’Andreas, née Else Cohn, à Rostock le 9 juillet 1880, et décédée à Theresienstadt le 25 janvier 1944 _, Paula _ née Jonas, épouse d’Oskar Löwenstein, et la mère de Marga, et sœur de Rosie _, Gerta _ la fille aînée de Paula, et la sœur aînée de Marga, née à Gemen le 17 octobre 1900 et décédée à Auschwitz le 17 août 1942 _ … comme si je voulais les rencontrer _ voilà ! _  après leur mort, vivant après _ voilà : le mot est souligné _ leur mort« . Et plus loin, à la page 138 : « Comme je comprends ceux de la Nekuya _ décrite au chant XI de l’Odyssée d’Homère… _, les malchanceux qui n’ont pas pu finir _ vraiment _ de vivre avant leur mort _ parce qu’abandonnés, assassinés et privés de sépulture _, les privés de dernier acte _ acte assumé au lieu d’être volé ! _, ceux qui ont perdu leur mort _ qui leur a été tragiquement dérobée _, ils souffrent d’avoir l’histoire sectionnée _ voilà ce que Hélène pourrait chercher à modifier-réparer peut-être… _ et ce manque de mort reconnue _ et livrée par l’abandon directement à la fosse indéterminée mais infinie de l’oubli sans fond _ les affecte comme d’un handicap, d’un indice _ terrible, néantisant _ d’illégitimité _ du tout de leur vie vécue _, du coup les malheureux se sentent repoussés dans un coin _ perdu, non balisé _ de la mémoire, il manque à leur dossier une pièce déterminante, mais lorsque vient une visite inattendue _ telle celle ici de Hélène, au moins par son imageance active et rigoureuse, non délirante _ à Jérusalem-sous-la-terre, ils se précipitent pour solliciter _ de ce visiteur passant là _ l’achèvement du récit » _ et voici identifié le pouvoir de fond et la mission sacrée de peut-être la plus haute littérature, tels que se les assigne aussi la très grande Hélène Cixous. Les morts et les vivants communiquent naturellement dans le sommeil, bien entendu _ par les rêves, où ils reviennent visiter les dormants ; et que très scrupuleusement retiennent dans leurs notes, et Hélène Cixous, et René de Ceccatty _, mais aussi dans les livres _ offerts, ensuite, à l’opération multiplicatrice de la lecture un peu attentive des lecteurs. Ici, tout en revenant sur l’Odyssée, Hélène Cixous cite aussi _ pages 69-70 _ le chant VIII _ vers 85 à 110 _ de la Divine Comédie, où après avoir traversé le fleuve des morts, Dante et Virgile voient la ville de Dité, dont les habitants protestent violemment en découvrant _ entre les visiteurs défunts _ un vivant :

« ….”Qui ose ici, vivant,

Rejoindre le règne des morts ?”

Alors mon maître _ Virgile, guidant ici Dante _ leur fit signe

Qu’il leur parlerait en secret.

Calmant leur tollé, ils maugréent :

“Viens seul, quant à celui _ Dante _ qui fut

Assez hardi pour pénétrer

Chez les morts, qu’il reparte seul !

Qu’il essaie, le fou ! Toi _ Virgile, déjà mort _, tu restes,

Après l’avoir guidé dans l’ombre.” »

L’auteure se sent parfois menacée de ce reproche _ d’illégitimité, pour, elle, une vivante, de s’introduire ainsi au domaine des morts _, mais le plus souvent, au contraire, accompagnée _ « bordée doublée, par mes voix« , ai-je déjà relevé, à la page 69 _ par une bienveillance _ nécessairement _, et surtout _ singulièrement _ celle _ éminemment maternelle _ de sa mère _ oui : à la fois mère et sage-femme…

… 

Ce n’est pas la première fois qu’Hélène Cixous met la question juive _ et l’image-paroi dressée du Mur des Lamentations de Jérusalem _ au centre d’un de ses livres. Ses nombreux dialogues avec Jacques Derrida tournaient autour, avec un esprit critique _ éminemment _ partagé, quant à l’arrière-fond politique _ en particulier, et avec une vigilante méfiance à l’égard de tous les communautarismes _, et avec une pareille passion pour la lettre même et le secret _ à essayer d’oser caresser-pénétrer-décrypter-éclairer _ des textes sacrés. Mais ici, sans doute va-t-elle plus loin dans l’intériorisation _ si personnelle _ de la réflexion. « A tous les juifs qui sont juifs, se sentent juifs, juifs des avants et juifs des après, je reconnais que je dois un trésor inestimable _ voilà _ d’angoisses et de tourments _ qui forcément mettent en mouvement, expulsent de l’inertie, inquiètent en profondeur et intensité le penser et le s’orienter ! _, l’usage illimité de la tragédie _ qui fait prendre forcément au sérieux (ainsi qu’au rire) l’indépassable condition de mortalité de la si belle vieet ce qui va avec l’exercice de la douleur : l’esprit de révolte _ et de résistance _, le génie de la jubilation _ oui ! _, les bosquets _ et non forêts _ de comédie _ bien sûr ! à la Marivaux et Mozart _ sans restriction de circonstances _ même, et surtout, dans la confrontation au pire _  l’eau du rire qui jaillit au milieu du brasier et jusqu’à l’avant-dernière minute dans les camps d’extermination _ mais oui ! l’humour va jusque là ! cf le meilleur de l’œuvre d’Imre Kertész, Liquidation _, la nostalgie perplexe du désert _ oui, celui de la solitude de la plus extrême sécheresse assoiffée, qui aide l’ouverture et la réceptivité aux magnétismes les plus variés, denses et porteurs de la méditation et de l’élévation ; cf le lieu des trois métamorphoses de Nietzsche en son Zarathoustra _, la fréquentation des zones d’exclusion _ où s’expérimentent de vraies audaces ; coucou Marie-José Mondzain : en son Confiscation des mots, des images et du temps _ pour une autre radicalité _ et le don nomadique _ à l’envers de l’hédonisme dilettante touristique tournoyant désespérément dans les sempiternels mêmes clichés _ d’allonger le cou au maximum pour scruter _ à des fins d’urgence salvatrice rapidissime _ l’horizon, comme si le présent _ authentique et seul lucide _ était là-bas dans le lointain futur, ou au contraire la façon de creuser des puits sous son lit à la recherche des pensées ou des êtres perdus et peut-être conservés dans les souterrains du temps _ à retrouver, accompagner et délivrer _, l’archéologisme de la réflexion _ oui, en la multitude infinie de ses tenants et aboutissants à décrypter (cf Barbara Cassin : son Vocabulaire européen des philosophies _ dictionnaire des intraduisibles), et en l’infinité des chemins se proposant discrètement à suivre et explorer avec constance et ténacité _ d’où mon long cou _ plaisante Hélène _, toutes ces herbes amères tous ces sucs et ces miels spirituels dont l’écriture se régale » _ mais oui, car c’est l’aventure ouverte de l’imageance de l’écriture de la vulnérabilité qui, sans masochisme ni sadisme trash, est à même d’explorer vraiment et en pleine vérité la multiplicité de ces diverses capacités-là, jouissives.

Marga est morte entre le moment _ « le 17 mars à 16h 32« , c’est un jeudi _ où elle a envoyé sa lettre _ de Jérusalem _ à Hélène Cixous et le moment _ « le 26 mars 2016« , c’est un samedi  _ où celle-ci l’a reçue _ à Paris. De son côté, Hélène _ qui avait conversé « longuement au téléphone » avec Marga « le 20 mars » (page 152) _ écrivait _ elle aussi, de son côté _ à Marga. Les lettres _ qui se sont seulement croisées, par-dessus la Méditerranée _ ne se sont pas rencontrées _ aucune des deux n’ayant constitué une réponse à l’autre : notamment la lettre (évoquée et décrite en son détail et plan de questions, aux pages 147 à 149) dans laquelle Hélène avait commencé à établir une liste de questions précises à propos d’une partie des disparus de leur famille Jonas, est demeurée hélas sans réponse aucune de la part de Marga ; comme j’ai commencé de l’indiquer moi-même en ma préface plus haut (à propos de l’importance cruciale des « voix« ), avant d’emboîter mon pas (à farcissures vertes) à celui de René de Ceccaty en sa lecture de Correspondance avec le Mur Et cette correspondance _ envisagée seulement, et à peine entamée par ces deux lettres croisées demeurées hélas sans le moindre commencement de réponses mutuelles _ s’est _ d’un seul coup (celui de la mort soudaine de Marga) _ éteinte _ telle une flamme soufflée, la vie interrompue de Marga _, au moment _ même _ où elle naissait _ cette correspondance _, s’écrasant contre ce Mur, le Mur des Lamentations, celui du mont Moriah, qui donne son titre au livre _ mais il se trouve, aussi, que ce Mur des Lamentations de Jérusalem, n’est pas le Mur unique, où glisser, entre les pierres, quelques vœux, sur de petits papiers pliés, en vue de quelques divines réponses : par la vie même à venir ; car demeure encore toujours la ressource (magique, d’imageance, apprise par Hélène, dès 1940, au quatrième étage de la maison de la rue Philippe, à Oran, auprès du voisin pharmacien Monsieur Émile, quand des Cixous (ainsi qu’Omi Klein) logeaient aux troisième et second étages de cet immeuble, à Oran) ; la ressource magicienne d’imageance, donc, du mur verdoyant accueillant et nourricier de la page d’écriture ; avec ce qu’elle offre d’une écoute réciproque des voix de l’invisibilité, en une conversation à oser ouvrir et poursuivre continuer-suivre-développer, ainsi qu’Hélène s’en octroie les opérations depuis pas mal de temps maintenant en ses livres successifs... Sur ce mont _ Moriah _, Abraham _ le tout premier de l’Histoire retenue _, était prêt _ en signe d’absolue obéissance aux volontés de Dieu _ à sacrifier Isaac _ son fils. Mais son geste _ par l’Ange _ fut arrêté. Et ce geste, dans son suspens même, fut fondateur _ reste que je me demande qui donc se cache sous la figure cixoussienne du poète Isaac de Hélène, déjà disparu lui aussi, nous dit-elle ? En quoi fut-il, ou pas, cet Isaac poète, une des causes des réticences et retards (fatals pour la réception des réponses quémandées un peu trop tard à Marga), par rapport à d’autres nécessités ou urgences jugées alors prioritaires par Hélène, à entrer enfin en un peu plus réelle conversation que de brefs échanges téléphoniques, avec, tant qu’elle vivait en sa cent-sixième année, la toute dernière survivante des fratries Jonas d’Osnabrück, Marga Carlebach née Löwenstein, survivant trois ans encore (2016 / 2013) à sa « cousine-jumelle », Ève Cixous, née Klein? Ainsi qu’à entrer (trop tard ?) en conversation avec Jérusalem même ?..

René de Ceccatty


Suivra mon commentaire de lecture de Défions l’augure, lu juste auparavant,

et qui m’a, lui aussi, ébloui !

Et rendez-vous chez Mollat en janvier 2019,

pour nous entretenir du volume prochain !!!

Ce jeudi 7 juin 2018, Titus Curiosus – Francis

6 ans d’entretiens d’un curieux, Francis Lippa, à la librairie Mollat _ et comment accéder à leur écoute…

22oct

Voici _ pour commodité _, la liste, au nombre de 23 à ce jour, de 6 ans d’entretiens d’un curieux, Francis Lippa _ alias Titus Curiosus sur son blog En cherchant bien _, à la librairie Mollat, à Bordeaux,

avec des auteurs _ et le plus souvent amis _ passionnants ;

accompagnée des moyens d’accès à l’écoute des podcasts de ces 23 entretiens :

LISTE DES PODCASTS DE 6 ANS D’ENTRETIENS DE FRANCIS LIPPA A LA LIBRAIRIE MOLLAT

DU 13 OCTOBRE 2009 AU 13 OCTOBRE 2015

_ 1) Yves Michaud : Qu’est-ce que le mérite ?  52’ (13-10-2009) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=17594


_ 2) Jean-Paul Michel : Je ne voudrais rien qui mente dans un livre 62’ (15-6-2010) :

http://www.mollat.com/player.html?id=318053

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=318053


_ 3) Mathias Enard : Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants 57’ (8-9-2010) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=2512739


_ 4) Emmanuelle Picard : La Fabrique scolaire de l’Histoire 61’ (25-3-2010) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=34608


_ 5) Fabienne Brugère : Philosophie de l’Art 45’ (23-11-2010) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=7055323


_ 6) Baldine Saint-Girons : La Pieta de Viterbe 64’ (25-1-2011) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=10986789


_ 7) Jean Clair : Dialogue avec les morts & L’Hiver de la culture 57’ (20-5-2011) :

http://www.mollat.com/player.html?id=21320675

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=21320675


_ 8) Danièle Sallenave : La Vie éclaircie _ ou réponses à Madeleine Gobeil 55’ (23-5-2011) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=21323127

_ 9) Marie-José Mondzain : Images (à suivre) _ de la poursuite : au cinéma et ailleurs 60’ (16-5-2012) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=50277305


_ 10) François Azouvi : Le Mythe du grand silence 64’ (20-11-2012) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=64650171


_ 11) Denis Kambouchner : L’Ecole, question philosophique 58’ (18-9-2013) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65161369


_ 12) Isabelle Rozenbaum : Les Corps culinaires 54′ (3-12-2013) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65169118


_ 13) Julien Hervier : Ernst Jünger _ dans les tempêtes du siècle 58’ (30-1-2014) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65170632


_ 14) Bernard Plossu : L’Abstraction invisible 54’ (31-1-2014) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65170633


_ 15) Régine Robin : Le Mal de Paris 50’ (10-3-2014) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65173414


_ 16) François Jullien : Vivre de paysage _ ou l’impensé de la raison 68’ (18-3-2014) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65173409


_ 17) Jean-André Pommiès : Le Corps-franc Pommiès _ une armée dans la Résistance 45’ (14-1-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65186924


_ 18) François Broche : Dictionnaire de la Collaboration _ collaborations, compromissions, contradictions 58’ (15-1-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65186916


_ 19) Corine Pelluchon : Les Nourritures _ Philosophie du corps politique 71’ (18-3-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65189833


_ 20) Catherine Coquio : La Littérature en suspens : les écritures de la Shoah _ le témoignage et les œuvres & Le Mal de vérité, ou l’utopie de la mémoire 67’ (9-9-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65195005


_ 21) Frédéric Joly : Robert Musil _ tout réinventer 58’ (6-10-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65200102


_ 22) Ferrante Ferranti : Méditerranées & Itinerrances (expo à la Base Sous-marine) 65′ (12-10-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65200126

_ 23) Bénédicte Vergez-Chaignon : Les Secrets de Vichy 59 ‘ (13-10-2015) :

http://www.mollat.com/app_rewritting/launcher/launcher.aspx?sub=podcast&action=get_podcast&id=65200109

Echanger de manière ouverte et parfaitement libre avec un auteur, un créateur, est plus que passionnant : enthousiasmant ! ;

et ouvre l’appétit de la curiosité au partage, par l’écoute de l’entretien vivant…

Ecouter (et ré-écouter) la voix et ses tonalités, les silences, les rythmes, les intonations de pareille conversation exigeante, est, en effet, irremplaçable, et défie très heureusement le temps.

Car c’est aussi comme un _ très humble, forcément _ sillage d’écume encore vibrante de l’œuvre _ en toute modestie, cette écume, cet écho de paroles échangées… _ qui demeure, par le podcast, accessible ;

et par là, constitue un possible relais _ avec toute sa fragilité parfaitement audible… _ de l’œuvre même ; telle une bouteille à la mer, confiée au hasard, un jour, des recherches à venir de quelque autre improbable curieux, à l’autre bout de la terre…

Titus Curiosus, ce 22 octobre 2013

P.s : à la date du lundi 26 octobre,

les divers liens _ Ecouter Télécharger Podcast iTunes Exporter _ aux podcasts cités ci-dessous

sont directement accessibles sur le site de la librairie Mollat :

en cliquant sur les liens aux livres cités ici pour les auteurs et livres suivants :

Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ? (52′)

Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre (62′)

Mathias Enard, Parle-leur de rois, de batailles et d’éléphants (57′)

Emmanuelle Picard, La Fabrique scolaire de l’histoire (61′)

Fabienne Brugère, Philosophie de l’art (45′)

Baldine Saint-Girons, La Pieta de Viterbe (64′)

Jean Clair, Dialogue avec les morts & L’Hiver de la culture (57′)

Danièle Sallenave, La Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil  (55′)

Marie-José Mondzain, Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs  (60′)

François Azouvi, Le Mythe du grand silence (64′)

Denis Kambouchner, L’École, question philosophique (58′)

Isabelle Rozenbaum, Les Corps culinaires (54′)

Julien Hervier, Ernst Jünger _ dans les tempêtes du siècle (58′)

Bernard Plossu, L’Abstraction invisible (54′)

Régine Robin, Le Mal de Paris (50′)

François Jullien, Vivre de paysage _ ou l’impensé de la raison (68′)

Jean-André Pommiès, Le Corps-franc Pommiès _ une armée dans la Résistance (45′)

François Broche, Dictionnaire de la collaboration _ collaborations, compromissions, contradictions (58′)

Corine Pelluchon, Les Nourritures _ philosophie du corps politique (71′)

Catherine Coquio, La Littérature en suspens _ les écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres & Le Mal de vérité, ou l’utopie de la mémoire (67′)

Frédéric Joly, Robert Musil _ tout réinventer (58′)

Ferrante Ferranti, Méditerranées & Itinerrances (65′)

Bénédicte Vergez-Chaignon, Les Secrets de Vichy  (59′)

 

Voilà,

pour l’accessibilité d’écoute à l’ensemble des podcasts de ces 23 entretiens _ à ce jour : du 13 octobre 2009 au 13 octobre 2015, jour pour jour ! _

d’auteurs invités à la librairie Mollat,

avec Francis Lippa,

alias Titus Curiosus sur son blog En cherchant bien.

On peut écouter aussi les podcasts de deux conférences _ et non pas deux entretiens _

de deux philosophes que j’apprécie tout particulièrement

et ai proposé, en tant que vice-président de la Société de Philosophie de Bordeaux, d’inviter dans le cadre des conférences de notre Société de Philosophie, données dans les salons Albert Mollat, en janvier 2011 et en février 2015,

et à propos de sujets, aussi, qui me tenaient spécialement à cœur :

Michaël Foessel, à propos de son livre Etat de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire  (65′)

et Bernard Sève, à propos de L’Instrument de musique : une étude philosophique (49′) ;

mais il ne s’agit pas là d’entretiens ;

et je n’en suis pas l’interlocuteur :

les conférenciers sont simplement présentés par les présidentes (successives) de notre Société de Philosophie de Bordeaux,

Céline Spector, dans le cas de la conférence de Michaël Foessel, le mardi 18 janvier 2011

et Kim Sang Ong Van Cung, dans le cas de la conférence de Bernard Sève, le 3 février 2015.

Plusieurs articles de mon blog En cherchant bien sont d’ailleurs consacrés à ces philosophes amis :

_ pour Michaël Foessel :

Sur un lapsus (« Espérance »/ »Responsabilité ») : le chantier (versus le naufrage) de la démocratie, selon Michaël Foessel

« Faire monde » face à l’angoisse du tout sécuritaire : la nécessaire anthropologie politique de Michaël Foessel

« L’Indignation, une passion morale à double sens » : un appendice à l’anthropologie politique de Michaël Foessel

Le courage de « faire monde » (face à la banalisation esseulante du tout sécuritaire) : un très beau travail d’anthropologie à incidences politiques de Michaël Foessel

et pour Bernard Sève :

Sur Montaigne musicien à son écritoire : Bernard Sève à propos de l’indispensable « Montaigne manuscrit » d’Alain Legros

Un moderne « Livre des merveilles » pour explorer le pays de la « modernité » : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des « listes », entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit

Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le « tissage » de l’écriture et de la pensée de Montaigne

 

Quant à mes entretiens antérieurs au 13 octobre 2009,

notamment à propos de musique et de musiciens,

ils n’étaient pas alors enregistrés, et n’ont donc pas donné lieu à des podcasts…

Sur Montaigne musicien à son écritoire : Bernard Sève à propos de l’indispensable « Montaigne manuscrit » d’Alain Legros

30sept

Sur un livre très important, d’Alain Legros (et Montaigne !),

un article magnifique et passionnant

de Bernard Sève :

La main de Montaigne

par Bernard Sève [28-09-2011]

On connaît, de Montaigne, les Essais et le Journal de voyage en Italie ; mais le philosophe a également laissé de nombreux textes manuscrits, notamment de riches annotations portées dans la marge de certains livres de sa bibliothèque. Montaigne manuscrit offre une édition diplomatique exhaustive de ces manuscrits, comportant deux inédits. Notre regard sur Montaigne s’en trouve _ et c’est très important ! _ enrichi et renouvelé.

Recensé : Alain Legros, Montaigne manuscrit, Éditions classiques Garnier, collection Études montaignistes, n° 55, 2010, 842 p., 89 reproductions photographiques.

Sous le titre Montaigne manuscrit, Alain Legros publie un imposant volume regroupant l’intégralité des textes autographes de Montaigne – à la seule exception des très nombreuses additions manuscrites que Montaigne a portées sur l’exemplaire des Essais connu sous le nom d’ « Exemplaire de Bordeaux », additions souvent éditées et commentées, et dont le statut relève d’une approche assez différente [1]. Ces autographes se répartissent en six groupes distincts : (1) les ex-libris, devises et ex-dono ; (2) les notes et indications portées sur l’Ephéméride de Beuther ; (3) les arrêts autographes de Montaigne magistrat au Parlement de Bordeaux ; (4) les annotations portées par Montaigne en marge de certains des livres qu’il possédait ; (5) les lettres ; (6) les dédicaces d’auteur faites, par Montaigne, d’un exemplaire des Essais à telle ou telle personne. Nombre de ces textes autographes étaient déjà bien connus des spécialistes (le Beuther, les annotations sur Lucrèce ou César, la correspondance), d’autres l’étaient moins (les arrêts, les dédicaces). Legros prend ici la suite des érudits des deux derniers siècles, érudits auxquels il rend hommage ; mais il porte leur travail à un point de perfection rare _ et par là capital : pour la connaissance fouillée d’un auteur absolument indispensable ! Il faut signaler d’emblée qu’Alain Legros publie, pour la première fois, deux textes totalement inédits : les annotations portées sur un volume de Térence acheté par Montaigne alors qu’il n’avait pas 16 ans (p. 63 ; photographies n° 1 à 3), et une lettre de sollicitation écrite en langue italienne par Montaigne au Sénat de Rome (11 mars 1581) pour obtenir la citoyenneté romaine [2]. Diverses Annexes envisagent des cas particuliers ou douteux (dont de célèbres faux). On peut donc dire que le recueil de Legros contient la totalité _ voilà _ des textes autographes de Montaigne aujourd’hui connus, à la seule exception déjà signalée de l’Exemplaire de Bordeaux. Ce volume s’impose comme un instrument de travail indispensable _ oui _ au spécialiste ; mais il est plus qu’un instrument de travail _ voilà ! _, je vais essayer de le montrer. J’examinerai Montaigne manuscrit de trois points de vue : philologique, littéraire, philosophique.

Une édition diplomatique

Legros a fait le choix le plus exigeant, celui d’une édition diplomatique ou quasi-diplomatique [3]. Les textes autographes sont reproduits selon un système strict de conventions typographiques permettant de savoir par exemple quel type de « s » ou quel type de majuscule utilise Montaigne dans tel ou tel texte. Toute transcription diplomatique suppose un code typographique adapté à la nature du texte et de l’écriture considérés ; celui mis au point par Legros m’a paru, à l’usage, commode et précis _ c’est très important. Chaque autographe est (a) précisément situé dans son contexte textuel ou social, puis (b) transcrit selon le code typographique propre à cette édition ; s’il s’agit d’un texte en français, il est (c) édité dans une typographie standard, les mots difficiles étant traduits en français moderne entre crochets droits ; s’il s’agit d’un texte en latin, grec ou italien, il est (c’) traduit en français ; suivent (d) le développement des nombreuses abréviations utilisées dans l’autographe, puis, le plus souvent, (e) un commentaire philologique, historique, littéraire ou philosophique. Un grand nombre (89 exactement) de photographies, regroupées en fin de volume, permettent de voir de visu la matérialité de ces textes et de leurs supports matériels, et rendent vivant _ voilà _ tel ou tel détail graphique signalé et commenté dans le corps du livre.

Le lecteur non-philologue trouvera peut-être excessif le niveau de précision atteint par cette édition – n’y aurait-il pas un peu de fétichisme dans le soin mis à analyser les encres, l’usage des ligatures, le ductus de l’écriture, la forme des hastes ? À quoi l’on peut répondre par trois arguments (sans compter l’intérêt d’une telle précision pour qui s’intéresse aux questions de graphie et de langue). (1) La fragilité matérielle des supports rend nécessaire une sauvegarde ; on ne peut pas se contenter des techniques de la photographie ou de la numérisation, car il ne suffit pas de disposer de la reproduction du texte : encore faut-il savoir la lire _ oui. Comme le dit Legros, « une édition typographique des autographes de Montaigne ne peut avoir d’autre ambition que d’apporter une aide à la lecture _ tout simplement _ des originaux ou de leur exacte reproduction » (p. 39) ; et Legros est, parmi les érudits d’aujourd’hui, l’un des meilleurs connaisseurs actuels des différentes graphies de Montaigne ; (2) la transcription diplomatique des manuscrits permet de découvrir d’autres formes de textualité voire d’oralité _ ce n’est pas rien ! Montaigne parle encore plus et mieux que bien d’autres !!! _ dans le texte (je reviens plus loin sur l’oralité et la voix _ merci ; cf, à propos de la voix, mon tout récent article (« Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages »« ) sur La Voix des personnages, de Martine de Gaudemar _ de Montaigne) ; la génétique des textes, l’attention aujourd’hui portée aux avant-textes ou aux brouillons [4] nous ont rendus attentifs _ c’est crucial _ à tout ce que peut nous apprendre l’état premier d’une pensée _ se formant _ qui s’écrit in statu nascendi  ; (3) nul ne sait ce que seront dans un siècle ou deux les méthodes de lecture et d’analyse des textes ; tel détail aujourd’hui « sans importance » de l’écriture de Montaigne se révélera peut-être décisif pour nos lointains successeurs _ mieux déchiffrant, par la compréhension de nouvelles contextualisations…

Montaigne manuscrit donne corps _ vivant ! vivantissime !!! _ au « jeune Montaigne » : c’est à l’âge de 15 ans que Montaigne achète un Flaminio, un Virgile, un César et un Térence, et inscrit un ex-libris sur ces volumes, dont les deux derniers seront amplement annotés. Les lectures de Montaigne ne se réduisent pas à ce que nous apprennent ces « traces » graphiques, que le hasard ou la vigilance de quelques soigneux _ merci ! _ lecteurs nous ont préservées. Ces autographes n’en rythment _ un concept décidément fondamental ! _ pas moins les pratiques de lecteur et d’écrivain de Montaigne durant plus de quarante années. Le travail d’Alain Legros permet d’affiner _ grâce à de nouveaux biais _ la chronologie d’une biographie intellectuelle dont les Essais ne nous donnent qu’une version partielle et partiellement reconstruite. Les ex-libris même (genre ingrat, si c’est un genre !) ne sont pas _ comme la moindre trace de vie et de sens _ à négliger : les ex-libris de jeunesse visaient à « enregistrer une acquisition, et les précisions de date et d’âge occupaient la toute première place » ; le perlegi (« j’ai fini ma lecture », suivi d’une date précise) inscrit à la fin du Lucrèce a une tout autre fonction : « ici, ce qui est enregistré, c’est une lecture. […]. Livre à lire, d’un côté, livre lu, de l’autre » (p. 421). Ce perlegi du Lucrèce porte la date du 16 octobre 1564 ; Montaigne précise qu’il a 31 ans. Ce ne sont pas seulement les contenus de certains textes lus que Montaigne manuscrit nous donne à suivre, c’est également l’évolution de la « forme de lecture » propre à Montaigne _ voilà : en sa formidable singularité, qui nous le rend si précieux, en la naissance d’une certaine modernité du « sujet«  (de soi) plus attentif et plus libre, peut-être… _ qu’il nous permet de comprendre.

Les mains de Montaigne, la voix de Montaigne

Dans les autographes de Montaigne, il faut distinguer les textes bruts (annotations sur les livres) des textes plus ou moins travaillés (lettres, arrêts, dédicaces, ex libris, Beuther). C’est dans les annotations et marginalia que la voix _ frémissant à la moindre brise de ce qui sourd à (et en) son penser en acte : et il chante !!! _ de Montaigne peut s’entendre _ oui : au lecteur-déchiffreur un peu plus et mieux attentif : la lecture a ses degrés, à gravir… _ dans son état « naïf » ; les autres autographes obéissent à des codes stricts (arrêts) ou moins stricts, mais néanmoins réels (lettres, ex libris, Beuther). Car ces graphes font ici ou là entendre la voix _ oui ! _ de Montaigne, au sens littéral de ce terme _ parfaitement ! L’orthographe de Montaigne est parfois phonétique (p. 10) : « soun » pour « son » (p. 26), « Françoëse » pour « Françoise » (p. 81), « étoune » pour « étonne » (p. 287), « doune » pour « donne » (p. 505 et 566) ; l’écrit nous renseigne _ aussi : au passage… _ sur la prononciation du temps _ et l’oreille (aussi gasconne) de Montaigne n’est certes pas sourde… Le texte, y compris celui des Essais, en devient plus charnu _ mais oui _ : Montaigne ne proclame-t-il pas _ lui-même _ la continuité entre sa voix, qu’il avait forte, et son texte ? On ne se mettra certes pas à lire les Essais selon une absurde « prononciation restituée » ; mais il est bon de pouvoir faire parfois sonner la langue de Montaigne comme il la parlait : Françoëse, doune, soun, étoune. Dans un ordre d’idées voisin, Legros tire argument de certaines annotations portées sur le César pour renforcer son hypothèse d’un « secrétaire faisant la lecture à haute voix et notant au fur et à mesure les remarques de Montaigne » (p. 28) [5]. Cette hypothèse et ces arguments me paraissent très plausibles.

Legros distingue plusieurs « mains » de Montaigne : notre auteur n’écrit pas de la même façon en latin et en français (« main latine » et « main française », p. 21), et bien sûr en grec (p. 23). Legros peut ainsi distinguer, dans le cas du Térence (227 annotations autographes) et du Lucrèce (1017 annotations autographes) deux « campagnes de lecture », séparées par quelques années. Pour Térence, les annotations sont toujours en latin ; mais pour Lucrèce, les annotations de la première campagne sont en latin, celles de la seconde en français (p. 141, 421-422) [6]. Il est significatif que Montaigne revienne _ en effet : toujours précisant, creusant, et approfondissant : il allonge… _ sur un livre et une lecture déjà faite : Montaigne lecteur, Montaigne relecteur. Mais cette relecture est une tout autre lecture _ en ses incessants rafraîchissements ! Legros souligne l’évolution des pratiques de lecture chez Montaigne.

Dans une première époque de sa vie, il lit de façon studieuse et presque académique _ comme pour toute approche première : de découverte. Il indexe le De rerum natura de Lucrèce [7], il « croise ses sources » (p. 649, 651) dans ses lectures historiques, qui sont nombreuses, il note en marge du texte qu’il lit des remarques philologiques et philosophiques [8]. La lecture est un travail _ scrupuleux : déchiffrer, expliquer, comprendre.

Dans un seconde époque de sa vie, il lit de façon beaucoup plus libre, non-académique, « en [s]e jouant » (note sur Quinte-Curce, p. 651) _ la lecture se met à dialoguer : à voix s’égalisant, en quelque sorte, la timidité première levée, désinhibée ; et se pouvant se livrer à la fantaisie dansante… La lecture est un plaisir. Pour ne pas perdre tout le bénéfice intellectuel de ces libres lectures (il a mauvaise mémoire), Montaigne rédige alors de brefs « jugement de synthèse » à la fin du livre lu. On sait que certaines de ces notes de synthèse seront reproduites dans les Essais (à la fin du chapitre « Des livres », II, 10).

Legros étudie finement (p. 137-160) _ voilà ce qu’est le travail qualitatif de lecture : vers un dialogue avec le plus vif de l’auteur à son écritoire… _ les divers types d’annotations inscrites _ vivement _ dans les marges des livres. Il distingue ainsi la « curiosité philologique » et le « contenu philosophique » (p. 25). Cette double approche donne parfois lieu à ce que Legros appelle joliment des « notes de perplexité », « où sont posés des problèmes d’établissement du texte ou d’interprétation » (p. 143). Mais les marginalia ne sont qu’un groupe (le plus riche, certes) des autographes de Montaigne. Si l’on reprend l’ensemble des six groupes, on peut y lire autant de figures ou d’identités de Montaigne : « Michael Montanus, le jeune acquéreur de livres […] ; Michel de Montaigne, rapporteur à la Chambre des Enquêtes du Parlement ; le seigneur de Montaigne, attentif à consigner les évènements familiaux et les grands moments de son propre cursus honorum ; plus privément, Montaigne, lecteur et annotateur, d’abord pour l’étude, puis pour le seul plaisir ; Monsieur de Montaigne le maire, mais aussi l’agent de renseignement et le négociateur, rédacteur de billets et de lettres missives ; Montaigne enfin, l’auteur, qui dédicace son propre ouvrage » [9]. À chaque « rôle » ou identité, un type d’écriture, un rapport différent _ en sa vivacité distincte, et perceptible _ avec les jeux de la lecture et de l’écriture. Si les Essais sont, de l’aveu de leur auteur, un auto-portrait de papier, certains des autographes ne le sont-ils pas _ mais oui ! _ aussi ? « C’est un très bon auteur. […] Soigneux de toutes les parties de l’histoire. L’air de son éloquence retire au temps des premiers empereurs romains. L’esprit vif, pointu, gentil aux prix de tout autre. Le parler brusque. Le jugement mûr et juste » (p. 651). En lisant ce portrait littéraire de Quinte-Curce brossé par Montaigne à la fin du De Rebus gestis Alexandri Magni, ne croirait-on pas lire un auto-portrait ? _ certes : Montaigne lui-même est un (éminentissime !) dialogueur ressusciteur de voix et de vie ! Un maître ès attention aux souffles, via les rythmes…

Le centre et la périphérie

Philosophiquement parlant, les autographes fournissent _ d’abord _ certaines données factuelles intéressantes : Montaigne aurait lu Melanchton (le Réformateur) dans sa jeunesse (p. 209), ses jugements sur l’épicurisme de Lucrèce ou sur les écrits et l’action politique de Jules César (Montaigne loue les premiers et condamne la seconde) sont fortement marqués dès les marginalia, etc. Le lecteur des autographes peut glaner ici et là plus d’une réflexion intéressante ou curieuse _ quel maître ès curiosité que Montaigne ! _, et parfois très profonde (notamment, en matière politique ou technique, dans les notes sur Nicole Gilles, Quinte-Curce ou César, et bien sûr dans la Correspondance). « Le pape n’a aucun parent » dit Benoît XII, selon Nicole Gilles ; Montaigne commente : « C’est un fort beau mot, et qui doit servir à quiconque a charge publique » (p. 450).

Beaucoup plus importante à mes yeux est l’inflexion que la lecture de Montaigne manuscrit nous incite à pratiquer dans notre conception de « l’œuvre de Montaigne », et peut-être dans notre conception de l’idée d’œuvre _ rien moins ! ce n’est certes pas peu ! _ en elle-même. Dans sa récente recension de Montaigne manuscrit dans Renaissance Quarterly, Katie Chenoweth relève « the Legros’s hesitation to assign an exact status to these autographs » [10]. Je parlerai moins d’hésitation que de réserve _ la nuance est majeure… Le recenseur peut se permettre d’être ici plus audacieux, ou plutôt plus imprudent, que l’éditeur. Dans une brève remarque, Legros se demande si l’on peut appeler « textes » les autographes (« le mot “texte” est déjà un abus de langage », p. 10). Cette remarque va loin. Si l’autographe a l’autorité d’être assumé par son auteur (le truisme n’est ici qu’apparent), il ne respecte pas nécessairement certains des protocoles intellectuels et sociaux qui lui confèreraient le caractère ontologique du « texte ». Le paratexte et l’épitexte ne sont pas le texte (ce truisme-ci est bien réel). Un commentaire d’un passage du Discours de la Méthode écrit par Descartes au Père Mersenne n’est pas un fragment dudit Discours : l’œuvre et le hors œuvre sont nettement séparés. Oui, mais Montaigne n’est pas Descartes. La porosité _ voilà _ entre le texte montanien _ tout s’y entre-parle ! _, les Essais, et le hors-texte, est considérable. J’ai déjà relevé le cas des textes migrants – textes écrits en marge d’un livre, et qui viennent nourrir _ mais oui : comme en une œuvre musicale _ le Livre (fin du chapitre « Des livres »). Le magnifique jugement sur Quinte-Curce (p. 650-651) aurait pu être repris tel quel dans quelque chapitre des Essais (pourquoi pas dans un apocryphe « Défense de Quinte-Curce » ?). Mais la migration de l’autographe (hors œuvre) au Livre (l’œuvre) ne se fait pas seulement par blocs, elle se fait surtout par bribes _ oui : tant l’incisivité de Montaigne est frémissante _ et, autre logique, par impulsion _ idem : tout frémit au moindre souffle de penser, en Montaigne… Migration par bribes : « Certaines notes sur César semblent avoir été utilisées sans délai par l’auteur » (p. 29, 619). Migration par impulsion : le simple mot « postes », relevé (p. 591) dans le De Bello civili de César, semble déclencher _ voilà _ le bref chapitre « Des Postes » (II, 22 ; l’anecdote empruntée à César est la deuxième rapportée dans ce chapitre). Plus étonnant encore, Montaigne annotant un livre d’autrui devrait ne s’adresser qu’à lui-même ; il lui arrive pourtant d’écrire : « À ce que [afin que] le lecteur _ voilà ! Montaigne a toujours un interlocuteur en son penser bruissant _ ne s’y trompe, ce Jean n’est pas celui qui premier querella le duché de Bretagne… » (note sur Nicole Gilles, p. 458). Redressant une confusion possible, Montaigne s’adresse ici à un lecteur à venir, « réel ou fictif » comme dit Legros (ibid.., et p. 148-149). Mais un écrit « adressé à », pensé dans la logique d’une lecture possible, n’est-il pas déjà _ en le tissage de son feuilletage _ un texte ? Dans une perspective voisine et réciproque, Legros suggère que les Essais pourraient être lus comme un ensemble de « lettres à » (p. 659voilà !), suggestion féconde _ absolument !!! A un autre niveau (bien sûr), c’est ce que personnellement j’éprouve à lire les lettres (chantantes) de Madame de Sévigné à sa fille…

À suivre ce raisonnement, c’est l’ensemble des autographes que l’on devrait alors rapatrier dans l’œuvre de Montaigne – ou plutôt à leur périphérie _ toujours frémissante, donc : en pareil épiderme si sensible, avec le trésor d’harmonie de tant (et si riches, et somptueuses) résonances… _, pour reprendre le mot d’Alain Legros (p. 9). Mais les adjonctions successives au texte des Essais, les « allongeails », les ajouts autographes en marge de l’Exemplaire de Bordeaux, ne sont-ils pas autant de périphériques devenant _ ainsi ; et multiplement, toujours _ centraux ? La question se posait déjà _ en effet ! _ pour les sentences peintes sur les poutres de la « librairie » _ courir les y lire _ de Montaigne, dont Alain Legros a donné une remarquable édition commentée [11]. Après les Essais sur poutres [12], les Essais sur marges ? N’exagérons pas. Mais retenons que le mouvement de transgression _ Montaigne est toujours très tranquillement merveilleusement audacieux ! libre !!! au beau milieu des (pires !) tueries des fanatismes des guerres de religion _ entre l’œuvre et le hors œuvre se fait dans les deux sens : si certains textes autographes migrent vers les Essais, certains textes des Essais sont tendus par le désir d’échapper à la forme _ figée ; pas assez musicale ! _ du « texte » ; les dédicaces de certains chapitres tendent à leur donner le statut _ voilà… _ d’une lettre _ adressée à un lecteur _, les pages sur Tacite (fin de « De l’Art de conférer », III, 8) semblent suivre un perlegi conclusif et synthétique, et tant d’ajouts tardifs ne fonctionnent-ils pas comme des annotations que Montaigne porterait sur un texte qui ne serait pas le sien ? Legros dit que la « pratique des adjonctions tardives » que l’on peut remarquer sur le Beuther, comme dans les notes du César et du Lucrèce, forment « comme une sorte d’habitus auquel les ajouts marginaux de l’Exemplaire de Bordeaux donneront l’extension et le relief que l’on sait » (p. 72) _ parfaitement ! Mais à l’adjonction tardive se conjugue aussi l’inspiration immédiate _ en permanence : Montaigne ne renonce jamais au plus vivant du moindre geste de son penser épidermique frémissant : il ferait beau voir ! et comme il s’y amuse ! _ : la lecture fait émerger _ telle une hémiole en musique _ un mot, un commentaire, une remarque, sources _ follement généreusement fécondesà leur tour d’« infinis Essais » _ à charge (!) pour nous d’infinies lectures enchanteresses… Les autographes nous apprennent par l’exemple _ voilà ; sans s’annoncer lourdement : jamais ! Montaigne sait danser… _ comment un texte sourd _ jaillit _ d’un autre, comment l’idée surgit d’un mot qui brille brusquement _ et resplendit en l’éclair (ultra-vif : à la vitesse de la lumière) d’un éclat de soleil _ dans un texte qu’on lit.

Les textes autographes de Montaigne ne sont ni des brouillons ni des avant-textes ; parfois ils sont comme des essais à l’essai _ en permanence ! _, des essais à l’état naissant _ tout y vit, tout s’y déploie, à l’instant même de l’intuition et de la plume qui le trace… _, plus « essais » en un sens (mais en un sens seulement) que les essais installés. Lire les autographes, c’est comprendre comment Montaigne, quand il écrivait (et donc figeait, inévitablement) ses Essais, entendait rester fidèle à la liberté de ses premières écritures – à la liberté de sa main _ c’est le mot : Montaigne conquiert en permanence sa formidable liberté !

Le double travail d’Alain Legros, sur les poutres de la « librairie » et sur les autographes, contourne, ou, mieux, encercle _ et déploie, donc _, le puissant massif des Essais, dans une sorte de troublante symétrie. Sur les poutres, Montaigne fait peindre des sentences immémoriales (ou presque), qu’il a recopiées et non inventées, et qui sont le sommaire _ commode, en sa sommarité même, pour quelqu’un qui se moque aussi, et très vivement, des résumés : comme défis de ce qu’il y a (et demeure : ironiquement !) à contourner, pour le plus vif de son penser… _ d’une des formes de sa sagesse ; dans les marges des livres, sur les gardes et les pages de titre, dans ses missives peut-être, Montaigne invente en tâtonnant, mais d’une main qui ne tremble pas, les formes d’une écriture et d’une manière inédite _ critique et audacieuse : malicieuse, toujours ; il ne cesse jamais de s’en amuser… _ de penser ; dans le texte et dans les marges des Essais Montaigne inscrit les formes d’une sagesse plus haute, puisqu’elle est la sienne et qu’elle a subi _ un test (ou « expérience«  en chantier permanent) assez solide _ l’épreuve de sa vie. Je crois qu’il faut tenir ensemble _ oui _ ces trois blocs. Les Essais doivent garder le primat, mais les sentences peintes et les annotations manuscrites n’ont cessé d’inspirer et de vivifier _ en infinis et permanents échos toujours bruissants _ le livre ; elles doivent tout autant vivifier _ voilà _ et inspirer _ voilà aussi _ la lecture _ vive à son tour, et à son exemple ironique et si formidablement jouissif _ du livre.

Montaigne manuscrit nous offre, de Montaigne, une autre image en même temps qu’une autre réalité : d’abord, « Montaigne avant Montaigne », puis « Montaigne en marge de Montaigne » (p. 153). On lit un auteur à travers le prisme de l’image qu’on s’en forme. Les textes autographes de Montaigne, outre leur intérêt intrinsèque, sont aussi un instrument pour lire les Essais d’un œil à la fois plus exercé et plus libre _ à notre tour, donc. C’est dire que le livre que nous offre Alain Legros n’est pas seulement à consulter, mais également à lire, et, parfois _ c’est peu dire _, à _ montaniennement _ méditer.

par Bernard Sève [28-09-2011]

Pour citer cet article :
Bernard Sève, « La main de Montaigne », La Vie des idées, 28 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/La-main-de-Montaigne.html

Notes

[1] Voir notamment l’édition des Essais par André Tournon, Imprimerie Nationale, 3 volumes, 1998. Legros se réfère quant à lui à l’édition de la Pléiade (2007) basée sur l’édition de 1595. Rappelons que le manuscrit du Journal de voyage en Italie a été perdu.

[2] Montaigne obtint satisfaction et publia la Bulle romaine à la fin du chapitre « De la vanité » des Essais (III, 9).

[3] Une édition intégralement diplomatique indiquerait les accolades, « traits obliques plus ou moins longs qui, en marge intérieure ou extérieure, signalent un intérêt particulier pour tel ou tel développement » du livre annoté (p. 144). Alain Legros avait fait pour l’édition de Montaigne dans la Pléiade (2007) une recension de tous les passages ainsi marqués ; il est regrettable que cette recension n’ait pu être reproduite dans Montaigne manuscrit, obligeant ainsi le lecteur à se reporter au volume de la Pléiade.

[4] Daniel Ferrer, Logiques du brouillon, Modèles pour une critique génétique, Seuil, coll. Poétique, 2011.

[5] Cf. Dictionnaire de Michel de Montaigne, éd. Philippe Desan, Champion, 2007, article « Secrétaire(s) » (George Hoffmann et Alain Legros).

[6] La photographie n° 53 (correspondant aux annotations sur le Lucrèce n° 862 et 864, p. 391) fait très clairement voir la différence entre la main latine et la main française de Montaigne.

[7] Liste des passages concernant l’indifférence des dieux, p. 216 et 277 ; les énoncés du principe nil de nihilo, p. 220 ; la métaphore des lettres, p. 240 ; l’atomisme, 241 ; l’origine des couleurs, p. 281 ; etc.

[8] Brève critique du clinamen lucrétien : « mouvement à [de] côté fort léger et ridicule que les atomes font » (p. 263).

[9] Montaigne manuscrit, p. 13 ; voir aussi le texte parallèle de la p. 9.

[10] Renaissance Quarterly, vol. 64, n° 2, Summer 2011, p. 563.

[11] Alain Legros, Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Klincksieck, 2000.

[12] Legros est revenu sur ce titre dans le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, juillet-décembre 2003, p. 29-45.

Bernard Sève est un lecteur aussi passionnément minutieux

que merveilleusement perspicace.

Sa connaissance _ et intelligence profonde _ du texte montanien dans le détail de ses écritures et ré-écritures (dont celles demeurées manuscrites) nous a stupéfié en son passionnant Montaigne. Des règles pour l’esprit, paru aux Presses universitaires de France en novembre 2007…

Titus Curiosus, ce 30 septembre 2011

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