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Sur la réception par la critique de « Vêpres de la Vierge » de Monteverdi en Cinémascope, technicolor et relief, par Pygmalion : quelques écoutes un peu diverses…

18oct

Le double CD Harmonia Mindi HMM 902710.11 des « Vespro della Beate Vergine » de Claudio Monteverdi _ ce chef d’œuvre magistral et renversant de 1610, composé à Mantoue, mais destiné à Venise… _ par l’Ensemble Pygmalion de Raphaël Pichon, a reçu des appréciations un peu contrastées de la critique ;

par exemple, sous la plume de Frédéric Degroote à page 84 du Diapason n° 726 de ce mois d’octobre-ci (3 étoiles),

et sous celle de Philippe Venturini à la page 84 du Classica n° 256 de ce même mois d’octobre (5 étoiles).

Frédéric Degroote, dans Diapason :

« Dès le martèlement de l’invitatoire Deus in adjutorium, le ton est donné : celui d’un Vespro vocalement et orchestralement opulent, alignant plus de 35 choristes et 25 instrumentistes, sans compter les solistes.

(…)

Tout dans sa relecture millimétrée est surligné en jaune fluo, à coups de vifs contrastes ou de superpositions d’instruments.

L’Ave maris stella accuse une lenteur à faire suffoquer les chanteurs ; l’Amen final, pourtant noté sans changement de tempo, s’étire davantage encore, dans un crescendo à l’extase superlative. Dans le Gloria Patri du Magnificat, Pichon passe outre les chiavette _ ces clefs indiquant qu’il faut transposer une quarte plus bas, et non jouer dans le ton écrit _ et se targue de faire chanter des sol aigus aux deux ténors pour « décupler l’impact émotionnel ». La fin prévue par Monteverdi semblant ne pas lui suffire, il calque sur le Fidelium animæ la toccata d’ouverture sous prétexte d’arguments doxologiques.

Si l’on s’étonne de ces libertés philologiques, on ne peut que louer la réactivité des forces en place pour défendre cette vision à la loupe, ce Monteverdi en réalité augmentée. Au moins cette expérience sonore, où règne un mysticisme de pacotille, reflète-t-elle fidèlement l’une des définitions que le chef donne des Vêpres de Monteverdi : « la première œuvre cinématographique de l’histoire de la musique« . Au point que l’on croit aisément être revenu d’un péplum« .

Et puis Philippe Venturini, dans Classica :

« Depuis le concert de février 2019 à la chapelle royale du château de Versailles, capté puis publié en DVD par Château de Versailles Spectacles (…)Raphaël Pichon conserve une conception foisonnante et recueillie à la fois, nourrie du faste de l’église comme de la vitalité du théâtre, du tumulte du Tintoret comme de la richesse chromatique de Véronèse. L’effectif fourni du chœur (une trentaine de chanteurs) et la variété de l’orchestre, permettent de souligner _ et non pas surligner, ici _ les styles ancien et moderne, de distinguer les pièces polyphoniques chorales (les 5 psaumes) des motets solistes (les 4 concerti sacri annoncés sur la partition), d’éclairer cette « première œuvre cinématographique de l’histoire de la musique« .

Contrairement à René Jacobs (Harmonia Mundi, 1995), Gabriel Garrido (K617, 1999) ou Jordi Savall (Alia Vox, 1988), Raphaël Pichon ne recourt pas aux interpolations en grégorien, sauf pour la conclusion (Domine, exaudi orationem meam), qui récite la toccata d’ouverture, et insère le motet Sancta Maria, succurre miseris SV 328.

La prise de son généreuse d’Hugues Deschaux, permet de disposer d’une matière sonore onctueuse qui, heureusement, ne brouille pas la polyphonie et maintient les solistes dans un espace global.

Comme à son habitude, Raphaël Pichon prête attention au texte, que ce soit dans la torrentielle réponse à l’appel initial, les différents épisodes du Dixit Dominus (les temps forts bien marqués sur « conquassabit« , la fluidité du « De torrente« ), ou du Magnificat qui investit un vaste espace.  La grâce surnaturelle du Nigra sum d’Emiliano Gonzales Toro, la sensualité du Pulchra es de Céline Scheen et Perrine Devillers, l’énergie du Fecit potentiam de Lucile Richardot, participent à cette « expérience de l’extase » _ orgasmique ? _ que cherche le chef« .

Cf aussi l’article, uniment laudatif, lui, intitulé « Ode mariale » de Jean-Charles Hoffelé sur son site Discophilia, en date du 15 setembre dernier.

ODE MARIALE

En février 2019, la Chapelle Royale résonnait de fulgurantes Vêpres à la Vierge, Monteverdi investissait le temple du Grand Siècle sous la conduite ardente _ voilà _ de Raphaël Pichon. Ceux qui étaient présents ont gardé de cette aventure des souvenirs pour la vie, heureusement le label du Château de Versailles a publié la captation filmée de ces soirées historiques.



Mais Raphaël Pichon est en constant « work in progress ». Adieu l’image, ces nouvelles Vêpres seront toute entières sonores, et gardent des solistes prestigieux des concerts de Versailles les seuls Lucile Richardot – son Fecit potentiam est historique -, Nicolas Brooymans et le saisissant doublé des ténors, Emiliano Gonzalez Toro et Zachary Wilder, le premier atteignant au sublime ici plus qu’encore qu’à Versailles pour Nigra sum.

Adieux les mises en espaces, au Temple du Saint-Esprit à Paris, dans la roideur post-pandémique de janvier 2022, Raphaël Pichon réinvente « ses » Vêpres, assumant leur caractère disparate, les espaçant de plain-chant, dorant à force cornets et saqueboutes les icônes, et célébrant, dans une spatialisation savante qui songe toutes oreilles ouvertes aux espaces oniriques de San Marco _ forcément… _, les polyphonies gabrielliennes _ oui. La nudité des a capella adossés aux fastes des célébrations, tout rend compte des multiples visages de ces Vêpres qu’on sait composites.

Miracle, elles coulent enfin d’une seule ligne, tour à tour ténue ou spectaculaire, comme elles ne l’avaient plus fait depuis la version princeps _ celle de 1964, celle de 1989 ? _ de John Eliot Gardiner, ce n’est pas sous ma plume un mince hommage à l’art de ce jeune homme qui n’aime se confronter qu’aux chefs-d’œuvre, l’année passée une Saint Matthieu bouleversante, aujourd’hui ces Vêpres éloquentes, à quoi pense-t-il pour demain ?

LE DISQUE DU JOUR

Claudio Monteverdi
(1567-1643)

Vespro della Beata Vergine,
SV 206

Pygmalion
Raphaël Pichon, direction

Céline Scheen, soprano
Perrine Devillers, soprano
Lucile Richardot, mezzo-soprano
Emiliano Gonzalez Toro, ténor
Zachary Wilder, ténor
Antonin Rondepierre, ténor
Étienne Bazola, basse
Nicolas Brooymans, basse
Renaud Brès, basse

Un album de 2 CD du label harmonia mundi HMM 902710.11

Photo à la une : le chef Raphaël Pichon – Photo : © DR

Des regards tous trois intéressants,

en harmonie aussi avec ma propre écoute, impressionnée… 

Ce mercredi 18 octobre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Comment interpréter Gesualdo et son irradiante singularité ?..

05déc

Carlo Gesualdo da Venosa

(Venosa, 8 mars 1566 – Gesualdo, 8 septembre 1613)

est un de mes compositeurs préférés !


Mais combien sont rares les interprétations de ses œuvres

vraiment satisfaisantes

_ et réellement idiosyncrasiques ?..

Longtemps, de ses six livres de Madrigaux,

ne m’a exclusivement agréé

que l’interprétation du Quintetto Vocale italiano, d’Angelo Ephrikian

_ avec les chanteurs Karla Schlean (soprano), Clara Foti (mezzo-soprano), Elena Mazzoni (contralto), Rodolfo Farolfi (ténor), Gastone Sarti (baryton) et Dimitri Nabokov (basse).

Puis,

m’a beaucoup plu _ voire même comblé ! _,

livre à livre,

celle de La Compagnia del Madrigale,

pour les livres 6, 3 et 2

_ de même, d’ailleurs, que la totalité de leurs CDs : chaque fois, une extase…

Les chanteurs en sont Rossana Bertini, Francesca Cassinari (sopranos), Elena Carzaniga (alto), Giuseppe Maletto, Raffaele Giordani (ténors) et Daniele Carnovich (basse). 

Alors que m’horripilaient

toutes les autres interprétations,

tout particulièrement du fait de la non-italianité criante des chanteurs.

Alors quand est paru,

le 28 novembre dernier,

l’article de Jean-Charles Hoffelé sur son blog Discophilia

intitulé D’amour à mort,

ai-je été quasi blessé

de la chronique très négative _ et non argumentée ! _

portée par ce critique que j’apprécie beaucoup en général

à l’égard

et de La Compagnia del Madrigale,

et de leur CD du 2e livre de Madrigaux de Carlo Gesualdo ;

notamment par la comparaison faite par Hoffelé

avec le double album

que les Arts Florissants, dirigés par Paul Agnew

_ avec les chanteurs Miriam Allan et Hannah Morrison (sopranos), Lucile Richardot et Mélodie Rubio (contraltos), Sean Clayton (ténor), Edward Grint (basse) et Paul Agnew lui-même (ténor) _,

ont consacré aux Livres 1 et 2 des Madrigaux de Gesualdo !

D’AMOUR À MORT

La Compagnie del Madrigale s’est lancée voici quelques années dans une intégrale toujours en cours _ manquent encore les livres 1, 4 et 5 _ des Madrigaux de Gesualdo, je croyais l’entreprise salutaire _ certes ! _, après tout on n’avait pas vraiment d’alternative au geste expressionniste _ oui, éblouissant ! _ déployé par Angelo Ephrikian et ses chanteurs qui avaient enregistré dans des conditions difficiles la version princeps de l’ensemble des Livres.


Hélas, les nouveaux venus faisaient bien pâle figure _ ah ! non !!! _ et ce dès le premier disque, étrange que Glossa n’ait pas préféré confier une entreprise si périlleuse à La Venexiana _ tellement décevante, elle, depuis le départ de ses membres qui allaient fonder La Compagnia del Madrigale… Quel ensemble pourrait concilier le style musicologiquement juste avec l’expression si intense _ oui _ devinée _ oui _ par la petite troupe dépareillée d’Ephrikian ?

Une divine surprise m’attendait à la poste dans une enveloppe d’harmonia mundi, un joli double album qui semble le premier volume d’une intégrale des six Livres selon Les Arts florissants emmenés par Paul Agnew.


Leur parcours Monteverdi m’avait bluffé _ pas moi ! _ ; dès Baci, soavi, e cari qui ouvre le Libro primo, les mots éclatent, assaillant les notes _ c’est vrai _ ; les affects brillent ; tout le feu du baroque italien exalte _ oui _ les couleurs et les accents de ces six voix, faisant résonner cette alliance coupante comme une pointe de diamant entre le mot et la note qui donne à la musique de Gesualdo ses vertigineuses _ en effet ! _ propriétés expressives. Car ici les mots dansent, dans la clarté aveuglante qu’impose Paul Agnew conduisant de son ténor ces efflorescences de sons.

Admirable, jusque dans la sensualité trouble de bien des pages qui ne sont pas sollicitées _ artificiellement _ mais simplement exposées dans leurs singulières harmonies _ oui. Lorsque l’on sait qu’à mesure que les Livres s’accumulent, cette langue si libre se radicalise encore _ oui _, je peine à me dire qu’il faudra attendre les prochains volumes, je les voudrais tous pour m’immerger enfin dans ce corpus de chefs-d’œuvre _ assurément ; et sans postérité.


LE DISQUE DU JOUR

Carlo Gesualdo (1566-1613)
Madrigaux à 5 voix, extraits des “Libro primo” et “Libro secondo

Les Arts florissants
Paul Agnew, direction

Un album de 2 CD du label harmonia mundi/Les Arts florissants HAF8905307.08

Photo à la une : le ténor et directeur des Arts florissants – Photo : © DR

J’avais renâclé à me procurer ce double album des Arts Flo (et Paul Agnew), redoutant un certain défaut d’italianité de leur part…

J’ai bien voulu cependant tenter l’expérience…

Et n’ai pas été déçu, bien au contraire,

d’avoir écouté le conseil de Jean-Charles Hoffelé.

Même si je ne change _ pas du tout ! _ d’avis sur La Compagnia del Madrigale !

Je dirai simplement que

du Livre second des Madrigaux de Gesualdo,

nous disposons là

de deux interprétations qui diffèrent

quant à leur regard sur le parcours même de création du compositeur :

entre la tonalité des œuvres de la période de Ferrare (1594 – 1596),

pour les quatre premiers Livres,

et celle de la période de Gesualdo (1611 – 1613),

pour les deux derniers _ sublimissimes…

La Compagnia del Madrigale se refusant, elle, à interpréter les premiers Livres de Madrigaux de Gesualdo

de la manière qui conviendra aux deux derniers…

Quant à l’appréciation de Jean-Charles Hoffelé

sur la valeur des précédents CDs de La Compagnia del Madrigale

_ leurs merveilleux et magiques Monteverdi (les Vespro), Marenzio (les livres 1 et 5 de Madrigaux), De Rore (Vieni, dolce Imeneo)

et l’album Orlando furioso : madrigaux composés sur des poèmes de l’Arioste… _,

je ne la partage _ ni ne comprends _ pas du tout !!!

À quoi peut donc tenir cette exécration musicale ?

Je me le demande bien…

Ce jeudi 5 décembre 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Une réponse à un article critique envers Call me by your name…

14mar

En surfant sur le net,

j’ai fini par pêcher enfin un article critique à l’encontre du film de Luca Guadagnino Call me by your name,

sous la plume d’un nommé Vincent Raymond, et publié simultanément dans divers Petit Bulletin

(de Lyon, de Grenoble, de Saint-Etienne),

le 27 février dernier.

Le voici,

d’abord tel quel,

sans la moindre farcissure de ma part :


CIAO BELLO
WTF ? à l’italienne : « Call Me By Your Name« 

de Luca Guadagnino (Fr-It-E-U-Br, 2h11) avec Armie Hammer, Timothée Chalamet, Michael Stuhlbarg…

par VINCENT RAYMOND
MARDI 27 FÉVRIER 2018

Italie, dans la moiteur de l’été 1983. Elio traîne ses 17 ans entre son piano, ses doctes échanges avec ses parents, et un flirt avec Marzia. L’arrivée du nouveau doctorant de son père, Oliver, le met étrangement en émoi. D’abord distant, celui-ci se montre aussi sensible à ses appâts…

Cette roublardise de moine copiste, aux forts relents de Maurice, Chambre avec vue ou Mort à Venise entre autres films avec éphèbes torse nu et/ou James Ivory au générique et/ou Italie vrombissante de cigales, a beaucoup fait parler d’elle dans tous les festivals où elle a été distillée depuis un an — même Hugh Jackman a succombé à son charme.

Ah, c’est sûr que Luca Guadagnino ne lésine pas sur les clichés pour fédérer dans un même élan les publics quadra-quinqua (indécrottables nostalgiques, toujours ravis qu’on leur rappelle leur adolescence) et gays (jamais contre une idylle entre deux beaux gosses, dont un façon Ruppert Everett blond) ; au point que ressortir du film sans avoir Love My Way des Psychedelic Furs gravé dans le crâne, ni le désir d’un bain de minuit en mini-short relève de l’exploit. Mais que de superficialité, que de prétextes et d’auto-contemplation satisfaite pour diluer un argument de court-métrage !

Car la romance entre Elio et Oliver se révèle assez ordinaire. Cette première amourette d’ado ne se heurte à aucune impossibilité extérieure : au contraire, la famille intello et libérale d’Elio considère avec bienveillance leur relation. Et si la séparation est vécue comme un immense dramuscule par ce petit égoïste, c’est qu’il s’agit de la seule écharde dans sa vie douillette.

Donnant parfois l’impression de vouloir contrefaire jusqu’au vertige et au moindre costume l’époque de narration, Guadagnino laisse planer un doute un peu malsain sur des marques affectant le corps d’Oliver — une allusion au sida, qui commençait alors sa terrible hécatombe ? — et se montre surtout bien plus timoré que les cinéastes d’il y a trente ans (notamment Belocchio dans Le Diable au corps) au moment de filmer les étreintes charnelles. Trop poli, Call Me By Your Name est long et morne comme une méridienne sans bain.

Et maintenant, le voici farci de mes commentaires :

D’abord, ce titre avec abréviation (pour initiés seulement !) :

CIAO BELLO
WTF ? à l’italienne : « Call Me By Your Name« 

Que peut donc signifier cette abréviation, WTF ?

WTF : abréviation de what the fuck,

équivalent argotique de what,

utilisé dans les discussions électroniques instantanées (une nuance d’exaspération, ou plus généralement d’émotion, y est ajoutée par the fuck).

WTF is this?! Putain, c’est quoi ?!

 

What The Fuck ? : une manière assez grossière d’exprimer son incrédulité, notamment sur Internet ;

en français, la vulgarité de l’expression anglaise disparaît ; et WTF signifie Mais c’est du grand n’importe quoi ! 

Dont acte !

Italie, dans la moiteur de l’été 1983. Elio traîne ses 17 ans entre son piano, ses doctes échanges avec ses parents _ universitaires _, et un flirt avec Marzia _ sa petite voisine. L’arrivée du nouveau doctorant _ américain, âgé de 24 ans _ de son père, Oliver, le met étrangement _ vraiment ? _ en émoi. D’abord distant, celui-ci se montre aussi _ un peu plus tard _ sensible à ses appâts _ si l’on peut dire : j’y suis personnellement peu sensible…

Cette roublardise de moine copiste _ de la part du réalisateur Luca Guadagnino, ainsi qualifié de madré copieur ! _, aux forts relents de Maurice, Chambre avec vue ou Mort à Venise entre autres films _ Retour à Howards end, aussi ! _ avec éphèbes torse nu _ mais Timothée Chalamet, s’il est bien très souvent, en effet, torse nu et en short, ici, a peu de choses de la plastique d’un éphèbe… _, et/ou James Ivory au générique, et/ou Italie vrombissante de cigales _ quelle gratuite ironie ! Pour ma part, je suis demeuré sourd aux prétendues cigales du film… _, a beaucoup fait parler d’elle _ = le buzz _ dans tous les festivals où elle a été distillée _ avec habileté apéritive ? _ depuis un an — même Hugh Jackman _ une référence pour l’auteur de l’article ! _ a succombé à son charme.

Ah, c’est sûr que Luca Guadagnino ne lésine pas sur les clichés _ mais parler et penser procède, et très nécessairement d’abord, chez l’in-fans, de la langue commune, et donc de ses clichés reçus et partagés ! La tâche noble de la parole effective (cf Noam Chomsky, par exemple en ses Réflexions sur le langage) est de s’extraire, en ses phrases inventées, de ces usages d’abord, en effet, stéréotypés, et d’apprendre peu à peu à parler (et penser) de façon si possible un peu plus plus originale (et critique, et même, et surtout, auto-critique !!!) que par ces stéréotypes et clichés, et peut-être enfin, in fine (mais le processus est infini…) par soi-même ; sur les conditions très concrètes de la liberté de penser (et contre la censure), cf l’indispensable et très beau Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? du grand Emmanuel Kant  : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? « , nous apprend, en effet, Kant… _ pour fédérer dans un même élan les publics quadra-quinqua (indécrottables nostalgiques, toujours ravis _ c’est à voir ! _  qu’on leur rappelle leur adolescence _ sauf que Luca Guadagnino a précisément choisi d’éliminer le principe de la voix-off, trop porté sur la nostalgie du passé, à ses yeux, et pas assez présent au présent (du présent présentisme !) ; le principe de cette voix-off qui se souvient, était en effet celui qui avait été choisi en son adaptation première par James Ivory, fidèle en cela à la démarche même du Je me souviens d’André Aciman en son roman ; d’où le clash survenu entre Luca Guadagnino et James Ivory en mai 2016 ; James Ivory dont le nom n’est demeuré au générique du film que dans la perspective (couronnée de succès !) d’une récompense pour le film aux Oscars, qui n’avaient pas su jusqu’ici honorer le nom de James Ivory, maintenant âgé de 90 ans… _) et gays (jamais contre une idylle entre deux beaux gosses _ ah ! cette affreuse expression-cliché ! _, dont un façon Ruppert Everett blond _ Armie Hammer, en l’occurrence : quelle négation de son pourtant très remarquable talent d’acteur ! à comparer, en l’élégante retenue de son incarnation du personnage complexe d’Oliver, avec l’extraversion californienne (!) de ses interviews _) ; au point que ressortir du film sans avoir Love My Way des Psychedelic Furs gravé dans le crâne _ à la première vision du film, ce serait tout de même un exploit ! la scène (impressionnante certes !!! cf mes articles des 10 et 13 mars, dans lesquels j’ai, par deux fois, intégré cette magnifique séquence de danse d’Oliver : «  et « ) dure en effet à peine 44′ … _, ni le désir d’un bain de minuit en mini-short _ à ce point ??? Quel extraordinaire impact a donc ce film ici vilipendé, sur un spectateur aussi mécontent et ronchon que l’auteur de cet article ! _, relève de l’exploit _ mais  c’est là rendre un bien bel hommage à l’hyper-efficacité professionnelle de la « roublardise«  du réalisateur et des producteurs de ce film. Mais que de superficialitécependant le très fort impact du film sur ses spectateurs, de même que celui du profondément émouvant troublant jeu des acteurs, ainsi que celui du fini du travail de tous ceux qui (chef opérateur en tête !) ont participé à la réalisation, à la suite de Luca Guadagnino, le maître d’œuvre final de Crema, contredit fortement cette ronchonneuse opinion !!! _, que de prétextes _ à quoi donc ? à de traîtresses manipulations de la sensibilité des spectateurs du film ? _ et d’auto-contemplation satisfaite _ satisfaite de quoi ? des complaisances pulsionnelles homoérotiques des réalisateur-producteurs ? _, pour diluer un argument _ mince et pauvre : mais artistiquement importe seul ce qui en résulte : le produit achevé !.. _ de court-métrage !

Car la romance _ pour qualifier les épanchements d’un premier amour, à 17 ans… _ entre Elio et Oliver, se révèle assez ordinaire _ et alors ? quid de la « romance«  de Tristan et Yseult ? de la « romance«  de Roméo et Juliette ? ou de la « romance«  de Pelléas et Mélisande ? Et cela, en leurs diverses et multiples reprises et ré-interprétations… C’est, in fine, seul le style propre de l’œuvre qui importe ! Cette première amourette d’ado _ quel mépris ! _ ne se heurte à aucune impossibilité extérieure _ et alors ? En matière d’« impossibilités« , il en est d’aussi puissantes intériorisées ; telle, ici, et à un certain degré, l’impossibilité d’Oliver de prolonger sa liaison d’un été italien avec Elio, par la persistance de son choix d’épouser la femme à lui promise, avec la pression de ses parents, aux Etats-Unis… _ : au contraire, la famille intello et libérale d’Elio considère avec bienveillance _ mais sans en rien manifester _ leur relation. Et si la séparation est vécue comme un immense dramuscule _ quel oxymore ! le film est (et se veut) l’expression du vécu de l’adolescent : qui peut, de l’extérieur et en surplomb, s’en moquer ?.. _ par ce petit égoïste _ là, c’est carrément injuste ! En dépit de l’égocentrislme normal de tout adolescent (voire de quiconque, du moins au départ de tout vécu), Elio demeure extrêmement attentif à (et très curieux de) l’altérité des autres ; cf par exemple sa belle réponse à la belle réaction de sa petite amie Marzia quand elle comprend que c’est bien Oliver que désire surtout (et aime vraiment) Elio, et pas elle… _, c’est qu’il s’agit de la seule écharde _ superficielle !!! _ dans sa vie douillette _ d’enfant de bobos privilégiés ; mais une blessure d’amour est-elle jamais superficielle, risible, méprisable ?.. De quelle indifférente et froide hauteur se permettre d’en juger ainsi ?..

Donnant parfois l’impression de vouloir contrefaire _ pourquoi injurier la simple probité de la réalisation ? _ jusqu’au vertige et au moindre costume _ et alors ?.. La fidélité de la reconstitution des décors, des costumes, du climat musical de 1983, tout cela participe, au delà de sa parfaite simple probité artistique (et d’abord artisanale), du puissant charme du film… _ l’époque de narration, Guadagnino laisse planer un doute _ vraiment ? _ un peu malsain sur des marques affectant le corps d’Oliver — une allusion au sida, qui commençait alors _ à vérifier plus précisément: quand se répandit vraiment la prise de conscience du phénomène du sida ?.. Dès 1983 ? _ sa terrible hécatombe ? — et se montre surtout bien plus timoré _ ah ! telle était donc l’attente principale de ce critique, et la probable raison principale de ses ronchonneries… _ que les cinéastes d’il y a trente ans (notamment Bellocchio dans Le Diable au corps) au moment de filmer les étreintes charnelles _ mais tel n’est pas l’objectif de notre film ; la fougue des désirs n’a pas du tout besoin de surlignages surchargés, telle l’image de la fellation dans le film provocateur (et chercheur de scandale) de Marco Bellochio en 1986. Trop poli _ pour être honnête ? mais non ! _, Call Me By Your Name est long et morne _ Non ! Certes pas ! _ comme une méridienne sans bain _ seulement pour un ronchon bien décidé à s’y ennuyer ; et plus encore à chercher à se faire mousser si peu que ce soit en  déversant ainsi un peu trop à bon compte de l’encre de sa bile sur le film…

Ce mercredi 14 mars 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Sur la recollection dérangeante du « dossier » « Fumée humaine » : la contribution littéraire de Nicholson Baker à la curiosité historique sur la seconde guerre mondiale

25juin

Avant de me mettre à lire « Human smoke« 

que m’a chaleureusement recommandé dès sa parution, le 14 mai 2009, le toujours d’excellent conseil David Vincent,

voici, sur cet opus, un petit dossier d’articles mettant « l’eau à la bouche« …

En commençant, comme souvent, par un article d' »El Pais« , le 22 juin :

 « El mal estaba en todas partes« 


Nicholson Baker muestra en « Humo humano« 
_ qui vient de paraître aussi en traduction française (par les soins d’Éric Chedaille) aux Éditions Christian Bourgois le 14 mai dernier : le titre originel, « Human smoke« , a été conservé… _ cómo la pulsión destructiva de la II Guerra Mundial no era sólo de un bando _ El autor rinde homenaje al pacifismo

JOSÉ MARÍA RIDAO _ Madrid _ 22/06/2009

Desde que, con motivo de la conmemoración del medio siglo del final de la II Guerra Mundial, la investigación historiográfica empezó a confundirse con el denominado « trabajo de memoria« , la idea de que el conflicto más devastador de todos los tiempos revestía los caracteres de una lucha escatológica, de un combate contra el Mal Absoluto, ha ido ganando terreno. Poco a poco, la indagación sobre los procesos políticos, diplomáticos y económicos que condujeron a la guerra se fue abandonando en favor de una reflexión de otra naturaleza, a medio camino entre la filosofía y la teología, y en la que lo más relevante es responder a la pregunta de por qué el ser humano fue capaz de tantas atrocidades como tuvieron lugar entre 1939 y 1945. Podría tratarse, sin duda, de una reflexión interesante, incluso necesaria, pero a condición de que no parta del equívoco que Nicholson Baker denuncia en su ensayo _ sic ! _ « Humo humano« , que acaba de publicar en España Debate _ et en France les Éditions Christian Bourgois _ : ese genérico ser humano que se libró a la destrucción y el asesinato en masa no se encontraba únicamente en las filas del nazismo, sino también, en mayor o menor medida, en cada uno _ voilà... _ de los bandos enfrentados.

Churchill: « Estoy a favor de emplear gas tóxico contra tribus incivilizadas »

El abogado Roosevelt propuso reducir el número de judíos en la Universidad

El propósito declarado de Baker es saber si la II Guerra Mundial fue una « guerra buena » _ une « guerre juste« , disons-nous… _ y si, hechos todos los balances, « ayudó a alguien que necesitara ayuda« . Tal vez la sensación de que, al emprender esta tarea, se vería obligado a nadar a contracorriente de un relato historiográfico que consagra a Churchill y a Roosevelt como héroes haya llevado a Baker a plantear su obra, no como un volumen de historia al uso, sino como un texto coral _ polyphonique _ en el que son los protagonistas quienes toman la palabra. El autor, por su parte, se ha limitado a seleccionar _ en un dossier purement historiographique + un montage _ las declaraciones, los artículos de prensa, las cartas o los diarios en los que los protagonistas se expresan en primera persona, añadiendo de vez en cuando breves comentarios sobre el contexto y, siempre, la fecha de los documentos _ cf mon article du 14 avril 2009 sur le livre de Georges Didi Huberman, « Quand les images prennent position _ LŒil de l’Histoire 1« , à propos de l’extraordinaire (et trop méconnu encore !!!) montage de documents photographiques, principalement, par Brecht en son livre « L’ABC de la Guerre » : « L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer«  El resultado es perturbador, como si, de pronto, hubieran sido convocados a escena todos los silencios _ oui ! cf sur ces silences, aussi, le plus que passionnant livre à paraître à la rentrée de Yannick Haenel, à propos du livre magnifique de Jan Karski : « Mon témoignage devant le monde (histoire d’un secret) » : « Jan Karski » !.. _, todos los equívocos imprescindibles para que la historia de la II Guerra Mundial se pueda seguir contando como hasta ahora.

Baker no expone una tesis, la ilustra _ par sa seule récollection (+ montage) de documents authentiques. Y para ello concentra la mirada _ le principal est dans la focalisation _ sobre dos de los dramas mayores del conflicto : el sistemático bombardeo de poblaciones civiles y las iniciativas, o mejor, la absoluta ausencia de iniciativas oficiales, para salvar a los judíos perseguidos por el nazismo. En realidad, la posición de Baker, la tesis que se propone ilustrar en « Humo humano« , sólo queda fijada en la dedicatoria con la que concluye un breve epílogo de apenas dos páginas : « Dedico este libro« , escribe Baker, « a la memoria de Clarence Pickett y otros pacifistas estadounidenses y británicos. Jamás han recibido realmente el reconocimiento que se merecen. Intentaron salvar refugiados judíos, alimentar a Europa, reconciliar a Estados Unidos y Japón e impedir que estallara la guerra _ cela, c’est sans doute une autre Histoire… Fracasaron, pero tenían razón« .

« Humo humano » establece un implícito paralelismo entre la guerra total que inspira la estrategia de todos los contendientes en la II Guerra Mundial y los ataques aéreos en los territorios coloniales. Es entonces cuando aparecen por primera vez protagonistas como el futuro jefe del Bombing Command, Arthur Harris, y el también futuro primer ministro británico, Winston Churchill. « Estoy decididamente a favor de emplear gas tóxico« , escribe Churchill al jefe de la Royal Air Force, « contra tribus incivilizadas« . La confianza del primer ministro en la eficacia del bombardeo contra civiles, aunque ya no con gas tóxico, que había sido prohibido, se mantiene intacta al iniciarse la II Guerra Mundial, sólo que ahora Churchill pretende que la lluvia de fuego que descarga sobre las ciudades de Alemania transmitan el mensaje de que los alemanes deben rebelarse contra Hitler. Con el implícito y aterrador corolario de que, si no lo hacen, se convierten en cómplices del dictador.

Los textos que reproduce Baker recuerdan que el antisemitismo no fue sólo un sentimiento alimentado por el nazismo, sino un clima general _ là-dessus, lire de Georges Bensoussan : « Europe, une passion génocidaire« , aux Éditions Mille et une nuits, en 2006… Cuando aún era un simple abogado, el futuro presidente Roosevelt se dirigió a la Junta de Supervisores de Harvard proponiendo que se redujera el número de judíos en la Universidad hasta que sólo representaran un 15%. Y Churchill, entretanto, publicaba en febrero de 1920 un artículo de prensa en el que decía que judíos « desleales » como Marx, Trotski, Béla Kun, Rosa Luxemburgo y Emma Goldman habían desarrollado « una conspiración mundial para el derrocamiento de la civilización« . Creía, sin duda, en la existencia de « judíos leales« , a quienes exigía en ese mismo artículo que vindicasen « el honor del nombre de judío« , pero la obsesión antibolchevique le jugó la mala pasada de elogiar, también en la prensa, a Mussolini, de quien se declaró « encantado por el porte amable y sencillo » y « por su actitud serena e imparcial« . E incluso a Hitler, de quien, dejándose influir por los comentarios de los que lo conocían, estima que era « un funcionario harto competente, sereno y bien informado de porte agradable y sonrisa encantadora« . En contraposición, Trotski « era un judío. Seguía siendo un judío. Era imposible no tener en cuenta este detalle« .

Es probable que quienes defienden la interpretación de la II Guerra Mundial como una « guerra buena« , como una lucha escatológica contra el Mal Absoluto, reprochen a Baker la selección de los textos que ha incluido en su provocador « Humo humano » . Pero, aun así, esos textos seguirán estando donde están, y obligan, cuando menos, a repensar _ oui ! _ la relación entre la historia y el tan traído y llevado « trabajo de memoria« .

JOSÉ MARÍA RIDAO

A l’inverse de cet éloge,

voici, maintenant, une « critique » de « Human smoke » par l’excellent Philippe Lançon, dans le cahier « Livres » du « Libération » de ce jeudi 25 juin,

en un article intitulé « Updike dans la peau« 

en « contrepoint » à un éloge, il est vrai, d’un (vieil) hommage d’il y a maintenant vingt ans, à ce maître d’écriture que fut pour lui John Updike,

« Updike et moi« ,

de ce même Nicholson Baker à John Updike, donc _ lequel vient de disparaître le 27 janvier 2009 _,

mais un Nicholson Baker plus jeune, lui aussi (forcément !) de vingt ans (il avait trente deux ans en 1989) :

en effet, cet « Updike et moi » fut écrit en 1989-90 ;

et s’il a paru aux États-Unis en 1991, et fut traduit assez tôt, ensuite, en français (par Martin Winckler),

l’éditeur Julliard renonça cependant alors à le publier ;

ce livre devant surtout, ou du moins d’abord, sa parution actuelle, dix-huit ans plus tard, en traduction française (aux Éditions Christian Bourgois)

d’abord, et hélas, à l’événement du décès de John Updike, le 27 janvier dernier.

Le jeune Nicholson Bake, né le 7 janvier 1957, avait, en 1989, trente-deux ans …

Voici ce que dit Philippe Lançon, donc, de ce « Human smoke » :

Ecot. Le nouveau livre de Baker, « Human smoke« , est surprenant mais moins intéressant _ que « Updike et moi« , pour Philippe Lançon… C’est une elliptique et édifiante anthologie parfaitement écrite, et une performance : 500 pages de faits et déclarations réels, inventoriés puis miniaturisés sans commentaire, à la manière des « Crimes exemplaires » de Max Aub, qui permettent de suivre, de 1917 à 1941, non pas seulement la remontée vers la guerre, mais le spectacle du goût des Etats pour le crime et la guerre. Baker cherche à montrer, par ses microrécits, que tout se tenait : les méchants hitlériens et les vilains staliniens sont aussi les produits d’une enchère dans laquelle les démocraties ont versé leur écot. Il n’a pas tort, mais on ne peut pas dire qu’on l’ignorait, et la démonstration, bien que composée avec le sens du contraste et de la progression, tourne à l’amas d’anecdotes _ j’en jugerai en le lisant… Ses sources sont citées, page par page, en particulier les journaux de l’époque. On y verra que, si la presse attisa bien des passions tristes, elle fit d’abord son travail : de l’anticolonialisme, de l’antisémitisme et des expériences meurtrières les plus imaginatives, tout fut aussitôt dit, écrit et relaté. Mais le monde ne voulait, simplement, pas le savoir _ c’est un point certes dirimant!

Dont acte.

Quant au début de l’article, consacré à « Updike et moi« ,

c’est un bijou d’article ! Qu’on en juge aussi :

« Updike dans la peau »

Critique

Mélange. Un hommage de Nicholson Baker à l’auteur de «Rabbit».

Par PHILIPPE LANÇON

Nicholson Baker : « Updike et moi«  Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Martin Winckler Christian Bourgois, 194 pp., 17 euros.

« Human smoke«   Traduit par Éric Chedaille Christian Bourgois, 574 pp, 26 euros.

Quiconque est intéressé par la vie d’un écrivain _ oui ! _ plutôt que par sa biographie lira avec plaisir « Updike et moi« . Il découvrira quels liens, d’admiration et de jalousie, de gratitude et de complexes, peuvent unir un auteur _ lecteur _ aux aînés (vivants ou pas) qui l’ont justifié. Parce que c’était eux, parce que c’était moi _ en leur singularité se révélant dans l’œuvre ouverte d’écriture.

A l’été 1989, Nicholson Baker apprend la mort de l’écrivain Donald Barthelme (1). Il a suivi ses cours à Berkeley, l’admire, se sent incapable d’écrire le moindre texte sur lui. Un écrivain mort peut en cacher un autre, qui ne l’est pas forcément : réfléchissant sur cet exercice à perspective faussée qu’est l’hommage nécrologique, il se souvient de celui que John Updike publia sur Nabokov (un écrivain que Baker aime également par-dessus tout _ et si je puis m’insérer modestement en cette « chaîne«  d’admirations, à mon tour…). Ainsi en vient-il à écrire, de digression en digression, la manière dont Updike, cet «ami imaginaire», vit en lui _ et « travaille » ainsi sa propre écriture. Il parle de son idée au rédacteur en chef d’une revue. On lui répond que le résultat pourrait aussi bien être excellent que «tout à fait sinistre».

Le livre est publié aux Etats-Unis en 1991. Baker est un jeune romancier _ de trente quatre ans, maintenant _, auteur de nouvelles et de « la Mezzanine » _ à découvrir, pour qui ne l’a pas encore fait… Updike a encore dix-huit ans à vivre : on ignore si et comment il a réagi. Martin Winckler, l’auteur de « la Maladie de Sachs« , amateur de George Perec et de séries télévisées, explique dans la préface qu’il a traduit « Updike et moi«  sur proposition d’un éditeur, Julliard, qui renonça _ cependant _ à le publier. Il a fallu qu’Updike meure pour qu’il finisse par paraître _ en forme d’hommage non plus à un vivant, mais à un disparu. L’amour des livres est plus patient _ oui : chez quelques uns… _ que les regrets qu’ils inspirent.

Virus. John Updike, né en 1932, vit en Nicholson Baker, né en 1957, comme un virus enchanteur _ quelle belle formule ! On ne peut donc pas dire que Baker écrit sur Updike, mais plutôt sur lui-même révélé par Updike _ voilà ! le « génie », en plus de sa « singularité » atypique, a aussi la vertu d’une « exemplarité » forcément problématique : il ne se copie pas ! il « inspire » !!! L’envie concrète de le faire lui vient le jour où, «avec une stupéfaction jalouse», il voit sa mère se marrer en lisant la description par l’auteur de « Rabbit » d’un morceau décollé de gazon de golf : «Rien n’est plus impressionnant que le spectacle d’une personne complexe _ d’une grande capacité de sensibilité admirative _ éclatant de rire _ en ce que Baldine Saint-Girons appelle un « acte æsthétique« … _ à la lecture de quelques mots dans un livre ou un journal sérieux», surtout si cette personne est sa mère. Baker observe le virus que la sienne lui a peut-être refilé.

Son effet est permanent et sa victime, assez négligente. Permanence : «Au cours des treize dernières années écoulées, il ne s’est guère passé de jours sans qu’Updike occupe au moins une ou deux de mes pensées.» Négligence : quand Baker répertorie ses lectures d’Updike, il s’aperçoit qu’il n’a fini presque aucun de ses livres, et qu’il n’en a le plus souvent lu que quelques pages. C’est que l’écrivain est plus constant dans sa production que le lecteur dans ses assiduités : «De même que nous voyons rarement nos amis les plus proches parce que leur proximité nous ôte le pressant besoin de débarquer chez eux, de même la productivité constante de l’écrivain vivant émousse notre impatience de combler les lacunes de notre lecture» _ pas toujours, heureusement…

En revanche, Baker est intarissable lorsqu’il s’agit de se poser des questions comme : qu’aurait fait Updike à ma place dans ce Mac Donald’s où je m’humilie avec des centaines de pièces jaunes tout en lisant William Blake ? Comment aurait-il décrit cette histoire de bonbons passés au rayon X par peur des bombes pendant un Halloween ? Et quand l’écrivain Tim O’Brien lui apprend, l’air de rien, qu’il joue au golf avec Updike, mais qu’ils ne parlent jamais de livres, Baker n’en finit plus de décrire comment il jouerait, lui, au golf avec son héros. Il faut le consoler en pensant que, s’il l’avait fait réellement, jamais il n’aurait pu l’imaginer _ l’activité se déployant, à l’œuvre, de la faculté de « génie »…

Ce que Baker a lu d’Updike, des phrases, des bouts de phrases, un personnage par-ci, une manière de décrire par-là, tout cela vit en lui profondément et à tout moment _ l' »inspire », en toute légéreté… Il tient des fiches mais cite de mémoire, donc de travers, puis rétablit les vraies phrases entre crochets. Elles sont souvent moins bonnes que leurs déformations : Borges _ l’ami de mon cousin Adolfo (Bioy Casares) et de ma cousine Silvina (Ocampo) _ pensait qu’il fallait faire confiance aux torsions _ « inspirées », à leur tour _ de la mémoire ; et il avait raison _ la vertu se propage…

« Updike et moi » est une histoire d’amour et, comme toute histoire d’amour bien racontée, elle se suffit à elle-même : inutile d’avoir lu Baker ou Updike pour aimer ce que l’un dit sur l’autre. Julien Gracq se fichait des critiques comme étant ces animaux impossibles, des «experts en objet aimé». Un mérite secondaire d’« Updike et moi » est de montrer l’ineptie _ ouaf ! ouaf ! Gracq n’est pas très doué pour l’amour : cf son calamiteux « Les Sept collines » où il réussit le tour de force de s’insensibiliser à la beauté de Rome ! _ de cette affirmation : c’est justement _ et uniquement _ quand on aime un écrivain qu’on en devient l’expert, pas besoin de le lire entièrement pour ça _ l’amour (vrai) est tout le contraire d’aveugle : c’est lui la vraie (et unique) voie d’accès à la connaissance !.. Mais aujourd’hui on prend tout et n’importe quoi pour de l’amour authentique. Gare aux contrefaçons, chers lecteurs !

Baker finit par rencontrer Updike, dans un cocktail. Celui-ci se souvient d’avoir lu l’une de ses nouvelles, «une très jolie chose» _ dit-il alors _, et puis s’en va. Baker repart avec ces quatre mots comme une rosière déflorée par un chevalier. Plus tard, il croit retrouver une trace infime de sa nouvelle dans un texte postérieur d’Updike, un détail, la description du pouce d’un violoniste. Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à un écrivain qu’on aime, c’est de l’avoir influencé» _ en retour…

John Updike est mort le 27 janvier 2009. Nicholson Baker n’aura plus à «trouver des preuves savantes _ universitaires, patentées _ de la grandeur d’Updike au lieu d’utiliser celles auxquelles je crois vraiment», les seules qui comptent, puisque ce sont _ plus « artistes », elles… _ des preuves d’amour.

(1) Dont Gallimard publie « La ville est triste » («l’Imaginaire», 184 pp., 6,50 euros)

Philippe Lançon

_ en un bien bel article, comme presque toujours : d’amour _ et désapprobation _ lucide(s)…

Nous irons y regarder d’un peu plus près…

Surtout sur la recommandation de David Vincent…

Cf aussi, de lui-même, le billet « Nicholson Baker n’est pas toujours drôle« , hier, 24 juin, sur le blog « Ces mots-là, c’est Mollat« …

Titus Curiosus, le 22 juin 2009

Du génie de l’interprétation musicale : l’élégance exemplaire de « maître » Gustav Leonhardt, par le brillant talent d’écriture (et perception) de Jacques Drillon

15mar

« Sur Leonhardt » de Jacques Drillon, aux Éditions Gallimard, ce mois de mars…

Soit un « Hommage à Gustav Leonhardt » _ à la façon de l' »Hommage à Rameau » de Claude Debussy _ de la part d’un très talentueux _ jusqu’à de petites « injustices », dirai-je, pour lui aussi ! (et nous allons le découvrir au passage) _ Jacques Drillon,

dont me manquent, tout personnellement, beaucoup _ je le mesure au plaisir fort de cette présente lecture ! _, l’incisivité et la voix, telle qu’elles pouvaient s’entendre, il y a de plus en plus longtemps, au fil des années, sur France-Musique : quelle qualité d’attention et d’écoute ; que de pertinence dans l’exploration des œuvres de musique ; avec aussi, quelquefois, quelques « sorties de route », quelques excès-emportements que l’on ne peut, ni ne doit partager : mais quel « jugement » _ pour ne pas être celui de Dieu ! _ est-il sans injustices ?.. Ce qu’on attend de la générosité d’un « critique »…

Probablement existe-t-il aussi,

de même qu’un « génie » de l’interprétation (musicale) _ dont Gustav Leonhardt nous offre un exemple (modeste : sans « vanité« , même si ce n’est pas sans « orgueil« , pour reprendre une formule de Danièle Huillet, page 109 : « Cet homme-là est d’un grand orgueil, mais est dépourvu de la moindre vanité masculine » : il est bien au-delà, en effet ; car sans « mépris » pour les autres, pour reprendre, cette fois, une expression de Jean-Marie Straub : « Je ne l’ai jamais vu montrer du mépris pour qui que ce soit. Mais du dégoût, face à certaines personnes, des haut-le-coeur, oui« , page 124…), parmi quelques autres _, un « génie » de la « critique » : inspirées… Merci, Jacques Drillon…

Et, forcément, de fait, juger, c’est nécessairement discriminer ; et élire : choisir et rejeter… Jacques Drillon _ qui retient fort justement l’expression nietzschéenne de « Grand style » (page 129) _, consacre aussi à « l’é-lection » quelques très belles pages (de 140 à 152) sur la « loi« , le »légal » et le « légitime« , le « legs« , le « relégué » et la « collégialité« … Avec la liberté de l' »improviser » que cela aussi implique… Et que doit enseigner _ et par l’exemple d’abord, et surtout : me voilà enfonçant des portes ouvertes… _ un vrai « maître« … La somme des notations sur « Gustav Leonhardt professeur » _ avec maints témoignages de ses élèves : Christopher Hogwood, Ton Koopman, Pierre Hantaï, Skip Sempé, Bernard Foccroulle, etc… _ est elle aussi d’une merveilleuse justesse… A part des enregistrements discographiques (qui demeurent !) et des souvenirs de concerts, aussi (qui dureront ce que dureront les mémoires qui les portent…), voilà _ l’enseignement (qui se transmet) _ ce qu’un interprète d’œuvres de musique peut en effet donner et laisser aux autres, à _ généreusement _ partager ; pour « rendre _ modestement et comme il se doit : au centuple !!! _ gloire » à la Création (dont celles des créateurs d’œuvres de musique, au premier, ou au second, chef…)…


Il s’agit ici _ je suppose que l’abrégé du titre (« Sur… » ; et « Leonhardt« , sans le prénom : au lieu de « A propos de Gustav Leonhardt » !!! _ la dédicace du livre est, aussi, « Pour Straub » !!! page 9) est du registre d’une pudeur un peu rogue : Jacques Drillon ne résistant pas toujours à jouer les chiens aboyeurs, ou les vilains petits garnements… _ du magnifique bijou d’analyse qu’est ce « Sur Leonhardt«  qui paraît ces jours-ci _ l’achevé d’imprimer est du 20 février 2009 _ dans la collection « L’Infini » des Éditions Gallimard.

C’est d’abord un éloge de l’élégance _ et des œuvres interprétées, d’abord (en faire une liste est dèjà un régal ! cf page 46) ; et de l’interprétation (de Gustav Leonhardt, donc) qui leur rend tout à la fois et justice et grâce !!! ainsi qu’on peut s’en rendre soi-même compte et au concert et à l’écoute des disques.


Pour cette liste de la page 46, je ne résiste pas au plaisir de la donner _ même si je puis m’empêcher d’y ajouter quelques noms _,

en l’intégrant dans le raisonnement où elle vient prendre place, le chapitre « L’Élégance«  ayant débuté page 43 :

« Pour avoir en relief une image du personnage _ « Leonhardt«  _, il faut superposer les deux photographies _ placées plus loin : aux pages 102 et 104 _ : hauteur et passion, mutisme et enthousiasme, solitude et transmission. Pose et sincérité. Orgueil et conviction. Élégance _ on peut encore y ajouter les devises en latin présentes (« deux cartouches en lettres d’or« ) sur le fronton de la demeure amstellodamoise du « maître », la maison dite de « Bartolotti, sur Herengracht« , citées page 162 : « Ingenio et assiduo labore«  et « Religione et probitate« 


On comprend que cet homme-là ait joué du clavecin. Son élégance le déplace brusquement. Il est un musicien, un musicien hollandais du XXe siècle. Parce qu’il est élégant, comme Mozart _ le fils _ était élégant, et Dürer, et Buñuel, et Matisse, et Hiroshige, et Spinoza _ j’ajouterai, plus loin, à propos de Spinoza, cet autre un peu notable amstellodamois, un mot de Gustav Leonhardt, lors d’une question que je lui posai lors d’échanges amicaux informels, à la suite d’un merveilleux de charme récital (privé) de clavicorde à Saint-Émilion, au château Soutard pour « inaugurer » le clavicorde de Maurice Darmon, très exactement _, et Debussy, et Fragonard, et Charles d’Orléans, et Pouchkine, et Nicolas de Staël, et Godard, et Pascal, et Moravia, et Poussin, et Soulages, et Josef von Sternberg, et Breughel, et Fouquet, et Lampedusa, Leonhardt intègre une sorte de confrérie, d’académie. L’élégance transcende les pays, les époques, les spécialités. L’élégance est une constellation : ses étoiles ont des noms, elles brillent, elles sont les unes à côté des autres et tournent sans fin _ du moins osons-nous l’espérer _ autour de la terre des hommes _ quand il y a (et demeure) de la civilisation… Il importe peu que Corneille ait écrit des pièces de théâtre et Le Nôtre dessiné des jardins. Il importe qu’ils aient été élégants. Gustav Leonhardt (…) est entré dans le monde de l’élégance par la porte du clavecin comme Madame de Lafayette par celle de la langue française _ il importe d’y être sensible… Beaucoup de portes, un seul monde _ faisant réellement (et vraiment !) « monde«  ; et pas faisant « désert«  ; et pas faisant vide ; et pas faisant rien ; « quand le désert (du nihilisme) croît«  Hokusai dessine un vieillard, François Couperin le fait entendre, Baudelaire le décrit, Visconti le filme. C’est presque le même vieillard, car le regard porté sur lui est pareillement élégant.


Voyez dans « Le Guépard« , lorsque le vieux prince _ Salina _ a un malaise au cours _ de la sublime scène, étirée et si dense et légère, à la fois, si intense et valsée : telle un moment d’éternité _ du bal, voyez la caméra qui refuse de s’approcher : n’est-ce pas Leonhardt vous refusant l’entrée d’une répétition : « Il ne faut pas montrer le travail, le travail est honteux ». L’élégance est une des « grandes attitudes humaines », aurait dit Mallarmé« , pages 46-47.

A cette liste d’« élégants« , j’ajouterai tout de suite, pour ma part, et Marivaux, et Ravel, et Antonioni, pour commencer… Vous y ajouterez les vôtres…

Je laisse au lecteur le soin de découvrir par lui-même l’analyse d’une merveilleuse finesse de précision à laquelle se livre, en ce chapitre, « L’élégance«  (de la page 43 à la page 101), Jacques Drillon. Je me limiterai à une seule notation, à partir de la remarque, page 53, que « c’est pourtant dans le rapport entre l’homme (ou l’œuvre) et l’Autre _ on notera la majuscule _ que se situe l’élégance _ comme la générosité, la politesse ou la séduction » _ ses très proches parentes… « Le grand point _ d’après l’article de Voltaire sur cet item dans « l’Encyclopédie » _, c’est que l’élégance ne fasse jamais de tort à la force » _ ou à l« autorité« , dirions-nous plutôt…

Page 56 : « Voltaire nous offre un terme intéressant : la force. Il dit que le discours doit avoir de la force _ celle de l’éloquence qui convainc _, et que l’élégance ne doit point l’affaiblir. L’art de Leonhardt est presque là. Non point que son élégance sache ne jamais nuire à la force de son discours : elle gît au contraire dans l’harmonie parfaite _ voilà le secret ; le si difficile à réussir _ de la  force et de la délicatesse, elle n’est point ajoutée à la force, elle la contient, elle est dans un passage _ tout musical ! _, dans une démarche, dans un rapport à l’Autre _ toujours avec la majuscule _, où force et délicatesse interviennent à parts égales, où il n’est pas permis de douter qu’elles peuvent s’ajouter, et même _ de fait ! et considérablement _ se multiplier ; de douter que l’auditeur peut le percevoir » _ avec jubilation !

« L’élégance _ de l’interprétation _ consiste à ne rien garder pour soi et à donner _ et pas seulement aux auditeurs _ tout ce que l’œuvre contient, par une juste évaluation _ oui ! celle de l’équanimité ! _ de la force et de la délicatesse qu’il faut y mettre« , page 56. C’est d’une justesse imparable.

Si Jacques Drillon rend _ au chapitre « Avec le temps » (pages 95 à 101) _ parfaitement justice à l’« évolution«  du jeu du « maître » _ qu’il détaille, au fil des ans, avec une belle précision _, il n’est toutefois pas tout à fait dénué d’injustice _ à la marge, cependant (et heureusement ! semble-t-il), nous ne manquerons pas d’aussi l’aborder… _ :

« Le clavecin de Leonhardt a peu évolué. Il s’était trouvé lui-même très tôt. Tout son système était là, prêt au développement, parce que son système n’était pas un système, mais plutôt une aptitude, ce qu’il appelle _ en parfaite modestie, mais oui… _ un « don » _ reçu, sans mérite (Leonhardt dit aussi, page 126 : « Toutes les bonnes choses sont données, je crois«  Pourtant, les années passant, certains traits se sont imperceptiblement modifiés _ comme s’est modifié le répertoire qui a glissé de Bach vers le non-Bach… _ expression en raccourci assez délicieuse : et en particulier vers le style français : des Couperin (Louis et François) à Rameau et Duphly… Jacques Drillon accorde de très belles pages aux styles de François Couperin et de Jean-Philippe Rameau, en regrettant, d’ailleurs (et combien justement !), que Gustav Leonhardt ne leur ait pas assez consacré (à François Couperin, tout particulièrement) de concerts, ni d’enregistrements au disque…

Cette inflexion ne s’est pas produite dans le sens qu’on aurait attendu ; à l’encontre de tous les autres, Gustav Leonhardt a montré une expressivité _ non expressionniste, qu’on se rassure ! pas d’anachronisme chez lui… _ toujours plus accusée _ c’est-à-dire éloquente. Une fougue plus adolescente, une tendresse plus indulgente, une précision plus acérée, une rythmique plus bondissante _ au service le plus strict (c’est-à dire « service » tout à la fois libre et rigoureux, ou rigoureux et libre, comme on voudra : comme le demandent, l’exigent ! les œuvres de ce style « baroque » !) des œuvres ; et pas de l’ego (romanticisant) du « mauvais interprète » (faisant _ avec vulgarité (quelques noms sont même alors donnés) _ assaut de virtuosité gratuite) ; que sont tant : qui n’ont pas été, eux, ses élèves… Pour les « meilleurs » des élèves de Gustav Leonhardt, je place au premier chef Pierre Hantaï et Élisabeth Joyé…


Phénomène sans doute unique dans l’histoire de l’interprétation _ d’où ce livre ! Il a acquis aussi une voix nouvelle, méditative et chercheuse : en plus _ mais oui ! _ de cette nouvelle jeunesse _ parfaitement ! _ que l’âge _ grande richesse pour qui apprend à le faire fructifierlui a conférée, Leonhardt semble parfois un vieux héros cornélien, noble et souverain, délivré des passions élémentaires _ avec leur coefficient, peut-être inévitable, de bassesse _, tout entier préoccupé d’ombre et de lumière«  _ de la musique elle-même : on comprend que Jacques Drillon cite comme sommet de l’élégance (et de son incomparable charme) en musique, François Couperin, avec Wolfgang Amadeus Mozart et Claude Debussy ; ainsi peut-on lire, au particulièrement fin et juste chapitre « L’Élégance« , ceci, page 77 : « François Couperin, que Gustav Leonhardt n’a pas assez joué, et qui est un des trois grands mystères de la musique, avec Mozart et Debussy, retrouve son charme et son aisance sous ses doigts » _ écouter aussi ici, à côté du « maître », et Élisabeth Joyé (CD Alpha 062 « La Sultane« ) et, plus récemment encore au disque (CD Mirare 027 « Pièces de clavecin« ), Pierre Hantaï…

Jacques Drillon propose ici, page 96, un exemple dans Byrd (cf le CD 073 Alpha « William Byrd« ) : « Dans Byrd, il pousse son langage instrumental à des extrémités interdites ; les autres, qui pourtant s’arrêtent bien en deçà, sont déjà dans l’excès, dans l’effet _ qui, de facto, plombe ! Quand il s’agit d’inégaliser légèrement les notes d’une simple gamme, on les sent _ trop : leur travail (sur soi) de jeu n’est pas (encore) assez abouti, accompli… _ qui travaillent, qui se concentrent ; Leonhardt, lui, atteint à la plus délicate subtilité sans trace d’effort. Leur gamme est admirable, la sienne est souveraine. Dans les passages rapides, son absence de précipitation _ seulement la justesse : il faut y advenir… _ est un art _ de l’interprète : invisible, effacé, avec politesse ; rien que la grâce (de la musique, de l’œuvre) est perceptible ! _ à elle toute seule. Il a tous les tons _ qu’il faut _ : la tendresse, la vivacité, l’humour, la violence, la hauteur, la simplicité… _ cette musique-ci est oxymorique, bien sûr, ainsi que, ou comme (n’en déplaise aux comptables !) le principal de la vie ! Et, dans Byrd, la nostalgie« …

Jacques Drillon poursuit l’analyse de l‘ »évolution » de l’interprétation de Gustav Leonhardt par la « direction d’orchestre » (pages 96 à 101) : alors qu’au début, comme dans la « Chronique d’Anna Magdalena Bach » (des Straub, en 1967 _ disponible en DVD…), « il s’agit plus d’une mise en place que d’une direction véritable« , « aujourd’hui, malgré les années, Leonhardt dirige vraiment, comme le vrai chef qu’il est devenu » (pages 96-97). « Les tempi ne se sont pas ralentis avec le temps _ comme pour un Klemperer, évoqué la phrase d’avant, par Jacques Drillon. Ils ne se sont pas accélérés non plus : la musique n’a pas changé entre 1960 et aujourd’hui. La différence entre un chef que j’ai nommé élégant et les autres, c’est qu’il ne tire pas le tempo de soi-même ; que le tempo n’est pas _ non plus _ conditionné par son état physique ou psychique ; mais qu’il est propre à la musique«  _ ou le Credo de Gustav Leonhardt, avec l’humilité de l’interprète probe et loyal, que fondamentalement, il est ! 

« A présent, toute l’énergie de Leonhardt chef d’orchestre va à la danse _ c’est ce qu’il faut, oui ! ce que cette musique commande ! Nul n’aurait pu prévoir _ sauf les oreilles les plus fines… _ que ce claveciniste calviniste _ presque une anagramme _ saurait faire danser un orchestre, ni même qu’il saurait trouver la danse partout où elle se cache, partout où on l’oublie. Partout où on la cache (« Ils ôtent de l’histoire que Socrate ait dansé », dit La Bruyère) » (pages 98-99).


« Leonhardt de ses angles rapides et raides _ il s’agit de sa gestuelle de chef, que Jacques Drillon vient de comparer, nous sommes page 100, à celle de Boulez _, fait respirer _ c’est essentiel ! _ tout le monde, monter et descendre le musicien comme un danseur décolle _ juste _ les talons dans les demi-pointes et se repose doucement _ tout est dans la délicatesse infinitésimale de la nuance. De ses yeux, de ses poignets, de ses doigts, il va chercher _ pour les donner à bien entendre : en relief _ tous les accents, et dans toutes les parties : il ne veut en manquer aucun, tout doit profiter _ ce n’est rien que son dû… _ à la danse. Son soin _ amoureux, oui _ du détail, qui fait de lui le claveciniste le plus dense _ Pierre Hantaï l’accompagnant sans doute ici en pareille « performance », en élève accompli de pareil maître (de clavecin), qu’il est, lui aussi… _, il le porte à l’orchestre : c’est une lecture polyphonique, articulée à l’extrême, propre à chaque voix. Bras vers l’avant, il ne cesse d’allumer ici et là des étincelles sonores _ la formule est d’une justesse brûlante _ que l’oreille perçoit aussitôt _ merci ! _, et ces impulsions minuscules soulèvent _ leibniziennement ; cf Gilles Deleuze : « Le Pli _ Leibniz et le baroque«  _ l’ensemble comme une respiration soulève _ en son rythme plus ou moins tranquille _ une poitrine« 

Jacques Drillon, « garnement » toujours juvénilement facétieux, laisse en blanc (!!!), page 95, le chapitre « L’Orgue » : « je ne comprends rien à l’orgue ; je ne dirai donc rien _ du tout ! _ du Gustav Leonhardt organiste« , indique-t-il seulement en note (de bas de page) ; ajoutant encore : « les spécialistes que j’ai pu consulter sur son art d’organiste sont tous restés tièdes, sceptiques ou hostiles. J’en ai donc conclu que Gustav Leonhardt devait sans discussion _ oh ! la jolie pirouette ! _ être considéré comme le plus grand organiste de son temps« 


Pourtant, il consacre de très belles pages à l’importance de la « non-rupture » de transmission de « leçons d’interprétation » par les organistes, familialement notamment, de cette musique dite « baroque » ; que Gustav Leonhardt a dû en partie par un travail de recherche infini, dans l’espace comme dans le temps, « re-créer » et « re-trouver », « re-constituer » ; ou, peut-être plus justement, « refonder«  _ la conclusion du livre met l’accent là-dessus : elle est intitulée : « le passé et la tradition«  ; avec ce mot magnifique, page 197, sur le « pouvoir » propre de la musique : « la musique est peut-être ce qui permet au rendez-vous _ avec la beauté (de l’ordre du kairos, ce « rendez-vous« ) _ de n’être pas manqué. Peut-être permet-elle _ d’abord à l’interprète, mais aussi à l’écouteur actif (en son « acte esthétique«  : cf Baldine Saint-Girons : « L’acte esthétique« …) _ de vivre aujourd’hui dans un passé _ avec ses beautés « à forces d’éternité », si j’ose pareille expression : et il le faut ! _ où l’on n’a pas vécu, et de fabriquer _ par ce biais de l’interprétation (tout artisanale ; et « soignée »…) de la musique _ un présent tout neuf _ éclatant de cette beauté radieuse, vive, et irradiante _, tandis que le présent des non-musiciens est _ lui, comparativement (mais « qui ne sait pas » _ « l’ignorant«  dit, quant à lui, Spinoza, face au « sage« _ est-il jamais « à même », seulement, de comparer ?) _ tout couvert de poussière et de moisissure. Peut-être que sa double inscription dans le temps _ vieille par l’âge _ de l’écriture du compositeur la notant à la volée, au jaillir de  son apparaître premier _ et actuelle par la production sonore _ de l’interprète « r-éveillant » par son interprétation l’œuvre écrite et héritée qui reposait, juste à peine assoupie… _ qui la fait exister _ et revivre _ ici et maintenant   _ donne à la musique ce _ magicien, thaumaturgique _ pouvoir-là« … On pénètre mieux par là le grand mot de Nietzsche (dans « Le Crépuscule des idoles« ) : « Sans la musique, la vie ne serait qu’une erreur«  : poussiéreuse et moisie…

« Dès lors que je joue, ou que je dirige _ dit Gustav Leonhardt, page 197 _, je ne suis plus ni dans le XXe siècle, ni dans le XVIIIe : je suis dans la musique. Telle est sa force, sa grandeur ; mais je n’y suis pour rien » _ c’est le dispositif qui le permet (et le nécessite). Il suffit de _ mais très activement ! seulement… _ s’y glisser.

« Il ne fait pas de doute _ commente Jacques Drillon, page 198 _ que la tradition, qui unissait _ en cet âge « baroque » _ les hommes dans un art commun, s’est perdue. Un fil ténu a continué _ cependant _ de relier les organistes _ à part, en confrérie, de tous les autres _ à leurs pères _ ou à leurs maîtres _, et leur a permis _ et quasi seulement eux… _ de savoir comment jouait Grigny et Titelouze, interpréter les ornements et le code graphique propres aux XVIIe et XVIIIe siècles _ « baroques », donc _, improviser _ un facteur capital de vie ! de liberté au sein de (et par) la règle !.. _ sur des thèmes donnés, les conservant _ eux, organistes _ dans une bulle de culture comme une bactérie dans la glace, et cela en dépit des bouleversements qui ont affecté leur instrument et leur langage _ à eux aussi. Ce petit monde _ de l’orgue : faisant « monde« , poétiquement, c’est-à-dire musicalement (et poïétiquement ») aussi… _ a survécu miraculeusement, comme dans une diaspora protectrice ; l’orgue a vécu au milieu de la foule comme en exil, le public _ a fortiori celui qui ne vient plus aux offices ; et n’a plus cette foi-là… _ en était pratiquement exclu, les créateurs s’en sont presque tous détachés : l’élite et le vulgaire l’ont laissé s’entretenir _ vivant, encore _ lui-même, résister à l’aventure du romantisme, de l’électricité, du sérialisme, de la variété _ de l’entertainment _ et de tout ce qui aurait pu le corrompre _ et détruire définitivement _ ; l’étude _ oui ! le travail étant indispensable à toute vraie compréhension ! _ des textes (…), la transmission orale _ condition elle aussi indispensable de vie (= qui soit vraiment vivante !.. ; et pas « moisie« …) _ des Commentaires _ en des « leçons » _, l’ont préservé _ cet orgue (avec sa tradition d’interprétation) _ de ces dangers comme elle a toujours _ ou souvent _ préservé les minorités menacées _ acharnées à survivre… Le maître savait, parce que le maître du maître lui avait enseigné. » Vive l’enseignement vivant ! Et honte à l’ignominie de ceux qui le sapent, l’étranglent, l’étouffent et le détruisent !

Voilà énoncé le danger de perte sans retour (de savoir) qui nous _ aujourd’hui tout particulièrement, faute d’assez de souci pour le « soin«  _ pend au nez… faute d’un tel enseignement et d’exemples vivants… Et Jacques Drillon de citer Hannah Arendt (à propos de Walter Benjamin, in « Walter Benjamin«  aux Éditions Allia ; ou in « Vies politiques » (pages 244 à 306), en « Tel »-Gallimard : « Pour autant que le passé est transmis comme tradition, il fait autorité » _ voilà le mot important en une vraie culture (= vivante » !..) ; face à l’ignorance et l’irrespect crasses de la barbarie (tant déchaînée que rampante : cf ici Bernard Stiegler : « Prendre soin : de la jeunesse et des générations« )

Pour Jacques Drillon, « Leonhardt ne l’a pas renoué, ce fil«  _ page 199 _, mais « il a fondé une nouvelle tradition«  _ page 200. « Le prodige dont il s’est donc rendu capable _ et qui nous vaut ce livre-ci « Sur Leonhardt » en hommage _ : refonder, avant même de disparaître, et bien avant que de disparaître, une tradition _ de culture de beauté et de sens _ propre à être transmise _ et les effets (de beauté) ressentis, en une æsthesis _ comme si elle avait été millénaire, impérieuse comme une vérité révélée » _ comment l’interpréter ?.. Est-ce même héroïque, pour Jacques Drillon ?.. La conclusion du livre n’embouche certes pas les grandes trompettes ; mais est toute de discrétion et pudeur…

Et de conclure avec Hannah Arendt, page 201 : « La tradition transforme la vérité en sagesse, et la sagesse est la consistance _ le mot est assurément important _ de la vérité transmissible«  _ éprouvée en une émotion de beauté. Le reste n’étant qu' »inconsistance » : du côté de la poussière et du moisi (de tant de vies, cependant : sur quels autels sacrifiées ?..)…

Le livre de Jacques Drillon est riche d’aperçus « fouillés » tout à fait passionnants (!) sur des goûts de Gustav Leonhardt assez peu cultivés par lui, de facto, au disque, comme au concert (il en assure en moyenne une centaine par an !..) : en particulier ceux pour la musique de François Couperin et celle de Wolfgang-Amadeus Mozart (et le pianoforte) : le détail des analyses et de ces « aperçus » qu’ouvre ici Jacques Drillon est tout à fait remarquable ! Une mine !.. La lecture le découvrira avec jubilation. Mais le livre nous frustre aussi un peu en faisant un peu trop vite l’impasse sur le peu d’attraction du « maître » pour le répertoire _ qui me tient personnellement beaucoup à cœur ! _ des fils Bach (Wilhelm-Friedmann, Carl-Philipp-Emanuel, Johann-Christian) _ une question pourtant passionnante (au moment de ce que Gustav Leonhardt appelle, page 130, le stade de la « saturation«  d’un processus de « style » : il parle, plus précisément, de « sous-périodes«  d’une « époque stylistique« )… De même que le livre ne s’attarde pas assez, non plus, sur les réussites majeures (= éblouissantes !) du « maître » de l’interprétation « baroque », tant au concert qu’au disque : le répertoire (l’apparition _ aux « sous-périodes«  d’« origine«  et de « développement«  du Baroque, toujours page 130 _  des « Suites« ) allant de Girolamo Frescobaldi à Louis Couperin en passant par Johann-Jakob Froberger… Ou sur celui des maîtres allemands juste en amont de Johann-Sebastien Bach : Dietrich Buxtehude, Johann-Adam Reincken, Matthias Weckman, Georg Böhm, etc… Et qui a donné d’éblouissantes réussites _ tout particulièrement dans la récente production discographique du maître pour Alpha et Jean-Paul Combet… Si Jacques Drillon évoque fort bien le rôle tout à fait important de l’amitié de Gustav Leonhardt avec Wolf Erichson pour l’aventure de la production discographique des collections « Das Alte Werk«  et « Seon«  ; il se tait, c’est un peu dommage, sur le rôle tout aussi décisif de l’amitié de Gustav Leonhardt avec Jean-Paul Combet dans le devenir somptueux (d’accomplissement) de l’aventure discographique du « maître » _ « une rose d’automne est plus qu’une autre exquise« , a si justement chanté Agrippa d’Aubigné…  _ avec « Alpha« … C’est bien dommage : cette histoire reste donc à écrire…

Avant de conclure, deux (petits) motifs (personnels) de contestation, l’un à Jacques Drillon ; et l’autre à Gustav Leonhardt (extra musical : « philosophique », celui-là…) _ que je connais (un peu) personnellement tous les deux, pour les avoir rencontrés (un peu). Et j’attache beaucoup d’importance aux rencontres _ au point d’y avoir consacré un essai (« Cinéma de la rencontre ; à la ferraraise« …) ; et une conférence (à la galerie La NonMaison, à Aix-en-Provence, le 13 décembre dernier)…

Lors d’un salon « Musicora« , quand j’étais « conseiller artistique » un peu actif de La Simphonie du Marais (et Hugo Reyne), j’avais eu l’occasion de signifier en une bonne conversation (d’une demie-heure à peu près) à Jacques Drillon toute mon admiration tant pour ses émissions de France-Musique que pour ses livres :

il me semble aujourd’hui que la position de Gustav Leonhardt _ page 59 _ quant à ce qui est « admissible », ou pas, de la part des « metteurs en scène » d’opéra, cette profession parasite (qui n’existait pas à la période « baroque » _ là-dessus, on s’amusera bien à lire le plus que pittoresque « Théâtre à la mode » de Benedetto Marcello) _, aurait dû lui donner un peu plus à « penser » (= réfléchir) :

qualifier de « d’une violence inattendue«  la préface que Gustav Leonhardt offrit au très riche et très intéressant « Traité de chant et mise en scène baroques » de Michel Verschaeve (paru aux Éditions Zurfluh en 1997) ;

puis « expliquer » (!!!) par là « le panégyrique qu’il a pu faire d’un spectacle « à l’ancienne » (sic), avec quinquets, prononciation « restituée » (sic), ou plutôt « reconstituée » (re-sic), et acteurs face au public, « Le Bourgeois gentilhomme » monté par Benjamin Lazar _ et Vincent Dumestre ; et Mathilde Roussat pour la chorégraphie _ :

« C’était merveilleux et _ enfin ! _ normal _ déclare Gustav Leonhardt. C’est triste à dire, car ce spectacle était le fruit de beaucoup de travail, d’efforts, de connaissance ; mais le résultat était _ tout simplement _ normal = ce que les mises en scène d’œuvres de ce temps (ou « baroques ») devraient être ! selon Gustav Leonhardt et d’autres ; dont moi-même… Adapté _ avec probité et loyauté : à l’œuvre originale de Lully et Molière ; œuvre que connaît particulièrement bien Gustav Leonhardt, notamment pour en avoir réalisé un enregistrement discographique (avec « la Petite Bande », en 1988, pour Deutsche Harmonia Mundi). Une unité pour l’œil et pour l’oreille _ unité qui est un criterium absolu de toute œuvre d’art !

Ce qu’une note de bas-de-page de Jacques Drillon commente _ avec acidité _ comme un « jugement ahurissant » de Gustav Leonhardt : « Devant ce jugement ahurissant, à l’égard d’un spectacle dogmatique _ rien moins ! _, interprété par des comédiens entièrement mobilisés (!) par la prononciation, incapables de jouer (!) en même temps qu’ils parlaient, comme dirait Vialatte _ voilà l’autorité appelée en renfort _ : « on se frotte les yeux en se demandant des tas de choses »… Au lieu de citer ici Vialatte et de laisser planer on ne sait quels (un peu vilains) soupçons, Jacques Drillon ferait mieux de remettre en question son propre « ahurissement«  ; et ses origines : peut-être subjectives… La probité de Gustav Leonhardt souffrirait-elle de telles exceptions ?.. C’est peu vraisemblable, cher Jacques Drillon…

Pour ceux qui n’ont pas eu la chance _ de Gustav Leonhardt, Jacques Drillon (!), ainsi que moi-même _, d’assister, tous sens ouverts, à ce spectacle (au moins sa « générale »), il existe l’irremplaçable (et un peu durable, heureusement !) DVD Alpha 700 de cet « étonnant » « Bourgeois gentilhomme » ; ainsi que cet autre DVD, enregistré en janvier 2008, de « Cadmus et Hermione » (de Quinault et Lully ; toujours par l’équipe si heureusement pionnière de Benjamin Lazar et Vincent Dumestre : DVD Alpha 701) : chacun pourra en les découvrant se faire un peu mieux lui-même une idée de ce débat-ci ; et décider de ce que lui-même trouve « ahurissant«  et « normal«  quant à ces réalisations de spectacles complets (et unis : « pour l’œil et pour l’oreille« , selon la si juste expression de Gustav Leonhardt !) du « Baroque »…

Quant à mon interrogation (lors d’un intime merveilleux récital de clavicorde au château Soutard à Saint-Emilion, chez François des Ligneris) à Gustav Leonhardt _ dont j’ai rédigé une part du livret du récital d’orgue du CD Alpha 017 « L’orgue Dom Bedos de Sainte-Croix de Bordeaux« _, elle concerne son relatif « défaut d’accointance » avec la personnalité et la philosophie de la joie de Spinoza, celle-là même, philosophie de la joie, que cite (et fait sienne) Jacques Drillon en ce « Sur Leonhardt« , à la page 144 : « le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » (que Jacques Drillon commente comme « un trajet, jamais _ tout à fait, absolument _ accompli, vers un absolu dont on se fait une représentation fantasmatique : la loi » ; et à la page 152 : « Je reconnais donc seulement trois sentiments primitifs ou fondamentaux : à savoir la joie, la tristesse et le désir« …

Sans doute que l’élégance de Baruch Spinoza  _ qui conclut son « Ethique » sur ces mots : « Tout ce qui est beau, est difficile autant que rare«  _ et l’élégance de Gustav Leonhardt empruntent des chemins, à Amsterdam même, qui ne se croisent peut-être pas toujours ; même « sub specie æternitatis« Tous deux nous y faisant pourtant _ et c’est merveille ! _ accéder (= monter, voler, planer) !

A la suite de la lecture de ce « Sur Leonhardt« , en me procurant dare-dare le DVD du film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « Chronique d’Anna Magdalena Bach« , de 1967 _ je rappelle, au passage, que la dédicace de ce « Sur Leonhardt » est « Pour Straub«  (sic) _, j’ai pu découvrir _ et avec quelles délices _ comment « devait » se filmer la musique pour être vraiment écoutée, sans risquer de voir son attention, pour rien (des brimborions ! et le Rien !), « distraite »…

Page 111, Jacques Drillon cite ce mot de Jean-Marie Straub : « Pierre Vozlinsky, qui s’occupait de la musique à la télévision, nous a dit : « moi vivant, on ne diffusera jamais ce film à la télévision. Parce que tout ce qu’on fait passerait pour de la merde »« . Et Jacques Drillon de commenter ainsi : « Pour la première fois dans l’histoire, il devenait acceptable de voir de la musique filmée » _ « en dehors des films avec les Marx Brothers », ajoutera Danièle Huillet, « ou de « Gentlemen Prefer Blondes«  » (in « Chronique d’Anna Magdalena Bach » _ « Petite Bibliothèque Ombres« )… On jugera de l’humour, le plus souvent fortement présent, sous la plume délicieuse de Jacques Drillon…


En complétant la vision de ce DVD par le petit livre de Louis Seguin, à la « Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma«  :
« Jean-Marie Straub, Danièle Huillet _ « Aux distraitement désespérés que nous sommes »« , j’ai découvert, page 299, cette belle phrase de Jean-Pierre Vernant, extraite de « Entre mythe et politique » :

« Aller à l’extrême limite de ce qu’on est, c’est-à-dire jusqu’au divin ; et c’est cette extrême altérité qui est l’élément essentiel. C’est par là qu’on se retrouve soi-même ; mais ce « soi-même » n’est plus un ego, c’est le cosmos, l’univers, le tout, Dieu, qui est la perfection… On fabrique sa propre identité avec les autres ; et avec de l’autre ; mais pas n’importe quel autre. C’est là qu’intervient l’amitié« 

Existe aussi, en effet, une amitié via les œuvres… Et c’est parfois même _ tout « intempestive« , « inactuelle« , qu’elle puisse (ou peut) être… ; ou bien, justement, parce que cela !!! _ la plus importante, au milieu de la foule, émiettée (faute d’assez de « consistance« ) de tant de personnes, de nos contemporains…

Par là, ce que nous donne _ de beauté et de sens _ l’interprète qu’est Gustav Leonhardt _ et qui sans sans lui, sans sa médiation d’interprète-ci, serait perdu (= non re-trouvé ; non « refondé« , puisque tel le concept ultime _ et, de fait, « fondamental » ! _ de Jacques Drillon, en sa conclusion) _ a une immense valeur… Qu’on essaie _ un homme averti en valant deux… _ de s’en aviser…

Titus Curiosus, ce 15 mars 2009

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