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La question de la justesse d’une croyance, selon Pascal Engel, dans « Les vices du savoir »

10juil

En un article paru sur le site de laviedesidees le 30 octobre 2019,

intitulé Qu’est-ce qu’une croyance juste ?,

Angélique Thébert chronique de façon passionnante

le livre de Pascal Engel Les Vices du savoir _ Essai d’éthique intellectuelle,

publié aux Editions Agone.

Voici ce qu’elle en dit.

Recension Philosophie

Qu’est-ce qu’une croyance juste ?

À propos de : Pascal Engel, Les vices du savoir, Essai d’éthique intellectuelle, Marseille, Agone


par Angélique Thébert , le 30 octobre 2019

Imaginons un monde dans lequel l’ultime pied-de-nez à l’autoritarisme intellectuel consisterait à boycotter les normes du vrai, du savoir et de la preuve. Dans un tel monde, pourrions-nous encore avoir des croyances ? Certainement pas, répond Pascal Engel.

Construit comme une dystopie philosophique, Les vices du savoir présente les tenants et les aboutissants des manières de croire, aussi bien individuelles et collectives, qui cherchent à rompre avec certaines normes de la croyance, comme celle de vérité, jugées trop restrictives. Mais peut-on vraiment faire sauter les verrous d’une pensée correcte par la seule force de notre vouloir ? Notre esprit est-il véritablement corseté dans un moule normatif d’un autre âge ? Afin de montrer que ces tentatives pour libérer la pensée manquent leur but et pensent mal leur objet, P. Engel commence par cartographier le terrain conceptuel. Fidèle à la démarche analytique, il s’attache dans un premier temps à circonscrire le concept de croyance. Tel est l’intérêt de l’ouvrage. La condamnation des « pratiques doxastiques vicieuses », c’est-à-dire des dispositions à croire (acquises ou non) qui font fi des normes inhérentes à la croyance, ne repose pas seulement sur une description des mécanismes de telles pratiques et sur l’anticipation des conséquences désastreuses que leur généralisation pourrait avoir sur la démocratie. À certains égards, George Orwell l’a déjà fait dans 1984. La méthode de P. Engel est différente : elle consiste d’abord en une clarification conceptuelle. Ainsi, avant de faire défiler les portraits d’agents intellectuellement vicieux (le bullshitter, le snob, le sot, etc.), il convient de se mettre d’accord sur ce qu’est une croyance en général.

Les normes de la croyance

Une partie substantielle de l’analyse est consacrée à la mise au jour des normes de la croyance. Ce travail constitue « l’éthique première de la croyance ». Première non pas parce qu’elle consiste à énoncer des règles particulières que nous devrions suivre pour croire comme il faut (comme les règles de la méthode de Descartes). Les normes de la croyance ne sont pas des directives ou des impératifs précis, auxquels nous devrions nous efforcer de nous soumettre pour obtenir une croyance correcte. Il s’agit de normes intrinsèques à la croyance, qui définissent de façon tout à fait abstraite ce qu’est une croyance correcte. Autrement dit, il ne s’agit pas de normes régulatives, prescriptives, mais il s’agit de normes constitutives de la croyance en général (p. 117).

Ces normes propres à la croyance sont la norme de vérité (« une croyance est correcte si et seulement si elle est vraie »), la norme des raisons suffisantes (« une croyance est correcte si et seulement si elle est basée sur des raisons suffisantes »), qui sont elles-mêmes soumises à une norme encore plus forte, la norme du savoir (« une croyance que P est correcte si et seulement si on sait que P »). P. Engel baptise l’ensemble de ces normes du nom d’« évidentialisme normatif ».

Toutefois, nous voyons poindre une objection : si la croyance est à ce point normée, s’ensuit-il que nous ne pouvons pas croire ce que nous voulons ? Engel accueille la conséquence à bras ouverts. Mobilisant divers arguments, il montre que si nous croyons que P (par exemple qu’ « il y a eu un incendie à Rouen le 26 septembre 2019), ce n’est qu’en réponse à des raisons épistémiques (qui mobilisent des faits ou des états du monde, constituant autant de preuves ou de justifications), raisons qui ne dépendent pas de nous (de nos désirs, de nos affects ou de nos intentions). Tel est le réquisit conceptuel propre à toute croyance en général. Si nous pouvons bien vouloir croire que P pour des motifs non épistémiques (par exemple, nous pouvons vouloir croire que « Dieu existe » parce que cette croyance nous rassure), ce que nous voulons alors, ce n’est pas le contenu ou l’objet de la croyance, mais simplement les effets (psychologiques, moraux) de cette attitude qu’est la croyance. Par conséquent, ne confondons pas les raisons épistémiques de croire et les raisons pratiques de vouloir croire. La croyance a ses raisons que le cœur ne connaît pas.

Mais si en droit la croyance est rétive à toute considération liée à nos préférences, cela ne compromet-il pas le développement d’une éthique de la croyance ? Si nous ne pouvons pas croire ce que nous voulons, dans quelle mesure sommes-nous responsables de nos croyances ? P. Engel montre que le problème disparaît si nous dénouons le lien que nous établissons intuitivement entre la responsabilité et le contrôle volontaire. Le fait que nous ne puissions pas contrôler volontairement nos croyances n’implique pas qu’il n’y a pas un sens dans lequel nous sommes responsables de nos croyances. Nous sommes responsables de nos croyances au moins en ce sens que nous sommes « capable[s] de répondre ou d’être sensible[s] aux raisons et aux normes qui les régissent » (p. 140).

Des normes aux vertus

C’est à ce niveau que s’effectue l’articulation avec l’éthique seconde de la croyance. Alors que l’éthique première énonce les normes épistémiques qui sont inscrites dans le concept de croyance et qui ne sont pas soumises à notre libre appréciation, l’éthique seconde de la croyance étudie les manières dont – de fait – nous mettons en œuvre ces normes épistémiques, et recommande des manières de les appliquer. Nous entrons alors de plain-pied dans l’éthique de la croyance : : celle-ci consiste d’une part dans la mise au jour de nos pratiques doxastiques, c’est-à-dire dans la description des manières dont nous appliquons les normes de la croyance dans notre vie intellectuelle, et d’autre part dans la recommandation de manières de croire correctes. Les manières dont nous mettons effectivement en œuvre les normes épistémiques se dévoilent au cours de l’enquête, c’est-à-dire quand nous sommes en position d’acquérir, de maintenir ou de réviser nos croyances.

C’est dans cette perspective que P. Engel dégage des types de comportement intellectuel et analyse la « politique doxastique » qui guide chaque type de croyant (celle du curieux, celle de l’impertinent, celle du snob, celle du sot, etc.). Dans les trois derniers chapitres, il présente une galerie de portraits de différents types de croyants. Pour chacun d’eux, il se demande : appliquent-ils les normes ou les méprisent-ils ouvertement ? Ensuite, s’ils les appliquent, le font-ils correctement ou non ? C’est-à-dire, les appliquent-ils pour le bon type de raison ou pour le mauvais type de raison ? Ces manières dont les normes épistémiques sont (plus ou moins bien) prises en charge correspondent chez les agents à des vertus et à des vices intellectuels. Alors que l’agent vertueux intellectuellement possède des dispositions cognitives fiables et est guidé dans son enquête par la prise en compte des normes épistémiques, les aptitudes cognitives fiables font défaut à l’agent vicieux intellectuellement (il est doté d’une perception, d’une mémoire ou d’un intellect déficients), ou (plus grave encore) un tel agent néglige, voire bafoue sciemment les normes épistémiques. C’est le cas du baratineur, dont les paroles sont totalement détachées du souci de dire le vrai (on dit de lui, de façon mi-critique mi-valorisante, qu’ « il a la tchatche »).

Les vices intellectuels : une vie intellectuelle hors-norme

Penchons-nous sur le second type de vice intellectuel. Il s’agit de vices d’autant plus « profonds » que, à ce niveau, la motivation a sa place. En effet, l’agent vicieux intellectuellement rompt sciemment avec les normes de la croyance et cultive volontairement une conduite intellectuelle qui prend le large avec ces réquisits. Nous sélectionnerons deux types de vices intellectuels. Le premier tient à « une indifférence ou un refus actif des normes épistémiques » (p. 539). Il correspond à l’acrasie épistémique. Bien que conscient des normes et des valeurs qui doivent gouverner la vie intellectuelle (rappelons-les : les normes de la vérité et de la justification, elles-mêmes adossés à cet idéal qu’est le savoir), l’agent les méprise intentionnellement. Cette attitude anomique est le mal du siècle. Portée par des individus qui sont parfois en position de leadership, favorisée par des pratiques numériques qui démultiplient rapidement l’audience d’informations qui circulent sans filtre, elle a pour conséquence immédiate une diminution des vérités dans la sphère des échanges intellectuels. Surtout, elle encourage l’idée selon laquelle les normes du discours ne sont plus la vérité et la subordination aux faits, mais le culot de celui qui l’énonce (Trump est dans le collimateur).

Le second type de vice intellectuel qui mérite notre attention caractérise l’attitude de l’agent qui applique les normes épistémiques, mais qui ne le fait pas pour le bon type de raison. Cette analyse est intéressante car elle permet d’exploiter un enseignement de l’éthique première de la croyance. On a vu que nous ne pouvons pas croire à volonté. Si nous pouvons vouloir croire que P (« je vais gagner au Loto »), ce n’est certainement pas du fait de la volonté que nous croyons que P. De même, c’est en voulant être vertueux intellectuellement que nous échouons à l’être, car ce que nous voulons alors, ce n’est pas tant développer une attitude qui serait guidée par la seule considération de raisons épistémiques, mais c’est afficher le comportement vertueux afin d’en récolter les gerbes sociales (comme la considération publique). C’est ce qui se produit quand des agents prennent la pose de l’intellectuel prudent, réfléchi ou engagé. Ce qui les motive à appliquer les normes de la croyance, ce n’est pas la considération de la nature de cette attitude qu’est la croyance, c’est la considération des effets de cette attitude.

Le poseur a un cousin : le snob. Dans l’échelle des vices épistémiques, le snobisme est encore plus incorrect. En effet, le snob veut le comportement sans les normes. Ce qui le guide, c’est simplement le prestige qu’il associe à la classe sociale qui adopte telle ou telle croyance. Mais de même que celui qui veut croire que P est frappé d’incohérence puisqu’il ne croit pas véritablement ce qu’il veut croire, le snob est un être scindé : d’un côté il sait ce dont il doit disposer pour que sa croyance soit correcte, mais d’un autre côté il désire avoir l’attitude de la croyance sans se soucier du contenu de celle-ci. L’attitude du snob n’est donc pas conforme à l’essence de l’attitude de la croyance. Ce n’est pas une attitude doxastique en bonne et due forme. C’est pourquoi elle est condamnable.

Engel, moraliste du XXIe siècle ?

Bien évidemment, P. Engel ne pouvait pas manquer de se confronter à l’accusation de moraliser l’épistémologie en particulier et la vie intellectuelle en général. Après tout, enrôler la croyance dans une éthique intellectuelle, n’est-ce pas faire de l’épistémologie un simple chapitre de l’éthique ? Faire haro sur les vices intellectuels, cela n’a-t-il pas des relents de catéchisme ? Les vices du savoir, est-ce la profession de foi du vicaire Engel ?

On pourrait également émettre le reproche selon lequel la réflexion paraît n’être guidée que par des passions tristes, en l’occurrence le dépit de voir la vérité malmenée, et la colère à l’encontre de ceux qui font éclater les coutures du concept de croyance. L’exaspération est telle que, par moments, elle emporte tout sur son passage et vise, pêle-mêle, les pragmatistes et les néo-pragmatistes, les humiens et les néo-humiens, les relativistes, les nihilistes, les situationnistes, les fictionnalistes, les suspicionnistes, etc., sans qu’on sache toujours si ces qualificatifs se recoupent ou non (Foucault étant l’arbre qui cache la forêt).

P. Engel en convient : il ne propose pas de théorie positive des vertus intellectuelles (p. 541). C’est que l’urgence est ailleurs. Il s’agit d’épingler les vices intellectuels les plus répandus, d’en exposer les principes de fonctionnement et de rappeler en quel sens toutes nos croyances – quelles qu’elles soient – obéissent à des normes. Si pour ce faire l’argumentation emprunte beaucoup aux moralistes, elle ne moralise pas pour autant. Ce qui doit nous inquiéter, ce n’est pas qu’il y ait des normes épistémiques, c’est le fait que ces normes constitutives soient de plus en plus violées sans que personne ne s’en inquiète. Et si la cible semble nébuleuse, c’est parce que le dédain pour le vrai étend sa toile (chez l’homme du commun comme chez les philosophes). La notion d’ « indifférence intellectuelle » saisit bien le défaut partagé par l’ensemble de ces agents vicieux intellectuellement, aussi divers soient-ils : tous ont tendance à ne plus considérer la vérité, la justification et la connaissance comme des valeurs cognitives fondamentales de la vie intellectuelle.


L’accusation de moralisme levée, une autre difficulté apparaît : comment articuler l’éthique première et l’éthique seconde de la croyance ? En effet, à force d’insister sur le fait que les normes épistémiques ne sont pas des normes morales, à force de rappeler que les raisons épistémiques sont incommensurables aux raisons pratiques, et à force de rendre l’éthique première de la croyance imperméable à toute considération pragmatiste, il est par la suite difficile de comprendre comment s’effectue le passage de l’éthique constitutive à l’éthique régulative. P. Engel s’efforce de combler le fossé en situant l’éthique intellectuelle à la croisée des chemins : elle correspond au « recoupement » et à la « corrélation » de ces deux domaines indépendants que sont l’épistémologie et l’éthique. Les réflexions sur le concept de connaissance d’une part et sur nos pratiques doxastiques d’autre part se croisent, mais ne fusionnent pas. « Les deux niveaux sont distincts, bien que complémentaires » (p. 46).

Mais la question reste pendante : qu’est-ce qui nous motive à mettre en œuvre les normes épistémiques ? Peut-on encore avoir confiance en l’appétence humaine pour le vrai ? Notre soif de vérité est-elle vouée à s’émousser, éconduits que nous sommes par ces breuvages plus sucrés que sont les informations qui font le buzz ? La réponse tient visiblement dans une éducation de notre volonté. C’est elle qui, fréquemment, est la maîtresse d’erreur et de fausseté et nous égare hors des sentiers des normes de la croyance. Comme l’avait déjà remarqué Locke, cette éducation de notre vouloir passe par la revivification de notre amour pour le vrai, trop souvent écrasé par d’autres passions. « Celui qui voudrait se mettre sérieusement à la recherche de la vérité devrait en premier lieu se préparer l’esprit par l’amour de la vérité ; car celui qui ne l’aime pas ne fera pas grand effort pour l’acquérir et ne sera pas trop inquiet si elle lui fait défaut » (Essai sur l’entendement humain, IV, 19, § 1). Nul doute que cet ouvrage contribue grandement à revigorer notre amour du vrai.

Pascal Engel, Les vices du savoir, Essai d’éthique intellectuelle, Marseille, Agone, 2019, 612 p., 26 €.


par Angélique Thébert, le 30 octobre 2019

De ce même Les vices du savoir _ Essai d’éthique intellectuelle,

et cette fois sur le site d’En attendant Nadeau,

Alain Policar propose, le 10 septembre 2019, une autre recension très intéressante,

sous le titre La Vérité, norme et idéal

Le voici :

La vérité, norme et idéal

Dans un grand livre sur l’éthique de la pensée, Pascal Engel se demande ce qu’il faut de plus au croire pour savoir. Il montre que les vices intellectuels consistent à ne pas reconnaître nos raisons et nos normes épistémiques, lesquelles sont autonomes par rapport aux raisons pratiques.


Pascal Engel, Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle. Agone, 616 p., 26 €


Dans le premier de ses grands livres consacrés à la logique ou, plus précisément, à la philosophie de la logique, La norme du vrai, il y a exactement trente ans, Pascal Engel accordait aux notions de vérité et de signification une place centrale. Il ne se contentait pas alors d’inventorier des formes, il se préoccupait avant tout d’analyser leurs conditions d’application au langage, à la pensée et à la réalité. Il n’est pas inexact, je crois, de dire que son nouvel ouvrage, d’une exceptionnelle densité et d’une admirable érudition, représente l’achèvement, certes provisoire, d’un programme de travail exploré dans d’autres travaux – notamment dans une importante synthèse, La vérité (1998), dans son dialogue avec Richard Rorty, À quoi bon la vérité ? (2005), dans sa ferme réfutation d’une épistémologie contextualiste et relativiste, Va savoir ! De la connaissance en général (2007), dans la savoureuse introduction aux principaux problèmes de la philosophie des sciences, Épistémologie pour une marquise (2011), et, enfin, dans Les lois de l’esprit (2012), qui, à travers une analyse des engagements fondamentaux de Julien Benda, proposait un riche portrait en creux de Pascal Engel.

Si Les vices du savoir poursuit donc un projet d’une rare cohérence, on aurait cependant grandement tort de ne pas mesurer sa radicale nouveauté – nouveauté qui accentue le regret de l’absence d’un index nominum, dont l’auteur n’est évidemment pas responsable. Cette nouveauté réside dans l’élaboration des principes d’une éthique intellectuelle, autrement dit de normes pour la pensée, dont l’indépendance au regard de l’éthique en général et de l’épistémologie est fortement dégagée. Au-delà de cette construction théorique, Pascal Engel montre que s’opposer à la domination des puissants implique, pour la démocratie, une défense intransigeante de la notion de vérité.

Normes et raisons du croire : l’éthique première de la croyance

Si l’autonomie de l’éthique intellectuelle constitue l’affirmation centrale du livre, la distinction entre ses deux niveaux est particulièrement heuristique. Le premier définit les conditions de la conformité et de la correction de la croyance. Pascal Engel défend l’évidentialisme, c’est-à-dire, dans la perspective de William Clifford, la thèse selon laquelle on doit toujours croire sur la base des preuves ou des données disponibles. Si l’auteur s’éloigne de la coloration moralisatrice que Clifford attachait à sa maxime, il ne refuse pas pour autant l’idée que certaines évaluations épistémiques ont une dimension éthique. Sa position défend conjointement l’idée de normes et de valeurs partiellement communes entre épistémologie et éthique et le refus de l’inclusion de la première dans la seconde. C’est l’un des enjeux de ce livre que de montrer la possibilité de la corrélation entre des domaines néanmoins indépendants. Pascal Engel refuse à la fois la coupure radicale entre éthique et épistémologie que propose le positivisme (d’un côté la recherche du vrai, de l’autre celle du bonheur et du bien) et l’unification des deux que proposent des conceptions eudémoniques, dont les conceptions aristotélicienne et chrétienne.

Cette éthique première doit surmonter trois défis : le problème normatif, le problème du volontarisme et le problème de la justification. Le premier porte sur la question de savoir si les évaluations dans le domaine cognitif doivent être envisagées en termes déontiques (c’est-à-dire d’obligations) ou en termes téléologiques (c’est-à-dire de buts). Le deuxième, crucial à n’en pas douter, consiste à se demander si nous pouvons croire volontairement (auquel cas nous serions responsables de nos croyances). Enfin, le troisième concerne les modalités de la justification épistémique (peut-elle emprunter d’autres voies que celle des preuves ou des données qui l’étayent ?).

Pascal Engel, Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle.

Pascal Engel rejette l’idée qu’il puisse exister une acrasie épistémique (une faiblesse de la volonté : je crois ce que je ne devrais pas croire) et défend corrélativement l’argument de la transparence, socle de l’évidentialisme normatif, selon lequel « quand on se demande si l’on croit que P, on cherche spontanément à savoir si P est le cas », argument lié à deux propriétés de nos croyances, « leur rationalité et l’autorité que nous avons sur la question de savoir quelles sont nos propres croyances ». En d’autres termes, la norme de vérité est la meilleure explication de cette transparence de la croyance à la vérité.

Quant à la possible existence d’obligations épistémiques, malgré de nombreuses objections, soigneusement examinées, elle est dictée par la manière dont les normes régulent la délibération sur des croyances, même si ces obligations ne peuvent être assimilées à des prescriptions. Dès lors, la justification épistémique, quoi que puissent en penser les pragmatistes, ne peut faire l’économie de l’affirmation de normes épistémiques, telles que celles de vérité et de savoir. Il s’agit de normes constitutives qui déterminent donc un idéal, autrement dit « ce que la croyance devrait être pour tout individu rationnel capable d’en avoir le concept ».

Les croyances religieuses échappent-elles à ces contraintes ? Pascal Engel estime que l’on ne comprend pas la nature de la croyance si on est obnubilé par la question de la religion. Et, corrélativement, que l’on ne comprend pas bien la nature de la croyance religieuse si on la détache des divers modes et opérations de notre faculté doxastique. L’évidentialisme peut-il s’appliquer à ces contraintes ? Deux types d’objections peuvent être soulevés. Le premier, que Pascal Engel nomme différentialisme, consiste à affirmer que la croyance religieuse est distincte des croyances ordinaires (qu’elles soient quotidiennes ou scientifiques). Le second, assimilationniste, soutient au contraire qu’il y a bien des choses en commun entre ces croyances mais, le plus souvent, refuse le mode de justification propre aux croyances ordinaires (même si la variété des positions n’autorise guère cette généralisation).

L’auteur s’intéresse essentiellement à cette seconde objection : se soumet-elle vraiment à l’évidentialisme ? Dans la mesure où ce dernier est fondé sur le principe de transparence et de cohérence de la croyance, il défend l’exclusivité (par rapport aux raisons pratiques) des raisons épistémiques de croire : on ne peut pas, au sens normatif, croire pour des raisons autres qu’épistémiques. En outre, il refuse la commensurabilité des raisons pratiques et épistémiques. Or l’assimilationniste fait appel à la confiance (il se réfère souvent à des « certitudes primitives »), laquelle recourt légitimement à la raison pratique.

Cette perspective doit beaucoup à la sociologie durkheimienne, qui relègue les croyances au second plan pour privilégier les pratiques. On ne saurait dès lors considérer qu’elle se soumet aux critères de l’évidentialisme puisqu’elle se soustrait à l’exigence de preuves et ne vise pas à déterminer en quoi nos croyances peuvent être des connaissances. Les raisons pratiques de croire, notamment fondées sur l’espoir ou la consolation, ne sont pas de « bonnes » raisons et, en réalité, ne sont pas, du point de vue évidentialiste, des raisons du tout.

À l’évidentialisme normatif, sorte de métaphysique des mœurs, pour utiliser un vocabulaire kantien, Engel adjoint une doctrine de la vertu, soit une éthique seconde de la croyance. Il faut souligner la distance entre l’idée aristotélicienne de vertu intellectuelle et cette éthique seconde, qui met en avant les notions stoïciennes de raison et de normes.

Une théorie des vertus intellectuelles : l’éthique seconde de la croyance

L’évidentialisme normatif est compatible, selon l’auteur, avec l’idée qu’il peut y avoir « une forme d’agir épistémique qui ne nous rende pas complètement irresponsables de nos croyances ». Reste à déterminer comment nous pouvons avoir une connaissance des normes, et des raisons de les accepter ou non. En d’autres termes, quelles peuvent être nos raisons de croire et quel lien entretiennent-elles avec nos raisons d’agir ?

Le point de vue de Pascal Engel se construit contre le pragmatisme, du moins une certaine conception de celui-ci (qui épargne Peirce), dont les thèses principales sont les suivantes :

1. Une raison de croire peut être un motif pour une action (thèse de la commensurabilité selon laquelle on est fondé à comparer les raisons de croire et les raisons d’agir et, corrélativement, à accepter que des raisons pratiques puissent l’emporter sur des raisons théoriques).

2. Les raisons d’agir étant fondamentalement constituées par des désirs, les croyances sont des instruments en vue d’une fin pratique.

3.  Les normes et les valeurs sont des expressions de nos désirs et de nos buts.

4.  Il ne peut exister de justification qui soit exclusivement épistémique.

5.  La rationalité de nos actions comme de nos croyances est essentiellement déterminée par nos buts.

6.  Croyances et jugements sont exclusivement des dispositions à l’action.

7.  La vérité est une notion mince et non une notion métaphysique substantielle.

À de nombreux égards, nous venons ci-dessus de résumer la vulgate philosophique dominante. Engel lui oppose une éthique dite seconde qui se préoccupe du passage des normes de la croyance à leur régulation dans l’enquête : « Être vertueux […] épistémiquement, c’est d’abord être respectueux des raisons et c’est ensuite être gouverné par les normes épistémiques dans ses enquêtes ».


Pascal Engel, Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle.

Il faut insister sur la conception de l’enquête défendue par l’auteur. Celui-ci a récemment, ici même [1], souligné la différence entre savoir et enquêter. Le pragmatisme privilégie l’enquête ou, plus précisément, le savoir comme enquête. Pour lui, la connaissance est apprentissage, processus, révision par l’expérience. Aucune certitude n’est ainsi à l’abri des révisions. Il existe pourtant une légitimité de l’enquête, dont on trouve le paradigme chez Descartes, qui ne sacrifie pas les normes à la description de la pratique : il s’agit alors de donner des principes absolument certains et infaillibles sur lesquels fonder la science (voir le chapitre consacré à Descartes). Pascal Engel l’écrivait dans son livre sur Benda : « La valeur de la science n’est pas dans ses résultats, lesquels peuvent faire le jeu du pire immoralisme, mais dans sa méthode, précisément parce qu’elle enseigne l’exercice de la raison au mépris de tout intérêt pratique [2] ». On ne peut donc accepter que les normes qui gouvernent nos descriptions du monde soient évaluées à l’aune de leur utilité sociale et non de leur relation à la vérité.

C’est dans la perspective de cette recommandation que l’auteur se livre à un exercice réjouissant : l’inventaire des vices intellectuels – dans le prologue, il se livre à un pastiche de Dante destiné à nous avertir qu’il va bel et bien parler de cet Enfer. Le vice épistémique peut être défini comme une insensibilité aux raisons ou aux normes. La liste est longue (même si chacun des vices répertoriés ne subit pas le même sort) : la curiosité, la « foutaise », le snobisme, le « penser faux », la bêtise. On peut s’étonner de rencontrer la curiosité dans cet inventaire. Pourtant, elle peut être un vice lorsqu’elle « oriente le désir de savoir et l’intérêt en dehors de tout objectif cognitif épistémique de connaissance, mais aussi quand le curieux n’a aucune idée de ce qu’il cherche ni de ce qu’il est important de chercher ».

Il faut s’arrêter un instant sur la place réservée à la « foutaise » (ou bullshit). Si le menteur respecte la vérité et en observe les règles, le bullshitter n’en a cure. Il dit n’importe quoi, sans se soucier de savoir si c’est vrai ou faux. Donald Trump en est le parfait exemple, comme l’a montré Engel dans un travail antérieur [3]. Mais, au-delà, en nommant fake news toute vérité qui lui déplaît, Trump applique « le critère pragmatiste de la vérité combiné au relativisme : “Est vrai ce qui me plaît, faux ce qui me déplaît, mais vous êtes en droit de dire de même” [4] ». Ce cynisme est celui du postmodernisme pour lequel la vérité n’est qu’un mot et le savoir ne peut prétendre à l’objectivité. En renonçant aux idéaux de vérité, de justification et de connaissance objective, « on se met directement entre les mains de ceux pour qui la vérité n’est plus qu’un colifichet inutile [5]”.

Quant à la bêtise, Pascal Engel en distingue deux niveaux. Un niveau de base, portant sur les compétences et la rationalité (ou plutôt l’absence de compétence et de rationalité de l’agent stupide), qui consiste en des dispositions cognitives n’étant pas sous le contrôle de l’agent (ici déficientes), et un second niveau, réflexif, largement sous le contrôle de l’agent. Comme l’ont décrit des épistémologues de la vertu comme Ernest Sosa et John Greco, ce double niveau se reproduit pour toutes les vertus et les vices. C’est au second niveau qu’appartient le véritable vice intellectuel.


On peut se demander si la sociologie des sciences contemporaines n’illustre pas à la perfection la plupart de ces vices. Mais nous aurions tort de minimiser la responsabilité de Michel Foucault, lequel entend bâtir une éthique de la vérité sans la vérité et une généalogie du savoir sans le savoir. Cette remarque critique est l’occasion de souligner que, contrairement à Foucault qui s’intéressait avant tout au savoir dans les sciences, tout particulièrement dans les sciences de l’homme, Pascal Engel, comme il l’avait fait dans Les lois de l’esprit, accorde à la littérature une importance déterminante dans l’ordre cognitif.

Contre le constructivisme de la justification

Héritière de Kuhn et de Feyerabend, la sociologie des sciences contemporaine attribue, dans l’explication des résultats scientifiques, une place prépondérante, pour ne pas dire unique, aux critères externes, c’est-à-dire au poids des logiques financières, politiques et technologiques. Elle adhère implicitement à l’idée que le chercheur est animé, pour l’essentiel, par des intérêts professionnels. S’il ne fait guère de doute que les scientifiques recherchent une rétribution de leurs travaux, il est plus difficile d’admettre qu’ils construisent une réalité en fonction de leurs convictions personnelles. Si seuls les facteurs de détermination externe jouaient un rôle, il serait difficile de décider quelles observations sont susceptibles de départager des théories scientifiques rivales. On en viendrait ainsi inéluctablement à identifier la vérité au consensus.


Il est, au contraire, nécessaire de défendre l’idée que la vérité est une norme : « Elle est ce que visent nos enquêtes et elle est liée, conceptuellement, de manière essentielle à des notions aussi fondamentales que celles de croyance et de connaissance [6] ». Il est « impossible de fournir une théorie de la justification de nos croyances sans faire appel à la notion de vérité, qui est par conséquent une norme épistémique inéliminable [7] ». Pourtant, la position sceptique, qui menace « la notion même de valeur épistémique », est, sous l’influence des philosophes du soupçon, la philosophie spontanée de notre temps. La responsabilité de Foucault dans cette funeste orientation n’est pas douteuse.

Pascal Engel, Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle.

S’il convient de ne pas sous-estimer l’apport de ce dernier dans le domaine de l’archéologie des connaissances, c’est-à-dire dans celui des conditions de production des discours sur la sexualité, la folie ou la prison, on ne doit précisément pas confondre ces questions des conditions d’existence du savoir avec celles, spécifiques à l’épistémologie, qui en déterminent les conditions de vérité. Dans un entretien de 1977, Foucault affirme que « la “vérité” est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent, et à des effets de pouvoir qu’elle induit et qui la reconduisent. “Régime” de la vérité[8] ». Dès lors, ce ne sont pas les faits qui nous contraignent mais le « régime de vérité » de la société à laquelle nous appartenons. Ce raisonnement est idéal-typique du constructivisme de la justification.

Dans l’« épistémologie » de Foucault, il n’existe aucune place pour la distinction entre être vrai et être tenu pour vrai. Il est pourtant essentiel de ne pas confondre, comme le souligne Jacques Bouveresse, le caractère historiquement déterminé des moyens dont nous disposons pour décider si une proposition est vraie ou fausse avec « la vérité ou la fausseté de la proposition, qui peut très bien être déterminée sans que nous y soyons pour quelque chose [9] ». Nous sommes donc pleinement d’accord avec Engel lorsque, contre la notion de « régime de vérité », il évoque le triangle assertion-vérité-croyance, qui, précise-t-il, « n’est pas une configuration sociale particulière, produit de conventions, mais la situation de base, celle qui détermine les autres et en est la condition ». Il poursuit : « Les usages de ce triangle peuvent changer : les gens peuvent désirer la vérité et la connaissance, ou la mépriser. […] Mais quoi qu’ils fassent, ce système est en place ».

Engel l’avait rappelé dans un ouvrage antérieur : « Valoriser la vérité, ce n’est pas vouloir croire ce qu’il est utile ou intéressant de croire, c’est valoriser une norme qui est capable de transcender ces intérêts [10] ». Il n’existe cependant nulle obligation de dire ou de croire ce qui est vrai. Ce qui est exigé ne relève pas de la morale. Il s’agit seulement d’accepter, mais c’est essentiel, que « le vrai puisse être la norme de nos pratiques discursives, aussi bien dans la vie quotidienne que dans les sciences [11] ». Il est certainement plus aisé de défendre les valeurs de solidarité, de tolérance ou de liberté si l’on attribue à la vérité, plutôt qu’une valeur instrumentale, une valeur substantielle. On pourrait même craindre que l’abandon de la distinction entre justification et vérité conduise inéluctablement à la disparition de cette dernière. On voit mal ce que la démocratie aurait à y gagner. En revanche, nous voyons parfaitement l’immense intérêt de ce livre décisif.


  1. Pascal Engel, « Savoir et enquêter », En attendant Nadeau, juillet 2019.
  2. Pascal Engel, Les lois de l’esprit, Ithaque, 2012, p. 136-137.
  3. Pascal Engel, « La leçon de philosophie du président Trump », AOC, 8-1-2019 https://aoc.media/analyse/2019/01/09/lecon-de-philosophie-president-trump/
  4. Ibid.
  5. Entretien avec Pascal Engel à lire en suivant ce lien.
  6. Pascal Engel, La vérité, Hatier, 1998, p. 75.
  7. Ibid., p. 78.
  8. « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits, Gallimard, 1994-2001, p. 160. Un « régime de vérité » est constitué par un système épistémique (les règles de justification des énoncés) et par les dispositifs de pouvoir dans lesquels il s’inscrit.
  9. Jacques Bouveresse, « L’objectivité, la connaissance et le pouvoir » in Didier Éribon (dir.), L’infréquentable Michel Foucault, EPEL, 2001, p. 141.
  10. Pascal Engel, La vérité, op. cit., p. 78.
  11. Pascal Engel et Richard Rorty, À quoi bon la vérité ?, Grasset, 2005, p. 42.

Une question vraiment passionnante.

Ce vendredi 10 juillet 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’oeuvre de Dante rendue largement accessible en français : « La Vita nuova » et « Le Banquet », après « La Divine Comédie », traduits par René de Ceccatty _ ou l’art de la « télétransportation »

09sept

René de Ceccatty publie,
et à nouveau aux Éditions du Seuil,
deux nouvelles passionnantes traductions de l’œuvre de Dante (Florence, 1265 – Ravenne, 1321) :
La Vita nuova (et les Rime),
ainsi que Le Banquet,
complétant ainsi son magnifique effort de rendre un accès beaucoup plus aisé _ ainsi que large _ à l’œuvre de Dante, au lectorat français.
Je viens d’en lire les deux Introductions,
L’Allégorie et la confidence,
et L’Herméneutique de la digression,
respectivement de 19 et 43 pages ;
dans lesquelles René de Ceccatty explicite superbement
ce qu’a été la spécificité _ poético-philosophique, d’abord, mais bien davantage encore _ de ces projets d’écriture de Dante,
dans La Divine Comédie, La Vita nuova (et les Rime), ainsi que Le Banquet.
Ces nouvelles 62 pages _ 19 plus 43 _ d’introduction à l’œuvre de Dante
s’ajoutent aux 81 de l’Introduction de René de Ceccatty à sa traduction de La Divine Comédie,
auxquelles il avait donné le titre de Les Sourcils de l’aigle et la pluie d’été ;
ce qui fait un total de 143 pages d’analyses et commentaires de la plus grande précision _ et scrupulosité d’érudition ; sans rien qui alourdisse notre lecture en continu des œuvres de Dante… _ de la part de René de Ceccatty.


On peut ajouter à ce très important travail de traduction
_ de Dante _ de l’italien au français
la traduction en français,
parue dans la collection Poésie/Gallimard en septembre 2018,
du merveilleux Canzoniere de Pétrarque (Arezzo, 1304 – Arqua Petrarca, 1374),
précédée d’une riche introduction de 57 pages, intitulée L’Image indestructible.

Bien que non universitaire _ mais diplomé de philosophie à la Sorbonne _,
René de Ceccatty,
par ce très conséquent travail de traduction _ avec la variété de ses diverses et nombreuses exigences, notamment poétiques au premier chef, mais philosophiques aussi _,
est maintenant plus que jamais à même d’honorer
à un plus haut d’exigence intellectuelle
l’invitation qui lui a été faite de participation aux cérémonies officielles du 700 éme anniversaire de la mort de Dante
_ pour lesquelles René de Ceccatty sera le seul intervenant non italien…
J’ai relevé,
à la page 46 de l’Introduction au Banquet,
l’usage, à nouveau,
après l’hapax de la page 306 de son magnifique travail autobiographique
_ cf mon article du 12 décembre 2017 :  ; et le podcast de notre entretien (de 72′) à propos de ce livre, ainsi que de la traduction de La Divine Comédie, au Studio Ausone, le 27 octobre 2017… _
du terme de « télétransportation » ;
qui dénote et révèle ce qu’offre de plus précieux l’imageance poïétique.
Dante,
penseur majeur et crucial de la culture européenne,
rendu accessible _ sans excès de notes d’érudition : limitées le plus possible… _ au plus large lectorat de langue française…
C’est tout à fait passionnant !
Ce lundi 9 septembre 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Les exercices spirituels de Jean Clair : la piété envers la Terre Natale ; et la figure de Marcel Arland…

28juil

Si j’ai commencé à éclairer _ un peu _ ce que signifie le concept d' »exercice (spirituel) de piété » pour Jean Clair

en ses « Écrits intimes« 

en mon article d’hier ,

il me faut bien sûr préciser ce concept sien de « piété » ;

ainsi que le choix de l’expression de « Terre Natale » pour le titre de ce nouveau volume de la série de ses écrits intimes,

ainsi que pour celui, aussi, d’un chapitre, le chapitre V, aux pages 77 à 113.

Piété : le sentiment qui fait reconnaître et accomplir tous les devoirs _ de reconnaissance et gratitude, actions de grâce… _ envers les dieux, les parents, la patrie, etc, auxquels nous sommes redevables de soins _ et d’abord de la vie _, avec tendresse et respect.

L’expression de « Terre Natale« , elle, est directement empruntée à Marcel Arland (Varennes-sur-Amance, Haute-Marne, 5 juillet 1899 – Saint-Sauveur-sur-École, Seine-et-Marne, 12 janvier 1986), qui en fit le titre d’un récit autobiographique, Terre natale, en 1938 _ on notera au passage que la réunion de communes à laquelle participa Varennes-sur-Amance, prit ce même nom de Terre Natale entre le 1er juillet 1972 et le 31 décembre 2011 ; de même que prit aussi ce nom le canton, disparu en tant qu’entité administrative en 2015 : c’était pour honorer Marcel Arland, enfant de ce pays. On remarquera aussi que le terme de « Terre«  fait partie du titre de plusieurs autres œuvres de Marcel Arland : Terres étrangères (en 1923), Sur une terre menacée (en 1941) et Terres de France (posthume) ; sans compter un Zélie dans le désert (en 1944).

Sur l’œuvre _ peu courue ces derniers temps, et c’est un euphémisme… _ de Marcel Arland, ceci :

cet article de Michel Crépu : « Et Marcel Arland, au fait ? » (1-10-2015) ;

Et de cet article je me permets de retenir ceci :  » Nous sommes penchés sur le livre _ ici le roman d’Arland (en 1929) L’Ordre _ comme le personnage à sa fenêtre : « Le soir était calme. Au bas du jardin brûlaient des rameaux d’asperge desséchés ». Cela n’a l’air de rien et c’est merveilleux : le jardin, les flammes, les rameaux d’asperge, le soir calme – et l’on pourrait en citer beaucoup d’autres. Même Chardonne, maître incontesté du moment lumineux semble un bouseux à côté d’une telle douceur _ une qualité singulière de douceur : voilà ce qui caractérise l’art d’écrire de Marcel Arland, pour Jean Clair aussi.

C’est peut-être ce qui coûte aujourd’hui si cher à Arland, d’avoir su écrire les ténèbres de l’intimité humaine _ oui  _ sans se départir du calme où les choses se déposent en profondeur. On réclame aujourd’hui du message à corps et à cri. Chez Arland, musique, finesse, art consommé de faire monter la tension jusqu’au terme ultime où les choses se redéchirent à nouveau selon la vieille loi humaine« … ;

à compléter par cela, toujours de Michel Crépu, sur son blog, la semaine qui suivait :

« Arland ou Céline » (le 8-10-2015)…

Dont je retiens ceci :

« Tout est silencieuses _ musicales _ tensions, montée en puissance de l’impossible, déchirement, apaisement, recommencement à nouveau de la tension. On en sort rincé, comme du dedans d’une fournaise provinciale, sans bruit mais non sans parole. (…) Tout est silencieuses tensions, montée en puissance de l’impossible, déchirement, apaisement, recommencement à nouveau de la tension. On en sort rincé _ c’est dire ! _, comme du dedans d’une fournaise provinciale, sans bruit mais non sans parole« …

Et encore cela :

cet article de Victoire Diethelm : « Présence du biographique chez Marcel Arland _ lecture croisée de Il faut de tout pour faire un monde et de Terre natale » : « Mais qui est Marcel Arland ? » (août 2018)


Outre le titre même du chapitre V, donné à la page 77

_ un chapitre terrible sur le déracinement de ses parents (de leur campagne à la banlieue parisienne, à la fin des années trente) _,

l’expression _ arlandienne _ de « Terre natale« 

me semble n’apparaître que quatre fois,

la première fois à la page 108 (du chapitre V, « Terre natale« ) :

« La terre et ceux qui l’habitent, produits pareils d’une histoire qui faisait que j’étais chez moi _ en la maison où avaient vécu ses parents, en Mayenne, avant sa naissance (le 20 octobre 1940, probablement à Pantin). Terre natale, maison natale » ;

et les trois autres fois à la page 398 (du chapitre XXIV, « La Terre vaine« ), à propos des expressions « Terres vaines et vagues« , « Terre gaste« , « Paese Guasto« , « The Waste Land » présentes dès le second verset de la Genèse, dans le récit des aventures de Perceval le Gallois de Chrétien de Troyes (1130 – 1191), L’Enfer de Dante (1265 – 1321) _ au chapitre XIV, vers 94 à 96 _, Le Médecin de campagne de Balzac (1799 – 1850), ou The Waste Land de T. S. Eliot (1888 – 1965), qu’a relevées et reliées entre elles la magnifique érudition de Jean Clair :

« Je rêve, je divague autour de ces terres mythiques, qui vont de la Genèse à la Comédie de Dante, et du pays du Roi Méhaigné décrit par Chrétien de Troyes au gros bourg florissant du médecin de Balzac. Mais c’est toujours une même vérité _ voilà ! et terrible… _ qui se dit : en ignorant son nom, si l’on oublie son identité _ son lignage, ses racines, son histoire _, on perd aussi la terre natale qui est inscrite dans les frontières _ celle où peut reprendre force le géant Atlas en son combat à mort avec Héraklès. Ou bien est-ce la perte de la terre natale, avec ses règles et ses lois, ses limites et ses enclos, qui provoque la venue de la terre dévastée, stérile, solitaire.

Si je ne peux plus _ c’est là la conséquence _ m’offrir l’ _ indispensable _ hospitalité _ à rattacher à la toute première ligne, capitale, du récit, page 15 : « J’ai fini par me refuser l’hospitalité. Personne n’est là où je suis« , au chapitre I, « L’Intrus« … C’est là la situation d’état d’apesanteur (au sortir d’un coma) du puissant livre L’État d’apesanteur d’Andrzej Kusniewicz (paru en traduction française en 1979) _, me reconnaître, me souvenir de ma présence en moi, et m’y réconforter, me souvenir de mon nom paternel _ Régnier _, devenu étranger à moi-même, c’est _ voici la cause _  que je ne peux plus habiter la terre natale dont ne me restent _ épars, perdus _ que des souvenirs informes, ni reconnaître miens les paysages et les humains que j’ai ensuite aimés _ un fil impérativement à renouer…

L’errance ou _ telle est la dure alternative _ l’orance

_ cf l’expression quasi similaire à la page 387 : « L’errance contre l’orance« .

Cette dernière expression à la suite des phrases : « On a rempli les musées à mesure qu’on vidait les églises _ lieux de l’orance. Mais le sanctuaire est un lieu qui a un sens, ordonné qu’il est à l’horizontale comme à la verticale, par des objets, statues ou peintures, disposés selon leur destination, chacun ayant sa valeur et son sens, du portail où sont les saints à l’autel où sont les dieux, du niveau où sont célébrés les Évangiles à celui où l’on remémore les Épîtres : un espace plein où rien n’est interchangeable _ voilà _, ne se soustrait ni ne s’ajoute, un parcours qui a son début et sa fin.

Le musée et la collection, eux _ lieux de l’errance _, ne nous livrent jamais que des matériaux errants, indifférents _ interchangeables et chaotiques _ qui ont perdu leur destination, leur pouvoir et leur sens _ soit le constat rétrospectif assez terrible d’une vie passée comme Conservateur du Patrimoine. Sans attache et sans fin _ parce que sans fil conducteur de sens. L’errance contre l’orance« 

La dénomination ou _ alternative parente _ la disparition » 

cf l’expression quasi similaire à la page 106, parce que la disparition (d’un vrai sujet) est bien la conséquence de la dénumération (des matricules) : « La dénumération substituée à la dénomination« .

À la suite des phrases : « Tout aussi silencieusement et doucement qu’ils avaient quitté leur village, ils _ les paysans de Mayenne ou du Morvan (cf La Tourterelle et le Chat-huant _ Journal 2007-2008), déracinés de l’exode rural, que furent les parents de Jean Clair _ quittèrent _ à nouveau _ ces nouveaux quartiers _ de la banlieue parisienne, tels Le-Pré-Saint-Gervais ou Pantin _ presque neufs encore, devenus bientôt des « zones de non-droit ». « La Seine », le nom du département, était entretemps devenue « le 9.3″, un matricule. La dénumération substituée à la dénomination, une habitude des camps » _ du contrôle bureaucratique (chiffré) du nazisme, avec son obsession (comptable) criminelle des chiffres à réaliser, mois par mois, d’annihilation-exterminationation.

Quant au nom et à la personne même de Marcel Arland, ils apparaissent _ nommément _ deux fois :

à la page 93 (au chapitre V, Terre Natale) :

« Est-ce tout à fait le hasard qui fit que ce sont deux fils de paysans qui m’accueillirent _ en 1962, pour son récit Les Chemins détournés _ chez mon éditeur _ Gallimard _ et m’en ouvrirent grandes les portes ? C’était Brice Parain _ 1897 – 1971 _, fils de paysans briards, et Marcel Arland _ 1899 – 1986 _, descendu de son plateau de Langres. Tous deux avaient été des premiers à connaître cette mutation de leurs origines. Parain, premier petit Français à être nommé Conseiller culturel dans la jeune Union soviétique _ en 1925 _, y apporterait sa curiosité, mais aussi une lucidité _ oui _ que les descendants des bourgeois, de Sartre à Aragon, n’auraient pas » ;

et à la page 384 (au chapitre XXIII, La Débâcle) :

« Un jour que j’évoquais devant lui le Francinet écrit par Mme Fouillée, la Lavalloise _ 1833 – 1923 _, qui avait précédé son Tour de la France, et dans lequel mon père avait aussi appris à lire, Arland se mit soudain, à voix basse, à réciter la chanson que chante le jeune ouvrier en faisant tourner dans la nuit son moulin à broyer l’indigo :

Je suis l’enfant de la misère

Et le dur travail est ma loi

Je suis seul, ma tâche est austère,

Triste est mon cœur, lourd mon effroi…

Il s’était arrêté, cherchant ses mots et, après un instant, c’est tous deux que nous reprîmes d’une même voix :

… Le riche, dit-on, est mon frère ;

Mon frère pense-t-il à moi ?

On cite encore un peu Le Tour de la France par deux enfants _ publié en 1877, sous le pseudonyme de G. Bruno (en hommage au philosophe brûlé vif sur le Campo dei Fiori, le 17 février 1600). Mais qui a jamais lu Francinet ? _ publié en 1869. (…) Le second, plus pénétrant, trame un récit autour de ce qui semble déjà la lutte des classes, entre le petit pauvre en blouse d’ouvrier qui s’épuise la nuit à tourner son moulin et Aimée, la riche petite fille du patron, vêtue de robes blanches.


Tout un continent disparu, comme s’était englouti quarante ans plus tôt le monde paysan »…


De Marcel Arland,

les critiques les mieux avisés, tel Michel Crépu, mettent l’accent sur sa singulière douceur, voire tendresse.

Je veux retenir ici quelques occurrences de cela, dans le texte de Jean Clair :

Page 27, au chapitre I, L’Intrus :

« Quelle autre religion a montré _ dans les « plus belles Maternités peintes au Quattrocento«  _ plus de tendresse que cette religion où l’Enfant, dans le même geste, se présente comme la victime et le sauveur ? »…

Page 62, au chapitre III, Les Nocturnes :

« La peinture figurative est une peinture croyante. Je ne me console pas de sa disparition, pas plus que je ne console de la disparition d’une religion qui, pendant quelques siècles, avait su par sa tendresse colorer notre vie« …

Puis page 65 :

« Le rêve est revenance et révélation _ pour Jean Clair, comme pour Hélène Cixous ou René de Ceccatty ; cf mes entretiens chez Mollat : avec Jean Clair, le 20 mai 2011 ; avec René de Ceccatty, le 27 octobre 2017  ; avec Hélène Cixous, le 23 mai 2019… Moins je souhaite, par paresse ou par inaction, rencontrer mes contemporains dans la suite des jours, et plus mes rêves se remplissent de figures et deviennent des salons où l’on s’entretient _ voilà _ avec douceur. Ce dont le quotidien m’a privé, la nuit me le redonne« …

Pages 253-254-255, au chapitre XV, La Coquille d’or :

« Au fil des siècles, à mesure que l’imagerie cruelle du Très-Haut et de son Trône de Grâce reculait dans l’imagination des fidèles qui n’y comprenaient rien, c’est l’imagerie de deux corps ployés l’un sur l’autre, une jeune victime et sa mère douloureuse et penchée sur lui, qui s’était peu à peu imposée, souvent dressée au milieu des autels _ comme on le voit sur la photo de l’autel de Notre-Dame postérieure à l’incendie, qui sert de bandeau au livre… _, dans la nef des églises, une image de l’espérance et de son infinie compassion, la Pietà  _ et non pas celle du Père anthropophage _, qui avait fait du christianisme une religion remplie d’une tendresse que nulle autre religion n’a jamais possédée.

(…) Pourquoi son élection ? C’est que l’image de la pietà, née dans les cercles mystiques rhénans, et particulièrement dans les couvents de femmes, à la fin du XIVe siècle, le Christ une fois déposé de la croix et allongé, tétanisé par la mort, sur le giron de sa Mère, est l’une des plus troublantes et des plus bouleversantes que cet art de la visibilité que l’art d’Occident a été, ait produite. C’est dans l’épaisseur du temps, l’image de l’enfant nouveau-né, que la mère tenait de la même façon, et qui voyait en lui déjà le destin s’accomplir. Mélancolique ou douloureuse, elle triomphe de la douleur et de la mort. Mais c’est l’art qui la représente qui a ce pouvoir _ effectif, sensible _ de consoler _ voilà _, l’art qui peut sauver le monde disait Dostoïevski. Dans la mesure où il peut rendre sensible _ physiquement ressenti _ ce sentiment de la pietà, qui veut dire à la fois pitié et piété, douleur partagée et compassion, respect de l’autre jusque dans la mort.

Le monde actuel semble ignorer la pitié _ et tout autant la piété. Et l’art contemporain _ adepte du trash _ est plutôt un art de la dérision, du sarcasme et de la laideur _ diabolique. La compassion, forme de la Pietà, cette capacité à souffrir avec l’autre, mais aussi à trouver une rédemption dans l’expression artistique, n’est plus guère de ce monde. Ou bien ? « …

Pages 329-330-331, au chapitre XIX, Athènes et Jérusalem :

« Le Céramique, à la périphérie d’Athènes. De chaque côté du chemin des colonnes, des cippes s’élèvent, les fûts d’une nécropole. En marbre blanc, les stèles, par des formes et des inscriptions, rappellent la vie de ceux qu’on a enterrés là. (…)

Ampharète, Kadymaque, Zosime, Sybiris, Plotis, Eutikos… Des noms aux sonorités étranges, pleines de voyelles, de labiales, d’occlusives, des souffles comme pour mieux rappeler d’entre les morts celle ou celui qui n’est plus. A-t-on jamais, avec une telle tendresse dans le navrement, célébré la présence de la personne, la naissance et la célébration de la figure humaine que bientôt, une religion nouvelle, le christianisme, va se donner pour idéal de célébrer et de sauver ?

(…) Rien de triste à se promener dans ce chemin fait de tombeaux. Il ne s’agit plus de la mort mais, avant le christianisme, d’une Dormition, où les disparus reposent. Le Céramique est comme un grand dortoir « …

Pages 335-336-337, au chapitre XX, Le Banquet :

« Une part de ma vie, effacée, me revenait avec un sentiment étrange de vérité _ de présence. La maladie _ puisque telle est, même si c’est extrêmement discrètement, la situation de base de cet entier récit _, en me délivrant du poids de mon corps, m’avait donné accès à des régions _ autrefois, il y a longtempss, vécues _ depuis longtemps désertes mais qui restaient aussi dessinées, aussi distinctes que si je les avais habitées la veille. L’immobilité forcée du corps et l’effet subtil des drogues me faisaient regagner _ en pensée _ une vie _ de sensualité _ à laquelle j’avais tourné le dos, et qui se rappelait à moi _ ainsi confiné et peut-être même alité _ avec une insistance et une douceur confondantes.

(…) C’est des positions successives et sans arrêt modifiées de mon corps endolori que renaissaient ici l’une après l’autre, nées du même privilège dont avait joui le premier homme, la forme et la pression des êtres que j’avais _ sensuellement _ aimés. Non pas une Ève unique, mais plusieurs, et finalement toute une compagnie, un ballet, une ronde _ un platonicien banquet…

(…) C’était des êtres, des personnes, des femmes.

(…) Des figures infiniment chères, beaucoup que j’avais sans doute injustement oubliées ou reléguées dans des recoins, et que le rêve me poussait à convier _ présentement _ pour revivre avec elles des moments perdus« …


Et page 339 :

« Parmi ces femmes, l’une m’était revenue en dernier, et ce par quoi elle reprenait possession de mes sens, ce n’était pas son visage, son allure, ni son corps, c’était, immatérielle, sa voix.

Elle avait toujours eu pour moi, à tout moment du jour et de la nuit, des mots presque enfantins, des refrains, qui étaient aussi des bonheurs d’expression, inattendus, surprenants, et ceux qui me rêvenaient, de quelle profondeur venaient-ils où ils auraient dû depuis longtemps s’abîmer, avec une infinie douceur, résonnant dans le vide, maintenant que, morte, elle n’était plus là pour les prononcer.

Alors que je peine à retrouver son visage, c’est dans ces adresses un peu naïves que je découvre la part durable de ce qu’elle fut. Personne avant elle n’avait eu pour moi cette invention des mots et des adjectifs, cette aisance à confier sa tendresse. Pied-noir italienne, elle parlait pataouète, un patois algérois appelant immédiatement au geste, au baiser ou à la caresse.

Sa voix, c’était donc là la qualité la plus précieuse de son être, des inflexions sonores« …


Et aussi pages 363-364, au chapitre XXII, L’Assassin :

« Entendu à la radio, pour définir l’identité française (…). La France est « un art de vivre ».

Tant d’efforts, tant de morts et de guerres, de fatigues, pour finir sur un traité d’esthétique… L’hédonisme _ auto-complaisant, narcissique _nous a conduits à l’opposé des vieux artes moriendi, les arts du bien mourir d’autrefois, du Sterbenkunst, de toutes les ressources d’une religion infiniment tendre, l’expression de sa valeur la plus haute, qu’on appelait la piété. Elle a donné naissance à des chefs d’œuvre que nous ne regardons plus guère dans les églises et dans les musées sinon avec indifférence ou stupéfaction, pas trop sûrs pourtant qu’il ne s’agit là que d’un « art de vivre ».

Les musées ne sont guère que des conservatoires des espèces disparues, qu’il s’agisse d’insectes, d’animaux, de plantes ou d’œuvres d’art.

D’ailleurs, ils sont aujourd’hui’hui pleins, comme des décharges, ils débordent, ils ne peuvent plus rien recueillir _ et sans recueillement. On ne sait plus trop comment ordonner, ni disposer les objets. On invente de nouveaux classements, à vocation dite « universelle », qui relèvent plutôt de la confusion des antiquailles.

Et pour leur succéder, les villes elles-mêmes, comme si elles avaient oublié pourquoi elles avaient été autrefois bâties, et ne sachant plus trop pourquoi elles existent, ici et là perdues sur la planète, ont commencé à se transformer sinon en musées, du moins en monuments nationaux d’un passé ignoré. Venise, Barcelone, Paris, Prague, Amsterdam… des parcs à thème que viennent parcourir à petits pas des foules distraites _ sans assise : peu aptes à regarder vraiment _, les mêmes qui parcouraient autrefois le Louvre, les Offices, le Prado, sans trop savoir _ mortelle ignorance _ à quoi ces pierres dressées ont pu jadis servir.

Dégradation des lieux, du génie des lieux, comme on a dégradé Dreyfus sur la place publique… » _ dégradation (mercantile) d’humanité vraie des personnes…

Ce dimanche 28 juillet 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’empire de l’illusion : pour tenter de comprendre enfin ceux qui n’ont pas bien su voir venir la dévoration du Cyclope nazi

08fév

Comme promis hier,

en mon troisième article à propos de 1938, nuits :

j’en viens à l’amorce de solution qu’esquisse, peu à peu _ sans cuistrerie surplombante, et sans lourdeur jamais, tout est parfaitement le plus discret-léger et subtil possible _, Hélène Cixous, en son 1938, nuits,

à l’énigme de ceux qui se sont _ peut-être incompréhensiblement, du moins invraisemblablement, pour nous aujourd’hui, en un regard rétrospectif nôtre souvent beaucoup trop généralisateur, pas assez attentif-respectueux, porté à-la-va-vite qu’il est la plupart du temps !, de l’idiosyncrasie de détail des situations personnelles particulières, voire singulières, ainsi que des macro- ou micro-variations de celles-ci aussi, et c’est crucial, dans le temps… _ progressivement laissés piéger, et in fine briser-détruire, par les mâchoires du Cyclope nazi _ « Clac ! Cyclope amélioré » _,

dont ils n’ont pas assez su bien voir venir _ pour prendre des mesures préventives suffisamment efficaces pour leur sauvegarde vitale personnelle ! _ la dévoration.

Et dont cet opus-ci tout entier, 1938, nuits,

avec son amorce de solution _ nous le découvrirons _ à l’énigme que je viens d’évoquer _ celle de la dévoration dont ont été victimes un grand nombre des siens _,

se révèle constituer, pour Hélène Cixous, l’auteure et narratrice du récit, une sorte de moyen de fortune _ d’imageance par l’écriture _ pour parvenir à « soulever » et « toucher » vraiment Omi _ ces mots absolument cruciaux sont prononcés à la page 107, et c’est pour moi rien moins que le (discret) cœur battant de ce livre !!! _, Omi sa grand-mère _ décédée le 2 août 1977 _afin de réussir par là à obtenir de celle-ci  une sorte d’analogue _ les personnalités, bien sûr, diffèrent beaucoup ! _  à la très chère conversation post-mortem qu’Hélène maintient et perpétue, avec une formidable vivacité, avec Ève, sa mère, plus récemment _ le 1er juillet 2013 _ décédée…

Continuer de très richement converser post-mortem avec ses plus proches,

sur les modèles donnés par Homère _ avec Ulysse _, Virgile _ avec Énée _, Dante _ avec lui-même et Virgile _,

et aussi Montaigne, Shakespeare, Proust, Kafka, etc. _ soit la plus vraie et belle littérature comme secours de vie, par transmission de la benjaminienne Erfahrung aussi.

La splendide _ quel art ! _ expression « Clac ! Cyclope amélioré » _ à la pointe de la modernité technique et technocratique de dernier cri ! des nazis (au premier chef desquels le diaboliquement ingénieux Reinhard « Heydrich SS Gruppenführer« ) _, page 116,

utilisée à propos de cette dévoration d’un grand nombre des siens par l’hyper-efficace ogre nazi,

intervient au sein d’un _ admirable, une fois de plus _ essai de caractérisation, pages 115-116, de ce que fut, d’abord _ en quelque sorte prototypique _, l’Aktion nazie :

« L’Action ?, dit mon fils _ c’est lui qui parle ici, dans la conversation suivie, de fond (effective ou bien imaginée par l’auteure, à son écritoire), avec Hélène, sa mère ; lui, ainsi que sa sœur : les deux assistant activement (dans le récit, au moins, mais effectivement déjà aussi, c’est plus que possible : probable) leur mère dans son enquête-méditation. Hélène Cixous, comme Montaigne, n’aime rien davantage que converser vraiment, en pleine vérité, ou recherche impitoyable et sans concession aucune, de vérité-justesse. Avec des absents comme avec des présents. Et avec certains absents (tels que certains défunts, aussi), la conversation-interlocution peut aller parfois plus profond dans le questionnement-méditation de fond réciproque : Montaigne nous en donne l’exemple parfait en ses Essaisafin de pallier la terrible défection de son irremplaçable partenaire de conversation, La Boétie.

En-acte s’oppose à en-rêve.

L’Action consomme le rêve _ le court-circuite et détruit.

C’est pas imaginable

_ pour des personnes en pleine santé mentale ; ce qui peut aider à comprendre la réelle difficulté d’anticipation-représentation de la part de pas mal, sinon la plupart, des contemporains de ces « Événements » nazis, en commençant par les victimes elles-mêmes, foudroyées dans leur sidération et, bientôt, tétanie (et nous ne quittons certes pas ainsi la question

(à venir dans la méditation-conversation du texte ; je veux dire le dialogue poursuivi entre Hélène et ses deux enfants ; et parfois même aussi sa mère, Ève, quand celle-ci, quoique décédée le 1er juillet 2015, décide d’intervenir d’elle-même en un rêve de sa fille, Hélène)

de l’illusion : nous y venons, tout au contraire !) _,

on n’imagine pas,

_ mais _ on le fait _ ce si peu « imaginable« « on«  l’agit-exécute, cet inimaginable, pour ce qui concerne les « Aktionneurs« -exécuteurs, rendus absolument serviles, à la seconde même de l’ordre, des décideurs-donneurs d’ordre, en leur obéissant aveuglément-automatiquement, à ces ordres, à la seconde même, de la dite « Aktion« .

Les prisonniers _ bétail à KZ, ici _ ne pouvaient _ eux-mêmes _ imaginer _ avec tant soit peu de réalisme prospectif lucide _ les nazis,

ces gardiens

qui eux-mêmes non plus, méthodiquement décérébrés qu’ils sont ; cf la très intéressante analyse du détail du processus de décérébration proposée par Harald Welzer en son très intéressant Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meurtriers de masse _ n’imaginent pas

et qui font _ appliquent-exécutent à la seconde même (selon l’élémentaire schéma-réflexe, Stimulus/Réaction) de tels ordres reçus-aboyés.

Les gens d’Aktion ne se représentent pas _ ni eux-mêmes, ni ce qu’ils font ; et encore moins autrui (autrui n’existant plus, annihilée-néantisée-pulvérisée qu’est désormais la personne).

Ils dorment _ absolument : d’un sommeil de massue ! _ sans rêve.

Ça s’appelle Aktion

parce que c’est _ _ seulement faire.

Même pas seulement faire.

Pouf ! Pan !

Un mouvement _ unique : même pas en deux temps – trois mouvements ; ce serait bien trop complexe (pouvant laisser le temps d’une malencontreuse seconde de prise de conscience-réflexion-interrogation-doute : contreproductive ! _ : c’est fait.

Je reste saisi _ au masculin : c’est donc le fils d’Hélène qui décompose ici, devant sa  mère, la mécanique foudroyante hyper-efficace de l« Aktion » !.. _

devant l’Aktion _ emblématique de bien d’autres qui vont bientôt la suivre _ de la Nuit de Cristal

_ cette nuit-« Événement » déjà un peu spéciale (ne serait-ce qu’en tant que la toute première de son espèce, et devenant modèle) du 9 au 10 novembre 1938:

il est minuit trente _ le 10 novembre 1938 _ ? Aktion !

Le mot _ -ordre aboyé _ parcourt l’Allemagne, c’est-à-dire le Reich en un instant

_ comme une foudre sans coup de tonnerre un tant soit peu préalable d’avertissement, sans le plus infime recul de léger décalage-délai d’une seule seconde de battement, ni pour les acteurs-Aktionneurs, robotisés, ni pour les victimes-Aktionnées, tétanisées et capturées ;

à confronter cependant à l’image de la nuée d’orage, développée à la page 51, à propos de ce à quoi pouvaient s’attendre, et surtout ne s’attendaient pas (les situations et les réactions, toujours un peu diverses, des uns et des autres, sont toujours un peu elles-mêmes, sur l’instant qui les surprend, en balance…), en matière de déluge, « depuis l’attentat de Vom Rath« , le 7 novembre 1938 à Paris (Vom Rath ne meurt de ses blessures que le 9), Hermann et Siegfried Katzmann, à Osnabrück, la nuit du 9 au 10 novembre 1938 :

« ils s’y attendaient sans conviction _ voilà _ avec un espoir idiot _ le pire n’étant, certes, jamais tout à fait sûr ! la question se posant cependant de savoir si cet « espoir idiot« -là, est, ou n’est pas, du simple fait qu’il est déjà « idiot« , de l’ordre de l’illusion ?.. _, on voit _ certes : suffisamment visibles ils sont… _ les nuages noirs accroupis _ voilà _ au-dessus du ciel comme des géants en train de faire _ concocter-mitonner-usiner _ l’orage, pendant des jours ils poussent, éjectent des éclairs menaçants _ ici, c’est un adjectif, et pas un participe présent _ le déluge se prépare _ voilà : il est très méthodiquement organisé-machiné _, ça tonne, et puis parfois _ hasard, accident, ou stratégie perverse ? _ le déluge se retire, je reviendrai une autre fois _ fanfaronne-t-il…, mais _, quand on le croit passé alors l’orage se déchaîne » _ d’autant plus terriblement que nulle parade un peu efficace de sauvegarde n’aura été mise sur pied… :

soient les sans conteste difficiles et un peu complexes tergiversations de la (à la fois frêle et terriblement puissante) croyance, face à l’ambigüité entretenue avec soin des signes objectifs, eux, du réel. Et anticiper avec un tant soit peu de réalisme, pour ceux d’en face et en bas, peut s’avérer aussi plus compliqué à réaliser en actes, cette anticipation et ses réponses, pour certains que pour d’autres…

« _ On n’a pas la même mentalité, dit Ève _ à qui dit-elle cela ?

était-ce à Fred, il y a quelques années ? mais Ève se détournait vivement de telles conversations (absolument stériles et contre-productives, pour elle : « elle est contre le couteau dans la plaie« , page 79) à propos du passé, et qui plus est lointain ;

ou bien est-ce présentement à sa fille Hélène, en leur conversation post-mortem de cet été 2018 à la maison d’écriture d’Arcachon ? Plutôt ! Et c’est bien Hélène qui, soit engage, soit accepte, pareille conversation-enquête sur le passé, avec sa mère, décédée… L’enjeu final étant ici de parvenir à mieux comprendre, via le cas de Siegfried-Fred Katzmann en 1938 (à partir du témoignage de son Bericht) les tergiversations singulières d’Omi, de janvier 1933 à novembre 1938, ne le perdons jamais de vue… _,

je n’étais pas à Osnabrück en 1933, déjà en 1930 _ et même 1929 _ j’étais partie _ dit Ève _,

_ On n’a pas la même mentalité, dit Fred _ à qui Fred dit-il cela ?

est-ce, ou bien était-ce, à son amie Ève ? (« Fred, nous l’avons connu, il était le dernier ami _ à partir de 1986, après leurs retrouvailles de 1985 à la cérémonie d’hommage du 20 avril 1985, à Osnabrück _ de ma mère _ dit Hélène, page 26 : voilà, c’est là dit on ne peut plus clairement _, finalement nous ne l’avons pas _ vraiment _ connu _ un peu vraiment en profondeur… _, dit ma fille. Il a passé inaperçu« , ajoute aussitôt Hélène, page 26 ; « c’était un intellectuel discret« , dit la fille d’Hélène, page 85) ;

ou est-ce plutôt à Hélène que le dit maintenant Fred, au cours de cet été 2018 d’écriture-méditation-enquête d’Hélène Cixous, à Arcachon ?… _,

c’est moi qui suis allé tout seul contre Goliath, faut-il le rappeler à Ève, « , page 52 ; et là ce serait Hélène qui serait directement prise à témoin par Fred-Siegfried, post mortem, maintenant.

Et Hélène de conclure l’échange, toujours page 52, par cette réplique, terrible de bon sens, de sa mère Ève :

« _ A quoi ça sert dit ma mère _ Ève, donc, essentiellement pragmatique ! _ attendre _ passivement _ pour aller en prison, aller dans les camps, est-ce que c’est nécessaire ? » _ ce n’est même pas d’abord utile ! Autant tout faire pour éviter naïveté et procrastination. Unreadiness.

Nous voilà donc toujours ici, page 52, dans les prémisses de la révélation à venir, et ce sera un peu plus loin (la première occurence du mot se trouvera à la page 60), du concept (freudien, et cette paternité sera clairement évoquée, page 107) d’illusion


C’est alors, toujours page 52, et juste avant cet échange imaginé (ou rêvé) par Hélène, l’auteure, entre Ève et Fred,

que l’auteure pense à « faire la liste _ en quelque sorte récapitulative _ de tous ceux qui sont Dehors  _ des « Mâchoires du Cyclope« « Léviathan«  nazi… _ dans les années étranges _ de janvier 1933 à novembre 1938 _ où il y a encore _ bien provisoirement, mais ça, on ne le sait pas, ni ne peut le savoir vraiment ! _ un couloir _ étroit et fragile, certes, mais encore un peu accessible à certains _ entre Dedans et Dehors et entre dehors et dedans un passage avec une porte _ frontalière _ surveillée, et qui _ incroyablement ! pour nous, du moins, qui regardons maintenant rétrospectivement et de loin… _ échangent _ à contresens de l’Histoire !!! _ le dehors où ils logent _ à un moment _ pour le dedans de la cage » _ mot terrible.

et l’auteure précise cette liste, pages 53-54 :

« de ceux qui _ tel Fred, ou plutôt ici et alors, en 1938, Siegfried Katzmann, à Bâle, où il vient d’achever ses études de médecine, et obtenu son diplôme terminal _ sont en Suisse en sécurité _ de l’autre côté de la frontière _ et qui reviennent « chez nous » _ c’est peut-être Ève qui parle _ sans sembler voir _ comprendre _ qu’ils font le voyage de retour dans la cage _ le mot terrible est donc redit _,

et qui confondent _ mortellement pour leur sauvegarde ! _ danger et sécurité,

et de ceux qui dorment profondément _ un péril colossal pour de tels endormis ! _ pendant le déchaînement ?

ceux qui sont arrêtés, envoyés dans un camp pour Feindlicher Ausländer _ par exemple en France : à Gurs, au Vernet, à Rivesaltes ou à Saint-Cyprien, tel un Felix Nussbaum en mai 1940 _, ou dans un Konzentration Zenter première édition _ tel Siegfried Katzmann lui même, encore, à Buchenwald, le 12 novembre 1938 _, qui cessent _ d’un coup de massue _ de ne pas savoir et sont jetés d’un jour à l’autre dans l’impitoyable savoir _ voilà ! et donc devraient perdre (et perdront, de ce coup violentissime !) leurs illusions _ ayant pour exemple _ le peintre _ Felix Nussbaum _ Osnabrück, 11 décembre 1904 – Auschwitz, 9 août 1944. En voilà un qui découvre _ déjà _ Auschwitz _ avant Auschwitz _ à Saint-Cyprien _ en France, à côté du Canet-en-Roussillon _ avec une différence : il n’est pas impossible _ là, dans la France encore de la République parquant déjà ses propres indésirables, et qui va très vite devenir, dès le mois de juillet suivant, la France de Vichy _ de prendre la fuite. En voilà un qui prend la fuite et la suit, mais seulement pour quelques mois _ retournant en Belgique (occupée) _ et quelques tableaux. Ensuite la fuite s’épuise, on la perd, (…)

_ ceux qui sont en Suisse _ tel Siegfried Katzmann, à Bâle, en 1938 _, ils jouent avec suicide, dit ma mère _ Ève ; et c’est sa fille, Hélène, qui rapporte ici son lapidaire propos _

selon moi, Onkel André _ qui parle ? Les voix rapportées interfèrent : s’agit-il ici de la voix d’Ève, la nièce, effectivement, d’Andreas Jonas ? ou bien de la voix d’Hélène, sa petite-nièce, une génération plus tard ?.. _ qui était jusqu’en Palestine _ Eretz-Israël, c’est déjà loin d’Osnabrück ! _ à Tibériade en 1936, il a fait de gros efforts pour revenir _ certes ! _ à Osnabrück depuis Tibériade _ c’est loin ! _, un petit homme commandé par sa brutale Berlinoise _ Tante Else, née Cohn : ici, c’est Ève qui parle _, selon moi _ Ève, par conséquent _ il est déjà mort à Tibériade de mauvais traitements familiaux _ de la part de sa tendre fille Irmgard, qui le chasse de son kibboutz _ et c’est donc _ en quelque sorte _ un _ déjà _ mort qui est rentré _ suicidairement, nazis aidant seulement, à la marge, à pareille autolyse… _ se faire assassiner _ et ce sera effectivement accompli pour lui à Theresienstadt, le 6 septembre 1942 _, comme si c’étaient les nazis _ voilà ! _ et non pas _ en réalité _ la famille _ sa fille Irmgard, donc _ qui l’avaient tué, et en vérité c’était la méchanceté qui se répandait _ oui _ un peu partout en Europe _ une remarque historiquement importante ! _ avec rapidité et virulence comme une _ hyper-ravageuse pandémie de _ grippe espagnole… Il semble qu’ici se mélangent, et le jugement lapidaire, implacablement ironique et formidablement tonique, toujours, d’Ève, la mère, et le commentaire, un peu plus circonstancié et distancié, de sa fille, Hélène, qui tient au final la plume de ce récit, à la fois rapport, conversation et réflexion-méditation, non dénué d’un formidable et merveilleux humour, qui transporte en un continu d’allégresse (grave) le lecteur…

Un peu plus loin, page 57,

l’auteure envisage une autre source-cause d’« envoûtement«  des futures victimes,

encore innocente, enfin presque, celle-ci ;

« envoûtement«  subi par ceux qui ne se décidaient pas à fuir enfin (!) « la cage » nazie _ au nombre desquels, décidément, sa grand-mère Omi :

peut-être soucieuse, elle, de ne surtout pas perdre ses partenaires attitrés de bridge (« Quand Ève revient en 1934 encore une fois et pour la dernière fois rendre visite _ et c’est à Dresde _ à Omi, sa mère ma grand-mère _ raconte Hélène, pages 93-94 _ joue au bridge comme d’habitude, bien des dames jouent encore, ça pourrait être pire, dit ma grand-mère, elle ne comprend pas Ève » ; et Omi ne veut pas partir : le souci de ne pas rompre le fil de ses habitudes joue donc, et puissamment, lui aussi.

Le mot « cage«  se trouvait répété page 52 et 53.

Mais restons ici à ce passage de la page 57 :

« Selon moi _ dit Hélène, page 57 _, parmi les divers et nombreux envoûtements qui ont ensorcelé _ tel le filtre de la magicienne Circé dans l’Odyssée d’Homère _ tant de compagnons d’Ulysse juif,

il y en a un dont le pouvoir trompeur _ non intentionnel, non malveillant, ici _ne sera jamais assez dénoncé, c’est le Visum. Le Visum est _ qu’on le veuille ainsi ou pas _ l’arme du diable : on promet, on promet, on séduit _ et nous avançons ici vers le concept (freudien) d’illusion, où le désir a son rôle (projectif séducteur) pour aveugler sur la qualité et la valeur de crédibilité de la représentation subjective apposée-plaquée sur le réel objectif, quand on confond (et prend) le réel désiré avec (et pour) la réalité objective même _, on enduit, on hypnotise, on transforme des êtres humains _ séduits par leur propre désir ainsi avivé _ en hallucinés, en paralytiques volontaires,

des philosophes

_ tels un Walter Benjamin ou une Hannah Arendt ;

cf l’admirable récit Le Chemin des Pyrénées de Lisa Fittko : à découvrir de toute urgence ! Lisa Fittko a partagé la réclusion

(préventive des Allemandes et amalgamées, même Juives et anti-nazies, comme mesure de rétorsion prise par le gouvernement de la IIIéme République, en France, à la suite du Blitzkrieg d’Hitler envahissant la Belgique et le Nord de la France, le 10 mai 40)

au camp de Gurs, les mois de mai et juin 1940, avec Hannah Arendt, ainsi que leur fuite ensemble, après le 18 juin, vers Lourdes (à Lourdes où se terre alors en une chambre d’hôtel Walter Benjamin) ;

et c’est aussi elle, Lisa Fittko, qui a ouvert, au dessus de Banyuls, ce qui sera nommé, par la suite, la « voie Fittko«  : pour aider à fuir en Espagne (franquiste) ceux qui cherchaient à échapper coûte que coûte aux griffes et mâchoires de l’ogre nazi ; avec, pour le tout premier passage ainsi organisé par les Fittko en Espagne, Walter Benjamin, justement !, qui se fera arrêter au premier village de la redescente du col, Port-Bou, et s’y suicidera (le 26 septembre 1940) de désespoir : sur la menace d’être prestement renvoyé (par la Guardia civil de Franco) d’où il venait… Fin de l’espoir ? ou fin de l’illusion ?) _ ;

(on transforme, donc) des philosophes

en primitifs fétichistes _ forcenés _ de formulaire administratif,

partout sur la terre pétrifiée errent des Suspendus,

suspendus à la poste, suspendus d’être suspendus de tempsau crochet de l’attente _ quel art sublime de l’écriture ! _,

le poil hérissé, les oreilles dressées, la poitrine contractée,

cela rend les gens irritables, nerveux, maniaques, méconnaissables, abattus _ sans assez de ressorts de survie : suicidaires… _,

Brecht _ lui _ aussi attend, _ en Suède _ le sésame américain n’est pas encore, toujours pas, arrivé,

en Suède aussi _ la Suède est théoriquement protégée par sa neutralité ! _ on s’attend à ce que le nazi arrive plus vite que les visas,  »

_ soulignons encore et toujours, au passage, combien est admirable l’écriture ultra-précise et si libre, en même temps que nimbée d’une sublime poésie et d’un humour « ouragant« , d’Hélène Cixous…

« on vit maintenant dans une vie-à-visa _ voilà ! quelle puissante et magnifique formulation ! _,

il faut un visa pour traverser la rue dit Kafka _ expert s’il en est en Château et Procès _, un visa pour aller chez le coiffeur,

vivre est hérissé de guichets _ et contrôles policiers : comme tout cela est merveilleusement dit ! _,

de plus il n’y a pas _ in concreto ! _ de visa, dit Brecht,

le mot de Visum est dans toutes les têtes mais _ hélas _ pas dans les boîtes aux lettres,

et il n’y a pas de visa pour les bibliothèques », pages 57-58  _ on admirera une fois encore le style de l’auteure, sa subtile profonde poésie du réel le plus juste, nimbée d’un merveilleux humour perpétuellement frémissant et rebondissant …

Et encore ceci, pages 58-59 :

« La cousine Gerda _ Gerta Löwenstein (Gemen, 17 octobre 1900 – Auschwitz, août 1942), fille d’une des sœurs aînées d’Omi, Paula Jonas, et d’Oskar Löwenstein ; et épouse de Wilhelm Mosch, décédé comme elle à Auschwitz en août 1942 _, ma préférée, dit Ève, d’une gentillesse infinie, quand elle est coincée à Marseille, avec les enfants _ Bruno et Anneliese Mosch, qui, eux, survivront _, avec son mari _ Wilhelm Mosch enfermé, lui _ à Gurs, je lui écris _ dit Ève _ viens ici, il y a encore un bateau pour Oran, elle reste dans le crocodile _ voilà ! _, et pour qui ? Ça ne peut pas être pour le mari, laid, joueur, paresseux, violent, sans qualités, je ne comprends pas ces femmes qui aiment ce qu’elles n’aiment pas, il y a un défaut dans la vision _ et voilà que recommence à pointer le détail de la mécanique de l’illusion ! _, et pourtant c’est lui _ Wilhelm Mosch _ qui louche, est-ce qu’elle a trouvé une raison à Auschwitz ? »

« Et il y a aussi les anciens combattants, ceux qui font corps avec leur croix de fer » (…),

« et les veuves de guerre, elles aussi » _ telle Omi Rosie, dont le mari, Michaël Klein, est tombé sur le front russe le 27 juillet 1916 _ (…)


Fin ici de l’incise ;

et je reprends maintenant le fil du texte de la page 115 à propos de l’Aktion :

il est minuit trente ? Aktion !

Le mot parcourt l’Allemagne, c’est-à-dire le Reich en un instant _ cette nuit du 9 au 10 novembre 1938.

Toutes les vitres juives tombent _ à la seconde _ dans tout l’Empire, simultanément _ quel génie (Reinhard Heydrich ?) de conception (technico-administrativo-policière) de la précision d’horlogerie de l’enchaînement mécanique de pareil ordre-commandement-exécution-résultat ! _,

ça ne se pense pas _ ça s’obéit-exécute, en robot, à la seconde : par l’Aktionneur.

L’Aktion est une destruction et une consommation.

Une anticréation _ néantisante _ éclair _ Blitz _

effectuée selon le principe _ de rationalité économique _ du moindre temps _ moindre coût, poursuit page 116, le fils d’Hélène.

La Grande Mâchine _ à crocs monstrueux (de « crocodile«  déchiqueteur démesuré : le mot comporte trois occurrences aux pages 58 et 59) _ ouvre ses mâchoires

et referme le verbe est à l’intransitif.

Clac !

Cyclope amélioré« 

_ la technique devenue technologie a progressé à pas de géants depuis le temps d’Homère et de l’Odyssée

Dans ce passage-ci, pages 115-116,

le mécanisme de l’illusion est abordé-commencé d’être un peu détaillé en l’articulation complexe de ses divers rouages,

mais non pas, cette fois, du côté de ceux qui « se font des illusions« , et vont s’y enliser-perdre-détruire,

mais du côté de ceux qui vont organiser l’efficacité optimale de ce dispositif illusionnant de séduction-sidération-capture-dévoration cyclopéen

_ mensonges colossaux, avec un minimum d’anesthésie préalable des piégés (à surprendre-prendre-capturer, sans déclencher de fuite immédiate !), compris _

pour que les malheureux illusionnéss’illusionnant _ l’un renforçant l’autre, et retour-montée en spirale et accélération du processus fou d’encagement, si difficile à rompre !.. _ n’en réchappent sûrement pas _ cf le processus nécessairement très lent d’ébouillantement de la grenouille en son bocal doucement et très progressivement chauffé jusqu’à finale ébullition, pour éviter un saut au dehors immédiat ! La grenouille se laissant ainsi ébouillanter…

A plusieurs reprises dans le récit,

Hélène la narratrice se heurte à la difficulté

rémanente,

résistante aux pourtant tenaces tentatives d’élucidation siennes _ et de ses enfants : sa fille et son fils, qui l’y aident : s’entrecomprendre est facilitateur.

Mais elle non plus, Hélène,  pas davantage qu’Ève sa mère, n’abdique pas, jamais :

à essayer sans cesse ni relâche de comprendre

_ et de comprendre chacun, si possible, en son idiosyncrasie de situation (ainsi que dans le temps, qui diversifie les perspectives) _ ;

de même que sa mère, ne renonçait jamais à se tenir prête (« ready. The readiness is all« ) à agir

dans la brève fenêtre de temps Kairos oblige… Ève le sait parfaitement ! _ qu’il fallait mettre très vite à profit : à temps ;

et pas à contretemps… :

« Aucune explication

_ qui soit enfin, et au final, satisfaisante ! Même si « la bêtise, c’est _ parfois, souvent, toujours _ de _ précipitamment _ conclure« … La phrase, nominale, est a-verbale.

Je ne comprends _ décidément _ pas pourquoi je ne comprends pas« ,

se répète obstinément, et assez stupéfaite, Hélène, page 107

_ et ces mots-là (« Je ne comprends pas pourquoi je ne comprends pas« ) sont repris tels quels, au mot près, en haut de la seconde page du très clair et absolument lumineux Prière d’insérer volant _ ;

plutôt irritée _ contre elle-même et l’inefficacité de ses efforts renouvelés d’élucidation de ces illusions peut-être singulières des siens (et surtout, in fine, d’Omi, sa chère grand-mère) ; dont parvient encore, souvent (mais pas toujours), à lui échapper l’ultime infime ressort de sa conduite, mortifiée… _, à vrai dire,

que vraiment désespérée face à la chose _ elle-même :

elle cesserait, sinon, de continuer à rechercher toujours et encore à vraiment comprendre ces diverses complexités, l’une après l’autre in fine singulières, oui, car tenant à la particularité (peut-être infinie…) du détail (à retrouver et élucider) des situations effectivement particulières de chacun (soit le pascalien « nez de Cléopatre« …) ; détail qu’il faut alors, chacun après chacun, réussir à débusquer et éclairer pour arriver à vraiment bien comprendre ces complexités idiosyncrasiques singulières ! ;

et avec le recul du temps, et la minceur (ou carrément absence, bien souvent !) de certains témoignages, cette recherche minutieuse infiniment pointue dans le détail (et c’est bien là, en effet, que le diable se cache !) tient quasiment de l’exploit ; telle cette recherche-ci, à partir du cas (et Bericht) de Siegfried Katzmann, et de ce que ce cas-ci peut révéler, ou pas, du cas, à élucider et comprendre, surtout !, celui de la grand-mère d’Hélène : Omi ; recherche-enquête-méditation-réflexion à laquelle se livre ici, et à nouveau, mais jamais complètement toute seule (ses enfants sont eux aussi bien présents auprès d’elle!), dans ce magnifique 1938, nuits, Hélène Cixous ;

or, plus que jamais, la voici qui résiste aux moindres tentations de défaitisme, à tout relâchement de renoncer (à comprendre vraiment !)… _, page 107, donc.

Et, page 101 déjà,

et à propos de ceux qui sont rentrés à la maison

_ tel « Oncle André«  de retour d’Eretz-Israël en 1936, à un mauvais moment (du développement du nazisme), mortellement dépité qu’il était par le comportement que leur avait réservé, à lui et son épouse Else, venus à Tibériade la rejoindre, leur chère tendre fille Irmgard (une Regane, hélas, et non une Cordelia, du roi Lear !), qui les avait repoussés-chassés de son kibboutz du Lac de Tibériade, renvoyés, morts de chagrin les deux, en Allemagne :

d’où cet impossible si absurde retour d’Andreas Jonas et son épouse, née Else Cohen, à Osnabrück… _ :

« Ceux qui sont rentrés à la maison

_ comme, donc, Oncle Andreas Jonas et son épouse, Tante Else, à Osnabrück _,

alors qu’objectivement on ne pouvait _ déjà _ plus _ avec un minimum de lucidité et bon sens… _ rentrer à la maison,

je ne cesse de me dire

que _ décidément, non _ je ne les comprends _ toujours _ pas.

Mais pourquoi _ donc _ je ne les comprends pas ?

_ voilà ce qui obsède plus encore, de façon lancinante au fur et à mesure de ses efforts en continu, la lumineuse Hélène en sa méditation-réflexion-conversation, menée et poursuivie avec ardeur avec ses proches (présents au moins en pensée et imageance), à son écritoire d’été, aux Abatilles, en ce 1938, nuits. Et qu’il lui faut absolument mieux résoudre si peu que ce soit. Une mission impérative ! Parce que y renoncer serait renoncer à ce qui fait le vrai sol (ou les plus solides « racines« ), voilà, de son soi ; ainsi que son œuvre propre.

Et pourquoi mon esprit revient-il _ si obstinément, et patiemment _ depuis tant d’années

cogner _ sans parvenir encore à l’éclaircir-ouvrir vraiment enfin, tout à fait _

à la vitre _ décidément encore opaque et obstruée  _

de cette scène ? »

_ de cet absurde retour (tellement suicidaire, dans le cas de l’« Oncle André«  !) à Osnabrück, « dans la gueule du loup«  nazi…

Voilà un des défis

que se lance à elle-même, en ce 1938, nuits,

celle qui ne cesse, année après année, été après été, en sa Tour d’écriture d’Arcachon-les-Abatilles,

et tant qu’il y aura au monde de l’encre et du papier,

de se lancer-jeter à corps perdu, mais âme bien affutée,

dans l’écriture-imageance visionnaire

de ses questionnements de fond lancinants : pour comprendre.

Comprendre vraiment ce qui advint.

À ses proches.

Et qui quelque part _ plus ou moins insu, mais encore et toujours au travail… _ est aussi fondateur

du vrai soi _ son vrai soi,

qui opus après opus, se découvre-réalise. Splendidement.

« L’Artiste est celui qui n’est pas là et qui _ pourtant _ regarde,

l’invisible qui admire,

le sans nom qui est caché sous le rideau noir et laisse la lumière ruisseler _ plus généreusement _ sur les créatures« , page 27.

C’est là ce que l’auteure nomme le « paradoxe _ visionnaire, en et par le travail de son imageance propre _ de la Création« .

J’en arrive donc à l’apparition progressive des occurrences, dans le texte, du mot (et concept)

d’illusion,

même si à nul moment la méditation-enquête d’Hélène Cixous ne dérive dans le conceptuel ! et encore moins le dogmatique. Certes pas.

Il s’agit d’un voyage d’imageance. D’Art _ en effet ; et pas de philosophie, ni de recherche historique ; même si peuvent en être tirées de telles applications, mais seulement à la marge de cet Art.


En même temps que,

à un détour de la page 60, et presque anecdotiquement à première lecture,

le concept et le mot d’illusion apparaissent,

à propos du lieu _ Bâle _ de la soutenance de thèse de médecine, « en janvier » 1938, de Siegfried Katzmann,

apparaît aussi pour la première fois

le nom même de Freud

_ il y en aura dix occurrences, avec en plus la référence (sans mention alors du nom de l’auteur : « un texte publié en 1916 (…), le sujet : l’illusion« , simplement…) à son L’Avenir d’une illusion, page 107… _

dans cet opus-ci, 1938, nuits.

_ (…) Fred _ ou plutôt Siegfried Katzmann, alors, en 1938 _, dit alors, page 60, Hélène à sa fille, « a soutenu sa thèse de médecine en janvier, Où ? » _ et elle cherche… _

« Où ? Á Munster ? Pas à Munster,

à Hamburg ? non,

à Dresden, c’est non,

l’idée naïve ? non,

désespérée ? non,

auto-illusoire _ nous y voici ! et c’est là carrément un pléonasme ! Peut-on jamais être victime d’une illusion sans en rien ni si peu s’illusionner déjà soi-même ? _

de soutenir sa thèse _ de médecine _ en Allemagne en 1938 quand on est devenu _ voilà ! _ Juif-à-détruire depuis _ déjà _ 1933,

voilà une des idées sur lesquelles Freud _ nous y voici toujours ! _ songe _ tout spécialement, lui-même _ à écrire

s’il a encore _ à bientôt 82 ans, et, qui plus est, rongé-usé par son cancer à la mâchoire _

le courage d’écrire en 1938 _ il va bientôt quitter Vienne (pour gagner Londres) le 4 juin 1938, après l’Anschluss du 12 mars ; et il mourra à Londres le 23 septembre 1939… _

quand lui-même se surprend si souvent _ alors _ dans la position anti-réelle _ donc s’illusionnant ! Oui, lui Freud, lui aussi… _ de saint-Antoine courtisé et jusqu’à harcelé par _ les voici : elles arrivent ! _ les Illusions tentatricesfilles, bien sûr, de ses propres désirs ! y compris, et d’abord, des désirs masochistes, et Thanatos, la sournoise puissante pulsion de mort… _,

des idées en tutu qui viennent faire des pirouettes gracieuses et terriblement perverses autour de la cervelle du vieux sage,

qui font la queue dans la Berggasse en lui sussurant des messages de sirènes _ et re-bonjour Ulysse ! _,

reste avec nous mon chéri, tout cela ne va pas durer, tu ne vas pas changer de carapace à ton âge, ma vieille tortue, un peu de patience, et tous ces tracas seront transformés en mauvais souvenirs,

et lui de se boucher _ à la différence d’Ulysse ligoté sur son mat à l’approche des sirènes dont lui Ulysse ardemment désirait apprécier sans danger (ligoté qu’il était) le chant si beau !… _ les oreilles

et secouer la tête pour ne plus _ cependant _ les entendre _ ainsi _ froufrouter _ quel admirable style, une fois encore ! et quel humour décapant-« ouragant«  ! _,

il y aura _ au futur, mais pas au conditionnel _ une étude à faire _ voilà, voilà ! _ sur la prolifération _ historique, ces années trente-là… _ des automensonges, mauvaises bonneraisons, sophismes auto-immunitaires

_ soient diverses espèces (ou facettes) du phénomène irradiant et irisé de l’illusion !.. _

qui infecte _ vilainement _ les facultés mentales de toute une population

lorsqu’elle se trouve soudain enfermée dans l’enceinte invisible mais infranchissable d’une Allemagne envoûtée et mutée _ tout d’un coup de cliquet sans retour à chaque cran passé _

comme une forêt maléfiée _ victime de quelque maléfice lancé sur elle _ dans la Jérusalem délivrée _ du Tasse.

Tout le monde _ et pas que les victimes juives _ est sous maléfice _ généralisé ! _ dans le pays,

mais ce n’est pas moi qui l’accomplirai

_ cette « étude«  à réaliser… _,

trop vieux, trop tard, pense _ à ce moment 1938 _ Freud à Vienne

à qui _ aussi, peut-être depuis Bâle _ pense Fred _ à lui écrire : la lettre partira ! mais restera sans réponse… _

tandis qu’il volète à l’aveuglette comme un insecte désorienté,

jusqu’à ce qu’il cesse de se cogner à la muraille de verre _ des multiples interdits vis-à-vis des Juifs ;

là-dessus se reporter à l’inifiniment précieux (irremplaçable !) témoignage au jour le jour de Victor Klemperer, dresdois, en son sublimissime Journal (1933 – 1945) _

et se retrouve par miracle _ lui Fred, ou plutôt lui encore Siegfried _ en Suisse en janvier 1938  _ Freud, lui, se trouvant encore à cette date (de juste avant l’Anschluss du 12 mars 1938) à Vienne. À Bâle.

Á ce moment-là, il est _ le bienheureux Siegfried ; mais mesure-t-il assez bien sa chance ? Non ! _ à l’extérieur du _ vaste _ Camp _ tout _ envoûté _ « maléfié« , qu’est désormais le Reich…

Alors le père _ Hermann Katzmann _,

qui est _ lui _ à l’intérieur de l’envoûtement

lui envoie _ d’Osnabrück _ quelques Illusions _ de type familialiste : comme venir à Osnabrück embrasser sa mère (« quand je suis revenu, le 14 octobre ma mère a pleuré de soulagement« , raconte Fred à la page 55 ; et « quand j’ai disparu le 9 novembre, ma mère a pleuré d’épouvante dit Fred, c’est ce qu’on appelle bitter ironie, qui sait ce que le sort nous réserve« , poursuit-il sa phrase, page 55…).

Fred _ ou plutôt Siegfried _ revient _ ainsi, séduit par ce malheureux appât d’affection familiale _ à Osnabrück _ le 14 octobre 1938, page 55, toujours _ juste à temps pour se faire arrêter _ moins d’un mois plus tard _ le 9 _ non déjà le 10 _ novembre _ dans la nuit, à deux heures du matin : eh! oui, nous sommes dèjà le 10 ! _ 1938 avec son père _ Hermann Katzmann.

_ Tu vois, tu vois, dit ma mère _ Ève, à la page 61 : en ce début d’été 2018 de l’écriture, à Arcachon, de 1938, nuits _,

qu’est-ce que tu penses de ça ? _ envoie-t-elle directement à sa fille _

un homme jeune, en bonne santé, pas marié, avec un diplôme, il ne manque pas d’un peu d’argent, l’anglais il parle déjà très bien un peu de français, il est libre _ surtout, bien sûr ! _, il a une chance suisse _ voilà ! _ que des milliers lui envient qui sont déjà derrière les barreaux à venir _ à partir du 10 novembre 1938 : mais c’est très bientôt ! _,

et il rentre lui-même _ le 14 octobre, page 55 _ dans la cage _ nouvelle occurrence de ce terrible mot, page 61 _

pour se faire arrêter _ le 10 novembre suivant _ avec son père, et ça n’a pas tardé,

ça ne me dit rien qui vaille _ conclut ici Ève, à propos des qualités de vigilance-lucidité de son nouvel (et « dernier« , page 26) « ami«  Fred :

« c’était un intellectuel discret (soulignera, à son tour, page 85, la fille d’Hélène),

et pas un pragmatique sur le qui-vive et perpétuellement aux aguets, comme Ève, _,

en 1938 à Osnabrück _ ou bien plutôt à Dresde ? _

avec son frère _ Andreas, ou avec quelque autre de ses parents Jonas et alliés, si c’est à Dresde ;

demeure là, depuis, déjà au moins Gare d’Osnabrück, à Jérusalem, un point d’ambiguïté sur la domicilation d’Omi, tant en 1934, lors de la visite d’Ève Klein, sa fille, à sa mère, Rosie, qu’en novembre 1938, lors du départ-déguerpissage d’Allemagne, enfin, d’Omi, sur les conseils pressants du consul de France à Dresde… A Dresde, avait exercé un temps (puis ensuite à Essen) le beau-frère banquier de Rosie, Max Stern, le mari de sa sœur Hedwig, dite Hete, et née Jonas ; Max Stern est décédé à Theresienstadt le 8 décembre 1942 ; alors que sa veuve, Hete-Hedwig, lui a survécu, et est décédée, un peu plus tard, d’un cancer, aux États-Unis ; et ils avaient une fille, Ellen Stern. Il ne m’est pas encore  aisé de bien me repérer dans les parcours de vie (et mort) des divers membres des fratries Jonas… _

Omi non plus je ne la comprends _ décidément _ pas _ ajoute encore Ève, au bas de la page 60 _,

_ C’était pour attendre mon Visum pour les États-Unis, écrit _ écrit Fred (au lieu de dit ?), écrit Fred dans le Bericht ? Ou bien plutôt dans la correspondance retrouvée plus récemment chez sa mère Ève, par Hélène, correspondance échangée à partir de 1985 (et conservée) entre sa mère Ève, et Fred, « le dernier ami de ma mère » (selon la formule d’Hélène, à la page 26)… _

écrit _ donc _ Fred _ alors encore Siegfried, ces années-là, afin de se justifier de son retour si terriblement malencontreux à Osnabrück le 14 octobre 1938, lit-on, immédiatement en suivant, en haut de la page 61.

_ Ach was ! J’appelle ça un manque de bon sens,

ma mère _ Ève _ balaie _ aussitôt _ Fred le jeune _ c’est-à-dire encore Siegfried en 1938 _,

qui sait si Fred 1985  _ ou 1986 : ce serait-là le moment d’un tout premier échange (et dispute) épistolaire entre Fred, rentré d’Osnabrück (où il s’était rendu pour la rencontre-hommage aux Juifs d’Osnabrück du 20 avril 1985) chez lui à Des Moines, et Ève revenue elle aussi (de la rencontre-hommage d’Osnabrück) chez elle à Paris… _ a changé ? » _ s’interroge avec sa foncière prudence pragmatique Ève Cixous, à ce stade de leurs retrouvailles, qui vont se révéler de stricte « utilité«  de compagnonnage touristique d’agrément (de par la planète), du moins pour elle ; page 61.

Apparaissent donc concomitamment pour la première fois, page 60,

et le mot d’illusion,

et le nom de Freud.

…     

Nouvelles occurrences (au nombre de quatre en cinq lignes) du mot illusion, à la page 63,

lors d’une conversation, en 1937 _ semble-t-il, ou peut-être 1935 ; la mémoire de Fred manque ici de sûreté temporelle… _ à Paris, de Siegfried Katzmann avec Walter Benjamin, « dans le café près de l’ambassade des États-Unis » _ la mémoire visuelle étant plus fiable, pour lui _, en vue d’obtenir le fameux Visum pour gagner les États-Unis d’Amérique :

« il s’agissait de visas,

il faut être sans illusion,

le visa me sera sans doute _ probablement _ refusé _ ou peut-être pas ! _,

mais une petite illusion doit être entretenue,

on ne peut pas ne pas espérer _ voilà : ce serait trop désespérant ! L’espoir aide beaucoup à vivre…

Mais comment distinguer vraiment l’espoir, tant soit peu réaliste-rationnel dans le calcul de ses perspectives, malgré tout,

de l’illusion, aveuglante ?

Même Walter Benjamin a un peu de mal (et en aura jusqu’à sa propre fin ! le 26 septembre 1940, à Port-Bou) à ne pas les amalgamer…

Il n’y aura pas de réponse

_ du moins un peu rapide de la part de l’ambassade américaine, en 1937 ; en tout cas pas avant cette sinistre Nuit de Cristal du 10 novembre 1938, pour Siegfried ; pas plus pour Walter Benjamin, non plus, d’ailleurs…

Gardons l’illusion _ subjective _, dit Benjamin _ plutôt que l’espoir (un tant soit peu réaliste) ? Penser cela semble plutôt désespérant !..

Et Fred _ ainsi conforté, en 1937, par l’autorité du philosophe de renom qu’est Walter Benjamin _ garde _ par conséquent _ une petite illusion« 

_ or ce fut peut-être ce visa américain-là qui, de façon complètement inespérée, surtout à ce moment (de décembre 1938) de l’enfermement de Siegfried à Buchenwald, réussira à le faire quasi miraculeusement sortir, le 13 décembre 1938, de la « cage«  du KZ de Buchenwald (ainsi que de la « cage«  du Reich ! quelques mois plus tard, début 1939) ;

même si le récit,

pas plus celui du Bericht de Fred, en mars 1941,

que celui d’Hélène, en ce 1938, nuits de 2018,

n’en dit (et heureusement) rien.

Car cela tiendrait un peu trop du trop beau pour être vrai ! lieto fine opératique, ou du happy end cinématographique hollywoodien, pour être cohérent, et avec le caractère d’absolue vérité tragique du Bericht, et avec la volonté de lucidité-vérité jusqu’au bout de l’écriture-Cixous elle-même… Et on imagine ici ce que serait le commentaire ironique d’Ève !!! Ces récits risquant de prendre bien trop, par une telle chute, une allure idyllique de conte de fées…

Si un timide espoir luit, au final de ces deux récits, celui du Bericht de Fred, comme celui du 1938, nuits d’Hélène Cixous, c’est très discrètement, et fort brièvement, dans les deux cas de ces deux récits ; mais tout (et même l’impossible !) peut toujours arriver et se produire-survenir au pays de l’Absurdie…

Car cette notule d’« espoir » (plutôt que d’« illusion« … : mais peut-on vraiment, et comment ?, absolument les départir ?…),

est tout de même bien présente in extremis, le lecteur le découvrira,

et dans le Bericht de Fred, de mars 1941, ne serait-ce que parce que Siegfried aura très effectivement survécu à de telles épreuves pour avoir pu, devenu Fred, en témoigner de fait ainsi,

et dans le 1938, nuits d’Hélène, de cet été 2018, que nous lisons, avec un tel dernier chapitre intitulé « Je voudrais parler de l’espoir«  ;

même si c’est assez indirectement, mais pas complètement non plus, dans le Bericht de Fred : page 55, nous avons pu en effet lire sous la plume de Fred : « à la fin est arrivé le Visum pour les États-Unis _ voilà ! c’était annoncé dès ici !, page 55 _, mon père venait de partir pour le Pérou, la lettre de Freud n’est jamais arrivée, ça ne veut pas dire qu’elle ne soit pas partie de Vienne, tout peut ne pas arriver  » ; l’auteure a ainsi l’art de brouiller aussi un peu, mais pas trop, non plus, jusqu’à complètement nous perdre !, ses pistes, histoire de ne pas trop faciliter, non plus, le jeu amusant de nos propres efforts d’orientation de lecteurs, en son récit volontairement un peu éclaté (soit ce qu’elle-même nomme « le poème effiloché d’Osnabrûck« , l’expression se trouve à la page 103) aussi de sa part… C’est là aussi une manifestation de son humour un peu vache… Mais, à qui, lecteur, fait l’effort de chercher et patiemment bien lire, pas mal des pièces du puzzle sont déjà bien là présentes, sur les pages ; à nous d’apprendre à efficacement les ajointer ! Et c’est un des plaisirs fins de la lecture Cixous…

Et c’est à la page 107

que nous trouvons un long développement, important

_ mais toujours léger et sans cuistrerie, ni le moindre dogmatisme de la part de l’auteure-narratrice : ce sont de simples hypothèses envisagées et essayées dans la conversation avec ses proches par Hélène _,

concernant à la fois,

et la personne de Freud,

et le mot/concept d’illusion

_ avec trois occurrences de ce mot en cette page 107 ; et une quatrième à la page suivante, page 108:

« Moi aussi _ c’est Hélène qui parle,

et elle se réfère ici aux lettres-prières pragmatiques, demeurées sans succès, de sa mère, Ève Cixous, née Klein, cherchant à convaincre sa propre mère Rosie Klein, née Jonas (soit Omi, grand-mère, pour Hélène), de venir (d’Osnabrück ; ou de Dresde ?) prestement la rejoindre à Oran, où Ève réside désormais, de l’autre côté de la Méditerranée, depuis son mariage, le 15 avril 1936, à Oran, avec le médecin oranais Georges Cixous, qu’elle a rencontré à Paris en 1935 _ 

je lui écris _ à Omi, et en toute imageance ; c’est donc Hélène qui s’exprime ici _,

en vain _ pour oser espérer quelque réponse effective d’elle !

Et c’est probablement ici la raison de fond ultime et vraiment fondamentale de tout cet opus-ci, pas moins !, qu’est ce 1938, nuits :

obtenir enfin quelque réponse et reprise de conversation avec Omi, en ayant su trouver « les mots qui pourraient la soulever » et devraient « la toucher« , va écrire juste aussitôt après sa petite-fille, Hélène !… _,

je ne connais pas son adresse _ post mortem, à la différence de l’adresse post mortem de sa mère Ève, avec laquelle la communication-conversation, plus que jamais vive et vivante, est et demeure presque continue entre elles deux (soit dans les rêves, la nuit, soit dans l’imageance, les jours de l’écriture…), elles deux qui ont si longtemps vécu côte à côte, tout spécialement les dernières années d’ultra-dépendance d’Ève, décédée le 1er juillet 2013 en sa 103 ème année…  _,

dans les rêves _ voilà ! _ on n’a jamais l’adresse de la grand-mère,

je ne sais pas _ bien _ les mots qui pourraient _ et devraient _ la soulever _ maintenant ! au point de l’amener à y répondre vraiment autrement que par son silence… _,

je lui envoie un texte de Freud _ L’Avenir d’une illusion ! _ ça devrait la toucher _ et susciter sa réaction : une réponse un peu précise, comme celles que sait si bien lui donner, et régulièrement, Ève, sa mère… ; 1938, nuits, est donc aussi (et c’est peut-être même là le principal !!!) une tentative de susciter quelques réponses d’outre la mort, de sa grand-mère Omi, de la part d’Hélène, cette fois-ci, et via cet envoi de l’opus _,

dans sa rêverie trempée de sang le soldat meurt saintement pour l’Allemagne, il laisse derrière lui femme et enfants à manger pour l’Allemagne,

un texte _ de Freud _ publié _ effectivement _ en 1916,

en 1916 le mari d’Omi _ Michaël Klein _ est tué sur le front _ russe _,

le sujet : l’illusion.

Moi aussi _ dit Hélène, au présent de son écriture _ je me fais des illusions _ par partialité, forcément, du point de vue, au moins de départ, de la réflexion (et des échanges) _ : parce qu’Omi est ma grand-mère, et la mère d’Ève.

Pendant qu’elle _ Omi, à Osnabrück ; mais Omi, en 1938, ne se trouve-t-elle pas plutôt à Dresde ?.. Car c’est bien, page 104, le consul français à Dresde qui finit par la décider, aussitôt après la Nuit de Cristal, à quitter dare-dare l’Allemagne, afin de rejoindre sa fille Ève en Algérie… ; de même que c’était à Dresde, aussi, qu’Ève était venue pour la dernière fois, en 1934, en Allemagne, rendre visite à Rosie pour quinze jours… Que penser de cette persistance de Dresde (en 1934, en 1938) dans la vie d’Omi ?.. À méditer ! Bien sûr, la communauté juive d’Osnabrück a bénéficié d’un colloque marquant, le 20 avril 1985 ; et des pavés dorés sur les trottoirs marquent désormais les anciens lieux de résidence des Juifs assassinés par les nazis, dont les Jonas, à Osnabrück… Ce qui n’est peut-être pas le cas à Dresde… _

répond par lettre à sa fille _ Ève _, en Afrique tout le monde est noir (sic),

la brigade Kolkmeyer défile sur la place _ d’Osnabrück _

mais tout est illusion

_ comment vraiment bien comprendre cette formulation ? Est-ce là s’incliner devant un invincible perspectivisme, d’ordre par exemple monadologique, à la Leibniz ? Page 46, se trouve la formulation « Chacun sa tragédie, chacun pour soi«  ; et nous retrouvons à nouveau ici la très grande difficulté de parvenir à vraiment « s’entrecomprendre«  (le mot se trouve à la page 101) ; cf mon précédent article du 6 février dernier :  _,

je n’arrive pas à croire _ se disent définitivement, et Ève, et Hélène _ qu’Omi ne déménage pas demain.

Elle récite _ irréalistement, se berçant-grisant d’illusions humanistes inappropriées à la situation du nazisme… _ du Gœthe.

_ Ce n’est pas un raisonnement, dit ma fille, c’est un comportement conjuratoire _ une conduite irrationnelle magique.

On n’arrive pas à croire _ vraiment _ ce qu’on voit » _ sans le voir vraiment, non plus,

en ses trop partiales focalisations.

Or, quand Siegfried Katzmann réussit

_ par quels invraisemblables biais ? nous ne le saurons pas, du moins directement ; probablement grâce à l’obtention inespérée du visa américain demandé à Paris en 1937 ; mais lui-même, Fred, par anticipation, l’a annoncé, mais comme subrepticement, pour nous lecteurs; à la sauvette, à la page 55 : « à la fin est arrivé le Visum pour les États-Unis«  _

à quitter le camp de Buchenwald, en décembre 1938 (le 13 ?),

mais on ignore _ et le lecteur ici ne l’apprendra pas ! _ par quels détours compliqués ou absurdes des administrations _ américaine et allemande nazie _ ;

et que,

« la tête rasée« ,

il croise-contemple, au passage, la maison de Gœthe, à Weimar _ qu’il traverse en quittant Buchenwald, tout proche _,

« relâché _ qu’il vient d’être du KZ _ dans les rues de la ville,

chaque rue 1939 _ ou plutôt 13 décembre 1938 ? _

qui autrefois _ à lui, lui aussi, lecteur de Gœthe _ lui était aussi familière qu’une cousine _ assez régulièrement fréquentée _

est maintenant irréparablement _ voilà ! _ étrangère.


C’est Siegfried qui a changé : il est devenu orphelin d’illusions
« 

_ maintenant décédées au KZ de Buchenwald ;

car un très crucial fil matriciel a été, et possiblement pour jamais (mais qui sait vraiment ?)

rompu, tranché net,

sans retour.

Le mot illusion revient encore une avant-dernière fois à la page 111 :

en son voyage-aller vers Buchenwald, dans l’Omnibus _ « C‘était un Mercedes, puissant, avec cette carapace qui donne à ces véhicules l’allure d’un mastodonte. On se sent enfourné dans un ventre, petite bouchée de viande mastiquée« qui transporte les Juifs prisonniers vers le KZ,

Siegfried-Fred est particulièrement sensible, durant tout le trajet, au « Silence.

Un silence armé violent, silence _ terrorisé _ de plomb.

Même l’oiseau que Fred a cru entendre,

illusion, plomb« .

Et encore une toute dernière occurrence de ce mot « illusion« , à la page 139,

en la page d’ouverture du quatrième et dernier chapitre, intitulé « Je voudrais parler de l’espoir » _ et c’est Hélène qui parle, avec recul, en ce titre de dernier chapitre _ :

« à aucun moment _ là c’est Fred qui raconte en son Bericht de mars 1941 _ on n’a pensé _ car c’était bien impossible, et le « on«  est un « on«  collectif des prisonniers du KZ… _ à _ raisonnablement _ espérer

_ et il était encore bien plus difficile alors, forcément, de se laisser aller-bercer-prendre à s’illusionner ! _,

chaque minute était abrupte _ et d’une violence implacable, en son tranchant comme en sa terrible écrasante pesanteur _ comme un rocher,

on ne pense rien,

on va _ seulement _ de défaite en défaite

_ voilà !

nul espace mental, pas davantage que physique, ne laisse, ici et alors, le moindre interstice pour quelque projection fantasmatique que ce soit, de désirs à plaquer sur pareille massivement « abrupte«  violentissime absurde effroyable réalité ! Désirs et réel étant totalement absolument incompossibles, voilà !, en cet Enfer du KZ !!! ;

je pense ici au détail descriptif si remarquable de l’Être sans destin, d’Imre Kertész, qui se déroule, lui aussi, comme le Bericht de Fred Katzmann, en grande partie à Buchenwald ; ainsi, encore, qu’à son saisissant et extraordinaire récit de retour, Le Chercheur de traces, de Kertész lui-même se racontant, très ironiquement, revenant longtemps après son premier séjour au camp, à la fois à la gœthéenne Weimar, qu’il visite, et à un Buchenwald muséifié (de même qu’à Zeitz, un camp-chantier subordonné à Buchenwald, et laissé, lui, quasiment tel quel ; ce texte admirable, publié en 1977 à Budapest, a été aussi republié plus tard, après 1989-90 et la chute du Mur, au sein du superbe recueil Le Drapeau anglais ! _,

on n’a pas d’illusion _ à laquelle tenter d’imaginer se raccrocher fantasmatiquement si peu que ce soit,

se bercer… _,

on n’a rien _ rien du tout _,

on ne veut pas, c’est tout,

il n’y a que du temps à l’infini le même

et pas d’avenir » _ sans destin, donc ; soit l’intuition même de Kertész !

Avant qu’in extremis,

ne surgisse l’improbable libération _ « du kamp et pour la vie« , page 144 _ d’un prisonnier,

Max Gottschalk, d’Osnabrück

_ « le fils du marchand de bestiaux« , page 144, dont ses concitoyens prisonniers au KZ savaient tous qu’il avait sollicité un visa de sortie d’Allemagne pour les États-Unis _,

donnant enfin une mince occasion,

à chacun de ses concitoyens et coréligionnaires d’Osnabrück,

d’espérer si peu que ce soit aussi, à son tour, et pour soi-même,

car « tous ceux d’Osnabrück savaient que Gottschalk avait demandé un visa pour l’Amérique.

C’est comme s’il l’avait eu dans sa poche » :

« Chacun a sursauté en sentant revenir _ _ l’espoir

_« dans les ténèbres une lueur d’espoir. Schimmer. Scintille« , page 143 _

dans le cadavre _ en putréfaction déjà _ de l’existence » _ dans le KZ de Buchenwald _, page 143…

A coté de la dangereuse illusion,

scintille donc une mince lueur d’espoir, un tout petit peu réaliste, ou rationnelle, par conséquent

_ mais espoir et illusion sont toujours si difficiles (ou impossibles ?) à distinguer-dissocier…

Mais il faut souligner aussi que

c’était alors l’époque _ cet automne 1938-là _ où Hitler ne désirait pas encore nécessairement _ et surtout n’avait pas commencé d’entreprendre très méthodiquement _ la destruction massive immédiate de tous les Juifs d’Europe (dont, aussi, ceux d’Allemagne),

commençant par mettre en œuvre d’abord la simple expulsion _ soit le plan dit Madagascar _ de ses Juifs hors du territoire du Reich ;

c’est ainsi qu’allait être organisée en octobre 1940 la déportation au camp de Gurs, par train,

dans le lointain sud-ouest de la France, au pied des Pyrénées, 

des Juifs du Land de Bade

_ parmi lesquels Wilhelm Mosch, mari de Gerta (ou Gerda) Löwenstein,

la cousine « préférée«  et « d’une gentillesse infinie » d’Ève ! comme Ève l’indique à la page 58 de 1938, nuits) ;

Gerda et son mari finissant un peu plus tard en fumée à Auschwitz, au mois d’août 1942.

Il y a donc bien des illusions mortelles.


Ce vendredi 8 février, Titus Curiosus – Francis Lippa

Lire le Canzoniere de Pétrarque dans la traduction fluide et poétique qu’en donne René de Ceccatty

22sept

Après sa traduction fluide de la Divine Comédie de Dante publiée l’an dernier

en Points-Seuil,

René de Ceccatty

poursuit ses traductions fluides des sommets _ et références, et sources _ de la littérature italienne

avec cette fois-ci une traduction,

selon le même principe de lisibilité aisée, et éventuellement de bout en bout, par un lecteur francophone,

du Canzoniere de Pétrarque :

dans la collection Poésie/Gallimard.

Ainsi Pétrarque comme Dante

cessent-ils de demeurer pour nous surtout des noms

voués à une admiration en quelque sorte hors-sol,

sans réelle expérience approfondie et soutenue de la lettre même _ fut-ce traduite en français versifié _ de leurs poèmes 

par _ et grâce à _ l’expérience réelle au long cours :  non entrecoupée par l’appropriation d’infinies notes de-bas-de-page ! _

de leur lecture poétique !

 

Ce samedi 22 septembre 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

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