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Créer versus s’adapter : l’urgence du comment contrer la logique mortifère du totalitarisme des normes d’existence, selon Roland Gori dans son si juste « La Fabrique des imposteurs »

25jan

Le présent essai de Roland Gori La fabrique des imposteurs est rien moins que d’urgence civilisationnelle, et, ainsi, de salubrité publique,

du moins pour la plupart des citoyens : ceux qui ne sont pas encore tout à fait ni des imposteurs plus ou moins (et à des degrés divers…) assumés et conscients, c’est-à-dire cyniquement, ni des personnalités as if (un peu moins conscientes de l’être, elles _ surtout sans le « côté plus monstrueux » (et plus spectaculaire ; du moins une fois l’imposture démasquée : au grand jour !) de l’imposteur… _) ;

ou qui pourraient cesser, les as if comme les convertis à l’imposture _ même si c’est, pour ces derniers, un peu plus difficile ! qu’est-ce qui pourrait, eux, les convaincre vraiment (mais est-on ici seulement dans l’ordre du rationnel ? voire d’une quelconque argumentation ?..) qu’ils font fausse route ? il existe un tel niveau de plaisir pervers (sadique) à abuser des autres ; voire un tel niveau de masochisme à s’abuser, se perdre et s’avilir soi-même : selon ce que Freud a nommé, d’une part, le sadisme, et d’autre part, le masochisme primaire… ;

sur cette difficulté à aider à changer de vie les imposteurs (et les salauds, dans le vocabulaire plus éthique de Sartre), il faut bien aussi constater l’échec final, en dépit de tous ses efforts, de Socrate (qui paie pourtant beaucoup de sa personne, et jusqu’à sa vie même, au final : lire ici Phédon ; et écouter ce qu’en a fait Éric Satie, par exemple dans la version frémissante de Hugues Cuénod, au disque…) face à Calliclès (et Gorgias et Polos, les professeurs de procédures d’imposture, c’est-à-dire la rhétorique et la sophistique, pour l’âme ; la panoplie du maquillage et de toute l’esthétique, ainsi que la fausse diététique, étant les procédures d’imposture pour le corps : ce sont là les quatre techniques (et pas arts !) de tromperie que repérèrent alors Socrate et Platon, en leur Ve siècle avant Jésus-Christ) dans ce dialogue fondamental qu’est le Gorgias de Platon ; j’en pratique la lecture très attentive depuis quarante ans en classe de philosophie ; parce que « les vrais éducateurs sont des libérateurs« , comme s’en souvenait et me l’a rappelé, de vive voix au téléphone, mon ancienne élève (en 1973-1974, à Bayonne) Elisabeth Lamiscarre, jointe après presque quarante ans ; et maintenant professeur de Français à Pau… ; sur les techniques de procédures de tromperie politique, lire aussi l’éclairage de feu (!) de Machiavel, dans Le Prince... _,

ou qui pourraient cesser, ces as if comme ces convertis à l’imposture,

ou qui pourraient cesser bientôt de l’être : car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et terriblement envahissants depuis la vague néo-libérale du dernier quart du XXe siècle… _ et quasi totalitaires ;

et c’est non sans pertinence que Roland Gori cite, pages 245-246-247,

et en prenant soin de ne pas le généraliser : « je ne souhaite nullement établir une hiérarchie des civilisations et des sociétés,

rapprocher _ jusqu’à identifier et confondre… _ le nazisme et le néolibéralisme,

et réduire l’évaluation _ et ses très larges (et profonds) effets sociaux et civilisationnels _ à cette exécution sommaire de masse _ Roland Gori évoque là l’analyse que fait Harald Welzer du processus qui se met en place et déroule « dès lors que le meurtre devient administratif« .., en son très intéressant Les Exécuteurs _ Des hommes normaux aux meurtriers de masse _ qui produit, accompagnée par le chômage et la précarité, de vives souffrances individuelles et sociales.

Il faudrait simplement essayer de comprendre comment nous _ nous tous, collectivement _ en sommes arrivés là, là où nous sommes parvenus depuis trente _ ou quarante _ ans,

et _ surtout ! _ comment nous pourrions nous en sortir«  très effectivement, page 247 ;

car Roland Gori, psychanalyste et psycho-clinicien, garde toujours en vue, bien au-delà de la libération thérapeutique, par la cure, des personnalités se reconnaissant elles-mêmes comme malades, l’épanouissement effectif de chacun et de tous, et cela, à la lumière du cheminement patient et obstiné de la prise de conscience, par chacun (d’entre nous, encore un peu humains !), de la vérité ! sur le réel, par la probité et l’honnêteté pas seulement intellectuelles, mais aussi, et de part en part, existentielles ! ;

avec cette proposition de réponse, en suivant ce constat de situation de notre « moment«  présent de 2013, page 248, et qui justifie à elle seule les 314 pages de cet essai de salubrité publique qu’est La fabrique des imposteurs :

« Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons aujourd’hui _ un peu mieux qu’auparavant ? en 2013, semble-t-il penser… ; et il désire y aider… _ de sortir de cette sidération _ par intimidation massive d’un matraquage sournois persistant ?.. _, de ce trauma qu’a constitué _ durablement et en profondeur _ la colonisation néolibérale _ depuis bientôt quarante ans : et l’expression de « colonisation«  est plus qu’intéressante ! A quand, donc, la « décolonisation«  émancipatrice ?.. _ de nos mœurs

_ et ce sont de telles « tentatives de sortie » hors de l’étranglement des personnalités provoqué à longueur de temps par la nasse mortifère terriblement insistante (= tellement « normale«  !) de cette « sidération« -là, via les prétendues expertises massives (et en permanence martelées par les médias) de pseudo-experts stipendiés ! (cf, par exemple les pages 134 à 137 consacrées au « Rapport de mission (…) sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières » dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissement de soin«  » remis à la Ministre de la Santé Roselyne Bachelot en juillet 2008 : Roland Gori a, en effet, eu à se battre pied à pied et au quotidien contre, comme praticien de la psychopathologie clinique et comme consultant mandaté par ses pairs dans les instances de négociation…) que veut précisément accompagner La fabrique des imposteurs,

en poussant, par ce travail aussi, en l’écriture et la diffusion de ce livre, à la roue libératrice de ces « tentatives de sortie« -ci, par la générosité

tant du déroulé magnifique de son analyse très fine des situations (à mieux faire comprendre !),

que de ses propositions de « solutions » libres et créatives ! (tant à l’échelle des personnes singulières que d’une collectivité un peu mieux « démocratique » qu’elle n’est devenue, ces dernières décennies…) pour en « sortir«  !.. :

soit l’assomption, à contribuer à faire advenir très effectivement,

du devenir de la personne en « artiste«  (véritable) de soi,

devenir qu’il s’agit pour chacun d’accomplir avec la plus grande probité (et sans nul salut hors de cela !!!) ;

et pas en « entrepreneur gestionnaire«  (et normalisé, obsédé de la seule efficience…) d’un « faux soi«  !,

pour reprendre les thèses du dernier Michel Foucault, en ses si décisifs Cours au Collège de France… ;

je reviendrai plus loin sur la fondamentale pédagogie de la libération (qualifiée très justement, page 265, de « paradigmatique« …), que Roland Gori dégage, aux pages 265 à 270, du cas de Joseph Jacotot, en 1818, d’après, aussi, les éclairages de Jacques Rancière, dans Le Maître ignorant _ cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, en 1987, et de Philippe Meyrieu, dans Joseph Jacotot. Peut-on enseigner un savoir ? (aux Publications pour l’École française moderne, en 2001) : ce sera même là le pivot de ma lecture ici de La fabrique des imposteurs… Fin de l’incise _ ;

Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons _ quelques uns, un peu nombreux… _ aujourd’hui _ en janvier 2013, donc _ de sortir de cette sidération, de ce trauma qu’a constitué _ les quarante dernières années durant… _ la colonisation néolibérale de nos mœurs

et _ principalement et surtout, soulignerai-je ! _ que nous n’avons pas d’autres choix

_ de salubrité ! face aux ravages civilisationnels de l’extension, et en profondeur (pour la plupart des corps et âmes mêmes des « frères humains« , pour reprendre les mots de Villon), de la colonisation impériale à l’échelle de la planète, de la politique TINA : There is no alternative, initiée et commencée à marteler sur les médias de propagande complices par les Thatcher et Reagan au tournant des années 70-80…

Que nous n’avons pas d’autres choix _ poursuit Roland Gori, page 248, en martelant son expression _

parce que la simple adaptation sociale _ selon une logique devenant exclusive de l’intérêt bien compris… _ à une réalité purement formelle, technique et instrumentale,

conduit le monde et l’humain _ voilà ! _

à la facticité _ du factice et du toc, face au diamant du vrai ! _,

à la vie inauthentique _ = dés-humanisée ! _,

aux âmes mortes _ de misérables zombies et ectoplasmes, vidés (vampirisés qu’ils sont !) de la vraie vie… _,

et exsangues de tout potentiel _ le seul salvateur ! _ de création

_ cf ici le sublime appel au sursaut de l’humanité contaminée par le nihilisme, de Nietzsche dans le sublime Prologue de son Zarathoustra, son livre « pour tous et pour personne » : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante » !..

Vivre, c’est créer.

Et nous n’avons pas d’autre choix que de créer pour vivre«  vraiment

et en vérité…

et c’est non sans pertinence, donc, je reprends l’élan de ma phrase, que Roland Gori évoque, aux pages 245-246-247,

le cas des hommes ordinaires devenus assassins de masse, à travers l’analyse qu’en donne Harald Welzer, en son Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meurtriers de masse ;

un ouvrage qui m’a aussi marqué, quand je l’ai lu en 2007 (c’est grâce à lui que j’ai découvert et pu me pencher de près sur les deux discours de Himmler à Poznan en octobre 1943, quand ce dernier révèle (tardivement : et c’est une façon de leur mettre à tous le revolver sur la tempe, au cas où certains étaient alors tentés de tourner casaque et changer de camp (!), quand la situation militaire se dégrade considérablement pour les Nazis sur le front de l’Est face aux Russes…) aux dirigeants de la SS, le 4 octobre, ainsi qu’à ceux de la Wermacht, le 6 octobre, l’état d’avancement de la « solution finale » des Juifs… cf l’article que j’ai consacré le 22 février 2012 au passionnant livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi : Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »… ) ;

_ de criminalité _ je cite Roland Gori :

«  Et ce, d’autant plus que l’exécution de leurs basses œuvres _ ici génocidaires _ peut se faire de manière anonyme et dans le cadre _ rassurant par sa mécanique appliquée _ de dispositifs bureaucratiques dont ils deviennent les fonctionnaires. (…) Des hommes ordinaires peuvent _ ainsi _ devenir des monstres _ de criminalité _ dès lors que l’absence de lien personnel _ avec d’autres que soi : comme dans une amitié et un amour qui soient vrais (= vrais de vrais !) et pas d’intérêt-utilité-commodité instrumentale !!! calculé… _ ouvre largement la porte aux comportements de soumission _ aux ordres _et de destruction _ effective d’autrui. Simmel disait déjà que l’argent permet aux hommes de ne pas se regarder dans les yeux _ voilà ! cf aussi, sur la relation éthique au visage, les admirables analyses de Lévinas… Dans les relations _ tant orales qu’écrites, contemporaines de ces actes, comme a posteriori _ faites par leurs auteurs des exécutions barbares et des génocides nazis, rwandais, serbes et croates, « la précision dans les détails techniques va de pair avec la description stéréotypée et floue des victimes » (pointait aussi Harald Walzer page 148 de son livre : une affaire de focalisation du regard ;

là-dessus, j’ai déployé, en 2007, un long essai, impublié, seulement donné à lire à quelques amis, intitulé Cinéma de la rencontre _ à la ferraraise, et sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) _ à la Antonioni, me penchant tout spécialement sur la sublime séquence ferraraise du film d’Antonioni, en 1995, Al di là delle nuvole, en français Par-delà les nuages…).

Dès lors que le meurtre devient administratif,

l’opération se réduit à un problème instrumental.

(…) Comme le montre Welzer, c’est parce que la tuerie se présente comme un travail pris dans la rationalité technique et instrumentale, cadré par les grilles normatives _ à appliquer mécaniquement, telle une machine : et l’informatique n’existait pas encore… _, qu’elle pouvait _ court-circuitant chez la plupart (mais pas tous !) le devoir d’humanité de l’éthique _ parvenir à cette industrie du déshumain _ magnifique justesse d’expression ! _ permettant aux bourreaux de s’absenter

_ voilà ! froidement… ; la vraie vie impliquant a contrario la chaleur d’humains vraiment chaleureux ! cf Étienne Borne, en 1958, dans Le Problème du mal : « L’enfer est le désert de la passion, et il faudrait le dire de glace et non de feu«  ; et il poursuivait avec une magnifique justesse : « L’homme entre en immoralité lorsqu’il organise la fuite _ voilà ! _ devant la passion _ et l’altérité de l’autre _, comme l’avouent, si elles sont correctement interrogées, les trois figures essentielles du mal humain : le dilettantisme, l’avarice, le fanatisme » : ce sont des fuites devant (et hors de) l’autre _

c’est parce que la tuerie (…) pouvait parvenir à cette industrie du déshumain

 

permettant aux bourreaux de s’absenter _ l’instant, ou le moment, nécessaire ; mais cela peut être tout le long d’une vie… _

de leurs actes« … :

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes, qui ne sont plus les siens « personnels«  propres, et assumables et assumés


(et Roland Gori distingue fort bien, à cette croisée des chemins, la solution animale et la solution mécanique, comme constituant les deux alternatives à l’action véritablement humaine (celle d’une « personne«  !) ; et qui est de l’ordre de l’art proprement « personnel« , en effet, et par là en quelque façon, si peu que ce soit, un minimum singulier ; cela ne s’imitant et ne se re-copiant pas, mais seulement se proposant modestement et très humblement en exemple, et s’encourageant…)

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes

 

qui fait évidemment l’essentiel du problème,

même dans des processus sociaux qui ne vont certes pas jusqu’au meurtre, ni, a fortiori, au meurtre de masse (tels que ceux des totalitarismes nazi et stalinien ; cf mon article du 29 juillet 2012 sur le livre très important lui aussi de Timothy Snyder Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline : chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder _

car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et si efficacement envahissants, de la société marchande et de communication) que les imposteurs, comme les personnalités as if, sont très effectivement devenus,

sont aussi « terriblement malades« ,

comme l’a si bien formulé Roland Gori dans la présentation de son livre, en dialogue avec Patrick Lacoste, dans les salons Albert-Mollat vendredi 18 janvier dernier _ dont voici un lien au podcast (de 62′).

« Malades » de leur « propre singularité asséchée » _ et probablement jamais advenue, en vérité; étouffée, noyée ou encore étranglée dans l’œuf qu’elle est à jamais demeurée ;

cf ce que Jean-Pierre Lebrun nomme la « perversion ordinaire«  (in La Perversion ordinaire _ vivre ensemble sans autrui)…

Sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain

par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation très efficacement envahissante et ô combien prégnante (= totalitaire !) dans tous les secteurs d’activité _ jusque dans l’intime (cf ici les magnifiques analyses de Michaël Foessel dans La Privation de l’intime _ mises en scène politiques des sentiments ; et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie…) _, bien au-delà de la seule sphère du travail et de la consommation, là où se prend, dans la répétition des habitus formatés, le rail (= le droit fil conducteur) de l’accoutumance à la normativité (comme régime général et quasi totalitaire, de l’action !), par conséquent

_ il y a aussi, tel un renfort, et assurément très efficace, le formatage (sécurisant) des games (encadrés par des règles et des limites bien identifiées et fixées, et à peu près respectées, bien qu’on y triche aussi !!!), opposé à l’ouverture (avec toujours une part d’inquiétude voire d’angoisse, à surmonter, paradoxalement ; cf le phénomène mallarméen du « vertige de la page blanche« , qui tétanise ceux qui n’oseront jamais passer au jeu désirant et confiant de la création !) du playing, pour reprendre les magnifiques analyses de Donald Winnicott ; sans compter le formatage passivement subi du rouleau-compresseur des divertissements (et du fun) de masse, réduisant ceux qui s’y soumettent à la réception passive de stimuli reçus, avec réponses au quart-de-seconde… _,

sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation,

je renvoie au génialissime diagnostic du Prologue d’une lucidité tellement fine _ et désopilante, si ce n’était si profondément triste et affligeant : mais au moins prend-on mieux conscience de ce qui nous menace… _ d’Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche, en son bouleversant chapitre 5, à propos de celui que Nietzsche nomme « le dernier homme« , et de son fat grégarisme.

Page 211 de La fabrique des imposteurs,

à propos de « la grégarisation paradoxale des individus autonomes » _ ainsi qu’ils se figurent, mais ô combien illusoirement, l’être ! _ de la société de marchandisation généralisée qu’est devenue la nôtre,

Roland Gori cite aussi le joli mot d' »entousement«  de Jean-Pierre Lebrun, en son essai La Perversion ordinaire : vivre ensemble sans autrui (aux Éditions Denoël, en 2007) ;

à propos d’un phénomène qui marque « le passage d’une société hiérarchique à une organisation massifiée qui « prétend à la complétude, mais au prix de l’inconsistance » » des individus _ après l’Homo hierarchicus et l’Homo aequalis, brillamment analysés par Louis Dumont, voici l’ère de l’Homo pulverisatus gregarius Une « inconsistance » gravissime en l’étendue et la profondeur civilisationnelles de ses dégâts à long terme…

Et c’est à rien moins qu’à un vigoureux sursaut qu’appelle ici, une nouvelle fois, et avec l’optimisme d’une ferme et inlassable volonté, le magnifiquement généreux Roland Gori.

Là-dessus, et à propos de la sphère des loisirs, cette fois, je consacrerai mon article suivant à l’analyse du grégarisme encadré (afin de se rassurer un minimum dans l’expérience un tant soit peu téméraire de la transgression et des excès, le temps d’une courte vacance, entre deux avions), de la fête assez déjantée à Ibiza, en son passionnant essai Ibiza, mon amour _ enquête sur l’industrialisation du plaisir

En quelque sorte en préambule à ma « lecture » de La fabrique des imposteurs,

et en forme de « mise au net » préalable, pour les lecteurs un peu pressés, ou pas assez « diligents » _ pour reprendre le vocabulaire de mon cher Montaigne _,

je me permets de citer, et deux fois _ une première fois, tel quel, et, la seconde fois, en me permettant, le re-citant, de commencer à le commenter légèrement, en intégrant, au passage, à cet excellent résumé du « propos » assumé du livre, de légères, du moins je l’espère, « farcissures«  miennes, comme une amorce du déroulé de ma lecture du livre… _ l’excellent pitch de la quatrième de couverture de La fabrique des imposteurs :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme sur le fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l’apparence et à la réputation plutôt qu’au travail et à la probité, préférer l’audience au mérite, opter pour le pragmatisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité, choisir l’opportunisme de l’opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs, pratiquer l’art de l’illusion plutôt que s’émanciper par la pensée critique, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures plutôt que se risquer à l’amour et à la création. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse, fabrique des imposteurs.

L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social, maître de l’opinion, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes et des formes. L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre.

Sœur siamoise du conformisme, l’imposture est parmi nous. Elle emprunte la froide logique des instruments de gestion et de procédure, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant, notre démocratie de caméléons est malade, enfermée dans ses normes et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide.

Seules l’ambition de la culture et l’audace de la liberté partagée nous permettraient de créer l’avenir.« 

Ce qui donne, cette fois avec mes « farcissures » :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés _ qui le facilitent, sinon l’appellent et l’autorisent (!) : jusqu’aux plus hauts postes de commande financiers (bancaires et économiques), comme, au plus haut du visible !, politiques !.. _ comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme _ des actes _ sur le fond _ des choses et du réel _, valoriser _ jusqu’à l’obsession aveuglante et la cécité ! _ les moyens _ apparemment (au moins) efficaces, ainsi que les gains financiers, très effectivement effectués, eux !, dans l’objectif unique de réussir soi… _ plutôt que les fins _ davantage authentiques, elles, mais très vite perdues de vue par la myopie de l’obsession de l’efficacité des moyen, renforcée de l’obsession de la rentabilité !.. _, se fier à l’apparence et à la réputation _ seulement _ plutôt qu’au travail _ effectif, lui, et ses réels effets dans le réel effectif ! _ et à la probité _ bafouée ! tel un obstacle et une gêne à l’efficacité… _, préférer l’audience _ et l’audimat _ au mérite _ véritable, et pas joué : cf ici l’excellent et indispensable Qu’est-ce le mérite ? de mon ami Yves Michaud ; et mes deux articles d’octobre 2009 : L’acuité philosophique d’Yves Michaud sur de vils mésusages du mot « mérite » : la lanterne du philosophe versus le trouble cynique des baudruches idéologiques et  Où va la fragile « non-inhumanité » des humains ? Lumineux déchiffrage du « mérite » tel qu’il se dit aujourd’hui, par Yves Michaud le 13 octobre dans les salons Albert-Mollat, ainsi que le podcast de mon entretien avec Yves Michaud sur ce livre, le 13 octobre 2009, dans les salons Albert-Mollat… _, opter pour le pragmatisme avantageux _ en ses effets bien tangibles (d’espèces bien sonnantes et bien trébuchantes), à l’aune de la comptabilité… _ plutôt que pour le courage de la vérité _ plutôt dérangeante qu’arrangeante, elle, le plus souvent _, choisir l’opportunisme de l’opinion _ dont on sait aussi bien mesurer la versatilité, de même que la capacité d’oubli… _ plutôt que tenir bon sur les valeurs _ mais que deviennent-elles, celles-là ? et quelle réelle « consistance » peuvent-elles encore bien avoir ?.. _, pratiquer l’art de l’illusion _ vis-à-vis des gogos _ plutôt que s’émanciper par la pensée critique _ c’est bien trop angoissant ! _, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures _ cf ici l’excellente (très éclairante) définition, donnée page 48, d’après Giorgio Agamben, de ce qu’est un « dispositif » : « tout ce qui a d’une manière ou d’une autre la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des être vivants « , in Qu’est ce qu’un dispositif ?… _ plutôt que se risquer à l’amour _ vrai d’un autre que soi _ et à la création _ exigeante et autonome, souveraine, capable de cheminer en parfaite indépendance à l’égard des calculs d’intérêt de tous ordres. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même _ ou plutôt parce que _ travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse _ celle du marketing bien compris ; cf Edward Bernays, Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _, fabrique des imposteurs. L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social _ qui même et surtout le suscite : l’imposteur faisant lui aussi marcher la machine, tant qu’il n’est pas pris ; et il arrive à la machine, même, de longtemps le couvrir (cf le cas, révélé en ce moment, des comportements des plus hautes instances de l’UCI à l’égard des tricheries de Lance Armstrong, par exemple…) _, maître _ en habileté (charlatanesque) _ de l’opinion _ qui, en retour, l’autorise et le cautionne, de fait (sinon de droit : mais la légalité elle aussi a bien de la plasticité, par les temps qui courent) _, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes _ et de leurs variations : elles se démodent (et très vite !!!) aussi… _ et des formes _ surtout celles de la légalité une fois manipulée : d’après ce qu’auront été , justement, les normes ayant cours dans la société ; à l’usure et de guerre lasse parfois, l’opinion finit par s’habituer, et même s’incliner… L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre. Sœur siamoise du conformisme _ voilà : elle en partage les objectifs et met son ingéniosité à en singer les moyens comme les fins seulement intéressées, loin de toute passion… _, l’imposture est parmi nous _ et très fort incrustée : que de vendus à elle !.. Elle emprunte la froide logique _ qui est aussi celle du cynisme pervers (psychiatriquement pathologique) _ des instruments de gestion et de procédure _ dont le potentiel d’efficacité (et l’étendue des applications) s’est considérablement (= terriblement) accru avec la puissance de traitement (mécanique) de l’outil algorithmique informatique, petit bijou du génie technicien et technologique de notre postmodernité… _, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères _ grassement rémunérées, et pour cause, à proportion de leur capacité à en imposer aux profanes et aux non-initiés _ et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant _ voilà ! et rien moins ! _, notre démocratie de caméléons _ seulement !.. _ est malade _ moribonde ! _, enfermée dans ses normes _ et de jour en jour plus incapable de « jouer«  et de les dépasser (ce qu’est créer vraiment ; cf le beau et important chapitre « la création est un détournement des normes« , pages 275-290) _ et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide _ voilà !!! et « va dans le décor », rien moins !!! : « à force de s’adapter au tableau de bord et aux règles de procédure, les professionnels ne regardent plus la route, ils perdent la direction et le sens spécifique de leurs actions« , page 122. Seules l’ambition _ haute et noble _ de la culture _ vraie et ouverte : véritablement et joyeusement, artisanalement, créatrice ; et pas ses misérables ersatz de l’industrie de l’entertainment !.. _ et l’audace de la liberté _ généreusement _ partagée nous permettraient de créer l’avenir » _ en faisant que nos actes aient bien « un sens, et pas une fonction » seulement (page 189), car « sans la création« , « il n’y a pas de vraie vie » pour la personne, réduite eu statut d’objet (rangé et classé dans le répertoire tellement  commodément flexible, car de plus en plus corvéable et jetable à merci, des dites « ressources humaines« ), ni pour la communauté vraiment vivante que doit être la société vraiment démocratique ; soit, avec du recul, le dilemme en tension (historique de la seconde moitié du XXe siècle) du Principe Espérance et du Principe de précaution (dit Principe Responsabilité) ; cf les ouvrages cruciaux d’Ernst Bloch, Le Principe Espérance, et Hans Jonas, Le Principe Responsabilité (sous-titré, c’est à souligner, une éthique pour la société technologique ; et maintenant Frédéric Gros nous propose, sur ce dilemme tendu, u passionnant Le Principe Sécurité…) ; ainsi que l’œuvre entier de Cornelius Castoriadis, en commençant par l’Institution imaginaire de la société

Après cette présentation du projet même de ce livre,

j’en viens à ma lecture plus personnelle.

Vivre _ et tout particulièrement, au milieu et à côté des autres espèces animales, pour les membres de l’espèce humaine ; Nietzsche fait dériver l’étymologie du mot allemand « mensch«  désignant l’homme, d’un mot qui signifie estimer, peser, évaluer… _,

vivre, implique nécessairement de juger et choisir pour agir : et cela en permanence, afin de mieux se diriger, autrement qu’à l’aveuglette, ou sous le commandement pur et simple, et immédiat _ sans assez de marge de manœuvre pour élargir (et améliorer) le champ des possibles de notre action, et pas seulement réaction ! _ de stimuli, de pures et simples réactions immédiates à  des circonstances (ou à des actions d’autres que soi), auxquels il s’agirait seulement de réagir et de « s’adapter » avec plus ou moins d’efficacité…

Au-delà du comportement relativement simple d' »adaptation » _ plus ou moins efficace : et il y a intérêt dans le cas de l’alternative rudimentaire et basique « marche ou crève » ! « ça passe ou ça casse » !.. à des fins de survie parmi des prédateurs… _ à son environnement et aux circonstances parfois, voire souvent, un peu difficiles, l’espèce humaine s’est hissée à la capacité (intelligente et volontaire) d' »accommodation » _ rationnelle eu égard à certaines finalités prises pour références de l’action à mener et conduire _ de cet environnement ; et c’est là la base même _ à partir de l’invention de l’outil et de toute la technique (instrumentale) _  de toute la culture (et de l’Histoire), spécificités humaines, au-delà des simples héritages sociaux des autres animaux, transmis sur le mode de l’imitation-adaptation par copiage simple. Cf là-dessus par exemple, le De l’homme, de l’anthropologue américain Ralph Linton…

Et Roland Gori cite ici, à ce propos de l’importance de l’autonomie du « juger », le célèbre « Aude sapere ! » _ « ose juger ! », « aie le courage de te servir de ton propre entendement !«  _ de Kant, en son article Qu’est-ce que les Lumières ?, avec ses conditions _ personnelles, pour chacun et pour tous, et en forme de vocation (démocratique) universelle… _ de vaillance (versus la paresse) et de courage (versus la lâcheté), de la part du sujet _ la personne devenant autonome de sa conduite _ des décisions à prendre et actions à mener, pour sortir vraiment de la tutelle du statut de mineur (= incapable, du fait de l’insuffisance momentanée (= supposée provisoire !)  de développement de ses facultés au cours de la période d’enfance ; ou durable du fait de graves handicaps, pour les adultes objectivement incapables ; un juge des tutelles étant alors chargé d’en décider _ dans les États de droit, du moins… _ avec des conditions suffisamment garanties de légitimité…) ; et accéder ainsi au statut _ tant moral que juridique : les deux !!! _ de majeur autonome, responsable de ses actes et de leurs conséquences.

Mais de mauvaises habitudes (d’hétéronomie) un peu trop bien installées tout au long de la période de minorité réelle (= d’incapacité des facultés) de l’enfance _ et devenues quasiment une « seconde nature » : s’en déprendre implique toujours bien des efforts sur soi ; une discipline à se donner à suivre : « l’homme (« fait d’un bois courbe« ) est un animal qui a besoin d’un maître«  (= un instituteur ; un « tuteur«  l’aidant à apprendre à « pousser droit« …), nous dit Kant ; mais pas d’un maître d’esclaves, d’« instruments animés« , pour reprendre les mots d’Aristote, cette fois… ; Spinoza montre lui aussi superbement ce qui sépare la démocratie authentique (et les rapports rationnels et vraiment aimants de père à enfants) des rapports purement instrumentaux de maître à esclaves… _,

de mauvaises habitudes de paresse et de lâcheté un peu trop incrustées et ancrées,

peuvent fournir l’occasion à de faux tuteurs _ qui prennent seulement (et faussement « aimablement«  !) la « posture«  de rendeurs de service _ de rendre le service apparent et illusoire _ et payant ! selon le principe bien compris et bien accepté que tout effort mérite salaire ! la générosité de la bienveillance ayant tout de même elle aussi ses limites… ; ce sont des exploiteurs malveillants ! _, à ces pseudo-mineurs _ attardés volontaires dans une fausse enfance qui n’a plus lieu d’être, maintenant qu’ils ont l’âge adulte ! _ de l’intelligence et de la volonté, de penser et décider de ce qui est bien à faire pour ceux-là, jusque dans le plus quotidien des choix à accomplir en leur vie quotidienne, et même la plus intime…

Et voilà les ancêtres _ confesseurs-directeurs de conscience, au premier chef… _ de nos pseudo experts (et coaches) en tous genres, ayant pignon sur rue et officines renommées, d’aujourd’hui, que débusque et dénonce Roland Gori dans La fabrique des imposteurs:

« Nous voilà bien loin de cette majorité morale _ personnelle _ et politique _ citoyenne _ que nous promettait la philosophie des Lumières. Nous avons changé de tuteur, pas de tutelle _ consentie par la paresse et la lâcheté incrustées, et au quotidien toujours davantage renouvelées et renforcées. Et nous avons à notre insu _ d’une conscience pleinement (ou au moins suffisamment !) lucide, du moins, quant au sens des actes que le « faux self » accomplit, ainsi que de la chaîne de ses conséquences, au présent immédiat, comme à plus long terme ; et cela à l’infini… _ prononcé les vœux de vivre selon la liturgie de la religion du marché ; les nouvelles formes de l’évaluation sont là pour en vérifier les règles« , pages 76-77…

« Comment avons-nous pu suspendre à ce point-là notre raison critique et laisser à ce système débile et nauséabond le soin de nous mettre en tutelle ?« , page 120…

La clé de ce processus concernant la faille qui se glisse et s’élargit entre l’ordre du fait et celui du droit, ainsi qu’entre l’ordre de la légalité (de fait) et celui de la légitimité (de droit), et s’aggrave avec l’augmentation de la pression de l’urgence _ pragmatique et économique, les deux ! _ d’agir, sans prendre suffisamment le temps de réfléchir et débattre, que ce soit avec soi-même déjà, dans le moment de la délibération ; ou que ce soit avec d’autres que soi, comme lors de l’action législative parlementaire, par exemple, ou avant le vote, pour le citoyen…

Et là aussi se perd le sens des exigences de l’idée même _ un Idéal exigeant ; Alain l’analyse excellemment… _ de démocratie ; la démocratie n’étant pas seulement un système formel et institué _ comme une fois pour toutes ! _ de pouvoirs _ cf aussi Michel Crozier et Erhard Friedberg : L’Acteur et le système Que de démocraties de pure façade _ et imposture ! _, aujourd’hui, au contraire !!!..

Les cinq premiers chapitres de La fabrique des imposteurs sont consacrés au diagnostic de la fabrication de l’imposture dans la société avancée d’aujourd’hui : chapitre 1, « Normes et impostures » (pages 11 à 40) ; chapitre 2, « Au nom de la norme » (pages 41 à 128) ; chapitre 3, « Raisons et logiques de la bureaucratie d’expertise » (pages 129 à 164) ; chapitre 4, « L’inhibition de rêver et le trauma de la civilisation » (pages 165 à 208) et chapitre 5, « La solution de l’imposture » (pages 209 à 249). Ils sont consacrées à la confiscation du sens de la justice (et de la vraie légitimité : toujours, toujours, sans relâche, à débattre) au profit de l’acceptation par lassitude (des citoyens justiciables de démocraties alors confisquées…) de ce qui, devenant habitudes _ prises et installées, incrustées _, de fait, devient en effet « normes« , et remplace la loi véritablement démocratique _ telle qu’elle résulte d’un vote après débats (et navettes) au Parlement ; et ne doit résulter pas d’un simple rapport de forces (ne serait-ce qu’électoral, en conséquence d’élections ayant fait émerger une majorité…), ou de la pression très patiente et très organisée, elle, de lobbies éminemment pragmatiques, qui en ont les moyens…

C’est le sixième et dernier chapitre, « La désidération indispensable pour vivre et pour créer« (pages 250 à 308) qui m’a personnellement le plus intéressé,

par les solutions pédagogiques et thérapeutiques aux maux (d’imposture et d’imposteurs !) dont souffrent tant la collectivité que les personnes singulières,

qu’il aborde et envisage,

excellemment illustrées, ces solutions pédagogiques et thérapeutiques, d’excellents exemples.

Roland Gori a pris bien soin de distinguer, au début du chapitre 5, « la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie« , de « la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse« , page 212 ;

et qui distingue sa position de celles de « Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman, Dany-Robert Dufour et Gilbert Levet« , page 209.

« Ces auteurs sont des collègues dont j’estime au plus haut point les recherches et avec lesquels j’ai eu plusieurs fois l’occasion de débattre.

Ils savent que mon désaccord ne porte pas sur leur anthropologie, à laquelle mes travaux contribuent à leur façon,

mais sur le postulat de l’existence de « néo-sujets » révélés par la pratique clinique actuelle.

Je pense en effet que la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse n’est pas la même que la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie.

Quand je parle dans les chapitres précédents de « fabrique des subjectivités »,

je me réfère essentiellement aux travaux de Foucault qui considère le sujet et l’individu comme un produit des techniques de subjectivation

_ cf aussi, sur les processus de « subjectivation« , le travail passionnant de Martine de Gaudemar, dans son très riche La Voix des personnages ; cf aussi le podcast de la présentation de ce livre à la librairie Mollat, le 11 décembre dernier ; ainsi que mon article du 25 septembre 2011 : Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages » ; mais Martine de Gaudemar envisage elle aussi, comme Roland Gori (et Donald Winnicott), le processus de subjectivation (de la personne infiniment en gestation), comme un « jeu » qui doit résolument être ouvert à l’accomplissement en partie aléatoire des personnes ; comme un « jeu » « artiste« … ; à contre-pied d’une quelconque « bovarysation« , dans les rapports du sujet aux « personnages«  (les fictifs comme les réels, mais ces derniers eux aussi toujours en partie fantasmés…) qu’il est amené à plus ou moins volontairement, mais d’abord pulsionnellement, forcément, fréquenter… _,

autrement dit des modes de civilisation et de pouvoir qui le font apparaître autant qu’ils le soumettent.

Radicalement différent est le concept de sujet en psychanalyse.

Le sujet de la psychanalyse est celui qui, par ses symptômes mêmes _ et bien que douloureux et bancal, dans la névrose, il y a un « bénéfice » de la maladie… _, tente d’échapper _ voilà ! _ à cette assignation _ oui ! _ de la culture et de ses modes de civilisation, à l’assignation à résidence _ normalisée… _ qu’elle tente de lui imposer. Le sujet dans ce cas n’est pas identique _ par conformisation subie volens nolens _ aux formes d’identifications que la civilisation lui impose, mais, bien au contraire, le sujet de la psychanalyse est ce qui fait objection _ libertairement, en quelque sorte ; même si c’est maladroitement ! et non sans douleurs… _ à ces contraintes et à ces assignations sociales, ce qui reste irréductible _ positivement, donc : par son insoumission forcenée ! _ à toute normalisation« , pages 212.-213.

« Et c’est d’ailleurs (…) le vif de la découverte freudienne _ en effet ! _ que d’avoir montré par l’analyse des symptômes névrotiques que le lieu d’existence du sujet se trouvait _ même bancalement et douloureusement, comme ainsi _ dans ses dysfonctionnements _ et leur « jeu« , face au réel massif qui se présente à eux comme une falaise… _, et non dans ses adhérences à l’ordre social.

Dès lors, ce ne sont pas les « sujets » qui sont nouveaux (« néosujets »),

mais la manière dont la culture et les modes de civilisation autorisent _ à tel moment donné de l’Histoire _ l’expression d’une souffrance singulière, et les dispositifs de diagnostic et de traitement qui appartiennent intégralement à cette culture« , page 213

_ on notera au passage le « jeu » demeuré ouvert, toute la vie durant de Freud lui-même, de ses propres permanents efforts de théorisation, et de diagnostic, et de traitement. Comme doit l’être tout travail humain de connaissance (et de ce qui ambitionne le titre de « science«  : une recherche d’exigence auto-critique infinie…) ; et sur ce point capital, l’épistémologie de l’« épreuve » infiniment renouvelée, permanente et sans faille, à la « résistance » à la « falsification«  des « hypothèses«  sans cesse et sans cesse « essayées« , de Popper, est venue confirmer la noble et ferme (et juste !) position métapsychologique freudienne ; lire et toujours re-lire ici l’admirable début de l’article Pulsions et destin des pulsions, qui ouvre Métapsychologie, en 1915 :

« Nous avons souvent entendu formuler l’exigence _ rigide et irréaliste au regard de ce qu’est la recherche effective ! telle celle-là même qu’élabore Freud avec la psychanalyse : une exigence de la part de certains des détracteurs de la psychanalyse, tout spécialement , donc… _ suivante : une science doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis. En réalité, aucune science, même la plus exacte, ne commence _ de fait : en son élaboration _ par de telles définitions _ et théorie : achevée une fois pour toutes. Le véritable commencement _ in concreto _ de l’activité scientifique _ la recherche est une activité (et une activité d’« imageance«  : en perpétuel chantier !) ; la production de la théorie (et des concepts fondamentaux) n’en est qu’une étape ; et qui n’est ni première, ni définitive… _ consiste plutôt dans la description _ à constituer par un discours (d’« imageance«  et figuration) à inventer, créer, et essayer… _ de phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. Dans la description, déjà, on ne peut éviter d’appliquer au matériel _ à connaître par l’aventure de ses investigations minutieuses (d’« imageance«  et figuration) à mener … _ certaines idées abstraites que l’on puise ici ou là _ parmi toute son expérience déjà élaborée et constituée, construite, ainsi que parmi sa culture peu à peu assimilée et appropriée (construite, elle aussi ; voire bricolée ; mais c’est sur tout cela qu’on peut (et doit impérativement) vraiment s’appuyer pour avancer dans sa recherche, face à de l’inconnu à découvrir, explorer…)… _ et certainement pas dans la seule expérience actuelle. De telles idées (ainsi transportées d’un domaine à un autre : ce sont des métaphores !!! )  _ qui deviendront (mais oui !) les concepts fondamentaux de la science _ sont dans l’élaboration ultérieure _ qui va se poursuivre ! cf Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure » prématurément ; de s’encombrer d’idées arrêtées improprement…  _ des matériaux _ à façonner avec la plus grande minutie, celle qu’impose l’extrême complexité du réel à élucider… _, encore plus indispensables. Elles comportent d’abord nécessairement un certain degré d’indétermination _ forcément, métaphoriques, elles ne peuvent être au départ qu’approximatives… _ ; il ne peut être question de cerner clairement _ trop prématurément : il faut, et (subjectivement) de la patience, et (objectivement) le temps nécessaire du travail très exigeant d’élaboration : par accommodation progressive à l’objet à penser et connaître, de la focalisation de ce travail du pensr… _ leur contenu. Aussi longtemps qu’elles sont dans cet état, on se met d’accord _ en tâtonnant beaucoup… _ sur leur signification en multipliant les références au matériel de l’expérience, auquel elles semblent être empruntées mais qui, en réalité, leur est soumis _ dans ce travail infiniment complexe et patient de recherche, c’est l’« imageance«  (et le génie inventeur) du chercheur qui est aux commandes et à l’œuvre ! Je propose ce concept d’« imageance«  à partir des travaux passionnants de mon amie Marie-José Mondzain… Elles ont donc, en toute rigueur, le caractère de conventions _ mais oui ! il ‘agit d’un créer qui implique de radicales initiatives et décisions ;de même qu’en aval,  s’initier à une science, passe forcément par l’assimilation de ce qu’est devenue, au fil des œuvres des chercheurs, la « langue«  de cette « science« , et son chantier (à jamais ouvert et permanent) : assimiler à la fois son vocabulaire et sa syntaxe… _, encore que tout dépende du fait qu’elles ne soient pas choisies arbitrairement mais déterminées par leurs importantes relations _ et il faut ici bien du flair (ainsi qu’un peu de chance !) pour les explorer, ces « importantes relation » entre « idées abstraites » de départ (= les métaphores-béquilles que l’« imageance«  s’invente pour avancer dans la jungle du « réel« -objet où pénétrer et se diriger…) et « matériel de l’expérience » à élucider de plus en plus précisément et clairement… _au matériel empirique ; ces relations, on croit les avoir devinées _ mais oui ! tel est le seul vrai départ des chemins à inventer par l’« imageance«   _ avant même de pouvoir en avoir la connaissance et en fournir la preuve. Ce n’est qu’après un examen plus approfondi du domaine _ élargi peu à peu, et supposé cohérent _ de phénomènes considérés que l’on peut aussi saisir _ enfin ! _ plus précisément les concepts scientifiques fondamentaux qu’il requiert _ l’« imageance » passant alors de la métaphore au concept ; qu’elle va alors proposer… _  et les modifier _ encore… _ progressivement _ voilà ! et avec beaucoup de souplesse et doigté…  _ pour les rendre largement utilisables _ afin d’élargir le plus possible leur champ d’application ! _ ainsi que libres de toute contradiction _ seulement à ce stade (avancé !) de la recherche : la priorité du chercheur allant à l’audace de l’inventivité et ingéniosité de la recherche (= de l’« imageance« )… C’est alors qu’il peut être temps de les enfermer _ pour commodité, ces concepts obtenus ainsi… _ dans les définitions. Mais le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité _ toujours l’inconvénient ! _ dans les définitions. Comme l’exemple de la physique l’enseigne de manière éclatante, même les “concepts fondamentaux” qui ont été fixés dans des définitions voient leur contenu constamment modifié » _ au fur et à mesure des nouveaux progrès (d’affinement) de la recherche, c’est-à-dire du travail toujours, toujours poursuivi (= jamais abandonné, sur le fond…) d’« imageance« , à l’échelle de l’Histoire longue de cette science… ; fin de l’incise sur le travail de métapsychologie de Freud.


Aussi, « si ces « enfants trahis » (…) se présentent à nous, bien souvent comme des « pervers ordinaires », des Narcisses ou des « imposteurs », des faux self et des personnalités « as if »,

c’est bien souvent dans l’espoir autant que dans la crainte _ leurs _ de retrouver _ ou trouver enfin _ cette part d’eux-mêmes dont ils ont dû se dissocier _ ou dû ne jamais avoir laissé autrement (ou mieux) exprimer _ pour se protéger. Pour se protéger (…) de l’empiètement _ sur la chair toujours à vif (et mouvante si peu que ce soit) de leur soi de sujet vivant… _ d’un univers trop normatif, trop contraignant, qui a exigé d’eux, par sa culture et ses modes de civilisation, une adaptation trop précoce et féroce« , pages 214-215.

Et j’en viens maintenant aux propositions cruciales que je baptise « pédagogie de la création et de la créativité«  ! de Roland Gori, aux pages 251 à 270 (intitulées Créer ou s’adapter ?) et 275 à 290 (intitulées La création est un détournement des normes),

face à la menace terrible

_ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur : cf l’expérience de la grenouille dont on prend bien soin de ne porter que très progressivement à ébullition le bocal où on la fait séjourner, de façon à éviter qu’un écart de température perceptible par la malheureuse (= un peu trop brusque…), ne suscite son immédiat et salvateur bond hors du bocal !!!) des capacités d’initiatives et de création _ cf tout particulièrement le concept d’« imageance«  et d’« opérations imageantes«  de mon amie Marie-José Mondzain, in Homo spectator, ou dans Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs ; ainsi que le podcast de mon entretien du 16 mai 2012, à la librairie Mollat, avec elle, à propos de ce livre ; + mon article du 22 mai suivant : Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012_ de la plus grande partie des individus

_ ou par la « placardisation«  des plus audacieux, encore, pour commencer, d’entre ces individus, au sein de cette société néo-libérale, en déficit de démocratie active (et davantage égalitaire : je pense ici au travail de Jacques Rancière)… : les « placardisés«  étant de toute façon socialement et sur le nombre, minoritaires et en quelque sorte résiduels ; leur impact sur les autres ne pouvant compter dès lors, somme toute (= tout bien calculé !), et à terme, que « pour du beurre » (= pas grand chose), au sein de cercles d’influence de plus en plus limités et étroits : qui les entendra (et écoutera) ?.. ; la loi du nombre (dite « démocratique« , en prenant bien soin de faire perdre de vue, en les noyant sous la masse de l’inessentiel, les nécessaires vrais débats critiques) règne et règnera ! Et chapeau l’imposteur pour l’efficacité du tour de passe-passe : ni vu, ni connu ; non démasqué… _ ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur) des capacités d’initiatives et de création de la plus grande partie des individus

dont le résultat effectif est, au final,

des délibérations (d’actions et de choix), non seulement de plus en plus pauvres (asséchées de contenus et de sens), mais aussi de plus en plus immédiatement renoncées,

car ces individus se sont eux-mêmes trop vite dissuadés de toute initiative tant soit peu audacieuse hors du confort (apparent) du suivi tranquille et pépère (sans questionnement, ni discussion, tant avec soi qu’avec d’autres que soi…) des rails proposés par les normes (en place et visiblement dominantes) sociales ; soit le confort du conformisme (illusoirement sécuritaire) majoritaire… : cf le « There is no alternative«  martelé, des Thatcher et Reagan… ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur)

de tout ce qui pourrait venir excéder les procédures de plus en plus massives et dominantes d’« adaptation«  aux normes sociales imposées et acceptées (par calcul d’« intérêts bien compris«  !), car tenues, par la raison (réduite à de l’économique : de plus en plus exclusive d’autres valeurs ! ; renforcée des rouleaux-compresseurs de l’idéologie serinée à longueur de temps par les principaux médias en place…), pour nécessaires et justes

par des individus

soit se jugeant incapables

(que ce soit par ce qu’ils jugent être, et une fois pour toutes (!), tant la capacité limitée de leur propre intelligence que la force limitée de leur propre volonté : inférieures et impuissantes ! ; pour ne rien dire de l’inocuité bien vite advenue de leur propre puissance d’imaginer, rabougrie qu’elle devient à force d’être rabattue et de se cantonner sur les stéréotypes de l’industrie de l’entertainment... ; je ne parle même pas d’« imageance«  à leur propos, en leur cas ; ils n’en ont pas la plus petite idée…) ;

soit se jugeant incapables

de les transgresser si peu que ce soit, ces normes en vigueur,

soit s’y conformant

par le calcul (malin…) de menus avantages (sonnants et trébuchants, en l’espèce…) qu’ils escomptent tirer de cette soumission participative effective à l’extension supposée irrésistible de ces normes en place,

au plus quotidien du quotidien de leurs actes (de travail et de consommation jusque dans leurs plages de loisirs) ;

et cela même jusqu’à devenir des imposteurs cyniques… _

face à la menace terrible de la stérilisation des créativités,

et, d’abord, face à la crainte de la constitution même d' »expériences » personnelles _ pour reprendre les analyses lucidissimes de Walter Benjamin (cf sa magnifique expression du « levain d’inachevé » reprise par Roland Gori à plusieurs reprises ; par exemple page 268), et que reprend aussi Giorgio Agamben, après Pier-Paolo Pasolini ; cf aussi les analyses qu’en donne Georges Didi-Hubermann, par exemple en sa Survivance des lucioles _, de personnes artistes et artisans, ainsi, de leur vie

en ce que cette vie a encore la capacité de comporter de singulier _ et je re-pense ici à nouveau à la fatuité monstrueuse du discours du « dernier homme«  de Nietzsche… _ :

d’où ce titre de « la désidération indispensable pour vivre et créer » donné par Roland Gori à ce dernier capital chapitre…

L’exergue (page 250) donné à ce chapitre, et emprunté à Conversations ordinaires de Donald Winnicott, nous met déjà sur la voie, de cette matrice salvatrice de la créativité qu’est le jeu (en tant qu’activité ouverte de playing) :

« L’expérience culturelle commence avec le jeu _ avec celui, très tôt, du tout petit enfant _ et conduit _ par la fécondité du travail amorcé de son « imageance« …  _ à tout _ voilà ! et c’est un patrimoine considérable (par son potentiel : en commençant par le jeu ouvert du discours par la parole dans l’usage de la langue, au sein du langage ; cf ici la générativité ouverte (et compréhensible par les récepteurs, aptes à y répondre…) du discours par la parole telle que l’analyse brillamment Chomsky…) pour l’humanité ; comparé à la minceur (et pauvreté en progrès, faute de richesse de connexions entre les diverses facultés) de l’héritage social des autres animaux ! (qui ne se transmettent, par de simples imitations-copiages, que de relativement simples signaux, eux ; du moins à ce qu’il semble…) ; mais à condition que soit préservée (et cultivée, plus encore) chez l’adulte que l’enfant deviendra, ce que Nietzsche nomme la « vertu d’enfance« , et dont il choisit l’image-figure (celle de l’enfant, donc) comme métaphore de la troisième des métamorphoses à venir de l’esprit en vocation d’épanouissement, après celles du chameau (pour la vertu de vaillance) et du lion (pour la vertu de courage), pour figurer l’innocence généreuse (difficile à conquérir…) et tellement féconde, de la la vertu de créativité… ; mais celle-ci, jugée dangereuse (et vicieuse !) pour le respect de la conformité aux normes sociales en place, est assez strictement contrôlée par les pouvoirs installés, et assez jalousement réservée à quelques privilégiés « autorisés«  à s’y livrer, relativement encadrés par quelques institutions, seulement… ; les autres étant, au mieux, « placardisés » et, sinon, carrément censurés : on ne saurait badiner avec le « génie«  : il confine un peu trop avec la « folie«  et le « mal«  _  ;

l’expérience culturelle commence avec le jeu

et conduit à tout

ce qui fait l’héritage de l’homme : les arts, les mythes historiques, la lente progression de la pensée philosophique et les mystères des mathématiques, des institutions sociales et de la religion« …

C’est donc cette capacité ouverte (et « émancipatrice ») de jeu

qu’il faut permettre, protéger et plus encore cultiver, pour Roland Gori, en une civilisation qui soit plus authentiquement démocratique,

a contrario du « chemin balisé des apprentissages«  (page 251) du « programme technico-éducatif«  (page 252), et « au nom d’une efficience qui se mesure avec les seuls dispositifs de conformité que notre civilisation _ moins authentiquement démocratique… _ feint de prendre pour la vérité » (page 252),

qui, avec la « dévaluation » concomitante des « humanités »

_ « Le mépris dans lequel aujourd’hui on tient la formation des jeunes par les « humanités » constitue une catastrophe écologique. C’est la nature même de la pensée, l’environnement mental, que l’on sacrifie aux intérêts directs des apprentissages techniques et instrumentaux » (page 254) _,

« constitue le moyen le plus sûr pour les classes dominantes de maintenir leur système de domination symbolique par lequel elles se reproduisent«  (page 255).

Car, « il convient de le soulignerprécise on ne peut plus clairement Roland Gori page 256 _, une éducation qui ne se fonde que _ et là est la base même de son totalitarisme ostracisant tout ce qui est susceptible de venir le contester et menacer… _ sur l’utile, le rentable, le technique et l’instrumental est une éducation d’esclave, une éducation antidémocratique. C’est une éducation qui ignore la vie autant que le vrai«  (page 256).

Et « l’enjeu est capital«  (…) car « le style d’éducation qui sera favorisé ou qui s’imposera de manière totale _ d’où le danger de totalitarisme… _, conditionnera le type d’humain que notre civilisation planétaire fabriquera«  (page 257)

_ surtout si, à la suite et dans la logique du « le vrai médecin doit rester une denrée rare » (cf l’interview du 23-03-2012 du professeur Guy Vallencien <http//www.egora.fr/sante-societe/condition-guy-vallencien-le-vrai-medecin-doit-rester-une-denree-rare> ),

« il est probable qu’un jour, un autre de ces experts contaminés par le virus de cette logique des marchés, déclare : « Il faut que l’enseignant des écoles, collèges et lycées, devienne une denrée rare ; un tri sélectif des enfants sera fait en fonction de leur capacité cognitive ; seuls 10 à 15 % d’entre eux devraient bénéficier de vrais enseignants, la masse des 85 à 90 % n’en a pas besoin. »

Et puis un autre expert dira la même chose du juge, tel autre du chercheur, tel autre du journaliste, tel autre de l’artiste, tel autre de…«  (page 137) :

état des choses qui nous pend au nez si nous n’inversons pas enfin ! le rouleau-compresseur si violemment antidémocratique (= in-égalitariste ; cf l’usage fait alors de la catégorie du « mérite« ) de l’idéologie néo-libérale, qui nous déferle dessus et écrase depuis la fin des années soixante-dix du siècle dernier ;

sur tout cela, lire aussi l’excellentissime La Méthode de l’égalité du plus que jamais vigoureux Jacques Rancière.

Même si « la passion pédagogique n’a pas attendu le néolibéralisme pour faire de l’élève, du « sauvage », du « dominé », l' »ignorant parfait,

l’écran vide

sur lequel le maître, le savant, le dominant projette et écrit son propre savoir«  (page 259).

Et c’est ici que prend place,

dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le dyptique pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

_ détaillé aux pages 259 à 261 : « C’est un véritable prototype de thérapie « cognotivo-comportementale » qu’entreprend Itard auprès de Victor« , « l’enfant sauvage de l’Aveyron, alors âge de douze ans, découvert en lisière de forêt au début du XIXe siècle » (…) et qui « ne comprenait pas le langage humain, se balançait à la manière de certains psychotiques, mordait, criait et regardait la lune en geignant« , page 259 ; « Itard « enseigne » (…) mais il n’attend en retour aucun savoir. Itard ne cherche pas à comprendre comment et par quel autre type de savoir Victor a pu survivre dans des conditions extrêmes. Le savoir concret n’intéresse pas Itard, pas davantage que le rôle facilitateur du savoir informel que les jeux procurent à Victor. Le savoir, c’est sérieux. Le monde de l’éducation est ce monde « où tout plaisir est une récompense, toute peine une punition, sinon ils sont sans signification. Le désir doit se ramener au besoin » », selon l’excellent commentaire qu’en donne Octave Mannoni dans ses Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, aux Éditions du Seuil en 1969 ; « Pour le Dr Itard, comme pour la majorité des pédagogues _ applicateurs (mécaniques) de didactique _, le langage n’est qu’un outil de communication pour lequel les mots (ne) sont (que) les signes qui désignent les choses et sont associés (seulement mécaniquement) à elles « , pages 260-261 ; alors que « Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison (mécanique : encore et toujours ! Quand comprendra-t-on enfin ce qui distingue un art souple et ouvert d’une technique simplement mécanique (même raffinée par les capacités, surmultipliées de la combinaison complexe d’algorithmes, de l’informatique ?…)

Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison

de signes, un agencement d’informations instrumentales ;

que c’est la polysémie même de ses signifiants _ avec ce qu’elle comporte de « fonction poétique » ô combien porteuse de sens ! _ que pétrissent _ sublimement _ l’amour et la poésie« , page 261, selon cette « fonction poétique » de leur usage dans le discours sous l’impulsion créative et tellement significative de la parole vivante !!!) ;

« Itard m’apparaît ici, conclut alors Roland Gori son analyse de la pédagogie strictement d‘ »instruction » (et par là pauvrement unidimensionnelle !) du Dr Itard, comme le martyr de cette « passion pédagogique » _ mécaniquement didactique _ qui ignore ce qui la motive et opère par une tentative de maîtrise _ purement technique, mécanique _ de l’ignorance, du sauvage en chacun de nous, et finit par duper celui qui s’en croyait le maître«  (page 261) _ et « l’imposture suit _ alors bien vite _ la passion de la maîtrise _ instrumentale _ comme son ombre« , commente au passage Roland Gori, page 262.

Et Roland Gori alors d’élargir ce paradigme : « Mais de nos jours, c’est toute la société qui s’abandonne à cette passion de la maîtrise _ technique et mécanique, et désormais accrue aussi des ressources sophistiquées, mais toujours, in fine, mécaniques (algorithmiques), de l’informatique _, et ce faisant, à l’imposture. La passion de la maîtrise s’est en quelque façon industrialisée, elle est sortie des égarements de l’artisan pédagogue d’antan, elle est devenue une technique générale de gouvernement de soi-même et d’autrui. (…) Et au cours des dernières décennies, la violence technique de ce programme de rééducation de nos formes de vie, a produit une véritable sidération culturelle » _ qu’il s’agit donc de démonter, et urgemment… (page 262)

Comment ? « Pour sortir de cette sidération culturelle qui (…) conduit à la servitude volontaire autant qu’à la psychopathie et l’imposture, que faut-il faire ? (…) Il faut redonner à la vie comme à l’ambition de la démocratie cette part de liberté qui permet, à l’une comme à l’autre, de créer en échappant à la fatalité biologique et sociale«  (page 262) ; « Il nous faut apprendre à naviguer sans cette inhibition que produisent les normes lorsqu’elles altèrent la normativité _ dans l’art d’agir inventif impromptu _ du vivant » (page 263) _,

Et c’est ici que prend place, dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le diptyque pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

et de l’éducateur émancipateur Joseph Jacotot, d’autre part

_ développé aux pages 265 à 270  : « On connaît l’histoire magnifiquement rapportée et commentée par Jacques Rancière dans son livre Le Maître ignorant : « Jacotot, après une carrière longue et mouvementée d’enseignant, d’artilleur, de secrétaire du ministre de la Guerre, d’instructeur d’un bataillon révolutionnaire, fut exilé par les Bourbons pour avoir pris parti pour Napoléon. Ayant obtenu à l’université de Louvain un poste de littérature française, il connut _ c’est-à-dire rencontra et inventa, façonna _ une expérience pédagogique exceptionnelle qui l’amena à croire dans « l’égalité des intelligences » et dans « l’émancipation intellectuelle » des esprits«  (page 265). « En 1818, Joseph Jacotot reste un homme des Lumières qui croit dans l’émancipation du savoir dès lors que celui-ci n’est pas imposé, mais voulu _ = fermement désiré !

Cet état d’esprit le disposait à une trouvaille _ afin de se faire comprendre, « lui qui ne connaissait pas le hollandais » d’« étudiants hollandais » qui « voulurent suivre ses cours » alors qu’eux « ne connaissaient pas le français » (page 265) _ :

Il fit remettre aux étudiants par un interprète le Télémaque de Fénelon, qui venait de paraître à Bruxelles en édition bilingue. Il demanda aux étudiants d’apprendre tous seuls le texte français en s’aidant pour le comprendre de la traduction ; ensuite il leur demanda de commenter en français et par écrit ce qu’ils avaient lu.

Alors qu’il s’attendait à d’affreux barbarismes, et peut-être à une incapacité absolue de répondre à sa commande,

il fut vivement surpris « de découvrir _ voici la « trouvaille » « surprenante » de Jacotot ! _ que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés _ par les efforts de leur propre ingéniosité ainsi jouissivement sollicitée sous forme de défi ludique… _ de ce pas difficile aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français. Ne fallait-il donc plus que vouloir _ = passionnément « désirer » et s’investir en ce « travail » personnel donnant lieu à cette « œuvre » d’intelligence ! _ pour pouvoir ? Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre _ bel et bien effectivement, in fine _ ce que d’autres avaient fait et compris ? » (Félix et Victor Ratier cités par Jacques Rancière). Ce fut la révélation _ mieux encore qu’une « trouvaille«  _, à proprement parler révolutionnaire : enseigner, ce n’est pas expliquer ; c’est permettre aux autres d’apprendre _ même plus avant que lui, alors, en cette circonstance… _ ce que le maître lui-même ignore » _ ou du moins, et au moins, égalitairement avec lui… : cf là-dessus le très riche et passionnant La Méthode de l’égalité de Jacques Rancière… _ (page 266).

« La pédagogie par explication _ telle celle tentée par Itard avec Victor de l’Aveyron _ ne trouvait _ in fine _ son fondement que dans l’ordre social : diviser le monde entre expliqués et expliquants, placer les intelligences expliquées sous la férule des intelligences expliquantes, soumettre _ à la fin primordiale de domination (et d’exploitation, bien vite, à sa suite)… _ le monde à la hiérarchie des intelligences. A cette seule condition les expliqués pourront à leur tour devenir des expliquants !  » (page 266) ; tout à l’encontre, cette position, ici, de domination de l’enseignant, de la pédagogie libératrice de Nietzsche, celle du « Vademecum, vadetecum« , in Le Gai savoir (cf aussi le chapitre 9 du Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra), quand Zarathoustra aspire à rencontrer des disciples désirant (« suivant » sa « leçon«  d’invitation, par l’exemple, à la liberté et la recherche infinie de la justesse du juger) « se suivre eux-mêmes« 

« Pour Jacotot, l’ignorance du maître devint en elle-même une vertu, vertu qui le préserve de la tentation de l’explication, et du désir de soumettre l’élève, en l’invitant _ voilà le « hic Rhodus, hic saltus » du processus courageux et jubilatoire à accomplir : une « invitation » (toute simple, et directe, et franche) par l’exemple ; et pas par quelque modèle à aveuglément recopier… _, en situation de contrainte _ pédagogique : un défi joyeux et encourageant, stimulant ici _, à construire lui-même _ au moins par l’élan de ses (indispensables !) efforts personnels de recherche ; même si c’est jamais tout à fait tout seul que s’élabore, se construit et s’élève peu à peu, pas à pas, patiemment, l’édifice de la « raison critique » personnelle ; car peu à peu elle devient de mieux en mieux cultivée, aussi ! _ son propre savoir«  _ cf Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions point en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs opinions et auxquels nous communiquons les nôtres ? », afin d’en débattre avec une visée de plus grande justesse, in La religion dans les limites de la simple raison, un vigoureux opuscule contre la censure… ;

et, de fait, on n’apprend vraiment qu’à son corps défendant et par ses propres efforts (et écorchures !), en se forgeant, par le menu _ c’est nécessaire _, et pas à pas, sa propre « expérience« , et en surmontant (et apprenant à corriger) ses erreurs premières (ses « esquisses« , dit excellemment Alain) ; ainsi qu’en se frottant, aussi, à ce que l’on doit apprendre peu à peu, aussi, à percevoir et entendre vraiment de l' »expérience » vraie et se forgeant, pas à pas, et en propre elle aussi ! _, des autres ; lire aussi, là-dessus, le sublime dernier chapitre des Essais (livre III, chapitre 13) de Montaigne : De l’expérience

Soit « la découverte qu’apprendre est affaire de désir » vrai… (page 267).

« L’expérience de Jacotot l’a conduit à la condamnation irréversible de la vieille méthode d’enseignement, où, quand « dans l’acte d’enseigner et dans celui d’apprendre, il y a deux volontés et deux intelligences, on appellera abrutissement leur coïncidence«  _ du fait de l’annihilation de l’expérience personnelle qui devrait se formait de l’apprenant ! _ ; alors que « de nos jours, on appellerait cela « accréditation », « mise en conformité », « évaluation réussie ». Comme quoi nous sommes vraiment dans un monde d’abrutis ! Ou de servitude,

car la voie choisie par Jacotot (…) fut celle de la liberté _ se construisant par des progrès _ : celle qui convoque la raison critique des Lumières, et qui conduit à demander à l’élève : « Que vois-tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en fais-tu ? « 

_ questions au départ ô combien scandaleuses ! et littéralement médusantes ! pour la grande majorité des élèves français d’aujourd’hui,

tant qu’on ne les met pas, en les encourageant, en situation d’audace, de patience, de confiance progressives ; alors qu’ils sont de facto soumis au régime dominant de la terreur de l’erreur, et des sanctions (à commencer par celle des notes) qui accompagnent ces erreurs ; sans compter la parade de la tricherie-imposture, afin d’obtenir à tout prix les bonnes notes : y compris aux examens et concours !!!.. (pages 267-268).

« Nous sommes, avec Jacotot, bien éloignés de cette infantilisation généralisée des individus et des citoyens _ l’exact inverse de la nietzschéenne « vertu d’enfance » ! _, qui maltraite leur part d’enfance _ de jeu et créativité vraie _,

ce « levain de l’inachevé » par lequel se font _ à la fois ! _ l’expérience  _ vraie _

et sa transmission«  _ authentique :

particulières, toujours,

et potentiellement, au moins, singulières, les deux.

« C’est ce principe _ de démocratie exigeante et authentique _ de philosophie politique que nous avons perdu, et que nous perdons tous les jours davantage, lorsque le monde _ c’est-à-dire chacun de nous, comme nous tous, aussi… _ se résigne au _ seul _ savoir établi _ dangereusement (car illusoirement seulement…) confortable… _, à l’adaptation instrumentale et formelle » _ mécanique… (page 268).

En conséquence de toutes ces raisons-là,

« nous n’avons n’avons plus le choix. Il nous faut _ tant personnellement qu’ensemble _ inventer ou nous résigner.

Inventer, ce n’est pas s’adapter aux normes,

mais en créer sans cesse de nouvelles par le jeu d’une transgression des limites, des frontières, de l’évidence et des significations établies _ en sollicitant sa propre capacité d’« imageance« .

L’éducation doit impérativement _ de même qu’elle se le doit aussi à elle-même, afin de ne pas trahir sa fondamentale vocation émancipatrice de la personne (et de toute personne !) : pour être fidèle à sa seule vraie vocation, celle d’être vraiment émancipatrice ! sinon elle participe aux usurpations des impostures… _ laisser une place à ce jeu ; qui n’est rien d’autre que ce qui permet _ au concret du présent permanent ! _ à l’aptitude humaine de se saisir de l’occasion, pour transcender les contraintes _ souvent aliénantes _ d’un environnement naturel et social.

Aucune connaissance, aucun savoir sans exception, n’est véritablement émancipateur s’il ne parvient pas à ces solutions _ d’ingéniosité (personnelle) _ de fortune _ en réponse à la croisée impromptue, tellement soudaine et vive, de Kairos ! d’une main, il donne ses cadeaux (à savoir recevoir sur-le-champ !), de l’autre, il use de son rasoir, qui, inexorablement, tranche ! (une fois que c’était trop tard !)… _ qui transforment un point de vulnérabilité, de manque ou d’insuffisance _ voilà ! _, en progrès et en invention«  (page 265).

« Mais cette manière de s’y prendre _ ajoute fort opportunément Roland Gori, page 175, précisant aussi alors : « dont j’ai montré précédemment qu’elle s’apparentait à la rencontre amoureuse« … : en effet ! mais cela vaut pour toute rencontre tant soit peu substantielle : d’amitié aussi… _,

encore faut-il lui laisser le champ libre

_ de même qu’il faut s’être un minimum préparé ne serait-ce qu’à l’idée première de l’impromptu de sa survenue (soudaine !) afin de ne pas demeuré dans l’impuissance et l’incapacité d’y répondre d’une quelconque façon, sidéré dans quelque timidité davantage qu’inhibitrice : paralysante !.. ;

sur cet art (fondamental !) du rencontrer, j’ai écrit deux essais :

Pour célébrer la rencontre (mis en ligne par Bernard Stiegler sur son site d’Ars Industrialis en avril 2007)

et Cinéma de la rencontre : à la Ferraraise, sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni (seulement communiqué à quelques amis ; et ayant donné lieu à une conférence, à la galerie La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, et en présence de Bernard Plossu, le 13 décembre 2008, à Aix-en-Provence : avec projection de la séquence ferraraise de ce chef d’œuvre testamentaire de Michelangelo Antonioni, Al di là delle nuvole, en 1995 ; la quatrième et ultime séquence de ce merveilleux film se déroulant dans le quartier Mazarin d’Aix ! Merveilleux concours de circonstances !..)… _

Mais cette manière de s’y prendre, encore faut-il lui laisser le champ libre

pour qu’elle puisse se développer«  (page 275).

Et Roland Gori de référer alors la conduite libératrice et créatrice, en général,

à la figure spécifique de la catachrèse dans le discours : cette figure (disponible à la parole se livrant au discours) qui vient palier « un manque _ tel du moins qu’il est à ce moment précis ressenti par le locuteur s’exprimant _ dans la langue« , « son incomplétude _ du moins éprouvée comme telle _ à un moment donné _ sur le champ ! _ pour désigner _ par quelque mot ou expression faisant alors vilainement défaut ! _ une réalité nouvelle » _ à formuler pourtant avec toute la précision de ce que nous ressentons comme constituant sa spécificité, que nous désirons absolument exprimer et transmettre, afin de la partager… ; cf là-dessus tout l’œuvre de Pascal Quignard, dont l’admirable Vie secrète, mais aussi et d’abord, en l’occurrence, Le Nom sur le bout de la langue…  _ (page 275).

Jusqu’à envisager les diverses « figures du langage« , à partir de la métaphore et de la catachrèse, comme ne faisant « que révéler une propriété _ rien moins que fondamentale pour la capacité de créer du penser-juger… _ du discours comme relevant d’une catachrèse _ ou une métaphoricité _ généralisée » :

« c’est tout le langage peut-être _ mais oui ! _ qui se trouverait sous l’emprise _ mais libératrice (!) à l’égard de l’étau un peu trop inhibiteur d’invention, que constituent, de fait, les normes instituées : à commencer les clichés ! générateurs, d’abord, de tant de bêtise : cf l’admirable Dictionnaire des idées reçues de Flaubert… _ de ces détournements du sens des mots _ par les phrases qu’en permanence nous constituons ; cf ici la très essentielle (!) propriété de « générativité » du discours par l’élan créatif de la parole (se jetant à l’eau), telle que l’analyse Noam Chomsky ! _ pour inventer de nouvelles significations«  ;

et Roland Gori de citer à l’appui Michel Meyer : « tout discours peut, en un certain sens, être dit figuré : non pas où il détournerait toujours quelque signification originelle, mais au sens où il se (et nous) détourne d’une certaine habitude, et manifeste par là la liberté, la créativité de son auteur (ou de son auditoire)« .

Et Roland Gori d’en déduire on ne peut plus justement que

« dès lors (…), on peut approcher la manière dont procède la création _ qui n’est jamais tout à fait ex nihilo… _, par un détournement _ fécond _ des normes habituelles » (page 277).

« Autrement dit, il ne s’agit pas _ dans tout acte émancipateur (de soi-même comme des autres que soi) _ de supprimer des normes, mission aussi stupide qu’impossible,

mais de permettre un jeu suffisant _ = suffisamment mobilisateur et inventif par rapport aux habitudes déjà installées, et aux clichés ; tels ceux que Flaubert s’amuse à mettre en lumière tant dans son personnage d’Emma (et dans tout le bovarysme) que dans celui de Monsieur Homais ; pour ne rien dire de ses Bouvard et Pécuchet… _ dans leur usage,

pour qu’elles n’empêchent pas l’invention » _ que tant et tant d’intimidations s’emploient un peu partout et à longueur de temps (et d’habitudes insidieusement prises et installées) dans le jeu et champ social de domination et d’exploitation (en commençant par l’organisation des tâches au travail et dans les professions), à inhiber, par l’arsenal et panoplie performants des diverses pressions et chantages en tous genres (dont celui à la perte d’emploi et le chômage) ; à commencer par le fonctionnement du travail scolaire quand il se centre (jusqu’à s’en hystériser !) sur la seule validation de la conformité (de ce qui est demandé à l’élève) à ce qui a été transmis, et doit être purement et simplement restitué tel quel… : sus à l’erreur ! Et vivent les notes !!!

Et « à partir de ce moment-là,

la politique

qui en _ c’est-à-dire de ces « normes« _ établit _ par l’instrument législatif de la légalité _ leur usage,

ne doit en aucun cas se limiter à la police _ bêtement vétilleuse et méchamment punitive _ des techniques qui les ont établies » _ non plus qu’à leur simple reconduction mécanique maniaque.

désormais…

C’est _ ainsi _ le destin de tout conformisme _ et la bureaucratie de la gouvernance ne manque certes pas d’y veiller ! avec la dimension d’échelle que très copieusement elle lui fournit ainsi… _ de ne saisir d’une idée, d’un mot ou d’une découverte que la forme normative _ avec tout ce que celle-ci comporte déjà d’injonctions à s’y tenir ! _ qui l’a permise _ cette idée _,

et qu’elle _ cette idée _ a _ lors de son invention-irruption native… _ transgressée _ cette « forme »  « normative« 

Le conformisme lâche la proie de l’invention _ hors clonage ! _ pour l’ombre _ répétée, elle ; clonée désormais (informatique et gouvernance aidant) à des milliers d’exemplaires !..

On comprend d’autant mieux la pertinence et l’urgence du combat d’un Bernard Stiegler, et de son Ars Industrialis ;

de même que celles de L’Appel des appels _ pour une insurrection des consciences, lancé par Roland Gori, avec Barbara Cassin et Christian Laval… _

pour l’ombre de ses résultats«  _ superbe formulation ! _, page 278.

Et tout cela sous le double étendard du pragmatisme et l’utilitarisme, au nom du réalisme de la modernité triomphante…

Comment, donc, défendre et aider à se développer la créativité,

quand « la dimension artisanale » de la plupart des « métiers » « se trouve expurgée _ sic _

pour mieux aligner ceux qui les exercent dans ce processus général de la production industrielle permettant leur prolétarisation en masse ?

Ainsi, c’est le caractère unique de l’acte qui se trouve désavoué,

et ce, au bénéfice de protocoles standardisés

et du caractère reproductible de ses séquences.

L’acte professionnel _ de poiesis _ y perd de son authenticité, de cette aura qui échappe à toute reproduction en série.

Il existe aujourd’hui chez les masses _ en suivant les analyses de Walter Benjamin déjà dès les années 30… _, un désir « passionné » de déposséder tout phénomène de sa singularité, de son unicité, en incitant à sa reproduction par standardisation.

Ce faisant, c’est la place de l’œuvre propre à l’artiste et à l’artisan qui se trouve dans nos sociétés, menacée » (page 279).

Alors : « cette place et cette fonction de l’œuvre dans nos pratiques sociales, professionnelles, culturelles et politiques ne déterminent-elles pas les chances que nous nous donnons de parvenir _ chacun de nous, encore « humains«  _ à la création ? «  (page 279, toujours).


Or « l’artiste, qui constitue le lieu social et politique _ privilégié : par sa pratique effective _ d’une résistance à cette transformation dans la civilisation technique du monde,

ne saurait, sauf à se désavouer _ en une nouvelle forme d’imposture ! d’où l’importance cruciale de la probité en Art ! _, se réduire à un travailleur de la production culturelle _ avec des fonctions de divertissement, par exemple.

Il a au contraire pour fonction sociale et politique _ cruciale ! _ d’être le garant _ de l’existence on ne peut plus vive, lumineuse et vivante ! _ d’une pensée artiste (…), quel que soit son art ; potentiel à l’œuvre chez tout citoyen digne de ce nom«  (page 280).

Et il se trouve que « l’œuvre entretient une relation privilégiée avec le jeu _ playing _ par où l’enfant construit authentiquement sa subjectivité et élabore le monde, le monde dans lequel il vit _ et nous savons tous depuis Hölderlin et la lecture qu’en fit Heidegger, que « c’est en poète que l’Homme habite (vraiment !) cette terre«  (page 280).

Or « l’espace potentiel » du jeu, « lieu _ d' »imageance » active et ouverte _ où le sujet n’est pas contraint de choisir _ seulement _ entre la brutalité des formes objectivées, en particulier des formes imposées _ du réel _, et le chaos des excitations du désir _ du çà _, informes, morcelées et morcelantes« ,

« constitue le prototype _ en forme de modèle de forme d’action ouvert… _ de ce qui, au cours du développement, s’étend progressivement à l’art, à la culture et à l’œuvre de pensée » _ jusqu’à la recherche scientifique elle-même, ou technologique ; cf ici, par exemple, tout l’œuvre de Bachelard… (pages 280-281).

Et « le jeu et la culture ne sont possibles que dans des « sociétés suffisamment bonnes » _ pour reprendre les analyses de Donald Winnicott _ ; c’est-à-dire « des sociétés où on peut vivre, jouer, chanter et rêver de temps à autre, sans la pression _ omniprésente _ de l’urgence, et sans cette « fuite maniaque » dans l’excitation permanente que connaissent bien les psys » _ et sans le matracage d’insignifiance ultra-vide des divertissements de masse… (page 281).

« Seul le playing détient cette inutilité essentielle par laquelle le jeu humain localise culturellement l’expérience fondamentale qui le maintient à distance des risques majeurs que sont le rationalisme instrumental et formel comme l’expérience hallucinatoire.

Le playing, jeu spontané, s’inscrit dans un espace particulier, ni au-dedans, ni au-dehors, dit Winnicott, fait de confiance et d’abandon, au sein duquel nous manipulons les objets du monde extérieur en les affectant _ de mieux en mieux librement _ des valeurs psychiques du rêve. (…) Le playing est donc un mode d’exploration de soi-même et de la réalité, essentiel dans l’expérience vitale d’un sujet. (…) Autrement dit, non seulement du point de vue de la subjectivité, mais encore pour le vivre-ensemble de la collectivité, l’expérience culturelle seule peut éviter la monstruosité du rationalisme morbide (…) comme celle des idéologies hallucinées et hallucinantes qui finissent par faire l’éloge de la mort et la destruction du monde concret au nom d’un monde transcendant ou abstrait.

Ce qui veut dire concrètement que les arts et les humanités, tout ce qui participe à la fabrique _ de la subjectivation la plus authentique _ de l’homme, ne doit en aucune manière être négligé au profit des enseignements et des formations plus techniques ou étroitement professionnels, comme cela l’a été ces dernières années » (pages 283-284)…

« Mais  il se trouverait _ en effet tout à fait _ ridicule de promouvoir une programmatique, un mode d’emploi des humanités, lesquelles se verraient bafouées dans leur genre en se trouvant prescrites sur le mode des logiques instrumentales, de leur rhétorique de la quantification et de la formalisation«  (…) Et, de fait, « cette organisation sociale de la culture s’est accélérée ces dernières années » ; et « le pire danger qui guette les humanités » est « celui de les voir prescrites dans des conditions qui les rendraient inoffensives et totalement dépourvues de force de transformation. Nous connaissions la culture marchandise, la culture spectacle, évitons d’avoir demain la culture compétence, une culture « normale » !«  (page 284).

« Il convient de le dire à nouveau, il faut du jeu pour qu’adviennent les conditions minimales de création qui ne soient pas seulement travail, besogne, productions automatiques où s’effacent le monde autant que le sujet. Il faut accepter cette « opinion » (…), ce postulat philosophique autant que politique, selon lequel l’inutile peut se révéler essentiel. Faute de quoi nous n’aurons plus que des innovations techniques, un monde sans humains. Il ne nous faut pas une culture normale, mais une vraie culture, qui prend son temps, son rythme, ses mystères, et dont on respecte l’espace spécifique où elle s’inscrit«  (page 285).

Et Roland Gori de proposer « que soient favorisés rapidement et intensément sur les lieux de vie privée et publique,

à l’école et au travail, à l’hôpital et dans les laboratoires de recherche, dans les salles de rédaction et dans les tribunaux,

des lieux de parole et d’écriture qui fassent témoignage des expériences de chacun«  _ et « que soit mis un terme aux évaluations formelles » des pratiques et « à leurs dispositifs d’abrutissement« …  _ (page 286).

« Il s’agit aujourd’hui, du moins je l’espère _ dit-il _ de faire de tout travailleur un artisan de son œuvre. (…) « Existent _ pour les professionnels _ le besoin de retrouver le sens de lurs expériences et le vif désir de les transmettre. Il convient politiquement de favoriser la mise en place de tels dispositifs de récits et de transmission de l’expérience, qui constituent l’arête vive de toute culture digne de ce nom  » (page 286).

C’est personnellement ce que je peux conclure aussi de ma pratique (infiniment heureuse !) de quarante-et-une années d’enseignement du philosopher, en classe terminale du lycée,

ainsi que des (deux) ateliers (de pratique artistique) que j’ai eu l’occasion d’y créer _ durant les laps de temps que l’institution leur a permis (c’est-à-dire leur a donné les moyens financiers) d’exister ! en un coin (un peu discret) du lycée et de son emploi du temps _, en constatant la richesse des œuvres mêmes _ d’écriture, de photos, de vidéos _ auxquels ils ont donné l’occasion d’advenir ; en plus de ce qu’ils ont pu permettre d’apprendre, en « faisant« , à  leurs auteurs, membres de ces ateliers : au lycée et sur les bords du Bassin d’Arcachon et à Bordeaux, comme à Rome, à Prague et à Lisbonne

_ et en y rencontrant, notamment, et suffisamment longuement, chaque fois, des personnalités rayonnantes d’artistes tels que Vaclav Jamek, Antonio Lobo Antunes ou Elisabetta Rasy…

L’institution, tout à sa priorité de conformité aux normes qui lui étaient imposées hiérarchiquement, n’en mesurant guère la valeur ! _ une valeur d’humanité, est-il seulement besoin de le préciser ?..

Mais la seule reconnaissance _ et espèce de récompense, mais pas institutionnelle… _ que j’ai jamais espérée _ dans le secret de la réalité silencieuse (justement économe de paroles) de ce que d’aucuns ont pu nommer « les reins et les cœurs«  de chacun ; et c’est de l’ordre de ce rapport à l’autre (cf sur cela les très justes et fortes analyses de Michaël Foessel en sa Privation de l’intime) qu’est l’intimité : le regard, pas même lancé, mais juste perçu, suffit… _,

est celle, très longtemps plus tard,

et en l’accomplissement, à divers degrés _ car il y faut aussi pas mal de chance dans la traversée, par chacun, des diverses catastrophes (d’une vie, de toute vie) ; cf à ce propos le très beau livre de Pierre Zaoui La Traversée des catastrophes (dont je viens de conseiller la lecture à mon ancien élève, c’était au lycée Alfred-Kastler de Talence en 1983-84, Ross William McKenna : il a maintenant 46 ans et vit à Londres)… _,

 et en l’accomplissement, à divers degrés,

de leur vie _ chacune particulière, et peut-être, et plus ou moins aussi, singulière : qui le sait et le saura ?.. _,

est celle des adultes que seront devenus _ année après année _ mes élèves _ de cette année de Terminale passée ainsi à dialoguer avec exigence un peu plus et mieux qu’académique : pour l’obtention du diplôme du baccalauréat


Car la véritable épreuve _ la vraie de vraie, la seule qui vaille vraiment ; et sans autre rattrapage que les siens, et à longueur du temps imparti à chaque vivant tant qu’il vit, pour rectifier ses maladresses _,

est bien l’accomplissement, par chacun et nous tous, de sa (et notre) _ unique et belle _ vie…

Et sur celle-là, il n’y a pas _ auprès de quel (diable, diantre !, de) jury ? _ de tricherie efficace possible.


Titus Curiosus, ce 23 janvier 2013

Post-scriptum (ce 12 février)  :

et je voudrais ajouter pour finir (et mettre l’accent sur l’essentiel)

trois contre-épreuves auxquelles soumettre encore et encore l’imposture et les imposteurs,

par la proposition de lecture de deux passages de livres capitaux, et de visionnage d’un immense film :

soient

_ le mythe final du jugement des morts aux Enfers, en conclusion (ouverte, non dogmatique _ c’est seulement un renfort aux efforts, toujours insuffisants, de l’argumentation de Socrate, vis-à-vis de ses interlocuteurs, Calliclès, Polos et Gorgias, qui fuient encore au terme des débats… _) du Gorgias de Platon : un dialogue absolument indispensable sur le sens de l’existence humaine face à la monstruosité _ infinie _  de culot et mauvaise foi de l’imposture des imposteurs ;

_ la parabole du « Grand Inquisiteur » de Dimitri Karamazov, et son « Si Dieu n’existe pas, tout est permis« , dans le grandiose et admirable Les Frères Karamazov de Dostoïevski ;

_ et le chef d’œuvre de Woody Allen, l’indispensable _ époustouflant de justesse ! _ et ô combien admirable ! au-delà même de l’humour dont il colore de façon si poignante le tragique !!! Crimes et délits ! _ c’est son opus n° 20…

Penser le devenir du penser explosif de Deleuze : l’exposé lumineux d’Anne Sauvagnargues à la librairie Mollat, à propos de son « Deleuze _ l’empirisme transcendantal »

11nov

Avant-hier soir, mardi 9 novembre 2010, dans les salons Albert-Mollat de la rue Vital-Carles,

d’une voix clarissime et lumineusement _ qu’on se délecte de l’écoute du podcast : il dure 52 minutes _,

Anne Sauvagnargues a splendidement déployé _ et magistralement pédagogiquement détaillé : dans l’alacrité du jeu jouissivement ludique du seul souffle de son propre penser s’élançant et s’énonçant ! savoureusement ! _

en ses lignes de force majeures

_ pour un auditoire tout particulièrement attentif, ainsi qu’elle-même n’a pu s’empêcher, le constatant, de le dire _

le dispositif d’analyse du « penser philosophiquement » auquel Gilles Deleuze (1925 – 1995) est parvenu à se livrer et s’adonner, déjà audacieusement,

en la première partie _ en fait « premier versant«  ! encore dans un cadre de travail assez universitaire : caractérisé par le « lire«  certains des philosophes majeurs de l’Histoire de la Philosophie : Bergson, Kant, Hume, Spinoza, etc. (et d’autres !) _ de son œuvre

(de 1956 à 1968, pour ce « premier versant« 

_ le « second versant«  de l’œuvrer de Deleuze , étant celui qui va aller de 1968 à 1995, la fin tragique de l’individu Gilles Deleuze) _, que vient couronner ce bijou philosophique qu’est Différence et répétition, en 1968 donc _ Deleuze a quarante-trois ans ; et vingt-sept ans à vivre…)

qu’elle, Anne Sauvagnargues, détaille _ tout aussi lumineusement en son écrire ! qu’en son parler ! _ en son Deleuze _ L’Empirisme transcendantal,

paru cette année-ci, 2010, au mois de janvier, dans la collection « Philosophie d’aujourd’hui » aux Presses Universitaires de France :

soit la brillante seconde conférence _ après celle (de 46 minutes), et très brillante, elle aussi !, de Céline Spector à propos de son Montesquieu _ liberté, droit et histoire, ainsi que de l’expérience qu’elle a pu se former de la lecture de Montesquieu par Léo Strauss (et les straussiens), lors du fécond semestre (studieux) qu’elle a passé à l’université de Chicago… _ de la saison 2010-2011 de notre Société de Philosophie de Bordeaux

_ la prochaine conférence de notre Société sera celle que Jean Terrel consacrera à son Politiques de Foucault, le mardi 7 décembre, toujours dans le beau cadre des salons Albert-Mollat…

C’est moins à l’Histoire _ et en l’occurrence l’Histoire de la Philosophie _

qu’Anne Sauvagnargues s’intéresse _ et inscrit son propre travail (philosophique : philosophant ! créatif !!) en ce livre _,

qu’au devenir _ créatif explosif ! en le chantier permanent de la mise en travail (et remises en cause ! ou plutôt « reprises de chantiers« …) des philosophes : Deleuze demeure toujours, et même terriblement, intempestif

(bien davantage, par exemple, que cet autre pourtant lui aussi éminemment créatif qu’est son ami Foucault ; bien mieux « digéré«  lui, Foucault, par toutes sortes d’estomacs philosophiques ; et devenu même, ces derniers temps, une sorte de « classique«  de notre contemporanéité post-moderne : ainsi, et je veux y voir un exemple, Michel Foucault est-il intégré, ainsi qu’un Ludwig Wittgenstein, une Hannah Arendt, ou un Jean-Paul Sartre, dans la liste (depuis 2002) des auteurs susceptibles d’être étudiés et de fournir des textes d’« explication« -commentaire à l’examen du baccalauréat français ; Michel Foucault, oui ; mais pas Gilles Deleuze !!!!)… _

c‘est moins à l’Histoire

qu’Anne Sauvagnargues s’intéresse,

qu’au « devenir » _ c’est un des concepts majeurs de son livre ! _

du philosopher en acte

de Deleuze même,

un philosopher à la fois extrêmement attentif _ à la Martial Guéroult, si l’on veut (l’auteur du magistral Descartes selon l’ordre des raisons ; ou du très significatif Philosophie de l’Histoire de la Philosophie_

aux œuvres

(sous l’aspect _ et angle perspectif ! _ de systèmes…) qui demeurent

et que nous ont transmis _ j’en parle au masculin : les œuvres entiers ! envisagés en leur totalité ! et leur « système«  pré-supposé… _,

en leurs ouvrages (livres, articles, contributions diverses)

les « grands philosophes » du passé

_ ainsi Anne Sauvagnargues a-t-elle excellemment rappelé, en ouverture de sa conférence, la toute première phrase du tout premier texte publié par Deleuze sur Bergson

(c’était, en 1956 _ Deleuze avait trente-et-un ans _, et sur proposition de Maurice Merleau-Ponty, un article sur Bergson pour une encyclopédie présentant les philosophes du XXème siècle) :

« Un grand philosophe est quelqu’un qui crée de nouveaux concepts qui, à la fois, opèrent un découpage extraordinaire de l’expérience et transforment nos catégories« _ ;

en même temps _ voire plus encore ! _ qu’extrêmement attentif

aux disruptions, effractions, explosions,

déplacements, glissements, failles, ruptures

qui les affectent, eux, ces philosophes,

et les font alors,

par un geste décisif et radical (de « penser-philosopher« ) de leur part,

activement « tourner » _ eux-mêmes ainsi que leur penser-philosopher prospectif ! _

en d’autres _ non-ordinaires, eux _ dispositifs-dispositions-disruptions ;

et qui est le créer le plus formidablement fécond de ce travail propre du penser-philosopher vraiment,

caractéristique du plus exigeant (et vrai !) penser philosophique :

à vif !..

et que Nietzsche _ en son érémitisme implacable, sinon sauvage, de Sils-Maria, l’été, comme de la Riviera, l’hiver… _ a exprimé pas mal : Anne Sauvagnargues l’envisage de près…

Inutile d’ajouter encore

le degré d’admiration que je porte à l’éclairage que donne _ et va poursuivre : pour le « versant«  d’après 1968 du penser-philosopher-créer de Gilles Deleuze… _ Anne Sauvagnargues

au penser à vif

explosif _ et encore si intensément intempestif

et, de facto, répulsif aux divers académismes… _

de Deleuze !

Merci !!!!


Lire _ en s’y exposant soi-même, comme le fait la première ici, comme auteur, Anne Sauvagnargues : avant le lecteur, veux-je dire, à sa suite… _ Deleuze,

c’est perpétuellement venir s’exposer

à l’effort de penser-philosopher

_ en osant le contact avec les concepts à former : « aude sapere«  ; et il s’agit, en cet effort créatif aventureux de l’oser « sapere« , de saveurs d’abord les plus sensibles : cf par exemple, de Gilles Deleuze, le magistral Francis Bacon, la logique de la sensation… ; ou le plus qu’essentiel, bien sûr (= la racine de beaucoup du reste à advenir, au demeurant !), Proust et les signes !.. _

venir s’exposer

à l’effort de penser

les flux de forces qui « travaillent » _ formant et déformant aussi : ce sont d’essentielles mobilités… _ les subjectivations

qui, s’entrecroisant (et de manières complexes _ cf ici le grand Gilbert Simondon ; en 2005, a été publiée une excellente édition de L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, aux Éditions Jérôme Millon : un travail crucial !.. _), nous produisent,

nous, sujets,

en l’esprit d’intelligence libre de ces processus vivants,

et du courage requis

que penser, en ce lisant, déjà,

très instamment nous demande,

requiert très impérativement _ sinon impérieusement… _ de nous aussi,

les lecteurs lisant _ et pensant-philosophant ainsi si peu que ce soit… _, à notre tour… ;

intelligence et courage

dont les philosophes sont, bien sûr, loin de détenir, en leur confrérie, le monopole ;

mais qu’ils partagent :

à côté, et au côté (fraternel, alors, en la fragilité de l’aventure ainsi requise !)

de divers autres penseurs-chercheurs

(« mineurs« , pour reprendre le terme-concept de Deleuze & Guattari, par exemple dans Kafka _ pour une littérature mineure : minoritaires, parce que singuliers ! tout simplement : voilà ! un « génie«  étant ici à l’œuvre en eux et par eux, alors…)

quand ils _ tous et chacun : en leur variable singularité peut-être… _ viennent s’exposer à la « chimère«  _ ainsi que la qualifie deleuziennement Anne Sauvagnargues _,

peu prévisible, certes, au départ, et dangereuse peut-être (au moins pour le confort intellectuel…),

de ce comprendre et faire…

Deleuze _ L’Empirisme transcendantal d’Anne Sauvagnargues

nous introduit magnifiquement lumineusement

dans ce qui demeure encore aujourd’hui

l’intempestivité

_ beaucoup rechignant encore, décidément, à oser venir s’y frotter vraiment ! _

de l’aventure audacieuse de ce qu’est

_ et demeure _,

en sa radicalité franche,

le penser

et philosopher

toujours à vif,

_ malgré la disparition brutale physique, en 1995, de l’homme de chair (18 janvier 1925 – 4 novembre 1995),

il y a maintenant juste quinze ans _

de Deleuze…

Titus Curiosus, le 11 novembre 2010

Découvrir un cinéaste : Xavier Beauvois _ au dossier : douceur et puissance ; probité, élan et magnifique générosité

25sept

Avec ce film _ sublime ! _ qu’est Des hommes et des dieux,

je viens de découvrir un très grand artiste créateur ;

en conséquence,

voici ici quelque chose comme un dossier

sur l’œuvre en cours du cinéaste Xavier Beauvois _ un grand !

Qu’il veuille me pardonner de l’avoir méconnu jusqu’ici… Mais toute rencontre comporte ses conditions de hasard _ = contingence _ ; l’important est seulement de ne pas passer à côté quand la rencontre vient, surgit, survient ! Savoir la goûter, la tâter, retenir _ cf ici Montaigne, en son sublime dernier essai « De l’expérience«  (Livre III, chapitre 13)… _ au lieu de la laisser filer et se perdre dans les sables de l’inconsistance de l’inattention…

C’est là qu’un Art vrai nous enseigne à apprendre à, à notre tour, enfin bien sentir-ressentir !

Les artistes vrais sont des passeurs-filtreurs du sens du réel

irremplaçables !

En la puissance de vérité de la probité

de ce qu’ils apprennent eux-mêmes, pour eux-mêmes d’abord, puis pour les autres (auxquels ils le donnent) à faire de leurs propres élans de regardeurs-contemplateurs face au réel,

face aux choses ;

et d’abord face aux autres : visages et corps, au premier chef _ au lieu de vivre dans la purée de poix du brouillard, et de ne faire, alors, que sans cesse esquiver les ombres (des autres) que nous croisons !..

Xavier Beauvois, donc

_ et l’acteur, et le cinéaste…

Puisque je viens d’être subjugué par le film Des hommes et des dieux, vu vendredi dernier au cinéma ;

et que, aussi, j’ai déjà pu visionner une première fois,

et avec une semblable admiration,

le DVD de son second film (en 1995) « N’oublie pas que tu vas mourir« 


Voilà un auteur-artiste

d’ampleur considérable.

Sur le synopsis de Des hommes et des dieux,

cf cet article « qui va à l’essentiel » d’Eric Vernay,

sur le site de Fluctuat.net :

« N’oublie pas que tu vas mourir« 

Ses films précédents en témoignent, Xavier Beauvois aime observer _ pour les comprendre intimement et vraiment ! _ les communautés, et les décrire dans les moindres détails, parfois à la lisière du documentaire _ c’est que le rapport au réel aimante, et superbement (frontalement : avec une douceur de toucher profonde et radicale !), le regard de Xavier Beauvois en ce qu’il (nous) donne à voir du monde en ses films… Aux ouvriers normands (Selon Matthieu) et flics parisiens (Le Petit lieutenant) succèdent donc les moines chrétiens _ cisterciens-trappistes _ d’Algérie, dans Des hommes et des dieux, Grand Prix du Jury à Cannes.

Quinze ans après son prix du Jury pour le beau N’oublie pas que tu vas mourir, ce cinéaste rare _ un film tous les cinq ans _, disciple de Jean Douchet, retrouve la compétition cannoise avec un film basé sur _ et un peu plus que cela ; mais complètement de l’intérieur ! _ des faits historiques : le massacre des moines de Tibéhirine en 1996. En plein tumulte, l’Algérie est gangrénée par l’intégrisme religieux. Après le massacre d’un groupe de travailleurs étrangers _ des Croates travaillant sur un chantier non loin de Médéa… _ par les terroristes, l’Etat algérien propose _ à grand renfort de troupes (avec hélicoptère sonorement, et plus, intrusif) ; et autres explications d’un envoyé du gouvernement _ son aide aux moines, menacés. Frère Christian (Lambert Wilson), le chef _ élu par ses Frères _ de la communauté cistercienne installée dans les montagnes, la refuse catégoriquement. Pour lui, c’est une question de principe.

Cet entêtement personnel, typique _ en effet : du côté de la grandeur existentielle _ des personnages de Beauvois, donne d’abord lieu à un débat au sein du monastère, théâtre d’un huis-clos décisif : tel un jury de tribunal se prononçant sur sa propre peine _ à nuancer ! ce n’est pas un suicide ! _, les huit hommes ne sont pas en colère, mais apeurés et à l’écoute, _ presque, tant la circonstance d’abord les interpelle, voire les bouscule… _ mis à mal dans leur foi _ pas vraiment, toutefois !.. A quoi bon _ mais ce ne sont pas, eux, des utilitaristes ! _ finir en martyr ? Fuir, est-ce renoncer à sa mission ? Et s’ils partaient, qu’adviendrait-il de la population du petit village voisin, à qui les moines apportent _ très effectivement, au quotidien _ soins, médicaments et instruction ? Quel message enverraient-ils _ par le témoignage effectif de leurs actes _ à ceux qui croient encore au dialogue entre les religions ? A mesure que le film avance, au rythme apaisé des psaumes et des cantiques _ et de la pleine observance du rite par cette communauté orante _, les arguments penchent en faveur de la décision _ primitivement proclamée _ du Frère Christian _ de Chergé, élu, par eux, « leur prieur«  _ : les moines ne cèderont pas à la peur. Ainsi, ils donneront un signe _ = un témoignage de foi _ de paix fort, et vivront dans l’intégrité de leur foi _ surtout, et très simplement : les gestes comptant ici bien davantage que les paroles _ jusqu’à la fin _ c’est-à-dire inconditionnellement ; pleinement dans l’absolu. Car « Rester ici, c’est aussi fou que de devenir moine« , affirme le charismatique moine, à l’ironie pleine de lucidité. Or moines, ils sont déjà _ car telle est, tout simplement, la folie du Christ : « Quitte tout et suis-moi« 

« N’oublie pas que tu vas mourir » pourrait être _ ainsi, cette fois-ci encore ! _ le sous-titre de Des hommes et des dieux. Sans rechercher la verve et la puissance romanesque _ romantisante de la part d’un jeune homme idéaliste en la décennie même de ses vingt ans _ de son deuxième long-métrage, dans lequel un jeune séropositif choisissait de vivre _ frontalement _ au mépris de sa maladie, Xavier Beauvois exprime au fond la même idée. Face à la certitude de la mort, l’accomplissement _ voilà l’enjeu ! c’est aussi celui des Lumières, à la suite et dans le sillage de l’inspiration en ce sens-ci d’un Spinoza… _ d’un homme _ ici en une communauté _ est possible. Mais pour cela bien sûr, il faut du courage, de l’abnégation, bref, il vaut mieux avoir _ et puissamment, ici _ foi en la vie _ qu’être défaitiste ou, carrément, nihiliste… Plutôt que l’esbroufe _ maniériste ou mal baroquisante _, la mise en scène joue une partition sobre, dépouillée _ parfaitement : d’où l’intensité très puissante de cette vitalité ainsi tendue : à la façon d’un classicisme comme « corde la plus tendue du Baroque«  A la fois ample _ oui ! _ et tendu _ sans le moindre pathos _, ce film aux accents naturalistes _ pour ce qui concerne la lumière souveraine sur les paysages larges de l’Atlas : magnifique travail de l’éclairage de Caroline Champetier, cette fois, comme toujours ! _ bénéficie d’une interprétation pleine de tact et de retenue (superbe _ et c’est encore un euphémisme, je trouve ! _ casting, notamment Michael Lonsdale et Lambert Wilson _ mais aussi tous les autres ! sans la moindre exception ! _), à l’instar de la photo subtile _ lumineuse ! _ de Caroline Champetier, tour à tour matinale et crépusculaire _ voilà… Comme si toute la lumière émanait de l’intériorité en tension des personnes ; et des états de grâce !..

Forçant parfois un peu _ je ne partage absolument pas cette impression, ici, d’Eric Vernay _ ses intentions, notamment dans un dernier tiers métaphysique plus maladroit (allusion lourde _ pas du tout _ à la Cène, paysage forcément enneigé _ non ! l’hiver perdure en cette fin mars 1996 sur les monts de l’Atlas _ pour dire la mort _ nous savons tous, et tout le temps que se développe ce que montre le film en ces visages, comment tout cela se terminera, quand on retrouvera (hors film) seulement sept têtes coupées ; et rien du tout des corps… _), Beauvois ne signe certes pas son chef d’œuvre _ c’est à voir !!! _ avec Des hommes et des dieux, mais un film humble _ oui _, réflexif _ certes : d’une méditation sans déluge de phrases _, donnant richesse et humanité _ et à quel degré de sublime, mais un sublime parfaitement contenu ! sans tomber dans quelque baroquisme… _ à un sujet casse-gueule au possible.

Des hommes et des dieux
De Xavier Beauvois
Avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin
Sortie en salles le 8 septembre 2010

Illus © Mars Distribution

Eric Vernay…

Sur cette image-photo du film, prise par Frère Luc (qu’interprète _ ou plutôt incarne ! _ avec une sobriété magistrale Michaël Lonsdale), on peut voir, de gauche à droite, les sept autres de la communauté : Frère Célestin (qu’interprète _ incarne _ Philippe Laudenbach), Frère Christophe (qu’interprète _ incarne _ Olivier Rabourdin), Frère Christian (qu’interprète _ incarne _ Lambert Wilson), Frère Michel (qu’interprète _ incarne _ Xavier Maly), Frère Jean-Pierre (qu’interprète _ incarne _ Loïc Pichon), Frère Amédée (qu’interprète _ incarne _ Jacques Herlin) et Frère Paul (qu’interprète _ incarne _ Jean-Marie Frin).

De ces sept + un-là, seuls survivront _ ils ont pris soin de se cacher _ Frère Amédée et Frère Jean-Pierre ; et aux six victimes que seront Luc, Célestin, Christophe, Christian Michel et Paul, s’ajoutera aussi Frère Bruno (qu’interprète _ incarne _ Olivier Perrier), en visite à Tibéhirine _ depuis la maison-mère de l’ordre des cisterciens-trappistes, d’Alger _, ce soir-là, de leur enlèvement, le 26 mars 1996…

Je voudrais, maintenant, citer un excellent commentaire, très fin, et plus juste, à mon avis, de Jacques Mandelbaum, paru dans Le Monde, au moment de la présentation du film au Festival de Cannes, le 20 mai 2010 :

SÉLECTION OFFICIELLE – EN COMPÉTITION :

« Des hommes et des dieux » : la montée vers le martyre des moines de Tibéhirine

LEMONDE | 19.05.10 | 09h56  •  Mis à jour le 20.05.10 | 08h51


MARS DISTRIBUTION
Michael Lonsdale joue le rôle de Frère Luc, médecin du monastère, dans le film de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux« .

Le 26 mars 1996, durant le conflit qui oppose l’Etat algérien à la guérilla islamiste, sept moines français installés _ pour six d’entre eux du moins : les frères Christian, Luc, Christophe, Célestin, Michel et Paul ; le septième, Frère Bruno, était en visite, depuis la maison-mère de l’ordre, en Algérie, à Alger… _ dans le monastère de Tibéhirine, dans les montagnes de l’Atlas, sont enlevés par un groupe armé. Deux mois plus tard, le Groupe islamique armé (GIA), après d’infructueuses négociations avec l’Etat français, annonce leur assassinat. On retrouvera leurs têtes, le 30 mai 1996. Pas leurs corps.

L’affaire eut un énorme retentissement. En 2003, à la faveur d’une instruction de la Justice française, des doutes sont émis sur la véracité de la thèse officielle. En 2009, à la suite de l’enquête du journaliste américain John Kiser _ qui en a tiré son livre Passion pour l’Algérie _ les moines de Tibhirine _ et des révélations de l’ancien attaché de la défense français à Alger _ en 1996, le général François Buchwalter _, l’hypothèse d’une implication de l’armée algérienne est avancée.

On en est là, aujourd’hui, du fait divers atroce qui inspire

_ cf plus bas ce que Xavier Beauvois dit du « sujet apparent«  et du « vrai sujet«  d’un film… _

un film au réalisateur français Xavier Beauvois, troisième et dernier cinéaste français à entrer en lice après Mathieu Amalric (Tournée) et Bertrand Tavernier (La Princesse de Montpensier).

Très attendu pour toutes ces raisons, le film surprend, au sens où il défie les attentes. On pouvait imaginer un état des lieux _ historicisant ! _ du post-colonialisme, une évocation de la montée des intégrismes, une charge politique sur les dessous de la guerre. Or Xavier Beauvois nous emmène ailleurs _ oui : dans l’intériorité (inquiète) des consciences ; et résistant (ensemble) à la terreur _, et signe un film en tous points admirable _ absolument !

Cinquième long métrage, en dix-huit ans, du réalisateur de Nord (1991) et de N’oublie pas que tu vas mourir (qui reçut le Prix du jury à Cannes en 1995), Des hommes et des dieux est d’abord un film sur une communauté humaine mise au défi de son idéal par la réalité _ voilà !


Le film est tourné de leur point de vue _ oui : intradiégétique, si l’on veut : depuis leurs visages… _, et partant, de celui d’un ordre cistercien qui privilégie le silence et la contemplation, mais aussi le travail de la terre, la communion par le chant, l’aide aux démunis, les soins prodigués aux malades, la fraternité avec les hommes _ c’est magnifiquement résumé par Jacques Mandelbaum ici… C’est de cette exigence spirituelle _ c’est cela ! _ que le film veut _ en et par son image _ rendre compte, de ce sentiment pascalien de la finitude de l’homme, de l’ouverture à autrui qu’il implique _ très essentiellement : c’est  lumineusement fort !


Sa lenteur, son dépouillement, sa fidélité au rituel de la communauté _ oui _, la connivence partagée avec leurs frères musulmans _ oui _, la beauté déconcertante _ oui _ du paysage (le monastère a été reconstitué au Maroc), sont pour beaucoup _ en effet _ dans la réussite de cette ambition. La troupe d’acteurs, d’une remarquable _ le mot est faible : ils « incarnent«  ceux qu’ils représentent (figurent), font vivre, de nouveau ; ou pour l’éternité : dans le quotidien de leur questionnement alors… _ justesse (parmi lesquels Lambert Wilson et Michael Lonsdale), donne corps _ et chair présente _ à ces antihéros refusant de se rendre à la raison _ la realpolitik et sa basse police… _ du monde tel qu’il est _ = fonctionne.

Lors de la conférence de presse qui a suivi la projection du film, mardi 18 mai, Lambert Wilson a livré une information sur sa préparation qui permet d’expliquer cette justesse : « Curieusement, cette fusion qu’ont ressentie les moines, nous l’avons aussi vécue. Nous avons fusionné dans les retraites _ monastiques : à l’abbaye de Tamié _ et fait des chants liturgiques. Le chant a un pouvoir fédérateur. »

Puis vient l’heure de la crise, de la mise à l’épreuve _ voilà : tout homme passe par là, même si ce n’est pas nécessairement aussi tragiquement. Le hideux visage de la terreur se rapproche, des ouvriers croates sont égorgés non loin de là _ aux environs de Médéa. Elle finit par frapper à la porte _ même _ du monastère, une nuit de Noël. Les terroristes sont à la recherche d’un médecin et de médicaments pour leurs blessés. Les moines refusent de se déplacer, mais accepteront de soigner les blessés dans l’enceinte du monastère. Une scène capitale a lieu ici : la poignée de main entre le prieur de la communauté (Wilson) et le chef des terroristes.

Ce geste opère un rapprochement entre deux extrêmes irréconciliables de la conviction mystique : la conquête des esprits par la violence et le sacrifice de soi-même pour l’exemplarité de l’amour _ oui. C’est au cheminement héroïque _ ou saint _ des moines vers ce second terme qu’est consacrée la majeure partie du film _ en effet. Refusant l’aide _ très pressante _ de l’armée _ en guerre civile, ne l’oublions pas ! _, préservant la fraternité avec la population locale _ oui ! c’est très important pour eux (tous)… _, surmontant leur peur et leurs divisions internes _ du début _, les moines prendront à l’unisson, comme dans le chant qui les rassemble _ oui _, la décision _ du courage _ de rester.

Quelques scènes magnifiquement inspirées _ le mot est particulièrement juste ! _ ponctuent cette lente montée vers le martyre _ potentiellement (= à l’avance) assumé sans être ni recherché, ni défié… La lutte visuelle et sonore entre l’hélicoptère vrombissant de l’armée et le chant des frères rassemblés. Ou encore cette bouleversante série de travellings sur les visages des moines, à l’issue de la décision qui engage leur vie, accompagnée par le déchaînement lyrique du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Il fallait oser ce plan digne de Dreyer et de Pasolini _ oui ! _, au risque de la boursouflure, du credo béni-oui-oui _ mais ce n’est pas le cas ; l’initiative du geste est attribuée, ici, à Frère Luc…

Beauvois a osé, et il a bien fait _ oui ! Et le reste est quasi silence ; de la part des moines… C’est bien le diable si ce très beau film _ discrètement sublime, pour mon regard, du moins… _ produit par Pascal Caucheteux (déjà bienheureux en 2009 avec Un prophète) ne remporte pas à Cannes _ et auprès des spectateurs de cinéma de par le monde, maintenant _ quelque chose de grand à l’heure du jugement suprême.

Film français de Xavier Beauvois avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin, Philippe Laudenbach, Jacques Herlin. (2 h 00.) Sortie le 8 septembre.

Jacques Mandelbaum
Article paru dans l’édition du 20.05.10

Et pour compléter en beauté mon dossier,

voici cet excellent entretien avec Xavier Beauvois

réalisé par Thomas Baurez :

Xavier Beauvois : « Réaliser un film comporte une bonne dose d’inconscience« 

publié le 07/09/2010 à 13:00 sur le site de L’Express :

REUTERS/Vincent Kessler

Un an après Audiard et son Prophète, c’est au tour de Xavier Beauvois de remporter le grand prix du Festival de Cannes. Des hommes et des dieux confirme la puissance d’une mise en scène pure et gracieuse. Rencontre avec un cinéaste habité.


« J’ai eu la chance d’apprendre le cinéma en côtoyant des critiques de cinéma comme Jean Douchet et Serge Daney. Ils m’ont montré les liens qui peuvent exister entre un film, l’architecture, la psychanalyse, le théâtre ou encore la littérature. J’ai compris également que le véritable sujet d’un film n’est pas forcément celui _ sujet apparent : montré _ que l’on voit sur l’écran. Avant, le cinéma ressemblait à une 4L, une voiture agréable pour rouler, et tout d’un coup des mecs m’ont donné les clés d’une Bentley ! Vous réalisez que ce que vous considériez comme un divertissement est un art total _ voilà l’horizon (perceptible et justifié !) de l’œuvre (entier, probablement) de Xavier Beauvois. Pour paraphraser un entraîneur de foot anglais, je dirais: « Le foot, ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus important que ça ! » Claude Chabrol abuse peut-être quand il affirme que la mise en scène peut s’apprendre en un quart d’heure, mais techniquement, ce n’est effectivement pas très compliqué. L’important _ au-delà de ce « techniquement«  _ est de se construire une morale de cinéma, savoir ce que l’on veut dire et comment l’exprimer _ that’s it !!! J’ai commencé comme stagiaire sur des tournages, notamment sur Les innocents, d’André Téchiné. Je me suis incrusté dans la salle de montage, puis j’ai assisté au mixage. Je me suis également formé en regardant beaucoup de films, surtout les mauvais. Avec les bons, tu ne vois rien, tout est très discret _ là est la délicatesse de l’Art _, les points de montage, les mouvements de caméra sont invisibles. Lorsque la mise en scène saute aux yeux, c’est qu’il y a un souci. Faire du cinéma, ce n’est rien d’autre qu’apprendre à désapprendre _ mais c’est le cas de tout Art : transcendant ses techniques-moyens… On a beau connaître toutes les théories du monde, il faut savoir s’adapter _ à l’absolument inconnu qu’il s’agit et d’approcher et saisir-cueillir, et le donner à ressentir. Pour cela, il faut absolument inventer, improviser, créer : avec courage ! en se jetant soi-même à l’eau… Prenez le travail sur le son pour Des hommes et des dieux. Nous tournions dans un monastère où tout est silencieux, il n’y avait pas besoin d’en rajouter _ en effet… Il faut simplement le donner à entendre… J’ai coutume de dire: « Lorsque je suis flippé dans la rue, il n’y a pas un quatuor à cordes qui joue derrière moi ! »

DR

Les comédiens du film Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois _ incarnant les moines de la communauté de Tibéhirine ; c’est le huitième, celui incarnant Frère Luc, qui prend cette photo…

Ecouter son film

Désapprendre _ voilà l’Art _, c’est aussi savoir mettre le scénario de côté au moment du tournage. Le script n’est qu’un vulgaire outil de travail, pas une œuvre d’art. Sur le plateau, les choses me viennent dans le feu de l’action _ tout Art est ainsi : fils de ce feu-là… Il faut écouter son film, comme s’il avait une âme _ idea, au moins. On a beau échafauder des plans, au final, il faut _ toujours _ composer avec son instinct _ le feu de l’intuition inspirée. Si on ne sent pas _ æsthesis _ les choses, il faut passer à autre chose et tout réinventer. J’ai réalisé mon premier long métrage, Nord, en 1992, à seulement 25 ans. Sur le plateau, je me suis comporté comme un petit chef nazi. Je hurlais parce que j’avais la tronche d’un lycéen qui passe son bac face à des types qui avaient la cinquantaine. Je devais montrer que j’étais le patron. Réaliser des films comporte _ comme tout Art _ une bonne dose d’inconscience _ à commencer par la part cruciale de ce feu, toujours lui… Si on commence à trop réfléchir _ sans l’élan… _, on ne fait plus rien _ que de la technique : réduite… J’ai su également écouter mes collaborateurs _ au cinéma, tout particulièrement : travail d’équipe s’il en est… J’ai gagné beaucoup de temps. Le but est d’essayer de faire des films plus intelligents que soi. Le plus dur, c’est de savoir comment y parvenir. Lorsque vous mettez en scène, vous êtes _ consciemment ou pas _ porté par des références artistiques. Dans une interview, Patrice Chéreau a dit: « On ne peut pas filmer un homme allongé sans penser au tableau du Christ de Mantegna. » Ainsi, dans la séquence où le terroriste blessé est soigné par frère Luc, je l’ai cadré de la même manière. Je ne me suis pas appesanti pour autant et j’ai immédiatement cassé l’effet. Toutefois, s’interdire de le faire serait une erreur. Le cadrage est parfait. Je pique des idées un peu partout _ bien sûr : le tout étant de les faire (vraiment) siennes, dans le motus proprius de l’œuvre… Au début du Petit lieutenant, par exemple, je me suis souvenu de ce conseil d’Hitchcock : « Si vous avez des choses compliquées à filmer, prenez du recul et cadrez la scène de très loin. » Dans mon film, je voulais montrer mon protagoniste qui monte à la capitale. C’était son rêve, il est très impressionné. À la base, je voulais le montrer dans différents endroits touristiques. Finalement, je suis monté en haut de la tour Eiffel et j’ai fait un panoramique sur tout Paris. En un plan, tout était dit.

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L’équipe du film sur les marches du Palais des Festivals à Cannes

Traîner dans les décors

C’est un ami producteur qui m’a fait parvenir anonymement le scénario de Des hommes et des dieux. Il s’appelait: Les sept moines. C’était librement inspiré de la tragédie des moines cisterciens de Tibéhirine, enlevés et exécutés en Algérie en 1996. J’ai accepté à condition de pouvoir réécrire le script _ le faire vraiment sien : qu’il exprime « son » monde : c’est capital !.. Je me suis rapproché un peu plus de la vraie histoire _ intime ; et pas pseudo historique. Avant de commencer à bosser, je suis parti en retraite dans une abbaye en Savoie pendant quelques jours. La mise en scène a commencé _ vraiment _ à partir de là. Très vite, je me suis aperçu, qu’il était idiot de faire des travellings durant les offices. Des cadres fixes suffisaient, en respectant des axes purs de caméra. En revanche, lorsqu’ils sont en extérieur, ils sont plus mobiles, donc la caméra peut bouger. Je n’oublie pas que mon travail consiste à faire la mise en scène d’une mise en scène _ voilà _, en l’occurrence celle de la vie des moines, parfaitement réglée _ par le rituel. Il convient donc de rester humble _ certes _ par rapport aux choses que vous filmez. Avant le premier jour de tournage, j’ai montré à toute mon équipe Les onze fioretti de François d’Assise, de Roberto Rossellini, afin d’indiquer dans quel esprit _ voilà : rossellinien ! _ nous devions travailler. C’était une façon de rendre hommage au cinéma _ le medium de l’œuvre à réaliser _ avant de rentrer sur le terrain _ réel. Car une fois que le tournage débute, on devient un mauvais spectateur, on remarque _ parce qu’on s’y focalise _ tous les petits détails, pourtant invisibles d’habitude. Je collabore avec des gens en qui j’ai une entière confiance. Il y a ma chef opératrice, Caroline Champetier, mon décorateur, Maurice Barthélémy, ou encore mon producteur, Pascal Caucheteux. Ensemble, nous allons dans le même sens.

Le monastère où nous avons réalisé Des hommes et des dieux est situé au Maroc. Il était totalement abandonné, nous lui avons redonné des couleurs afin de retrouver la bonne lumière _ si décisive ici ! C’est important pour un cinéaste de traîner _ oui _ dans ses décors _ qui ont une âme ; et sont habités par le génie du lieu… La mise en scène se construit aussi à partir de là. Je me suis donc posé seul pour m’imprégner _ voilà : méditativement, d’abord _ de l’atmosphère _ par l’æsthesis la plus ouverte et la plus concentrée, en même temps. Comme nous tournions dans un décor unique, j’ai pu travailler dans la chronologie. C’est toujours préférable _ pour le sens. J’ai utilisé le Cinémascope, comme un western, afin de mettre en valeur les paysages _ c’est parfaitement réussi ! Pour la séquence où l’armée débarque au monastère, j’ai mis à fond la musique d’Il était une fois dans l’Ouest (rires). Sur le plateau, je définis d’abord mon cadre avec Caroline, puis je la laisse faire pour me concentrer sur les acteurs _ les visages, les postures des corps et des mouvements. La plupart du temps, je tourne avec un objectif de 40 mm qui se rapproche le plus de l’œil humain. Chaque séquence est imaginée comme un tableau vivant _ voilà. Ma scripte insiste pour que je fasse un découpage technique en amont pour anticiper _ un minimum _ les choses au moment _ du feu de l’action _ du tournage, mais je n’y arrive pas _ ça déborde ! Tout se met en place sur le moment _ bien sûr ! J’ai la chance de travailler avec des gens rapides _ à la détente de l’entente à instantanément trouver ! Dans l’esprit indiqué et visé…

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Xavier Beauvois reçoit le Grand Prix au Festival de Cannes des mains de Salma Hayek

Des acteurs, pas des comédiens !

Sur mes plateaux, dès que je vois un comédien, il dégage tout de suite ! Je veux uniquement des acteurs, c’est-à-dire des gens qui, entre « moteur » et « coupez« , vont être _ voilà _ un prêtre et ne vont _ surtout _ pas chercher à le jouer. Alain Delon disait qu’acteur, c’est un accident : c’est Lino Ventura, un catcheur qui fait du cinéma. Ce n’était pas prévu. Je ne fais pas d’essais, ni de lecture _ c’est l’invention risquée sur le champ, à la seconde, d’une incarnation juste. Tous mes interprètes sont partis ensemble faire une retraite dans un monastère. Ils ont ensuite pris des cours de chant dans une église à Neuilly. Enfin, ils sont venus à la maison, manger un barbecue afin que nous devenions potes _ l’empathie était nécessaire. Il fallait qu’entre eux, je forme un groupe _ celui d’une communauté. Notre conseiller sur le film m’a dit, lors de la préparation: « Les moines de Tibéhirine étaient comme des fleurs des champs, ni belles, ni originales, mais tous ensemble ils formaient un bouquet merveilleux.« 

Sur le plateau, je suis derrière mes acteurs sans arrêt, je ne laisse rien passer _ il le faut : la vision finale est unique. Dès que je sens qu’ils jouent, je les corrige. Prenez la séquence à la fin où ils sont tous à table et écoutent Le lac des cygnes. Pour les mettre en condition, je les avais prévenus dès le départ de l’importance de cette séquence. Il faudrait qu’ils donnent tout _ un défi ! _ et seraient en très gros plan. Au moment du tournage, j’ai mis la musique, je leur parlais énormément quitte à faire des blagues, j’ai apporté du vin et roulez jeunesse ! La caméra de Caroline Champetier passait de l’un à l’autre, sans savoir quelles émotions elle allait trouver sur leur visage. Nous avons tourné pendant des heures et des heures _ oui : comme le photographe mitraille ; afin de pouvoir choisir, à la fin, un entre mille clichés : Bernard Plossu me l’a appris. Dès que nous n’avions plus de pellicule, nous rechargions le magasin de la caméra, et c’était reparti. Quand ils en ont eu marre de Tchaïkovsky, j’ai passé La passion selon saint Matthieu, de Bach. Une musique qui émeut beaucoup Lambert Wilson. Il s’est mis tout de suite à pleurer. Pour que cette séquence fonctionne, j’ai pris le soin d’éviter de faire des gros plans sur les prêtres pendant la première heure et demie de film, afin qu’à ce moment-là, le spectateur soit touché en les voyant _ à ce moment, plus tard : comme jamais autant auparavant _ si proches. Cette séquence m’est venue à l’esprit au volant de ma voiture. Je roulais en écoutant des musiques au hasard sur mon iPod, et puis d’un coup, j’ai entendu Le lac des cygnes. J’ai immédiatement visualisé la scène _ c’est là le travail d’imageance de l’artiste-créateur… Comme disait Godard, le travelling est une affaire de morale. Tout ce que je fais est d’une grande logique finalement, il n’y a rien d’extraordinaire ! »








DR


Voilà : un grand,

qui fait désormais partie de ceux dont je suivrai les pas,

sans trop de risque de déception…


Le travail ici,

en cet admirable film qu’est Des hommes et des dieux,

de Xavier Beauvois

articule magnifiquement ce que Baldine Saint-Girons,

en son très important récent opus Le Pouvoir esthétique _ cf mon récent article du 12 septembre 2010 : « les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique”« _,

nomme :

le plaire et enseigner du Beau,

l’inspirer et ébranler du Sublime,

et le charmer et concilier de la Grâce,

qu’elle baptise « les trois principes du pouvoir esthétique« 

(cf son tableau synoptique récapitulatif aux pages 136-137 de ce livre majeur !)…

Si l’Art _ de cinéma : il le fait sien ! _ de Xavier Beauvois tend spontanément

vers l’émotion (si puissante) du Sublime,

c’est aussi avec la douceur (formidable) de la Grâce

et la retenue (intense et calme) du Beau

qu’il sait le faire,

quasi miraculeusement…

La force _ maximale _ de sa générosité

est tout simplement

merveilleusement bouleversante…

Et pour finir ce dossier,

cette lettre

_ testamentaire ? d’outre-tombe : sans son corps retrouvé… _

à méditer

de Frère Christian de Chergé :

Quand un A-DIEU s’envisage…

S’il m’arrivait un jour _ et ça pourrait être aujourd’hui _

d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant
tous les étrangers vivant en Algérie,
j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille,
se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie
ne saurait être étranger à ce départ brutal.
Qu’ils prient pour moi :
comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ?
Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes
laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre.
Elle n’en a pas moins non plus.
En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance.
J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal
qui semble, hélas, prévaloir dans le monde,
et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité
qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu
et celui de mes frères en humanité,
en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort.
Il me paraît important de le professer.
Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir
que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre »
que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit,
surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement.
Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain idéalisme.
Il est trop facile de se donner bonne conscience
en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.
Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu,
y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile
appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église,
précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison
à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste :
« qu’Il dise maintenant ce qu’Il en pense !« .
Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu,
plonger mon regard dans celui du Père
pour contempler avec lui Ses enfants de l’Islam
tels qu’ils les voient, tout illuminés de la gloire du Christ,
fruit de Sa Passion, investis par le Don de l’Esprit
dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion
et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur,
je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière
pour cette JOIE-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie,
je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui,
et vous, ô amis d’ici,
aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs,
centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais.
Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « A-DIEU » en-visagé de toi.
Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux,
en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN !
Insha ‘Allah !

Titus Curiosus, le 25 septembre 2010

Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple

26août

Paul Valéry (Sète, 30 octobre 1871 – Paris, 20 juillet 1945) est probablement le « contemporain capital«  _ selon une expression de Michel Jarrety en son indispensable biographie : Paul Valéry, parue aux Éditions Fayard au mois de mars 2008, en ses 1366 pages : on y apprend beaucoup, beaucoup, et pas seulement de cet immense poète et poïéticien ! (et jusqu’en ses impasses…) _ du siècle passé (du moins sa première moitié) en France.

Et si je me suis personnellement attelé à cette somme, somptueuse qu’est cette biographie de 1366 pages de Paul Valéry par Michel Jarrety _ une merveille de lumières tant sur l’artiste que sur son époque : que de rencontres importantes celui-ci fait ! que de perspectives son inlassable penser (auroral !) sait tracer ! _,

outre que je suis un passionné de l’œuvre multiforme (et trans-genres) de Valéry (en plus de la sensualité sidérante, comprimée à en rompre, de sa poésie : Charmes !),

c’est dans le cadre de mes recherches _ estivales _ sur un musicien lui aussi fondamental, en sa magnifique singularité et originalité foncière _ qu’on se le dise ! approfondies en la solitude volontairement assumée de sa méditation-création-composition ! _, et passionnément épris de poésie _ il réfère très explicitement la plupart de ses œuvres de musique à des pièces de poésie ! _ : Lucien Durosoir,

presque parfait contemporain de Paul Valéry : Boulogne-sur-Seine, 5 décembre 1878 – Bélus (près Peyrehorade, dans les Landes), 4 décembre 1955 _ cf mes articles Musique d’après la guerre et le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!!… J’y reviendrai ! _ ;


dont il faut remarquer, toutefois, l’exacte dissymétrie des parcours artistiques : c’est entre 1900 et 1914 que le violon de Lucien Durosoir brille sur les scènes du monde, de par toute l’Europe (de Berlin et Vienne à Moscou), alors que Paul Valéry, lui, alors produit (et publie) peu et, à part son office de lecteur d’Édouard Lebey, le patron de Havas, se cantonne quasi exclusivement à son antre familial ; tandis que l’après-Guerre voit le (très brillant) devenir mondain et européen (notamment en ses activités internationales au profit des institutions culturelles de la S.D.N.) de Paul Valéry, quand Lucien Durosoir, renonçant à poursuivre sa carrière de virtuose du violon, se consacre, lui, quasi exclusivement _ pardon du pléonasme _ à la création-composition musicale (aux œuvres peaufinées, parfaites !), ne laissant apparaître au concert,

et encore plus souvent privés _ le 25 octobre 1924, pour la sonate pour violon & piano Le Lis + le Quatuor à cordes n°2 ; le 6 novembre 1929, pour Idylle (pour quatuor de flûte, clarinette, cor & basson) ainsi que Rêve (pour violon & piano) ; le 11 juin 1933, pour Oisillon bleu (pour violon & piano) + le Quintette avec piano ; et le 19 juin 1934 pour la sonate pour piano Aube + Improvisation, Maïade & Divertissement (pour violoncelle & piano) + le Quatuor à cordes n°3) _

que publics ! _ le 10 novembre 1920, pour Poème (pour violon, alto & orchestre) ; le 2 février 1922, pour le Quatuor à cordes n°1 ; et le 21 octobre 1930, pour Caprice (pur violoncelle et harpe) + le Quintette avec piano_,

qu’une petite proportion de ses œuvres (moins du tiers) ;

aucune de ses œuvres ne connaissant la publication en partition…

Le souci de la diffusion et de la réception n’est pas son fort : Lucien (survivant de la Guerre et des tranchées) se concentre entièrement sur le travail (seul sacré) de création.

Ce qu’il y a de commun à Lucien Durosoir et Paul Valéry en tant qu’artistes _ et à quoi tous deux doivent très concrètement impérativement « répondre«  au fil du quotidien de leurs vies (et travail de création) _, c’est la situation (reçue) et l’impulsion (creusée) très féconde _ surtout ! _ de la « tension » entre un très puissant et authentiquissime « Idéal d’Art » et l’obligation d’assumer les nécessités du quotidien : pour lesquelles ces deux artistes si singulièrement créateurs vont fournir, au même moment (= l’après Grande Guerre ; on ne sait pas encore que ce sera un Entre-Deux-Guerres : à partir de 1919), deux réponses absolument dissymétriques, donc…

Concrètement,

Paul Valéry doit faire face au changement de situation que lui impose le décès de son Patron (depuis 1900), Édouard Lebey, le 14 février 1922, avec la perte du salaire (confortable) que celui-ci lui assurait ;

et Lucien Durosoir, lui, doit,

d’une part, surmonter le traumatisme violentissime (et pour jamais !) des tranchées, au quotidien, de 1914 à 1918 _ assez loin de ce que vivait (et de ce dont pouvait se faire une « idée » !) « l’arrière«  !.. _ ;

puis, d’autre part, le devoir filial de s’occuper, et au quotidien, de sa mère, devenue totalement impotente en décembre 1921 (de santé très fragilisée, elle ne peut plus désormais se déplacer qu’en fauteuil roulant) :

telles sont _ et quasiment au même moment : décembre 1921 et février 1922 ! _ les circonstances _ contingentes _ que l’un et l’autre rencontrent (et doivent affronter-surmonter) sur le chemin de leur devenir artistique ; et les réalités avec lesquelles « doit faire avec« , aussi, leur « Idéal » du Moi, qui se trouve être aussi, pour chacun d’eux, un « Idéal d’Art » ! : d’où l’apport de leur confrontation-comparaison ici…

Si Luc et Georgie Durosoir emploient fréquemment le mot d' »ermitage » pour le choix de Lucien Durosoir de venir vivre (et écrire de la musique) bien loin du monde des concerts (et de ses mondanités afférentes…) de Paris, en l’occurrence à Bélus _ ce très verdoyant oppidum arboré de l’extrémité occidentale de la Chalosse _, en 1926 _ il s’y installe avec sa mère le 4 septembre _,

et une fois qu’il aura définitivement renoncé _ en décembre 1921 _ aux perspectives de « reprise » de sa carrière de concertiste virtuose du violon _ quand il renonce au contrat qu’il devait signer avec l’Orchestre Symphonique de Boston, que dirige son ami Pierre Monteux ; cf sur cela mon article juste précédent, du 29 juillet dernier : le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!! ; il devait signer ce contrat le lendemain de l’accident rendant à jamais sa mère impotente ; et ne partira donc pas, ni alors, ni jamais, en Amérique ! _ ;

on voit comment, dans son cas, se tissent les rapports entre le parcours artistique et les circonstances à assumer-surmonter ;

Paul Valéry, lui,

va assez vite _ cela lui est quasi consubstantiel, toutefois : dès son installation à Paris en mars 1894, et l’existence assez difficile qu’il y mène, même aidé par les subsides (indispensables) que lui font parvenir sa mère et son frère aîné… _ se trouver partagé « entre la volonté de se préserver » et « d’écrire pour soi« , d’une part _ ce qui prédomine les dix-sept premières années de son mariage, de 1900 à 1917 _ ;

« et la nécessité _ pour assurer sa vie et celle de sa famille : il se marie le 29 mai 1900 avec Jeannie Gobillard, une nièce de Berthe Morisot, et ils ont bientôt leurs deux premiers enfants, Claude et Agathe ; mais la santé fléchissante de son « Patron » (il l’est devenu le 1er août 1900), Édouard Lebey (que les ennuis de santé avaient contraint à prendre un peu de recul avec la direction de l’Agence Havas…), l’oblige à envisager pour son futur d’autres « ressources » financières… _ d’écrire pour autrui _ et de publier », d’autre part…

Du côté de sa nécessité intérieure et de sa priorité d’auteur (même secrète : il ne s’en confie qu’à des amis proches : Pierre Louÿs, André Gide _ ils l’avaient poussé et encouragé puissamment à écrire ! et leur impulsion, à tous deux, avait été, au départ, décisive ! ; même si, pour eux deux, l’objectif entendu était surtout de « publier«  !.. et se faire un nom dans le monde des Lettres… _, ou André Lebey, le neveu du « Patron« …)

_ « Ces Cahiers sont mon vice !« , cite Michel Jarrety page 153 ; ou son « luxe«  prioritaire, vital !!! mais lui-même sait bien que ce « seul fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital » n’en est pas moins, aussi, « sans doute placement à fonds perdu« , ainsi qu’il l’écrit à son ami André Lebey, en juillet 1906, et que le rapporte Michel Jarrety page 318 : un élément capital pour notre dossier, on le voit !.. ; mais Valéry assume cet « à fonds perdu«  !.. _,

se révèle ce que Michel Jarrety nomme très justement son « robinsonisme«  :

au moment de l’ouverture de « la légendaire série des Cahiers qu’il va tenir jusqu’à sa mort«  (page 151)

_ soit un massif de « deux cent soixante Cahiers qui finira par compter près de trente mille pages« , page 152 : très probablement le Grand Œuvre de Paul Valéry ! même si encore très méconnu de nous : faute de nous y orienter assez clairement !.. _,

en octobre 1894

_ et « pour un demi-siècle, un espace d’écriture privée vient de s’ouvrir _ et sa formidablement jouissive dynamique ! _, où la pensée ne se développe _ et c’est cette dynamique-ci qui le passionne… _ que selon des catégories personnelles _ c’est une condition sine qua non _, et ne s’exprime souvent que dans une langue faite pour soi, une manière d’idiolecte parfois, avec ses abréviations, ses sigles ou encore ses cryptages« , page 151 : soit la quintessence, si peu fréquentée encore aujourd’hui des lecteurs que nous sommes, en 2010, de l’œuvre de Valéry !!! _,

Paul Valéry « passe visiblement _ et pour lui seul _ du dehors du monde _ sans que jamais il se désintéresse, non plus, de « la marche » de celui-ci, bien loin de là ! ; ni de ses effets : Paul a pour une des tâches majeures auprès d’Édouard Lebey de lui lire le flux copieux des dépêches de l’Agence Havas, au fil des jours du monde, donc… _

du dehors du monde, donc,

au dedans de son univers personnel. C’est le laboratoire _ hyper-actif et admirable : génialissime ! _ de sa pensée en même temps que son atelier d’écritures : ici tout s’inscrit _ formidablement _ librement, se compose et se reprend _ sans cesse : extrêmement vivement ! _ dans la diversité de la réflexion et la spontanéité de l’en-avant » ;

d’autant que ces Cahiers « ne répondent à aucun genre » _ comme le souligne fort bien Michel Jarrety _ : « ils échappent au Journal » ; « ne ressortissent pas davantage à l’essai » ; ni « ne sont un _ simple _ espace préparatoire qui leur donnerait le statut de brouillon« … (toujours page 151) : c’est rien moins que le jardin secret de l’expérience « en-avant » du penser même, s’exerçant auroralement, de Valéry, bien loin des soucis (de « pose« , ainsi qu’il se le formule à lui-même) de la moindre communication à autrui, et publication, a fortiori, que ce soit…

Le « luxe« , oui, existentiellement nécessaire _ mais non narcissique ; à ambition d’impersonnalité universelle : les rapports entre intellect et affectivité sont complexes chez Paul Valéry ! de même que sa réticence (récurrente) aux philosophes, à Nietzsche ; et à Freud… _

de son _ très élevé ! _ « Art » à lui : à l’instar _ pas moins ! _ d’un Léonard de Vinci ou d’un Descartes ; un « Art » (qui se veut an-historique ; autant qu’a-biographique) complètement solitaire et non public… Quel « luxe » ! en effet, que si haute exigence de l’exercice débridé et quasi sauvage de ce « penser » si volontairement exacerbé !..


Paul Valéry va y demeurer jusqu’à ses derniers jours extrêmement fidèle ; même si la vie (extérieure) qu’il mène dans les années trente l’amène à un peu plus de relâchement (et de moindre ambition, peut-être…) envers le travail de « penser » de ses Cahiers :

« Le délice _ voilà : Valéry est un délectueux du « penser«  ! _ de penser des idées vierges et d’apercevoir des relations non encore perçues, d’en défaire d’autres qui ne sont pas nécessaires, ne me séduit plus, ne me défend plus, ne me fortifie plus« , laissera-t-il échapper, en un moment d’abattement, en une lettre à Renée Vautier, le 28 mars 1932 _ page 822.

Et page 896, Michel Jarrety juge que, en 1934, « ce sont les dividendes de son œuvre passée qu’il engrange surtout _ voilà la nuance… _ désormais, car, pour le reste, son talent ne se monnaye plus qu’en petits écrits de commande, d’où la haute ambition de jadis s’est retirée sans qu’il se l’avoue » forcément, ou toujours… Alors, en effet, « depuis plus de dix ans que Charmes est paru, l’écriture poétique s’est tarie ; et la théorie même qu’il avait commencé d’exposer avec tant d’éclat en 1928, ne semble plus guère le solliciter ; en Valéry le poète s’est effacé devant le penseur du monde présent, le passeur de la culture en Europe, et l’orateur de la République« , page 901. Tout cela finit par le requérir trop, au point de finir par peser même sur l’enthousiasme des Cahiers

D’autant que, de plus, « il n’appartient plus à ses amis _ à sa famille, cela fait assez longtemps, même si Michel Jarrety ne s’y attarde pas trop : Paul Valéry accordant aussi du temps à ses maîtresses successives : Catherine, Edmée, Renée, Émilie, Jeanne : entre 1920 et 1945… _, ni d’ailleurs _ et c’est ici l’aspect qui nous intéresse présentement, dans la perspective de l’écriture des Cahiers_ non plus à lui-même« , page 903. C’est que « se ménager du temps est nécessaire pour l’esprit. Pour l’esprit, il faut du temps perdu« , ainsi que Paul Valéry le déclare à Dorothy Dudley au mois d’août 1935, page 942…

Et choisir ses fatigues : il en est de plus saines que d’autres…


« Les questions _ ici _ abordées _ en ces si précieux Cahiers ! _ touchent aussi bien à son expression d’écrivain et à la théorie _ de la création, au-delà même de la seule littérature ; de la genèse même du « penser«  jaillissant… _ qu’elle lui inspire _ source de ce qui deviendra pour Paul Valéry la Poétique : un axe majeur (!) qui émerge de ce penser de l’Art, et quant au génie en acte ! _, qu’à l’analyse souvent très précise du langage, à la critique de la philosophie _ trop abstraite, trop coupée des « formes » (ou métaphores, dirais-je)… _, de l’Histoire _ trop tournée, telle qu’elle fonctionne alors du moins, vers un passé factuel pas assez repensé (encore alors : l’École des Annales naîtra cependant bientôt, dans les années trente…) par ses auteurs, et déjà fossilisé : passé ! ce passé… _ ou bien du roman _ arbitraire, lui : « La marquise sortit à cinq heures« … ; et donc sans assez de rigueur en pareille fantaisie trop relâchée… _, au phénomène du rêve et à la variation des processus mentaux, qu’à l’étude des mécaniques de l’Esprit et du Corps _ émotions, sensations, mémoire conscience _ à cet égard la position de Valéry quant aux travaux de Nietzsche et de Freud demanderait autant d’approfondissement et affinage que celle quant à son rapport à la philosophie de Bergson, un peu mieux approchée (sinon affrontée) par lui : Bergson et Valéry ont l’occasion de se rencontrer parfois (notamment à l’Académie française, à partir de 1925 : ils y seront collègues ; comme plus tard, au Collège de France)…

Valéry l’a lui-même écrit : « La  spécialité m’est impossible«  » ; et il s’entend lui opposer : « Vous n’êtes ni poète, ni philosophe, ni géomètre _ ni autre. Vous n’approfondissez rien _ ce que à quoi savent « se consacrer« , eux, les dits et reconnus « spécialistes » spécialisés (de la profession !), sachant, et rien qu’eux, creuser bien plus sérieusement leur sillon ! leur domaine d’autorité (et d’exclusivité sourcilleuse ! en conséquence de quoi…). De quel droit parlez-vous de ceci à quoi vous n’êtes pas exclusivement consacré ? » _ page 152. Valéry, lui, est, dans sa « robinsonade« , librement et parfaitement « trans-genres«  ! Quel « luxe«  ! donc : nous le constatons une fois de plus… Oui, Paul Valéry est un jouisseur de l’action (formidablement exigeante !) du « penser« 

C’est que, aussi, sa « maîtrise de soi par soi » qui caractérise son ambition intellectuelle, en « une sorte d’autothérapie où s’affirme la volonté de renforcer les défenses de l’intellect contre les menaces sentimentales que Madame de R. _ la baronne Sylvie de Rovira : adorée (désirée) sans qu’il ose se déclarer, en sa prime jeunesse, à Montpellier _ a si douloureusement, naguère, fait peser sur lui » _ cf l’épisode du choc salvateur de « la nuit de Gênes« , la (très dramatique) nuit du 4 au 5 octobre 1892, au palais de la Salita San Francesco, où habite sa tante Vittoria Cabella, la sœur de sa mère… _,

c’est que sa « maîtrise de soi par soi » qui caractérise son ambition intellectuelle

« s’accompagne d’une volonté _ très sévère ! _ de dominer les connaissances reçues« , qui « donne aux Cahiers une allure rétrospectivement d’encyclopédie personnelle _ où les réponses sont souvent des questions » _ élément décisif ! de l’esprit valéryen ! Et que « constamment s’affirme le désir de forger ses propres instruments de pensée _ voilà ! _, de rompre avec toutes les idées reçues

_ à l’instar d’un Descartes, dont il admire tant le Discours de la méthode ; ou d’un Vinci : cela donnera son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, justement en 1894 : avec ce constat que « la recherche (de comment se forme sa propre œuvre : ici pour Léonard…) commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives« , page 160 : « l’Introduction est une théorie de l’invention, une poétique générale _ voilà ! _ où se dessine _ comme exemplairement _ tout l’universel d’une fabrication« ... _

dans un mouvement de réappropriation _ de l’esprit _ que laisse parfaitement entendre la figure de celui que Valéry nommera le « puissant esprit », qui toujours « bat sa propre  monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son propre signe »«  : voilà donc la hauteur, valorisée, de l’ambition intellectuelle…


Et Michel Jarrety d’excellemment commenter, pages 152-153 :

« La singularité et le sentiment essentiel d’être différent _ en partie du fait de ses ascendances et corse (Bastia) et italienne (Gênes), probablement : déjà en son enfance à Sète et à Montpellier _ que nous avons vu se faire très tôt chez le petit Paul prennent maintenant une dimension intellectuelle majeure. Mais également toujours existentielle« , souligne Michel Jarrety, qui apporte à ce dossier-ci une lettre, toujours en 1894 (le 10 novembre), de Paul Valéry à André Gide :

« Ce que je sais, c’est que je me sens réellement trop différent _ non peut-être que je le sois plus, mais que je le sente et tende à le sentir _ l’expression parle ! _ plus que n’importe qui _ des gens. Te rappelles-tu : je te disais abandonner les idées que j’avais dès que d’autres me semblaient les avoir. C’est toujours vrai. Je veux être maître chez moi« … Valéry n’est pas un ami du conformisme grégaire !

D’où son « insularisme » ; et « robinsonisme« , donc : ce sont là des expressions siennes…


« Être maître chez soi, comprendre _ au tamis de son questionnement méthodique permanent propre _, et réinventer _ = jamais seulement adhérer, acquiescer, imiter, suivre _ : tel est son « robinsonisme » _ m’y revoilà donc ! _, selon un mot qu’il affectionne ; tel est aussi bien _ dès 1894, donc : Valéry a vingt-trois ans _ l’horizon des Cahiers où il écrit très tôt : « J’existe pour trouver quelque chose. » Innommé, ce quelque chose (…) définit l’en-avant _ follement audacieux (soit un « Idéal d’Art«  !) _ de l’entreprise » _ qui sera celle de l’axe majeur de sa vie.

Et Michel Jarrety de commenter ce qu’il nomme « l’authenticité«  de cette « manière d’autoportrait intellectuel« , dès 1894 : elle « vient tout entière de ce que l’auteur n’écrit que pour soi ; et que, dans le refus de se montrer, il échappe au péril de la pose. C’est une œuvre privée, séparée de l’œuvre publique«  ; et de commenter encore, toujours page 153 : « et du coup, les questions que celle-ci _ l’œuvre publique _ a reprises et rendues familières semblent souvent faire ici l’objet d’un traitement plus personnel encore, plus profond _ voilà ! _ et souvent plus caustique _ voilà ! il n’y a là nul garde-fou… _ où s’affirme la souveraineté d’un Je »

_ car dans le commerce humain, Paul Valéry est d’une (remarquablement égale) exquise amabilité ; jamais il ne se fâche, ne cherchant jamais à convaincre ; de même qu’il garde toujours à distance les opinions d’autrui : le charme (sans efforts, jamais, sur soi, de briller) de sa conversation, sera quasi unanimement apprécié ! Il lui devra sa réussite dans le « monde« , à partir de 1917, et les succès extraordinaires de sa carrière publique des années vingt et trente : élection à l’Académie française (le 19 novembre 1925) ; postes à diverses antennes de la S.D.N. ; administrateur du Centre universitaire méditerranéen de Nice (en 1933)  ; président de la Commission de synthèse de la coopération culturelle pour l’exposition universelle (en 1936) ; chaire de poétique au Collège de France (le 7 mars 1937)…

...
Mais aussi « se découvre« , ainsi
_ ici et à ce moment de sa vie : dès 1894 (dans sa chambre à la Pension de Madame Manton, rue Gay-Lussac) ; puis, encore, à partir de 1900 (chez lui, au domicile familial de la rue de Villejust) _, « la tension » qui marquera l’existence entière de Valéry _ jusqu’à l’organisation même de ses journées : le « penseur«  « à l’exercice«  se réservera dorénavant (dans le cercle familial et ailleurs : toujours !) les heures autour de l’aube pour l’aventure de sa recherche (et création) la plus personnelle, dans la solitude la plus lucidement claire (= « pure«  !) de ces petits matins ! tout au long de sa vie, avec une inflexible discipline de l’esprit ! et surtout avant que le reste de la maisonnée ne s’éveille et répande son tapage… ;

avec ce que lui-même nomme, en ses Cahiers, en 1938, une « exaspération de la répétition«  :

« Je suis né, à vingt ans, exaspéré par la répétition _ c’est-à-dire contre la vie. Se lever, se rhabiller, manger, éliminer, se coucher _ et toujours ces saisons, ces astres. Et l’Histoire ! _ su par cœur. Jusqu’à la folie… Cette table se répète à mes yeux depuis 39 ans ! C’est pourquoi je ne puis souffrir les campagnes, les travaux de la terre, les sillons, l’attente des moissons« , page 1077 : c’est la gangue du déjà prévu (et de ce qu’il faut « suivre » ; ce à quoi il faut « se conformer » : végétativement !) qui l’exaspère !.. Et personnellement, je le comprends pour partager cette sorte de complexion impatiente de la « neuveté«  du vrai singulier ! à rencontrer ! _,

mais aussi « se découvre« , ainsi, « la tension » qui marquera l’existence entière de Valéry

entre _ d’une part _ la volonté de se préserver, d’écrire pour soi

_ à sa table : cf ce mot terrible, page 1198, le mercredi 30 juin 1945, quand le docteur « Gutmann ordonne un  régime lacté, dresse un programme de soins complets, et surtout demande à Valéry de s’aliter. Or c’est à cela qu’il peine à se résoudre : « Mais me séparer de ma table _ d’écriture ! _, c’est me séparer de moi-même, se récrie-t-il. Je n’existe pas sans elle ». Le médecin insiste : on lui installera sur son lit une table d’hôpital. Jeannie _ Madame Valéry _ transporte dans sa chambre le cahier en cours _ voilà ! _, quelques livres, quelques cigarettes également qu’on rechigne à lui interdire ; et pour le reste, Gutmann le rassure : il ne lui demande que de s’aliter quelques jours. Pieux mensonge ? En tout cas, il ne se lèvera plus « , page 153… _,

et _ d’autre part _ la nécessité qui se fera jour par la suite

_ pour trouver de quoi subvenir suffisamment confortablement aux besoins de sa famille, principalement : mais condition toujours relative et seconde, à laquelle Valéry ne se soumet que de mauvais gré, « à reculons« , et souvent avec retards… _

d’écrire pour autrui _ et de publier », page 153 toujours :

une articulation décidément cruciale !

Michel Jarrety compare alors _ en 1894, à l’ouverture des Cahiers _ le « rapport à l’œuvre » (ou au « Livre« ) de Paul Valéry à celui de Mallarmé _ ils sont alors très proches _ et précise ce qu’il qualifie, page 155, de leur « essentielle différence » :

« alors que Mallarmé à tout sacrifié à son œuvre, le jeune Valéry qui commence ses Cahiers se soucie maintenant de renforcer davantage son pouvoir _ d’invention-création par l’esprit _ que de le traduire _ ce « pouvoir« -ci : poïétique, et au sens le plus large : au-delà tant du poème que de la littérature… ; on comprend pourquoi Paul Valéry donnera le nom de « Poétique«  à la chaire que lui offrira le Collège de France, en 1937 : voilà son objet tant principal que principiel : la genèse de la création du génie au travail… _

le jeune Valéry qui commence ses Cahiers se soucie maintenant de renforcer davantage son pouvoir

que de le traduire en des livres _ bouclés, finis _,

et préfère déjà l’exercice _ infini, lui ; indéfiniment poursuivi et repris… _ de l’œuvre à son accomplissement«  _ fini : « la bêtise«  étant, comme souvent, « de conclure« … ; page 155 donc. Et on sait que la « bêtise » n’est « pas le fort«  de Monsieur Teste

Michel Jarrety dira, page 709, que « le tableau que Paul Valéry brosse de la création littéraire _ tel est bien son objet : comprendre et éclairer ce processus imprévisible (= non mécanique ; non algoritmique) de création ! _ est finalement celui d’un ensemble d’aléas, d’obstacles, inégalement surmontés _ voilà : surmonter !!! _, et de repentirs _ aussi : certes ! _ où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur _ et son aura narcissique _ s’en trouve presque dissoute » _ c’est pré-foucaldien !..

Ce trait-ci _ de négligence relative de l’accomplissement du penser en œuvres achevées _

distingue d’ailleurs

celui _ Paul Valéry _ qui fut marqué à son départ par l’esthétique _ toute d’« évocations » approchées, sinon approximatives ; et toujours approchantes : à l’infini d’un sfumato _ symboliste

_ et Michel Jarrety de citer, pages 1115-1116, un splendide article de Paul de Man (le futur grand ami de Jacques Derrida), venu assister à une conférence donnée à Bruxelles le 9 janvier 1942, par Paul Valéry (sur ses « souvenirs poétiques« ) ; et « recueillir » les « propos » du maître : l’article s’intitule « Paul Valéry et la poésie symboliste » et a paru dans l’édition des 10-11 janvier du Soir de Bruxelles :

« larticle qu’il rédige ce jour-là demeure précieux par le témoignage qu’il nous offre de la découverte qu’une jeune intelligence, tout à coup, pouvait faire d’un vieil écrivain » ; j’y reviendrai un peu plus loin, tant je trouve sa teneur significativement pertinente quant au statut de l’Art et de son Idéal ! Disons pur le moment que selon Paul de Man, la « génération » de Paul Valéry (= la génération « du symbolisme« ), parvint à faire son salut, parce qu’elle trouva une valeur qui permettait de concentrer ses appétits spirituels » « _ il venait de préciser que « le symbolisme était un élargissement extraordinaire de la fonction artistique qui était appelée à embrasser toutes les branches et tous les secteurs de l’activité humaine« , page 1115. Et « cette valeur était l’art«  _ dont tant l’accomplissement, de la part de l’artiste, que le goût (pour accéder à ses jouissances), de la part du public, impliquaient le « respect pour certaines formes de l’intelligence humaine qui ne peuvent s’exercer que dans le calme et la sérénité » (et pas « l’agitation«  ! « grinçante«  et « mécanisée » « du monde moderne« …) ; « et ce respect, Paul Valéry l’a conservé ; et il reste l’élément principal de ses préoccupations et de ses actes. Et cela suffit à donner à cet homme, qu’on a voulu dépeindre comme frivole et léger, une gravité sans bornes lorsqu’il parle de certains aspects de la vie présente« , page 1116 _

et celui,

qu’est le musicien amoureux de poésie : Lucien Durosoir,

_ je poursuis, en filigrane, ici, ma comparaison de ces deux « formes«  de « génie créateur«  en cette première moitié du XXème siècle : deux artistes majeurs !.. et tous deux assumant (même si ce sera selon des formes différentes, et même dissymétriques, à la fin…) leur très puissante singularité ! _

qui se réfère, lui (en frontispice _ c’est à relever _ de beaucoup de ses œuvres musicales),

au modèle d’œuvre _ achevée, au double sens du terme : et dans le temps, et dans la réalisation de son « Idéal artistique«  ! _ des Parnassiens (Leconte de Lisle et Hérédia),

ou, aussi, de l’école romane (de Jean Moréas)

en un geste que je qualifierai, pour l’instant, de « classicissant« ; dans la valorisation d’un modèle (visé) achevé de « forme » (soit à l’inverse de l’inachevé et du sfumato ! symboliste…) ;

même si « libre« , formidablement libre, dans le « jeu » vibrant de ses « mouvements » généreusement riches et puissants,

et richement et puissamment contrapointés, en ce qui se tisse musicalement… _ j’y reviendrai : j’y travaille !

Même si les positions de l’écrivain-poète Paul Valéry

et du musicien Lucien Durosoir

se rejoignent, en revanche et aussi _ et c’est loin d’être négligeable _, sur la place qu’ils accordent au statut _ marginal ; sinon parasite ! _ de la « publication » du meilleur de leur travail : le succès public, la réception des œuvres, n’est, ni pour l’un, ni pour l’autre, leur criterium de valeur de l’Art !..

Ni pour Paul Valéry, ni pour Lucien Durosoir, publier n’est une fin _ et encore moins une priorité ! _ artistique ; mais menace bien plutôt, et même assez gravement, l’authenticité (= la « pureté« …) du travail de l’œuvre _ de la part de (par), et en l’artiste _ :

c’est en effet cette « authenticité«  _ et donc « pureté » ! Valéry engagera un vif débat sur ce qualificatif (et l’idée de « poésie pure« ) avec l’Abbé Brémond (suite à la parution d’un Avant-propos, ou préface, qui fait ainsi alors du bruit dans le Landerneau des Lettres, à un (médiocre) recueil de vers d’un jeune admirateur de ses propres vers, Lucien Fabre : Connaissance de la déesse, en avril 1920) ;

et page 292 Michel Jarrety citait cette expression de 1904 : « seules restent donc paisibles les plus pures heures du petit matin, entre la lampe et le soleil, quand tout le monde dort encore«  à propos des conditions optimales que Valéry revendique pour le travail du penser (et écrire : les deux sont liés pour lui) en son dispositif de fécondité créative… _,

c’est en effet cette « authenticité » _ et « pureté » ! _

qui constitue, et cela, pour l’un, Valéry, comme pour l’autre, Durosoir _ avec la même probité envers l’« Idéal » poétique artistique _, la valeur première pour ces deux créateurs éminemment singuliers, chacun en leur art _ et en leur poïétique ! où se déploie et s’épanouit (en un « jeu » poursuivi, subtilement ajointé, de « formes« …) leur « génie«  _, et si parfaitement originaux : hors écoles et hors courants…

Je reviens à la « tension » chez Paul Valéry entre ce que j’ai qualifié plus haut d’un « très puissant et authentiquissime « Idéal d’Art » », d’une part,

et, d’autre part, « l’obligation d’assumer les nécessités du quotidien« , qui va donner occasion à certains malentendus, et même d’acerbes critiques _ pittoresques : on va le découvrir _ de quelques uns…


Paul Valéry,

dont le tempérament (de « sourcier » amoureux surtout des « départs » ; et « exaspéré de la répétition » : à l’identique !..) lui fait privilégier les « commencements » aux « poursuites », « continuations » et, a fortiori, « achèvements » et « terminaisons », ainsi que nous venons de le voir

_ « Valéry est l’homme de l’entame et du commencement, de la note et du fragment« , dit Michel Jarrety page 162… ; après, il lui faudra, non sans efforts contre lui-même,« ajointer«  et « classer«  ;

et « toute sa difficulté à écrire tiendra souvent au très haut horizon qu’il s’assigne d’abord, avant de laisser inachevés bien des textes _ soit d’assumer de bout en bout (= jusqu’au bout d’une œuvre qu’il pût considérer comme enfin achevée !) pareil différentiel de tension ! _, faute d’avoir su les conduire à la perfection qu’il aurait souhaité leur donner«  ;

et « cette modestie est l’autre face de son orgueil« , commente parfaitement justement Michel Jarrety, page 207 :

Paul Valéry n’est ainsi « homme de lettres«  (« il n’a pas envie de faire de livre« , page 212),

ou même poète (!),

que « par raccroc« 

(cf cet extrait, page 535, du Journal de Gide, rapportant ces mots de Paul Valéry lors d’une conversation entre eux le 20 décembre 1922 : « On veut que je représente la poésie française. On me prend pour un poète ! Mais je m’en fous, moi, de la poésie. Elle ne m’intéresse que par raccroc. C’est par accident que j’ai écrit des vers. Je serais exactement le même si je ne les avais pas écrits« …) : Paul Valéry est d’abord et fondamentalement un penseur du penser,

en sa fondamentale intrépidité !..

Ou un poéticien _ à travers le jeu de la concrétude des formes

en déplacement (tectonique)…

Voilà de quoi soumettre et à Michel Deguy, et à Martin Rueff ;

cf mes articles « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff _ deuxième parution »

et « De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue« 

Et même,

pour me recentrer sur les tendances parfois apparemment velléitaires de Valéry (« Son caractère le porte à la velléité« , insiste Michel Jarrety, page 519, en commentant des remarques de Catherine Pozzi : « le curieux de l’esprit valéryen, c’est qu’il est capable de partir pour une découverte extraordinaire et qu’il se perd (et l’oublie) au bout de quelques pas ; même qu’il ne la voit plus. L’esprit sans volonté, étincelles sans effet«  ; et celle-ci ajoutant alors, pro domo : « Il savait bien qu’il lui fallait une volonté et un esprit de renfort »… : de fait, Valéry lui confie alors la tâche de « mettre de l’ordre«  dans ses si précieux Cahiers !.. ; lui préférant continuer de se consacrer exclusivement à la continuation, aurorale, de leur écriture !!! à l’invention-création ! plutôt qu’à quelque (re-)mise en ordre),

Paul Valéry confiera (cf page 402) à son ami le peintre Jacques-Émile Blanche, en une conversation que celui-ci rapportera,

cette distinction-ci de sa personnalité :

« Personne ne peut influer sur ma pensée ; mais en ce qui concerne mon comportement dans la vie, je reste sans volonté, j’obéis«  : c’était à propos de sa « conversion« , vers 1917, « en homme de salon« , par les soins, aux tous débuts, de Madame Mühlfeld (dite « la Sorcière«  : Jeanne Meyer, épouse de Lucien Mühlfeld ; puis, devenue veuve, de Pierre Blanchenay : ce sera une amie très fidèle de Paul Valéry…) :

de bonne compagnie, et merveilleux causeur,

l’indifférence (voire un certain je-m’en-foutisme : une façon à lui de prendre du recul, de la hauteur, surtout… eu égard à la dynamique verticale de son « Idéal d’Art«  !) de Paul Valéry,

le laisse être entraîné dans l’action (et « le monde«  ; en le distinguant de l’esprit !) où d’autres que lui veulent (assez fort) l’amener… :

Michel Jarrety commente ici, pages 406-407 :

« En quelques semaines _ en 1917 : loin du front, il est vrai… : Paul Valéry se rend la première fois dans le salon de Madame Mühlfeld le 5 juin 1917 (cf page 402) _,

la vie de Valéry a basculé de la quasi réclusion _ rue de Villejust _ aux mondanités«  ;

« c’est comme une métamorphose« 

_ ce que Michel Jarrety caractérise dans la découpe de sa biographie, comme la phase du « retour (1917-1926)«  de Paul Valéry à la publication de ses œuvres (1926 étant l’année de son « apothéose« ), mettant fin à la phase du « repli (1897-1917)« , ou maturation relativement secrète de la créativité valéryenne… _ ;

et un peu plus tard, Valéry lui-même dira (la citation se trouve pages 406-407) de cette part, ici, des mondanités :

« vers le soir, depuis 1918-1919, je n’ai pas envie de travailler. J’ai eu mon matin si cher, et il me plaît _ c’est un critère très fort en lui ! _ de ne pas demeurer sans conversation, sans l’imprévu (limité), les formes et les libertés mondaines, etc.«  (Valéry est aussi un boulimique de curiosité ! tous azimuts ; y compris ce « monde« -là…) ;


même si, plus encore et surtout,

« c’est aussi qu’il songe à l’avenir. Sa situation financière est suspendue à la santé du Patron«  (ce sera le 14 février 1922 que disparaîtra son employeur, Édouard Lebey, l’ancien patron de l’agence Havas, qui l’employait comme secrétaire particulier quelques heures par jour (entre dix heures et treize heures, surtout), depuis le 1er août  1900 ; et lui laissait aussi pas mal de temps libre) ; et, lui, Paul Valéry, « d’un jour à l’autre, peut être amené à vivre de sa plume » exclusivement, désormais… : cela le travaille, sinon le ronge…

Valéry confie à Jacques-Émile Blanche, qui le rapporte (page 442) : « Ma situation est pendue à un fil. Adieu les réflexions infinies

_ voilà ce qui aussi, en effet, l’inquiète… ; dans un entretien de 1935 avec Dorothy Dudley, que celle-ci publiera (dans la revue The Nation, le 18 septembre), il se plaindra de la détérioration imposée maintenant au travail (créateur) de l’esprit : « Il y a une raison pour laquelle les intellectuels ne peuvent pas travailler aujourd’hui : c’est que leur travail n’est pas souhaité ; et qu’en outre il n’y a pas de loisir pour cela. Se ménager du temps est nécessaire pour l’esprit.

Pour l’esprit, il faut du temps perdu« , page 942 _

« Ma situation est pendue à un fil. Adieu les réflexions infinies

et les expériences idéales ! Il faut descendre dans la rue et pousser sa petite voiture des quatre saisons« 

_ avec ses marchandises périssables à proposer à vendre à des chalands acheteurs-consommateurs… _ ;

Michel Jarrety commente : « d’où l’énergie que déploie Valéry pour solidement bâtir _ intransitivement ! _ sur la réputation que lui a faite _ dans « le monde«  des salons !.. _ la Jeune Parque _ et une stratégie s’organise«  dès 1917… ; fin de cette longue incise _,

Paul Valéry, donc,

sépare très nettement œuvre privée

(= les trente mille pages des Cahiers qu’il poursuivra jusqu’à son lit de mort, et dénuées de tout souci de « pose » à l’égard d’éventuels _ impossibles ! _ lecteurs ; avec cette remarque très notable de Paul Valéry, relevée par Michel Jarrety, à la page 1198 de cette biographie, et d’ordre quasi testamentaire, le mercredi 30 mai 1945 : _ la note commence par « Où je me résume«  ! _ :

« Je crois que ce que j’ai trouvé d’important _ je suis sûr de cette valeur _

ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes.

Peu importe«  : cela sera l’affaire de l’effort des éventuels (improbables) lecteurs !.. A chacun sa part d’effort, voilà ! ; Valéry a accompli la sienne, d’auteur, dans le travail quotidien auroral des trente mille pages de ces Cahiers ! Au lecteur qui les explorera de bien vouloir entreprendre de « dé-chiffrer » maintenant !

Valéry a toujours été méfiant vis-à-vis des considérations d' »ordre » :

par exemple, en 1938, à propos de ce qu’il allait proférer en son Cours de Poétique au Collège de France, page 1032 : « Je ne sais vraiment pas que dire à mes disciples. Ce n’est pas que la matière manque _ mais l’ordre ; qui est ici impossible ; ou plutôt nécessairement falsificateur« …

Le souci de l’ordre est ainsi distinct, pour lui, et « inverse« , du souci (qui le passionne, lui !) de la création-invention ; et, ainsi, second ; et secondaire…

_ j’adhère assez aussi à ces considérations, pour ma part, si je puis me permettre ; même si j’ai tendance à faire un peu plus confiance que Valéry à la portée, avec à sa part de hasard circonstanciel, du souffle ; et de sa capacité (propre ! une vertu !) de « tenue«  ; par le rythme de la phrase…

Paul Valéry, donc,

sépare très nettement œuvre privée

et œuvre publique…


Celle-ci répond, pour le principal (= d’ordre empirique, ici), à des sollicitations de circonstance, et à des considérations (utilitaires) qui demeurent secondaires, pour Valéry _ sans vanité aucune ;

et même si, aussi, peu à peu lui deviendra « plus amer le sentiment de soumission que les commandes font peser sur lui«  (page 821 se trouve cette remarque à propos de ce « sentiment« -là en 1932),

c’est toute sa vie qu’il conservera, au moins idéalement, sa hiérarchie des priorités ! et se ménagera toujours le temps auroral lumineux de l’invention ouverte, en ses Cahiers !

Il ne cherche pas de reconnaissance (d’esprit) par les autres ; sa forme de personnalité n’en ayant pas besoin

_ de même qu’il est, aussi, vierge de toute préoccupation de prosélytisme de sa part, du moins pour ce qui caractérise l’ordre des « sentiments« , de ce qui est simplement (à l’état brut)  « éprouvé«  :

« Écrire«  est pour lui « une opération _ de dispositifs _ toute distincte de l’expression instantanée de quelque « idée » par le langage immédiatement excitée » ;

et, évoquant en 1937 dans une lettre à Émilie Noulet (donnée page 995) ce qu’il nomme « ses particularités insulaires » :

« Je ne me suis jamais connu le souci de faire partager aux autres mes sentiments sur quelque matière que ce soit«  ; et _ comme spinoziennement _ « ensuite, comme je ne m’intéresse pas à modifier les sentiments des autres, je me trouve, de mon côté, assez insensible _ aussi _ à leur dessein de m’émouvoir. Je ne me sens aucun besoin des passions de mon prochain ; et l’idée ne m’est jamais venue de travailler pour ceux qui demandent à l’écrivain qu’il leur apprenne ou qu’il leur restitue ce que l’on découvre, ou ce que l’on éprouve, simplement en vivant«  _ soit végétativement…

Pas de confusions, donc, en ces matières.

Paul Valéry _ comme Lucien Durosoir, non plus _ ne donne pas dans l’expressionnisme

_ leur « Idéal d’Art« , à l’un comme à l’autre, comporte de l’élévation…

« La forme« 

_ Valéry a « le sens du métier et de la forme« , dit Michel Jarrety à propos des goûts (jusqu’à Cézanne, les Nabis, Picasso en 1901, Gauguin et Matisse) et dégoûts (le cubisme et ce qui suivra) de Valéry en matière d’arts plastiques _,

« la forme » y a ses exigences :

à Bergson, le 11 novembre 1929, Valéry déclare (page 750) :

« Je suis un formel _ ce qui n’est pas du formalisme ! _,

et le fait de procéder par les formes, à partir des formes vers la matière des œuvres ou des idées, donne l’impression d’un intellectualisme par analogie avec la logique.

Mais ces formes sont intuitives dans l’origine »

_ c’est un point qui le sépare probablement d’une démarche davantage « philosophique«  : conceptuelle seulement ;

et j’ajoute ici que, à mes yeux, il en va de même de la composition que pratique en sa musique Lucien Durosoir : ni formalisme sec, ni expressionnisme brut, donc ;

mais la plasticité se moulant dans des « formes«  se métamorphosant

avec une somptuosité de puissance _ sobre, sans recherche d’effets !..  ; et pleine, « habitée«  d’un « monde«  vrai ! qui se déploie : tectoniquement !.. _, assez peu fréquente en l’Art français…

En ces affaires publiques,

les considérants de Valéry

_ la « galette« , se plaît-il à qualifier le premier d’entre eux ; « un jour _ Paul avait vingt-quatre ans _, il s’est risqué à affirmer _ en une lettre à André Gide du 4 février 1895, citée page 174 _ qu’on ne doit rechercher la gloire que pour la « galette » qu’il est avouable _ au moins à cet âge : vingt-quatre ans _ de guigner ; et que la gloire, « il faut vraiment être sidéré d’erreur pour la courir« … De fait, jamais l’œuvre de Valéry ne courtisera le succès ! Ce qui peut-être (par défaut de ce qui se pare alors du nom d’« universalisme« , lui coûtera le prix Nobel de Littérature… Le jury lui préférera l’œuvre supposée plus « accessible«  (romanesque) de Roger Martin du Gard en 1937… _

les considérants de Valéry, donc,

sont presque seulement d’intérêt en ces affaires publiques ;

et il les place à un rang qui demeure pour lui secondaire, et très relatif (non « noble » ! « noble est ce qui trouve en soi-même sa fin, et celle de toute chose«  : cette considération (quasi nietzschéenne) de 1905, en un Cahier, que cite Michel Jarrety page 307, ne sera jamais caduque ! de fait pour lui…)

_ même si :

« pas de silence, de suite _ dans le suivi des idées à faire advenir, mettre au jour _, de profondeur, sans argent ; pas de noblesse _ de l’œuvrer _, sans calme«  (écrit-il pour lui in ses Cahiers, en 1904 _ il vit désormais « en famille« , rue de Villejust… : en plus de son épouse Jeannie, et de la sœur de celle-ci, Paule Gobillard (cette nièce de Berthe Morisot est, elle aussi, peintre), vient de lui naître un fils, Claude, le 14 août 1903 : que viendra rejoindre une petite Agathe, le 7 mars 1906 ; le petit dernier, François, naîtra, lui, seulement en 1916, le 17 juillet) _ : les conditions matérielles (« argent » et « calme » matériel) « jouent« , et ont leur poids ! sur cela aussi : les conditions (en amont des œuvres) nécessaires (au « silence« , au suivi, à la « profondeur », à la « noblesse« ) à l' »authenticité » (ou « pureté« , on l’a vu) de l’opération de la création artistique…


Mais c’est la considération de la « noblesse » (= la finalité suprême de l' »Idéal » de l’Art, où se profile sa vocation d’artiste-créateur) qui importe et l’emporte, en la balance, sur les « expédients » et moyens.

Valéry valorise « le soi-même, incapable de se construire ou d’être construit par quiconque (d’autre que soi !) _ l’authentique _ voilà ! _ par excellence _ ;

cependant que les Lettres (trop mondaines) sont simulation et comédie. Figure et montre de penser et de parler mieux que… soi-même ; feinte fureur et profondeur ; élégance combinée ; perpétuelle triche. Le plus grand art _ rhétorique, ici ! _ de l’auteur est de se faire prêter _ faussement _ le plus possible par qui le lit. Mais il me serait insupportable, quant à moi, de subir qu’on m’attribue _ à tort, donc _ une belle idée, qui ne serait que née _ par pure contingence de conjonction de hasards ou projection rien qu’imaginaire… _ du lecteur et de mon écrit« , écrivait-il dans un de ses Cahiers, en 1905 (toujours page 307). Cela demeure valide toute sa vie.


Par exemple, plus tard, dans une lettre (du 9 janvier 1931, page 621) à son frère aîné Jules (Doyen de la Faculté de Droit de Montpellier),

et alors qu’il est « désormais un ambassadeur officieux de la République » (expression de Michel Jarrety, à propos des activités de Paul Valéry à la S.D.N., par exemple l’année 1927, à la page 664), et qu’il devra à longueur de temps, désormais, « jouer les Bossuet de la IIIème République » (citation d’une lettre à Gide, du 7 juin 1932, donnée à la page 833),

à son frère Jules, donc,

Paul Valéry dit ceci de l’Académie française :

« Quant à moi _ c’est-à-dire indépendamment du souci du confort familial _, je crois que si c’était à refaire, je ne présenterais pas à l’Académie. Je l’ai fait par considération pour les miens ; et les enfants en profitent, en somme _ matériellement. Mais, personnellement _ c’est-à-dire sur le versant de l’œuvre à mener _, les ennuis passent beaucoup les avantages qui en résultent ; les avantages, fumée« …

Plus généralement, Valéry méprise l’utilitarisme :

quand il se consacrera

_ en 1926, « sa carrière a pris un nouveau tour ; mais aussi les affaires internationales et plus largement politiques, l’intéressent plus que la littérature«  maintenant, remarque Michel Jarrety page 646 _

à des conférences sur « le devenir de la civilisation« , dans les années trente _ cf ainsi la parution en 1931 de ses Regards sur le monde actuel_,

il déplorera, en 1933, le fait de plus en plus avéré que « notre politique se réduit dans les esprits qui la façonnent à une invention d’expédients«  _ voilà ! _ ; et regarde « la nécessité politique d’exploiter tout ce qui est dans l’homme de plus bas dans l’ordre psychique comme le plus grand danger de l’heure actuelle« , page 869 :

sachant depuis pas mal de temps (1925) « que l’essentiel de son œuvre _ écrite _ est maintenant derrière lui ; et que ce qu’il écrit désormais, fût-ce avec un éclat qu’on admire, n’est que la menue monnaie d’autre chose _ que le manque de temps l’empêche de poursuivre« ,

il se dédie surtout à une action, nationale ou internationale (pour la S.D.N.) en faveur de la culture et des valeurs de la civilisation :

« Notre urgence à nous, c’est la vie de l’esprit« , déclare-t-il le 8 juillet 1931 à la première session du Comité permanent pour les Lettres et les Arts, à la S.D.N. à Genève _ page 795 _ ;

ces valeurs de la culture et de la civilisation, qu’il sait si bien voir de plus en plus très gravement menacées,

en un « état _ déliquescent _ de la civilisation où la vitesse et l’érosion de la sensibilité _ quelle justesse ! Que dirait-il aujourd’hui ?!! _ menacent la vraie culture« , page 862 _ la détachant de « celles » (les simili « cultures«  : cf Huxley, cf Orwell) qui n’en ont que les oripeaux (nominaux) mensongers !

Il se méfie aussi de l’évolution d’une « éducation _ ah ! _ dont l’objet est bien moins, à ses yeux, la véritable formation de « l’homme de notre temps » _ qui doit, comme toujours, et avec des prodiges de soins, s’instituer ! il n’y a pas, jamais, de génération spontanée… _ que la délivrance, ou l’acquisition _ quand seront-ils à vendre ? _ d’un diplôme, « ennemi mortel de la culture » _ c’est dit ! _ en ce qu’il crée des « illusions de droits acquis », le diplômé conservant « toute sa vie ce brevet d’une science momentanée et purement expédiente »«  _ revoilà le même terme ! _ : en une conférence aux Annales, le 16 janvier 1935 ;

« Je vous avoue que je suis si effrayé de certains symptômes de dégénérescence et d’affaiblissement que je constate (ou crois constater) dans l’allure générale de la production et de la consommation intellectuelles _ expressions pareillement à relever ! cf nos pseudo « industries culturelles«  ! _, que je désespère parfois de l’avenir« , est-il aussi rapporté de cette conférence, page 919.

C’est « qu’il y a aujourd’hui _ dit-il le 1er avril 1935, à Nice, où se tiennent les Cinquièmes Entretiens de la S.D.N., en réponse à un très beau discours de Thomas Mann lu à la tribune par Jules Romains (cf pages 927-928) _ une qualité de lecteurs _ voilà un critère éminemment crucial ; et basique quant à la formation des esprits des hommes : l’intelligence de Valéry pointe réalistement l’essentiel ! _ inférieure à celle d’il y a cinquante ans«  ;

et qu’un « certain soin de la forme » disparaît, aussi _ et ce « soin«  a des effets (civilisationnels : à terme !) de très longue (et profonde) portée… ; cf aussi l’expression déjà citée de Paul de Man, page 1116 : « On ne peut pas, sans conséquences néfastes, perdre tout respect pour certaines formes _ voilà ! _ de l’intelligence humaine qui ne peuvent s’exercer que dans le calme et la sérénité«  _, page 928 ;

et _ le 20 juillet 1937, à Nice, aux Huitièmes Entretiens de la S.D.N. _, Valéry brosse « une sorte de tableau du « mépris croissant » dont l’esprit fait l’objet _ en Europe alors _, et de la situation des intellectuels qui, en dépit des honneurs _ formels ! _ qu’on leur accorde, ne sont que des « voix sans force » _ = sans autorité de l’esprit ! _ parce qu’ils sont simplement « renvoyés à leurs études et à leurs spéculations » » _ rien que théoriques !.. _, page 1001.

Il y a là une tragédie des intelligences les plus lucides, face à la peu résistible puissance des « expédients » ô combien plus efficaces, eux, de la propagande _ on ne dit pas encore alors « la communication«  _ et du rouleau-compresseur des modernes Père Ubu _ Paul Valéry a été un ami d’Alfred Jarry… _ se déchaînant alors, face aux faiblesses (sinon complaisances) de ceux qui savent si mal leur résister _ viendra, entre autres, la débâcle de mai-juin 40…

D’un autre côté,

et à rebours si l’on veut,

assez vite, « on n’a pas manqué de se gausser de le voir _ lui, Paul Valéry _ recevoir, tout ensemble et quêter, les prix, les honneurs, et ce que Catherine _ Pozzi, sa première maîtresse (il fait sa connaissance le 17 juin 1920) _ nomme « les prébendes ». Mais cette course aux ressources _ c’est le mot le plus juste ! _, Valéry a-t-il d’autre choix _ pratique _ que d’y céder ?« , remarque Michel Jarrety page 546.

« Ni ses œuvres poétiques ni ces proses difficiles que sont La Soirée ou l’Introduction ne peuvent lui apporter le revenu confortable dont bénéficient les grands romanciers _ du côté des « productions«  et plus encore « consommations«  plus ou moins « intellectuelles », ainsi qu’il les nomme déjà… L’inquiétude constante de ne pouvoir subvenir  aux besoins de sa famille, cette inquiétude qui a toujours été la sienne depuis le début de son mariage, pourquoi cesserait-elle après la mort du Patron qui, tout à l’inverse, ne peut que l’aggraver ? Ce que certains considèrent comme un appât du gain sur lequel ils s’empressent de jeter l’opprobre, n’est d’abord, parmi tant d’angoisses qui le taraudent, que la réponse à une peur de manquer qui ne le quittera pas« , explique Michel Jarrety page 547.

Elle est bien, en effet, cette « inquiétude » valéryenne, « la réponse à une peur de manquer qui ne le quittera pas«  ; mais « maintenant que la gloire _ gagnée depuis sa fréquentation des salons parisiens à partir de 1917 : Valéry avait alors quarante-six ans _, peut se convertir en or, cette alchimie est comme une victoire sur son propre passé _ de difficulté à bien vivre sans l’aide de sa mère et de son frère ; ou les rentes de son épouse. Et puis cette revanche est aussi _ en quelque façon, même si pas la plus courante (cela se verra à ses échecs au prix Nobel) _ littéraire« ,  page 547 aussi.

En 1923, une lettre du 30 juin 1923 de Robert Desnos

lui balance ceci :

« Monsieur,  je ne vous fais pas l’honneur de vous fréquenter. Peut-être aurais-je cependant recherché votre société si depuis quelques années elle ne s’apparentait à ce que l’Académie  _ Valéry n’en fait pas encore partie : il y sera élu le 19 novembre 1925 ; mais Desnos semble subodorer l’attraction de cette trajectoire pentue… _ peut produire de plus lamentable dans les salons de vieilles rombières et de jeunes « pédérastes » (qu’ils disent) _ impuissants en réalité. Soyez heureux _ mais à quel pauvre compte ! Votre poésie qui put passer _ naguère _ pour du marbre s’est dévoilée _ maintenant qu’il reçoit le Prix des Peintres « pour l’ensemble de son œuvre« , le 15 juin 1923… _  fromage mou, puis vaseline à l’usage des jeunes ci-dessus. Primée comme il convient à pareille cochonnerie par un jury de crétins et d’imbéciles, Ô vous qui avez connu le Vinci _ voilà l’admiration ! _, il n’y a pas de doute que vous ne réalisiez une fortune dans ce honteux négoce. Étant, dieux merci (?), encore assez jeune pour parler poësie et peinture (celle des poëtes) je vous fais mes compliments sur votre récente prise de patente _ aggiornamento de la « prébende«  ! _ et vous adresse tout ce que je peux trouver d’ignominieux et d’insultant dans mes sentiments à l’égard d’un triste sire. Robert Desnos 9 rue de Rivoli« . « Valéry, l’épistole lue, se contente, avant de la ranger, d’inscrire froidement sur l’enveloppe : « Lettre d’injures de M. Robert Desnos« « , commente page 551 Michel Jarrety.

A comparer  avec ces lignes de Jacques Madaule, « le 1er décembre 1937, lorsque la Revue Esprit rend compte de l’attribution du prix Nobel _ de Littérature _ à _ Roger _ Martin du Gard« . « C’est pour étriller » Valéry, « de manière assez rude » :

« Paul Valéry était candidat. A quoi n’est-il pas candidat ? Aucun poète depuis longtemps n’aura pratiqué l’art de faire argent avec la poésie«  _ ou, du moins, l’aura qui peut envelopper ou suivre certaines activités littéraires… Et Madaule « de conclure sans pitié » : « Nous sommes aussi heureux du succès de Martin du Gard que de l’échec de Paul Valéry.«  Martin du Gard, quant à lui, rapportera qu’en Suède, il s’est « souvent entendu poser des questions du genre de celle-ci : « Votre Paul Valéry, c’est une intelligence un peu confuse et assez prétentieuse, n’est-ce pas ?« , page 1009… Tel était _ déjà ! _ l' »air du temps« …

Ou encore avec cette « flèche » de Fernand Vandérem dans Candide, le 4 novembre 1938 :

« La nomination de Paul Valéry à la chaire de « poétique » du Collège de France n’a surpris personne puisqu’elle ne formait qu’une étape de plus dans ce qu’on pourrait appeler, avec lui, sa « conquête méthodique » _ allusion (érudite ! et vacharde…) à un des tous premiers articles (et remarquable de lucidité nous dirions « géopolitique« …) de Valéry, Une Conquête méthodique, paru en janvier 1897 dans la revue londonienne The New Revew de son ami William Henley, sous le titre (modifié) de La Conquête allemande _ de tous les plus hauts postes venant à vaquer dans les lettres », page 1008…

« C’est qu’il n’est pas fâché _ non plus _ de se construire _ ces années vingt : et c’est une manière de « stratégie«  aussi, en effet _ une figure d’écrivain singulier, de donner à comprendre au lecteur que son image ne saurait se réduire simplement à celle du poète, qui n’est qu’une part de sa vérité« , analyse Michel Jarrety page 574 ; la remarque concerne la publication, en novembre 1924, d’un de ses Cahiers, le Cahier B 1910.

Et, correspondant à l’année 1925, Michel Jarrety écrit, page 595, je le redis ici :

« Tout le premier, il sait que l’essentiel de son œuvre est maintenant _ il a cinquante-quatre ans _ derrière lui ; et que ce qu’il écrit désormais, fût-ce avec un éclat qu’on admire, n’est que la menue monnaie d’autre chose _ que le manque de temps _ devenu endémique _ l’empêche de poursuivre » _ avec assez d’assiduité : ses Cahiers, toujours…

D’autant qu’il multiplie, en France comme à l’étranger, les conférences : « elles constituent un complément de revenu substantiel« , page 624 ; mais avec « un coût dont il ne cessera de se plaindre davantage : la fatigue« , page 625. Désormais _ on est en 1926 _, « Valéry n’écrit plus que sous la pression de commandes« , page 633

_ à comparer avec la retraite « studieuse« , en son « ermitage«  landais de Bélus, de Lucien Durosoir à partir du 4 septembre 1926 ;

mais celui-ci, avant de s’installer ainsi dans les Landes, avait fui Paris et la région parisienne :

entre juin 1922, soit six mois après l’accident de sa mère (à la mi-décembre) en leur domicile de Vincennes,

et le 4 septembre 1926, soit leur installation définitive à Bélus, village des Landes,

Lucien Durosoir, accompagnant (et accompagné de) sa mère Louise, a passé 16 mois chez lui à Vincennes et 32 mois loin de Paris (en Bretagne, en Provence, et aussi, déjà dans le Sud-Ouest : Vieux-Boucau et Hendaye ; ainsi que trois cures à Bourbonne-les-Bains) : soit une proportion d’un tiers (Paris) / deux tiers (la province)…

C’est ce monde de « mondanités« -là qu’a fui Lucien Durosoir _ ainsi que les concerts : deux seulement consacrés à ses œuvres durant cette période, et les deux à Paris : un, public, le 2 février 1922 ; l’autre, privé, le 25 octobre 1924 (les 7 concerts d’œuvres de Lucien Durosoir, entre le 10 novembre 1920 et le 19 juin 1934, auront tous lieu à Paris, ou région parisienne) _ afin de se consacrer pleinement désormais à la création musicale ;

fin de l’incise Durosoir…

Revenons à Paul Valéry, en 1926 : « Ce qui dans sa vie était hâte, est devenu tourbillon. Ce ne sont plus quelques dames qui le demandent _ dans les salons du boulevard Saint-Germain, à partir du salon de Madame Mühlberg _ ; c’est tout Paris maintenant qui le réclame pour dîner, parler, penser, préfacer« , écrit page 636 Michel Jarrety ;

il est vrai que Paul Valéry est beaucoup moins « présent » en journée et soirée au domicile familial, rue de Villejust ; il donne aussi un peu de son temps à celles qui seront ses maîtresses, à partir de 1920 et jusqu’à la fin : Catherine, Edmée, Renée, Émilie, Jeanne (qui le quitte le 1er avril 1945 _ »coup de hache«  qui va l’achever : il va mourir le 20 juillet ; soit 111 jours plus tard… _ : elle épouse son confrère éditeur Robert Denoël…)

(et d’autres ; dont, peut-être _ Michel Jarrety n’évoque ici que leur durable amitié _ Victoria Ocampo, la belle-sœur de mon cousin Adolfo Bioy : quand celle-ci est de passage à Paris ; mais elle a bien d’autres amants, dont Roger Caillois et Drieu La Rochelle) ; elle a invité Paul Valéry à venir séjourner à Buenos-Aires ou Mar del Plata…

Et « sa carrière _ celle de Paul Valéry, bien sûr ! _ a pris un autre tour ;

mais aussi les affaires internationales, et plus largement politiques, l’intéressent plus que la littérature« , page 646.

« Désormais ambassadeur officieux de la République »,

« dans les milieux de la République, le voilà maintenant qui évolue comme un poisson dans l’eau.

Décidément, synthétise Michel Jarret page 664,cette année 1926 qui s’achève

est bien un tournant _ pour la carrière de Paul Valéry _ ; et le pouvoir de nouveau le séduit« …


« Comment être sur tous les fronts et prendre le temps d’écrire quand il faut constamment parler ?« 
, commente Michel Jarrety, page 693.

Et Julien Luchaire _ « intellectuel désintéressé«  (Bordeaux, 1876 – Paris, 1962) _, « qui a laissé des mémoires écrits avec élégance et élévation« ,

« brosse de Valéry un portrait noble et pénétrant« , page 763 _ on va pouvoir ici en juger _ :

« J’avais été curieux de voir comment se comporterait, dans l’imprécis et le discursif, des débats d’une commission _ à la S.D.N. _, ce condensateur de pensées ; il s’y montra plus que courtois : d’une gentillesse parfaite. Il s’adaptait d’abord au captieux ordre du jour, puis s’échappait à la poursuite d’un vol d’idées si subtilement accordées qu’on ne pouvait le suivre : il s’en apercevait, revenait de bonne grâce, puis recommençait. Ce délicat oiseau, aux plumes chatoyantes, venu d’on ne sait quelle île lumineuse et parfumée, heurtait ses ailes aux barreaux de sa cage : on voyait seulement sur son fin visage maigre une contraction rapide, qui se fondait en un sourire.

Mais la vie tout entière était pour lui une cage. Je l’ai vu parfois triste. Pour tenir son rang, dans une société qui, après l’avoir laissé longtemps dans l’obscurité, avait fait de lui un prince sans apanage _ et voilà bien en effet le nœud de l’affaire ! _, il devait faire le métier de conférencier, pour lequel il n’avait aucun goût _ c’étaient les petits comités d’initiés qui convenaient à ce brillant causeur. Quand on ne publie que de courtes œuvres splendidement hermétiques _ en effet ! « élitiste«  n’était pas encore du vocabulaire du tout-venant… _, il faut encore, pour monnayer un peu le titre envié de membre de l’Académie française, continuer à fréquenter _ ô le pensum ! _ les salons qui vous l’ont procuré. Valéry devait souvent jouer cette comédie mélancolique, qui aurait pu s’intituler : le Mondain malgré lui _ c’est magnifiquement bien observé ! Et le pire est peut-être de s’apercevoir parfois _ en pleine conscience _ qu’on s’y résigne _ au lieu d’activités infiniment plus créatrices !..

Il se levait avant l’aube, pour pouvoir _ encore _ travailler en paix dans son bureau qu’encombraient ensuite les vains courtisans de sa gloire. Puis il partait _ l’après-midi ou le soir _ pour les lieux dorés où la même gloire _ vaine ! = la réputation de la part de ceux qui ne savent pas… _ attend des hommes de génie les mots spirituels ou profonds qu’ils n’ont pas toujours envie de dire.


La tristesse de Paul Valéry était pour moi son trait le plus frappant ; elle me le rendait très cher _ Julien Luchaire est décidément très sensible et très fin… _, ce que je n’avais jamais osé lui dire ; elle contrastait de la façon la plus séduisante avec la vivacité de ses gestes, sa chaude voix méditerranéenne, et la flamme de sa persistante jeunesse _ oui ! _ qui s’allumait facilement dans ses yeux clairs. Tristesse de l’homme qui passe à réfléchir sur la vie, que rien n’empêche d’aller en pensée jusqu’au fond de la vie, et d’y trouver la douleur. Souffrance de l’être né extrêmement sensible, et qui s’est donné pour tâche d’accroître jusqu’au paroxysme _ oui ! _ sa faculté de sentir

_ en l’Esthétique, déjà constituée « par tous les ouvrages qui s’y trouvent consacrés« , Paul Valéry propose de se repérer en la répartissant « en deux groupes«  :

celui de la Poïétique (qui « assemblerait  tout ce qui concerne la production des œuvres » et regrouperait « d’une part l’étude de l’invention et de la composition, le rôle du hasard, celui de la réflexion, celui de l’imitation ; celui de la culture et du milieu _ ce qui (« invention« , « composition« , « hasard« , « réflexion«  !), lui, l’intéresse en priorité ! _ ; d’autre part, l’examen et l’analyse des techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et suppôts d’action« …) ;

et celui qu’il choisit de nommer l’« Esthésique » : « j’y mettrais tout ce qui se rapporte à l’étude des sensations » (brutes, en quelque sorte ; et concerne beaucoup moins le travail de l’artiste-créateur… ; cf page 1003 : in son Discours au IIe Congrés International d’Esthétique et de Science de l’Art, le 8 août 1937…). Mais ce n’est pas encore là ce qu’il va explorer en son Cours de Poétique du Collège de France…

Mais même en ses Leçons de Poétique, données au Collège de France, Paul Valéry ne s’est jamais voulu un pédagogue didacticien, surplombant une fois pour toutes, d’en-haut, ce qui ne cessait de sourdre peu à peu (et plus encore, allait sourdre) de son chantier en cours _ et work in progress

Ainsi Valéry ne manquait-il pas d’ironiser sur Hegel et ses abstractions… Pour lui, tout se jouait nécessairement dans la survenue figurée des formes, et la plasticité infinie du ballet des mouvements de leur formation, genèse et métamorphoses en cours ; et qu’il convoquait…

Et « au mois de mars 1941, devant un micro à la radio, il _ Paul Valéry _ confiera que son cours _ au Collège de France _ « n’est pas un enseignement » _ de quelque corpus académique à synthétiser et re-transmettre _, et qu’il est « fondé uniquement sur l’observation personnelle » et sur son « expérience propre » : « Je ne sais pas autre chose que ce que j’ai fait moi-même »« , rapporte Michel Jarrety, page 1007 : devait-il donc comme s’en excuser ?.. Que non !

Et Michel Jarrety de remarquer aussi, juste avant, pour corriger quelques impressions (plutôt déçues) d’auditeurs, que :

« comment, à seulement écouter ce texte très écrit et souvent difficile, être sensible à la complexité, et surtout à la nouveauté _ assez radicale _ de la pensée _ originale ! et en cela singulière… _ de la littérature que ces pages _ du Cours de Poétique _ développent ?« ..

Puis d’annoncer, en commentaire on ne peut plus judicieux, que « le bouleversement qu’elles portent en germes, on ne s’en avisera vraiment que dans les années soixante et soixante-dix, quand l’Université, s’éloignant _ par exemple dans (avec ; et par) le penser d’un Roland Barthes… _ de l’histoire littéraire, portera davantage intérêt aux faits de langage et aux formes » _ les re-voilà ! ; ainsi qu’aux dispositifs (notamment langagiers).

Et d’ajouter ici : « Par leurs titres mêmes, deux nouvelles revues, Tel Quel et Poétique, attesteront alors la place qu’aura prise la pensée _ toute en action : en son seul courageux « faire«  _ de Valéry« … Je pense ici aussi aux démarches de Deleuze, de Foucault, de Derrida, de Lyotard…

Fin de cette longue incise sur le Cours de Poétique au Collège de France ;

et retour au portrait de Paul Valéry tel que le brosse superbement Julien Luchaire, rapporté page 763.


N’étant pas romancier ni dramaturge, un Valéry n’a pas eu la joie de la compagnie d’êtres vivants issus de sa propre fantaisie ; poète, il ne s’amusait pas, comme d’autres, avec les images et les sons ; il ne s’en servait que pour donner corps
_ ou formes… _ à la plus sensible pensée, pour la précipiter _ voilà : à la manière des chimistes _ en un dur et éclatant cristal ; il devait y comprimer _ voilà ! _ l’émotion même ; il n’avait pas le soulagement de s’y abandonner.

Et le tourment s’accroît lorsque « l’esprit consacré à l’Esprit » songe à quel point ce qu’il y a de plus pur _ un concept assez valéryen, en son approche concrète de l’« Idéal«  _ dans l’homme _ c’est de cela qu’il s’agit ! _ est peu de choses dans le chaos des affaires humaines _ infiniment moins pures, donc, dans ce mélange sur-embrouillé (et tragique de ses millions de victimes !) _, et que, se sentant appelé à les conduire, l’esprit doit le plus souvent les fuir et, pour survivre, se réfugier en lui-même. Valéry était sans doute venu à Genève _ à la S.D.N. _ avec un frêle espoir qu’on y trouverait quelques accommodements entre l’Esprit et l’Action«  _ extrait de la « Confession d’un Français moyen« , de Julien Luchaire…

Au final de tout cela,

c’est un Valéry secret (et audacieusement singulier !) qui se fait peu à peu jour, à la lecture de ce Paul Valéry, ce beau, grand et généreux livre de Michel Jarrety ;

et un Valéry dont l’œuvre visible, publié, et le plus aisément accessible,

n’apparaît, enfin, que comme l’infime partie émergée

d’un formidable gigantesque iceberg : les trente mille pages de ses Cahiers matinaux _ voire matutinaux !.. _ ;

à charge, pour le lecteur

que chacun peut (ou doit, lui aussi, courageusement) être,

d’en dégager (enfin ?) de l’ordre ;

quelque ordre ;

sinon son ordre sien

_ on peut penser ici à la réception (distraite !) par Paul Valéry de la lecture que fit de son Cimetière marin, et de tout son Charmes , Alain (« à la fin de 1928, le volume sera publié chez Gallimard sous le titre de Charmes _ poèmes de Paul Valéry _ commentés par Alain« ) : Valéry laisse au lecteur la responsabilité de sa lecture ;

et Michel Jarrety, d’ajouter, page 717 :

« En plaçant Charmes sous le signe des idées _ et non par l’approche des « formes« … _, en écrivant ce qu’il a déjà écrit dans ses Propos avant de le répéter à Lefèvre : « Paul Valéry est notre Lucrèce » _ cf de Frédéric Lefèvre : « Une heure avec Alain« , in Les Nouvelles littéraires, 18 février 1928 _,

il n’est pas sûr qu’Alain n’ait pas, lui aussi, conforté la légende du poète de l’intellect« 


Voici,

en manière de conclusion un peu interrogative face au mystère de la singularité-Valéry,

le portrait de Paul Valéry que traça la plume d’Alain à la suite du déjeuner qui l’avait réuni au poète, sous les auspices de Henri Mondor, au restaurant La Pérouse, le 26 juin 1928 ;

et qui est présent dans le commentaire par Alain du Charmes de Valéry paru chez Gallimard :


« Cet homme, petit, porte une tête redoutable par l’attention et le mépris, aussi par une gaîté de bon aloi, remarquable par une puissance d’expression tragique incomparable. Il y a de l’amitié dans cette expression et une absence (comme il dit) ou une distraction (comme on dit) effrayante, au-dessous d’une boîte carrée de combinaisons où dort tout le langage. Les gros yeux, brillants comme des diamants, refusent le petit objet et s’égalent à l’univers auquel ils sont tangents par leur courbure, ils voient au loin et ils voient des rapports. Les sourcils menacent les naïfs« … _ cela aussi, c’est écrire ! Pages 716-717…

Voilà donc ce parcours de l’aventure valéryenne _ un exemple.


Un exemple à la fois poétique et poïétique

de la tension de l' »Idéal d’Art« 

et des nécessités adjacentes

_ et adjuvantes, pour le meilleur ; mais aussi dissolvantes, ravageuses, pour le pire :

à nous de « retourner«  l’obstacle en élément dynamisant ! en pharmakon

cf cette expression, page 709, à propos de cet « ensemble d’aléas, d’obstacles inégalement surmontés, et de repentirs où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur s’en trouve presque dissoute » :

ou métamorphosée ; re-construite, la « figure« , en des ré-inventions (artistes), à condition qu’elles soient lumineuses de probité (ou « pures« ) ;

la nuance du « presque« , à propos de la « figure«  près d’être « dissoute« , étant déjà intéressante _,

et de l' »économie« , assez incontournable, « du quotidien« ,

telle qu’elle m’apparaît,

cette « tension » porteuse,

à la lecture, à laquelle je me suis essayé, des 1212 pages (sans les notes, index, bibliographie, table des matières) de ce magnifique Paul Valéry de Michel Jarrety…


Un exemple auquel je puis comparer

celui du musicien Lucien Durosoir (1878-1955) à l’œuvre, lui aussi,

face à ce nœud paradoxalement très intime de l’articulation entre

un très proche « Idéal d’Art » _ qualitatif ! et centripète _

et les prégnances plus communes, et relativement assez partagées _ quantitatives, et centrifuges… _, de « l’économie du quotidien « …


L’œuvre de Durosoir, quoique (ou parce que !) totalement impubliée de son vivant,

dispose d’un fini _ classicisant ? _ remarquable,

en ce qu’il _ l’artiste ! _ surmonte

et met en « formes« , tellement intenses, fortes,

de flux denses déjà lumineux :

c’est _ processus et résultat : poiesis et œuvre finale _

proprement bouleversant…

« Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux !« 

Paul Valéry, Le cimetière marin (in Charmes)

Titus Curiosus, ce 26 août 2010

A propos de la poïétique, deux exercices d’application : Jean-Paul Michel et Gaston Bachelard

02juil

Plus que jamais, j’estime fondamentale la poiesis,

au cœur de l’aptitude à créer

humaine.

Et c’est un des fils conducteurs de la trois-centaine d’articles de ce blog-ci,

ouvert le 3 juillet 2008 ;

on l’aura peut-être déjà repéré…

Cf la place de la poiesis en mon article d’ouverture (et programmatique), ce 3 juillet-là, il y a deux ans (c’est un anniversaire !) : le Carnet d’un curieux

Sur ce sujet décisif, donc, de la poiesis humaine _ mais c’est un pléonasme : il n’en est pas d’autre qu’« humaine«  !.. _,

deux rapides remarques-conseils :

d’une part,

écouter le podcast (d’une heure) de la présentation par Jean-Paul Michel, le 15 juin, à la librairie Mollat, de son recueil de poèmes Je ne voudrais rien qui mente dans un livre,

en dialogue _ animé ! vif ! à propos de l’« actualité«  radicalement « intempestive« , toujours : à dimension d’éternité ! et rien moins ! ; c’est là une haute (et solennelle) ambition… _ avec Francis Lippa, dont les questions tournaient autour de la poétique

et de la poïétique

_ cf ici mon article sur la passionnante et si riche conférence de Martin Rueff et Michel Deguy, le 18 mai 2010, à la librairie Mollat : De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue

Michel Deguy est le rédacteur en chef de la revue Po&sie ;

et Martin Rueff l’un des deux rédacteurs en chef adjoints (l’autre étant le tout aussi magnifique Claude Mouchard) de cette merveilleuse revue, qui fait tant pour la diffusion et la réception de la poésie (et pas seulement de langue française !) pour le lectorat francophone… ;

le fin-mot quant à son audace étant peut-être la distinction socratique (à moins qu’elle ne soit le fait de Platon lui-même), dans l’Ion,

entre les deux voies d’accès, tentées et possibles, à la vérité :

la voie longue (dialectique) de l’argumentation-démonstration du logos, qu’emprunte la philosophie ou la science (cf l’escalier difficultueusement escarpé pour réussir à s’extirper hors de la caverne et parvenir à accéder à la pleine lumière, enfin, des Idées, dans la république…) ;

et la voie brève de l’inspiration (= un raccourci hasardeux inspiré !), qu’empruntent, en la vitesse passionnelle supersonique de leur urgence, chacun, et le mystique, et l’amoureux, et le poète, via le court-circuit radical (= une fulguration, lui : un coup-de-foudre !) de la poiesis

Socrate n’allant pas, lui, sans redouter ici que

« les poètes (ne) mentent trop« 

et qu’« ils (ne) troublent toutes leurs eaux pour qu’elles en paraissent profondes«  : la formule est, cette fois, de Nietzsche, au très finement parlant chapitre « Des poètes« , au livre II d’Ainsi parlait Zarathoustra ;

Nietzsche faisant préciser encore, tout au final de ce même chapitre « Des poètes« , à son Zarathoustra (lequel dit de lui-même, en ce poème en prose d’Ainsi parlait Zarathoustra, et prévient : « Mais Zarathoustra aussi est un poète« …) :

« L’esprit du poète veut des spectateurs _ voilà ! _ : peu lui importe que ce soient même des buffles !«  _ ouh ! là !

Et il poursuit pour achever, ce sont les derniers mots de ce chapitre : « Mais je me suis fatigué de cet esprit-là : et ce que je vois venir _ Zarathoustra est voyant ! _ c’est qu’il se fatiguera de lui-même.

Déjà j’ai vu les poètes transformés _ en une métamorphose advenant par cet inouï mouvement de sursaut, sublime, que Nietzsche baptise du nom de « surhumain«  _ et le regard dirigé _ cette fois, magnifiquement : telle est la grandeur ; et le sas indispensable ! _ contre eux-mêmes.

J’ai vu venir des pénitents de l’esprit _ voilà : « rien qui mente« , enfin ! _ : ils sont nés d’eux » _ ce serait là l’étape ultime ; le surplomb dernier de la lucidité poïétique

Un seul (petit) regret quant à cette performance du 15 juin – 18 heures, au 91 rue Porte-Dijeaux :

que la durée et l’élan (assez emporté… ; fougueux…) de l’entretien _ flamboyant ! _

n’aient pas laissé l’occasion d’écouter, aussi, le poète lire, de sa voix,

et à son rythme,

au moins un des poèmes de son recueil…

Car pouvoir écouter le poète se lire, de sa voix,

est sans prix !

et,

d’autre part _ ce sera ma seconde « remarque-conseil«  ici… _,

lire l’exploration de la poïesis selon Bachelard par la musicologue Marie-Pierre Lassus, en son récent ouvrage, paru aux Presses universitaires du Septentrion (dans la collection esthétique et sciences des arts que dirige Anne Boissière),

Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres

J’en retiendrai ici, déjà, ces deux citations de Gaston Bachelard lui-même,

données en exergue du livre, page 13 :

_ « Écrire, c’est entendre« , extraite du Droit de Rêver (à la page 184 de l’édition aux PUF, en 1970, est-il indiqué en note)

_ « Le poète doit créer son lecteur« , extraite de Lautréamont (à la page 79)…

Bachelard

_ qui, « ni poète, ni linguiste ni philosophe ni même « scientifique »… », « ne se reconnaissait qu’une seule compétence : la lecture«  !.. je prends soin de vite le noter !!! _

a dit aussi de lui-même, en son La Terre et les rêveries de la volonté _ essai sur l’imagination des forces (à la page 6), indique Marie-Pierre Lassus à la page 17 de son essai :

« Nous ne sommes qu’un lecteur, qu’un liseur« …

Car lire « ne consistait pas seulement à déchiffrer un code utile à la compréhension du sens des mots. Lire était pour lui une activité nécessitant un effort et un apprentissage.

Ainsi chaque mot constituait à lui seul un petit univers _ leibnizien ; et en expansion continue : pour qui sait assez le percevoir, du moins, c’est-à-dire le ressentir, par l’attention active qu’il lui prête ! me permettrai-je d’ajouter à mon tour… _, un monde en soi, de nature sonore et gestuelle » _ voilà : ce qui ouvre et à la musique et à la danse, ces arts du rythme !

Marie-Pierre Lassus cite alors  _ et le reprend encore à la page 159 _ ce mot décisif (!) de Bachelard (à la page 75 de L’Air et les songes _ essai sur l’imagination du mouvement) :

« Tous les mots cachent un verbe.

La phrase est une action,

mieux, une allure…

L’imagination est très précisément le musée _ mis à disposition, offert, exposant ses œuvres choisies (et « aimables« , sinon assez aimées) à la visite tant soit peu attentive de notre « curiosité«  de « visiteurs«  à tous ; et pas seulement de manière privée, comme le firent les galeries princières, d’abord… _ des allures _ cf, ici l’admirable Le Sens de la visite de l’admirable Michel Deguy…

Revivons donc les allures que nous suggèrent les poètes« …

Tout cela est criant de

justesse !

De même que Marie-Pierre Lassus accompagne (en une note de bas de page) le terme bachelardien d' »apprentissage » (du lire)

de cette remarquable citation de Goethe, extraite de ses Entretiens avec Eckermann, à la date du 25 janvier 1830 :

« Les gens ne savent pas ce que cela coûte de temps et d’effort d’apprendre à lire.

Il m’a fallu quatre-vingts ans pour cela ;

et je ne suis même pas capable de dire si j’ai réussi« …

Oui ! oui ! oui ! oui ! Il faut toujours le proclamer…
Contre la bêtise : qui est la suffisance
_ de la fatuité satisfaite (= pleine à rabord) d’elle-même :

cf là-dessus l’admirable Bréviaire de la bêtise d’Alain Roger,

qu’a cité, le 15 juin lors de leur entretien rue Porte-Dijeaux, Francis Lippa après que Jean-Paul Michel a fait part de la lecture enthousiaste de Je ne voudrais rien qui mente dans un livre dont lui a témoigné par courrier ce philosophe, Alain Roger, riche de tant de sagacité !

Un livre fort utile à chacun

(cf Montaigne : « Personne n’est exempt de dire essais des fadaises« , en ouverture du livre III de ses indispensables Essais ! poursuivant : « le malheur est de les dire curieusement« , c’est-à-dire avec lourdeur (de soin) et fatuité (de componction) en l’expression (du mouvement de recherche, ou « essai« …) ! d’où l’importance cruciale du ton : celui, vif et alerte, de l’humour !)

que ce « bréviaire« -ci ! (d’Alain Roger), je me permets de le marquer au passage… Cf aussi Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure« 

Et Marie-Pierre Lassus de citer alors _ je reprends ici mon fil, après cette incise sur la bêtise… _ cette « confidence personnelle » (improvisée, au micro) de Gaston Bachelard,

lors d’une émission radiophonique, « La Poésie et les éléments« , fin 1952 :

« Jadis, j’ai beaucoup lu,

mais j’ai fort mal lu. J’ai lu pour connaître,  j’ai lu pour accumuler _ quantitativement : la vraie lecture étant qualitative, elle ; et ne se « résume«  pas (à la va-vite !) à rien que du contenu ! « capitalisé«  ! _ des idées et des faits _ ce que font la plupart ! journalistiquement, en quelque sorte : en faisant l’impasse sur le style !..

Et puis un jour, j’ai reconnu _ voilà la prise de conscience ! _ que les images littéraires

_ soit la métaphoricité, via l’usage de la langue : de la part, et de l’initiative, du locuteur ; cf ici les analyses décisives de Chomsky (par exemple in Le Langage et la pensée) ; et selon un style (celui de « l’homme même« , cela se perçoit pour peu qu’on _ lecteur, auditeur, spectateur actifs… _ y prête si peu que ce soit, avec un brin de « délicatesse« , « attention«  ; cela se forme peu à peu… ; à moins qu’il ne s’agisse là (encore !), en ces « images littéraires« , rien que de « clichés«  empruntés, courant les rues : passe-partout, eux…) ; fin de l’incise sur la métaphoricité !

Et puis un jour, j’ai reconnu que les images littéraires 

avaient leur vie propre _ voilà ! et c’est à elle, à cette « vie propre«  des « images«  (littéraires, donc), qu’il nous revient d’apprendre à nous (ondulatoirement et vibratoirement !) « brancher«  _ ;

que les images s’assemblaient _ c’est trop peu dire de leur jeu si vivant ! qui n’est pas un simple mécano ; ni un simple kaléïdoscope… _ dans une vie autonome _ voilà ! « vie » ;

et « autonome«  vis-à-vis, en grande partie, du moins, du locuteur lui-même, et d’une bonne part de sa conscience, le plus souvent ; s’il ne s’en avise pas assez ; mais jamais, non plus, « complètement«  : tout cela « se découvrant« , toujours « partiellement« , et toujours peu à peu, par à-coups, par saccades, par « intuitions de l’instant« , selon l’expression bachelardienne (cf L’Intuition de l’instant _ Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel : cet ouvrage de Gaston Bachelard est paru aux Éditions Stock en 1932…), plutôt que par méthode hyper-organisée : à l’occasion (ou kairos), toujours, donc ; improgrammable algorytmiquement, par conséquent !..

Et dès cette époque, j’ai compris que les grands livres méritaient une double lecture.

Qu’il fallait les lire tour à tour _ ou plutôt d’un double regard ! en relief !!! _

avec un esprit clair

et une imagination sensible _ non strictement utilitaire, mais enfin décentrée de soi…

Seule une double lecture _ voilà ! _ nous donne la complétude _ infiniment en chantier… : cf l’intuition justissime de Goethe en ses quatre-vingts ans… _ des valeurs esthétiques« …

Soit procéder à ce que Marie-Pierre Lassus _ elle est musicologue ! _ nomme très justement, page 19, une « lecture harmonique » ;

qui « est indissociable d’une écriture musicale _ en amont : de la part de l’auteur, ici compositeur de son chant : il l’essaie ; il l’invente… _ ayant, pour cette raison, un effet créateur _ en aval _ sur le lecteur, qui se sent _ contagieusement : le poète étant moins un « inspiré » qu’un « inspirant« , a pu dire, ou quelque chose d’approchant, un Paul Eluard ! un mobilisant « é-mouvant«  ; « affectif« , dit ailleurs Marie-Pierre Lassus… _ harmonisé _ sic ! mais oui !!! _ par les sons et les rythmes perçus.

Les mots _ et le rythme des phrases, en leur phrasé ! modulant, vibratoire : avec ce que Marie-Pierre Lassus, après Gaston Bachelard, nomme « des silences et des timbres«  : composantes essentielles, ô combien !, de la musicalité ! _ suscitent en lui des mouvements corporels _ c’est décisif !!! _

le conduisant toujours à tendre l’oreille,

de plus en plus finement _ telle l’Ariane du Dionysos de Nietzsche _,

pour écouter _ aussi _ les échos de ses propres voix intérieures«  _ se mettant alors à résonner ensemble en harmoniques ;

encore faut-il les laisser se mettre peu à peu à parler, se déployer, prendre, avec de l’élan, leur allant (chanté) : leur « allure«  (dansée), dit Bachelard…


Avec pour résultat, page 23,

que l’« on se sent plus vif, plus actif ;

et on a la même impression _ combien juste ! _ d’entrer _ voilà ! _ dans un monde _ tout vibrant de résonances multiples (ondulatoires) : un « monde«  polyphonique ; par (et dans) lequel il nous faut, à notre tour, nous laisser porter et emporter… _ de mouvements et de forces« … _ dansants : et c’est bien là le principal…

A la chinoise :

et Marie-Pierre Lassus développera cette intuition, pages 25-26 :

Gaston Bachelard avait pu lire Marcel Granet…

_ et nous nous pouvons lire l’ami François Jullien…

Le livre de Marie-Pierre Lassus renvoie abondamment, et à très juste titre, à Nietzsche, à Bergson, à Wittgenstein, aussi.

Et cette fois encore, je renverrai mon lecteur

à ces livres-maîtres _ splendides ! _

de deux amis :

en l’occurrence, de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique ;

et, de Bernard Sève, L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe ;

m’étonnant un peu au passage que l’essayiste (musicologue) Marie-Pierre Lassus semble, un peu étrangement, les ignorer :

elle ne cite ni l’un ni l’autre en sa bibliographie, aux pages 259 à 268.

Il est vrai que, page 24, elle attribue malencontreusement le qualificatif de « nihiliste« 

à « la pensée de ce philosophe » : Nietzsche ! Non ! C’est tout le contraire ! C’est de cela qu’il faut s’extirper !!!

Dommage…


Et la conclusion du livre (« Retentissement« , aux pages 253 à 257) ne me semble pas tenir tout à fait, au bilan de l’enquête, les promesses des belles et justes intuitions de départ (« Coup d’archet« , aux pages 13 à 28

_ l’expression (devenue bachelardienne aussi : in Droit de Rêver, page 155) « Coup d’archet«  est empruntée à Rimbaud ;

et citée un peu plus longuement, toujours en exergue à un nouveau chapitre, page 107 de ce Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres de Marie-Pierre Lassus, qui s’y attarde à son tour… : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée ; je la regarde, je l’écoute, je lance un coup d’archet«  ;

l’expression est prélevée à ce qui succède immédiatement à la presque trop fameuse expression, in la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 (dite « lettre du voyant« ) « Je est un autre«  ; et vient pour qualifier l’intuition de l’évidence poétique même du poète, assistant presque malgré lui, même si pas tout à fait !, à son éclosion (sonore, musicale, « symphonique«  ici !) :

« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute _ de la faute du Je… Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet _ vertical _ : la symphonie fait son remuement _ voilà ! _ dans les profondeurs _ harmoniques _, ou vient d’un bond _ fulgurant, lui : mélodique… _ sur la scène«  _ de ce qui vient là se prononcer on ne peut plus physiquement, en éclatante matière verbale (« le cuivre s’éveillant clairon«  !), et ainsi s’exposer (« scéniquement« …), en son surgissement… De fait, l’intuition de Rimbaud est magnifique de vérité !

Je note aussi, en exergue au chapitre II « Qu’est-ce que la musique ?« , page 47, cette expression magnifique encore de Bachelard, à la page 152 de L’Air et les songes _ essai sur l’imagination du mouvement :

« … ce qui commande tout,

c’est la dialectique de ce qui coule et de ce qui jaillit » _ voilà !..

La conclusion de l’essai aurait gagné à être « creusée » davantage… 

Titus Curiosus, ce 2 juillet 2010

Post-scriptum, ce 5 juillet :

Alors que je reprends _ à des fins de creusement... _ ma première lecture _ j’en suis très exactement à la page 147 quand voici que survient le courriel… _ du Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres de Marie-Pierre Lassus,

avec beaucoup de plaisir

dans la précision de ses « analyse-lectures » du musical dans l' »écriture-pensée » _ qualifiée par elle de rien moins que « sa poésie » !.. _ de Gaston Bachelard

à propos des « énergie-pouvoirs » du poétique (dans les divers arts),

voici que

Jean-Paul Michel a bien voulu agréer à ma sollicitation

de choisir un de ses « poèmes méditerranéens » (« grecs, italiens, ou corses« , lui avais-je proposé…),

afin de pallier (en partie !) le défaut de l’entretien du 15 juin : ne pas avoir donné à entendre sa voix incarner un des poèmes de Je ne voudrais rien qui mente dans un livre

Son choix, maintenant, s’est porté sur :

POÈME DÉDIÉ À LA VILLE DE SIENNE (1982)

 

[…]

….

 

«  Je vois les Garçons d’Italie dans leur élégance naïve… »

 

 

Je vois les Garçons d’Italie dans leur élégance naïve

sur le Campo de Sienne glaner

du regard des regards — féminins  — étrangers —

& je ferme les yeux sous la roue

du soleil sans progrès

 

Oiseaux girant noirs-corneilles

cent mètres au-dessus de Louves d’art haut-hissées

— loin derrière eux le pigeon domestique

ou la colombe traditionnelle

 

La Tortue l’Oie le Dauphin l’Aigle

— vers de Dante gravés deux par deux — rêvant

de ta discipline O sensuelle A

mante de Christ bénie de Sodoma Sainte

Catherine de Sienne Patronne d’Italie &

Docteur de l’Église

 

Jouissant pas rasé dans la douceur étrusque

de la qualité de l’air du matin

— pendant qu’à l’Hôtel Le Tre Donzelle

Laure tète la Louve

qui est mon amour

noir et blanc —

ce dix-sept avril mil neuf cent quatre-vingt

deux

une voix dans ma voix prononce

& ma main trace :

« La terre ombrageuse des Princes

maintenant nous est dévolue. »

 

[…]


Merci !


Et il se trouve,

en plus,

que j’aime tout particulièrement la ville du bisannuel Palio,

la conque _ sublimement pentue, vers la fontaine Gaia… _ de son Campo (sa Piazza Communale : « le plus beau salon du monde« , s’en extasie Damien Wigny, en son merveilleux Sienne et le sud de la Toscane, aux Éditions Duculot, en 1992 : une bible !),

et jusqu’aux Crete lunaires _ « un des plus beaux paysages du monde« , dit encore Damien Wigny, à la page 197 de cette bible qu’est son « guide » : si spécial, en ses 1007 pages… _

qui sertissent la ville ceinte encore de ses remparts,

encore à-peu-près préservée, elle, des banlieues en expansion tentaculaire qui étouffent sa rivale triomphante, Florence ;

tout comme la grâce incomparable _ cf l’élégance rêveuse d’un Simone Martini… _ de la délicatesse si hautement civilisée des artistes siennois…

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