Posts Tagged ‘découvrir

Prendre plaisir à la découverte d’oeuvres d’un compositeur trop oublié jusqu’ici : Pierre-Montan Berton (1727-1780), à l’Opéra de Paris, et dans le beau sillage de Rameau (1683-1764)…

03oct

Ce sont les très brillantes réussites des CDs d’Alexis Kossenko (le double CD Château de Versaille Spectacles CVS101 « Simphonie du Festin royal de Monseigneur le Comte d’Artois – Versailles 1773« ), d’une part,

et Cyrille Dubois (le CD Aparté AP319 « Jouissons de nos beaux jours !« ), d’autre part,

qui comportent, le premier, des airs (l’un, un « air vif » ajouté en 1760 à une reprise de « Camille reine des Volsques » d’André Campra _ à la plage 3 du premier des deux CDs ; à regarder ici (2′ 13) _, et  l’autre, une « chaconne » ajoutée en 1761 à une reprise d' »Iphigénie en Tauride » de Desmarets et Campra _ à la plage 9 du second des deux CDs _),

et le second, l’air « Dans ce fatal instant, quels vœux puis-je former ? » du ballet en un acte « Deucalion & Pyrrha« , de 1755 _ à la plage 18 du CD _,

qui m’ont vivement incité à me renseigner bien davantage sur ce compositeur, Pierre-Montan Berton (Maubert-Fontaine, 7 janvier 1727 – Paris, 14 mai 1780),

sur son parcours de musicien et compositeur ; ainsi que sur son œuvre, et les interprétations de celle-ci au disque jusqu’ici _ soient seulement des extraits d’oeuvres, passés relativement inaperçus, de ma modeste part de mélomane au moins…

Ainsi ai-je pu découvrir _ et prendre vraiment conscience _ qu’au moins deux autres airs chantés extraits d’œuvres de Pierre-Montan Berton avaient aussi connus de belles réalisations discographiques, et de la part de Reinoud van Mechelen et son ensemble A nocte temporis,

en ses très remarqués CDs Alpha 753 « Jeliote, haute-contre de Rameau« , pour l’air « Ce n’est pas un crime en aimant« , extrait de la pastorale en un acte « Érosine« , de 1765 _ à la plage 19 de ce CD ; à écouter ici (2′ 24) _ ;

et Alpha 992 « Legros, haute-contre de Gluck« , pour l’air d’Amintas « Conduisez ces captifs » _ à écouter ici (2′ 54) _ ; ce CD « Legros » comportant aussi deux autres airs de Pierre-Montan Berton, instrumentaux seulement, eux : un « air pour les cyclopes » _ à écouter ici (1′ 46) _ et un « air gracieux » _ à écouter ici (1′ 59) _, tous les trois extraits de la pastorale héroïque en trois actes « Sylvie« , de 1749 _ ces trois airs de la « Sylvie » de Pierre-Montan Berton se trouvant aux plages 4, 5 et 6 de ce CD…

Et au passage, il me faut souligner la part prise pour ces quatre très belles réalisations discographiques par Benoît Dratwicki, le directeur du Centre de Musique Baroque de Versailles, qui signe les quatre remarquables présentations des livrets de ces CDs...

On peut aussi trouver des interprétations de la célébre « Nouvelle Chaconne« , en mi mineur, de Berton, en 1762, par exemple par la Bayerische Kammerphilharmonie sous la direction de Reinhard Goebel, en un CD OEhms OC705 « Mozart in Paris« , en 2007 _ en voici une vidéo de 8′ 45…

Bref, nous aimerions découvrir _ son talent le mérite ! _ bien davantage que ces brefs _ très beaux _ extraits d’œuvres, issus du génie musical bien trop méconnu jusqu’ici de Pierre-Montan Berton, qui fut très actif à l’Opéra, à Paris, de 1749 à son décès, le 14 mai 1780, date à laquelle celui-ci était rien moins que directeur-général de l’Opéra…

Et c’est ainsi qu’il a pu composer beaucoup de très réussis nouveaux airs _ tels que ceux, donnés ici, pour la « Camille reine des Volsques«  de Campra, créée à l’Académie Royale de Musique le 9 novembre 1717 ; ou l’« Iphigénie en Tauride » de Desmarets et Campra, créée à l’Académie Royale de Musique le 6 mai 1704… _ pour des reprises « actualisées » de très nombreux opéras _ tragédies en musique, ballets, etc. _ du répertoire de l’Opéra à Paris, depuis ceux de Lully, Desmarets, Campra, etc., jusqu’à ceux de Rameau et consorts, comme cela se pratiquait beaucoup alors… 


Ce mardi 3 octobre 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Découvrir (ou, pour quelques uns, relire) « Lire ‘Liquidation’ d’Imre Kertész : ou ce qui dure d’Auschwitz », ma lecture-commentaire fouillée, achevée de rédiger le 13 janvier 2006, et quasi miraculeusement retrouvée, grâce à une sauvergarde quasi oubliée, de Nathalie Lambrichs, éminente lectrice passionnée de Kertész, ce mardi 8 novembre 2022…

08nov

Voici cette lecture-commentaire du chef d’œuvre absolu d’Imre Kertész (Budapest, 9 novembre 1929 – Budapest, 31 mars 2016 ) »Liquidation« , publié à Budapest et Francfort en 2003, et paru très vite ensuite en traduction française chez Actes-Sud en mars 2004,

telle qu’achevée de rédiger le 13 janvier 2006, et que je pensais perdue suite à un accident informatique ;

et que vient de retrouver _ sur une miraculeuse sauvegarde presque oubliée… _ Nathalie Lambrichs,

à laquelle j’en avais adressé un fichier, le 6 mai 2014, en avant-première, en quelque sorte, à notre rencontre à la Librairie Mollat le 20 mai 2014, où elle venait présenter un recueil collectif auquel elle avait participé, intitulé « L’Homme Kertész« …

Lire « Liquidation », d’Imre Kertész : ou ce qui dure d’Auschwitz

Ai repris (et achevé) ma lecture de l’œuvre traduit – à ce jour – d’Imre Kertész : traduit en français par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, « Liquidation » a paru chez Actes Sud en mars 2004 – « Felszámolas » a été publié chez Magvetö à Budapest ainsi qu’en traduction allemande chez Suhrkamp Verlag à Francfort en 2003.

Tel des « tessons qui s’éparpillent », voici un opus kaléidoscopique, qui  vient s’ajointer, non sans énigmes subtilement orchestrées, nous le verrons, au puzzle troublant du puissant œuvre in progress d’Imre Kertész. Où mèneront ces métamorphoses, nous voici avide de le découvrir.

Le mot « liquidation » désigne le processus physico-chimique de dissolution des corps solides, et s’applique métaphoriquement à une gamme socio-historique de phénomènes allant du suicide et du meurtre (individuels ou de masse) à la déliquescence civilisationnelle, en passant par « Auschwitz » (ou « la solution finale »), prototype d’une méthode généralisée de réduction en fumée des personnes – l’application rationnelle  perfectionnée d’un tel programme démontrant idéalement la puissance de la modernité industrielle. C’est sous le signe de cette « liquidation », ici testamentairement annoncée, que se déroule, lisse et prestement piégé, le récit kaléidoscopique en abyme de « Liquidation ».

Ce roman dont le présent du récit – « disons au début du printemps 1999, par un matin ensoleillé », indique (page 11) le narrateur translucide et discret du récit (soit le narrateur supérieur) – se situe à Budapest au tournant du siècle – et millénaire –, décrit en effet un protéiforme processus de « liquidation »tant collectif (historique, à l’échelle de la Hongrie et de l’Europe) qu’individuel (concernant plus particulièrement un cercle de proches d’un écrivain disparu en 1990) – esquissé, comme prémonitoirement, par cet auteur d’exception en divers de ses textes demeurés (depuis sa mort – par suicide – en 1990) manuscrits, dont – entre autres – une « comédie » intitulée « LIQUIDATION ». Un auteur qui non sans étrangeté avait choisi de signer « B. » ses publications…

Les proches de cet auteur étant pour la plupart des intellectuels, aux franges (polissées et prudentes) de la dissidence : à peine l’un d’entre eux, le sociologue « Sándor Kürti », « avait si malheureusement encaissé une gifle qu’il avait perdu l’ouïe de l’oreille gauche » dans ce que le narrateur se retient (avec humour ?) de qualifier d’un passage « à tabac » (page 18).

De cette « comédie », une importante « note de rappel » – « une sorte d’avertissement pratique comme les écrivains, les auteurs s’en font souvent à eux-mêmes afin de ne pas oublier à quel  propos ils écrivent » – précisait, aussi, le contexte de création. Voici dans son intégralité cette « note » en marge de la pièce, telle que rapportée – in extremis (nous n’en prendrons connaissance qu’à la page 123) –, par le narrateur supérieur, et que le principal protagoniste (et narrateur intermédiaire – de la page 32 à la page 97) de « cette histoire », le « rédacteur littéraire » (dans une maison d’édition d’Etat, à Budapest) « Keserü », connaît « par cœur », sans avoir besoin de l’afficher sur l’écran de son ordinateur, nous est-il alors précisé (page 123) : « La base de la pièce est un roman. La réalité de l’œuvre est donc une autre œuvre. De plus, nous ne connaissons pas cette deuxième œuvre – à savoir le roman – dans son intégralité – et pour cause : ce dernier, et du fait même de l’auteur de la « note », nous le découvrirons, a disparu (probablement brûlé). Exactement – inconnue, et pour cause, dans son intégralité – comme la Création : elle – « la réalité » de la pièce – est donc aussi vague – à chacun, selon son degré d’accommodationque le monde donné – c’est-à-dire à expérimenter avec les moyens du bord – que nous désignons – par commodité, nous, les vivants aussi sous le nom de réalité – d’où des malentendus. Elle est tout aussi fragmentaire – à proportion des divers processus d’expérimentation –, mais on peut en suivre le déroulement – au fil de la représentation théâtrale ou de la lecture romanesque – ; car nous vivons selon la logique du monde donné » – de fait difficile à inverser ; et qui fournit la base. Cette « logique du monde donné » pouvant se révéler fort malicieuse…

Mais le lecteur n’accède à cet éclairage que fort tard dans sa lecture : cinq pages à peine avant le mot de la fin (« annuler », qui plus est…) ! Tout au long du puzzle de « Liquidation », et jusqu’à cette « note » de la page 123, le lecteur aimablement chahuté par les divers cahots et emboîtements du récit (et des personnages ou des narrateurs auxquels est successivement donnée la parole : ce sont bien des voix qui sont données à entendre au lecteur), le lecteur est donc en permanence bien obligé – on ne peut plus réalistement – de se repérer comme il le peut : au jugé

On mesure d’autant l’obstacle que constitue, pour nous, lecteurs, la logique de chausse-trape de « Liquidation » : le montage kaléïdoscopique, en abyme, de cette narration, avec ses ruptures, ses failles, où nous sommes depuis le début embarqués – en partageant, une journée durant, par dessus l’épaule du « héros de cette histoire », une n-ième lecture par le « rédacteur littéraire »« Keserü » de textes dont celui-ci – en personne ! – se trouve déjà rien moins qu’un personnage-clé…

C’est à ce jeu délicatement et à plusieurs niveaux piégé (d’une « liquidation » annoncée) que sont aussi, après les personnages de l’intrigue, exposés et soumis, pas à pas – c’est un point essentiel –, comme des cobayes mi-malmenés, mi-complices, les lecteurs ébahis et fascinés que nous sommes. Tant par sa structure que par son contenu, nous voici donc en quelque sorte conviés à une expérience introductive – « soyez les bienvenus ! » – à l’univers d’après Auschwitz.

Je reprends : la narration nous introduit, nous lecteurs, dans un processus  historique – « réel » ô combien et hélas, c’est le fond de l’affaire !… – de « liquidation » (ou déréalisation). Processus historique prolongeant d’une certaine façon – et à grande échelle – le dispositif d’Auschwitz : pour « quarante années » de régime totalitaire pour les Hongrois piégés en Hongrie jusqu’au tournant de 1989-90… Sans compter les séquelles.

Mais un processus de « liquidation » esquissé, pour – dans un double sens – le lecteur privilégié (et premier) qu’est le narrateur intermédiaire et « héros de cette histoire » – le « rédacteur littéraire » « Keserü » –, dans une « comédie » (« ou tragédie ? ») – intitulée « LIQUIDATION » –, et qui, au-delà du processus général historique, concerne d’abord un premier cercle d’intimes, par un écrivain suicidé – le détail a son importance – et découvert « neuf ans auparavant, lorsqu’il – lui, ce lecteur originel prototypique, « Keserü » – avait lu – pour la première fois – la pièce » rédigée comme spécialement pour luiainsi que pour le cercle des proches de l’auteur de la pièce.

C’est ce que nous lisons par dessus l’épaule de ce sempiternel lecteur de « disons […] 1999 » qu’est « Keserü », à la page 17.

En « disons […] 1999 », en effet, bien des choses se sont déroulées ; et  même, pour certaines, achevées, sans retour. C’est le même, en effet, qui fut le premier à lire – et avec quelle intensité – le manuscrit de la pièce sur lequel il avait mis la main, combien dramatiquement, nous allons le découvrir, un matin à l’automne 1990, et qui le relit encore – compulsivement et fétichistement, toujours – maintenant et pour jamais sous le regard des lecteurs que nous sommes, dans ce récit s’ouvrant « disons au début du printemps 1999, par un matin ensoleillé » dans le « Liquidation » que nous, à notre tour lecteurs, venons d’ouvrir et dont nous découvrons la première page : page et récit déjà nous aspirent dans un flux puissant aux délicieuses et acérées volutes.

Pour ce lecteur, disions-nous : il s’agit du « rédacteur littéraire »  « Keserü » ; et cette lecture numéro zéro d’il y a neuf ans avait eu lieu au domicile de « B . » le matin même de son suicide. Seul, sans personne pour le déranger – le cadavre de « B. » reposant sur le lit dans la chambre – mais précipitamment – pour prendre de court la police – : «  je me mis à fouiller les armoires, les tiroirs, tous les endroits possibles et imaginables » du minuscule appartement de « B. » (« un deux pièces cuisine de grand ensemble », page 28), racontera « Keserü » page 70, en narrateur intermédiaire du récit de « Liquidation ».  Après qu’il eut fouillé  – lui, « Keserü » –  de fond en comble « le réduit. C’est là que se trouvait son secrétaire – celui de « B. » – et qu’il – « B. » – gardait ses dossiers », peut-on lire aussi, non plus alors sous la plume du narrateur intermédiaire comme ayant endossé à son tour (page 32) le récit, mais cette fois dans la bouche du personnage de « Keserü » dans la « comédie (ou tragédie ?) LIQUIDATION » (page 29).

Narrateur intermédiaire du récit et personnage de la « comédie », il s’agit les deux fois du « rédacteur littéraire » « Keserü » découvrant le matin même du suicide de son « ami » « B. » les « manuscrits » – désormais posthumes – de ce grand écrivain qu’il qualifie de son « maître »… Et les parcourant une première fois dans l’urgence…

Manuscrits qu’il avait miraculeusement pu « sauver » (page 21) grâce à  l’appel – « Un matin, le téléphone sonna. Il devait être neuf heures. Je dormais encore » (page 62) – grâce à cet appel totalement surprenant à cette minute – pour des raisons diverses que nous aurons à pénétrer, à la rejoindre au plus vite sur les lieux, dans cet appartement, de « Sára », « la dernière maîtresse » de « B. », comme il va bientôt, forcément, l’apprendre, et nous l’indiquer : « Sára » qui, dans son extrême désarroi à la découverte de ce qui venait d’arriver, avait sollicité l’aide de « Keserü »  – ne comptait-il pas parmi les plus proches de « B. » ? Sans compter le souci de se protéger de l’enquête à venir de la police, « Sára » cherchait aussi à éviter que son mari, « Kürti », apprenne sa présence ce matin-là au domicile de celui dont le suicide allait devenir public… A l’instant du coup de fil, « Sára » n’était encore pour « Keserü » que l’épouse plutôt falote d’un ami, plus ou moins introduit dans les cercles de la dissidence, le sociologue « Sándor Kürti ».

Ces manuscrits de « B. », l’ « ami », amoureux fou de littérature et de l’œuvre de celui qui’il appelait aussi « son maître », le « rédacteur littéraire » « Keserü » avait ainsi pu ce matin-là s’en saisir comme d’« un butin » inespéré « qu’il plaçait en sûreté » (page 17), avant d’informer de quoi que ce soit, à commencer du décès, la police – soit, si nous calculons bien (le texte nous l’impose, mais sans nous y aider) – « neuf ans auparavant » –, cela fait en 1990, et même plus précisément, à l’automne 1990. Car, un peu plus loin (page 61), nous apprendrons incidemment du narrateur intermédiaire que devient « Keserü » à partir de la page 32, que « l’enterrement de B. eut lieu un jour sombre et morne d’automne » ; « par un après-midi pluvieux et venteux », dit encore, « en l’écrivant », « Keserü » (c’est précisé page 84), qui donc aussi s’est mis à écrire ! – il nous faudra y revenir : déjà, page 34, nous avons pu lire, sous la plume de « Keserü », devenu, page 32 donc, le narrateur intermédiaire de « Liquidation » : « Je me demande pardon à moi-même d’être obligé d’écrire des inepties pareilles : je découvre les difficultés que peuvent rencontrer mes clients – il travaille encore, en « disons […] 1999 », (toujours comme « rédacteur littéraire » ?) dans une maison d’édition, sauf qu’elle n’est plus d’Etat –, ceux qu’on appelle les écrivains (ou qui le sont parfois vraiment – vraiment ?! –), pour dompter le matériau brut, la réalité objective, tout ce monde de significations pour arriver à l’essentiel qui se cache derrière – si tant est qu’il existe. » C’est là un point capital de l’oeuvre, qu’il nous faudra bien sûr explorer.

En lisant, le lecteur qui ne lit pas totalement pour se divertir s’embarque aussi parfois, même si c’est rare – nonobstant la modestie, forcément, du ludique, il en prend toutefois une sorte de risque –, vers un essentiel du réel, quand du moins telle est une des visées – et une plus encore improbable réussite – de la littérature. Fin de l’incise.

« Keserü », qui, en tant que « rédacteur littéraire », prend part à sa place (modeste) aux « réunions dites « réunions éditoriales » » chargées de fixer – ou plutôt d’entériner – les publications de l’entreprise d’édition d’Etat, a, chevillé au corps, le désir passionnel de faire publier l’œuvre de littérature de son « maître et grand ami » « B. » – le seul véritable « grand écrivain » (page 44), le seul véritable « artiste » rencontré dans sa vie, justifiant rétrospectivement à lui seul « l’enviebasiqued’embrasser la carrière d’éditeur » (page 45).

Au point qu’à la première lecture de « Liquidation », le lecteur est tenté de qualifier le personnage de « Keserü », d’après ses proclamations répétées, d’ « éditeur »… 

Alors que le problème – et le tourment – de ce personnage, avec son rédhibitoire déficif de « réalité », est précisément qu’il demeuread vitam aeternam, du moins en demeurant à Budapest – extérieur au vrai cercle de décision de l’entreprise – même quand celle-ci n’est plus d’Etat. Et ce n’est pas l’évolution du statut de la littérature au tournant du siècle (ou du millénaire !) – du moins à Budapest, après le passage au capitalisme –, qui améliore la situation : cf. l’ironie de son fils « informaticien » – « à l’aube », lui, « d’une brillante carrière » – à l’égard de « son père qui mène une vie d’intellectuel devenu inutile, qui est éditeur (sic) dans une ville où il n’y aura bientôt plus besoin (sic) de littérature, alors que dire des éditeurs… », dixit « Keserü » lui-même page 52 …

Comme à la façon d’une intrigue de roman policier, mais mine de rien – on n’est pas ici dans le genre–, « Liquidation » nécessite une progression de la lecture pour accéder à son secret – « dompter le matériau brut, la réalité objective, tout ce monde de significations pour arriver à l’essentiel qui se cache derrière – si tant est qu’il existe », ainsi que l’entrevoit le personnage de l’aspirant-éditeur « Keserü » –, à la fois grâce à et en dépit de ce qui peu à peu s’y dévoile, à travers les couches pourtant translucides (données comme naïves), des énoncés – superposés et biaisés – des divers narrateurs, selon les perspectives offertes, mais d’abord imposées, par leurs angles de vue respectifs… Le progrès du regard, à chaque tour de dévissage d’une telle monadologie, récompensant la patience du déchiffreur-lecteur. D’autant qu’ici le centre est loin d’être un vide.

« L’enterrement de B. eut lieu un jour sombre et morne d’automne » ; «  par un après-midi pluvieux et venteux », j’y reviens. Ou de l’importance de la couleur des jours et de l’incidence de la lumière (sur les feuillages) remarquable dans chacun des récits des narrateurs successifs de « Liquidation ». Le récit se démarquant explicitement du style « procès-verbal »…

Qui sont ces narrateurs successifs ?

– d’abord et surtout le fort discret narrateur supérieur des premières – 11 à 31 – et dernières pages – 123 à 127 (il dit « nous ». « Nous appellerons notre homme, le héros de cette histoire, Keserü, ‘amer’ » : ainsi ouvre-t-il, en écrivain à l’œuvre, « Liquidation » page 11) –  dont les séquences se déroulent le long d’une même journée « disons au début du printemps 1999 », d’ « un matin ensoleillé » (page 11) jusqu’au « soir » qui « tombait » et « l’obscurité envahissait la chambre » (page 127).

puis « Keserü » – à partir de la page 32 (la phrase « Je me le suis longtemps demandé moi-même » entame sa prise de parole de narrateur intermédiaire, en réponse aux didascalies ou brouillons de la « comédie » « LIQUIDATION » de la page précédente : « par quel bout commencer » à « raconter toute l’histoire de B. ») – s’essayant à démêler – par l’écriture – son « histoire » de celle de son « maître et grand ami » « B. » – « Je me demande à quel moment notre amitié a commencé à se transformer en une sorte de dépendance – pour ne pas dire pis –, jusqu’à ce que je me mêle à son histoire, que je ne peux toujours pas – c’est dit – distinguer de la mienne » (dira-t-il aux pages 44-45) –,

puis « Judit », l’ex-femme de « B. », s’expliquant à son tour sur sa propre histoire avec « B. » auprès de son second mari (« Ádám ») en une lettre rétrospective de vingt-et-une pages, à partir de la page 98, jusqu’à la page 118 ;

en plus de l’écrivain « B. » et de ses personnages, qui eux aussi parlent et s’expliquent, tant dans la « comédie » de « LIQUIDATION » que dans les « notes » qui la préparent et l’accompagnent, qu’à notre tour, nous parcourons par la lecture du roman « Liquidation », par-dessus l’épaule, en quelque sorte, de « Keserü », lecteur impénitent ne cessant de les relire, au lieu de travailler – « sur son bureau, deux manuscrits attendaient d’être corrigés » (page 126) – cette journée ensoleillée « disons au début du printemps 1999 ».

À moins que cette diversité (de narrateurs) ne soit elle-même factice : si tous ces récits sans exception émanaient, in fine, d’un narrateur unique

Par exemple et pour commencer, y a-t-il un sens à distinguer celui que nous venons de qualifier de narrateur supérieur et l’écrivain suicidé « B. » ? Sortons-nous jamais dans « Liquidation » de ses textes posthumes ? De ce qui est parfois appelé le « testament littéraire » de « B. » ? La question toutefois ne vient pas immédiatement à l’esprit du lecteur, qui commence par prendre à la lettre ce qui lui est présenté par le dispositif fictionnel, avec la succession des divers narrateurs…

A moins donc, je poursuis mon hypothèse, que les points de vue des récits de « Keserü » et de « Judit » – telles des monades – soient seulement in fine des « notes » rédigées il y a déjà longtemps par « B. » lui-même, accompagnant la préparation de la « comédie » « LIQUIDATION », ou le « roman » rédigé en parallèle – dont l’amplitude irait alors au-delà même des événements prédits de 1990 et 1991 : jusque « disons au début du printemps 1999, par un matin ensoleillé »… Comme nous y invite, in extremis, la pourtant discrète et peu théâtrale  « note » de « rappel » de la page 123. Ce qui se donne comme le long témoignage rédigé de « Keserü » de même que la lettre rétrospective de « Judit » à « Ádám » faisant alors tout bonnement partie des manuscrits du « testament littéraire » de « B. » que le personnage du « rédacteur littéraire » « Keserü » ne cesse de relire, encore et encore « disons au début de printemps 1999, par une matinée ensoleillée »… Comme si l’auteur « B. » (de son vivant, forcément !) leur avait prêté tout à la fois ces aventures, ce devenir, ce « destin » ainsi que ces discours, ces réflexions, ces écrits. Comme prémonitoirement. Situation paradoxale qu’expose, quasi imperceptible, le narrateur supérieur page 16 : « Oui, neuf ans plus tard, Keserü se rappelait cette matinée – de l’annonce de « la liquidation de cette maison » d’édition. Il se rappelait qu’en revenant de la réunion éditoriale (de la réunion dite réunion éditoriale – commente toujours on ne peut plus discrètement ce narrateur) il était entré avec un épais dossier sous le bras dans son burteau où l’attendaient Kürti, Sára et Obláth. Il avait dit à peu près la même chose que ce qui est écrit dans la pièce de théâtre – « LIQUIDATION ». Le seul problème était qu’au moment où cette scène s’était jouée presque mot pour mot dans la réalité celui qui avait écrit la pièce, et donc aussi cette scène, était déjà mort. Il s’était suicidé. » Voilà ce que le lecteur découvre sans guère de recul page 16.

Dans pareille hypothèse de construction du dispositif fictionnel, tant « Keserü » que « Judit » perdent toute autonomie : ils cessent d’être des personnes se défendant comme ils le pourraient (ou comme tout un chacun le ferait) contre le statut de personnages où tend à les enfermer la vision d’écrivain de « B. »… Plus encore la rétive « Judit » que le fou de littérature « Keserü »… Pour ne rien dire des autres protagonistes du cercle des proches de « B. ».

Dans ce cas, toutefois, qu’en est-il de la terrible lucidité prémonitoire – « la clairvoyance cristalline » ( page 17) de « B. » ? C’est au lecteur de l’apprécier, non pas tant du point de vue, bien sûr, de ceux qui n’échappent pas au statut d’êtres de papier sous et par l’écriture de l’auteur, que de ce que nous pouvons juger de l’Histoire effective de la Hongrie et de l’Europe… Qu’en est-il aujourd’hui, par exemple d’un devenir « monde d’assassins » (pages 112 et 114)… Et sur ce point, la fiction retrouve tout son efficace : sa puissance, et à quel degré, de lucidité ! « Liquidation » est un immense livre.

Enfin, quant à l’identité de cet éventuel narrateur unique, il n’est sans doute pas non plus l’auteur, je veux dire Imre Kertész : éloigné de toute coquetterie littéraire, Imre Kertész s’en défend avec une douce mais ferme insistance dans ses interviews aux journalistes – qui manquent rarement, il faut bien le constater, de raisonner ainsi… Bien que visant tout autant , sinon davantage encore – par ses audaces –, la connaissance vraie du réel, la fiction n’est pas l’autobiographie – à laquelle s’adonne aussi Imre Kertész – en son « Journal de galère » (encore inédit en français) et dans «  Un autre – chronique d’une métamorphose » (paru à Budapest en 1997, et en traduction française chez Actes-Sud, à Arles, en 1999). L’épigraphe de « Liquidation » – « Alors je rentrais dans la maison, et j’écrivis, Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas » – empruntée au « Molloy » de Beckett, allant aussi, bien sûr, dans ce sens.

Ou du débat à ce point acharné – combien on le mesure, tant chez Imre Kertész que chez Samuel Beckett – de la littérature avec le réel et la réalité.

Sur le nuancier des jours je reviens après cette incise, à défaut de la précision – policière ? – des lieux et des dates – Imre Kertész vomit le style « procès-verbal » : « Ô saison, ô château, Quelle âme est sans défaut ? » – le « B. » de « Liquidation » ayant toutes les chances d’être le « B. » narrateur exacerbé de « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas ».

Rappelons la phrase finale de ce récit (de 1990), tout entier, lui, à la première personne du singulier – « B. » s’exprime : « Dans un dernier, grand résumé j’ai montré ma vie faillible, opiniâtre –  je l’ai montrée pour ensuite, portant le baluchon de cette vie dans mes deux mains tendues, m’en aller – nous lisons bien – et, comme dans l’eau noire et tempétueuse d’un torrent,

sombrer,

mon Dieu !

faites que je sombre

pour l’éternité,

Amen. »

De l’auteur suicidé demeure donc – posthume, tel un legs, comme le considère et présente « Keserü » – une collection de « manuscrits » qu’à l’occasion feuillette – « distraitement » est-il dit page 13, avant de se laisser « petit à petit subjuguer par sa passion de la lecture, cette obsession particulière qui avait déterminé sa vie » (page 14) ou sa « funeste carrière » (page 42) – le « rédacteur littéraire » (et aspirant-éditeur) « Keserü », « le héros de cette histoire ».

« Keserü » s’affiche comme l’exécuteur testamentaire littéraire de son « maître et grand ami » – l’expression « testament littéraire » formulée par le narrateur supérieur de « Liquidation », et que « Keserü » fait lui aussi sienne, c’est à noter, se trouve, elle, page 20 – sous la plume du narrateur supérieur : « Ce fameux dossier contenait le testament littéraire de l’ami de Keserü, appelons-le brièvement B. (ou encore Bé, ainsi qu’il aimait se désigner lui-même). » Elle revient tel un leitmotiv lancinant sous la plume du narrateur intermédiaire : cette mission d’édition hautement revendiquée justifiant, du moins à ses yeux, pour lui-même, sa recherche vindicative et virulente des pièces manquantes. Jusqu’à provoquer, nous le verrons, du drame.

Ces « manuscrits », « Keserü », qui a donc pu, avant l’intervention de la police – plus tard, « dans l’après-midi » seulement, par ses soins informée (page 69) –, les mettre en lieu sûr, à l’abri, chez lui, s’emploie depuis lors – depuis « disons » neuf ans – à la préparation de leur édition. Mais qui cette littérature peut-elle encore déranger, ou inquiéter ?

Ainsi le « rédacteur littéraire », s’il a trouvé à s’employer (avant sa prochaine – et normale – mise à la retraite, pour raison d’âge), malgré la « liquidation » de l’ancienne maison d’édition d’Etat, quand s’effondra, en 1990 – « c’est la liquidation générale » (page 19) –, le régime – dont elle dépendait, et pour cause, étroitement, n’est pas parvenu à convaincre ses nouveaux patrons  de publier les chefs d’œuvre en souffrance (ou « testament littéraire ») de « B. »  ; non plus qu’il n’est parvenu à convaincre un directeur de théâtre de monter sur la scène la « comédie » « LIQUIDATION » !..

Comme Hamlet tourmenté par le fantôme de son père – n’est-il pas ici deux fois dit de « Keserü », une au début, page 13 : «  Pour lui, la question de Hamlet n’était pas  « être ou ne pas être » – il s’y dérobe plutôt –, mais : suis-je ou ne suis-je pas ? » _ en s’en tenant cependant à distance, sans l’affronter de vrai, existentiellement – ; l’autre fois à la fin, page 124 – donc les deux fois par le narrateur supérieur de « Liquidation » : « comme chaque fois qu’il arrivait à la fin de la pièce – c’est-à-dire de sa n-ième relecture de la « comédie » « LIQUIDATION » – Keserü se posa – à peine, sans trop la solliciter – la question de Hamlet qui ne consistait toutefois pas pour lui à se demander s’il fallait être ou ne pas être – c’est-à-dire l’alternative abrupte du suicide ou de la survie –, mais qu’il formulait en ces termes : suis-je ou ne suis-je pas ? » –, tourmenté par « son » fantôme, donc, qui l’amène, mais seulement, sans autre conséquence pratique, à douter de sa propre « réalité », de sa consistance (cf. « liquidation »), ou de son  « destin » – nous allons nous familiariser avec la panoplie du vocabulaire de cet opus 2 du second cycle kertészien –, « cela faisait neuf ans qu’il se demandait s’il gérait convenablement le testament littéraire de son ami », apprend-on, donc, page 20, au sujet du « héros de cette histoire », « Keserü ». C’est le narrateur supérieur qui traduit ici les pensées de son personnage à lui-même : le dispositif est à relever.

Sans rien en conclure, donc, ni ces fois-là, ni jamais, pour en sortir par une quelconque décision ou action :  voilà un trait endémique du personnage.

Avant qu’un peu plus loin (page 44), il lui soit fait dire (= écrire) – « Keserü » étant alors devenu dans le récit de « Liquidation » le narrateur intermédiaire ; les scènes correspondantes de la pièce, si elles existent, ne nous sont pas données – : « Je me demande à quel moment notre amitié a commencé à se transformer en une sorte de dépendance, jusqu’à ce que je me mêle à son histoire, que je ne peux toujours pas distinguer de la mienne »… Ce qui éclaire cette mention, par le narrateur supérieur, cette fois, et à nouveau, à la page 20 : «  En outre – et c’était là sa pensée la plus secrète, au point qu’il se la cachait à lui-même –, se libérer de la pièce – ainsi que de tout le reste du « testament » – reviendrait – au conditionnel – à se libérer de lui-même. » Ce que l’édition de facto réalise.

De fait, le mirage de l’émancipation des « histoires » constitue sans doute, et pas pour le seul personnage (ou la personne ?) de « Keserü », le thème majeur de « Liquidation ». Ce point est décisif.

C’est « au plaisir douteux » de la re-lecture des manuscrits de « B. », notamment de la pièce intitulée « LIQUIDATION », mais aussi du copieux « dossier » de « notes » qui l’accompagnent – et ce, dans la béance lancinante d’un « roman » qui « manque » comme le membre perdu à l’amputé –, que se livre encore une fois ce « matin ensoleillé » du « début du printemps 1999 », le « rédacteur littéraire » « Keserü », une fois arraché à la fascination – « dont il souffrait vraiment comme d’une maladie » – du « spectacle » de clochards dont il contemplait depuis un trop long moment, de sa fenêtre, les « jeux et rituels » sur « les bancs de la place avoisinante »– plutôt que se mettre au travail sur « deux manuscrits » – neufs, eux, et indépendants de son « histoire » propre – qui « attendaient d’être corrigés », apprendrons-nous au final, page 126.

Clochards dont les manèges ne figurent que trop, implacablement avançante et avancée, la « liquidation » de « l’Histoire », à l’œuvre à Budapest – et ailleurs – depuis longtemps, et que n’a en rien changée, selon l’auteur, le tournant politique des années quatre-vingt-dix. Avancée peut-être en voie de se généraliser en Europe… Ou le sillage d’« Auschwitz », selon l’œuvre d’Imre Kertész.

« Keserü » « avait copié la pièce sur son ordinateur pour pouvoir la lire à sa guise sur l’écran, ou sur les feuilllets dactylographiés, mais il aimait surtout – fétichistement – lire le manuscrit autographe qui faisait partie du testament – ainsi qu’il nommait la liasse qu’il avait réussi à « sauver » lors du suicide de « B. » –, trouvant – paradoxalement – très lisible l’écriture désordonnée de B. ». Le récit précise encore, cette page 23, de façon rétrospectivement éclairante pour la suite et le montage même de « Liquidation » : « Pour chaque scène – de la pièce « LIQUIDATION » – il y avait des instructions, des remarques complémentaires, des rappels, des notes, des descriptions, mais les dialogues définitifs composés à partir de ces notes ne différaient guère de celles-ci, qui à leur tour ne différaient guère de la réalité (ou plutôt de la prétendue réalité)dixit le narrateur supérieur, et l’assurance du lecteur vacille –, c’est-à-dire de l’amas douteux et trouble d’images, de paroles et d’événements que Keserü avait gardé en mémoire. »

C’est donc de la mémoire anticipée du passé – celle (mémoire) et celui (passé) de « Keserü » – par la « clairvoyance cristalline » (page 17) de la vision d’auteur de « B. » – qu’il s’agit bien ici. D’un passé qui alors – principalement à l’ « automne » 1990, l’hiver 1990-91 et le « printemps » 1991, voire peut-être plus loin (jusque « disons au début du printemps 1999 ») – aura été réellement vécu (et pas seulement rêvé, ou fantasmé), un passé qui se sera – mais oui ! – réellement passé.

Même s’il ne sera pas forcément aisé à celui qui l’aura vécu – le personnage de « Keserü » – de le reconstruire, étant donnés les flottements de sa pauvre mémoire – les autres – « Obláth », « Sára » ou « Kürti » – l’aidant, à l’occasion, à la rafraîchir.

Les autres : ses amis, certes ; mais d’abord et surtout – ou plutôt seulement ? – ce qu’a écrit et laissé – on lit bien – « B. » : « B. » dans sa « comédie » ainsi que dans les « notes » éparses qui l’accompagnent, dont pourraient bien faire partie tant les futurs souvenirs de « Keserü » que la future « explication rétrospective » de « Judit » à son futur ex-mari « Ádám »…

Du moins comme nous le propose, ou carrément nous le fourgue, mine de rien, en catimini, le discrétissime narrateur supérieur dans le piège fictionnel de « Liquidation ». Même si la première lecture nous emporte, fascinés par le montage en abyme et la succession émergeante et preste des narrateurs et personnages

La question qui demeure ouverte alors à une réflexion un peu plus distanciée, est celle de savoir si le personnage de « Keserü » du roman « Liquidation » (saisi dans sa lecture quasi pathologique par le narrateur supérieur « disons au début du printemps 1999 »)  se confronte à la version de son propre personnage saisi par « B. » dans la « comédie » « LIQUIDATION » ainsi que dans les « notes »  qui accompagnent la pièce et  complètent « le testament littéraire » de « B. » ; ou si ce personnage de « Keserü » en « disons […] 1999 » n’est finalement que le dernier avatar de la vision anticipatrice du véritable « Keserü » – ou d’un quidam du même acabit – par l’écrivain « B. » avant sa disparition par suicide en 1990…

A moins, encore, que « B. » ne soit l’écrivain qu’a cessé d’être Imre Kertész lors du tournant de 19 89-90-91… D’où la double métaphore de la naissance de « B. »  à Auschwitz et de sa disparition par suicide en 1990… Le suicide de « B. » étant la métaphore d’un tournant personnel (ou existentiel) assumé par l’écrivain Imre Kertész sachant saisir pour ce qui le concerne l’opportunité du tournant historique en Europe

Pour le jeu de la mémoire de « Keserü », par exemple, à propos de l’épisode crucial pour trois des protagonistes (mais cinq d’entre eux y furent présents), de la « sacrée fête » de « la Saint-Sylvestre » (cf. aussi et déjà « Kaddish » !)  dont le récit par « Keserü » commence page 52, le narrateur intermédiaire qu’est « Keserü » donne cette précision : « Je me rappelle très bien – au moins – avoir beaucoup bu cette nuit-là […] si bien que – déjà – je pus à grand-peine suivre les règles du jeu singulier auquel jouaient quelques personnes de plus en plus bruyantes et emportées, dont Kürti – un des membres du cercle d’intimes de « B. » et un des personnages de la pièce « LIQUIDATION » – et B., assises en petit comité autour d’une table. » L’effort de mémoire sera certes héroïque dans de telles conditions…

Ici le récit va à la ligne : « Nous avons mis cela au clair beaucoup plus tard – l’honnête remarque du « sérieux » « Keserü » est d’importance pour l’économie générale de « Liquidation » et son montage en abyme, ou kaléïdoscopique – après la mort de Bé, lors de cette fameuse matinée – de l’annonce de la « liquidation » ! – à la maison d’édition » – ajoute alors (page 54) un narrateur, qui peut être « Keserü », ou un autre – le choix orthographique de «  » plutôt que « B. » peut-il constituer ici un indice ? Selon qu’au-delà du narrateur intermédiaire se tiendrait – encore ou toujours – le narrateur supérieur.

Avant qu’intervienne immédiatement à la phrase suivante du récit de « Liquidation » – le roman, certes ! mais à l’intérieur : la pièce ? les « notes » d’accompagnement ?.. – un autre des protagonistes du cercle des intimes, (ainsi que de la pièce « LIQUIDATION »), le philosophe « Obláth » : « – Tu parles du poker concentrationnaire, m’expliqua – alors, le non moins fameux fameux matin de l’annonce de la fermeture de la maison d’édition d’Etat – Obláth. » Lequel « Obláth » poursuivit, rapporte ici et maintenant, au présent du récit de « Liquidation », pour ce qui concerne du moins ce dont témoigne le narrateur intermédiaire, « Keserü » : « C’est un jeu très simple, avec des règles très simples. Les joueurs s’asseyent autour d’une table et chacun dit où il a été (sic pour les italiques. Qui d’entre ces invités sortait indemne des diverses chausse-trapes du siècle ?). Le nom de l’endroit, rien d’autre » – on se souvient du terrible effacement de tout nom, a contrario, dans « Le Chercheur de traces » (commencé en 1975 et achevé et publié en 1998). Et le personnage d’ « Obláth » ajoute : « Nous – sic : lui aussi était donc présent lors de ce crucial épisode de « l’histoire », comme « B. », comme, nous le verrons, « Judit », comme « Keserü » et comme « Kürti » ;  je reprends et termine la phrase d’ « Obláth » : Nous avions défini la valeur des jetons sur cette base. Si je me souviens bien – lui n’avait donc pas autant bu –, deux Kitarcsa valaient une rue Fö… Un Mauthausen valaient un Recsk et demi. » (pages 54-55). Tous ceux-là se trouvaient ainsi à la soirée de fête des dissidents… Au passage, on perçoit aussi la propagation des métastases d’Auschwitz dans le siècle.

Aux souvenirs plus ou loins facilement reconstruits de ce passé s’adonne ainsi, tout au long de « Liquidation », « Keserü », en relisant, pour ce qui concerne les années 90, ce qu’en annonçait le « testament littéraire » (de « B. »), sauvegardé non sans mal ce matin d’automne 1990, lors du suicide de « B. ». « Keserü » soit décrit vu de haut par le narrateur supérieur qui tient la plume ; soit racontant lui-même, la plume à la main, en narrateur intermédiaire… Les récits s’enchaînent, ou plutôt s’emboîtent. Au service d’une seule et même intrigue ? Celle de la pièce ? Ou la débordant ?

L’étrange est ici que ce passé a suivi comme « à la lettre » – « presque mot pour mot dans la réalité » (page 16) – le récit qui l’anticipait.

Comme nous venons d’en avoir un premier aperçu, dans le récit de « Liquidation », tel un manteau d’Arlequin sans coutures trop visibles, ou un kaléidoscope de « tessons qui s’éparpillent » (l’expression se trouve page 96) bien ajointés, s’articulent insensiblement d’un paragraphe à l’autre, sans scandale pour le lecteur – légèrement ébloui ou anesthésié, embarqué qu’il est par « l’intrigue donnée » (selon l’expression de la page 124), d’autant que celle-ci avance d’un rythme alerte, sans temps mort –, d’une part ce qu’obsessionnellement, « Keserü » lit et relit, jusqu’au vertige, des œuvres et « notes » de « B. », disons » en « 1999 » ; d’autre part, le récit – par « Keserü » lui-même, en tant que narrateur intermédiaire (s’étant mis lui aussi à l’écriture) : récit antérieur à 1999 ? – de ses faits et gestes, de ses souvenirs – tant du vivant de « B. », que des mois qui ont suivi sa disparition (de l’automne 1990 au printemps 1991) –, auquel le personnage « héros de cette histoire » s’abandonne, plus ou moins hébété –, dans son appartement en apesanteur.

D’autant – cela met la puce à l’oreille –, que « le testament » de « B. » anticipe comme prémonitoirement ce qu’il advint, en réalité, au moins ces tous premiers mois, sinon les années qui suivirent de près ce suicide (et peut-être davantage : peut-on en fixer une limite ?), du travail de deuil de ses proches (son ex-épouse « Judit », et trois (à divers degrés) amis – le philosophe « Obláth », le sociologue « Sándor Kürti » et son épouse « Sára », qui fut aussi la « dernière maîtresse » de « B. », apprendra-t-on page 63 – auxquels « Keserü » avait « demandé d’écrire une brève introduction pour le volume qui devait contenir le testament de B. », lit-on page 33 )… De quand dater, par exemple, la rupture effective de « Judit » et d’ « Ádám » ?

Ainsi, d’entre ces « manuscrits », d’abord la pièce « LIQUIDATION » : « Keserü » « se rappelait […] qu’il avait dit – lui-même, en personne, dans la réalité effective – en 1991 (postérieure à la mort de « B. » : en 1990, à l’automne) – à peu près la même chose que ce qui était écrit – en anticipation, pour son personnagedans la pièce de théâtre », s’étonne encore et toujours au présent du récit, « disons au début du printemps 1999 », « le héros de cette histoire », en relisant une nouvelle fois, ce jour ensoleillé de début de printemps-là, « la scène d’exposition » – au point de s’y trouver comme un surplus de réalité, à jamais enfui.

Prémonition que le narrateur supérieur commente comme toujours discrètement, page 16 : «  Le seul problème était qu’au moment où cette scène s’était jouée – l’expression est métaphorique _ presque mot pour mot dans la réalité   elle, on ne peut plus réelle –, celui qui avait écrit la pièce – soit « B. » – […] était déjà mort. Il s’était suicidé » : le lecteur, ici, d’abord forcément encaisse… On admire le doigté avec lequel le piège fictionnel est disposé, en direction des lecteurs : d’abord certes « Keserü », au sein même de l’intrigue – avec ce qui va en résulter dans cette intrigue même –, mais aussi tous les autres, nous-mêmes – l’amplitude des effets est alors très ouverte…

Le récit _ du narrateur supérieur, discret au point d’être quasi imperceptible à la première lecture _ décompose avec une malicieuse précision, page 17, le vertige de la mise en abyme : « Neuf ans auparavant, lorsqu’il avait lu la pièce, l’histoire _ celle des divers protagonistes _ ne faisait que commencer, et dans la suite des événements le personnage nommé Keserü _ exactement comme le véritable Keserü _ avait assez de présence d’esprit pour sauver la majeure partie des manuscrits _ de « B. » suicidé _ avant l’arrivée des autorités sur les lieux du suicide. Il plaçait son butin littéraire en sûreté et quand il l’ouvrait avec avidité, il y trouvait cette pièce de théâtre où on voit qu’il avait assez de présence d’esprit pour…etc. »

Avec effarement, « Keserü » dut rétrospectivement constater _ affirme le narrateur supérieur _ que « les scènes se succédaient dans la pièce _ laissée par l’ami suicidé _ comme dans la réalité » qui succéda de quelques semaines ou quelques mois à sa disparition, tant « B. » avait été clairvoyant sur ce qui se déroulerait… Ce qui donne, toujours page 17, cette formulation distanciée : « Si bien que Keserü ne savait plus s’il devait admirer la clairvoyance cristalline de l’auteur _ son ami défunt _ ou bien sa propre persévérance, pour ainsi dire son humble détermination _ mais s’agit-il ici de vertus ? _, à s’identifier au rôle prescrit, à accomplir l’histoire » _ ainsi qu’un acteur, l’incarnant pour les spectateurs, récite à la virgule près le texte imparti (pour jamais) par l’auteur à son personnage (cf « rôle prescrit »). Le terme de « dépendance » paraît alors un doux euphémisme… C’est bien d’une problématique libération qu’il s’agit, dans le sillage d’Auschwitz, et de ses métastases, c’est-à-dire les autres « Auschwitz »…

Ce n’est pas pour rien que le roman « Liquidation », paru en 2003, tourne autour du virage (« Wende ») de 1989-90-91 (une « liquidation »), et de ses suites (d’autres « liquidations ») dans la décennie précédant 2000… S’y révèle, poïétiquement, le fossé grandissant de l’auteur Kertész, en ses romans, d’avec l’autobiographie _ cf les interviews récurrentes d’Imre Kertész ; de même que la citation extraite de « Molloy » de Beckett placée en exergue du roman (page 9) : « Alors je rentrais dans la maison, et j’écrivis, Il était minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas. ». L’écrivain « B. » _ ni a fortiori le malheureux (et « amer » _ ce que signifie keserü en hongrois) aspirantéditeur « Keserü » _ n’est pas une image, un double d’Imre Kertész lui-même ; même si le souci d’Auschwitz et de ses suites demeure plus que jamais prégnant, pour ne pas dire essentiel, dans cette œuvre romanesque _ à côté de l’autobiographie même : je rappelle le titre parlant du volume du journal de l’écrivain d’après le tournant de 1989-90 (ce volume concerne la période 1991-1995) : « Un autre _ chronique d’une métamorphose ».

C’est aussi qu’il s’agit ici de ce à quoi (un destin subi) Imre Kertész a échappé en s’éloignant de Budapest. Et de ceux que lui-même, à la différence des personnages ici montrés, est parvenu à ne pas devenir.

Avec « B. », Imre Kertész examine une des variantes possibles de survivants d’Auschwitz, probablement à l’aide des modèles qu’offrent les vies et œuvres (ajointés) de Tadeusz Borowski (l’auteur du « Monde de pierre », mort suicidé en 1951), de Jean Améry (l’auteur de « Par delà le crime et le châtiment _ Essai pour surmonter l’insurmontable », mort suicidé en 1978) ainsi que de, nous allons le découvrir (pages 109 et 110) « Katzetnik 135633 » (l’auteur de « La Salamandre », un des tout premiers témoignages d’un survivant d’Auschwitz _ paru en 1946 _ et de « Shivitti  : une vision », récit d’une thérapie d’un survivant pour se guérir de ses récurrents violents cauchemars d’Auschwitz, paru en 1987, d’un auteur qui mourra, lui, d’un cancer à l’âge de 84 ans, en 2001 _ dont des livres figurent _ son ex-femme s’en souvient dans le roman _ « sur le bureau de Bé », en 1985, au témoignage du moins de « Judit » dans une longue lettre à son second mari (« Ádám »), rapportée aux pages 98 à 118 de « Liquidation »…

A moins que ce soit métaphoriquement que les dates de vie de l’écrivain « B. » soient : 1944-1990. Et que l’homme ait (donc) vécu et avant 1944, et même peut-être après 1990 : pareille hypothèse demande à  être méditée _ nous l’avons déjà effleurée.

On peut aussi s’en tenir à sa première branche de l’alternative _ celle de la naissance biologique en 1944 _, et accepter la thèse du suicide (tout aussi biologique) en 1990.

L’art immense autant que sobre d’Imre Kertész _ pas plus que ne devient manifeste celui que nous appelons le narrateur supérieur, a fortiori jamais l’auteur ne se campe in figura dans le récit, n’emprunte la moindre posture narcissique : on pourrait préter seulement à son ombre portée ce début « impossible » de livre (page 39) auquel se laisse aller parfois « l’éditeur _ c’est « Keserü » qui se qualifie lui-même ainsi quand il rédige _ incorrigible dont la tête fourmille de phrases égarées dans la littérature universelle » pour une « histoire » de son ami « B. » : « Je tiens à l’affirmer nettement, ce n’est pas le désir de me mettre en avant qui m’incite à raconter l’histoire ou la vie, éventuellement : l’histoire de la vie de l’inoubliable B. » (page 39) _ l’art de Kertész, donc, tient aux flottements et vertiges de lecture qui s’ensuivent pour le lecteur, un peu attentif et curieux, ou pris, qui entre vraiment dans le jeu, dans un montage en abyme virtuose, mais sobre, au point d’être en effet quasiment invisible _ Kertész est loin des coquetteries étincelantes d’un Nabokov _, portant sur l’ « l’état » de réalité _ pour reprendre la cruciale expression de la page d’ouverture du roman _ de l’amer « Keserü » lui-même, prototypique du processus de « liquidation » civilisationnel en cours _ nommé « Auschwitz » (par « B. ») _, quand ne se voient « plus que des solutions à la place des vies » _ selon la (magnifique) formule du narrateur, page 17 : de prime abord anodin, le vocable post-moderne de « solution » est bien à envisager ici dans la filiation directe de la « dis-solution  finale »…

Au bout du compte, c’est du devenir de l’homme qu’il s’agit, ou encore de l’Histoire _ même si l’expression « l’Histoire » est soigneusement réservée, sinon même carrément moquée : « la Grande Histoire Universelle » ironisait « B. » (rapporté par « Keserü » page 38) ; quand on ne se gausse pas de bon cœur de la propension à l’ « épique » des tours d’horizon philosophiques du « docteur Obláth », croqué à l’acide, par exemple page 33 _ cette fois c’est « Keserü » qui s’exprime directement : le « très objectif Obláth, qui, à la manière d’un vrai philosophe, s’était fabriqué _ le mot est cruel _ une histoire de professeur de philosophie indépendant _ indépendant surtout par le déni des faits (= la méconnaissance de la déontologie historienne) _ qu’il pouvait continuer pour ainsi dire jusqu’à la fin des temps » … Le crayon fait mouche.

Mais l’écriture de « l’Histoire » ne peut pas être non plus réservée au style « procès-verbal », confisquée par une « Histoire officielle »… La littérature, l’écrivain authentique, y a plus que son mot à dire… Ne serait-ce que pour nous y faire tant soit peu réfléchir à partir d’un vraiment ressentir… Cf ici « Etre sans destin » et « Le Refus » comme exemples d’une telle réussite de littérature.

Sur l’ « l’état » de réalité des personnes, ceci encore _ de « B. » lors de sa première leçon à « Keserü », page 59 : « A l’ère de la catastrophe », « l’homme de la catastrophe », qui n’a « plus de retour possible vers un centre du Moi, (…) est, au sens le plus propre du terme, perdu » _ nous y reviendrons : plus que déboussolé, liquidé.

  Page 17, « Keserü », entre sa fenêtre et sa table, en son appartement _ peut-être, qui sait ? « au huitième étage » d’un immeuble « de béton à la limite de Józsefváros et de Ferencváros » ? mais là je dérape : l’appartement de « Keserü », même si à maints égards il lui ressemble, n’est pas l’ancien appartement de « B. ». La confusion n’est pas possible : il se situe, lui, à un premier étage (cf le récit de « Judit » d’un épisode de juin _ « c’était un matin lumineux d’été naissant » (page 100 _ 1985, page 101 : «  je me suis retrouvée dans un escalier, je suis montée à l’étage _ au singulier _ et j’ai sonné à une porte _ d’appartement. J’avais de la chance, elle s’est ouverte. J’ai, au sens propre du terme, repoussé Keserü, stupéfait, je me suis jetée sur un canapé et, couchée sur le ventre, je me suis enfin mise à pleurer, sans retenue, martelant du poing le canapé ») : « Judit », quand « Keserü » l’a « amenée » chez lui en 1991, tout au contraire, retrouve parfaitement inchangé (par rapport à l’épisode de 1985) le deux pièces de « Keserü » : «  Tu habites toujours ici, dit-elle. Rien n’a changé. J’ai l’impression que même la peinture n’a pas été refaite », rapporte le récit de « Keserü » page 91.

  « Keserü », donc, je reprends, page 17, entre sa fenêtre et sa table, en son appartement : « Là, neuf ans plus tard, (… _ par rapport à la disparition de « B. » à l’automne 1990) son histoire était finie, mais lui-même était encore là, ce qui constituait un problème dont il remettait la solution _ ou la liquidation, en une variante de l’acception post-moderne _ à plus tard », partagé qu’est « le héros de cette histoire » : « Il aurait dû soit poursuivre son histoire, ce qui s’était avéré impossible, soit en entamer une nouvelle, ce qui était tout aussi impossible » _ ou le nœud gordien intranché du « héros » « Keserü » (page 17, donc), sa maladie de langueur, et sa fascination grandissante des clochards _  « nouveaux pauvres » des nouvelles vulgates, et « hommes sans histoire », comme viendra le penser, vers le soir de cette journée (« disons au début du printemps 1999 ») du présent du récit de « Liquidation » (page 126), « Keserü »…

Car c’est bien de la réalité des histoires des personnes qui survivent, qu’il s’agit bien ici ! Jusqu’à celle de « Judit », et de ses enfants aussi _ sur le motif desquels (tel l’envers de « l’enfant qui ne naîtra pas «  de « Kaddish ») se conclut sans doute la scène finale _ et tombe le rideau _ de la « comédie » posthume de « B. » « LIQUIDATION » (page 122) _ que nous lisons par-dessus l’épaule de « Keserü » :

«  ÁDÁM (s’approche de Judit et la saisit fermement par l’épaule). J’ai deux enfants à moitié juifs. Ils ne savent encore rien. Ils dorment. Qui leur parlera d’Auschwitz ? Qui d’entre nous leur dira qu’ils sont juifs ?

Long silence. Ádám serre fortement l’épaule de Judit.

JUDIT (tout bas, d’un ton presque suppliant).

Et si on ne le leur disait pas ?..

RIDEAU»

Bien vite (page 19), « Keserü regarda sa montre et constata qu’il n’avait plus rien à faire ce jour-là _ tiens, tiens ! pas même « corriger » « deux » nouveaux malheureux « manuscrits » (page 126) ?.. Il était bientôt midi _ déjà, page 19 : le présent du récit a d’étranges allures (page 11, c’était le « matin »)… Il se demanda incidemment ce qu’il avait fait depuis le matin, mais il fut incapable de le dire _ soit le problème, voire la maladie, de « Keserü ». Il ne s’y attarde donc pas. C’est qu’il vit dans un rêve ; qu’il erre dans l’Inconscient.

Le récit _ toujours du narrateur supérieur _ continue non sans ironie, page 20 : « Le fait est qu’il avait eu ce jour-là une vie intérieure intense _ ah ! ah ! « une vie intérieure » ! Kertész, qui l’a traduit, connaît son Wittgenstein _ : il avait fait un rêve, s’était éveillé avec une érection _ soit le signal béni des dieux modernes (Kertész a aussi traduit Freud…) _, et avait eu en se rasant le sentiment que le moment était venu _ ah ! _ de prendre une décision _ tiens donc ! _, même s’il ne voyait pas clairement à quel propos _ ah ! bon ! la confusion est quasi clinique _, même s’il était parfaitement conscient _ comment nier l’angoisse ? _ de son indécision » _ ou aboulie endémique (page 20). A travers son lien de « dépendance » avec « B. », et, plus encore au monde qui a suivi, « Keserü » se révèle ainsi prototypique des séquelles, même indirectes pour lui, d’Auschwitz. A travers le régime, et ses séquelles.

Cf cette remarque attribuée cette fois au personnage d’ « Obláth » évoquant dans les « notes » préparatoires à la « comédie » « LIQUIDATION » ce que disait « B. » (page 25) : « D’après lui, nous sommes tous des survivants _ voilà le paradoxe _, et cela détermine notre univers mental pervers et dégénéré _ à tous. Auschwitz. Et puis ces dernières quarante années _ celles du régime communiste ; soit une variante totalitaire. Voilà. Il disait qu’il n’avait pas encore trouvé de réponse à cette dernière déformation, à savoir ces quarante années (de 1949 à 1989). Mais qu’il la cherchait et qu’il était près de la trouver. » Le « docteur en philosophie Obláth » concluant sentencieusement : « Voilà pourquoi je pense à un suicide philosophique. Il a peut-être décidé que était la réponse. Du moins, sa réponse à lui. » La thèse à relever est qu’Auschwitz continue.

Je reviens aux méditations ce matin-là (« disons du début de printemps 1999 ») de « Keserü ». Lui vient cependant une « idée » : « Malgré cela _ malgré cette indécision endémique, « il eut l’idée _ soit le commencement d’une velléité _ de proposer à un théâtre _ à déterminer, pour sûr ! _  la pièce, c’est-à-dire la comédie (ou la tragédie ? _ comme chez Thomas Bernhard, dont « B. », nous révèle-t-il page 60, « était le traducteur patenté » ; au passage, j’ignore si Imre Kertész a traduit le grand autrichien _) intitulée LIQUIDATION. » _ celle-là même que, s’arrachant au spectacle qui « dernièrement » _ chaque précision a son poids _ lui faisait perdre « des demi-heures entières » : la contemplation fascinée des clochards, depuis sa fenêtre, il parcourait, nous était-il indiqué page 13, avant de « s’abandonner (pages 14 et suivantes) au plaisir douteux que lui procurait la description de la scène » dans la « comédie »… Nous y reviendrons.

Ce projet théâtral est assorti (page 20) de ce commentaire du narrateur supérieur : « Il y pensait depuis neuf ans. » Puis, en allant à la ligne _ nous en sommes encore aux scènes d’exposition  : 

« En fait, cela faisait neuf ans qu’il se demandait _ le narrateur pénètre les pensées, et parfois l’Inconscient, de son personnage _ s’il gérait convenablement _ l’expression sera appréciée avec tout son sel au bilan existentiel du personnage ! _ le testament littéraire de son ami » _ parmi lequel, d’abord, justement, « un volume assez épais, une pièce de théâtre. La couverture portait un titre, LIQUIDATION, et une indication de genre : « comédie en trois actes ». Et dessous : « L’action se déroule à Budapest, en 1990. » Et aussi, «  il y avait de tout dans ce testament : de la prose et des notes, des extraits de journal et des débuts de récits (et bien sûr la pièce, LIQUIDATION). » Sauf qu’ « il y manquait juste l’essentiel _  du moins selon l’intime conviction de Keserü » _ l’expression du narrateur est faible : ce manque est immédiatement devenu pour lui une obsession, on peut même dire la passion de sa vie. Un des axes forts _ dramatique _ du récit qu’est « Liquidation »… Ainsi, d’abord, que de l’intrigue de la « comédie » homonyme _ l’un s’appuyant sur l’autre, ou le comprenant (cf la « note de rappel » à découvrir page 123).

Notre « héros » le formulera lui-même un peu plus loin (page 44), quand il aura pris la plume _ à moins que le « héros » du début ne soit alors saisi par le narrateur supérieur précisément en train de lire ce que les « notes » accompagnant la « comédie » de « LIQUIDATION » (à moins qu’il ne s’agisse là de lambeaux du « roman » perdu) lui attribuent en fait de souvenirs, ou de réflexions (peut-être dans la rédaction de sa préface au « testament littéraire » de « B. »), afin d’affûter le dessin de son personnage (ou / et de préparer ses répliques sur la scène) : « Je dois analyser cette passion _ la seule grande passion de ma vie, je dois le dire _  qui s’est transformée avec le temps en obsession » _ pathologique ? _ et il poursuit : «  et dont l’objet est naturellement _ n’est-il pas, à ses dires, « éditeur » ?_ un livre, en l’occurrence un livre manquant, le roman disparu _ ??? _ de B. ». Ou l’objet du désir qui donne _ un moment _ des ailes… A moins qu’illusion, il n’englue…

Au point que le narrateur supérieur lisant dans l’impensé de « Keserü », et le formulant dans une incise : _ « et c’était là sa pensée la plus secrète, au point qu’il se la cachait à lui-même _ », a ce commentaire (page 20) : « Peut-être se libèrerait-il alors _ par la réalisation enfin de l’œuvre représentée à la scène _ aussi du sentiment oppressant d’irréalité _ pas moins _ qui le poursuivait dernièrement et l’accompagnait comme une fâcheuse impression de manque, toujours et partout, pareille à l’ombre manquante _ pas moins ! _ de Peter Schlemihl », le personnage issu de la fantaisie d’Adalbert von Chamisso…

Page 32, c’est notre « héros » qui, ayant pris la plume _ la personne ? ou le personnage ? _, confie, à propos de l’œuvre amputé de « B. » : «  Voilà pourquoi je devais retrouver son roman disparu _  la mission lui est impérative. Il contenait vraisemblablement tout ce que je devais savoir, tout ce qu’il m’était encore possible de savoir » _ soit LE secret _ qui révèlerait « l’essentiel » _ à ne pas laisser égarer, ne pas laisser perdre, mais rattraper, saisir au vol, sauver in extremis… Ou le complexe du collectionneur et du fétichiste. Ce sera l’objet de la partie de chasse qui constitue l’objet central de ce que se remémore _ ou relit (?) de ce qu’il a, à son tour, écrit _, cette journée « disons au début du printemps 1999 » dans sa chambre, l’éditeur ( ?) « Keserü », à moins que ce ne soit le personnage homonyme des « notes » d’accompagnement de la comédie « LIQUIDATION », voire du « roman » disparu (ou détruit), « base de la pièce », apprendra-t-on dans le « rappel » à la fin… Dans quelle mesure ces éléments sont-ils, ou pas, dissociables ? Rien ne l’indique clairement : le lecteur compatissant d’autant mieux par là _ vivant, lui aussi, à son tour, « selon la logique du monde donné » (page 124), « à cause du caractère arbitraire de l’intrigue donnée » du roman _ aux inquiétudes sur le « réel », ainsi que sur sa propre « réalité », du « héros de cette histoire »… Ces effets en cascade sont efficaces et donnent une moirure à la fois veloutée et coupante _ comme de certaines herbes _ au récit en abyme de « Liquidation ».

Une belle métaphore lucrétienne, dans la séquence de conclusion, où nous retrouvons « Keserü » émergeant (ou plutôt n’émergeant pas vraiment) hébété de sa lecture _ mais en est-ce vraiment une ? _ au soir d’une glorieuse journée sans quitter sa chambre, sur le thème de la vanité de sa course au sens et à la signification _ c’est le narrateur supérieur qui a la parole : « Keserü ôta ses lunettes et contempla, immobile, les grains de poussière et les particules de détritus danser tels des microbes virulents leur ronde répugnante dans les rayons du soleil de l’après-midi qui filtraient par la fenêtre » _ soit, page 123, le dispositif scénique de l’ouverture du roman, qui n’a donc pas été quitté.

Au paragraphe qui suit, page 124, la métaphore de la danse des figures de poussière se transforme en comparaison : « Toutefois, à cause du caractère arbitraire de l’intrigue donnée _  dans la pièce « LIQUIDATION » relue pour la n-ième fois _, Keserü _ à la différence de « B. » ! _ avait perdu de vue la réalité donnée _ c’est son problème récurrent : cela peut-il être aussi celui du lecteur de « Liquidation » ? _, et il la cherchait des yeux de la même manière qu’il contemplait la lointaine ondulation des grains de poussière qui était comme un langage de signes suprasensoriels : captivant et incompréhensible _ c’est moi qui souligne. L’erreur de « l’homme de lettres » (dixit « B. » page 78) « Keserü » est de fétichiser la littérature. Telle une reprise, lucrétienne, ou démocritéenne, toujours de la part du narrateur supérieur _ mais en prenant toujours bien soin de ne pas avoir l’air d’y toucher _, et descendant de quelques degrés la gamme du solide ; une reprise, donc, de la métaphore des haruspices des « oiseaux morts », aux viscères, répugnants, à interpréter, de la page 13…

Réunie en un copieux « dossier », la liasse épaisse et volumineuse « des soixante-dix ou quatre-vingt pages dactylographiées » des « manuscrits » _ celle-là  même que le récit nous montre « sur sa table », ces « manuscrits ouverts », tels « des oiseaux morts » étalés, attendant l’haruspice qui les dépècera pour leur extirper le secret (ou le secret de toute lecture ?)_  « contenait donc le testament littéraire de l’ami de Keserü, appellons-le brièvement B. _ le nom de plume qu’il s’est choisi _ ou encore Bé, ainsi qu’il aimait se désigner lui-même (nous est-il, avec économie, livré incidemment, comme au passage, page 20) _ c’est dire le degré d’importance de ce « nom »… Non sans difficultés, nous en découvrirons plus loin l’origine _ que nul indice cependant n’aidait, si peu que ce soit, à décrypter dans « Kaddish », paru en 1990, il faut le remarquer : Kertész envisageait-il dès alors un prolongement de ce volet de son œuvre ? Ou la relecture de ses manuscrits donna-t-elle lieu à de sévères coupes, ou ellipses, avant le bon-à-tirer ? Il faudrait en interroger l’auteur _ qui n’est pas du genre à multiplier les étais. De même que sur l’articulation éventuelle, ou impossible, entre le cycle de « B. » et celui de « György Köves »…

Qu’est donc cet « essentiel » qui « manquait » si cruellement à « Keserü » _ afin de comprendre « B. », et au-delà de « B. », le monde dont « B. » s’efforçait de dégager le sens, le monde des suites d’Auschwitz _, ce « roman disparu » ?

Déjà « le manuscrit autographe » de la pièce de théâtre comportait, nous l’avons relevé, « des instructions, des remarques complémentaires, des rappels _ le mot sera repris, et la chose, précisée à la fin, page 123 _, des notes, des descriptions » d’autant plus intéressantes que « les dialogues définitifs _ de cette comédie intitulée « LIQUIDATION » _ composés à partir des notes ne différaient guère de celles-ci, qui à leur tour ne différaient guère de la réalité _ enfin nous y voilà _ (ou plutôt de la prétendue réalité _ nous y voilà plus encore _), c’est-à-dire de l’amas douteux et trouble d’images, de paroles et d’événements _ soit l’ABC de toute une phénoménologie _ que Keserü avait gardé en mémoire » : car c’est seulement du « réel » que traite l’écrivain « B. », d’un « réel » plus ou moins _ voire pas du tout _ partagé par les autres protagonistes de la pièce « LIQUIDATION », autour du « personnage nommé  Keserü _ exactement comme le véritable Keserü » _ est-il spécifié page 17 _, « le  héros de cette histoire », faut-il y insister, comme l’annonçait la première phrase du roman, que voici in extenso :  « Nous appellerons notre homme, le héros de cette histoire, Keserü, « amer » »_ ce que signifie en effet le mot « keserü » en magyar. Ce personnage n’apparaissait pas dans « Kaddish ». Non plus que n’y apparaissaient les soucis d’édition _ à la différence du « Refus ».

Notons aussi qu’un écrivain _ né pour l’état civil Alexej Peschkow en 1868 _ a choisi pour nom de plume pour la publication de sa première nouvelle, un récit intitulé « Makav Tchoudra », dans une revue, en 1892 _ il avait vingt-quatre ans _ le mot qui dans sa langue _ le russe _ signifie « amer » : « Gorki »… On imagine une traduction de « Liquidation » en russe, avec la traduction aussi de « Keserü » en « Gorki »… Kertész a dû se marrer rien que d’y penser… Dans les éditions anglaises, le nom de « Keserü » est transposé en « Kingbitter » : King, afin de conserver l’initiale, comme le texte le spécifie (page 40), avec le détail cocasse des initiales brodées conservées sur le linge… En français, il est difficile de trouver des mots usuels plausibles en « K » pour signifier l’amertume, même au prix d’une astuce telle que le « King »… « Kamer » est peu crédible…

Ici, c’est le grand-père (« Kesselbach ») de notre « rédacteur littéraire » qui prit, nous est-il confié, le nom de « Keserü » « durant la première guerre mondiale. Le pauvre venait de perdre au front son fils aîné et préféré », un nom magyar contre le nom germanique de ses trop lointains désormais (sans doute) ancêtres helvétiques. Pour mieux marquer son appartenance à la patrie : celle de la langue parlée. Le petit-fils ajoute (page 40) ce commentaire : «  Et comme il était non seulement recommandé mais encore bien pratique _ considération qui a son poids _ de conserver l’initiale (si incroyable que cela paraisse, les gens portaient à cette époque du linge marqué à leurs initiales _ voilà pour la composante pratique de la perspective de la transmission _), il choisit le nom de Keserü, « amer », parce qu’il vivait dans l’amertume » _ et non, du moins consciemment, pour des raisons littéraires, si tant est que le « négoce de bétail » laisse du loisir et du goût pour la littérature… Ce dont doute plus que fortement le descendant, il prend soin de le souligner :  « Dans ma famille, il n’y avait pas de littérature. J’ai grandi parmi des gens sérieux _ aux antipodes des inventeurs d’histoires _ que les guerres et diverses dictatures avaient éduqué _ à quoi déjà ? » (page 39). 

Quant à son père, une génération plus tard, la seconde guerre mondiale l’avait chassé ainsi que sa famille (et bien des Magyars et des descendants d’Allemands) de la Transylvanie confirmée roumaine après 1945 :  « Ma famille fut logée en qualité de « réfugiée de Transylvanie » dans un appartement récemment vidé de ses occupants juifs et pillé » _ ô l’Histoire ! « Mais lorsque j’ai connu mon père _ lui-même, le fils, est né dans la décennie quarante : « à l’âge de dix-neuf ou vingt ans au début des années 1960 », dit-il page 41 ; et encore, à propos de « Sára », à l’automne 1990 (page 68) : « Je savais qu’elle avait à peu près mon âge, et qu’elle avait donc la quarantaine bien entamée », certes ! _, il (le père) était déjà ce qu’on appelait un conseiller juridique dans ce qu’on appelait une entreprise d’Etat. » (page 41). Et il ajoute : «  Je n’ai pas connu le destin prétendument obligatoire des adolescents, à savoir la révolte contre le père _ cf l’étude d’Alexander Mitscherlich : « Vers la société sans pères ». Je n’avais rien ni personne contre qui me rebeller : l’élan de ma révolte se serait immédiatement brisé contre une résistance inexistante et depuis longtemps broyée » _  les « Auschwitz » aurait rugi « B. »… Ce qui rejoint une thèse de « B. » dans « Kaddish », selon laquelle les divers « Auschwitz » du siècle auraient été préparés par la génération des pères (brisés) et les types d’éducation (à l’obéissance) en vigueur… Auschwitz, ou les résistances broyées.

En tout cas, un vaste bouleversement de frontières en Europe centrale et orientale au détriment de l’ancienne Hongrie fut entériné par le Traité de Trianon le 4 juillet 1920. Fin de l’incise.

Pour ce « roman » ardemment désiré, dont le « manuscrit » « disparu » sera passionnément recherché par l’éditeur « Keserü » au point d’apparaître au final comme « la pierre d’achoppement de son destin » (dixit le narrateur supérieur, page 124), nous apprendrons dans la « note de rappel », rapportée in extremis, et que « Keserü » connait « par cœur », que « la base de la pièce est un roman » : ce roman même, dont la  disparition plante une blessure béante au cœur de l’œuvre, qui navre, inconsolable, celui qui prend tellement à cœur d’être ( ?) l’exécuteur testamentaire (ainsi que l’éditeur effectif) de son « maître et ami »… Qu’en est-il toutefois, en réalité, de sa « carrière » d’éditeur littéraire ?

Quant au « réel », pour « Keserü » aussi, il est devenu et demeuré, depuis longtemps, « problématique », comme l’annonçaient déjà aussi emblématiquement les expressions de la première page du roman (page 11) : « Ces temps-ci _ « disons au début du printemps 1999 » _ (…) la réalité était devenue pour Keserü non seulement une notion problématique mais, qui pis est, un état problématique » _ soit la huitième phrase du récit. C’est cette langueur qu’il s’agit d’abord ici de nous montrer, détailler _ et à laquelle, au delà de ses créatures de roman, Imre Kertész a sans doute voulu lui-même _ l’homme et l’auteur _ échapper en quittant dès qu’il l’a pu Budapest pour l’Allemagne (en 2002, il s’installera carrément à Berlin, où il rédigera « Liquidation », avant l’obtention le 10 octobre de cette même année 2002 du Prix Nobel de littérature) _ se rapprochant d’un public plus sensible et plus curieux, à son goût, que le public hongrois, aux séquelles d’ « Auschwitz »… Imre Kertész veillant régulièrement toutefois à prévenir les interprétations trop autobiographiques _ aplatissantes _ de son travail d’écriture fictionnelle (ce que signifie aussi la citation de Beckett en exergue à « Liquidation » : « Alors je rentrai dans la maison, et j’écrivis, Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas »). Pour la perspective strictement autobiographique, il écrit ses « Journaux » : « Journal de galère » (pour le temps de la dictature), puis « Un autre _ chronique d’une métamorphose » (pour la sortie à l’étranger) nous livrent ces réflexions, sans davantage de complaisance narcissique, faut-il le préciser… Fin de l’incise.

Une « réalité » _ ainsi qu’un « état » _ tant personnelle que collective, pour les Hongrois de Hongrie, comme pour l’individu « Keserü », du moins son personnage tracé par le narrateur supérieur et / ou par « B. », qui à la dernière page du roman _ et « disons au début du printemps 1999 » _  s’agite encore vainement, chez lui, dans sa chambre, entre la fenêtre où il s’absorbe « des demi-heures entières » dans la contemplation « fascinée » des manèges des clochards sur « les bancs de la place avoisinante », sa table de travail où gisent ses « trophées » de manuscrits « tels des oiseaux morts » ainsi que d’autres plus récents (« deux » est-il précisé) « qui attendaient _ vainement _ d’être corrigés », et, enfin, son ordinateur _ performant outil de mémoire mécanique _, non désactivé. Ce qui apparente le personnage de l’éditeur (ou plutôt « rédacteur littéraire » _ page 21) « Keserü » à celui de l’auteur brimé « György Köves » dans la Budapest post-stalinienne du « Refus », autre contemplateur de clochards, eux aussi sur la place en contrebas de son immeuble : mais ce ne sont plus tout à fait les mêmes clochards d’un régime à l’autre : déjà le même « Keserü » « autrefois les regardait autrement », sera-t-il indiqué page 125 : « A l’époque _ de l’ancien régime totalitaire _, dans son orgueil intellectuel, Keserü s’était octroyé le droit d’avoir pitié de ces gens : il avait dressé entre les clochards et lui-même le mur épais et poisseux de la compassion pour flatter sa fibre sociale _ c’est elle qui s’est évanouie. Et « il avait participé à des mouvements _ bien pensants  _ qui utilisaient les clochards pour dénoncer le scandale _ idéologique _ de leur existence face à la raison d’être d’un pouvoir tyrannique fondé sur le mensonge de l’égalité sociale. » Nous verrons plus loin pourquoi « désormais les clochards ne l’intéressaient plus », du moins au sens d’autrefois, et « pourquoi _ a contrario _ il était si irrésistiblement attiré par eux » : la nuance _ proprement vertigineuse _ est dynamique, et éclaire frontalement le parcours du personnage en cette fin de décennie 90… Nous y reviendrons bien sûr à  la fin.

Mais la fascination de « Keserü » est loin de concerner seulement les clochards…

Si le « réel » est évidemment l’objet problématique essentiel _ et unique _ de toute vraie littérature (qui _ au lieu de mentir et le fuir _ prend à bras le corps le réel, son réel, à contrepied des clichés idéologiques), depuis Quichotte _ à l’exclusion, faut-il le dire ? des propagandes et divertissements, singes (vieux et nouveaux) usurpant de nobles titres, comme le vice rend hommage à la vertu qu’il parodie _, le « réel » en panne de l’aspirant-éditeur « Keserü » est littéralement empoisonné par la situation historique qui l’englue, lui, Budapest et la Hongrie, depuis pas mal d’années, et dont « Auschwitz » constitue le symptôme prototypique avant-coureur _ la « liquidation » passe les frontières, se mondialise… Nous le verrons, là encore.

On comparera à cet égard la situation et les « solutions » _ tant poiétiques qu’existentielles, elles sont fondamentalement mêlées _ de « György Köves » dans le roman de la « reprise » _ lui aussi structurellement en abyme _ qu’est « Le Refus », pour le premier cycle romanesque d’Imre Kertész, avec la situation et les « solutions » professionnelles de « Keserü » _ lui n’étant pas écrivain, a fortiori  pas « un scribe » _ pour le roman de la « reprise » du second cycle romanesque d’Imre Kertész, celui de « B. » : « Liquidation » nous offre en effet un monde durablement marqué par le vivant et l’œuvre de « B. », « inoubliable » (est-il prononcé page 39) au-delà de sa disparition en 1990 : celui du cercle de ses proches (auquel il faut ajouter « Judit », son ex-femme, qui depuis son divorce d’avec « B. » (« nous sommes divorcés depuis cinq ans » dit-elle à « Keserü » lors de leurs retrouvailles au printemps 1991, page 87) et son remariage immédiat « avec un architecte », « Ádám » _ soit en 1986, peut-être même au printemps 1986 _ « était sortie de notre cercle », dit « Keserü » page 81). Un cercle de proches poursuivant en quelque sorte _ pour combien de temps ? en sortiraient-ils jamais ? _ un « travail de deuil », saisi ici par le narrateur supérieur dans la perspective subjective et la mémoire du « héros », emblématique, l’aboulique « Keserü »… Nous verrons plus loin ce qu’il en est de ce « travail de deuil », à commencer par celui de celle qui fut la femme de « B. »…

Au final, le soir tombé de cette glorieuse journée, page 127, le « rédacteur littéraire » « Keserü » n’aura pas quitté l’espace de sa chambre :

_ d’abord, « il se souvenait _ vaguement _ que le matin même il voulait encore « travailler », comme on dit : sur son bureau, deux manuscrits _ autres que ses « trophées » chéris qui, impubliés, « faisandaient », eux, depuis neuf ans _ attendaient d’être corrigés. Mais dès la première page, un découragement pesant s’était abattu sur lui. » Avec ce commentaire (du narrateur supérieur) : «  Tôt ou tard, il serait obligé de remarquer _ ce moment tarde _ qu’il était las de son travail »,  aggravé de la fléche du Parthe : «  Son ex-femme _ qui l’avait quitté il y a longtemps à la première crise (perte d’emploi plus huit jours de prison),  _ avait raison de lui conseiller de changer de métier. « Tu ne comprends pas le langage de l’époque » _ en un autre temps et ailleurs, un Pascal aurait dit, mais c’est la même chose, « le siècle » ou « le monde » _, lui avait-elle dit, et il était d’accord avec elle, parce qu’elle avait toujours raison _ dans l’optique bien calibrée d’un réalisme pragmatique opportuniste _, c’est pourquoi il l’avait toujours méprisée. » « Keserü » est un incurable idéaliste.

_  ensuite, « l’obscurité envahissait la chambre à laquelle Keserü tournait le dos puisqu’il regardait _ encore et toujours _ par la fenêtre _ vers les clochards. Seul l’écran de son ordinateur répandait une lueur fantomatique _ un rappel du fantôme d’Hamlet ? _ dans un coin de la pièce ; il avait visiblement _ raisonne le toujours discret ainsi que toujours présent narrateur supérieur _ omis de l’éteindre. Il avait entamé une manipulation qu’il avait dû oublier ou abandonner en cours, et la machine faisait clignoter _ mécaniquement _ dans son dos ses questions _ ou ses ordres _  vaines et obsédantes _ car mécaniques _ : Etape suivante

Annuler »

Pour ce roman-ci, cette fois encore, un final en « fading »…

Revenons au contenu du « testament littéraire » de « B. » : conformément à l’intuition de « Keserü » utilisant l’expression globalisante de « testament littéraire », les pièces éparses composant cette liasse constituent un ensemble, en désordre du fait de l’inachèvement survenu _ pour suicide de l’auteur _ de l’œuvre. Ce dont le « rédacteur littéraire » amoureux fou de littérature et aspirantéditeur ne parvient pas à « se remettre ». Chaque élément renvoie aux autres, et tous renvoient au travail de mise en forme par l’écriture de l’auteur _ cette thématique déjà rencontrée dans l’œuvre d’Imre Kertész est présente aussi ici dans « Liquidation », et même cruciale, dominante _ même si « le héros de cette histoire » en est la victime piégée, manoeuvré qu’il est comme le taureau par la cape du torero _ même mort suicidé. L’écriture, unificatrice, sauve l’existence _ du moins est-ce le premier article de foi de l’admirateur éperdu de la littérature qu’est « Keserü », comme il le plaide (page 96) devant « Judit », l’ex-épouse de « B. » : « L’homme vit comme un ver mais écrit comme un dieu. Autrefois, on connaissait ce mystère oublié de nos jours : le monde se compose de tessons qui s’éparpillent, c’est un obscur chaos incohérent que seule l’écriture peut _ thaumaturgiquement _ maintenir _ comme monde : il y croit. Si tu as une idée du monde _ on tremble, à l’entendre, pour le terme opposé de l’alternative _, si tu n’as pas oublié _ c’est dire le poids du travail de la mémoire _ tout _ c’est beaucoup _ ce qui s’est passé, alors sache que c’est l’écriture _ laquelle ? seule celle qu’on pratique soi-même ? celle qu’on lit ? _ qui a créé  _ seulement au passé ? _ pour toi le simple fait que tu as un monde _ « avoir » en voie, précisément, de « liquidation » _ et qu’elle continue à le faire _ comment ? pour qui continue d’écrire ? mais « Judit » n’écrit pas (sinon, et plus tard, à son second ex-mari, une lettre) ; « Keserü », lui, s’y essaie, non sans difficultés (nous y reviendrons) ; ou pour qui, déjà, lit ?.. _, elle est la toile d’araignée invisible qui relie nos vies, le logos » _ pas moins !

Il n’est pas sûr que son interlocutrice partage cette vision magique, elle qui a fini par quitter « B. » (cf « Kaddish », plus le final de « Liquidation ») et qui rapportera (page 105) dans sa longue lettre à « Ádám », son second mari _ cette lettre est-elle aussi présente dans le dossier que « Keserü » ne cesse de compulser sur sa table ? sans doute pas en tout cas dans le « dossier » que « Keserü » a soumis à « Ádám » au printemps 1991 : « Ádám » aurait-il été, lui, sensible à l’aspect de prémonition de ce qui y était décrit de la scène de ménage du soir même qui allait suivre cet après-midi du printemps 91 dans le séjour de la villa de Buda ? ou, a fortiori, à la prémonition de « la lettre d’explication rétrospective », quelques mois plus tard, de « Judit » ? on peut en douter d’un esprit autrement positif que celui de « l’homme de lettres » « Keserü » ! _  ; lettre dont « B. » pourrait même être aussi, au bout du compte, le narrateur visionnaire (= le narrateur supérieur de ce roman-ci), s’il s’agit uniquement, dans tout le roman « Liquidation », de « notes » en complément des « scènes » de la pièce homonyme _ interlocutrice qui rapportera, donc, par exemple, cette conversation (ou scène) d’explication entre elle-même, « Judit », et « Ádám » :

 «  _ Par ailleurs, Bé ne s’est jamais considéré comme un écrivain, ai-je dit _ c’est « Judit » qui parle. Et elle commente :

Je voyais que cela te surprenait :

_ Pourtant, il écrivait…

_ Parce que c’était son seul moyen d’expression. »

Précisant :

« _  Mais le véritable moyen d’expression de l’individu, disait-il _ rapporte précieusement « Judit » pour la connaissance de la poiétique (viscéralement liée à l’existence) de « B. » _, c’est sa vie. » En quelque sorte, l’écriture ou la vie.

Pour conclure : « Vivre la honte de la vie _ id est survivre après la sélection d’Auschwitz _ et se taire : voilà le plus grand exploit. » _ en une sorte de théologie négative de fond. 

Et aussi : Combien de fois l’a-t-il dit et répété, jusqu’à la folie. » Le reste _ alternative au silence _ ne serait que fétichisme : l’irrésistible tentation de l’aspirantéditeur pris au piège de sa passion _  en l’occurrence l’amer « Keserü ».

Fétichisme que « B. », d’au-delà de la mort, avait cherché à sabrer, dans une ultime lettre (présente elle aussi dans le « dossier » que compulse « Keserü », à la page 78) à un autre du cercle de ses intimes, « Sára », laquelle fait plus ou moins partie _ ou plutôt son mari, le sociologue « Sándor Kürti » _ d’un cercle d’intellectuels, aux franges de la dissidence (cf leur présence pour la plupart _  l’absente en est précisément « Sára » _ à l’étrange soirée de la Saint-Sylvestre où l’on joua au « poker concentrationnaire », pages 52 à 56); ainsi que et peut-être surtout (sororalement : « au lit comme une soeur avec son grand frère _ non, plutôt comme deux sœurs douces et câlines ») « dernière maîtresse » de « B. » : « L’homme de lettres (= « Keserü », l’expression de « B. » est intéressante) va te questionner. (…) Il n’y a rien, rien. Je ne lui ai rien laissé. Il n’y a rien à dire. (…) J’ai accompli ma tâche et elle n’appartient à personne », signifiait la « lettre d’adieu » (de « B. » à « Sára ») que « Sára » laissera parcourir et hâtivement recopier dans un café par « Keserü » : «  Je devais lire la lettre sur place sans pouvoir l’emporter _ telle une sainte relique _, telle était la condition _ de « Sára ». Elle me permit cependant de la recopier à la main, dans ce café, sur un morceau de papier, comme si  les photocopieuses et les ordinateurs n’avaient pas encore été inventés. » Il faudra  y revenir. Car cette lettre _ comme bien d’autres documents _ dément a posteriori bien des allégations du personnage de « Keserü » _ ainsi d’ailleurs que de celui de « Sára » (mais c’était essentiellement vis-à-vis de « Kürti » qu’elle brouillait la vérité) _ dans la scène d’ouverture de l’acte I de la « comédie » « LIQUIDATION » (écrite par « B. ») _  quant à la possession par « Keserü » d’une clé de l’appartement de « B. » et quant à la proclamation concommitente par lui d’une volonté de « B. » de le charger, lui, « Keserü », de la fameuse mission testamentaire : « Comment dire… Il l’avait fait sous couvert de plaisanterie » _ répondait le personnage de « Keserü » au personnage de « l’Inspecteur de police » dans cette scène de la « comédie » imaginée et écrite par « B. » (page 28). « Il a dit : « Garde une clé, de toute façon, tu aimes fouiller dans mes manuscrits » » _ tiens donc ! Et cela, avec la complicité on ne peut plus active de cette même « Sára », et même afin de la protéger, tant de la curiosité de la police, que de l’éventualité que « Kürti », son mari, n’échappe plus du tout à la connaissance officielle que « Sára » était bien « la maîtresse » de « B. ». Mais le mari répugne à aller y regarder de si près, si l’on se fie aux répliques de leurs personnages dans la « comédie » « LIQUIDATION » (page 22) :

« Kürti » : « Sára avait la clé de son appartement » (celui de « B. » ).

« Sára » : Ce n’est pas moi qui avais la clé, c’est Keserü » (soit la thèse officielle convenue le matin du suicide de « B. » entre « Sára » et « Keserü », découvrirons-nous plus loin, page 60, sous la plume de « Keserü »). Suivi de cette didascalie : « Kürti sourit amèrement en hochant la tête, comme s’il ne croyait pas un mot de ce que dit Sára ». Certes. Suivie encore de cet échange :

« Sára » : «  Dis-moi, Sándor, ce ne serait pas plus simple si on divorçait ? »

« Kürti » : « Si. Ce serait plus simple. »

« Sára » : «  Alors pourquoi est-ce qu’on ne divorce pas ? »

« Kürti » : «  A quoi bon ? Ca n’aurait pas plus de sens que de rester ensemble. Sans parler des innombrables tracasseries ». Fin de l’échange. Soit un mélange mitteleuropéen de nihilisme (de fond) et de pragmatisme (de détail) _ mais sont-ils si différents ? « Kürti » finira, la décennie des 90, par se réfugier à plein dans la maladie, « Sára » le soignant avec une dévotion fondamentale, selon ce qu’en rapporte au présent du récit (page 18) le narrateur supérieur d’après un témoignage de « Keserü » qui les fréquente donc toujours, eux, « disons » en 1999… 

Et aussi ce témoignage (de « Keserü » rédigeant à son tour sa version de l’affaire du suicide de « B. », page 69). : « Sára accordait encore _ en 1990 _ une importance extraordinaire à ce que Kürti n’apprît rien. » Fin de l’incise.

Ainsi notre image de « Keserü » bouge-t-elle au fil de la lecture, à découvrir les lignes d’outre-tombe de « B. » dans sa lettre d’adieu à « Sára » (page 76), à propos de celui dont le personnage dans la « comédie » se faisait gloire d’avoir « carte blanche » de « B. » : « Keserü » ne détenait-il pas _ avons-nous pu lire dans les « notes » préparatoires à la « comédie » « LIQUIDATION », page 26 _, l’ayant reçue de « B. »  _ « marque de confiance inaccoutumée de la part de B. », convenait avec coquetterie alors  le personnage de « Keserü »  à la scène dans une conversation avec les autres à la maison d‘édition _ « la clé de chez B. » ? « Obláth » (toujours page 26, dans ces notes de « B. ») commentant _ comme pour lui-même, avec ironie _ la scène : « Lui, l’aristocrate de l’esprit, il distribuait les doubles de ses clés ? » Le narrateur supérieur _ d’autant plus en retrait et translucide, il a forcément la confiance du lecteur _ développait en style indirect l’ « explication » de « Keserü » : « Il (« B. ») voulait qu’il (« Keserü ») prépare ses manuscrits en vue d’une édition. Il avait _ une première fois _ invité Keserü chez lui et lui avait montré l’endroit où il les gardait. Il lui avait donné carte blanche », lisait-on on ne peut plus explicitement page 26 _ c’était l’élément sur lequel tablait en effet, « Keserü » _ et auquel le lecteur adhère alors avec confiance _, et qu’il mettait en avant pour assumer sa mission en quelque sorte « sacrée » d’exécuteur testamentaire ayant reçu de qui de droit mandat d’édition

Je reprends la phrase _ donnée au style indirect _ dans laquelle « B. » lui-même, comme auteur des didascalies et « notes » préparatoires à sa « comédie », ne fournit rien d’autre, j’insiste, qu’une explication-commentaire (d’auteur) de sa pièce « LIQUIDATION » _ comme quoi, l’auteur n’est pas nécessairement la copie-conforme de l’homme qu’il est aussi : « Il lui avait donné carte blanche : il pourrait y farfouiller et les sélectionner comme bon lui semblerait.» Avec cette remarque (toujours page 26 _ le lecteur doit effectuer un complexe va-et-vient entre les états dissonants du texte _ aux pages 76 et 26 en l’occurence) qui enfoncera le couteau dans la plaie de l’amer « Keserü » quand il découvrira plus loin, page 76, en effet, ce qui lui est fait rapporter dans les mêmes didascalies _ eh ! oui ! en sort-on jamais ici ? et laquelle, s’il y a lieu, a la prééminence ? comment ici mesurer les degrés de réalité ? et, en conséquence, de vérité ? _, quand il découvrira, donc, montrée par la destinataire, la lettre de « B. » à « Sára » _ mais cette lettre n’est pas, n’est plus, du théâtre, du moins au premier degré _ à moins que… _, à la différence de l’acte I de la « comédie » _ allant en sens inverse : « Keserü _ page 26, j’y retourne : c’est toujours le narrateur supérieur qui parle _ en fut profondément ému. C’était son rêve de toujours _ certes, cf la passion du personnage de l’éditeur ! _, car il voulait que B. publiât davantage. » Ajoutant encore : « Il espérait en secret trouver un roman dans son tiroir. » Avec alors cette remarque forcément énigmatique pour le lecteur en début de lecture de « Liquidation » (page 26) : « Malheureusement, aujourd’hui _ lequel ? _, les véritables intentions de B. sont claires : il voulait tout simplement régler le problème de son testament ». En quel sens le prendre ?

Donner la pichenette au mécanisme qui débouchera sur la révélation effective de ce qu’était l‘existence de « Judit » avec « Bé », à son nouveau mari « Ádám » ?..

De fait, c’est « Obláth » qui répond : « Oui, c’est clair, dit Obláth… » : l’ « aujourdhui » n’est autre ici que la « matinée » de « la réunion éditoriale » _ en 1991 _ annonçant «  la liquidation de cette maison (d’édition). L’Etat ne veut plus financer la débâcle. Il l’a financée pendant quarante ans et dorénavant il ne le fera plus. ». Quant au prononcer de l’expression « le problème de son testament », il évoque pour l’heure au lecteur (page 26) seulement la situation du suicide de « B. » et du statut posthume des manuscrits laissés par lui : pas encore le sens caché objectif à découvrir un peu plus tard par le lecteur de tout cela…

Mais tout cela, toute cette histoire, dans « Liquidation », pourrait être _ et ne jamais en sortir _ de la plume de « B. », si, par un vertigineux montage en abyme, « B. » s’avérait le narrateur supérieur, chipant malicieusement aux autres, sur le papier, le mot de la fin : ces autres, réduits ad vitam aeternam à la condition de personnages, tels des papillons malmenés, chloroformés, et finalement ad vitam aeternam épinglés… A moins que « Keserü » lui-même _ cette fois-ci, le vrai, plus le personnage ? _ ne prenne à un moment la plume (de la page 32 à la page 97). En quelque façon le relais… Puis « Judit » (de la page 98 à la page 118)…

Mais n’est-ce pas encore, encore et toujours, un tour de fiction de l’écrivain « B. » ? Un tour de sa façon ? un tour ultime ? au second degré ?…

Il faudra décidément bien du recul au lecteur tant soit peu joueur pour se remettre de ces tours et détours du récit et déjouer les vertiges du montage en abyme de « Liquidation ». On s’y enchante. D’autant que le preste récit de 127 pages avance sans jointure pesante qui jamais le ralentisse…

« Keserü », pour en revenir au « héros » sur lequel se focalise l’ « histoire » que nous découvrons au fil de « Liquidation », a une foi solide dans l’existence de ce « roman » (disparu) de « B. ». Retour au schéma premier, plus simple, de l’intrigue.

Le jour de la découverte du corps suicidé de « B. » chez lui, dans son appartement au huitième étage d’un immeuble de béton à la lisière de Jószéfváros et de Ferencváros, « en sueur et de plus en plus exaspéré _ de ne pas trouver le roman dans le réduit où « B. » travaillait et rangeait d’ordinaire ses « manuscrits » _, je me mis à fouiller les armoires, les tiroirs, tous les endroits possibles et imaginables _ du reste du petit appartement, raconte et écrit « Keserü » page 70 _, mais ne trouvai nulle part le roman, plus précisément le manuscrit du roman que selon mes suppositions B. avait écrit avant sa mort. » Il commente : «  Je dus donc me contenter de ce que je trouvai. Ce n’était _ tout de même _ pas rien » : « en plus de trois récits (…), il y avait « encore de quoi faire un petit volume supplémentaire ». « Une montagne de papiers », selon l’expression de « B. » lui-même, cette fois,  dans sa lettre d’adieu à « Sára » (page 78). «  Des notes, des aphorismes si l’on préfère, chaque phrase faisait l’effet d’une balle dans la nuque, remarquai-je _ continue « Keserü »  page 70 _, avec ce plaisir d’éditeur _ « plaisir » est même faible ; pour ne rien dire d’ « éditeur »…  _ que, je le crains, je commence à perdre » ajoute-t-il (en « disons » 1999 ? plutôt auparavant !)…

La précieuse liasse recevra de « Keserü » l’appellation de « testament littéraire » _, mais il y avait néanmoins _ et c’est cela qui l’obsède _ un vide béant : dans ces papiers ; tout appelait de ses vœux _ estime le « rédacteur littéraire », toujours page 70, tant en professionnel de l’édition qu’en « grand ami » admirateur du « maître » _ le roman comme un accomplissement, une apothéose » _ de l’œuvre du disparu, ce qui donne la mesure de l’amertume, et de la frustration, de « Keserü » : sa propre « carrière » à lui, dans l’édition, se voyant elle-même, par ricochet, si j’ose dire, au bord de l’ « accomplissement » et de l’ « apothéose »D’où l’acharnement que « Keserü » va mettre les mois qui suivent cet automne 1990 à tenter de mettre enfin la main sur ce morceau de roi

« Quant au roman _ dit-il un peu plus loin, toujours page 70 _ je supposai _ « Keserü » n’a pas encore pris connaissance du « rappel » décisif sur l’état de la question, que nous, lecteurs, découvrirons tardivement, page 123, et qu’il va très vite connaître « par cœur » « tant de fois  il l’avait vu » affiché « sur son écran » d’ordinateur (comme pour multiplier les effets de la fonction de « rappel »  _ ; quant au roman _ donc _, je supposai que B. l’avait écrit avant de commencer sa pièce _ « LIQUIDATION », à la façon d’un Racine commençant par rédiger un canevas en prose des péripéties de son intrigue dramatique, avant de se mettre au travail proprement poétique des alexandrins _, ou éventuellement parallèlement à celle-ci. En témoignaient les notes autographes qui permettaient de suivre les différentes variantes formelles qu’il avait expérimentées. » La chasse au « roman disparu » _ « j’y pensais déjà en ces termes », s’échappe-t-il page 72 _ commence pour « Keserü » _ comme dans une intrigue de roman policier.

Voilà « pourquoi je pense que B. a écrit ce roman en dépit du fait _ dit-il page 44, ayant entrepris de « raconter », comme il le pouvait, « l’histoire » de « B. » (page 33) _ que personne _ à sa connaissance, en particulier et au premier chef « Sára », « la dernière maîtresse » de « B. » _ n’a jamais vu le manuscrit et _ même _ que tout le monde en nie l’existence _  chacun ayant ses raisons. Et pourtant je suis sûr et certain qu’il l’a écrit. » Le lecteur découvrira s’il avait sur ce point tort ou raison.

« Keserü » précise, toujours page 44, quant à sa foi en l’existence de ce « roman », et en la littérature : «  Il ne pouvait pas partir _ de sa propre volonté _ sans l’avoir écrit parce qu’il était écrivain, un véritable écrivain. Or les écrivains achèvent toujours leurs oeuvres _ ou leur œuvre, plutôt _, qu’il s’agisse de plusieurs milliers de pages ou de quelques brèves lignes » _ on pense ici au mot « FIN » tracé par Proust dans « Le Temps retrouvé » alors qu’il poursuivait la rédaction des « paperoles » tant qu’il disposerait, disait-il, d’encre et de papier et que la maladie lui laisserait un souffle de vie. Ou aux « refarcissures » de Montaigne ajoutées à la plume (et en diverses encres) dans les marges de ses « Essais » imprimés _  un « essai », ça se poursuit, à l’infini… « J’ai appris au cours de ma carrière _ d’éditeur, de « rédacteur littéraire », continue « Keserü »  _ qu’un grand écrivain ne laisse pas d’œuvre inachevée » _ au féminin, ou au masculin ?

Mais l’œuvre de « B. » peut-elle (ou peut-il ?) être fondamentalement un livre ? « B. » est-il fondamentalement un « écrivain » ? Les avis de l ‘épouse « Judit » et de « l’homme de lettres » (page 78) « Keserü » ici divergent, de même que là où l’un emploie le terme de « roman », l’autre dit sobrement (page 104), sans rien présumer de leur nature : « manuscrits » ou « textes »… Même si le « rappel » de « B. » (page 123) use bien, lui, il nous faut le noter, de ce mot de « roman » ! Le lecteur est forcément mis à l’épreuve dans ses précieux et nécessaires  va-et-vient de lecture.

Plus loin, page 96, « Keserü » dit encore _ cette fois argumentant face à « Judit », avec la même foi chevillée au corps : « Le testament n’est pas complet. Il manque quelque chose. La synthèse, le LIVRE. » Comme il manque aux vies ? « Sans cela, il ne serait pas parti. Un tel dilettantisme ne serait pas digne d’un véritable écrivain. » « Keserü » réaffirme plus que jamais son credo : « Je crois en l’écriture. En rien d’autre, seulement en l’écriture. L’homme vit comme un ver, mais écrit comme un dieu. » Est-ce là une déviation esthétique ? Une inflation romantique, une boursouflure de l’ego ? Il ajoute même, nous l’avons déjà relevé, et avec quelle superbe métaphore : « Autrefois, on connaissait ce mystère oublié de nos jours : le monde se compose de tessons qui s’éparpillent, c’est un obscur chaos incohérent que seule l’écriture peut maintenir » _ maintenir, pas former, pas créer… Si l’on y ajoute le mouvement, on obtient l’image du kaléidoscope. Et continuant de s’adresser à « Judit » : «  Si tu as une idée du monde, si tu n’as pas oublié tout ce qui s’est passé, alors sache que c’est l’écriture qui a créé pour toi le simple fait que tu as un monde _ au juste « Judit » n’a-t-elle pas même épousé l’auteur dont déjà, pour l’avoir lu, elle désirait si fort faire la connaissance ? Le « monde » de « Judit », est-ce donc le « monde » modelé (définitivement ?) par l’écriture de « B. » ?.. _ et qu’elle _ l’écriture _ continue à le faire _ qu’adviendrait-il sinon ? _, elle est la toile d’araignée invisible qui relie nos vies, le logos. » Qu’est alors le monde pour qui n’a nul rapport à quelque écriture que ce soit ? Hölderlin _ avant Heidegger _ : « Ce qui demeure, les poètes le fondent »… Il n’est pourtant pas sûr, c’est le moins qu’on puisse dire, que « B. » (ou Imre Kertész) partage(nt) pareil enthousiasme sur la thaumaturgie de l’écriture… A témoin, dans « Liquidation », le personnage du fils de « Keserü » et ce qu’en son langage _ d’époque _ il dit (page 52) d’ « une vie d’intellectuel devenu inutile », selon la nouvelle vulgate. Ou le fils, tel un Fortimbras ramassant presqu’innocemment la mise au final de « la tragédie de Hamlet »…

Dans le même ordre d’idées, lors du premier échange un peu consistant entre « Keserü » et « B. », quelque temps après l’étrange soirée schnitzlerokubrickienne de la Saint-Sylvestre (sans doute le sommet de la saga de « B. » et du cercle de ses proches, avec l’acmè du « poker concentrationnaire ») _ Imre Kertész a aussi traduit Arthur Schnitzler _, quand ils font vraiment connaissance et bâtissent les bases d’un projet de collaboration auteur / éditeur, « Keserü » page 56 : « Je lui racontai tout sans retenue » des épisodes de mon arrestation _ pour cause de lèse-nomenklatura _ de dix jours _ « j’avais été libéré le soir de Noël » _ et du « prix exorbitant payé » : « ma femme me quitta, je perdis mon fils, mon emploi, mon logement » ; ce que « Keserü » résume : « ma vie s’était effondrée ». Lui « m’écoutait la tête baissée. (…) Parfois, il hochait la tête. Il avait l’air triste, à croire qu’il connaissait mon cas avant même que je n’en parle, et qu’il en avait depuis très longtemps tiré des conséquences d’ordre général. » Puis, page 59  : « Nous vivons à l’ère de la catastrophe, chaque homme est porteur de la catastrophe, c’est pourquoi il faut un art de vivre particulier si on veut survivre, dit-il (« B. »). » Qui poursuit : «  L’homme de la catastrophe n’a pas de destin _ au sens d’Imre Kertész, d’ « Etre sans destin » _, pas de qualités _ au sens de Robert Musil _, pas de caractère. Son environnement social effroyable _ l’Etat, la dictature, appelle cela comme tu veux _ l’attire avec la force d’un tourbillon vertigineux _ cf l’étymologie de « Kesselbach » en allemand _ jusqu’à ce qu’il cesse de résister et que le chaos jaillisse en lui comme un geyser brûlant _ et que le chaos devienne son élément naturel _ dans un univers aléatoire violent, inchoatif, où nulle confiance n’a cours. Ni nul projet sens. Pour lui, il n’y a plus de retour possible vers un centre du Moi _ détruit, dissout, « liquidé » _, vers une certitude inébranlable et indéniable du Moi _  sur le modèle du parcours cartésien, ou kantien _ : il est, au sens le plus propre du terme, perdu» Oui, « liquidé ». Avec ce commentaire : « L’être sans Moi, c’est la catastrophe, le Mal véritable ; et bizarrement, dit Bé, sans être mauvais lui-même, il est capable de tous les méfaits » _ tels les Eichmann, tous les Eichmann, obéissant mécaniquement aux ordres… Cf ici les analyses de Hannah Arendt. Ou l’univers de Kafka. Ou ce que montre l’œuvre d’Imre Kertész. Brisée, la citadelle de résistance du Moi, comme le sujet de l’écriture assumant la générativité de sa parole en des discours qu’il peut contresigner. Evanoui, l’homme qui donne sa parole _ et « tient toujours plus qu’il n’avait promis », à la Nietzsche. Ou l’homme humain de Montaigne, celui qui peut s‘assigner le devoir de « bien faire l’homme ». Celui qui dispose d’un tant soit peu de recul par rapport à ses actes, ses discours, lui-même. Et qui « sur le plus haut trône du monde, n’est jamais assis que sur son cul. »

Mélancolie de la catastrophe de l’avénement et de la perpétuation de l’homme perdu, emporté, faute de prise et de recul. Le « dernier homme » du « Zarathoustra » de Nietzsche ? On lira aussi sur la « catastrophe » les analyses de Jean-Pierre Dupuy.

 Cependant la confiance de « B. » demeure limitée dans le pouvoir pratique, existentiel, de l’écriture _ ce dont témoigne sans doute le suicide de l’écrivain _ à relier aux décisions de Jean Améry, de Tadeusz Borowski _ cités (par « Judit » dans sa lettre) page 110 _, ou de Primo Lévi, quand les vannes longtemps maintenues, finissent par céder… Quelle part a l’écriture à l’existence de ces écrivains-là ?

La lettre d’adieu de « B. » à « Sára » précisait, page 77 : « Je dois disparaître avec tout ce que je porte en moi comme une peste, pour ainsi dire. Je porte en moi d’incroyables forces destructrices, on pourrait détruire le monde entier avec mon ressentiment, pour rester poli et ne pas dire vomissure. » Et : « Rien n’a eu de sens ; je n’ai rien su créer ; la seule chose que j’ai réussie dans la vie, c’est comprendre à quel  point je suis étranger à ma propre vie. J’étais mort de mon vivant. » Ce portrait de « B. » par Kertész constitue-t-il pour lui, existentiellement, une forme d’exorcisme de certaines pulsions ? Fin de l’incise.

 A « Sára » : « Tu as essayé en vain de ramener (ce mort) à la vie. Parfois _ sinon en permanence _, je nous voyais de loin _ avec son regard décalé, d’éternité, de grand écrivain _, je voyais tes tentatives inutiles et je parvenais à étouffer le rire qui gonflait ma poitrine _ cousin du rire de Thomas Bernhard : « Tout est risible quand on pense à la mort… ». Je suis un homme mauvais, Sára » _ pour la consoler… Pour arriver à ceci : « Tu as été pour moi un grand soutien dans cet ignoble camp de concentration qu’on appelle la vie, Sára. Ne me plains pas, j’ai eu une vie parfaite _ et il ajoute lui-même : En son genre _ un genre seulement un peu plus paradoxal que les vies ordinaires : le genre « Auschwitz » _ Il suffisait de le découvrir _ compris au sens actif de l’explorer_ ; et cette découverte _ active et curieuse, « György Köves » parlait, lui, de son « expérience », avec la nuance de travail expérimental _  a été ma vie. »

Seulement, un chapitre se termine : « Mais maintenant c’est fini. Le prétexte _ on lit bien _ de ma vie a disparu. Dorénavant _ est-ce une allusion aux changements politiques (le « tournant ») de 1989-90 ? _, il me faudrait vivre comme un adulte, comme un homme. Je n’en ai pas envie. Je n’ai pas envie de sortir de la prison, de l’espace infini où se dissout et s’éparpille _ se liquéfie et se liquide _ mon inutile… « tragédie » est biffé pour cause de « ridicule » !… Et comme s’il sentait déjà, au fil de la rédaction de cette lettre, les effets irréversibles de la morphine à dose massive qui va le terrasser, tel Socrate, dans « Phédon », sentant monter le long de ses jambes,  de son corps, le froid de la cigüe : « Je n’ai plus rien à voir avec cet amas de choses pénibles et immondes qui sont moi… _ pas seulement le corps, aussi toute « l’histoire »… Et _ c’est un adieu à « Sára », qui va découvrir au matin son cadavre : il lui a demandé d’apporter viennoiseries et bouteille de champagne _ Socrate demandait à Criton de sacrifier un coq _ ; ce sera mieux que « les autorités » _ : « Merci pour tout… Merci pour le songe… » _ ce qui va susciter en « l’homme de lettres » qu’est « Keserü », le souvenir lettré, dans « La vie est un songe » de Calderon, de : « El delito mayor del hombre es haber nacido », dans un tout autre contexte de culture et de métaphysique, toutefois.

Toujours quant au pouvoir de l’écriture, mais a contrario, cette fois, pour des raisons personnelles, ces remarques du non-écrivain (et « amer ») « Keserü » doutant de lui-même, interrompant ce qui nous est donné comme son récit, d’abord page 44 :

_ « Qu’est-ce que je fais ? Je vais finir par raconter des anecdotes _ c’est-à-dire des détails ponctuels, décousus, privés de toute perpective d’universel. Je me rends compte _ ayant entrepris lui aussi de « raconter » ou « résumer » (on trouve ces deux verbes page 33 _ mais raconter, c’est choisir et résumer) l’existence de « B », peut-être d’abord pour une préface à son édition (projetée et toujours en chantier) du « testament littéraire »  de « B. » ? _ à quel point il est difficile de maintenir une structure claire, un développement subtil des motifs et un style cohérent, c’est-à-dire tout ce qui distingue le véritable écrivain d’un dilettante de mon espèce » (écrit « Keserü » page 44). Le génie d’Imre Kertész est de sublimer tout cela dans cette structure kaléidoscopique, ce montage en abyme, qui nous fait ressentir, en effet, ce qui peut séparer l’écrivain de génie (tel un « B. ») de ses épigones et admirateurs, tel le personnage du « rédacteur littéraire » (et aspirant-éditeur) non-auteur (et à jamais non-éditeur ?) « Keserü », même quand il se livre à son tour, non sans humilité, à l’écriture. C’est magnifique.

_ Et encore, page 82, à l’articulation des épisodes « Sára » et « Judit » lors de la quête du manuscrit à retrouver : « Je crains d’être incapable de venir à bout de la suite _ hypothétique, présente ou passée. Il me manque quelque chose, le témoignage d’un regard éternelllement immobile, pour ainsi dire » _ il veut dire celui du créateur écrivain : « En effet, j’ai remarqué que chez les véritables écrivains (et je ne nie pas _ merci la litote _ n’avoir connu qu’un seul grand écrivain, à savoir B.) ce regard enregistre _ avec détachement et sérénité _ de manière impartiale et incorruptible _ certes le plus difficile, et donc le plus rare, comme le plus beau (cf la conclusion de « l’Ethique » par Spinoza) _, ce regard enregistre tous les événements, même les plus éprouvants du point de vue physique ou moral, tandis que leur autre personnalité, la quotidienne, pour ainsi dire, fusionne totalement _ passionnellement _ avec ces événements exactement comme n’importe qui d’autre » _ sans un minimum suffisant de recul. Il en déduit : «  J’ose affirmer que le talent d’un écrivain n’est autre _ du moins en partie _ que ce regard immobile, cette distance qu’on peut ensuite faire parler _ le point décisif : placé trop près, l’œil trop mouillé d’affects ne discerne rien, frappe le regard de mutisme ; et sans cette immobilité d’exception, le regard est emporté, balayé, noyé par le tourbillon en folie des choses dans des mondes devenus de vertigineux « Auschwitz »… C’est _ cette « distance », continue éloquemment inspiré « Keserü » dans la foulée, page 82 _ un demi-pas, une distance d’un demi-pas _ le clinamen de Lucrèce _ ; moi, en revanche _ commente pour sa part « Keserü » _, je vais toujours _ trop _ avec les choses, je suis toujours _ trop _ imprégné par les événements, je suis toujours perturbé et submergé par les faits _ saurait-on mieux dire ? Cette humilité si juste du personnage du roman _ trop collé aux événements et aux choses _ est magnifique de lucidité. Quelle écriture ! Avec ce qu’elle révèle aussi d’Imre Kertész lui-même, tant dans son travail d’écriture que dans son mode d’exister…

Or, avec « Judit », l’affaire _ du récit a posteriori, de l’écriture à réaliser _ se corse pour « Keserü », faute d’avoir pu maintenir toujours assez de distance avec la personne de « Judit » (en fait, elle est pour lui une extension de « B. ») dans la réalité telle qu’elle a été menée ou vécue, nous allons le voir, comme il l’a pu avec « Sára ». Avec « Sára », « Keserü » conserve en effet sa distance, même si « parfois, elle semblait complètement perdue, et je pensais avec effroi que si je le voulais vraiment _ ce ne sera pas le cas _ je pourrais reprendre avec elle _ une pseudo « love affair », telle qu’il la fantasme _ là où elle avait arrêté (sic) avec B. » (page 72) _ mais « Keserü » ne franchira pas un tel cap ; « cette idée _ d’ailleurs _ me remplissait de honte et d’angoisse, car elle ressuscitait un passé _ de « love affair » précisément _ que je n’avais pas le droit d’évoquer et encore moins de connaître _ c’est à dire d’affronter par une analyse, lit-on page 73, « Keserü » ne s’en est pas encore expliqué. Or ce passé concerne « Judit », à laquelle le lia (l’été 1985) « une passion sexuelle _ certes, mais pleine d’angoisse _ du moins pour ma part _ confiera-t-il en ces mots-ci, page 80 _, de dégoût, de haine de soi et de plaisirs inexplicables. » J’y reviendrai, ne serait-ce que pour mettre plus au net l’intrigue de la chasse au « roman » escamoté. Or, la suite de cette même intrigue (au « printemps » 1991, le roman ne fournissant guère de dates, c’est au lecteur de tenter d’établir, avec les minces détails fournis, une possible chronologie) va replacer une fois encore « Judit » au domicile de « Keserü » : « Le plus naturellement du monde. Sans aucune idée derrière la tête », quand « Judit » se trouva en proie à un intense chagrin (pages 90-91). « Où  aurais-je pu l’emmener ? Elle était _ d’ailleurs _ venue volontiers » (page 91). Mais voilà que dans la précipitation du jeu accéléré des événements et des attitudes (un vertige), « Keserü » bientôt _ «  je perdis la tête » _ perd sa maîtrise (page 93) : «  Je me rappelle seulement un chaos torride, la violence d’une lutte, la chaleur des corps » : une velléité de viol _ comme en une image travaillée de forces de Francis Bacon. Assez vite, « finalement, je m’aperçus que rien ne se passait  _ à la différence d’autrefois, « l’été » 1985 (« des orgasmes qui m’arrachaient des cris », confessera « Judit » page 101). Je tenais _ cette fois, à six ans de distance _ dans mes mains un morceau de bois, un mannequin, un cadavre _ une poupée désarticulée à la Hans Bellmer. C’est alors seulement que je compris _ avec ce lourd temps de retard _ ce que je faisais. Je la relâchai » (page 94). Tous deux, émergeant du vertige, sont en proie à la « honte ». Elle : « _ Je ne peux pas coucher avec toi seulement par nostalgie. Ou en souvenir de notre vieille amitié _ tout de même : ils ont partagé des choses de « B. » ; tous deux vécurent dans son sillage ; de son sillage, pourrait-on même dire… Puis : _ J’aime mon mari  _ celui de 1991, « Ádám », c’est « Keserü » qui raconte. Et depuis que je l’aime, je m’aime moi-même. » Ce qui n’était pas le cas en 1985… Quant à « Keserü » : « D’un coup, je compris l’absurdité de notre situation, je compris que notre histoire _ indissolublement mêlée à celle de « B. » _ était comme toutes les histoires, inexplicable et irréversible, qu’elle était révolue, envolée, engloutie et qu’elle ne nous concernait plus _ « B. » ayant disparu _, de même que notre vie nous concerne à peine », le plus souvent. Ajoutant pour lui : « Et je me dis que seule l’écriture _ même la sienne ? mais « Keserü » devient-il écrivain ? _ pouvait rendre _ le mot est fort _ à notre vie _ contre le vertige des courants violents qui emportent _ son cours, sa continuité _ sinon brisée, dissoute _, et que par ailleurs _ et surtout _ nous étions là pour que je mette la main sur le roman perdu de B. ». Soit le nord magnétique de la boussole de « Keserü » à ce moment de l’histoire : l’intrigue de « LIQUIDATION », la « comédie », déjà, puis celle du récit que le lecteur tient entre ses mains, en ces pages 94-95…

La profession de foi (romantique ?) de « Keserü » en la littérature, à la lumière _ et dans la distance, l’écart _ tout à la fois et de l’exemple et des paroles de « B. », est magnifique. Encore faut-il la soupeser avec les poids d’existence de « B. » et de « Judit », comme y invitent les drames de « Kaddish » et de « Liquidation »… Car l’œuvre d’écriture n’est pas un ballon indépendant suspendu dans l’azur, elle dépend consubstantiellement des fonctions déterminées que donne à son écriture au cas par cas « l’écrivain », dans les meilleurs cas avec noblesse _ et élégance (ou le style).

Dans le chapitre « Lire et écrire » d’ « Ainsi parlait Zarathoustra », Nietzsche a cette parole : « De tout ce qui est écrit, je ne lis que ce quelqu’un écrit avec son sang. Ecris avec ton sang : tu verras que le sang est esprit », et poursuit : «  Il n’est guère facile de comprendre le sang d’autrui ; je hais les oisifs qui lisent. » Et plus acidement encore de la part de l’auteur de ce « livre pour tous et pour personne » : « Celui qui connaît le lecteur, celui-là ne fait plus rien pour le lecteur. » Ramassant l’Histoire du lire et de l’écrire en cette formule : « Jadis l’esprit était Dieu, puis il s’est fait homme, et maintenant il se fait plèbe. Encore un siècle de lecteurs, et l’esprit va se mettre à puer. » Ah ! les remugles… Kertész se tient, lui, à la hauteur de Nietzsche.

« B. » _ d’abord traducteur, entre autres de Nietzsche (comme Kertész lui-même) _ détaillait dans « Kaddish » les fonctions qu’il assignait à son écriture pour s’expliquer _ lui, sa vie, leur vie (avec « Judit »), et son œuvre _ face à son épouse… « Kaddish », déjà, pourrait être ce livre _ de « plaidoyer » _ escamoté que recherche « Keserü » : une lettre d’adieu de 142 pages à la bien-aimée qui, de sa décision, s’est éloignée… C’était un point capital de « Kaddish » : bien loin des perspectives de « succès littéraire », un discours d’enjeu spirituel, ou existentiel, nous aurons à y revenir, forcément…

Pour Imre Kertész, si j’ose me le permettre, l’enjeu demeure analogue : l’enjeu, noble, est lui aussi existentiel : dans l’œuvre de fiction comme dans l’œuvre autobiographique. Fin de l’incise.

Dans la « lettre d’adieu » _ plus succinte (deux pages) _ à « Sára », que celle-ci consent à laisser lire (et recopier à la main sur un coin de table de café) à « Keserü » _ « dans le seul but de me faire renoncer à mes projets et de m’obliger à me taire » _, « B. » _ anticipant sur ce qui va suivre sa mort et les efforts de celui qu’il nomme « l’homme de lettres » pour publier ce qu’il va laisser _ avait cette formule (page 78), laissée de côté plus haut : « Je ne veux pas dresser ma tente au milieu du bazar littéraire, je ne veux pas étaler ma camelote, vile marchandise à ne pas mettre entre les mains des gens. (…) J’ai accompli ma tâche _ simplement survivre et « creuser ma tombe » _ et elle n’appartient à personne. » En tout cas, ni au public, en général, ni aux éditeurs (ou aspirants-tels). Seulement à des personnes particulières, telle cette lettre à « Sára », ou le « roman » (comme  le baptise, en aveugle, « Keserü ») : à « Judit » et à lui-même _ l’appellation « roman » est en effet ici le propre du seul « Keserü » ; certainement pas de « B. » lui-même (sauf, et c’est à relever) dans son « rappel » : « La base de la pièce est un roman. La réalité de l’œuvre est donc une autre œuvre. De plus, nous ne connaissons pas cette deuxième œuvre _ à savoir le roman _ dans son intégralité. » Etc… (page 123). Ni, non plus, de « Judit » : 

« _ Il ne disait jamais que c’était un roman.

_ Il disait quoi ? _ demande « Ádám »

_ « Manuscrit ». « Mes écrits », spécifie « Judit » page 104, dans sa propre lettre (d’adieu ? du moins d’explication) à son second mari _ vraisemblablement en notes préparatoires à des scènes de l’acte III de « LIQUIDATION »… _ le montage de notre roman « Liquidation » est bien, on ne saurait trop y insister, un malicieux montage en abyme _ que le lecteur doit avec patience, tout du long, selon ce que le narrateur supérieur appelle page 124 le « caractère arbitraire de l’intrigue donnée », décrypter.

Ce roman, recherché par « Keserü » donc, et que « Judit » fera _ sans doute _ disparaître, si l’on se fie _  mais dans quelle mesure, justement, le peut-on ? _ à la lettre rétrospective presque finale à « Ádám », c’est-à-dire au « dossier » des « notes » préparatoires à  la « comédie » « LIQUIDATION »…

Notons au passage que « B. » n’a rien laissé à « Keserü ». Nul mot d’adieu pour lui, à la différence des lettres d’adieu à « Sára » et à « Judit »… Il est vrai que ces derniers temps, en fait ces dernières années de la décennie 80, à partir de l’automne 1985, « Keserü » ayant pris certaines distances avec Budapest (un moment, il était « parti enseigner dans une université de province », expliquera-t-il  page 95), avait cessé ainsi de rencontrer aussi souvent « B. » : « Durant ces derniers mois _ ces mois mouvementés de changements politiques dont les promesses ont vite pris dans nos bouches le goût amer de l’illusion _, j’ai rarement vu B. » _ raconte, en aparté à son récit de la liaison de « Sára » et de « B. », « Keserü » (page 64) : il désigne ici la période 1989-90 du « tournant », conclue pour lui à l’automne 90 par le suicide de « B. ». Précisant aussitôt (page 65) : « A vrai dire, au cours des dernières années _ en fait la seconde moitié de la décennie 80 _ j’ai rarement osé me présenter chez lui _ l’expression est à noter. Il y avait à cela une raison sur laquelle je reviendrai en temps voulu, certes à contrecoeur » _ pour ne pas y avoir eu un beau rôle, durablement sollicité par la mauvaise conscience de sa propre affaire avec « Judit » (l’été 1985), qu’il racontera plus loin, pour éclairer le contexte de sa quête forcenée du manuscrit recherché, et ses pressions indélicates, alors, sur « Judit » et son nouveau mari… Sans doute « Keserü » avait-il repris son poste _ l’avait-il seulement quitté quand il donnait des cours en province ? _ de « rédacteur littéraire » à la maison d’édition d’Etat, et réoccupé son bureau (dans « un ancien palais » de Pest, cf page 14), sans doute un peu auparavant, en 1989 ou 1990 (de même qu’il habite en 1991 dans le même appartement qu’en 1985 : « Tu habites toujours ici ? Rien n’a changé. J’ai l’impression que même la peinture n’a pas été refaite », remarque « Judit » page 91)… Mais le travail de restitution des dates de « l’histoire » n’est jamais facilité _ et c’est un euphémisme _ au lecteur dans le récit kaléïdoscopique sous lequel se présente « Liquidation »… « Le monde donné que nous désignons aussi sous le nom de réalité », pour reprendre l’expression de « B. » dans son « rappel » (en annexe à la « comédie » « LIQUIDATION ») que « Keserü » connaît par cœur selon le narrateur supérieur (page 124), résiste ainsi aux efforts de décryptage du lecteur du roman « Liquidation », non sans jouissance en pareille lecture chercheuse… Mais n’est-ce pas là le secret basique de la magie de la littérature ? Celle de Faulkner, celle d’Antonio Lobo Antunes, comme celle de Cervantès et, déjà, celle d’Homère ?

« B. » avait de superbes formules là-dessus, je veux dire, en reprenant mon fil, sur les finalités de son écriture, dans le final de « Kaddish », et comportant déjà le terme de « liquidation » : « Au cours de ces années, comme d’ailleurs toujours _ depuis, avant et naturellement pendant mon mariage (celui de « B. » et de « Judit », cette fois _ dans « Kaddish », « B. » est l’unique narrateur) _, j’ai travaillé, oui, mon travail m’a sauvé, même si en réalité il ne m’a sauvé que pour la destruction. (…) J’ai pris conscience de la nature véritable de mon travail qui n’est fondamentalement rien d’autre que de creuser, continuer et finir de creuser cette tombe que d’autres _ à Auschwitz et ailleurs _ ont commencé à creuser pour moi dans les nuages, dans les vents, dans le néant. » Et c’est sur ces finalités existentielles, tant de l’œuvre d’écriture, que de la vie, que vont précisément se faire jour et éclater les différends entre « B. » et son épouse, et qui les conduiront à se séparer, vers des sens d’existence opposés _ dont (et donc) pour « B. », le suicide. Ce que mettra en lumière le voyage de « Judit » à Florence dans « Liquidation ». J’y reviendrai en analysant l’ « histoire » de « Judit ».

Si l’on se fie, le point est important, à la communauté _ patente _, aux deux romans « Liquidation » et « Kaddish » :

 _ du personnage central de « l’écrivain et traducteur B. » (selon les deux seules occurrences _ en tout et pour tout, et ainsi formulées, il faut le relever _ de « Kaddish » _ dont il est de bout en bout le narrateur-auteur assumé, proclamé _, au cours du récit de sa rencontre avec sa « future ex-femme », en quelque sorte dans la pré-histoire de leur couple, avant que « B. » ne réduise considérablement son activité de « traducteur » _ « il faisait d’excellentes traductions du français, de l’anglais et de l’allemand »  _ au profit de celle d’auteur-créateur) ; ou « B. » _ tout court _ (le plus souvent ainsi, dès l’avertissement liminaire qui nous est délivré, seulement, et comme incidemment, à la page 20 de « Liquidation » : « appelons-le brièvement B.», en simple apposition (de la part du narrateur supérieur) à la formule première « l’ami de Keserü », pour ce qui semble des raisons de commodité de narration de « l’histoire »… Car le « héros » affiché de « l’histoire » de « Liquidation » n’est pas l’écrivain « B. », disparu, mais le « rédacteur littéraire » et aspirant-éditeur « Keserü »…

Dégageons ainsi, au passage, l’intéressant dispositif de nomination de ce personnage-pivot de « B. » au cours des premières pages de « Liquidation » :

_ d’abord, page 16 : « celui qui _ sans plus de précision _ avait écrit la pièce, et donc aussi cette scène, était déjà mort. Il s’était suicidé »

_ puis, page 17  : « l’auteur _ son ami défunt_ » (l’ami de « Keserü »)

_ ensuite, page 20 : « Cela faisait neuf ans qu’il _ « Keserü » _ se demandait s’il gérait convenablement le testament littéraire de son ami » _ lequel  n’est toujours pas nommé

_ enfin, page 20 : « L’histoire » _ comment l’entendre ? au moins celle qui nous est narrée ici dans « Liquidation » (par celui que j’appelle le narrateur supérieur) et qui tourne autour de ce qui, succèdant à la disparition de cet écrivain, advient depuis « disons » neuf ans, au cercle rapproché de ses intimes, à propos de ce qui (plus ou moins) demeure (ou disparaît) _ en manuscrits _ de son oeuvre _,  « l’histoire » _  je reprends le fil de ma phrase _, l’histoire _ donc _ avait commencé ce matin _ vraisemblablement fin 1990 (« Oui, neuf ans plus tard, Keserü se rappelait cette matinée » nous est-il appris page 16 , à relier à l’expression de la page d’ouverture du récit : « disons au début du printemps 1999 ») _ où Keserü était _ de fait _ entré avec un épais dossier sous le bras dans son bureau _ de la maison d’édition d’Etat _ où l’attendaient Kürti et sa femme Sára ainsi qu’Obláth. Ce fameux dossier contenait le testament littéraire de l’ami de Keserü, appelons-le brièvement _ c’est le narrateur supérieur qui parle (ou écrit) qui, ici, aussi rapidement et discrètement que possible, se manifeste, laisse entrer sous les projecteurs du récit à peine le bout de son nez, je reprends : _ appelons-le brièvement B. _ voilà enfin !!! la première occurrence du nom de ce personnage-pivot de « Liquidation » _ (ou encore Bé, ainsi qu’il aimait se désigner lui-même) », comme il est incidemment _ entre parenthèses !!! _, immédiatement et tout aussi rapidement précisé aussi, et qui a son importance _ même si, par la force des choses, l’ami suicidé ne parle plus, et pour cause, dans cette nouvelle « histoire » qu’est « Liquidation », puisqu’il est décédé il y a, au présent du récit, « disons » neuf ans de cela…

« Judit » emploie aussi de préférence cette formulation oralisée (« Bé ») quand elle rédige sa lettre rétrospective à « Ádám », ou quand elle parle dans la « comédie » « LIQUIDATION ». Ainsi que « Sára ».

« Keserü », sans doute en référence au nom d’auteur écrit et imprimé sur les (rares) publications, préfère, lui, la formulation : « B. »…

Ce personnage autour des manuscrits posthumes duquel « Keserü » et les autres  s’agitent _ en un canevas pouvant rappeler à quelques égards l’intrigue malicieuse des « Aspern papers » de Henry James _, n’est alors plus qu’un auteur (de littérature) dont demeurent (ou pas !) ces dits « manuscrits » :

_ surtout, et d’abord, celui de la pièce intitulée « LIQUIDATION » (toujours cité ainsi en lettres capitales),

_ ensuite diverses « notes » préparatoires s’y rapportant ; et constituant autant d’états successifs (intéressants) du texte,

_ parmi lesquelles « notes » : un « roman » (recherché) qui serait même « la base de la pièce »,

_ selon ce qu’indique un « rappel » d’accompagnement, de la main de « l’auteur », (qui sera exposé en son entier tout à la fin de « l’histoire », page 123) et que « Keserü », bien qu’il le connaisse « par cœur », se plait à réafficher souvent sur l’écran de son ordinateur.

Et c’est ce « roman »-là _ ou ce qui y ressemble, « Keserü » seul lui appliquant ce terme _, que « l’histoire » de « Liquidation » _ dont « Keserü » est « le héros », sous les feux de la rampe et des projecteurs _ nous présente, ayant fait l’objet d’une recherche passionnée dont nous suivrons, au fil parfois emmêlé à plaisir de la narration, les péripéties dramatiques, donnant l’occasion aux divers protagonistes de l’ « histoire », à travers le récit _ ou bien (par délégation ?) du narrateur intermédiaire, « Keserü » ; _ ou bien (fondamentalement) du fort discret narrateur supérieur,  d’évoquer _ chacun au prisme de son rapport spécifique à « B. », et forcément d’abondance _  qui (« Keserü ») son ami, qui (« Sára ») son amant ou qui (« Judit ») son ex-époux : disparu, suicidé.

Fin de la présentation du personnage de « B. », le premier à appartenir à la fois à « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » et à « Liquidation ».

Je laisse ici pour le moment de côté les liens éventuels que pourrait avoir, ou ne pas avoir, « B. » avec le « György Köves », des deux romans du premier cycle (« Etre sans destin » et « Le Refus »), passé, comme lui, début juillet 1944 par la rampe d’Auschwitz  (au moins sous forme d’un fœtus de quatre mois de gestation, porté en quelque sorte clandestinement par le ventre maternel, si nous prêtons fois au récit de la naissance de « B. » en décembre 1944 à Auschwitz-Birkenau…), portant à vie son numéro en tatouage, et devenu, en quelque sorte pour survivre, écrivain (pour assurer le quotidien, il est traducteur de littérature)…

_ Venons-en aux deux autres personnages apparaissant nommément dans les deux romans, deux membres _ diversement _ stratégiques du cercle d’intimes de « B. », et qu’il avait plus ou moins, eux aussi (comme l’ami-aspirant-éditeur « Keserü »), « charmés » ou « fascinés » _ ailleurs il sera dit : « concernés », « englobés », « mais aussi plus ou moins détruits » (page 33).

_ d’abord et surtout, bien sûr, son « (ex-)épouse » (médecin-dermatologue dans un hôpital _  le fait est mentionné dans les deux romans) _ à laquelle il avait refusé « l’enfant qui ne naîtra pas » de « Kaddish » et qui non seulement reçoit cette fois-ci un prénom (pour la scène ?), celui de « Judit », mais aussi joue un rôle décisif dans l’intrigue centrale _ de la « comédie » comme du « roman » _ du manuscrit (perdu) recherché, et prend un peu plus longuement la parole que dans « Kaddish » (s’expliquant, en une lettre de vingt pages, à son second mari « Ádám ») _ à moins qu’il ne s’agisse, ici encore et toujours, en ce récit en abyme, comme nous l’avons vu, de « notes préparatoires » à des scènes de la pièce « LIQUIDATION »…

Etant donné qu’on voit assez mal comment « Keserü », qui manque tout de même de pas mal de recul et d’acuité visuelle, aurait pu lui-même avoir connaissance des faits racontés dans cette lettre : ni par « Judit », ni par « Ádám », il ne les mentionne plus ni l’un, ni l’autre, et pour cause, après l’épisode, (survenu sans doute au « printemps » _ cf page 83 _ 1991, la datation demeure difficile : «  Il y avait bien cinq ans que je ne l’avais pas vue », se dit « Keserü » page 80 ; soit après la fuite de « Keserü » de Budapest ; celle-ci ayant probablement eu lieu peu avant le voyage de « Judit » à Florence et sa rencontre d’ « Ádám » _ peut-être à l’automne 1985 _ sans doute nous faut-il serrer la succession des épisodes…), après l’épisode, donc, du chantage au « manuscrit ». Et on voit mal même comment « Keserü » aurait seulement pu prévoir, ou deviner, les faits racontés dans cette lettre… Bien loin par conséquent des redoutables prémonitions de « B. » et de sa « clairvoyance cristalline »…

Nous nous croyons tellement imprévisibles, il est vrai…

_ et puis, plus secondairement, une des têtes de turc d’entre les favorites de « B. » _ « cet adorable imbécile » l’appelle, lui aussi (après « B. » dans « Kaddish »), « Keserü » (page 34) _ : le philosophe « Obláth » (« le docteur en philosophie Obláth, qui pratique la philosophie en professionnel et du haut d’une chaire universitaire » selon l’expression de la page 24) _ qui dans « Kaddish », au départ même _ à la Thomas Bernard _ du récit, aiguillait une énervante conversation en forêt _ une hêtraie, semble-t-il (en allemand buchenwald) _ sur le sujet ultra-sensible pour « B. » de la descendance, le fait d’avoir ou non des enfants), conversation à laquelle le récit en son entier de « Kaddish » constituait rien moins que la réponse circonstanciée _ de plume (voire « de stylo ») _ destinée par celui qui signait « B. » ses créations à son ex-épouse…

Si l’on se fie, donc, à ces éléments, on peut déduire que ce « roman » nerveux, allègrement elliptique et, nous l’avons souligné, kaléidoscopique de 127 pages qu’est « Liquidation », appartient au cycle de « Kaddish _ prière pour un enfant qui ne naîtra pas » (paru, lui, à Budapest en 1990 et long de 142 pages) : ces deux romans tournent entièrement autour de la vie et de l‘œuvre d’auteur (distincte de celle de traducteur _ pour laquelle il signe d’un autre nom : celui de son état-civil officiel, qu’aucun des narrateurs successifs ne nous livre _ le détail sera incidemment, comme à la sauvette, révélé page 36 de « Liquidation », sans, donc, que soit mentionné ce nom) du personnage-pivot « B. », même si le second de ces romans affiche pour « héros », mais, il en a bien conscience, « de second rang » (page 46) l’aspirantéditeur, ou plus exactement « rédacteur littéraire », « Keserü ». La transition du statut de « traducteur » à celui d’ « auteur » illustrant la conquête _ terme que bien sûr renierait l’auto-liquidant « B. » _ de son « histoire » voire de son « destin » par celui qui finit par choisir une disparition volontaire. Mais, dans le second de ces romans, c’est de l’histoire de « Keserü », aspirantéditeur au service de « l’histoire » de « B. », qu’il s’agit pour l’essentiel, du moins sur le devant de la scène.

La question demeurant toutefois pendante de savoir si, à l’état civil, le nom de la personne, le nom qu’utilisait sans autre forme de procès, pour ses travaux de traduction, celui qui allait signer « B. » ses œuvres de création propres, et qui, aussi et surtout, demandait à ses proches de l’appeler au quotidien de ce nom (« Bé », page 20), ne pourrait pas être « György Köves » ?

Sur le sens pour « B. » lui-même de son travail d’écriture, ces remarques, pages 38 et suivantes, dans « Kaddish » : « Un travail de sape s’effectuait en secret, des manipulations et des machinations dont j’aurais dû connaître l’existence, et je la connaissais, certes, mais je croyais que c’était autre chose, mais quoi ? je ne sais pas, mais je soupçonne que je les prenais pour une sorte de mouvement rassurant, comme _ la référence est cruciale, nul besoin de le souligner _ ce vieillard aveugle _ cf la parabole des aveugles de Breughel, mais le processus est bien sûr aussi d’auto-aveuglement _ qui prenait pour des travaux d’assèchement conquérants _ l’adjectif qui m’était venu sous la plume pour aussitôt le récuser _ le cliquetis et le frottement des pelles alors qu’on creusait une tombe, sa tombe à lui, justement » _ où « les pas » qui ajoutés « aux pas » ont conduit à Auschwitz, selon l’image forte d’ « Etre sans destin »… Le narrateur en déduit : « En un mot, je me suis surpris à écrire _ ou devenir « auteur » _ parce que je devais _ on lit bien _ le faire, bien que je ne sache pas pourquoi ; toujours est-il que je me suis aperçu que je travaillais sans relâche, on peut dire avec une ardeur folle, et pas seulement pour gagner ma vie ; mais si je ne travaillais pas, j’existerais _ alternative à méditer _, et si j’existais, je ne sais pas à quoi cela m’obligerait, et il vaut mieux que je ne le sache pas, bien que mes cellules, mes entrailles s’en doutent certainement, puisque c’est pour cela que je travaille sans relâche : tant que je travaille, je suis, si je ne travaillais pas, qui sait si je serais _ dit-il, comme si exister menaçait l’être, ou plutôt exister menaçant gravement l’être même, telle une savonneuse variation des méditations auto-questionneuses cartésiennes _, c’est pourquoi je dois prendre cela au sérieux, parce que c’est là _ le point est décisif, c’est à  lui que je désirais en venir par cette incise _  que se trouvent _ mais oui _ les corrélations _ terme important _ les plus sérieuses entre mon existence et mon travail » _ soit le facteur décisif de ces œuvres. La phrase ne s’interrompant pas, suit ce commentaire : « c’est une chose très claire et parfaitement anormale, même si certains, et il y en a bon nombre, écrivent aussi parce qu’ils doivent écrire, bien que ce ne soit pas le cas de tous ceux qui écrivent _ certes _ ; moi, c’est un fait réel _ ou le statut kertészien de la « réalité » _, je devais le faire, je ne sais pas pourquoi, c’était visiblement la seule solution qui s’offrait à  moi _ une fois qu’il y est venu _, même si elle ne résout rien, mais au moins ne me laisse pas dans une insolubilité de cette, comment dire, nature _ ou les paradoxes en volutes de la « réalité », dans le sillage de la « natura rerum » de Lucrèce, après le décalage du « clinamen », une physique de base ! _, qui me paraîtrait nécessairement insoluble en tant que telle », etc… _ j’abrège. A la différence de « Keserü » crevant sur place de ses « insolubilité(s) », « B. » avance, choisit et assume ses « solution(s)»…

Pour en venir, page 40 de « Kaddish » à cette conclusion: « Il m’a fallu cette nuit pour voir enfin dans le noir, pour voir entre autres la nature de mon travail qui, au fond, ne consiste qu’à creuser, à continuer de creuser la tombe que d’autres ont commencé à creuser pour moi dans l’air, puis (…) ils m’ont fourré l’outil dans les mains et ils m’ont planté là pour que je finisse le travail qu’ils avaient commencé. » Ou la mission d’accomplir, mener à son terme, le processus enclenché _ celui-ci, donné, ou tout autre qui serait semblablement donné. Après tout, nul n’a choisi de venir ex nihilo à l’existence ; il s’agit seulement, mais c’est beaucoup, d’en relever, sans déchoir, le dur défi de durer. Fin de l’incise sur le sens de cette écriture de « B. ». Soit « être », contre « exister ». Nous y reviendrons, forcément.

Retour à l’articulation entre « Kaddish »  et « Liquidation » :

Un cycle romanesque de « B. », plus alerte, plus nerveux _ le contexte socio-historique a changé, et d’abord de rythme _ succède ainsi dans l’œuvre d’Imre Kertész au cycle _ plus chantourné _ de « György Köves », le protagoniste principal d’ « Etre sans destin » (367 pages) et du « Refus » (349 pages). Nous réserverons à plus tard la question, un cran supplémentaire en amont, de l’articulation entre les deux cycles… Le nom (tu jusqu’ici dans le cycle) à l’état civil de « B. » pourrait-il être « György Köves » ? Cela paraît cependant un peu difficile… En tout cas, rien dans le texte n’y incite vraiment. D’autant que l’éventuel personnage-pivot commun ( ?) change d’humeur principale : faute d’opposition frontale ? N’est-ce pas d’ailleurs la raison principale, et avouée, de sa décision de se supprimer ? « B. » l’indique dans sa lettre d’adieu à « Sára » (page 77) : « Mais maintenant c’est fini. Le prétexte de ma vie a disparu. Dorénavant il me faudrait vivre comme un adulte, comme un homme. Je n’en ai pas envie. Je n’ai pas envie de sortir de la prison, de l’espace infini où se dissout et s’éparpille mon inutile… tragédie. » Le changement de configuration politique lui réclame trop d‘énergie, d’autant que « B. » n’a guère de goût, ni d’aptitude non plus, pour l’optimisme… Plutôt achever (au sens d’accomplir) le processus de liquidation entamé, et mettre fin au jeu (de chat et souris) de la résistance… Dans sa lettre d’explication rétrospective à son second mari, « Ádám », « Judit », son ex-femme, confirmera cet état d’esprit de « Bé » en 1990 : «  Il était vidé. L’opposition a disparu, le monde entier s’est ouvert. Et il n’avait plus envie de se chercher de nouvelles prisons. » On voit combien ces formulations sont proches de celles de « B. » lui-même en son mot d’adieu à « Sára »… D’autant qu’on peut aussi interpréter en ce sens la dernière page de « Kaddish » (publié en 1990)…

Afin de préciser a contrario les flottements, soigneusement concertés de la part d’un auteur à l’œuvre si cohérent, entre les deux romans de ce deuxième cycle, pointons, maintenant, le détail des difficultés de convergence au sein de ce cycle de « B. ».

En commençant par un _ nouveau _ rappel de « Kaddish » :

« Moi, B., l’écrivain et traducteur » tel se nommait en effet le narrateur de « Kaddish », à travers le point de vue _ que lui-même, narrateur cette fois-là exclusif, rapportait (à la page 35)_ de son « alors future, maintenant ex-femme » _ celle-là même à laquelle, mariés, il refuse « l‘enfant qui ne naîtra pas » qui donne son titre au roman _ lors de leur « première rencontre chez quelqu’un, en société, comme on dit » (dixit non sans étrangeté « B. » à la page 27 de « Kaddish »). Déjà l’expression « chez quelqu’un, en société » mérite qu’on s’y arrête.

On notera encore l’étrangeté de l’expression, page 54 de « Liquidation », à propos du même épisode de « fête » d’un soir de Saint-Sylvestre, préparé par cette remarque à la page précédente : « Je devais trouver une adresse au centre-ville, une adresse pour ainsi dire clandestine » _ cette fois c’est « Keserü » qui raconte, qui se souvient, non sans difficultés, de la même soirée où, lui aussi (comme « B. ») compta au nombre des invités ; et encore ceci : « l’obscurité régnait dans cet appartement où jusqu’au bout je ne réussis pas _ tiens donc ! _ à m’orienter. Immenses pièces en enfilade où se pressait une foule grouillante _ à ce point ! _ ; plafonds élevés, murs de couleur sale, noircis par la fumée, peu de meubles ; partout des gens en train de manger, de boire, assis par terre, assis sur des canapés, assis (ou vautrés) à tous les endroits possibles » ; et j’arrive au point que je veux dégager : «  Nulle trace de maître ou de maîtresse de maison, ni de personne qui fît figure d’hôte _ à comparer au « chez quelqu’un » de « B. » dans « Kaddish » _ ; visiblement la soirée avait été organisée _ le mot est intéressant, à un moment d’intensité des mouvements de dissidence _ comme un pique-nique, chacun avait apporté quelque chose, quelqu’un avait ouvert les paquets et posé sur la table des quantités de boissons et un peu de nourriture, quelqu’un ouvrait quand on sonnait à la porte. » Et surtout : « Le propriétaire de cet appartement resta cette personne que nul ne connaissait, dont le nom figurait sur la plaquette fixée sur la porte et qui n’existait peut-être même pas », tout cela est intéressant : que l’on compare avec l’expression de « B. » dans « Kaddish » : « rencontre chez quelqu’un, en société »… Soit un réseau d’anonymes : en vue, peut-être, qui sait ? de former un cercle

Je reviens à « Kaddish » et au récit par « B. » de sa « première rencontre » avec celle qui deviendra sa femme  _ quand « elle se détacha soudain du groupe bavard, comme d’un milieu difforme et pourtant familier, parce que formé de chair vivante et respirante qui ondulait, se dilatait et se contractait spasmodiquement comme s’il accouchait ; donc, elle s’en détacha _ telle Albertine de la nuée indistincte des jeunes filles en fleurs à Balbec _ et franchit un tapis bleu-vert, comme si elle marchait sur la mer, laissant derrière elle le dauphin éventré _ tel un monstre (biblique, mythologique) vaincu _, et elle avançait vers moi, victorieuse _ elle porte bien son nom, « Judit » (à comparer avec l’imagerie de Michel Leiris dans « L’âge d’homme » _ bien que timide, et moi dis-je, tout de suite et pour ainsi dire involontairement, je pensai : « La belle juive ! » »… Cette première rencontre narrée avec ses riches métaphores _ comme bien des rencontres marquantes, qui donnent lieu aux richissimes efflorescences de réminiscences dans des récits en volutes, dont le prototype est « la madeleine » ou « les clochers de Martinville » de « Combray », ou, mieux encore, « les pavés de l’hôtel de Guermantes » au seuil du merveilleux « dîner de têtes » de « reprise », pareillement, du « Temps retrouvé »  _ se repère page 27 de « Kaddish ».

Plus tard (quelques pages plus loin dans « Kaddish »), non seulement après leur mariage mais aussi leur divorce, le narrateur se re-mémore cette première rencontre, quand, dit-il, « j’attendais mon ex-femme _  elle l’a quitté en 1986 _ dans la lumière glauque de ce café, en espérant _ de sa part : elle est médecin dans un hôpital _ plein de nouvelles ordonnances _ nous apprendrons, mais seulement dans « Liquidation », que « B. » venait aussi à l’hôpital-dispensaire où exerçait « Judit » pour y dérober à chaque visite des ampoules de morphine, dans la préméditation surtout d’en douceur (et d’un bon coup) mettre fin à ses jours… Dans ce café, le narrateur qui attend son ex-épouse perçoit une conversation entre « deux belles femmes à la table voisine » exprimant soudain leur répulsion de faire l’amour avec, entre autres « étrangers », « avec un juif » (page 34). Et « B. » : « Si cette femme me regarde maintenant, je vais me métamorphoser : je serai une femme en robe de chambre rouge devant son miroir, on n’échappe pas à cette malédiction, pensai-je », ajoutant «  et je ne vois qu’une seule issue, pensai-je, je me lève d’un coup, et cette femme, pensai-je, je la gifle ou je la baise »…

Voici le détail _ un peu plus explicatif _ de la suite, page 35 : « Ensuite, ma femme arriva, et moi, les sentiments apaisés, tout de suite et involontairement, je pensai _ revivant brusquement, comme en un songe éternellement présent, leur première rencontre _ : « La belle juive !» alors qu’elle marchait sur le tapis bleu-vert comme si elle marchait sur la mer », même si nul raccord n’aide le lecteur à connecter si peu que ce soit les deux passages dans le récit de l’écrivain… Au lecteur de faire attention, de se souvenir, et comparer les dits passages. La phrase convoquant ce très fort souvenir _ au point que « B. » ne dit pas « mon ex-femme » _ se poursuit : « elle avançait _ cette première fois-là est devenue aussi pour toujours _, victorieuse _ portant à la perfection son prénom biblique _ bien que timide _ c’était sa jeunesse _, toujours vers moi, elle voulait me parler parce qu’elle avait appris que j’étais, moi, B., l’écrivain et traducteur _ les deux, mais c’était « l’écrivain »-auteur, jusqu’ici confidentiel, d’une nouvelle, plutôt que « le traducteur » qu’il était principalement, qui attisait la curiosité et le désir de connaissance de la jeune femme _ auteur d’une nouvelle, donc, dont elle avait lu « un texte » _ intitulé « Le Rire » apprendrons-nous plus loin, et non pas une de ses (nombreuses) traductions, signées, il est vrai, d’un autre nom, celui de son état-civil, et non de cette provocante initiale (peut-être même, et même vraisemblablement, suivie d’un numéro de quatre chiffres, mais cela ne sera jamais dit dans « Kaddish ») _ à propos duquel elle voulait absolument discuter avec moi, dit ma alors future, maintenant ex-femme », le narrateur précisant, notons-le, « et elle était encore _ lors de cette « première rencontre » _ toute jeune, elle avait quinze ans de moins que moi », commentant « moi qui n’étais pas vraiment vieux non plus, mais juste assez, comme toujours » _ pour mourir ? Cela aide-t-il à dater l’épisode ? La magie de la réminiscence nous offre, en un interstice du présent qui bien sûr mécaniquement s’écoule (cf Bergson), la grâce proustienne ô combien savoureuse du temps retrouvé _ qu’exprime ici l’image glorieuse de la mer aux nuances mouvantes de « bleu-vert », et de sa faune (« le dauphin éventré ») mise à distance, en fond seulement, sur lequel se détacher…

Telle est (« moi, B., l’écrivain et traducteur ») la première des deux seules formulations, toutes deux par la médiation de la voix et du discours parlé rapporté de son « ex-future épouse », par lesquelles le narrateur de « Kaddish » donne à connaître _ mais à qui s’adresse le texte, sinon seulement à son épouse ? _ son identité plus ou moins officielle, en tout cas celle qui est sa préférée _ cf la parenthèse concédée à la va-vite page 20 de « Liquidation » : (ou encore Bé, ainsi qu’il aimait se désigner lui-même) » _ : celle de « l’auteur » _ et plus du « traducteur ». En relation à jamais avec Auschwitz, dont tous ses « textes » d’auteur sans exception témoignent… Comme si c’était là-bas qu’il était vraiment né à lui-même.

C’est dans « Liquidation » que nous en apprendrons un peu (mais guère) davantage. Notons que, de même, le nom complet de « György Köves » apparaissait parcimonieusement dans « Etre sans destin », prononcé par d’autres…

La seconde (et dernière) occurrence de la formule désignant « B. » dans « Kaddish » intervient peu de pages plus loin (page 42), lors d’une relecture _ tiens donc ! _ par le narrateur-auteur de ses « notes » à propos de son mariage, à l’occasion du lien indémêlable entre « vivre et écrire »  _ ah ! bon ! _ qu’établit, pour ce qui le concerne dans sa singularité, celui qui ne consentira que tardivement à élargir son statut, sinon privé, du moins public, de traducteur à celui d’auteur original publié : « vivre et écrire, l’un et l’autre ensemble, puisque le stylo est ma pelle _ il veut dire ce qui l’aide à se préparer à mourir _ ; si je regarde vers l’avant _ la poïétique de l’écrire, je fais mien le concept du philosophe esthéticien Mikel Dufrenne _ je vois l’arrière _ c’est-à-dire le passé, les souvenirs, mais déployés par l’écriture, à la Proust du « Temps retrouvé » _, si je me penche sur ma feuille blanche, je ne vois que le passé _ comme objet, ainsi que comme résultat, de la reprise par l’écriture _ : et elle franchit un tapis bleu-vert, comme si elle marchait sur la mer _ relit-il, en effet, comme elle est à jamais pour lui « la belle Juive » qui cette décidément fort étrange Saint-Sylvestre-là franchit les flots de la mer du tapis de cet étrange grand appartement (d’un palais ?) du centre-ville de Budapest, « chez quelqu’un, en société, comme on dit », et pas dans un grand café public, par exemple  _, parce qu’elle voulait parler avec moi, parce qu’elle avait appris _ sans doute d’autres participants (de diverses strates entre pouvoir et dissidence) à cette étrange fête _ que j’étais B., l’écrivain et traducteur dont elle avait lu « un texte » au sujet duquel elle devait absolument parler avec moi, dit-elle ». La phrase enchaînant vite cette seconde fois : « et nous avons parlé, nous nous sommes étendus sur le sujet, puis dans un lit _ mon Dieu ! _ et nous avons encore parlé après, et pendant, sans cesse. » Soit le mariage (comme conversation prolongée autour d’Auschwitz). Puis le divorce (pour refermer la page et tourner le dos à Auschwitz, de la part de « Judit »). Ou la difficulté pour un survivant d’Auschwitz de vouloir un enfant. Aussi bien, à une autre échelle, qu’un pur succès littéraire… Ou, encore, qu’aspirer à un « bonheur »…

Si « quand nous étions tombés l’un sur l’autre (ma femme employa ce mot _ mais les narrateurs kertésziens, eux, ne croient guère à l’innocence (victimaire) du « ce qui arrive » ; ils insistent plutôt sur l’activité de la personne, ou ses désirs mobilisateurs _ ), il lui avait semblé que je lui apprenais _ à la place du père _ à vivre _ nous allons voir pourquoi et comment en l’occurrence _, ensuite _ pas mal de temps plus tard _ elle avait vu avec horreur quelle force destructrice il y avait en moi _ à comparer avec cette fois la lettre à « Sára », à la page 77 de « Liquidation » :  «  Je porte en moi d’incroyables forces destructrices, on pourrait détruire le monde entier avec mon ressentiment, pour rester poli et ne pas dire vomissure », fin de citation, je reprends la phrase de « B. » dans « Kaddish » (à « Judit ») _ ; et qu’à mes côtés ce n’était pas la vie qui l’attendait, mais la destruction », énonce à la fin (page 138) le narrateur de « Kaddish ». Page 102, il avait déjà eu ces formules : «  Comment aurais-je pu expliquer à  ma femme que ma plume était ma pelle ? Que j’écris seulement parce que je dois écrire, et je dois écrire parce qu’on me siffle tous les jours pour que j’enfonce plus profondément ma pelle, pour que je joue la mort sur une note plus sombre, plus douce » _ ou la fonction de l’Art selon Nietzsche : « Nous avons l’Art pour ne pas mourir de la vérité » : non, certes, pour mentir ou fuir la vérité, mais, tout au contraire, apprivoiser la vérité, la mettre en formeSoit la vertu du style. Nous retrouvons l’image du galet (à polir) du « Refus ».

D’autre part, et incidemment, il y eut aussi des orchestres à « jouer la mort » à Auschwitz… Mais de la part des bourreaux, dans une logique perverse tartuffienne tout à la fois pragmatique et sadique (cf l’imposture de l’accueil des entrants en fer forgé sur le portail : « Arbeit macht frei »…).

Pour aboutir à : (Comment aurais-je pu expliquer à ma femme) « comment pourrais-je accomplir _ ce mot est capital : il s’agit bien en effet d’un accomplissement _ mon autoliquidation _ à nouveau, ou plutôt déjà : le mot est dit ! _, ma seule tâche sur cette terre, en caressant en moi-même des arrières-pensées illusoires telles que réussite, littérature _ ce qui ne facilitera pas les efforts du « rédacteur littéraire » « Keserü » pour convaincre le comité éditorial de son entreprise d’Etat (et son cynique patron) de publier « B. » dans « Liquidation » _, et pourquoi pas succès ; et comment ma femme, ou quiconque, peut-elle vouloir que je me serve de mon autoliquidation publique _ retenons la formule _ pour me faufiler, comme avec un passe-partout, dans un avenir littéraire ou autre _ en effet _ d’où je suis déjà exclu par le simple fait de ma naissance _ d’enfant juif _ et d’où je m’exclus _ par un acte de la volonté cette fois _ moi-même, et pour accomplir des travaux fondateurs dans cet avenir _ l’expression est aussi capitale : si accomplissement il y a bien, en effet, on ne saurait mieux le dire, il ne s’agit cependant pas de fonder un avenir sur l’oubli de ce qui est advenu ; l’impossibilité de fonder (à commencer une famille, un enfant : alors une œuvre !) est devenue irrémédiablement fondamentale _ avec les mêmes coups de pelle que pour creuser ma tombe dans les nuages, les vents, le néant ? » Ou comment éviter d’intervertir les fins et les moyens. Ces extraits de « Kaddish » éclairent bien le « B. » de « Liquidation ». Ainsi que, soit dit en passant, comment on ne peut pas lire Imre Kertész.

Sa femme, la « Judit » de « Liquidation », finit, dans « Kaddish », par décider « qu’elle voulait vivre »… Vivre et, dans la foulée, « enfanter »… Soit les causes de la mésentente et du divorce de « B. » et de sa femme _ et le sujet de fond (schopenhauerien) de « Kaddish ». Fin de l’incise.

Quant au rejet et mépris du succès littéraire par « B. », rappelons ces précisions encore de « Kaddish », page 24 : « Il y a si longtemps que je ne suis plus un intellectuel moyen, que je ne suis rien _ « je suis né homme privé », disait J.W.G. (soit Goethe) _, je suis un survivant privé, je suis tout au plus traducteur _ nous l’avons souligné _, si tant est que je suis et dois être » _ énonçait « B. » en une crise d’humilité sur son écriture d’ « auteur » : qu’est-ce que survivre ? et faut-il survivre ? Le problème étant fondamentalement « existentiel ». A un autre niveau, sans doute aussi pour Kertész lui-même.

Nous retrouvons, cette fois selon le point de vue de « Keserü », et à deux reprises, au début et à la fin de « Liquidation » un questionnement similaire, référé au monologue célèbre de Hamlet, formulé ces deux fois (aux pages 13  et 124) : « Suis-je ou ne suis-je pas ? »… « N’être pas » au sens de « B. » et « n’être pas » au sens de « Keserü » ont-ils ou pas le même sens ?

« Tout comme finalement, _ c’est à la question du « succès » que je veux en venir _ en dépit des circonstances menaçantes, j’ai écarté radicalement de ma route l’existence honteuse d’écrivain hongrois à succès _ nous y voilà, toujours expressément selon « B. » dans « Kaddish » page 24 _, bien que, disait ma femme, (qui est depuis longtemps la femme d’un autre), tu aies toutes les capacités requises (cela m’effrayait un peu à l’époque _ avant de se lâcher vraiment dans l’aventure d’une écriture de création _ ), elle ne me demandait pas disait-elle, de renoncer à mes principes artistiques ou autres, elle me demandait seulement, disait-elle, de ne pas être pusillanime _ c’est à dire d’oser enfin, avec générosité _ et  que plus, ou plutôt moins (je renonce à mes principes artistiques ou autres), plus je devais m’efforcer de mettre en valeur ces principes, à savoir, en dernière analyse, moi-même, et donc aspirer au succès, disait ma femme, puisque tout le monde _ aïe, aïe, aïe ! _ y aspire, même les plus grands écrivains du monde, et ne te mens pas à toi-même, disait ma femme, si tu ne recherches pas le succès, alors pourquoi écris-tu ? demandait-elle… » Ce que l’écrivain encore passablement « pusillanime » en effet commentait : «  et sa question était indéniablement embarrassante, mais le temps n’était pas encore venu pour moi de la développer… » _ même s’il est, ici même, venu. Développement significatif, jusque dans ses méandres : à l’âge du diktat de plus en plus triomphant du « time is money », la littérature (authentique, mais c’est un pléonasme) peut-elle se résumer ? La perspective du développement de soi-même est celle, dynamiquement inscrite dans une Natura naturans, décrite sous la modalité de la joie, et de la béatitude sub specie aeternitatis par Spinoza dans « l’Ethique », qui sera développée par les Lumières et leurs suites…

Dans le dispositif fictionnel de forme autobiographique de « Kaddish », nous n’en saurons pas davantage sur l’identité, officielle ou pas, de cet homme, le narrateur exclusif, qui se repliait volontiers encore sur son statut de « traducteur » (dont il dit aussi page 24, en conclusion de ses réflexions sur le « succès » : « par conséquent je me suis réfugié dans l’ivresse objective de la traduction comme dans l’alcoolisme », et page 26, à propos de ce que représentait son « succès » d’auteur pour sa femme : « c’est l’instinct de survie de ma femme qui lui a fait prononcer ces mots, son instinct de survie avait besoin de mon succès pour lui faire oublier l’immense échec  _ une « liquidation » générale, de grande ampleur _ dont elle a eu sa quote-part dès sa naissance » _ elle était fille de juifs, tous deux revenus d’Auschwitz _), que cette double formule, donc, rapportée, par lui-même, du discours de son « ex-future femme » aux pages 35 et 42  de « Kaddish » : « elle voulait me parler (ou «  parler avec moi »), parce qu’elle avait appris que j’étais B. (ou « moi, B. »), l’écrivain et traducteur dont elle avait lu « un texte » _ et pas une traduction : un « texte » signé « B. » sans doute suivi de « quatre chiffres » (cf page 35 de « Liquidation » : une signature forcément parlante ! même aux pires sourds et aveugles), mais les personnages les shuntent _ au sujet duquel elle voulait (ou « devait ») absolument parler (ou « discuter ») avec moi, dit-elle ». Pour le reste, nous n’en saurons, dans « Kaddish », que ce que la foule, riche et mêlée, des confidences de la logorrhée du narrateur _ dont ce roman ne sort pas _ veut bien nous accorder.

Par exemple, cet extraordinaire kubrickien (ou schnitzlérien ?) épisode _, concernant la « judéité » de « B. » : lors d’une parole de son père riant à propos d’une tante juive, surprise, « chauve », devant le miroir de sa table de toilette _ « dans ce village poussiéreux et étouffant où on m’avait envoyé _ enfant _ en vacances », et où « j’avais vécu pour la première fois parmi des juifs, je veux dire de vrais juifs », loin de Budapest et de ses juifs pas tout à fait « vrais », il veut dire ces « juifs tels que nous, juifs de la ville, juifs de Budapest _ et d’une explication, en conséquence, par son père, « des femmes polish (qui) pour des raisons religieuses se rasaient la tête et portaient une perruque, c’est-à-dire le sheytl », le père « devenant de plus en plus sérieux, ajouta que j’étais juif moi aussi, ce qui, comme cela se révéla petit à  petit, était en général _ à ce moment du début des années quarante à Budapest _ passible de la peine de mort », le narrateur _ « moi, B., l’écrivain et traducteur » _ conclut (page 32 de « Kaddish ») l’évocation de ce souvenir :  « je compris alors _ pour toujours _ qui j’étais : une femme chauve en robe de chambre rouge assise devant son miroir ». Voilà comment  _ le lecteur le ressent lui aussi on ne peut plus physiquement _ le narrateur se fit « à l’idée de sa judéité » … Tout cela est très très très fort.

L’épouse de « B. » demeurée sans prénom les 142 pages de « Kaddish » reçoit celui de « Judit » dans « Liquidation » _ prénom tout à la fois biblique (cf la décapitation de Holopherne afin de libérer Bétulie) et bartokien (cf « Le château de Barbe-bleue » sur un livret de Bela Balasz), nous y venons maintenant, après ces préliminaires,  dont elle va s’avérer, semble-t-il, un protagoniste décisif de l’intrigue _ si l’on fait tant soit peu confiance à la fiabilité de la lettre (d’explication rétrospective) qui nous est présentée comme adressée à son second mari… Au point que « Liquidation » aurait, peut-être, aussi pour sens de donner davantage chair et  vie, et d’abord la parole, à celle qui n’était qu’une esquisse un tantinet caricaturale de groupie (judaïque) au sein de la logorrhée _ bernhardienne _, aux franges de la misogynie, du narrateur _ exclusif _ de « Kaddish » _ même si ce dernier nous confiait « je constate en secret, en silence, que j’aime toujours _ je désire _ les belles femmes, avec une attirance imperturbable, invulnérable, je dirais naturelle _ physica _, mais qui reste mystérieuse dans son essence _ à la Schopenhauer ? _, même si elle veut paraître si banalement compréhensible, parce qu’elle est indépendante de ma volonté, ce qui la rend révoltante, en tout cas, je ne peux pas  l’expédier _ « Non ! » _ aussi facilement _ cette voix de la chair _ que, disons,  mon amour des platanes, que j’aime pour leur tronc immense et tacheté, leurs branches étonnantes et somptueuses et pour leurs grandes feuilles nervurées qui, en une certaine saison, pendent mollement comme des mains »… Intéressant hommage ! En résulte dans « Liquidation » un portrait de femme plus subtil, comme une seconde chance. Même si y demeure beaucoup _ pas seulement dans la chute _ d’une teinture de philosophie génésique schopenhauerienne. 

A moins que la délégation de parole ne soit, autre forme de reprise, qu’une malice de plus d’un visionnaire

Ou « Liquidation » décidément comme reprise légèrement décentrée _ d’ « un demi-pas » de côté _ de « Kaddish »…

Une référence _ page 64 dans « Kaddish » _ précise sinon une des origines de ce penchant schopenhauerien de « B. », du moins de ses justifications  (de « ce malheur  _ la perspective et l’offre concrète immédiate de la perpétuation _ que seules les femmes peuvent m’offrir », disait-il, expert) : «  D’autant plus que j’étais justement en train de lire un écrit de Schopenhauer « L’intentionnalité apparente dans le destin de l’individu », texte que l’on peut trouver dans l’un des tomes de « Parerga et paralipomena » que je m’étais procurés chez un bouquiniste à l’époque de la liquidation _ déjà et encore ce terme (en 1990), à propos d’un régime lui aussi « totalitaire » _ des bibliothèques qui faisait suite au grand bouleversement national et à la vague d’émigration _ en 1949 ? _, et à si bon marché que j’avais pu me payer ces quatre épais volumes noirs qui avaient survécu à tous les autodafés, censures, pilonages, à tous les Auschwitz de livres… ». On lit bien…

 

Avant d’aborder plus frontalement les difficultés de cohérence réaliste entre « Kaddish » et « Liquidation », notons encore cet élément, à propos de l’épouse de « B. » : un peu plus loin, page 93, toujours de « Kaddish », le narrateur précise quelques données concernant l’enfance de sa femme _ de quinze ans plus jeune que lui : est-ce à prendre absolument à la lettre ? _, qu’elle « cachait », dit-il : « Cette enfance et cette adolescence, bien que ma femme fut née après Auschwitz _ juste après, en 1946-47 ? ou encore quinze ans encore plus tard ? _, étaient placées sous le signe d’Auschwitz. (…) Ses parents avaient été à Auschwitz. (…) Son père, (…) qui gardait un visage prudemment aigre en présence d’étrangers, donnait libre cours à son amertume _ on lit bien _ avec ses proches amis ou sa famille ; quant à sa mère, elle l’avait perdue très jeune. Elle était morte d’une espèce de maladie qu’elle avait rapportée d’Auschwitz… » Quant à « Judit », elle évoquera, dans « Liquidation », ses « phobies verbales » : «  Les mots horribles de mon enfance me sont revenus d’un coup : « le secret juif » ». Le passage fouaille profond : « Je disais toujours en moi-même ce mot d’une voix grave _ dit « Judit » page 107 _, en quelque sorte velue, les yeux fermés. » C’est magnifique. Elle développe : « C’était une sorte d’appel pour mes autres mots phobiques : Auschwitz. Tué. Mort. Disparu. Survécu. » On comprend le désir de la jeune fille de rencontrer l’auteur du « Rire »… On pourrait souvent appliquer au texte d’Imre Kertész l’expression qui vient sous la plume de « Keserü » à propos de ce que le personnage nomme son « plaisir d’éditeur », page 70 : « chaque mot faisant l’effet d’une balle dans la nuque »… « Judit » poursuit : « B. » _ tel un analyste _ « m’a tout rappelé, toute mon enfance oppressante à l’ombre de ces mots. Ma mère est morte d’une maladie rapportée d’Auschwitz, mon père était un survivant, un homme taciturne, solitaire, inaccessible. » Elle conclut ce récit de sa thérapie de choc avec « B. » : « Je ne sais pas comment j’ai fait pour devenir une femme relativement indemne. J’ai dû lutter jour après jour pour garder la raison, pour rester normale. Je détestais le fait d’être juive, mais je l’aurais détesté encore plus si je l’avais nié. » Soit en quelque sorte pour elle un passage obligé. Un sas sur la voie de tout accomplissement. D’où son désir de rencontrer « l’auteur » _ signant « B. » (suivi sans doute de quatre chiffres) _ du récit « Le Rire » ; ainsi que sa démarche en conséquence ce soir-là : décidée, « victorieuse », bien que « timide » aussi…. « J’avais une névrose ordinaire, comme tant de gens, et, comme eux, je n’y voyais qu’une seule issue : m’y habituer. Mais avec Bé j’ai appris que cela ne suffisait pas. Il faut toujours aller jusqu’au bout du chemin, disait-il toujours. » L’accomplir, au lieu de rester empêtré en route. Et celui-ci ajoutait, quant à lui : « Mon chemin à moi ne mène nulle part ; ne regarde pas où il mène, regarde plutôt où il commence » : selon lui (« Keserü ») : en décembre (ou au tout début de juillet : la grande rafle de Budapest eut lieu le 30 juin) 1944 à Auschwitz… Accomplir donc le chemin commencé à Auschwitz.

De fait, cet élément sera central dans « Liquidation », qui se focalise sur les divers effets à long terme d’ « Auschwitz » sur les proches du cercle de « B. ». « B. », ou celui qui, « né à Auschwitz », a troqué son nom d’état civil (selon sa filiation biologique officielle) par la lettre et le numéro matricule tatoués là-bas un jour de début juillet (sinon de décembre) 1944… Et d’après qui _ selon ce dont témoigne « Obláth » (page 25 de « Liquidation ») de leurs conversations dans les Tatras, du moins d’après les notes d’accompagnement de la pièce « LIQUIDATION » _ « nous sommes tous des survivants », ce qui « détermine notre univers mental pervers et dégénéré. » Ajoutant : « Auschwitz. Et puis ces quarante dernières années. », « déformation, à savoir ces quarante années », sur laquelle il nous faudra aussi, bien sûr, revenir… Celui qui, aussi, «  déteste le nom  _ juif ? _ qu’il a reçu de ses ancêtres _ juifs _, tout comme il déteste ses ancêtres et tous ceux qui sont la cause de son existence » _ est-ce à dire seulement sa « judéité », ou au-delà ?..(cf le « El delito mayor del hombre es haber nacido » de Calderon (la référence est donnée par « Keserü » page 79), mais là dans une logique chrétienne, un peu distincte, celle du péché originel et de la tradition augustinienne _, avait-il aussi dit « un jour », rapporte (page 36) « Keserü » (« J’avais noté cette phrase ») s’efforçant avec méthode et « sérieux », sinon besogneusement, de « rassembler tout ce que lui et d’autres » lui avaient appris de ce personnage.

Il faut maintenant dégager les ambigüités, pour ne pas dire incompatibilités ou contradictions, qui demeurent au sein de ce second cycle romanesque, quant à la cohérence entre « Liquidation » et « Kaddish », du moins si l’on veut prendre à la lettre les indices factuels parcimonieusement et non sans malice accordés au lecteur _ le point est loin d’être seulement formel :

A commencer par le décisif curriculum vitae de «  » à désensabler

_ D’abord, le point majeur de sa naissance _ à commencer par sa date, mais pas seulement :

_ « B. » a-t-il connu, et sous quelle forme, « l’expérience » d’Auschwitz ? Le passage de la sélection ? La survie au jour le jour au(x) camp(s) ? « Ce qui fut, il y a pourtant si peu d’années, mais c’est une éternité, ma vie en camp », disait le narrateur de « Kaddish » page 70 _ situation analogue à « l’expérience » de « György Köves » dans « Etre sans destin »,  et, principiellement, à celle d’Imre Kertész. Il semble un peu difficile de réduire cette « vie en camp » de « B. » à une existence simplement biologique de fœtus (de juillet à décembre 1944), puis de nouveau-né jusqu’à la libération  du lager d’Auschwitz, moins de deux mois après sa naissance (en décembre…), le 27 janvier 1945 !!!

_ Ou bien « B.» est-il on ne peut plus réellement né à Auschwitz en décembre 1944, comme nous l’indique (page 34) le « mot » de « Kuserü » : « En un mot comme en cent _ l’ouverture n’est pas anodine :  « Keserü » nous révèlant ici la clé de son auteur _,  B. était né le dernier mois de 1944 à Oswiecim, soit pour être tout à fait précis, au célèbre camp de concentration d’Auschwitz, dans l’un des baraquements de Birkenau. » _ la police enquêtant sur son suicide _ par injection d’une dose massive de morphine _ ne faisant pas « le rapprochement entre Oswiecim et Auschwitz », de même que, d’après une scène de la « comédie » « LIQUIDATION » laissée par « B. », le personnage de l’inspecteur de police s’étonnait de la « marque singulière sur la cuisse » du suicidé… Comment interpréter le récit _ « Keserü » l’insère sous ce chapeau (page 36) : « Si je rassemble tout ce que lui et d’autres personnes m’ont appris, je peux reconstruire _ mot à relever _ en gros l’histoire _ encore _ suivante » _ de son ascendance maternelle : « la mère de B., originaire de Slovaquie… » et de sa naissance à Auschwitz-Birkenau, page 37, telle, il faut tout de même le souligner, que la rapporte « Keserü » «  de ce que lui _ « B. » _ et d’autres » _ qui ? « Judit » ? « Sára » ? qui a pu recueillir de maigres confidences de « B. » ? _ lui « ont appris » (nous venons de le relever, page 36) ? Nous sommes loin du « style procès-verbal » _ l’expression se trouve page 32 _, de la logique administrative bureaucratique : cf le récit emblématique « Procès-Verbal » dans « Le Drapeau anglais ».

Les circonstances quasi miraculeuses de cette naissance au lager  _ et il y en eut, comme l’a dégagé, par exemple, l’enquête détaillée de Hermann Langbein « Hommes et femmes à Auschwitz » (qui consacre trois pages aux « Femmes enceintes et nouveaux-nés » au chapitre « Les Enfants d’Auschwitz ») _, les circonstances quasi miraculeuses de cette naissance au lager, donc, justifieraient ainsi le tatouage de la lettre B. suivie de quatre chiffres sur sa cuisse (quand il était bébé), et non sur son avant-bras (d’adulte d’au moins seize ans) _ ses proches, sa femme, sa maîtresse, sinon « Keserü » lui-même, peuvent-ils en témoigner _ mais ces personnes accèdent-elles jamais vraiment ici à la parole ? Sortent-elles jamais, dans le récit de « Liquidation », de la condition biaisée de personnages, dont les discours ne sont jamais que rapportés ?De quelle fiabilité sont les récits des narrateurs successifs ? Naïveté, illusions, mauvaise concience du narrateur intermédiaire… Amertume, partialité et réglements de comptes post portem du narrateur principal

Quant au constat de police, nous n’y accédons (pour ainsi dire) dans le récit _ mais qu’en est-il de tout le reste ? _ qu’à travers l’extrait de la « comédie » de « B. »… _ : à l’occasion de son évocation ( = une scène) de l‘enquête réelle de la police (telle qu’elle ne manquerait pas d’avoir lieu) sur la (future) mort de « B. » (tout cela advint _ ne manqua pas d’advenir _ à l’automne 1990), à propos des ampoules de morphine retrouvées, « Keserü » propose (page 35), extrait de ses souvenirs de ce qui advint alors, cet étrange raisonnement _ du philosophe « Obláth » il est vrai, mais à la première lecture, l’attention du lecteur ne démêle pas avec toute la précision nécessaire les diverses responsabilités des moindres affirmations, qui s’emmêlent donc un peu pour lui ( « à cause du caractère arbitraire de l’intrigue donnée », pour reprendre l’expression si judicieuse du narrateur supérieur de « Liquidation » à la fin, page 124) _ : si durant le demi-siècle précédant la chute du rideau de fer, une « ignorance », une  « barbarie » et une « méchanceté dévastatrices » ne s’étaient pas durablement et en profondeur répandues « dans le pays _ de Hongrie _ comme une épidémie avec la bénédiction des autorités (…)  le tatouage sur la cuisse _ de « B. » _ n’aurait pas constitué _ pour cette police décérébrée de 1990 _ un si grand mystère, car il aurait été notoire _ eh oui ! le conditionnel est à relever ! pour ne rien dire de l’adjectif !.. _ que les quelques nourrissons qui étaient nés là-bas _ tiens donc ! _ au cours de l’histoire d’Auschwitz avaient _ notoirement donc, pas moins ! _ eu leur matricule tatoué sur la cuisse _ mais comment donc, nous le croirions presque, si puissant est le crédit de la parole _ puisqu’il eût été impossible _ comme c’est évident et forcément probant ! _ de le faire sur l’avant-bras, tout simplement par manque de place _ c’est le bon sens ! _, l’avant-bras d’un bébé étant trop court » … Sauf qu’à la première lecture, le lecteur moyen _ que chacun est, happé par la prestesse du récit _ marche, pour ne pas dire court !!! Le récit, nonobstant ses emboîtements en abyme _ sur lesquels nous glissons _, nous mène par le bout du nez ; ni vu, ni connu. Ou les prestiges de conteur du plus rusé des Grecs, Ulysse… Combien d’enfants nés à Auschwitz ont-ils effectivement survécu ? Quid des chances de survie d’un nourrisson de moins de deux mois lors de la « marche de la mort » consécutive à la libération du camp d’Auschwitz ?

Avec sérieux et même componction _ hérités de sa famille : « J’ai grandi parmi des gens sérieux que les guerres et les dictatures avaient éduqués _ à quoi déjà ? » _ humour de la résignation _  ; ou la variante « Dans ma famille, il n’y avait pas de littérature. Ni d’art d’aucune sorte » ; et encore celle-ci : « J’ai grandi parmi des gens sérieux dont l’âme, le caractère et la personnalité avaient été liquidés par les guerres et les diverses dictatures », et eux n’étaient pas juifs _, « Keserü » _ la première victime de son enthousiasme (ou du « charme » du conteur « B. ») _ entre avec générosité dans les détails, et livre, page 35, quelques sources de ses raisonnements, sur la personne de « B. » (et son histoire) : «  B. ne parlait pas volontiers _ le mot est faible _ des circonstances de sa naissance, mais après que je l’eus maintes fois poussé dans ses retranchements _ ah ! _ , il avait  fini par me dire _ merci ! _  que la lettre B. et que les quatre chiffres signifiaient que sa mère avait été enregistrée dans les fichiers de l’hôpital comme détenue politique slovaque _ les historiens pourront en avérer la possibilité ainsi que mesurer la plausibilité _ ; et il m’apprit que, pour autant qu’il sût _ comme il disait (lui-même, sans autre autorité que celle de sa parole) _, les détenus hongrois étaient en général tatoués d’un A et d’un nombre à cinq ou six chiffres, et que, pour un juif hongrois, la probabilité d’avoir un tatouage sur la cuisse _ équivalente aux chances de survie d’un nourrisson _ était pratiquement égale à zéro (m’avait-il dit précisément)) » _ un tel sérieux chiffré fait on ne peut plus digne de foi…

« Keserü » avance en précision dans la mention de ses investigations (page 36) : « Si je rassemble tout ce que lui et d’autres personnes _ sans autre précision _ m’ont _ non sans difficultés, en ce patient travail qu’est celui d’historien  (« histoire » ne signifie-t-elle pas « enquête » ? cf Hérodote) _ appris _ que vaut ici ce terme ? _, je peux reconstruire _ on lit bien _ en gros _ certes, il faut forcément choisir et résumer _ l’histoire suivante _ à ne pas lire trop vite, on peut tiquer à l’expression « reconstruire une histoire »… C’est à dessein que je répète ici cette phrase.

Ces incertitudes sont tout à la fois le lôt et l’honneur de la profession d’historien, jusque, surtout, dans la pesée des conclusions où le chercheur engage son autorité scientifique. La question étant ici : suffit-il de revendiquer un tel statut d’historien pour en satisfaire aux critères ? C’est la communauté professionnelle des historiens qui de fait et de droit en décide. Après débat contradictoire. Le « rédacteur littéraire » « Keserü » satisfait-il ces requisits dans son enquête éditoriale ? Au lecteur de l’apprécier.

« Lors de la sélection _ entre le crématoire et la survie provisoire  _, soit le médecin qui effectue la sélection ne remarque pas _ « D’ailleurs l’examen n’a pas demandé plus de deux ou trois secondes (environ) », indiquait pour sa part « György Köves » à la page 119 d’ « Etre sans destin » _ qu’une femme (la mère de B.) est enceinte de quatre mois (ce qui est possible _ pour des raisons circonstancielles tenant surtout et d’abord au médecin ; et fait bien remonter le passage de la sélection au début de juillet : la grande rafle de Budapest a eu lieu le 30 juin 1944 ; la gestation aura duré neuf mois en décembre _), soit sa grossesse ne se voit pas du tout (ce qui est également possible _  sans que cela soit devenu trop évident, ce fameux début de mois de juillet à Auschwitz, consécutivement à la grande rafle des Juifs de Hongrie _ ) ; éventuellement _ s’objecte l’enquêteur _, elle se voit quand même un peu _ au quatrième mois de la grossesse _ mais on a affaire à un médecin bienveillant _ même l’improbable a toujours sa chance _, en fin de compte, c’est encore possible » _ en théorie, certes, mais le calcul des probabilités doit remonter tout de même assez loin…

« Les vraies difficultés commencent environ un mois plus tard _ en août _, lorsque le corps de la mère de B. s’amenuise jour après jour _ du fait de la radicale misère des rations alimentaires _ tandis que son ventre devient _ naturellement _ plus saillant. » La « reconstruction » _ pour reprendre le mot de « Keserü » page 36 _ de la suite est intéressante : la mère doit ruser : « sous un prétexte quelconque _ et il n’en manque pas _  (par exemple en invoquant les furoncles purulents qui couvrent ses jambes, ces phlegmons qui comptent parmi les maladies les plus banales dans les camps de concentration _ cf en effet le récit d’ « Etre sans destin » _), elle s’inscrit sur la liste d’attente de l’hôpital. Cela _ rappelle scrupuleusement « Keserü » _ peut signifier une mort certaine _ au pays, faut-il le rappeler, de la mort industrielle  et la « solution finale »_ : en général, une sélection _ on a appris la signification du vocable _ est faite parmi ceux qui demandent à y être admis » _ à l’hôpital… Mais « cette fois-ci _ par quelque coup-de-pouce de la Providence, sinon une micro-secousse, ou un raté, du hasard _ il n’y a pas de sélection (du moins je le suppose _ précise l’enquêteur scrupuleux en toute bonne foi, on ne saurait certes le prendre en défaut sur ce plan _ : s’il y en avait eu une, comment se serait-elle retrouvée à l’hôpital ?). » _ C.Q.F.D., en saine logique. « La suite est facile à imaginer », s’autorise _ imprudemment ? _ le « reconstructeur » de « l’histoire » de « B. ». « La blokowa (responsable) de l’hôpital est une détenue polonaise. Or, la mère de B., originaire de Slovaquie _ cf l’indice de l’inscription « B. » et pas « A. » _, se fait parfaitement comprendre par la blokowa polonaise ; c’est la base de tout _ forcément, il faut une faille dans la mécanique imparable du conglomérat de la mort. La blokowa, miraculeusement complice, l’aide, aidée aussi par le concours des circonstances : en effet le « camp de la mort » (sic, dans le récit de « Keserü », page 37) « est en pleine liquidation _ décidément un mot-clé _ le système est en train de s’écrouler _ sur les fronts est comme ouest, partout la Wermacht reflue, en relative décomposition. Voici le subterfuge que « Keserü » « reconstruit » comme un possible entre les possibles : par un simple jeu d’écriture sur un dossier _ l’administration du lager applique vaille que vaille son règlement _ « on déclare _ certes _ la mort d’une juive _ la mère de « B. » _ et, avec l’aide _ la complicité, forcément indispensable _ de l’administration du camp, une détenue politique _ c’est-à-dire communiste, ou apparentée _ slovaque _ le « B. » ! _ décédée depuis longtemps revient _ toujours sur le papier ; en vrai, c’est plus difficile _ à la vie » _ « Keserü » s’offrant le luxe de ce commentaire, qui mêle dangereusement les registres : « qu’est-ce que cela signifie à Auschwitz où l’on raye _ c’est une métaphore _ des vies _ ce n’est plus une métaphore _ d’un geste du doigt ? » _ c’est une métonymie _, quand la logique s’accorde de fonctionner pour une fois à rebours… Avec pour résultat (page 37), ce nœud de notre « histoire », je veux dire celle de « B. », aux yeux (de la foi…) tout au moins de « Keserü » :  « La mère met au monde son fils dans le baraquement de l’hôpital et, bien qu’on le lui enlève aussitôt _ forcément _ l’enfant reste en vie… ». De fait, Auschwitz sera libéré par l’Armée rouge le 27 janvier 1945… La libération de Buchenwald, par les troupes américaines, où se trouvait le « György Köves » d’ « Etre sans destin » ainsi qu’Imre Kertész se produisit un peu plus tard, le 11 avril… Quant à la survie d’un nourrisson d’un ou deux mois en ces circonstances particulièrement chahutées ! Mais il est bien connu que les bébés ont la peau dure…

« B. »  prit même, selon « Keserü », les devants face à la réception de « son histoire » à la Hansel et Gretel, ou conte de Noël, pour rester dans le registre des naissances divines _ et, à y prêter un peu attention, bien que la lecture, « selon la logique » certes «  arbitraire de l’intrigue donnée » (cf page 124), défile à vive allure pour le lecteur, nous apprenons pas mal de choses, à nous pencher d’un peu plus près entre les lignes, des liens de « B. » et de « Keserü » :

« _ C’est une histoire écoeurante, dit B. en guise de commentaire _ nous sert alors « Keserü » (page 37), dans son récit de narrateur intermédiaire (le processus est à tiroirs, en abyme, ne jamais le perdre de vue !) _, mais tu n’es pas obligé de la trimballer tout le temps avec toi, comme ton porte-monnaie ou ta carte d’identité. Tu peux la poser n’importe où, l’oublier dans un café ou bien la jeter dans la rue comme un paquet encombrant qu’un inconnu t’aurait donné » _ sert, avec le charme on ne peut plus efficace de son bagoût littéraire, mais non sans ironie (au vu de son « histoire » globale), « B. » en forme de matrice d’identification à « Keserü » (puis, plus naîvement, « Keserü » nous la rapporte telle quelle, cette « histoire », à nous autres lecteurs de bonne foi) ; lequel _ « Keserü », pas forcément « le lecteur » _ ne demandait rien tant qu’une telle « identification-projection »…

« Keserü » s’échappe alors, au nom de la probité, ainsi que du vérisme : « Je fus suffisamment stupide pour l’inciter _ lui, « Keserü », le membre du comité éditorial, le « rédacteur littéraire » de profession _ à l’écrire » _ ne nous raconte-t-il pas, après tout, l’histoire d’une amitié d’abord littéraire aboutissant, pour lui, à une impérative voire désespérée mission éditoriale testamentaire ? Nous voici à l’épicentre vertigineux du roman « Liquidation »…

« B. » s’offrant le luxe savoureux de cette réponse (page 37) :

« _ Tu ne sais pas ce que tu dis _  l’autre , soumis, n’en disconvenant pas _ et continue sa leçon :

_ C’est bien comme ça _ c’est-à-dire esquissé à la va vite en une conversation privée, et à la lecture « à cause du caractère arbitraire de l’intrigue donnée », je récupère la formule parlante de la page 124. « Informe et sanguinolent, comme du placenta » (page 38). Mais : « Si je l’écris, ça deviendra une histoire. » Ah ! ah !

Et « B. », se plaçant en quelque sorte dans la position de l’éditeur-« rédacteur littéraire » _ lui, « le véritable écrivain », a la pratique des « demi-pas » de côté (cf page 82), demande à « Keserü » comment « en tant que rédacteur exigeant » _ de fait son office précis dans l’entreprise éditoriale _ il qualifierait « une telle histoire »… L’autre, pris de court, ne sait pas. Il faut lui mettre les points sur les i.

« B. » :

 « _ Bien sûr que tu le sais, dit-il contrarié _ rapporte, toujours en abyme, le fidèle « Keserü » comme narrateur intermédiaire. Regarde le sujet _ c’est déjà beaucoup dire _ que je _ l’auteur _ te _ le rédacteur éditorial _ fournit _ parle-t-il en professionnel de l’écriture, ou plutôt ici de l’édition, de la vente _ : un enfant vient au monde à Auschwitz grâce à l’entraide de brave gens _ ah les « braves gens » qui ne courent pas les rues ! _. Les kapos déposent _ ça pouvait donc leur arriver ! _ leurs bâtons, leurs fouets _ vive la fantaisie de l’écriture _ et, tout émus _ mais oui ! _, ils lèvent au ciel le bébé en pleurs _ on entend le sirop des violons dans le film hollywoodien… L’adjudant en a les larmes aux yeux. »

L’autre :

«  _ Bien sûr, raconté comme ça…

_ Alors ? m’encouragea-t-il _ et nous aussi, lecteurs, par la même occasion, face au défaut de recul du narrateur intermédiaire « Keserü » _ . Alors ? »

L’autre, acculé :

«  Comment dire… C’est kitsch, dis-je _ rapporte-t-il, toujours aussi fidèlement. » Mais aussitôt, en professionnel un peu fin qu’il se croit, le pauvre « Keserü » ajoute, pour se rétablir : « Mais ça peut s’écrire autrement, me hâtai-je d’ajouter. » 

« B. », grand seigneur :

« _ Impossible. Ce qui est kitsch est kitsch. » Kundera a définitivement fait le point là-dessus.

Le rédacteur-éditeur, toujours professionnel et scrupuleux : 

«  _ Mais ça s’est bel et bien passé _ tiens donc ! ou la foi du charbonnier, à moins que ce ne soit la force de la fable, ou la conjonction des deux _, protestai-je » _ le verbe est délicieux ; on entend, aux manettes, le narrateur supérieur se délecter en silence. « B. » n’a même pas besoin d’être celui qui le dit. C’est à fronts renversés. Le B.A. BA de la rhétorique et des techniques de vente et marketing (cf « La Stratégie du désir »)…

Réponse immédiate, merveilleuse, du « véritable écrivain » :

« Il m’expliqua _ rapporte cette fois en style indirect le narrateur intermédiaire qu’est « Keserü » _ que  le problème résidait justement là. Cela s’était passé _ dit très vite, et ayant le moins possible l’air d’enfoncer le clou, « B. » à « Keserü » _ et  pourtant ce n’était pas vrai »_ ah ! bon ? Mais sans laisser si peu que ce soit souffler le récepteur, « B. » qui a l’initiative déploie illico les volutes de sa subtile explication, qui sans coup férir méduse le décidément trop « sérieux » _ et pas de taille _ « Keserü » _ ainsi que le lecteur qui ne décolle pas, lui non plus, de sa lecture, « à cause (une fois de plus) du caractère arbitraire de l’intrigue donnée », et du talent de l’auteur ! _ : « C’était une exception » _ donc de l’invraisemblable dans la logique attendue (= convenue) du romanesque réaliste, et des recettes de vente, du point de vue de l’éditeur forcément soucieux de la réception. Ou encore, poursuit « B. » : « Une anecdote _ trop isolée ! Un grain de sable dans la machine à broyer les cadavres _ qu’était le système Auschwitz. Quel intérêt _ romanesque _  pouvait avoir sa vie, cet accident _ trop _ unique en son genre, qu’il devait _ telle une grâce _ à quelques dignitaires du camp ? Et où se placerait l’histoire du succès _ la si peu probable survie _ aussi extraordinaire qu’inexistant de B. dans la Grande Histoire Universelle ? »

« Keserü » commente avec sa probité foncière : « A l’époque, au début de notre amitié _ déséquilibrée, on en juge _, je ne comprenais pas encore très bien  _ et maintenant ? _ de quoi il parlait. » Le personnage ajoute cependant : « Il est possible que je n’en aie pas toujours une compréhension suffisante » _ on en re-jugera, selon le degré de distanciation de la lecture (et de dés-aveuglement du lecteur)…

« Keserü » justifie ainsi ses handicaps : « Mais dans cette ville grise et glaciale _ Budapest _, d’ennui et de résignation hébétée _ résultat de durables « Auschwitz » _, je fus peu à peu fasciné  » _ le mot est en effet important, nous l’avons déjà rencontré, et on mesure à quel degré d’irréversibilité s’exerça la « fascination », le « charme » de « B. ». Et « Keserü » n’en eut pas l’exclusivité : cf au premier chef la « Judit » de « Kaddish », celle d’avant l’automne 1985 (son voyage à Florence et ce qui s’ensuivit), qui dira a posteriori (dans sa lettre rétrospective explicative à « Ádám » d’après printemps 91) et avec nuances, page 107 de « Liquidation » : « Je crois que j’étais sous le charme de cette vie exceptionnelle », ou la puissance du conte.

Je reprends le discours de « Keserü » pages 38-39 : « Mais dans cette ville grise et glaciale, d’ennui et de résignation hébétée, je fus peu à peu fasciné  par ces conversations _ avec « B. » _, comme si j’y avais reconnu _ conclut « Keserü » _ un rêve lointain et inimaginable » _ sans doute une clé (le « rêve », le « romantisme » et ses impasses) du personnage de « Keserü ».

Une clé de l’importance aussi et peut-être plus encore et surtout de la situation géographique et historique (c’est-à-dire géopolitique) hongroise sur laquelle l’œuvre qu’est « Liquidation » focalise son regard. Voilà qui nous replace dans le cadre majeur ici de l’aventure (historique) de la grande Europe. Dans la décennie 1990, mais aussi bien au-delà…

Toutes choses bien sûr étant égales par ailleurs, cela nous rappelle le cas _ tout aussi structurel _ de la Pologne (« En Pologne ou nulle part ») : « Dieu est trop haut, et la France est trop loin »… Ou celui de Prague et des Tchèques, au delà de Kafka… Ce « romantisme » de « Keserü » _ mais aussi de « Sára » _ est-il ainsi, plus largement, un (dangereux et tragique) tropisme géopolitique, notamment (mais pas seulement) hongrois ? Qu’en penserait Imre Kertész ? Lui qui souligne aussi, par ailleurs, la solitude linguistique des Hongrois, au milieu de leurs voisins slavophones et germanophones…

Les « fascinés » _ pour reprendre ce mot du roman _, ceux qui s’illusionnent, ont toujours une part, aussi élémentaire soit-elle, de responsabilité dans ce qui leur advient _ « leur arrive », disait « György Köves », le « György Köves » de quinze ans et demi à son retour des camps, comme il le répliquait vertement, très agacé, à ses voisins demeurés à Pest, « Steiner » et « Fleischmann », à la fin d’ « Etre sans destin » _ c’est-à-dire dans le processus d’auto-aveuglement des illusions, dans le grain de désir, infime au départ, mais décisif, à partir duquel se gonfle _ Freud l’a analysé dans « L’avenir d’une illusion » _ la perle irisée de la fantaisie aveuglée qui les mène loin… « Keserü », qui ne parvient pas pas à s’émanciper, est de cette famille _ du moins tout le long du récit qu’en fait le narrateur supérieur, continuant de régler (par dessus les têtes des autres) ses comptes.

Un passage (page 45) _ c’est « Keserü » qui témoigne _ précise le processus de la fascination renvoyé par la personnalité de « B. » ; et de la « dépendance » en résultant pour ses victimes : «  Je n’y peux rien, mais tout le monde a un idéal (…). Je voyais un homme qui vivait selon ses propres principes _ denrée certes un peu exotique, en ce régime fortement dissuasif ; mais sans exclusive. Dans ce même registre, « Judit » dira aussi, de sa survie avec « B. », page 110 : « Nous menions une vie impossible _ réalité forcément intéressante. Nous avions peu de contacts avec les gens, et quand cela arrivait, nous menions avec eux des conversations désespérantes, « non conformistes » ». Le prestige du non-conformisme, voilà un des ressorts de la « fascination » de « B. ».

« Le temps passa et un jour je me surpris à me nourrir _ c’est quasi une métaphore eucharistique qui vient ici à l’esprit de « Keserü » _  de ses paroles _ un symptôme analogue se manifeste dans le processus amoureux. A m’aligner sur lui, à sentir le besoin de savoir à quoi il pensait, ce qu’il faisait, à quoi il travaillait. Est-ce tellement stupide ? _ tente de s’excuser la victime. Mais nous sommes ainsi faits, nous autres hommes de second rang _ expression significative _, nous nous nourrissons de la vie  _ mais qui, en l’occurrence, vampirise qui ? _ de ceux qui sont plus forts que nous, comme si une bouchée de cette vie nous revenait. »

Cf en effet « L’Imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ » ; ou encore le mystère de la transsubstantiation dans le sacrement de l’Eucharistie, c’est-à-dire une théophagie  _ mais nous voilà alors sacrément hors du registre de la métaphore.

De cette dépendance de « Keserü » à l’égard de « B. », le personnage dit encore un peu plus loin (page 50) : « Je ne dois pas oublier que je veux raconter l’histoire de B. (ne serait-ce que pour en dégager la mienne) ». « Dégager la mienne » de « l’histoire de B. », nous lisons bien : en a-t-elle donc besoin ? Ne fut-ce pas aussi, en un autre registre, et des années plus tôt, le sens de la volonté de séparation de « Judit » d’avec « Bé » ?… Mais « Judit », elle, n’est pas une velléitaire : elle passe à l’acte sans tergiverser.

Ce à quoi le personnage de « Keserü » semble, in fine, devoir sempiternellement échouer. Du moins dans le récit que choisit emblématiquement _ « disons », dit-il _ de nous en donner le narrateur supérieur de « Liquidation » : encore une fois _ « comme chaque fois qu’il lisait la pièce » selon la formule du narrateur supérieur à la page 123 _ et emblématiquement donc, cette journée radieuse « disons de début de printemps 1999 », du « matin ensoleillé » de la page 11, jusque dans l’éclat des « rayons du soleil de l’après midi (finissant, juste avant que « le soir tombe », à la dernière page) qui filtraient par la fenêtre » de la page 123. Car ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres possibles que nous propose le narrateur supérieur de « Liquidation » dans son contrat initial de lecture, page 11.

Tout particulièrement du fait _ crucial pour le montage romanesque  _ de la blessure _ incicatrisable pour le projet de publication si cher au « rédacteur littéraire » _ (du type « membre amputé ») du manuscrit du « roman » manquant dans le « testament littéraire », pourtant miraculeusement récupéré, lui, grâce à l’ingénieux (et parfaitement réussi) stratagème _ mis en place la veille et le soir même de son suicide par « B. » _ l’invitation à  « Sára » à un petit-déjeuner avec champagne le lendemain matin (de son suicide) : c’est « Sára » qui découvrant le cadavre et le mot l’accompagnant « NE M’EN VEUILLEZ PAS ! BONNE NUIT » (page 71), et sentant (page 27) qu’elle « ne tiendrait pas une seconde de plus dans l’appartement, seul(e) avec le cadavre de B. », prévient « Keserü » _ qui d’autre ? d’assez proche sans l’être trop _, qui devance la police et les autorités pour mettre la main sur les manuscrits qui restent… Sauf qu’il manque une pièce importante, sinon essentielle, au puzzle : « le roman » à « la base de la pièce » « LIQUIDATION », selon la formule du « rappel » que le lecteur découvrira tout à la fin (page 123). Ce « rappel » su « par cœur » par « Keserü », une fois qu’il l’a découvert, et que depuis longtemps il n’a plus besoin d’afficher à l’écran de son ordinateur pour se le rappeler (apprendrons-nous aussi page 123), ce  « rappel », donc, est le sel qui entretient à vif la blessure de « Keserü » depuis lors, contribuant, au quotidien toutes ces années, à l’empêcher de « dégager » son « histoire » de « l’histoire de B. ».

Ce qu’emblématiquement signifie au final de « Liquidation » (page 127) « la lueur fantomatique » _ en effet _ que répandait « dans un coin de la pièce » le soir venu « l’écran de son ordinateur » que « Keserü » avait négligé d’éteindre _ « il avait entamé une manipulation qu’il avait dû oublier ou abandonner en cours » _ on ne saurait mieux dire. Il ne sait pas couper cours. Faute de désactivation, « la machine faisait clignoter dans son dos ses questions vaines et obsédantes », soit, indéfiniment, la double inscription « Etape suivante

Annuler ».

Ainsi le mécanisme-piège de « B. » qui savait si bien tout son monde, continue-t-il de fonctionner à merveille _ comme il a merveilleusement fonctionné ce matin-là et par la suite, « disons » encore une décennie après sa disparition _ aidé, il est vrai, et c’est même le principal, par tous les processus en place depuis Auschwitz, et les « Auschwitz » qui ont pris sa suite. Du moins selon ce que déjà imaginait « B. »…

Alors le roman « Liquidation » pourrait-il lui-même _  en concurrence avec « Kaddish » _ être le « manuscrit » désespérément recherché par « Keserü » et qu’a lu, puis détruit, « Judit » ? Le roman des piégés de tous les « Auschwitz » qui désormais règnent dans le siècle ? Il nous faudra y revenir. Pour le moment, reprenons le fil des découvertes (par le lecteur au fil des pages) des énigmes _ ou le processus d’étonnement légèrement angoissant (face au réel, devant lequel nous commençons forcément par être des innocents, des enfants ignorants) mais seul vraiment jouissif, des vraies littératures. Dès Cervantès. Dès Homère _ experts, eux aussi, en montages en abyme

_ Retour à la page 46 : « Mais je sens que je deviens incohérent », « Keserü », qui s’est mis à écrire sans doute au moins une préface au volume à paraître du « testament littéraire » de « B. », s’y efforce à éclaircir l’histoire de ses relations avec « B. » : «  Il faudrait peut-être que je revienne à une espèce de chronologie, que je raconte par exemple comment j’ai fait la connaissance de Bé » _ pourquoi pas, en effet ? « Sauf que _ tout de suite il douche notre curiosité _ je ne m’en souviens plus _ c’est plausible. « Aux éditions, tout le monde le connaissait _ lui aussi, par conséquent, mais vaguement. A l’époque, je travaillais comme éditeur de littérature hongroise et je n’avais jamais affaire à B. _ le connaissait-on déjà sous ce nom ? _ qui voyait _ vraiment _ uniquement ceux de littérature étrangère : il faisait _ nous l’avons relevé, c’était là son métier _ d’excellentes traductions du français, de l’anglais et de l’allemand. » Cependant, « il avait quand même _ un peu _ attiré mon attention _ quoique superficiellement _, parce que c’était un personnage gai et bruyant _ tiens donc _, amusant, minaudier et diablement spirituel _ ce n’était que l’uniforme _ un leurre _ qu’il revêtait chaque matin. Mais je ne pouvais pas encore le savoir. » Certes : la connaissance est une conquête. Sur l’ignorance, forcément. Sur l’erreur. Plus difficilement sur l’illusion. « En tout cas, il me répugnait un peu », conclut ce préambule « Keserü »…

Or, « un jour à la cafétéria, ce hâvre socialiste des gâteaux rassis, des sandwiches suspects et du jus de chaussette où tous se rendaient régulièrement en quête de refuge et de réconfort provisoire _ cf là-dessus les belles descriptions du « Refus » _, nous avons fini par échanger quelques paroles. » « Keserü », chargé aussi par sa maison d’édition, d’ « un mensuel populaire » se débattait en effet « sans cesse avec le manque de manuscrits » à y publier : « Je demandais à B. s’il écrivait _ vraiment _ parallèlement à ses traductions, et dans, l’affirmative, s’il n’avait pas par hasard un manuscrit original pour notre revue. » Ainsi s’enclencha la collaboration qui allait circonvenir le « rédacteur littéraire »…

Continuons avec les improbabilités de cohérence du curriculum vitae de « B. » entre les deux romans (celui de 1990 et celui de 2003) _ constituant à ce jour le cycle de « B. » _ en admirant au passage le travail d’orfèvre d’Imre Kertész pour si subtilement ajointer ces romans :

_ Jusquà l’incertitude de l’année de sa mort _ par suicide (« La police avait retrouvé la seringue et les ampoules de morphine ») : « L’enterrement de B. eut lieu un jour sombre et morne d’automne » : De quelle année ? 1989 ? Non, 1990, le temps de voir et de jauger la pseudo sortie de l’ancien régime qui s’était effondré le 23 octobre 1989, entraînant à peu de temps de là (le 9 novembre) la chute du mur de Berlin et, à terme, de l’empire soviétique… La « pseudo sortie du régime », déjà bien entamée dès les premiers mois de 1989, avant ces deux événements-là et les événements connexes dans l’empire de l’Est, allait se poursuivre l’année suivante.

« Keserü », recherchant « une explication au suicide » de « B. », confie : « Durant ces derniers mois _ ces mois mouvementés de changements politiques dont les promesses ont vite pris _ détail parlant _ dans nos bouches le goût amer de l’illusion _, j’ai rarement vu B. » Et plus loin, « Judit », son ex-femme, à propos de « Bé » : «  Il était vidé. L’opposition a disparu, le monde entier _ avec la désaffection contagieuse des gardes-frontière _ s’est ouvert. Et il n’avait plus envie de se chercher de nouvelles prisons. » Les remarques de « Keserü » évoquent la déliquescence du régime, sa chute ainsi que ce qui peu à peu se met en place au cours de l’année 1990…

Cependant, nous l’avons vu, c’est « neuf ans auparavant » le présent de ce jour  « disons » de « début du printemps 1999 » du récit « qu’il _ « Keserü » _ avait trouvé cette pièce de théâtre », chez « B. », parmi les « manuscrits » entreposés dans le « réduit » de son petit appartement, le matin de son suicide : le calcul donne en 1990. L’enterrement _ et donc le suicide de « B. » ; et donc la découverte, puis la lecture, de son « testament littéraitre » par « Keserü », ayant les uns et les autres eu lieu « à l’automne » de cette année 1990…

Si le détail des dates, l’incertitude d’un an entre 1989 et 1990, n’est en rien dirimant, ce qui l’est en revanche pour le sens du roman « Liquidation » et sa signification au sein de l’œuvre d’Imre Kertész, au tournant du siècle (le roman est paru en 2003, juste après l’attribution du prix Nobel _ le 10 octobre 2002), avec un regard rétrospectif de l’auteur sur le changement (« Wende ») de 1989-90, pour la Hongrie, l’Europe, et le monde, ce sont les enjeux de ce changement, et des « métamorphoses » ou, au contraire, schléroses qui le suivirent, pour les personnes… Ce point étant sans doute la clé de ce roman. Fin de la remarque.

_ Autre difficulté de cohérence, le « B. » narrateur de « Kaddish » subit, enfant, le divorce de ses parents avec ses conséquences un peu contournées sur son éducation, qu’il développe avec un certain luxe de précisions dans son récit _ à l’instar du « György Köves » d’ « Etre sans destin » ; tandis que le « B. » écrivain de « Liquidation », s’affirmant  _ à « Keserü », il est vrai, s’efforçant d’obtenir de lui de menus éclaircissements biographiques _ séparé  à la naissance à Auschwitz de sa mère _ dont on ne saura plus rien _, va vivre, et pour cause, une vie d’orphelin : de l’enfance de « B. », « Keserü » sait « seulement _ d’après leurs conversations (page 36) _ qu’il avait fugué de l’orphelinat »… Est-ce à prendre à la lettre ? Ou nous faut-il y voir des « métaphores » ?

Quelles que soient, nous l’avons pointé, les limites de sa lucidité, le narrrateur intermédiaire qu’est « Keserü », introduit, on le voit, dans le récit de « Liquidation » de notables éléments nouveaux par rapport aux données de « Kaddish » : mais comment les interpréter ?

Entre autres, justement, quant à la question de l’identité, ou de l’état civil de « B. » _ distinguo utile particulièrement pour un « Keserü » pour lequel « la réalité  est  devenue un état problématique »… _ : « Je n’envisage même pas _ commence par avancer « Keserü » _ qu’il ait pu connaître son père _ comment, en effet, par quels arcanes, aurait-il pu remonter jusqu’à pareille identification ? et par qui ? pour un enfant « né le dernier mois de 1944 à Oswiecim » (page 34) _ et sa mère » _ une fois né, épargné, détourné et sauvé par la blokowa polonaise… Les archives conservées ont pu difficilement garder trace de la filiation authentique du nouveau né d’une mère juive détenue à Auschwitz-Birkenau !… La « reconstitution », comme la vraisemblance, ont leurs limites.

« Je ne sais rien de son enfance _ seulement qu’il avait fugué de l’orphelinat. Je voyais _ enchaîne sans articulation ni a fortiori  le moindre commentaire sa phrase suivante «Keserü » (page 36) _ qu’il avait un autre nom _ tel : « György Köves », mais est-ce possible ? _ quand je rédigeais _ dans les années de sa propre nouvelle affectation dans les services de la maison d’édition (« je fus rengagé comme rédacteur aux « Classiques étrangers » et autres services de ce genre où je ne pourrais plus nuire à personne », précisait « Keserü » page 56), après son internement de dix jours en prison, son licenciement et son inespérée réintégration _, quand je rédigeais _donc _ ses contrats de traduction _ la principale activité de « B. », ne le perdons pas de vue _ avec la maison d’édition. »

Ce nom de l’état civil, qui n’est jamais donné, pas plus dans « Liquidation » que dans « Kaddish », pourrait-il être ainsi celui de « György Köves » ? Il semble cependant difficile de faire coïncider les données biographiques _ notamment matrimoniales _ de cet éventuel même personnage issues du « Refus » avec celles des deux romans que nous avons qualifiés de « cycle de « B. » »… Même si « Le Refus » et « Liquidation » tournent autour de la question de l’édition des œuvres… La question est cependant importante. Fin de l’incise. Je reviens au détail du texte page 36 de « Liquidation ».

Et toujours sans la moindre pause, ni articulation, dans le souffle du narrateur, en quelque sorte : « « Il déteste le nom qu’il a reçu de ses ancêtres _ Qu’est-ce à dire de concret ? Quelle filiation biologique « B. » était-il en mesure d’établir suite à pareilles circonstances ? Que pouvait apprendre un enfant rescapé, « né à Auschwitz » ? _, tout comme il déteste ses ancêtres et tous ceux qui sont la cause de son existence », me dit-il un beau jour. J’avais noté cette phrase », laisse échapper innocemment à la suite de cette pluie de remarques rapides, le « rédacteur littéraire », page 36 _ nous l’avons déjà noté _, sans s’y apesantir.

Sans préjuger de la nature de l’esprit de « Keserü » à partir de ces discours rapportés par le narrateur supérieur, le narrateur invisible qui tient d‘un bout à l’autre la plume de « Liquidation », le maître d’œuvre final qui nous donne à connaître en quelque sorte de l’intérieur _ souvenons-nous : « Keserü » se voit attribuer « ce jour-là une vie intérieure intense » (page 20) _ les préoccupations en fait assez monomaniaques de « Keserü », nous pouvons cependant conclure avec assez d’objectivité que « B. » (abréviation familière de la lettre suivie d’un numéro de quatre chiffres) est le nom de plume  _ et un peu plus que cela, nous le verrons _ que se choisit l’auteur quand il délaissa _ en de rares occasions _ le travail de traducteur (publié, lui, sans autres formalités, sous le simple nom de son état civil) pour écrire en personne _ et apposer sur l’œuvre cette signature anomique hautement reconnaissable, telle une marque, un nouveau stigmate (d’Auschwitz), mais cette fois voulu et revendiqué comme un étendard, encore moins inséparable de lui désormais que ce tatouage sur sa peau d’ « un B majuscule et quatre chiffres » : l’expression (page 30) est cependant du personnage de « l’Inspecteur de police » dans la pièce de théâtre « LIQUIDATION » ! Assortie, dans la pièce, de ce commentaire du même personnage :  « J’ai parlé au médecin légiste. C’est un vieil homme. (Il hésite, puis d’un coup lâche le mot.) Il est juif. Il dit que c’est au poil près comme un matricule d’Auschwitz, sauf qu’il ne devrait pas être sur la cuisse mais sur l’avant-bras. Intéressant, non ? » _ On admire l’art d’ajointement de l’auteur, à moins que ce ne soit ici celui du narrateur supérieur

 Quant à ce choix de signature, on le reliera dans le cycle de « B. » à la réputation « ès Auschwitz » de ce personnage d’auteur, laquelle suscita l’irréfragable désir de son « alors future, maintenant ex-femme » (page 35 de « Kaddish ») de parler avec lui de ce qu’il avait écrit (dans son récit intitulé « Le Rire ») de l’ « expérience » d’Auschwitz, elle qui subissait l’étouffant « grand secret à la maison » du « ghetto des sentiments juifs et des pensées juives » (cf « Kaddish » page 95)… C’est sans doute aussi la raison pour laquelle « B. » avait été convié à cette étrange « fête » de Saint-Sylvestre _ à « une adresse pour ainsi dire clandestine » _ de dissidents plus ou moins autorisés aux franges du régime, à l’heure où pointaient « l’opposition polonaise » et le « dernier samizdat », selon les expressions de la page 53 de « Liquidation »… Comme le signale le paradoxal jeu du « poker concentrationnaire », le stigmate d’Auschwitz avait désormais sa côte parmi les dissidents… C’est un phénomène d’époque.

Nom de plume dont nous découvrirons incidemment au détour de deux pages (109 et 110 de « Liquidation ») qu’il fut problablement choisi _ par Imre Kertész sinon par « B. » lui-même ! _ à l’instar de celui de l’auteur d’ « un livre écrit en anglais » _ vraiment ? ou seulement plus tard traduit (et lu) en anglais ? et duquel des divers livres de cet auteur pourrait-il s’agir ? _ dont son ex-femme, « Judit », se souvient qu’il était en sa possession l’automne 1985 : « je ne sais pas où il se l’était procuré _ sous ce régime policier, où veillait une sourcilleuse censure. L’auteur écrivait sous son nom de prisonnier _  au lager _, comme lui _ voilà ce qu’il nous faut retenir _  : Détenu 135633 », indique-t-elle alors dans sa lettre d’explication rétrospective à « Ádám », après leur rupture du printemps 1991. Ou bien le personnage de « Judit » _ à moins que ce ne soit sa mémoire qui la trahisse ? _ commet-il (ou elle) alors quelques confusions ? Nous essaierons de le démêler…

Cette indication comme en passant de « Judit » s’ajoute comme un détail supplémentaire à des remarques sur l’étroitesse proclamée des liens entre « B. » et « Auschwitz » : «  Plus tard _ précise encore « Judit » _  j’ai compris qu’il avait mis tout son talent au service d’Auschwitz, qu’il était l’artiste patenté et exclusif du mode de vie d’Auschwitz » _ à entendre en un sens élargi (page 108). « Il avait l’impression d’être né illégalement _ à la vie ? à l’écriture ? de l’ambigüité demeure dans ce témoignage de « Judit » : faut-il le prendre à la lettre ? ou métaphoriquement ? _, d’être resté en vie sans raison _ pas davantage que d’autres, en tout cas _ et que son existence ne pouvait se justifier que s’il _ elle cite alors « B. » _ « résolvait l’énigme nommée Auschwitz » » (pages 108-109). Soit, sans doute, l’énigme de la volonté du mal. C’est alors, page 109, que « Judit » évoque ce livre écrit en anglais, dont l’auteur « écrivait _ comme lui _ sous son nom de prisonnier : Détenu (Katzetnik) 135633. »

L’indice complémentaire se trouve quelques 25 phrases plus loin, à la page suivante, toujours dans la lettre rétrospective à « Ádám » : le mot « Shivitti » ( ?) en début d’une énumération d’auteurs de livres (page 110). Le lecteur ne doit pas le laisser échapper !

A l’occasion d’une explication impliquant un album en couleurs représentant des tableaux célèbres de la Galerie des Offices à Florence, « Judit » se souvient aussi _ nous allons comprendre pour quelles singulières raisons _ des livres  « parmi » lesquels cet album se trouvait « un soir » (sans doute au début de l’automne 1985) « sur le bureau de Bé » : très rapidement elle juxtapose donc : « Or un soir, j’ai vu sur le bureau de Bé, parmi les livres de Shivitti, de Katzenelson, de Jean Améry et de Borowski, un album de toutes les couleurs. Il contenait quelques tableaux importants de la galerie des Offices, de très belles reproductions en grand format. Il y avait aussi un livre abîmé à couverture jaune, l’étude de Valéry sur Léonard de Vinci. Il avait besoin de tout cela pour une traduction. » « Shivitti » serait-il ainsi un nom d’auteur ?

Ces détails, « Judit » nous les livre donc en un certain désordre à l’occasion d’une réflexion-explication sur ce qui les lie, elle et « B. », à « Auschwitz », au cours de la lettre rétrospective de vingt pages (pages 98 à 118) à « Ádám », son second mari, dans laquelle « Judit » analyse et synthétise sa vie avec « B. » : « Je crois que j’étais sous le charme de cette vie exceptionnelle. (…) Sous son charme _ « carmen » : un chant qui séduit dangereusement. Sous son influence. »  Avec recul, elle précise : « j’ai fini par comprendre vers quoi _ vers quels récifs _ tendait notre vie » _ ou le version par « Judit » de leur mariage, après la version de « B. » dans « Kaddish »…

A moins que cette lettre de « Judit » ne soit _ encore et toujours ici _ qu’un nouveau subterfuge de « B. », si la lettre fait partie elle aussi de son « testament littéraire », des « notes » préparatoires, ou en marge, de la « comédie » « LIQUIDATION » _ celle-ci comportant, on le découvre à la fin (pages 118 à 123), des « scènes » entre « Judit » et « Ádám » : un indice de poids.

Regardons-en le détail : « Nous commencions _ « Judit » et « Bé » en 1985 _ à épuiser toutes les possibilités de résistance à l‘anéantissement, comme disait le livre français _ celui de Jean Améry ? _ que Bé m’avait mis entre les mains. Il y avait là quelque chose d’inéluctable », écrit « Judit » page 107. Alors (page 108), « J’ai fini par admettre, difficilement certes, qu’Auschwitz était mon fiancé… » : un promis produit de sa double filiation, paternelle et  maternelle, son père et sa mère étant tous deux revenus d’Auschwitz, mais sa mère bientôt allait mourir de ses séquelles (« Elle était morte d’une espèce de maladie qu’elle avait rapportée d’Auschwitz, enflant et maigrissant tour à tour, avec des coliques, ou bien encore des éruptions, la science s’était avérée au fond impuissante face à sa maladie » avait témoigné le narrateur de « Kaddish »). La page précédente (page 107 de « Liquidation »), « Judit » évoquait « les mots horribles », « les mots phobiques » de son enfance (« Auschwitz. Tué. Mort. Disparu. Survécu. »), qui lui « sont revenus tout d’un coup : le secret juif », disait-elle.

« Ma rencontre avec Bé _ continue-t-elle, page 108 _ n’était _ donc _ pas le fruit du hasard » _ auquel « B. » lui non plus ne croit guère. Déjà, dans « Kaddish » : « Cette enfance et cette adolescence, bien que ma femme fût née après Auschwitz, étaient placées sous le signe d’Auschwitz ». Et « de la judéité. Sous le signe de la vase, pour citer les paroles de ma femme », commentait déjà superbement « B. » page 93 de « Kaddish ».  On se souvient aussi du désir de « la belle Juive » de faire la connaissance de l’auteur_ signant « B. » _ du récit « Le rire », dans « Kaddisch », récit autour de la question juive.

« C’est comme si j’avais su qu’un jour je devrais aller au bout _ elle aussi _ de l’énigme de ma vie _ d’enfant de Juifs _ et que le seul moyen de le faire était _ rien moins que _ de vivre Auschwitz », explique cette fois « Judit » dans sa lettre à « Ádám » dans « Liquidation », toujours page 108. Chez Kertész, c’est aux autres que constamment on s’adresse. On subit un vif besoin de leur témoignage, comme confirmation de sa propre trop improbable « réalité ». D’où la place de la « comédie » « LIQUIDATION » dans le roman homonyme, et de ses répliques qui fusent _ comme des balles, pour reprendre la métaphore de la page 70 (« chaque phrase faisait l’effet d’une balle dans la nuque ») appliquée alors aux « notes » et « aphorismes » de « B. ». Imre Kertész s’apparentant alors à Thomas Bernhard.

L’expression « Auschwitz était mon fiancé » parle fort.

« Bé aussi a vécu Auschwitz ici, à Budapest ; bien sûr un Auschwitz qui ne ressemblait pas à Auschwitz même, un Auschwitz librement choisi, adouci _ certes _, mais où l’on pouvait mourir _ assassiné _ aussi réellement que dans le vrai. » Nous sommes ici au cœur du « destin » _ au sens proprement kertészien : actif _ de « B. », l’écrivain signant fièrement de la lettre et du numéro de détenu  (« katzetnik ») _ « un B majuscule » suivi d’un numéro de « quatre chiffres » (cf page 30) _ tatoué indélébilement sur sa peau, signant donc l’œuvre de l’homme nouveau, né par lui à Auschwitz _ né par lui dès qu’il prit le crayon afin d’en témoigner _, homme nouveau qui avait en quelque sorte effacé l’individu (net, vierge, sans « vase ») d’avant le tatouage…

« Ce n’est qu’avec Bé que j’ai pu _ elle aussi _ vivre Auschwitz à Budapest », s’exprime « Judit » dans « Liquidation », toujours page 108 : l’expression est très forte. Car « Bé » passait tout au filtre de l’expérience d’Auschwitz, du révélateur Auschwitz. Le point est capital quant à la signification du couple formé de « Bé » et de « Judit »…

« Bé » « était radical dans l’autodestruction. (…) Plus tard, j’ai compris qu’il avait mis tout son talent au service d’Auschwitz, qu’il était l’artiste patenté et exclusif _ comme breveté _ du mode de vie d’Auschwitz » _ la formulation « mode de vie d’Auschwitz » est intéressante : soit, à fin de nettoyage (cf les douches), le procédé de liquidation industrielle d’Auschwitz.

« Judit » entre plus avant dans le détail de l’explication  due à son mari « Ádám » : « Il avait l’impression d’être né illégalement, d’être resté en vie sans raison et que son existence ne pouvait se justifier que s’il « résolvait _ par une connaissance qui en soit expérimentale _ l’énigme nommée Auschwitz » » _ il y consacre sa vie, son œuvre, nous avançons.

C’est alors que « Judit » évoque, page 109, le « livre écrit en anglais » _ quid liber ? _ dont « l’auteur écrivait sous son nom de prisonnier, comme lui » _ sans précision d’antériorité. Et même l’extrapolation de « Judit » procède de son auteur de mari vers l’autre auteur, le « Détenu (en germano-slave, « Katzetnik ») 135633 »

Mais il nous faut remarquer qu’à nul moment « Judit » ne relie ce personnage d’auteur à l’étrange signature au nom cité 25 phrases plus haut de « Shivitti » : au lecteur de se renseigner par ailleurs…

Une précision cependant peut permettre d’identifier l’ouvrage signé « Détenu 135633 » : « Il y avait dans ce livre quelques lignes que Bé a répétées tant de fois que je les connais par cœur : « Et ceux qui y étaient en personne ne connaissent pas non plus Auschwitz. Auschwitz est une autre planète, et nous, êtres humains, habitants de la Terre, nous n’avons pas la clé de l’énigme que constitue le nom d’Auschwitz ». » Enigme qu’une vie ne suffit sans doute pas à déchiffrer jusqu’au bout. Mais cela ne rend en rien la mission caduque…

« Judit » continue à propos de « Bé » face à cette « énigme » « d’Auschwitz » à laquelle, volens nolens, ses pas l’avaient de facto confronté : «  Il voulait quand même la résoudre, il y a consacré à sa vie », précisant : «  Mais il ne voulait pas le faire de manière philosophique, ni scientifique, ni même par ses écrits. Il avait choisi un moyen bien plus dangereux, et, ainsi, il était devenu lui-même bien plus dangereux pour tout le monde, principalement pour moi, non je suis injuste, principalement pour lui-même, bien sûr. Parce qu’il… comment dire : il voulait attraper Auschwitz en flagrant délit dans son quotidien _ la formule (page 109) est d’une puissance magnifique _, tel qu’il l’avait vécu » _ la précision de l’expression est à remarquer : elle récuse l’hypothèse d’une existence de nourrisson de « B. » à Auschwitz, interprétation trop littérale de sa « naissance à Auschwitz ». Naissance il y a bien, mais c’est d’une métamorphose qu’il s’agit, quand à l’homme ancien se substitue un homme nouveau… C’est bien un autre homme qui désormais remplace celui _ trop neuf _ qui avait débarqué du train par un bien beau matin de juillet 1944 (cf « Etre sans destin ») sur la rampe d’accès au lager

La métamorphose est un processus éminemment kertészien : « Un autre _ chronique d’une métamorphose » décrit précisément ce à quoi échappe Kertész lui-même, en personne, en quittant Budapest et la Hongrie pour l’Allemagne, à la chute du rideau de fer. Ce en quoi la personne de l’auteur se distingue de ses personnages demeurés, eux, non « personnes », seulement des « personnages » déterminés « à s’identifier au(x) rôle(s) prescrit(s) » _ selon l’heureuse formule de la page 17 _, des fantoches, pris dans la nasse de Budapest et vertigineusement englués (dans « la vase »), la décennie 90 _ la « comédie (ou tragédie ?) LIQUIDATION » n’étant que la métaphore de ce déficit de réalisation ou, autrement dit, de ce processus de « liquidation ».

A un minimum de distance, d’un rivage un peu plus ferme, un peu moins tourbillonnant _ « suave mari magno » _, Imre Kertész, à moins que ce ne soit son narrateur supérieur _ qui lui a choisi une autre issue encore, celle du suicide, mais non sans avoir laissé des écrits et des lettres _, narre le naufrage _ ou, en effet, la « liquidation » _ de ce qui aurait pu être son propre surplace et engloutissement, s’il ne s’y était arraché.

Ni Kertész (échappé), ni « Keserü » (englué), « B. » a choisi d’être englouti : lui qui, à la dernière page de « Kaddish », affirmait sentir « sous ses pieds bouillonner les égouts » _ « comme si le torrent sale de mes souvenirs voulait sortir de son lit pour m’engloutir », a, quant à lui, si l’on peut dire, choisi la tierce solution du gouffre, « prêt » qu’il se disait pour s’en aller « et, comme dans l’eau noire et tempétueuse d’un torrent,

sombrer,

mon Dieu !

faites que je sombre

pour l’éternité,

Amen. »

Fin de l’incise.

Ce « flagrant délit » d’ « Auschwitz dans son quotidien _ poursuit « Judit » page 109 de « Liquidation » _,  « Bé » voulait en quelque sorte le « consigner » en son écriture : « Il voulait consigner _ il aimait ce mot : consigner _ les forces destructrices, l’obsession de survivre, les mécanismes d’adaptation, comme ces anciens médecins qui s’inoculaient du poison pour en mesurer sur eux-mêmes les effets. » Soit une « expérience » (prolongeant à Budapest le mode de survie d’Auschwitz) au sens d’expérimentation. Montaigne parle d’ « essai ». « Judit » prendra bientôt conscience, quant à elle-même, du franchissement par elle aussi d’une limite personnelle : « J’étais blasée. J’avais de la peine pour ma jeune vie. (…) Je n’avais aucun désir, aucun but, je ne voulais pas mourir mais je n’aimais pas vivre non plus. Pourtant, mon instinct de vie s’est réveillé… » Nous verrons comment…

Pour le moment, je poursuis l’inventaire des incompatibilités des fictions du cycle de « B. » eu égard au contrat de « réalisme », de vérité…

Or, à la page suivante, page 110, celle qui était sa femme jusqu’au début 1986 évoque encore, en forme de témoignages d’expériences d’Auschwitz _ ou de la Shoah _, « un soir _ de début d’automne 1985 _, sur le bureau de Bé (…) les livres de Shivitti _ (sic) ce n’est pourtant pas le nom d’un auteur, mais une partie de titre d’un livre « Shivitti : une vision », signé _ mais oui _ « Détenu (ou, en version originale, « Katzetnik ») 135633 », même si « Liquidation » n’en dit rien, ne nous le révèle pas, il faut le rechercher ailleurs pour le découvrir, comme décrocher un poisson à un hameçon _ les livres de Shivitti _ donc _, de Katzenelson, de Jean Améry et de Borowski » (sic), ainsi qu’ « un album de toutes les couleurs » contenant « quelques tableaux importants de la Galerie des Offices _ à Florence_, de très belles reproductions en grand format. Il y avait aussi un livre abîmé à la couverture jaune, l’étude de Valéry sur Léonard de Vinci. » C’est sur le sujet de Florence et des artistes florentins que va se développer le récit, en accroche de l’intrigue qui va suivre et conduire à rien moins qu’à la séparation de « Judit » d’avec « Bé » _ « Shivitti » n’apparaissant que comme un détail annexe, apparemment contingent _ et, qui plus est, inconnu de la plupart des lecteurs _, telle la mouche incongrue des vanités du xviième siècle, incongrue sinon pour évoquer par antiphrase la charogne. Soit un facteur quelconque et relativement anodin d’une juxtaposition de « livres » sur un « bureau » : un élément, oui, de « vanités »… Même si la contigüité (chère aux empiristes et autres behaviouristes) n’est pas le fruit tout à fait gratuit d’un pur hasard… Quel lecteur va y prêter attention ? Et pourtant…

Un ultime détail : « Il avait besoin de tout cela pour une traduction. » De quel livre ? A partir de quelle langue ? En quoi l’art des Florentins du Quattrocento (Léonard, Michel-Ange) conflue-t-il en quoi que ce soit avec Auschwitz ? Afin de souligner l’impuissance des artistes _ la vanité de tout projet artistique _ face au réel décidément récalcitrant ?

Le texte en mainte page sollicite ainsi le lecteur un peu curieux et le laisse le plus souvent dans l’embarras _ tout comme certains indices et de fausses pistes dans le roman policier. Le montage général de « Liquidation » place quasi en permanence le lecteur en posture de témoin non invité, indiscret, et surtout dépassé, forcément, face aux ellipses du récit. Comme face à un « réel » durablement parcellaire et interrogateur, pour ne pas dire décepteur et violent. Situation qui rappelle l’affontement du sourcilleux « chercheur de traces » et de son hôte plutôt benêt « Hermann », au début du récit du même nom… Ces ellipses, quand elles sont ressenties, repérées, forment pour le lecteur autant d’énigmes : trop de faits, évidemment connus des (personnages) proches, manquent à l’intelligence (du réel touffu et complexe) de ce témoin superfétatoire, incongru (le lecteur _ tout comme le spectateur au théâtre en situation de voyeur de ce qui se déroule sur la scène), pour qu’il en saisisse aisément, sur le champ, assez de dénotations ou connotations. Placé, par le narrateur supérieur, en position de voyeur, par dessus l’épaule de « Keserü », lors de sa n-ième relecture des « manuscrits » laissés plus ou moins en désordre par « B. », le lecteur se trouve ainsi comme le voyeur de confidences destinées par « B. » au petit cercle d’initiés de ses intimes : ce sont eux les destinataires de ces textes (d’outre-tombe) qui leur parlent, par anticipation, et on ne peut plus singulièrement, de leur présent, déréalisé, (et de leur absence d’avenir) _ et qui les narguent, quasi cruellement, par l’anticipation provocatrice de ce qui finit de devenir leur non-histoire. Du fait objectif de ces ellipses, auquel se rajoute le tour kaléidoscopique de l’emboîtement en abyme des « histoires » des divers protagonistes, en fonction des divers textes de « B. » (et de leurs divers narrateurs-relais), résulte l’effet de vertige éprouvé quasi en permanence par le lecteur. Tels des secrets que le lecteur qui se prend au jeu, au filtre (et au sas) des arcanes du texte, espérera, récompensé, pénétrer avec tant soit peu de patience et de sagacité…

Je reprends le récit de « Judit » (page 110) : « Le soir, il  (« Bé ») m’a parlé de Léonard et de Michel-Ange. Il  a dit qu’ils n’avaient pas leur place _ trop grands _ dans le monde des humains. Qu’on ne pouvait pas comprendre comment leur œuvre _ trop saisissante et décapante _ a subsisté. Qu’on ne pouvait pas comprendre comment survivait toute chose qui aspirait à la grandeur : sûrement grâce à d’innombrables hasards et à l’ignorance des gens » _ « B. » ne partage guère l’optimisme prosélyte des Lumières : lors de sa première grande conversation de fond avec « Keserü », ne lui dit-il pas : « Tu n’as pas le droit d’apprendre qui tu es » ; et : « Les paroles de la Bible sont à nouveau d’actualité : résiste à la tentation, garde-toi de connaître, sinon tu seras damné » (pages 58 et 59). Nous sommes aux antipodes de la joyeuse philosophie de Spinoza.

« Judit » poursuit : «  Que si les hommes avaient compris la grandeur de ces œuvres, ils les auraient détruites depuis longtemps » _  la haine si répandue de l’Art, par exemple la haine de la musique (dont traite Pascal Quignard) ; sans compter le complexe, déjà raffiné, d’Eratostrate… Qu’heureusement ils avaient perdu depuis longtemps le sens de la grandeur, qu’il ne leur restait plus que celui du meurtre ; mais qu’ils avaient raffiné leur sens du meurtre au point d’en faire un art et de frôler la grandeur. » Peut-on parler d’un Art industriel de la « liquidation », comme celui des systèmes avec chambres à gaz à grande échelle ? Voire d’un sublime du mal ? Je crains que non.

 Or ce contexte (comportant « Florence ») a son importance dans l’intrigue des relations de « Judit » et de « B. », car « le lendemain _ « Judit » se « rappelle qu’il faisait très beau » _ « le soleil se reflétait dans les fenêtres, dans toutes les surfaces de verre et de métal. Les terrasses ensoleillées des cafés étaient bondées » _ et qu’elle avait « l’impression que le monde entier riait autour » d’elle, peut-être à la fin de l’été ou un de ces automnes flamboyants _, elle est « allée dans une agence de voyage (…) et  a « réservé deux places dans un voyage organisé à Florence. » S’ensuivit une colère « impitoyable » de « Bé » : «  il ne comprenait pas comment j’avais pu m’imaginer qu’une entité nommée « Florence » pût exister _ trivialement _ pour lui, Bé. D’ailleurs, Florence n’existait même pas pour les Florentins, parce que les Florentins ignoraient depuis très longtemps la signification de Florence. » (…) « Bé » « ne comprenait pas ma grande et impardonnable erreur _ pour nominalisme. Il ne comprenait pas que je fasse semblant _ quoique la compagne de « B. » _ que le monde n’était pas un monde d’assassins _ c’est à prendre à la lettre _ et que je veuille m’y installer _ dans ce monde-ci _ très confortablement _ comme bien d’autres en cette « modernité ». Il ne comprenait pas comment je pouvais croire que Florence n’était pas la Florence des assassins, alors que tout _ sans nul domaine tant soit peu préservé, réservé, protégé _ appartenait désormais aux assassins. Et ainsi de suite. » La surprise pour « B. » est extrême : sa compagne ne partage pas son monde

Elle : « J’ai dit que dans ce cas j’irais toute seule. Il en a pris note. Mais je voyais qu’il était étonné. (…) Puis j’ai fait mes valises et je suis partie. Moi-même je ne sais pas pourquoi. Je n’avais aucune envie de faire ce voyage. C’était de l’entêtement _ après avoir simplement cru faire plaisir _ et rien d’autre. C’est durant ce voyage que j’ai fait ta connaissance, Ádám » _ écrit « Judit » à son second mari (page 112) . Elle quittera assez vite « B. » _ ils divorcent sans doute au début de 1986 _, pour épouser « Ádám » dont elle aura bientôt un, puis deux enfants _ qui l’accompagneront (« elle avait dû auparavant les récupérer à l’école maternelle », explique en style indirect le narrateur intermédiaire, « Keserü », page 85) à l’enterrement de « B. », à l’automne 90… Pour être scolarisés « à l’école maternelle » à l’automne 1990, ils ont dû naître en 1986 et 1987, si nous calculons bien.

En conséquence de quoi, il n’était pas possible à « Judit » de lire à l’automne 1985 « Shivitti : une vision », qui, déjà, ne fut publié en sa langue originale, l’hébreu, qu’en 1987, puis traduit en anglais qu’en 1989 _ année où peut-être Imre Kertész le lut, s’il le lut en anglais ; voire eut à le traduire : mais traduit-il, lui, d’autres langues que l’allemand ?… A moins que « Judit », par un certain raccourci _ sa mémoire n’est pas mécanique _, ne donne aussi le nom de « Shivitti » à « Katzetnick 135633 »…

 Mais l’auteur bientôt de « Shivitti », celui qui en effet signait ses livres « Détenu (« Katzetnik ») 135633 », était déjà, en 1985, l’auteur d’une série d’ouvrages, tous sur « Auschwitz », ayant une (relative) notoriété de par le monde. A commencer par un tout des premiers témoignages écrits (dès 1945 ou 46, en dix-huit jours, dans un hôpital de campagne de l’armée britannique en Italie), ainsi que publiés (dès 1946 en hébreu): « La Salamandre _ une matinée en enfer _ » ; et qui parut traduit en traduction anglaise en 1977…

 Avec le recul, le « Katzetnik 135633 » _ mort d’un cancer en juillet 2001 _ qui affirmait solennellement « être né à Auschwitz en 1943 », et devoir désormais porter pour tout nom le numéro tatoué sur son avant-bras gauche _ celui-là même qu’il fallait sous peine de mort aboyer à toute vitesse en allemand aux appels au lager _ tant que le monde n’aurait pas surmonté le calvaire du peuple juif, s’avère un des inspirateurs pour Imre Kertész _ avec Jean Améry et Tadeusz Borowski, écrivains qui se sont tous deux suicidés (en 1978 et en 1951) _ du personnage de « B. », à jamais « l’écrivain d’Auschwitz », et du cycle romanesque consacré à ce personnage : ces auteurs sont des témoins majeurs de la « planète Auschwitz »… En y ajoutant le poète Yitzak Katzenelson, qui, lui, a péri à Auschwitz en mai 1944, auteur du « Chant du peuple juif assassiné », rédigé peu auparavant au camp d’internement de Vittel (et enfoui dans un champ, les pages de son manuscrit réparties dans trois bouteilles)… Si « Kaddish » fut publié en 1990, « Liquidation » parut à Budapest en 2003.

Avant d’éclaircir un plus avant le point _ particulièrement important pour ce cycle de « B. », succédant à celui de « György Köves » : dans quelle mesure le personnage de « B. » lui doit-il sa naissance et son nom singulier ?  _ de la référence à « l’auteur (qui) écrivait sous son nom de prisonnier, comme lui : Détenu 135633 », revenons sur la difficulté : l’ouvrage « Shivitti : une vision » paru en édition originale en hébreu en 1987 et en traduction anglaise en 1989 peut difficilement avoir été « vu sur le bureau de Bé » par sa femme, « un soir » d’avant leur séparation (survenue au début de 1986), à l’automne 1985, précédant le voyage solitaire de « Judit » à Florence…

Or « Ka-Tzetnik (soit du germano-slave au français : « Détenu ») 135633 » est en effet le nom d’auteur _ l’auteur récuse vigoureusement, quant à lui, qu’il s’agisse là d’un nom de plume : déclaration à retenir, et étendre, sans nul doute, au personnage de « B. », pour lequel, aussi, « B. » désigne la plus réelle de ses réalités !!! _ ; je reprends ma phrase : « Ka-Tzetnik 135633 » est en effet le nom d’auteur sous lequel fut publié en Palestine (ou Eretz Israël), en 1946_ en hébreu _ le récit « La Salamandre _ une matinée en enfer » _ qui n’allait paraître en traduction anglaise qu’en 1977. Sans connaître jusqu’ici une traduction en français, notons-le.

En 1961, lors du procès à Jérusalem d’Adolph Eichmann, celui qui, ayant gagné la Palestine et devenu citoyen israëlien, s’était choisi pour l’état civil le nouveau nom de « Yehiel De-Nur » (« De-Nur » : soit en hébreu « Du feu », et Yehiel : le prénom dont le baptisèrent ses parents  peu après sa naissance, en 1917, dans les provinces russes qui deviendront polonaises en 1919) fut invité à témoigner. Il déclara solennellement qu’il était « écrivain » de profession, et plus précisément l’auteur de textes parus sous la signature de « Ka-Tzetnik 135633 », et ce depuis 1946. Voici ces divers textes :

[Salamandra], Dvir, 1946 _ « La Salamandre »,  non traduite en français ; et en anglais « Salamandra »  _

[Beit Ha-Bubot], Dvir, 1953 _ « La maison des poupées », parue chez Gallimard en 1956 ; et en anglais « The House of Dolls »   _

[Ha-Shaon Asher Me’al Ha-Rosh], Bialik Institute, 1960 _ « Le compte à rebours »,  non traduit en français ; et en anglais « The Clock Above the Head » _

[Kar’u Lo Peipel], Am Hasefer, 1961 _ « Piepel », paru aux Presses de la Cité en 1962 ; et en anglais « They called Him Piepel ».

Voici, encore, traduit de l’anglais au français, ce qu’on peut trouver sur le site Internet de L’Institut pour la traduction de la Littérature en Hébreu concernant « Ka-Tzetnik 135633 », rédigé, c’est important, par l’auteur en personne :

« Ka-Tzetnik (Konzentrazionslager ou KZ) 135633 » est né à Auschwitz en 1943. En le marquant au fer rouge du numéro 135633 sur son avant-bras gauche, le kapo déclara : « Voici ta marque de naissance ; maintenant tu t’appelles ce numéro. »

En février 1945, Ka-Tzetnik 135633  parvint à survivre à la marche de la mort des évacués d’Auschwitz. A un soldat de l’Armée Rouge lui demandant comment il s’appelait, l’ancien détenu fit cette réponse : « Comme tous ceux ici présents, j’ai mon nom dans la peau depuis Auschwitz. »

A travers le champ de ruines qu’était l’Europe, il se mit en route dans l’espoir de rejoindre Eretz Israël. Soigné à bout de forces dans un hôpital de campagne (de la British Brigade _ comportant dans ses membres des juifs) stationné en Italie, il demanda qu’on lui procure un crayon et un bloc de papier pour « accomplir, de toute urgence, une promesse capitale ». Au bout de dix-huit jours, le réfugié laissa un officier jeter un coup d’œil au résultat. A ce dernier désireux de connaître le nom de l’auteur, il ne voulut pas démordre de sa réponse : « Ka-Tzetnik 135633 ». C’était pourtant la stricte vérité des faits (sic). Fin de citation.

L’identité de Yehiel Finer, juif polonais né en 1917, et qui, immatriculé comme « Ka-Tzetnik 135633 », passa deux ans au lager d’Auschwitz, était bel et bien partie en fumée au pays du crématoire, laissant place à celle de cet « autre homme » : « Ka-Tzetnik 135633 », même si _ plus présentablement pour l’état civil d’Israël _ il devint (aussi) « Yehiel  Du feu » (en hébreu « Yehiel De-Nur »), car les noms d’origine allemande étaient volontairement abandonnés.

Et en effet, dans son récit fondateur (paru l’année suivante _ 1946 _ en Palestine) _ « La Salamandre _ une matinée en enfer _ », rédigé par un moribond, en ces dix-huit jours passés dans un hôpital militaire de campagne britannique stationné sur le littoral italien, en attente d’un  transport maritime vers le futur Israël), « l’auteur » affirmait que sa vraie naissance avait eu lieu à Auschwitz, lors de l’opération de tatouage du numéro de matricule 135633.

Voici, encore, le début du témoignage (tel qu’officiellement transcrit en anglais) à la barre du procès Eichmann, à Jerusalem, en 1961, de l’écrivain Yehiel De-Nur _ ainsi qu’il décline son identité de citoyen israëlien. En Israêl coexistèrent ainsi M. Yehiel De-Nur, pour l’état civil (de ce pays neuf), et « Katzetnik 135633 » sur les couvertures des livres :

« Attorney General: Mr. Dinur, you live in Tel Aviv, at 78 Rehov Meggido, and you are a writer ?

Witness Dinur: Yes.

Q. You were born in Poland ?

A. Yes.

Il n’est cependant pas précisé ici sous quelle identité _ celle de Yehiel Finer, né en 1917…

Q. And you were the author of the books « Salamandra », « The House of Dolls », « The Clock Above the Head » and « They called Him Piepel » ?

Ceux-là même qui sont signés « Katzetnik 155366 » et que j’ai répertoriés plus haut…

A. Yes.

Q. What was the reason that you hid your identity behind the pseudonym « K. Zetnik », Mr. Dinur ?

A. It was not a pen name. I do not regard myself as a writer and a composer of literary material. This is a chronicle of the planet of Auschwitz. I was there for about two years. Time there was not like it is here on earth. Every fraction of a minute there passed on a different scale of time. And the inhabitants of this planet had no names, they had no parents nor did they have children. There they did not dress in the way we dress here; they were not born there and they did not give birth; they breathed according to different laws of nature; they did not live – nor did they die – according to the laws of this world. Their name was the number « Kazetnik ». {Kazett=Konzentrationslager – Katzetnik: inmate of a concentration camp}

They were clad there, how would you call it… »

Je traduis : « Ce n’était pas un nom de plume. Je ne me considère pas comme un écrivain, ni un auteur de littérature. Mes textes portent simplement témoignage de « la planète d’Auschwitz » _ l’expression même qu’emprunte « Judit » au livre dont « Bé » citait par cœur des phrases : « Et ceux qui y étaient en personne ne connaissent pas non plus Auschwitz. Auschwitz est sur une autre planète, et nous, êtres humains, habitants de la Terre, nous n’avons pas la clé de l’énigme que constitue le mot d’Auschwitz ». Fin de la remarque.

J’y ai passé environ deux ans. Chaque seconde là-bas surgissait d’une échelle de temps sans commune mesure avec le nôtre. Les habitants de cette planète n’avaient pas de nom, pas de parents, pas d’enfants. Ils ne portaient pas de vêtements tels que ceux que nous portons ; ils n’étaient pas nés là ; ni ne donnaient naissance à nul enfant; ils existaient selon de tout autres lois de la nature ; ils ne vivaient ni ne mouraient selon les lois de ce monde-ci. Leur nom était leur numéro-matricule de détenu  (= « Katzetnik »), soit Kazett = Konzentrationslager ; et Katzetnik = détenu du camp de concentration. Ils étaient habillés là, comment le diriez-vous… »

Voilà qui éclaire l’affirmation de « B. », rapportée naïvement par « Keserü » qui l’interpréte littéralement : sa naissance à Auschwitz en décembre 1944 (soit cinq à six mois après la grande rafle des Juifs de Hongrie, le 30 juin 44 _ soit un délai de vraisemblance pour le récit), même si l’écrivain, emporté par le jeu, s’invente aussi, pour son auditeur, une généalogie, au détail de laquelle « Keserü »  adhère sans recul _ une mère juive « originaire de Slovaquie » et se faisant _ de langue slave à langue slave : qui aurait compris le hongrois ? _ « parfaitement comprendre par la blokowa polonaise » qui, mise dans le secret de la grossesse, « entre en action, peut-être excitée à l’idée de contribuer _ si improbablement _ à  la naissance d’un enfant dans un camp de la mort » _ c’est romanesque, et même « kitsch », comme _ nous l’avons détaillé _ le fait malicieusement remarquer au simple « Keserü » l’écrivain « B. » qui s’amuse, au point de s’assimiler cette mythologie _ ; et il adjoint la mention de l’inscription de la lettre B. suivie d’un numéro à quatre chiffres sur la cuisse…

Qu’en était-il matériellement ? Qui fait mention de ce détail physique dans le récit, à l’exception de la « comédie » « LIQUIDATION » (de la main de « B. ») _ et encore à travers la réplique de théâtre de « l’Inspecteur de police » : « Un B majuscule et quatre chiffres » (page 30, nous l’avons déjà relevé) _ et le récit de « Keserü » _ le « narrateur intermédiaire » _, tel qu’il nous est lui-même transmis par le narrateur supérieur ; et tel qu’il rapporte à son tour les affirmations des autres protagonistes… Soit un montage en abyme… Qu’en est-il des discours des autres personnages ? Y accédons-nous jamais directement _ c’est-à-dire indépendamment de « Keserü » (le narrateur intermédiaire, de la page 32 à la page 97), de « B. » et / ou du narrateur supérieur (des pages 11 à 31, puis 123  à 127) ?..

Tout cela éclaire le statut du récit de « Liquidation », son essentiel montage en abyme, et la réalité du discret narrateur supérieur, ainsi que le statut de personnage de tous les autres, à commencer par « le héros de cette histoire », l’amer « Keserü », auquel est assigné, par sa position d’éditeur potentiel en quête du manuscrit disparu, et de préfacier du projet de publication du « testament littéraire » de son « maître et ami », le statut de narrateur intermédiaire

Au moment _ moment-clé du montage de « Liquidation » (pages 32-33) _ où, prenant la parole (ou la plume) en quelque sorte en personne, s’émancipant ainsi de la double situation de lecteur (« disons » en 1999) ainsi que de celle de personnage de la « comédie » « LIQUIDATION » (en 1990 ou avant), il justifie lui-même (quand ? entre l’été 1991 et 1999) son double projet existentiel _ « Si je souhaite considérer ma vie comme une histoire (et qui ne voudrait pas connaître sa propre histoire, pour ensuite, apaisé ou au contraire inquiet, pouvoir l’appeler son destin ?) » _  et en quelque sorte aussi, indissolublement mêlé à ce projet existentiel, son projet d’écrivain, ou son propre passage à l’écriture _ «  il faut que je raconte celle (l’histoire) de B. », « Keserü » a ces formules à propos du tatouage (à l’avant-bras ? à la cuisse ?), page 33 : «  Je vais essayer de résumer brièvement au moins le début de cette histoire _ celle de B. _, son origine, pour ainsi dire, et donc tout ce qu’il faut savoir à propos du tatouage et que je n’ai pas dit au policier _ exactement comme son personnage à celui de « l’inspecteur » dans la « comédie » posthume de « B. » _, _ ni à personne d’autre _, parce que j’avais l’impression que cette histoire était inracontable _ comme l’en avait, disait-il, averti « B. » Le détail du tatouage à la cuisse (selon le récit _ reçu de « B. ») qu’assume « Keserü », n’est donc jamais abordé avec les autres protagonistes _ sinon dans le cours de la « comédie » telle que la relit « Keserü », mais il ne s’agit alors, faut-il le rappeler, que des personnages de « B. »… Commentant, à la ligne, le qualificatif d’ « inracontable » _ avec son correspondant implicite « incroyable » : « Ce qu’elle est, d’ailleurs. » Mais la vraie foi a la puissance de passer outre…

Le vertige pour le lecteur attentif de « Liquidation » procède du refus de devoir décider qui raconte l’histoire de qui ? « Keserü », l’histoire de « B. » ? Ou bien « B. » (ou un autre) l’histoire de « Keserü » _ racontant l’histoire de « B. » _ et l’histoire des autres _ du cercle des intimes de « B. » ?

« La Salamandre _ une matinée en enfer » fut donc écrite en dix-huit jours en Italie, par un ex-détenu juif polonais évacué d’Auschwitz, moribond, qui voulait battre de vitesse la mort à ses trousses, en espérant, en plus de survivre, un transport maritime vers Eretz Israël (ou la Palestine) _ dans une situation similaire à celle que raconte (magnifiquement) Aharon Appelfeld, à Naples, dans son « Histoire d’une vie », parue à Jérusalem en 1999 (et en traduction française aux Editions du Seuil en septembre 2004 : Appelfeld parvint en Israël en 1946…).

Plus tard, en 1987, ce même « auteur », « Ka-Tzenik (ou « Détenu », en français) « 135633 », en quelque sorte de fait, lui à 26 ans, à Auschwitz le jour du tatouage de son numéro de katzetnik, publia, en hébreu, le récit d’une cure thérapeutique _  pour soigner ses récurrents terribles cauchemars et insomnies depuis plus de trente ans _ sous LSD (cure subie en 1976 auprès du psychiâtre hollandais Jan Bastiaans), dans : « Shivitti : Une vision » (et traduite en anglais en 1989 _ soit au moment de la rédaction par Imre Kertész de « Kaddish »)…

Page 110, « Judit » évoque « le livre de  Shivitti », avec celui de « Katzenelson » poète juif polonais qui, lui, n’a pas survécu à Auschwitz, et dont les poèmes chantent le peuple juif assassiné _

« Chante ! Élève ta voix brisée de douleur.

Cherche-Le dans les cieux, s’il est encore là

Et chante-Lui le dernier chant du dernier juif.

Qui a vécu, est mort sans sépulture, a disparu […]

Sur les décombres du peuple assassiné, élève ta voix et chante. » _, parmi les livres de « Jean Améry » (« Par-delà le crime et le châtiment _ Essai pour surmonter l’insurmontable ») et Tadeusz « Borowski » (« Le Monde de pierre »), plus célèbres, « parmi les livres » qui se trouvaient « sur le bureau de Bé. » 

Les  indications factuelles des deux narrateurs « supérieurs » _ celui, bavard et exclusif,  de « Kaddish » (« B. » lui-même en une explication énervée de 142 pages) et celui si discret de « Liquidation » qu’il est quasi translucide, jouant avec le personnage de « Keserü » comme un chat dans la coulisse avec une souris sur la scène _ ne sont donc pas tout à fait, non plus, à prendre à la lettre, dans l’un et l’autre cas _ déjà il s’agit de « romans ». Même réaliste, le récit _ « l’histoire » est un mot favori, dans « Liquidation », tant du narrateur supérieur que de son personnage, le « rédacteur littéraire » « Keserü », au point qu’on en compte 57 occurrences (en l’espace des 116 pages que compte ce roman _ dont vingt aux seules pages 32 et 33 que nous venons de signaler comme un tournant capital dans le montage en abyme de « Liquidation » : celui de la prise de parole, ou plutôt du passage à l’écriture, de « Keserü ») _ « l’histoire », donc, n’est guère assorti(e) de garanties objectives absolues, que ce soit dans le monologue indéfini du narrateur exacerbé _ à la Thomas Bernhard _ de  « Kaddish », ou dans la mise en abyme des points de vues et témoignages, voire brouillages de pistes, de « Liquidation », comme nous allons le découvrir _ et c’est passionnant… Et cependant, c’est bien des divers rapports (des divers personnages) à l’Histoire et ses tensions _ culminant dans le(s) phénomène(s) « Auschwitz » _ qu’il s’agit dans ces deux romans _ ainsi que dans tout l’œuvre _ tant romanesque qu’autobiographique, d’Imre Kertész.

Jusqu’aux « clochards », qui _ nous retrouvons « Keserü » les observant encore en fin d’après-midi « disons » ce jour (tout entier) ensoleillé du printemps 1999 (page 125) : « Comme il se trouvait justement devant sa fenêtre à regarder les clochards », alors qu’il les regardait déjà (« il était de nouveau en train de regarder les clochards ») le matin (« il leur consacrait beaucoup trop d’attention », aux pages 12 et 13) et _ jusqu’aux « clochards », donc, qui en sont émancipés _ de l’histoire _ dans un « état de présent perpétuel où la simple existence _ biologique, plus quelques rituels de prédateurs _ est ressentie comme une réalité immédiate voire exclusive _ prenant la forme du souci et de la misère ou au contraire celle du plaisir fugace d’y échapper » (pages 125-126). Une version un brin à peine plus ludique de la survie à Auschwitz, sauf qu’en l’occurrence « Keserü », lui, n’était pas passé par Auschwitz… De fait, « Keserü » avait fini par comprendre (page 125) « que ces individus n’avaient aucune raison d’être mélancoliques, puisqu’ils n’avaient pas de souvenirs _ ils les avaient perdus ou ils les avaient liquidés » _ on note aussi, bien sûr, la fréquence de ce dernier terme…

Voilà qui peut rappeler certaines considérations sur des instants de bonheur à Auschwitz _ mais oui _, narrées par le jeune « György Köves » dans « Etre sans destin ». Si l’Histoire est un souci, la sortie de l’Histoire en allège :  cf le portrait du « dernier homme » dans le discours du « surhumain » du Prologue d’ « Ainsi parlait Zarathoustra » : « Nous avons inventé le bonheur », disaient-ils, finauds, en clignant les yeux.

La phrase continuant : «  si bien qu’ils _ les clochards _ n’avaient pas de passé ; et à vrai dire pas d’avenir non plus. » Est-on si loin d’Auschwitz ? Soit, en un sens impensé, me semble-t-il, par Francis Fukuyama (et par Hegel ou par Marx) une autre « fin de l’Histoire »…

Avec cette chute, page 126 : « C’étaient des hommes sans histoire » _ avec ces italiques _, commentée par le narrateur supérieur : « et cette pensée éveillait en Keserü une secrète sympathie à leur égard » _ eu égard sans doute à sa propre mélancolie.C’est qu’aussi leur condition lui pend au nez, il n’est pas à l’abri  d’y tomber _ comme on peut être fasciné par le vertige et la dissolution _ : « Il n’avait jamais totalement exclu la possibilité de se retrouver un beau matin parmi eux sur le banc. Pas aujourd’hui, se disait-il, ni même demain, mais peut-être après-demain. Pourquoi pas ? Il ne connaissait ni loi ni personne qui pourrait le préserver d’une telle éventualité. » Un avenir beckettien en quelque sorte _ souvenons-nous de l’épigraphe emruntée à « Molloy » (page 9) _ dans un monde de poubelles. Si cela « lui arrive », quels « pas » (cf  « Etre sans destin ») l’y auront-ils mené ?

L’épigraphe, en exergue, extraite de « Molloy » de Samuel Beckett _ « Alors je rentrais dans la maison, et j’écrivis, Il est Minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas» _, salue, me semble-t-il, non sans humour, l’humble pouvoir de la littérature ; à moins que ce ne soit sa déréliction… Ou les deux mêlés.

Mais « Keserü » _ ainsi que les autres du cercle des intimes de « B. » _ prend-il jamais vraiment en propre la parole dans le récit de « Liquidation » ? N’est-il décidément pas plutôt _ même aux pages 32 à 97 _ qu’un personnage, l’ombre d’une esquisse de rôle, dessinée, d’outre-tombe, par « B. » dans  _ et en préparation de _ sa pièce de théâtre _ « la comédie (ou la tragédie ?) intitulée LIQUIDATION » _, dans « les notes autographes » qui l’accompagnent (« qui permettaient de suivre les différentes variantes formelles qu’il avait expérimentées », selon une expression de la page 71), voire dans le « roman » disparu ? Sans pouvoir jamais s’émanciper du sortilège et acquérir enfin une chair ? Puis un « destin » ? Comme dans « La tempête » de Shakespeare, ou « L’Illusion comique » de Corneille.

Qu’en est-il de l’écriture _ voire du « livre » _ à laquelle « Keserü » semble se livrer (aux pages 32 à 97) ? Tout cela n’est-il qu’un « état » _ je reprends le terme terrible de la page d’ouverture («  Ces temps-ci, la réalité était devenue pour Keserü (…)  un état problématique » _ qu’un « état » perçu prémonitoirement, donc, par le « scribe » : celui de l’impossibilité de devenir soi de ces gens, et d’abord « Keserü », tel un effet à long terme _ et qui va se poursuivre _ de la décomposition (ou « Auschwitz ») de ces « quarante années » qu’a subies la Hongrie ? Et menant à des vies de clochards ?

« L’homme de la catastrophe n’a pas de destin, pas de qualités, pas de caractère », avait vaticiné _ prédit, prévu _ « B. » devant « Keserü » (page 59) ; « pour lui, il n’y a plus de retour possible vers un centre du Moi , vers une certitude inébranlable et indéniable du Moi : il est, au sens le plus propre du terme, perdu» Tel est, dès 1990, le diagnostic et pronostic de « B. »… Le questionnement atteint bien sûr aussi le lecteur, même s’il n’est pas lui-même un Hongrois de Hongrie…

Déjà, à bien la lire _ ou plutôt la relire, sans s’abrutir comme l’amer « Keserü » ? _ la didascalie première de la « comédie », ou plutôt les « notes » de préparation ou d’accompagnement de ce texte (page 23) indiquent : « Acte I. Lieu unique, quatre personnages : Keserü, Sára, Kürti, Obláth. Qu’est-ce qui les réunit ?  Un passé commun et le lien qui les unit à B. Deux facteurs aléatoires  _  certes, mais puissants (quant aux personnes, sinon aux personnages qui les représentent). Le passé en tant que communauté fortuite de destins entassés à la fourche _ le régime ! En tant que monde commun dont ils gardent ensemble le secret honteux » _ celui de lentes, durables et indurées compromissions : au-delà des personnages, nous pensons bien sûr en permanence aux personnes réelles qu’ils figurent, seulement, pourrait-on dire, sur la scène. Ce « secret », « ils ne l’ont jamais nommé et éviteront toujours de le faire. Un monde immobile _ figé, enkysté _ de vies _ bien réelles _  suspendues sans cesse souillé par la naïve espérance » _ dont le prototype archétypique sera ici « Kürti » en tant qu’irrémédiablement blessé (à mort ?) par la perte de ses illusions ; avec la variante inversée de son épouse « Sára », « âme profondément croyante » (page 74), qui participera, elle, à la soirée aux bougies « sur la place des Héros » (le 23 octobre1989 : avènement de la nouvelle république de Hongrie) : « elle avait chanté avec la foule à la lueur des dizaines de milliers de bougies » (page 75).

Je reprends le passage, décidément important en cette ouverture, page 23 : « Mais ils ne le voient pas ainsi _ ce monde, ce passé. Ils ne gardent que le vague souvenir d’un combat où, jour après jour, ils se sont arc-bouté contre un mur qu’ils croyaient infranchissable ; et un jour, d’un coup _ d’une manière ou d’une autre _, la résistance a disparu et ils se sont retrouvés dans un néant que, dans leur première ivresse, ils ont pris pour la liberté. » Ces expressions sont décisives pour l’économie entière de « Liquidation ». C’est aussi et surtout de ce moment historique _ de ce tournant débouchant sur du vide _ qu’il s’agit en effet dans « Liquidation » _ le roman _ ; et de ce que, au-delà du tournant que marquait l’apparence de l’événement, un processus venu de loin (plus de quarante années _ et sans compter « Auschwitz ») continuait de donner, comme à retardement, mais lentement et sûrement : ses fruits vénéneuxUne maladie de l’Histoire.

Ce processus auquel le suicide de « B. » _ ou, à une autre échelle, et tout autrement, bien sûr, les voyages, et le départ de Budapest, d’Imre Kertész _ a voulu couper court…

Ce qu’indique aussi la considération qui suit (page 24) : « De ce point de vue, indépendammment de leur deuil _ et c’est d’abord dans ce « travail de deuil » que la « comédie » _ (« ou tragédie ? ») _ va les saisir _, le suicide de B. constitue pour eux un choc : l’annonce de cette mort est comme un déni imparable et narquois _ un déni de changement. Ils essaient prudemment d’en deviner les causes. » Pour tenter d’en atténuer les effets sur leur propre devenir, leurs chances de « destin » ?

Page 26, « Obláth » conclut un développement sur cette « logique _ philosophique ! _ « impitoyablement menée à son terme » qui conduit en dernière instance à la dépression, à l’autodestruction, à la dégradation physique et intellectuelle »  (page 24) par ce mot à propos de « B. » : « « Moi, je dirais plutôt que personne n’a vécu ces quarante années avec autant d’élégance que lui. Il planait comme… commme un… » Il se tait _ poursuit la « note d’accompagnement ». Il aurait voulu dire : « Il planait comme un albatros blanc sur l’océan gris et glacé. » Mais il comprend que rien ne peut justifier la comparaison. La veille _ et c’est le coup-de-pied -de-l’âne _, il a feuilleté « Moby Dick » avant de s’endormir. » Le narrateur supérieur étouffe un ricanement. En amont des personnages d’ « Obláth » et de « B. », peut-être une façon auto-ironique de la part d’Imre Kerész lui-même de pointer une part de dandysme baudelairien dans un certain « anticonformisme »…

Page 45, le personnage de « Keserü » a cette parole on ne peut plus intriguante, si l’on veut bien s’y attarder, lui en qui depuis longtemps « dormait un livre » : « Ce fameux livre _ à écrire ? à éditer ? un modèle d’ « histoire » ? _ qui dormait en moi _ en reptilienne gestation _ s’était réveillé en secret » lors de la rencontre de « B. ». En lui auquel « le travail éditorial ne donnait jamais entière satisfaction, même en cas de succès », s’éveille alors, ou plus exactement « revint à la vie » _ de quelle « vie antérieure » ? _, « un personnage » (sic) qui s’avère proprement essentiel pour « son histoire ». Ainsi que pour le tissu maillé complexe qu’est le récit, en sa globalité, de « Liquidation ».  Il est vrai qu’il vient de nous confier (page 43) qu’avant sa vraie rencontre avec « B. », il s’était lancé dans la carrière de « rédacteur littéraire » dans l’édition par une suite de concours de circonstances de l’ordre de l’aléatoire : «  Tu développes une sorte d’afféterie, d’hygiène verbale qu’on prend systématiquement pour du goût. Une rumeur court selon laquelle « tu t’y connais en littérature » et tu finis toi-même par le croire », etc…

« Quelque chose avait dû se produire : ce fameux livre qui dormait en moi s’était réveillé en secret » au contact de « B. », s’échappe donc « Keserü » page 45. Voici, au mot près, l’extraordinaire formulation de cette page, dans la bouche de « Keserü » : « Je crois qu’avec le livre sommeillait en moi un personnage (et peut-être une figure complémentaire, mais laissons cela de côté) _ il faudrait au contraire explorer cette brêche : qu’est, et que signifie, ce « personnage » qui « sommeillait en » lui ? Et que peut être, en sus, cette « figure complémentaire » ? _, je reprends : ce « personnage qui revint à la vie au moment où B. fit son apparition _ tel le catalyseur, contingent, improbable tout autant qu’indispensable au déclenchement, du processus chimique complexe qui constitue « l’histoire » ou « le destin » de « Keserü »_ , comme Lohengrin qui sommeillait en Elsa. » Page 43, il avait parlé de sa « funeste carrière » _ faute de jamais venir à  maturité ? L’intrigue de « Liquidation » nous en livrera les raisons.

Et « Keserü » assortit cet aveu (du personnage fantôme qui dormait en lui _ à la page 45) de ce commentaire : «  Je crains toutefois de m’égarer dans un terrain bourbeux si je continue de la sorte » _ que non !  Le narrateur supérieur nous accorde _ certes parcimonieusement _ quelques brindilles d’indices pour remonter, à notre tour, les secrets de cette « histoire », à tiroirs justement secrets

Page 48, la métaphore du « réveil » se transforme en la métaphore d’ « une bombe à retardement » : « Je sentais qu’il m’arrivait quelque chose, que quelque chose commençait à brûler en moi, comme si toute cette procédure _ il s’agit des efforts pour publier le premier chef-d’œuvre de « B. » _ a-t-il quelque chose à voir avec « Etre sans destin » ? _, « ce récit qui compterait plus tard parmi ses œuvres fondamentales » _ du moins « dans un cercle restreint », et pour cause : le caractère ultra-confidentiel de la publication _ ce qui fut le cas de la première édition d’ « Etre sans destin » _ « dans une revue insignifiante qui paraissait deux fois par an à tirage limité » ! (page 48)  _ et où « B. exposait pour la première fois son idée de base selon laquelle le Mal était le principe de la vie » (page 47) _, y compris le récit lui -même _ de ce roman alors à publier _, avait mis en mouvement une bombe à retardement qui attendait depuis longtemps au fond de moi  » : le processus enclenché est ainsi aussi un processus de destruction, de « liquidation »… Toujours est-il que « Keserü » s’éprouve à ce stade de son « histoire » _ consubstantiellement celle de ses relations avec « B. » _, comme « emporté par une force que je ne pouvais plus arrêter, comme un train mal aiguillé (comme il le formule lui-même dans son récit page 49) ». Et : « Je sentais au battement de mon cœur que le train m’emportait. »

Encore ce passage éminemment significatif, page 34, à propos du secret à remonter _ secret si crucial dans « Liquidation », si elliptique et kaléidoscopique, et d’autant jouissif pour le lecteur qui se prend au jeu du décryptage des énigmes _ dans la bouche encore, ou plutôt sous la plume («  Je me demande pardon à moi-même d’être obligé d’écrire _ on lit bien _ des inepties pareilles ») du narrateur intermédiaire, le « rédacteur littéraire » « Keserü » _ mais la littérature a-t-elle une autre tâche ? _ : « Je découvre les difficultés que peuvent rencontrer mes clients, ceux qu’on appelle les écrivains (ou qui le sont parfois vraiment _ s’il s’agit vraiment de « littérature » _), pour dompter le matériau brut, la réalité objective _ l’expression est de fait capitale _, tout ce monde _ grouillant à l’infini, d’où l’infinité consécutive de la tâche _ de significations _ le pluriel est d’importance _, pour arriver à l’essentiel _ au singulier _ qui se cache derrière _ si tant est qu’il existe ». C’est là certes un risque objectif. Combien, de fait, le manquent ! Et subjectivement encore faut-il d’abord oser se coltiner à l’entreprise du Saint-Graal de le rechercher, cet « essentiel », de le poursuivre, et sans doute aussi d’y réussir, aussi relativement, bien sûr, que ce soit. La plupart n’y songent même pas.

La confidence de « Keserü » continue encore une phrase : « En général _ déjà cela mériterait commentaire _, on part du principe qu’il existe _ cet « essentiel qui se cache » _, car on ne saurait accepter _ idem ! _ l’idée que notre vie en soit dépourvue _ ce qui changerait considérablement le sens de la vie, à la réduire à la condition des clochards, ou à celle des « katzetniks » _ ; mais je crains _ précise avec beaucoup de lucidité ici « Keserü » _ que ce ne soit _ « notre vie » « dépourvue » de « l’essentiel » _ bel et bien la réalité _ c’est-à-dire ici le cas général (ou son cas à lui ?) _, l’état de l’être, comme dirait le docteur Obláth, cet adorable imbécile _ ou la figure du philosophe, l’indument pénétré des secrets de « la Grande Histoire Universelle » (avec trois majuscules, comme les utilise « B. »  page 38), à la Hegel ou à la Heidegger, faute d’assez d’humour… « L’état de l’être » _ d’autres disent « l’ère du vide » : « Keserü » privilégie donc l’hypothèse du cas général… Cela nous confirmant le statut devenu de plus en plus problématique pour « Keserü » de la réalité, sinon de « l’être » :  finalement liquéfiée, « liquidée »… A comparer avec l’ouverture de « Liquidation » page 11 : « la réalité était devenue pour Keserü _ « disons » en 1999 _ un état problématique », nous y livrait en douce le discret mais terrible narrateur supérieur.

Sur le secret à déchiffrer, ceci encore, page 97, au plus fort de la tension des retrouvailles tourmentées de « Keserü » avec « Judit » pour lui faire donner, rendre, le « roman » ultime et escamoté de « B. » : « ce qu’il a laissé ne peut se perdre, parce qu’il l’a laissé pour nous »_ avance à « Judit » « Keserü », il faut le prendre à la lettre _ nous connaîtrons plus loin la teneur des instructions de « B. » à celle qui volens nolens demeure l’éternelle compagne. « C’est là que réside son secret. Pas seulement le sien, mais aussi le nôtre _ c’est ce que pense si fortement « Keserü ».  Ainsi que la raison _ à découvrir, mettre au plein jour _ pour laquelle il a fait ce qu’il a fait » _ que « Keserü » ne sait, ni ne comprend encore, à la différence de « Judit ». Vient alors cet aveu important pour la clé _ existentielle _ de notre personnage, je veux dire « Keserü » : « Et c’est là que je dois apprendre _ moi, « Keserü » _  si je dois le suivre _ lui, « B. » _ ou si je peux choisir une autre voie. » C’est qu’à la différence de « Judit » (ainsi que de « Sára »), celui qui se proclame devant ses amis, à la maison d’édition, « l’exécuteur testamentaire »  de son « maître et grand ami » « B. » _ et à propos duquel aucun, à commencer par « Sára » (elle qui dans son désarroi l’appelle à son secours quand elle découvre le cadavre de « B. » à son domicile (dont elle a la clé), et avec laquelle « Keserü » partage le secret de ce suicide) ne remet si peu que ce soit en doute la situation de grande proximité, ou d’amitié, avec « B. » _ n’a pas reçu de lettre d’adieu, ni encore moins de mission testamentaire. Et il s’en trouve comme orphelin. Sans cap. Déboussolé. « Keserü » conclut ainsi son argument auprès de « Judit » (page 97) : « Il n’y a peut-être que cinq mots à déchiffrer _ voilà qui doit nous rappeler ce que « Judit » un peu plus loin nommera, dans sa lettre à « Ádám » (page 107) « ses mots phobiques » : « le secret juif », puis, en quelque sorte les appelant : « Auschwitz. Tué. Mort. Disparu. Survécu » _ , mais ces cinq mots _ clame, comme l’alpha et l’omega de base de son credo, « Keserü » _ contiennent son enseignement. La quintessence, le sens. » Sont-ce là les cinq mots que « Keserü » n’est pas encore parvenu à dégager de sa lecture de « B. » ? Ou bien doit-il trouver ses propres cinq mots, qui lui parlent à lui personnellement ? Ou l’alchimie de la lecture…

 « B. », ou le « maître » trop tôt évanoui, pour « Keserü »… Dans une « société sans pères ». Soit un éclairage sur le degré de fureur du « héros de cette histoire » _ non pas Orlando, mais Keserü furioso, en quelque sorte _ à s ‘emparer d’un tel talisman.

Mais ce statut de « maître » (ès « Auschwitz » ?), « B. » ne l’a pas eu que pour « Judit » _ un temps _ et « Keserü » : nous avons vu que ses proches ont tous été « sous son charme » (dixit « Judit », page 107), « concernés », « englobés », et, au final, « aussi plus ou moins détruits » (dixit « Keserü », page 33 )…

Après cette incise à propos du « secret » à découvrir, je reviens au montage en abyme du récit.

« B. » ne serait-il pas, in fine, le narrateur supérieur de « Liquidation » ? Racontant le non-avenir d’un « rédacteur littéraire » (et aspirant-éditeur) incapable _ cf l’expression « funeste carrière » de la page 43 _ de s’émanciper du « destin » _ ici en un sens négatif _ que, lui, « B. », lui imaginait _ englué _ en personnage de sa « comédie (ou tragédie ?) » _ cf l’expression page 20 _  et dans ses « notes » _ voire dans son « roman disparu » : « Keserü » venait de dire (page 44) dans une incise : «  Je parle naturellement de ma dépendance vis-à-vis de B., puisque lui-même était aussi indépendant _ répulsivement _ qu’un glaçon (y compris au sens fragile et éphémère du terme, comme je vous le dis après coup) », continuant « jusqu’à ce que je me mêle à son histoire que je ne peux toujours pas _ voilà l’aveu décisif _ distinguer de la mienne. » _ soit un dégât colléral, parmi d’autres (cf la variante « Judit ») d’Auschwitz… Les autres, « Sára », « Kürti », « Obláth », étant eux aussi, comme lui, des victimes de cet autre Auschwitz que fut le régime enkysté « quarante années » en Hongrie. Ce dont nous préviennent, nous allons le voir, quand on les décrypte, les premières lignes de « Liquidation » et le vocable décidément crucial d’ « histoire »…

Nous nous poserons les mêmes questions à propos du final de « Liquidation » en ce qui concerne la lettre _ capitale _ de « Judit » à « Ádám », son mari  (et le père de ses enfants) ; puis, suivant immédiatement (page 118) cette lettre, une scène finale de « comédie » (vraisemblablement à l’acte III de « LIQUIDATION »), sur laquelle tombe le « rideau » (page 120), suivie d’une variante (antérieure, en vers libres), s’achevant sur un même tomber de « rideau » (page 123). Ces deux scènes au moins, comme sans doute aussi la longue lettre de « Judit » à « Ádám », faisant partie des « manuscrits » que « Keserü » relit compulsivement à son domicile, cette journée ensoleillée « disons au début du printemps 1999 », quand il se détourne et s’arrache « de la  fenêtre » et revient «  à sa table où des manuscrits ouverts s’étalent tels des oiseaux morts » (page 13)…                                                                                                                    

Ce qui l’attire à  la fenêtre, découvrait-on, à l’ouverture du roman, c’était depuis quelque temps « le spectacle » des « clochards du coin », occupant « les bancs de la place avoisinante, du moins ceux qui avaient encore des planches » (page 12) _ nous retrouvons une scène déjà présente dans « Le Refus », et dont le protagoniste spectateur était alors « Gyorgy Köves », écrivain, pas éditeur ou « rédacteur littéraire »… Ces clochards, « dernièrement, il leur consacrait beaucoup trop d’attention. Il perdait des demi-heures entières de son temps _ par ailleurs dépourvu de toute valeur _ debout à sa fenêtre, fasciné comme un voyeur incapable de s’arracher au spectacle obscène qui se déroule devant lui. » En quoi donc sans valeur ? Valeur marchande ? autre ? A l’aune de quels critères ? Le narrateur (soit le « narrateur supérieur ») commente : « De surcroît, ce comportement était accompagné par un sentiment de culpabilité et une sorte d’attirance répugnante _ masochiste ? « pour son aliénation comme s’il s’agissait de sa liberté », dirait Spinoza _ qui aboutissaient à une espèce d’inquiétude écoeurante, d’angoisse existentielle. » C’est alors que ce qui ressemble à un exercice spirituel semblait aboutir à son but : « Au moment où cette angoisse prenait des contours précis, Keserü semblant avoir atteint le but mystérieux de cette non moins mystérieuse activité, se détournait de la fenêtre avec satisfaction  _ rien moins : on a les plaisirs qu’on peut _ et se dirigeait vers sa table où des manuscrits ouverts s’étalaient tels des oiseaux morts ». Est-ce mieux pour « Keserü » ?

Le commentaire se prolonge : «  Keserü savait très bien _ à force _ ce qu’il y avait d’inquiétant dans la relation _ le tropisme _ qui s’était établie entre les clochards et lui par la force des choses, pour ainsi dire à son insu et sans son accord. Il en souffrait vraiment comme d’une maladie » _ de langueur, de « liquéfaction » de la personnalité… « Mais chaque fois il se reprenait à observer _ malgré lui _ les clochards » _ telle une métaphore de ce qu’est devenue la vie à Budapest, dans un état endémique et vertigineux de « liquidation »… « Keserü soupçonnait cette passion singulière _ pas moins _ d’avoir un sens caché _ de constituer un « symptôme »… Il sentait même que s’il en trouvait la clé, il comprendrait mieux la vie qui était la sienne _  prisonnière d’une ratière, sans rideau de fer : effondré, contre lequel s’arcbouter _ et qu’il ne comprenait plus _ par « liquéfaction » de ses facultés d’intelligence et de volonté. Il avait l’impression qu’un gouffre le séparait de cette constante _ par là tant soit peu familière _ presque palpable qu’il avait autrefois pris _ comme quoi !… _ pour sa personne. » Il est vrai que la référence corporelle est commode. Au lieu d’une référence possible à l’exercice cartésien de la « méditation » et de son acmé le « cogito ergo sum », c’est à Shakespeare que le narrateur de « l’histoire » dont « Keserü » est « le héros » prèfère se référer, en négatif : « Pour lui, la question de Hamlet n’était pas « être ou ne pas être » (soit « mourir, dormir, rêver peut-être… »), « mais suis-je ou ne suis-je pas ? » _ ou suis-je ou non « liquéfié », « liquidé » ?..

C’est alors, au bas de la page 13, que « Keserü » « feuilleta distraitement l’un des manuscrits (de « B. ») qui traînaient sur la table, un volume assez épais, une pièce de théâtre. La couverture portait un titre, LIQUIDATION, et une indication de genre : « comédie en trois actes ». Et dessous : « L’action se déroule à Budapest, en 1990. » Et « Keserü » « finit par s’abandonner au plaisir douteux que lui procurait la description de la scène » _ au sens de ce qui doît être représenté sur le plateau lors de la « représentation » _ qu’il ne reconnaît que trop bien : la didascalie décrit son propre bureau à la maison d‘édition d’Etat où il travaillait jusqu’en 1990-91 (quand elle fut privatisée ou ferma) : « Bureau sinistre dans une maison d’édition sinistre », etc… Et commence le jeu dérangeant entre la lecture et le « réel » : « Le seul problème était qu’au moment où cette scène s’était jouée presque mot pour mot dans la réalité celui qui avait écrit la pièce, et donc aussi cette scène _ « B. » _, était déjà mort. » Or le roman « Liquidation » est vraiment carrément aux antipodes du « fantastique »… On est loin du monde de Jorge-Luis Borges et d’Adolfo Bioy Casares…

Je reviens à l’ambiguïté des pages finales (du roman) concernant « Judit » et « Ádám », son mari : soit la lettre rétrospective et les deux versions d’une scène finale de théâtre _ pour l’acte III de la « comédie » « LIQUIDATION ». L’auteur peut-il en être un autre que « B. » ? Après un passage à la ligne, nous retrouvons à la phrase suivante « Keserü » à sa table non loin de la fenêtre _ d’où il peut apercevoir les clochards sur les bancs de la place voisine… Nous lisons, page 123 : «  Comme chaque fois qu’il lisait la pièce, il avait l’impression d’avoir été floué et dépouillé. » Par « B. » ?

S’agit-il donc toujours de la même pièce en trois actes ? Celle qui s’ouvrait au premier acte sur le bureau de « Keserü » à la maison d’édition, dans lequel se tiennent, attendant ce dernier, « Kürti », « Sára » et « Obláth » ? Et qui porte le titre de « LIQUIDATION » ? La « comédie en trois actes » se referme-t-elle donc sur cette scène, à l’acte III, entre « Judit » et « Ádám » _ au printemps 1991 ? Oui. Et quel statut donner à la lettre rétrospective précédente _ postérieure de quelques jours, quelques mois, quelques années à la scène de ménage nocturne dans le séjour de la villa de Buda ? _de « Judit » et à ses apparentes révélations ? La lettre nous dévoile-t-elle l’avenir _ exténué, et finalement disparu, « liquidé », lors de la rédaction de cette lettre rétrospective _ du couple de « Judit » et d’ « Ádám » ? Oui. Et quel statut donner, aussi, à toute l’enquête _ ainsi qu’à son récit _, qui précède, sur la recherche par « Keserü » du manuscrit perdu de « B. » ? L’enquête _ ainsi que son récit _ fait-elle, elle aussi, partie de la pièce ? Ou des « notes » préparatoires qui l’accompagnent, la bordent ? Oui. Sommes-nous donc jamais sortis de l’écriture de « B. » ?  Sans doute que non ; même quand « Keserü » prend la plume, se livre, à son tour, après son « maître », à l’écriture _ peut-être pour une préface au « testament littéraire » de son « maître et grand ami ».

Et qu’en est-il, par rapport à ce « dossier » testamentaire de « B. » des deux séquences d’ouverture et de clôture du roman « Liquidation », nous plaçant, nous, lecteurs, en situation de spectateurs de l’aboulie de « Keserü » _ la question devenant alors : « B. » est-il aussi le narrateur supérieur de ces pages (11 à 31, puis 123 à 127) ?

La « réalité » vécue à Budapest depuis le séisme politique d’octobre-novembre 1989, ou depuis les bouleversements plus personnels pour « Keserü » de l’automne 90 (le suicide de « B. » et l’entrée en possession de « Keserü » des « manuscrits » posthumes de son « maître et grand ami ») s’est-elle, si peu que ce soit, démarquée des « intuitions prémonitoires » d’un « survivant d’Auschwitz » ? Et jusqu’à quand ?  _ Au printemps 1991 (la nuit de la vérité entre « Ádám et « Judit » dans leur villa _ jardin, terrasse et vaste séjour avec cheminée _ de Buda) ? _ Aux séquelles de cette nuit de rupture (la lettre rétrospective de « Judit » à son second mari), quelques jours, quelques mois, quelques années plus tard ? _ Voire jusque « disons au début du printemps 1999 », dans l’appartement de « Keserü » ? Qui donc est le narrateur général de « Liquidation » ?

Dans le récit de « Liquidation », seule la surprise de « Keserü » lors de la nouvelle de l’effondrement de la maison d’édition d’Etat (avec la conséquence de sa renonciation à voir rapidement _ et peut-être jamais _ publiés par lui-même le « testament littéraire » de « B. ») nous a été donnée à observer (page 16). Rien de tel ailleurs dans « Liquidation » pour les personnages face aux événements de la suite de « l’histoire » : ni les rapports de « Keserü » et de « Sára » l’hiver 1990-91, ni les retrouvailles de « Keserü » et de « Judit » au « printemps » 1991, ni l’épisode de la prise de connaissance tout un après-midi par « Ádám » du « testament littéraire » de « B. », ni la rude scène nocturne qui s’ensuivit ce même printemps 1991 à la villa de Buda d’« Ádám » et de « Judit », ni même les révélations de « Judit » à « Ádám » dans sa lettre d’explication rétrospective, ne donnent lieu dans « Liquidation » à des séquences de surprise de la part des personnes en cause face à la révélation ce que « B. » avait anticipé de leur devenir effectif : cela concerne les personnages de « Keserü » et « Ádám » qui tous deux ont lu le « dossier » dont dispose « Keserü » ; ainsi que celui de « Judit » qui, elle, a lu le « roman » que lui a confié « B. » avant de le brûler. Il est vrai que le projecteur du récit de « Liquidation » _ récit que mène de bout en bout le discret et omniscient narrateur supérieur _ se concentre sur le seul _ sommes-nous prévenus à la première phrase (page 11) « héros de cette histoire », l’ « amer » « Keserü »…

Pour ne rien dire de ce que le narrateur supérieur de « Liquidation » esquisse aussi du devenir de « Keserü » (ainsi, au passage, que de « Kürti » et « Sára ») en « disons (…) 1999 », dans les séquences d’ouverture et de conclusion du récit : ces séquences peuvent-elles aussi faire partie du « testament littéraire » de « B. » ? Ou faut-il resserrer ce « testament littéraire » à la seule intrigue matrimoniale de la « comédie » « LIQUIDATION » (et de ses « notes » annexes), centrée, elle, sur le devenir de « Judit » _ intrigue dans laquelle « Keserü » ne joue qu’un rôle misérable de pion ?

D’une façon générale, dans ce second cycle de romans _ celui de « Bé », autre graphie en usage dans « Liquidation » _ surtout de la part de « Judit » et de « Sára », et comme l’écrivain lui-même aussi se désignait, nous est-il rapporté _, s’accroît à l’évidence la dimension elliptique (et fascinante) du rapport entre l’auteur et ses ultimes destinataires, les lecteurs _ les premiers destinataires étant, à l’intérieur du récit, les proches de l’auteur, « B. » : un facteur sans doute décisif aussi de ce nouvel opus kertészien (avec le thème de l’emprise de la lecture), nous allons le voir. L’auteur de « Liquidation » _ à moins que ce ne soit le narrateur supérieur _ s’amuse à multiplier à tout bout-de-champ dans le récit des allusions-références, invitant quasi constamment le lecteur _ qui n’a peut-être pas la familiarité de connivence supposée avec tout ce corpus, un corpus partagé _ à un double effort : expliciter les ellipses, mettre des noms sur les allusions, et s’éclairer en permanence de la lecture _ nécessaire somme toute si l’on désire dissiper tant soit peu notre sentiment d’étrangeté, voire de perdition _ non seulement de ce récit à tiroirs et en abyme qu’est « Liquidation », mais même aussi sans doute des œuvres antérieures de Kertész lui-même _ à commencer par l’opus 1 du cycle de « B. » : « Kaddish » _ avec lesquelles il fait tout un monde. Ou le monde comme un livre, et le livre comme un monde : à décrypter _ une figure de la tradition juive.

Cet effet de recherche, de décryptage, était déjà important dans « Le Chercheur de traces », où tous les noms de lieu _ les repères géographiques _ étaient comme effacés du récit ; et où le protagoniste s’irritait contre le « Hermann » simplex, voire simplicissimus, qui au début le recevait chez lui _ à Iéna ? _, puis un moment, à l’amorce _ jusqu’à Weimar ? _ de l’enquête de terrain, le véhiculait… Ecart originairement redoublé, d’abord et déjà, dans l’intrigue fictionnelle de « Liquidation » par les tragi-comiques distances et malentendus entre le cercle des amis qui s’agitent vainement autour de « B. » (et qui forment les protagonistes de la « comédie » intitulée « LIQUIDATION », décrivant, au premier acte du moins, l’effondrement de leur maison d’édition l’hiver 1990-91) et le passablement singulier « B. », lui-même _ ou son œuvre posthume, une fois qu’il a disparu _, en comme un saisissant tourbillon autour d’un aspirant trou noir… Ce qui confère à cet opus sa singularité _ ainsi qu’un particulier pouvoir de fascination : parallèle à celui que subirent les protagonistes ?_ au sein de l’œuvre et dans le parcours poïétique kertészien. Aux prises, pourtant, et plus que jamais avec le réel !

Pour ce qui est de mettre des noms sur des allusions du texte, par exemple la référence fréquente à certaines œuvres d’écriture, ou de musique _ ainsi page 42 à propos d’un livre lu « à l’âge de dix-neuf ou vingt ans _ au début des années 1960_ » par le bientôt « rédacteur littéraire » « Keserü » : « je crois avoir déjà évoqué ce livre », prévient « Keserü » occupant la position de narrateur intermédiaire _ où ? dans « Liquidation » ? dans « Kaddish » ? voire dans « Le Refus » ou même ailleurs encore ? dans « Le Drapeau anglais » ?_, ajoutant « dont je ne mentionnerai ni le titre ni l’auteur, parce que les noms et les images qu’ils évoquent signifient autre chose selon les époques et les individus. » _ ah bon !.. de semblables remarques caviardaient ironiquement le récit du narrateur du « Drapeau anglais » _ de 1991 _, et toujours à propos de l’éveil du goût pour la littérature (ce narrateur du « Drapeau anglais » évoquait alors « La Walkyrie » de Richard Wagner, le commentaire qu’en donnait Thomas Mann dans « Les enfants de Wotan », ainsi qu’un autre ouvrage de Thomas Mann, « un recueil d’essais comprenant celui sur Goethe et Tolstoï, dont les seuls titres de chapitre : « Questions de préséance », « Maladie », « Liberté et distinction », « Grâce de la noblesse », et ainsi de suite, me faisaient déjà  perdre la tête » _ de plaisir, jusqu’à la passion) _ poursuivant, page 42 de « Liquidation » : « Je ne connaissais alors l’existence de ce livre que par d’autres livres _ certes : les livres s’appellent les uns les autres, ainsi que toutes les œuvres d’art _ (…) ; or à cette époque, à cette époque de raisons obscures, il était pour une raison obscure impossible de se procurer ce livre _ la curiosité s’en accroît. J’usais les bancs de l’université, je n’avais pas beaucoup d’argent, mais j’engageais tout ce que j’avais dans mon entreprise : je mobilisai les bouquinistes _ conservateurs de mines infinies de sens _, me privai de repas pour en trouver une ancienne édition. Je dévorai l’épais volume en trois jours sur un banc public, vu que le printemps arrivait et que mon meublé était constamment plongé dans une pénombre oppressante. » Et, enfin, avec un peu plus de (toute relative) précision : « Je me rappelle encore aujourd’hui la tempête qui secoua mon imagination quand je lus dans ce livre que la Neuvième Symphonie _ de Beethoven ? de Malher ? (page 36 de « Kaddish », cette remarque du narrateur _ « B. » alors, et non plus « Keserü » _  : « je ne sifflote plus guère que Gustav Malher, exclusivement Gustav Malher, la neuvième symphonie. Mais je sens que ça n’a pas d’importance. Sauf si, par hasard, l’on connaît la neuvième symphonie de Gustav Malher dont l’atmosphère permet d’appréhender mon état d’âme, et si on veut le connaître et qu’on ne se contente pas des informations que je communique par écrit, qui permettent également de tirer les conclusions nécessaires ») _ la Neuvième Symphonie _ donc _ avait été retirée de l’affiche. Je me sentais privilégié, comme si j’étais entré en possession d’un secret réservé à un cercle restreint _ un facteur décisif _ ; comme si on m’avait brusquement réveillé pour me dévoiler _ aletheia, la vérité _ d’un coup l’état désespéré du monde à  la lumière aveuglante _ au sortir de la caverne _  d’une sentence. » _ ou l’Art  (ou la littérature) comme un secret de feu, répandant sa révélation à partager en des cercles heureux d’enthousiastes… Ou la « librairie » lumineuse de Montaigne en sa tour tranquille _  l’âme de Montaigne y mesurant « combien lui vaut d’être logée en tel point que, où qu’elle jette la vue, le ciel est calme autour d’elle » _ au milieu d’un monde, lui, la proie des flammes… Antoine Compagnon, après d’autres, a souligné ce jeu de palimpsestes montanien.

L’écrivain et critique John Banville interprète, lui, l’allusion au « retrait de l’affiche » de « la Neuvième Symphonie » (de Beethoven) comme une référence au « Doctor Faustus » de Thomas Mann…

Autre exemple d’allusion à un livre, page 55, avec la phrase malheureuse « Auschwitz ne s’explique pas » : dès la page 52, « Keserü » se souvient d’une soirée de « sacrée fête pour la Saint-Sylvestre » _ un épisode kubrickien (ou déjà, en amont, schnitzlerien) assez mémorable _ et de fait décisif à divers titres pour plusieurs des protagonistes : « Il y avait du brouillard le soir de la Saint-Sylvestre, la ville était à la fois _ du fait du brouillard et de la fête _ déserte et animée _ des visages et des silhouettes surgissaient de l’obscurité, soudains, imprévisibles et inévitables _ étant donné le raccourcissement du visible _ comme la fatalité. J’étais cerné par des visages rieurs ou hébétés cachés dans l’ombre de méchants chapeaux ou de casquettes ; les voitures qui roulaient le long des flaques le long des trottoirs éclaboussaient les passants d’une eau sale et glacée _ tout un contexte d’une inquiétante étrangeté. De temps en temps, un immense clairon en carton décoré de pompons qui hurlait juste à côté de mon oreille me remplissait de sombres pressentiments, on eût dit une image cauchemardesque de la résurrection » _ bien connue pour ses trompettes et autres instruments à réveiller les morts  : que l’on jette un coup d’œil aux renversantes fresques, presque blanches à force d’éblouir, de Signorelli à la sublimissime chapelle San Brizio du Duomo d’Orvieto : un sommet de l’art occidental… Ce tournant-sas de l’existence de « Keserü » intervint peu après sa libération de prison après dix jours de détention préventive _ « j’avais été libéré  le jour de Noël » et « quelqu’un _ un petit deus ex machina, toutes proportions gardées, et sans plus de précision _ voulait m’aider à retrouver mon emploi » : ce qui paraissait a priori difficile, quoique, sous ce régime _ soirée où « Judit » aussi, rencontrant pour la première fois « Bé », osa victorieusement franchir la mer bleu-vert d’un immense tapis pour venir lui parler, et où l’on joua, « en société », au jeu _ assez mémorable, en effet _ du « poker concentrationnaire » (amusement de société déjà raconté par « B. » dans un épisode important de « Kaddish » (page 43) : « quelqu’un fit la proposition mélancolique _ pour sûr ! _ que chacun dit où _ en quel cercle de l’enfer _ il avait été, (…) et alors, avec un tambourinement morne, comme d’un nuage qui a depuis longtemps déchargé son énergie, des noms _ eh ! oui ! _ se mirent _ litanie sardonique _ à tomber : Mauthausen, le méandre du Don, Recsk, la Sibérie, Gyüjtö, Ravensbrück, la rue Fö, 60 rue Andrássy, les villages de relégation, les prisons d’après 56, Buchenwald, Kistarcsa _ qui dit mieux ? _, je craignais déjà que ce fut mon tour _ raconte ou écrit « B. » _, mais heureusement _ on apprécie l’euphémisme _ je fus devancé : « Auschwitz », dit quelqu’un, avec la voix modeste mais assurée du vainqueur, et l’assemblée hocha gravement la tête : « Imbattable », admit le maître de maison _ il y en avait donc un (et « B. » était plus lucide, moins ivre, que « Keserü » » _, avec un sourire mi-figue, mi-raisin, mais au fond admiratif » _ ou le devenir cliché de l’ innommable ).

 Dans le même ordre d’idées, sans aller jusqu’au voyage à Buchenwald et Zeitz du « Chercheur de traces », on se reportera, dans « Liquidation » même au voyage de « Judit » à Auschwitz, à l’occasion d’ « une conférence _ ou un congrés international _ de dermatologie à Cracovie » (page 115) _ ou du devenir-faux d’un monde muséifié _ et ce qu’elle tient à rajouter au final de sa lettre (d’explication rétrospective _ ou de sa scène finale dans la « comédie » « LIQUIDATION ») à « Ádám » : « Il faut que je te dise encore une chose que je préfèrerais taire. ( …) J’étais déjà en possession du manuscrit de Bé, mais je n’avais pas encore accompli le devoir dont il m’avait chargée _ détruire son dernier important « manuscrit ». Je pensais que je devais au préalable voir Auschwitz » _ on note la formule : Auschwitz peut-il se voir, peut-il se regarder ? Et comment ? Quand tout devient spectacle organisé.

Elle raconte son arrivée sur le site : «  Nous sommes enfin arrivés quelque part _ on note l’indétermination : pas sur la rampe d’arrivée des convois ? (cf « Etre sans destin ») _ et nous sommes entrés dans un hall qui, avec ses guichets _ et ses caisses enregistreuses _ rappelait un pavillon d’accueil _ merveille du tourisme-roi _ de grande station balnéaire _ ou de station thermale ? Il y en a de magnifiques dans toute l’Europe centrale, pas seulement à Marienbad… Il y avait des prospectus rédigés _ serviablement professionnels _  dans toutes les langues. Des informations sur les tarifs _ bien sûr _ de groupe _ ah ! les tarifs réduits et les offres promotionnelles ! _ etc. A travers la vitre du fond _ ingénieuse scénographie d’architecte _, on voyait, comme une promesse _ de quel paradis ? _ les baraquements de pierre gris_  on passe à l’article défini. Des flots de visiteurs _ dont il faut gérer les flux et le circuit _ se déversaient dans les rues étroites. (…) On a acheté _ « Judit » n’avait pas réussi à venir seule, à semer d’autres congressistes _ les billets d’entrée _ passeport vers le passé et l’enfer (mais pas la mémoire). Petit à petit, j’étais envahie par le pressentiment d’une entreprise _ la sienne, d’aller jeter un œil à son tour, si j’ose dire, sur Auschwitz _ ratée. Il y avait là _ certes _ tout ce que je connaissais bien par les photos _ avec l’article défini : la photo, mode moderne souvent trompeur de connaissance, car il y a photo et photo ; ou la pente savonneuse du devenir-cliché… L’inscription au-dessus du portail _ toujours avec l’article défini : unique, archi-célèbre ; et dans le monde entier _, les fils de fer barbelés tendus _ bien sûr _ entre des poteaux recourbés en béton _ eux, forcément plus anonymes _, les bâtiments en pierre d’un étage _ tout semblait invraisemblable, comme une copie de l’original » _ déjà vu (en photo). Remarque capitale.

« Judit » analyse son malaise : « J’étais incapable de m’imprégner de l’atmosphère _ les traces demeurant muettes, trompeuses, agressivement menteuses _, alors que je m’y étais préparée depuis des jours. J’étais obsédée par l’idée saugrenue _  mais trop juste, hélas _ de marcher dans un musée en plein air. Je m’attendais à voir surgir des figurants en tenue rayée » _ à peine s’arrête-t-on à temps… Et cette notation effrayante de vérité : « J’ai vu les chaussures, les valises, les montagnes de cheveux _ certes et combien hélas non factices _  soigneusement exposées comme _ trop commune transposition _ des objets de musée _ nous arrivons alors au facteur personnel décisif _, et je n’ai pas réussi à établir une relation intime _ tout est là : il y faut une grâce, comme lorsqu’on ne parvient pas vraiment, cela arrive à tout un chacun, faute de vraiment le rejoindre, à jouir du concert pourtant le plus extraordinairement réussi _ avec ces choses _ on ne peut plus réelles et authentiques pourtant, de leur côté (en effet objectif !) _, à les considérer _ voici le passage, hic Rhodus, hic saltus  _ comme mes propres chaussures, mes propres valises, mes propres cheveux », énonce « Judit », elle dont les deux parents ; et la sœur de son père (celle qui « a une tête d’Auschwitz ») ; et le premier mari (« B. ») ; etc. _ ont un beau jour de fait été (hygiéniquement) délestés ici même de ces valises, de ces chaussures, de ces lunettes, de ces cheveux : ce sont bien les leurs que voici ; et cependant, par le fait du dispositif, ils sont muséifiés… Pour conclure le souvenir de l’épisode (page 117) : « C’était une erreur de venir ici, pensais-je _ se souvient-elle, ajoutant dans un halo hallucinant _, tout était une erreur. » Ce n’était pas cela qui pouvait « révoquer Auschwitz »… Fin de l’incise. 

Eblouissante réussite a contrario de la littérature.

A contrepied, notons-le, des malheurs de l’ « amer » « Keserü » dans le dispositif fictionnel de « Liquidation »…

« Je devais trouver une adresse au centre-ville _ poursuit « Keserü » page 53 dans « Liquidation », ce soir-là de Saint-Sylvestre, donc _, une adresse pour ainsi dire clandestine _ on note le distinguo _ où des intellectuels du même acabit _ que « Fenyvessy », « Halász » et « le légendaire Bornfeld » cités, après « Kürti » à la page précédente _ célébraient l’opposition polonaise, la parution du dernier samizdat et la nouvelle année _ ce qui pourrait aider à cerner l’année. Sans l’avoir cherché, B. devint incontestablement le centre d’intérêt de la soirée. (…) D’abord, comment s’était-il retrouvé là ? Que faisait-il au milieu d’idéalistes désespérés _ tel « Obláth », mais est-ce un désespéré ? _, de positivistes déterminés _ tant et tant, la plupart _ et de réformateurs qui essuyaient échec sur échec _ tel « Kürti », nous le découvrons en ces pages 52-54 _ ? (…) La question ne fut jamais éclaircie _ ce point (sur la présence de « B. ») mériterait une investigation… D’ailleurs la même obscurité régnait dans cet appartement où je ne réussis pas à m’orienter. (…) Je me souviens _ tiens, « Keserü » lui aussi, après « B. » qui en a parlé dans « Kaddish » ! _ d’une pièce presque entièrement dépourvue de mobilier, au plancher recouvert par un tapis soyeux d’un bleu-vert marquant _ pour « Keserü » aussi ! _ qui semblait onduler d’un mur à l’autre » _ comme la mer (page 54).

J’en viens à l’allusion littéraire : « Je me rappelle qu’il y eut ensuite une discussion à propos du titre d’un livre alors en vogue et d’une célèbre phrase de cet ouvrage selon laquelle « Auschwitz ne s’explique pas » _ et dans cette discussion s’éleva progressivement la voix de Bé (sic), comme le soliste s’élève par dessus l’orchestre, et cette voix énervée, précipitée, étouffée parfois par l’émotion, domina pendant longtemps. » _ dans la version de « Kaddish », à la page 44, cela donnait, cette fois-là selon la voix de « B. » lui-même : « Puis on évoqua un livre qui était alors en vogue, et dont une phrase était alors célèbre _ elle l’est d’ailleurs restée et le restera sans doute toujours _ que l’auteur prononce après l’obligatoire et vain raclement de gorge _ nous l’entendons en effet _, d’une voix brisée par l’émotion : « Auschwitz ne s’explique pas », comme ça, brièvement, la voix brisée par l’émotion, et je me rappelle _ continuait « B. » _ mon étonnement en voyant ces gens qui, pour la plupart n’étaient pas nés de la dernière pluie _ des dissidents experts au passage entre les gouttes _, prirent, analysèrent, discutèrent cette simple phrase, lançant de derrière leurs masques des regards rusés ou hésitants, ou avec leurs yeux plissés par l’incompréhension, comme si cette phrase affirmative qui étouffait dans l’œuf tout autre affirmation _ un pont-aux-ânes de la rhétorique _ affirmait quelque chose, bien qu’il ne fallût pas être Wittgenstein _ un analyste de la théorie, lui _ pour le remarquer… » Mais « Keserü » fortement éméché a, lui, oublié les détails : « Si seulement je n’avais pas été tellement soûl ! Une ou deux phrases lucides arrivèrent jusqu’à ma conscience, mais comme je n’en saisissais pas les corrélations, j’ai tout oublié. » _ c’est alors que pour nous, lecteurs, le recours à « Kaddish » s’avère utile… Dans la pièce « LIQUIDATION », ce sont « Kürti » et « Obláth », eux aussi présents à cette « sacrée fête » ce soir de Saint-Sylvestre-là, qui lui rafraîchissent un peu la mémoire.

Toutefois le personnage de « Keserü » prend soin de rajouter, au bas de la page 55 de « Liquidation » : « Mais bien sûr je ne peux pas oublier ce visage, ce visage de jeune femme, en particulier le regard qu’elle fixait sur B. pendant qu’il parlait, comme si elle eût voulu en faire jaillir une source » _ qui parlerait enfin, et avec justesse, d’Auschwitz _, « Keserü » continuant : « Je l’avais vue auparavant _ lui aussi avait donc, même émêché, remarqué le mouvement !!! et s’en souvient !  _ franchir l’immense tapis bleu-vert comme si elle marchait sur la mer ; elle s’était faufilée sur la pointe des pieds jusqu’à la table et s’était assise en silence » _ elle était jeune et, quoique pleine d’audace, néanmoins aussi, timide. Pour conclure : « C’était Judit, la future femme de Bé » _ et qui deviendra aussi un court moment (fâcheux, par ses suites) sa propre maîtresse _ mais est-ce de l’ordre d’un amour ? Sinon comme au billard à trois bandes. D’où peut-être le partage, ou la contagion (de « B. » à « Keserü »), des superbes métaphores maritimes… De surcroît, « Keserü » connaît par cœur l’œuvre complet de « B. »… A moins que ce ne soit le narrateur supérieur, voire « B. » lui-même, qui prête ces pensées et ces phrases au personnage de « Keserü »  dans les « notes » parallèles à la « comédie » « LIQUIDATION »…

Les connexions entre « Kaddish » et « Liquidation » prolifèrent ainsi…

Quant à « Keserü », au final de cet étrange épisode (page 56) :  «  Vers le petit matin, comme on dit, « on m’a parlé » _ le régime comportait de complexes arcanes, dont « Le Château » de Kafka propose une formidable mitteleuropéenne (pré-) vision.  Je ne connaissais pas ce type. Il me dit d’aller aux éditions après le nouvel An comme si de rien n’était. » Ce monde est féérique. A cette étrange mémorable soirée, déjà, « Keserü » n’avait-il pas été convié par une étrange chaîne ? « Quelqu’un, avait-il indiqué (page 52), voulait me parler. Quelqu’un voulait m’aider à retrouver mon emploi _ pas moins que cela ! Kürti _ dans le secret politique de la chaîne _ m’indiqua l’adresse, il connaissait Fenyvessy qui connaissait Halász qui connaissait le légendaire Bornfeld en personne (…). Quelqu’un remarqua que Bornfeld était justement aux Etats-Unis _ le régime, en réseaux, a ses franges très passagères. Je n’avais jamais encore été invité à une telle réunion ; je pense que je devais à mon arrestation de m’être fait un nom _ la rumeur de la réputation ! _ dans ces milieux extrêmement distingués. »

Je reprends la conclusion de l’épisode page 56 : « Après de menues contrariétés _ à savoir qu’on me laissa végéter _ à la maison d’édition _ pendant quelque temps _ évidemment _  dans la situation de « collaborateur extérieur » _,   je fus rengagé _ mais oui ! _ comme rédacteur _ c’est l’exacte dénomination _ aux « Classiques étrangers » et autres séries de ce genre où je ne pourrais plus nuire _ bien sûr, y aurait-il d’autre critère du pouvoir ? _ à personne. (…) Et c’est ainsi que je rencontrai à nouveau Bé qui apportait la traduction d’un roman français à l’éditeur _ en fait « rédacteur littéraire » _ que j’étais. » Fin de la boucle _ et de l’incise.

La réflexion sur la phrase « Auschwitz ne s’explique pas » se poursuivait un peu plus loin dans « Kaddish » : « J’ai vraisemblablement dû dire _ se remémore « B. », page 47 _ que cette phrase est fausse déjà au niveau structurel, puisque ce qui est a toujours une explication _ épistémologie basique _, même si cette explication est par nature purement arbitraire, erronée, quelconque, mais c’est un fait qu’un fait a au moins deux existences, l’une factuelle _ extérieure au jugement et au discours _ et l’autre, pour ainsi dire, spirituelle _ née du discours qui pose et fait exister l’assertion _, un mode d’existence spirituel qui n’est autre qu’une explication, un amoncellement d’explications, et qui plus est, une surexplication des faits, ce qui revient en fin de compte à les annihiler, ou tout au moins à les brouiller » _ épistémologie en effet basique, un fait ne devenant un fait que s’il est établi _, avant de conclure : « cette malheureuse phrase _ « Auschwitz ne s’explique pas » _ est aussi une explication _ mais de nature idéologique, ici, et ad hominem _, elle sert au malheureux auteur _ encore à identifier _  à expliquer que nous devons _ rien moins ! _ passer Auschwitz sous silence, qu’Auschwitz n’est pas, ou plutôt n’a pas été _ on franchit là de bien dangereuses bornes quant au critère du « factuel » _, car n’est-ce pas, seules les choses qui ne sont pas ou n’ont pas été ne sont pas explicables  _ certes : on en est arrivé au topos des négationnistes, à leur tour de passe-passe.

« B. » propose alors : « Cependant j’ai sans doute dû dire qu’Auschwitz a été, et donc est _ le réel résiste tout de même à beaucoup de choses : c’est un de ses critères _, et qu’il y a donc une explication… », pour conclure : « par conséquent il y a _ de fait _ de l’Auschwitz dans l’air _ structurellement, et même organiquement _ depuis très longtemps, peut-être depuis des siècles, comme le sombre fruit qui mûrit _ voilà la métaphore organique _ dans les rayons étincelants d’innombrables humiliations, attendant le moment de tomber sur la tête des gens, car enfin ce qui est est, et il faut que cela soit, car cela est » _ c’est une réalité à laquelle forcément on se cogne ; et ne peut que, durement, se cogner.

Nous reviendrons sur ce point capital des ascendances et descendances d’ « Auschwitz », déjà en germe dans le cycle de « György Köves » et crucialement muri et déployé dans ce cycle de « B. »… Ce que peut, entre autres,  résumer la formule, page 49 de « Kaddish » : « A mon avis, Auschwitz est l’image et l’acte de vies particulières, du point de vue d’une certaine organisation », cette « organisation » de la ratio technologique moderne constituant le facteur historique de l’advenue _ après mûrissement et à maturation _ au « réel », à un moment forcément particulier et déterminé, de la potientalité déjà en germe dans l’Histoire… Soit le passage de la puissance à l’acte.

Autres allusions à des livres encore, cette fois quand s’exprime « Judit », page 107 de « Liquidation » : « Le livre français que Bé m’avais mis entre les mains » évoquait une pente « à épuiser toutes les possibilités de résistance à l’anéantissement. » Un emprunt au livre de Jean Améry ?

Puis, page 109,  le « livre écrit en anglais » dont « l’auteur écrivait sous son nom de prisonnier _ à Auschwitz _ , comme lui _ « B. » _ : Détenu 135633. Il  y avait dans ce livre _ lequel ? _ quelques lignes que Bé a répétées tant de fois que je les connais par cœur _ dit « Judit » _ : « Et ceux qui y étaient en personne ne connaissent pas non plus Auschwitz. Auschwitz est sur une autre planète, et nous, êtres humains, habitants de la Terre, nous n’avons pas la clé de l’énigme que constitue le mot d’Auschwitz. » » _ nous l’avons examiné.

Et encore, page 110, l’allusion aux « livres de Shivitti, de Katzenelson, de Jean Améry et de Borowski. » _ tous ces livres appartenant à la bibliothèque de « B. »…

A propos de sa passion naissante pour la littérature, « Keserü » continue : « Mais je n’aurais pas cru que ce livre _ « Doctor Faustus » ? _ m’entraînerait dans ma funeste carrière » : celle des métiers de l’édition. «  Quand je l’eus terminé, il s’endormit en moi comme tous les autres, enfoui sous les couches douces et épaisses de mes lectures successives », en farandoles s’appellant à l’infini. Oui, d’abord la douceur de ces murmures s’interpellant dans un silence propice à l’écho _ « l’entretien des muses », filles de Mnémosyne.. « Des quantités de livres dorment ainsi en moi _ comme en tout lecteur passionné, en attente d’une aube nouvelle _, des bons et des mauvais, en tout genre. Des phrases, des mots, des alinéas et des vers qui, pareil à des locataires remuants, reviennent brusquement à la vie, errent solitaires ou entament dans ma tête de bruyants bavardages que je suis incapable de faire taire », dit-il un peu débordé par le phénomène. On comprend la montée d’enthousiasme qui s’empare du processus face à un manuscrit se révélant un chef d’œuvre publiable, et donc à publier. « Déformation professionnelle », dit « Keserü », inversant le processus…

Avec cette nouvelle allusion, page 43 : « En travaillant sur les Mémoires d’un célèbre chef d’orchestre, je suis tombé par hasard sur une phrase probablement vraie _ et valant pour tout art, au-delà des œuvres de musique, mais pas forcément sur un mode cauchemardesque (à la « Shivitti ») _ : il se plaint d’insomnies chroniques causées par les répétitions intensives, car il est incapable de maîtriser le vacarme de l’orchestre qui résonne dans sa tête. » Superbe image, complétant, sur un autre registre, le fellinien débordement du chef face à la profusion de la troupe des instrumentistes tournant à la cacophonie dans  « Prova d’orchestra »…

Avec, au-delà de la passion d’une carrière dans l’édition, cette amère, en effet, conclusion de « Keserü » : « la littérature est un piège qui nous retient prisonnier », tel le malheureux Don Quichotte de Cervantès. «  Plus précisément la lecture. » Et précisant encore : « La lecture est comme une drogue qui confère un agréable flou aux cruels contours de la vie » : penchant funeste, interprétation pessimiste, dépressive, de l’alternative girardienne entre « vérité romanesque et mensonge (ou illusion) romantique »…

Pour ce qui est de s’éclairer de la lecture des œuvres antérieures de Kertész lui-même, nous avons mesuré l’ampleur de ce jeu dans le sublime « Chercheur de traces » _ achevé de rédiger en 1998 et acmè du recueil tendu du « Drapeau anglais » _, dont les repères de lieux et de temps s’éclairent à la lumière d’ « Etre sans destin », pour ne rien dire du reste de l’œuvre _ l’œuvre dont, opus après opus, se renforce la profonde unité, ainsi que ce caractère de palimpsestes à encore et toujours déchiffrer, relier, approfondir : pour comprendre, et non pas fuir, le réel… Et qui renforce l’intensité rare à parcourir l’œuvre entier d’Imre Kertész. Comme un univers singulier et universel. En tout cas, c’est au moins l’ambivalente aventure de la passion de la lecture qui se découvre à travers la passion du vouloir-devenir-éditeur de « Keserü ». Sublimement en même temps que ridiculement (cf « Don Quichotte »), et plutôt encore tragiquement ici _ ou « funeste »-ment. Dans les suites et les marges de l’aventure de l’écriture de « survivant » d’Imre Kertész _ même si son « stylo » est, à lui aussi, sa « pelle »… Mais l’auteur n’apprécie pas la confusion des genres : le roman n’est pas l’autobiographie, ne le perdons pas de vue.

Pour en revenir aux difficultés de cohérence de ce cycle de « B. » ouvert en 1990 avec « Kaddish » _ et dans lequel n’apparaît pas une seule occurrence du nom « György Köves » (pas davantage que n‘apparaît une seule occurence du nom « B. » dans le cycle de « György Köves », achevé de publier en 1988) _, principalement et surtout l’action de « Liquidation » se déroule après la mort de « B. » _ survenue en 1990, à l’automne, peu après la chute du rideau de fer en octobre et novembre 1989 : « neuf ans plus tard, Keserü _ le « Keserü » du présent du récit (du roman que nous commençons à lire, le roman « Liquidation »), celui qui, page 16, feuillette nostalgiquement la pièce _ homonyme _ « LIQUIDATION » parmi les autres manuscrits, dont les « notes » préparatoires, les didascalies et les commentaitres sur cette pièce, qui lui restent de « B. » _ se rappelait cette matinée », etc… Le narrateur supérieur nous donne ainsi à regarder un homme qui se souvient. Et qui s’est mis à écrire (devenant le narrateur intermédiaire, de la page 32 à la page 97). Pour peut-être démêler les « histoires »… Sans guère y parvenir toutefois.

« L’histoire  _ ici, celle qu’évoque la « comédie » de « LIQUIDATION » _ avait commencé le matin même _ l’hiver 1990-91 _ où  Keserü était entré avec un épais dossier sous le bras dans son bureau où l’attendaient Kürti et sa femme Sára ainsi qu’Obláth », lira-t-on aussi page 20 _ à propos de la scène (d’ouverture ?) de l’acte I _ : mais de quelle « histoire » s’agit-il alors ? S’agit-il exactement de la même que nous commençons à découvrir en lisant le roman « Liquidation » ? Ou s’agit-il seulement, cette fois, de l’intrigue de la « comédie » « LIQUIDATION » ? C’est ce qu’il semble. Fin de l’incise.

Je reprends la lecture de la phrase page 16 : « Oui, neuf ans plus tard _ donc au présent du récit de « Liquidation » _, Keserü _ la personne « réelle », si je puis dire, non plus le personnage de théâtre, celui que le narrateur supérieur de « Liquidation » nous présente comme « le héros de l’histoire » que nous allons lire _ se rappelait cette matinée » de l’annonce de la « liquidation » prochaine de leur maison d’édition (« les éditions travaillaient à perte, il serait par conséquent nécessaire _ certes _ de prendre certaines dispositions administratives et financières »), avec pour conséquence la (plus que douloureuse pour lui) renonciation à son espoir de voir publier par sa maison d’édition les écrits posthumes de « B. » (« Keserü comprit que le moment était mal choisi pour présenter _ au comité éditorial _ son projet », celui de « publication des inédits de B. »).

L’action de « Liquidation » _ cette fois le roman dont nous tournons les pages _ se déroule donc, je reprends, après la mort de « B. » et autour du mystère de cet écrivain, de ce « scribe » comme le nomme joliment « Keserü » (« Il y a un vieux mot biblique : le scribe. Il ne s’emploie plus depuis longtemps. Qui dit scribe, ne dit pas pas talent, qui dit scribe ne dit pas bon écrivain. Ni philosophe, ni linguiste, ni styliste. Même s’il bégaie, même si on ne le comprend pas de prime abord : on reconnaît immédiatement un scribe. Bé était un scribe » _ un homme qui se consacre à la tâche d’écrire _, affirme s’enthousiasmant page 97 celui que l’ouverture _ et le narrateur supérieur _ nous donne comme le principal protagoniste _ « le héros de cette histoire » _, celui qui se présente comme « l’éditeur » de « B. », « Keserü » : « Ce qu’il a laissé ne peut se perdre, parce qu’il l’a laissé pour nous », croit et proclame-t-il, nous l’avons déjà vu. « C’est là que réside son secret. » _ ajoutant encore : « Pas seulement le sien, mais aussi le nôtre. Ainsi que la raison pour laquelle il a fait ce qu’il a fait. » Une mission de vaillance et de patience sacrées et universelles, pense-t-il. Précisant pour sa part : « Et c’est là que je dois apprendre si je dois le suivre ou si je peux choisir une autre voie »). Tout cela, nous l’avons déjà pointé.

Le roman « Liquidation » tourne donc autour de l’œuvre laissée (ou disparue) de « B. » appréhendée kaléïdoscopiquement du point de vue de quelques uns de ses proches, et plus précisément encore, autour du sort d’un « roman » manuscrit perdu que recherche désespérément, afin de le publier _ tel le couronnement de l’œuvre posthume _, l’éditeur-rédacteur littéraire-ami « Keserü » _ comme il se proclame, et dont le nom signifie amer. Est-ce à dire que l’amertume est le sort promis à tout aspirant-éditeur ? Et c’est encore sur « Keserü » que, bouclant la boucle, s’achève le roman page 127…

Déjà « Keserü » est-il davantage, par exemple, que le surnom _ donné par « B. » ? _ à l’employé d’édition (ou « rédacteur littéraire ») « Kesselbach » ? Surnom repris à la cantonnade par les collègues de la maison d’édition et les amis (intellectuels plus ou moins dissidents) ? Et peut-être même aussi et d’abord par l’intéressé lui-même ? L’ouverture du texte, page 11, nous apprend en effet ceci : « Nous appellerons _ on lit bien… _ notre homme, le héros de cette histoire, Keserü, « amer » » _ ce que signifie le terme dans la langue magyare. « Nous » : est-il dit _ c’est le premier mot du roman : c’est le narrateur supérieur qui s’exprime, sollicitant ainsi la connivence des lecteurs. Tout roman repose sur un tel contrat de fiction : le récit raconte une histoire censée s’être passée dans la réalité ; sentiment de réalité que devra partager _ c’est un jeu, sauf à être victimes d’aliénation mentale _ la communauté des lecteurs. D’autant plus quand le réel lui-même ne badine guère…

Voici la deuxième phrase de notre roman : « On _ c’est-à-dire l’auteur du roman, ou son narrateur, s’il s’en montre, si peu que ce soit, un, et quiconque se comporte ainsi _, poursuit le narrateur supérieur _ on imagine un homme, puis le nom qui lui convient. Ou au contraire : on commence par imaginer un nom, puis l’homme qui lui convient. » _ propos théorétique d’auteur à la Brecht, à la Nabokov, à la Giono dans « Noë » : cassant _ d’entrée, mais pas pour longtemps, tant nous allons vite le perdre de vue _ la candeur trop crédule du contrat réaliste de qui nous ouvre sans façons sa cuisine ou laboratoire de fiction. « Mais on peut faire l’impasse dessus _ embarqués, nous voilà d’ores et déjà complices de la cuisine poiétique _ puisque notre homme, le héros de cette histoire, s’appelle Keserü dans la réalité _ le lecteur est immédiatement placé devant le fait accompli. Son père s’appelait déjà ainsi. Et son grand-père aussi. Par conséquent, Keserü figure sous ce nom dans les registres de l’état civil ». Désormais, nous sommes de plein pied avec la réalité : l’état civil représentant une autorité sérieuse et incontestable, en référence à un monde on ne peut plus effectivement partagé ; au lieu du fruit d’un caprice d’auteur fantasque.

Certes (et plus loin, pages 39 à 41, « Keserü » racontera l’histoire de cet état civil familial, liée à la mouvance des frontières et des populations dans une Europe centrale et orientale de longue date, puis de guerre mondiale en guerre mondiale, chahutée), mais dans quelle mesure et jusqu’où dans l’Histoire l’état civil est-il crédible ? Il y a des noms changés, tout particulièrement dans la vieille et tragique histoire des marranes et autres juifs traqués. Dans l’Histoire aussi, tourmentée encore, des Balkans.

Nous vient à l’esprit, maintenant que nous en avons pris connaissance (à la page 109, il est vrai, et en nous renseignant un tant soit peu sur le cas du « Katzetnik 135633 ») _ ce qui n’était pas forcément le cas en découvrant ces lignes à la première lecture _  nous vient donc à l’esprit l‘état civil israëlien du juif polonais Yohiel Finer.

L’état civil représente une menace quand un nom ôte le droit à la vie.

Je reprends la lecture-commentaire de la phrase page 11 : « Par conséquent, Keserü figure sous ce nom dans les registres de l’état civil » : pour contrarier tout aussitôt l’effet déceptif. Avant que le texte _ soit le narrateur supérieur _ propose cette note : « c’est donc la réalité ; et ces temps-ci, la réalité, il _ « Keserü », forcément le vrai, celui dont nous commençons à faire la connaissance _ n’en avait pas une haute opinion ». Précisant encore : « Ces temps-ci _ l’une des dernières du  millénaire qui s’achève, disons _ toujours le narrateur supérieur accompagné ou plutôt suivi des lecteurs _ au début du printemps 1999 _ précieux autant qu’assez rare renseignement factuel, même s’il est étrangement précédé de la formule « disons » _, par un matin ensoleillé (la qualité du jour : voilà qui nous rassure davantage) _ la réalité était devenue pour Keserü non seulement une notion problématique mais, qui pis est, un état problématique ». Sans doute un point essentiel du statut de ce personnage de « Keserü » dans « Liquidation ».

Par « statut de ce personnage », je veux parler des liens existant entre la personne réelle qu’ « on » évoque, tout à fait normalement dans un roman on ne peut plus classiquement réaliste, et le personnage (de fiction, c’est ici un parfait pléonasme _ qu’on me pardonne de mettre aussi lourdement les points sur les i) qui en est tiré, tant dans le roman « Liquidation » que nous commençons de parcourir, que dans la « comédie » « LIQUIDATION » que nous allons bientôt découvrir (page 14) et qui, avec une étrangeté solennellement affirmée (page 16 est prononcé  à cet égard le mot de « problème ») appartient à la fois au registre de la fiction, et à celui du réel supposé… C’est qu’avant le lecteur, la question du réel taraude ici le principal personnage, « le héros de cette histoire », « Keserü ». Et telle est bien sa situation _ ou sa fonction _ dans cette fiction. Tant pour le narrateur supérieur, éventuellement l’écrivain suicidé « B. », que pour Imre Kertész lui-même. Avec ce que cela implique, en amont, pour la signification _ tout particulièrement historique _ de l’opus « Liquidation » dans l’œuvre global de cet auteur.

Cependant, voilà que page 39 _ j’y arrive _, suite à la question « Comment peut-on être éditeur littéraire ? », présentée comme une variante du « Comment peut-on être persan ? » de Montesquieu, « Keserü » raconte, pour faire « comprendre » le « vice particulier » qu’un tel devenir « nécessite », sa « carrière » : « l’histoire de ma déchéance totale, l’histoire de la déchéance de ma famille (la famille Kesselbach venue de Suisse, paraît-il), de ma classe sociale, de mon environnement, de ma ville, de mon pays _ celle du monde entier ». Il reprend : « mes ancêtres sont venus de Suisse au XVIe ou au XVIIe siècle, menant imperturbablement leur commerce de bétail malgré les invasions turques et d’autres vicissitudes, pour s’installer en Transylvanie. » Vite, il résume : « Quelques points de repère suffiront. Ce fut mon grand-père qui renonça au nom de Kesselbach, durant la Première Guerre Mondiale _  voilà ! Le pauvre venait de perdre au front son fils aîné et préféré, et comme il était non seulement recommandé mais encore bien pratique de conserver l’initiale (si incroyable que cela paraisse, les gens portaient à cette époque du linge marqué à leurs initiales), il choisit le nom de Keserü, « amer », parce qu’il vivait dans l’amertume. » Or, en 1920, au traité de Trianon, la Transylvanie hongroise devient roumaine : passer de « Kesselbach » à « Keserü », est-ce une façon de marquer un attachement à la magyarité ? Et « pendant la Deuxième Guerre Mondiale _  nouveau terrible chambardement de populations _, mon père quitta la Transylvanie _ roumaine, donc, depuis 1920 _ pour s’installer à Budapest ». Le réel, comme les noms, comme les identités, est _ particulièrement en Europe centrale et balkanique _ fluctuant, chahuté. Les deux grandes guerres : deux « liquidations » dans les grandes largeurs déjà…

Et le futur éditeur, ou plutôt seulement « rédacteur littéraire », de narrer les concours de circonstances, c’est à dire quelques rencontres, l’ayant acheminé à son métier, puis à la connaissance de l’écrivain « B. », et enfin au désir éperdu de retrouver le manuscrit du supposé grand œuvre posthume de son « ami » disparu en 1990 (afin de l’éditer) _ recherche qui constitue l’épine dorsale de « l’histoire » narrée dans « Liquidation » (et dans « LIQUIDATION », la pièce), mêlée toutefois à une intrigue matrimoniale… Désir que « Keserü » va jusqu’à qualifier de « la seule grande passion de ma vie » et qui «  s’est transformée avec le temps en obsession et dont l’objet est naturellement un livre, en l’occurrence un livre manquant, le roman disparu de B. », lacaniennement (à la Edgar Poe).

Mis en garde par ces quelque peu intriguantes considérations dès la page d’ouverture, le lecteur s’avise bientôt des paradoxales moirures de ce que sa confiance traditionnelle dans le récit lui permettait a priori d’envisager comme assuré dans le réel que la fiction (qu’il entamait) lui proposait… Il est vrai qu’en régime dangereux, et le sont les régimes totalitaires, la prudence recommande d’avancer si peu que ce soit masqué… Mais dans quelle mesure va-t-il s’en souvenir, le lecteur ?

Sur « le style » de « B. » dans cette scène d’ouverture de la pièce, cette appréciation de lecteur (professionnel) de « Keserü » (page 19) : « Il aimait ce style, cet humour noir caché sous la carapace de l’omniscience qui lui rappelait _ maintenant, en « disons » 1999, que du temps a passé _ un monde disparu depuis longtemps _ en apparence, peut-être, neuf ans ; mais plus en profondeur ? _ ; c’était un style bien utile, un langage d’initiés _ dans un monde tordu, d’arcanes et chicanes, un univers crypté, celui que montrent aussi, vu d’en-bas, le « Château » et le « Procès » de Kafka _ qui les protégeait de leurs propres déceptions, de leurs craintes et de leurs puérils espoirs secrets » : le monde terriblement infantilisant et infantilisé que narrait déjà avec tant d’humour et d’efficacité Franz Kafka…

Car « Keserü » ainsi que ses proches (autour du cercle de « B. ») sont, nous l’avons dit et redit, d’abord _ voire seulement ? on n’ose le penser, Imre Kertész, répétons-le, ne donnant ni dans le « fantastique », ni la virtuosité formelle gratuite _ les protagonistes de la pièce de théâtre laissée à sa mort par « B. », si étonnamment prémonitoire _ portant elle aussi, déjà, le titre de « LIQUIDATION » : « Keserü (…) feuilleta distraitement l’un des manuscrits qui traînaient sur la table, un volume assez épais, une pièce de théâtre. La couverture portait un titre, LIQUIDATION, et une indication de ce genre : « comédie en trois actes ». Et dessous : « L’action se déroule à Budapest, en 1990. » » découvre-t-on pages 13 et 14 ; le récit de base _ dont nous fait part le très discret narrateur supérieur _ se déroulant, lui, en « disons » 1999… Si bien que le doute planera jusqu’au bout sur le narrateur-auteur supposé (dans le dispositif fictionnel) du roman homonyme « Liquidation », celui précisément que je nomme le narrateur supérieur : ce montage va-t-il jusqu’à constituer un pied de nez trans mortem du suicidé « B. » à ses proches ? Ceux-ci tels qu’ils apparaissent dans le roman sont-ils davantage que des marionnettes que manipule, par son stylo, d’outretombe, et par avance, « B. » ? Ou que manipule la réalité ? Ou, sous son autre nom, l’Histoire, l’histoire enkystée de leur pays ? Ou encore, d’à peine un peu plus loin, « Auschwitz » ?

La mise en abyme projette en effet cette ombre vacillante sur le texte que le lecteur découvre et qui nous interroge _ à la Cervantès dans « Don Quichotte » _ sur « l’état de la réalité » _ pas seulement pour le personnage de l’éditeur « Keserü »… Pour « Obláth », pour « Kürti », plus encore sans doute pour « Sára » et enfin pour l’ex-femme de « B. », « Judit » (qui a cherché à s’échapper du cercle) : les (autres) planètes satellites du soleil « B. »…

Ainsi que, de l’autre côté des caractères du livre sur la page (comme de l’autre rive d’une autre Leitha) : pour nous autres, aussi, les lecteurs…

Et de fait « neuf ans plus tard, Keserü se rappelait cette matinée » l’hiver 1990-91, à la maison d’édition d’Etat _ en instance de « liquidation » _, qu’évoque la scène d’ouverture rédigée par « B. », lit-on page 16. Puis ce qui va s’ensuivre aux autres actes de la pièce, jusque pour « Judit » et « Ádám », sur lesquels tombera le rideau terminal de la « comédie (ou tragédie ?) »… Dans quelle mesure, d’ailleurs, l’intrigue matrimoniale ne l’emporte-t-elle pas dans la structure de la « comédie » « LIQUIDATION », sur la recherche par « Keserü » du manuscrit escamoté de « B. » ?

La question demeure des limites du « dossier » posthume de « B. ». La lettre d’explication rétrospective de « Judit » à « Ádám » (quelle date lui donner ? postérieure forcément à la nuit de crise du printemps 19991 à  la villa de Buda) en fait-elle partie ? Ainsi que les travaux d’écriture (une préface ?) de « Keserü » ? Eux aussi sont postérieurs à ces événemennts. Jusqu’aux séquences liminaires (de début et de fin) de « Liquidation », nous livrant un « Keserü » observé de haut _ par la narrateur supérieur _ partagé entre la fascination faisandée des « manuscrits » de « B. » (« tels des oiseaux morts », page 13) et celle des rituels des clochards sur les bancs de la place au pied de son immeuble, « disons au début du printemps 1999 » ?… 

Le procédé de mise en abyme est consciencieusement détaillé au début du roman. Ce qui est annoncé en effet dans la scène de « comédie ( ou tragédie ?) » n’est autre que la décision de « liquidation » de la maison d’édition, trop liée, certes, au régime qui s’effondrait : « Il se rappelait (…) qu’il avait dit _ l’hiver 90-91, dans la réalité, tout du moins celle que le contrat de lecture entre le narrateur supérieur et les lecteurs conduit à considérer comme effective _ à peu près la même chose que ce qui est écrit _ antérieurement et comme prémonitoirement _ dans la pièce de théâtre. Le seul problème était qu’au moment où cette scène s’était jouée _ ici « scène » et « jouée » sont des métaphores pour un épisode particulièrement rude (voire fatal) pour les ambitions éditoriales de « Keserü » _ presque mot pour mot dans la réalité _ l’hiver 90-91 _, celui qui avait écrit la pièce, et donc aussi la scène _ là ce n’est plus une métaphore _, était déjà  mort. Il s’était suicidé. »

L’écriture de « B. » se révèle ainsi en quelque sorte visionnaire. Avec l’effet que le lecteur peut physiquement en ressentir…

Ce que confirme à la page suivante (page 17) la remarque : « Les scènes se succédaient dans la pièce comme dans la réalité » …ultérieurement, « Keserü » le constate encore rétrospectivement en « disons » 1999, en feuilletant une nouvelle fois le manuscrit de la « comédie » en sa possession ; comme il avait pu le constater cette fameuse matinée à la maison d’édition… Assorti de ce commentaire : « Si bien que Keserü ne savait plus s’il devait admirer la clairvoyance cristalline de l’auteur _ son ami défunt _, ou bien sa propre persévérance, pour ainsi dire son humble détermination à s’identifier au rôle prescrit, à accomplir l’histoire » _ dans toute la polysémie du terme « histoire », ce qui donne à penser… Pour ne rien dire ici de l’expression « rôle prescrit à accomplir l’histoire »… Ici, nous sommes bien au cœur du drame de l’échouage personnel de « Keserü », anti-« héros de cette histoire »…

Ce que cette scène montrait, c’était l’annonce de la « liquidation » de la maison d’édition, tuant dans l’œuf _ à court terme, mais sans doute aussi définitivement _ le projet de publication de « Keserü » des textes posthumes de « B. », de la mise en chantier de laquelle publication il avait prévu d’informer ses amis (chargés par lui de préparer des préfaces à ces textes de « B. ») ce matin-là, après le feu vert de la direction, « à la réunion dite éditoriale »… N’avait-il pas, en effet, aussi « demandé à chacun d’entre eux d’écrire une brève introduction pour le volume qui devait contenir le testament de B. » _ espérant aussi « pouvoir leur remettre les contrats et peut-être même une modeste avance » _ s’est-il même avancé _, raconte (page 33) « Keserü » passé à l’écriture, peut-être pour sa propre préface personnelle à l’opus posthumum de son « maître et grand ami » (page 80) ?.. Ce qui est alors, ce « funeste » matin-là, repoussé aux calendes grecques, voire même « liquidé » (avec la maison d’édition d’Etat) « à la réunion dite éditoriale » (page 33), c’est donc très vraisemblablement rien moins que l’aventure d’ « éditeur » du « rédacteur littéraire » qu’était « Keserü »… D’où l’expression de « funeste carrière » employée par « Keserü » passé _ mélancoliquement ? _ à l’écriture (page 42).

« Mais là, neuf ans plus tard, c’était autre chose qui intéressait Keserü. Son histoire était finie _ échoué sur un bras mort du grand fleuve limoneux, nous le montre (page 17) le narrateur supérieur _ mais lui-même était encore là _ biologiquement, non suicidé _, ce qui constituait un problème _ existentiel _ dont il remettait sans cesse la solution à plus tard. » Dépressive et mortelle procrastination. C’est dans ce suspens qui dure le temps de notre lecture du roman, une journée du matin au soir, que le saisit en quelque sorte la page. De son début à sa fin : selon un mouvement de va-et-vient entre le spectacle en boucle de la fenêtre (le manège répétitif et permanent des clochards sur la place) et les piles de manuscrits gisant sur la table de cette chambre « comme des oiseaux morts ». Explication (toujours du narrateur supérieur _ telle une réponse à l’alternative formulée plus loin pour le lecteur, page 97,  mais auparavant selon la chronologie de l’Histoire, par « Keserü » face à « Judit », en 1991 (« c’était le printemps » page 83) : « je dois apprendre si je dois le suivre _ « B. » _ ou si je peux choisir une autre voie » _ page 97, donc) : « Il aurait dû soit poursuivre son histoire, ce qui s’était avéré impossible, soit en entamer une nouvelle, ce qui lui était tout aussi impossible » _ était-il on ne peut plus précisément formulé, huit ans plus tard, page 17, 66 pages plus tôt), par le narrateur supérieur. Le verdict (du narrateur supérieur, page 17) précédant donc la question (du personnage et narrateur intermédiaire, page 97), pour les lecteurs (toujours en retard d’une connaissance _ « à cause du caractère de l’intrigue donnée » _ page 124) que nous sommes.

Double impuissance donc des encalminés que sont les personnages. Au-delà du dilemme non résolu, encalminé donc, du personnage du « rédacteur littéraire » « Keserü », qui se serait tant aimé « éditeur », et de sa « funeste carrière », nous affranchissant maintenant du cadre de la fiction, c’est le dilemme qu’a _ dans sa vie même _ tranché, et heureusement, Imre Kertész en quittant dès qu’il le pût Budapest pour de longs séjours en Allemagne, lors de l’effondrement de l’empire soviétique, et dont témoigne le journal de 1991-1995 « Un autre _ chronique d’une métamorphose » : quand s’est écroulé le rideau de fer… « Liquidation » ayant été rédigé en 2002 dans le domicile berlinois de l’écrivain. C’est sans doute d’abord à ses compatriotes hongrois que s’adresse dans « Liquidation » Imre Kertész.

L’ironie du narrateur supérieur croque ainsi ces dilemmes des personnages englués dans la post-modernité, ici « Keserü », un peu plus lucide, comme souvent, sur les autres que sur lui-même : « A bien y réfléchir, il ne voyait plus _  autour de lui _  que des solutions à la place des vies. » A l’exception, bien sûr, des clochards (ou SDF) _ prolifèrant, telle l’alternative (de la non-histoire) à la réussite… De telles notations (ici sur la post-modernité) donnent, au passage, la mesure de l’écrivain Kertész quant au degré d’acuité de son regard sur la réalité

En fait de « solution » à la place de « vie », la fantaisie du choix de « l’honnête » plutôt que de « l’utile » avait déjà coûté cher à l’aspirant-éditeur « Keserü » quand, avant même de chercher à publier « B. » _ dont il ne fera vraiment la connaissance qu’un peu plus tard (« tout a commencé _ « je parle naturellement de ma dépendance vis-à-vis de B. », c’est à dire plus précisément encore du « moment (où) notre amitié a commencé à se transformer en une sorte de dépendance » pour « Keserü ») « jusqu’à ce que je me mêle (sans retour) _ ah !_ à son histoire que je ne peux toujours pas distinguer de la mienne », dit-il pages 44-45 ; et c’est bien sûr un point capital, nous venons de le voir _ par la conversation que nous avons eue dans le coin le plus reculé d’un café plongé dans la pénombre, peu de temps après ma sortie de prison », dit-il page 45) _, un peu auparavant, il avait en effet décidé de déconseiller (« mon avis était défavorable », raconte-t-il page 49) à son comité éditorial de publier « un prétendu roman (sic) dont l’auteur figurait en troisième ou quatrième place de la nomenklatura, ce qui était encore une place très honorable » (toujours page 49)_ on apprécie d’autant la formule : nous sommes alors au temps du rideau de fer, pas encore de celui du marketing. Narrateur intermédiaire, « Keserü », qui se souvient, nous avait prévenu quelques lignes auparavant : « une bombe à retardement attendait depuis longtemps au fond de moi ». Ce n’était pas de « la révolte », plutôt un certain niveau de « nausée », analysait-il : « Qui n’a pas vécu dans le monde des causes obscures, qui ne s’est jamais réveillé avec le goût de cette nausée dans la bouche, qui n’a jamais senti le poison de l’impuissance générale _ un puissant véhicule de « liquidation » _ se répandre dans son organisme et prendre possession de sa personne, ne comprendra pas de quoi je parle. » D’où l’accident qui finit par arriver : «  j’étais emporté par une force que je ne pouvais plus arrêter, comme un train mal aiguillé » _ aux pays des « trains étroitement surveillés »… Ou la physique d’Imre Kertész. « Keserü » : « Je sentais au battement de mon cœur que le train m’emportait » _ ou la logique du clinamen.

« J’écrivis _ sur le rapport à propos du mauvais roman de l’auteur en quatrième place dans la nomenklatura _ que le style de l’œuvre était affligeant, la structure banale et l’histoire inintéressante _ par conséquent mon avis était défavorable. »

Alors : « Il est inutile que je dépeigne les stations de mon calvaire, même si c’est devenu _ le dolorisme, la complaisance victimaire, la bobologie _ dernièrement _ cette fois sous le nouveau régime, et la promotion du leurre de l’individualité, au présent du récit (« disons » 1999) qu’énonce « Keserü » page 50 _ la distraction préférée _ et lucrative _ des intellectuels » _ dont les critères, et le sens du quant-à-soi, ont bien évolué depuis Jean Améry (cf le chapitre « Aux frontières de l’esprit » in « Par-delà le crime et le châtiment ».

« Finalement je fus arrêté _ le régime effectivement totalitaire (cf Hannah Arendt pour l’analyse du concept) ne badinait en rien ni pour rien _ pour menées subversives, publication et diffusion de revues illégales _ mais que signifie la loi, et donc la légalité, dans pareils régimes ? _, mais ils renoncèrent à m’inculper officiellement et je fus relâché après une dizaine de jours de garde à vue » _ seulement.

Comment ? Pourquoi ? Grâce à un concours de circonstances (c’est-à-dire une conjonction contingente d’intérêts, pour le régime) _ quelles que soient ses figures, l’univers demeure lucrétien… « Il y avait eu _ précisément à ce moment-là, se souvient-il et rappelle-t-il en l’écrivant _ des négociations pour un emprunt d’Etat assez important _ toujours à l’aune des valeurs de la marche du monde _ et l’une des conditions de l’obtention _ au marchandage _ des garanties internationales était la libération des prisonniers politiques. » « Keserü » ironise sur l’application à son cas de l’expression « prisonnier politique ». « Si tu es un révolutionnaire _ selon la vulgate du jour _, il ne  fallait pas fonder de famille _ apprécier le vocabulaire _, me reprochait ma femme _ foncièrement pragmatique sous la couverture, bien sûr, vertueuse, moralisatrice, et choisissant illico son camp. Le malentendu était total, comme dans un vaudeville » _ nul  besoin de le souligner. « Comment pouvais-je lui faire comprendre que j’avais agi simplement par jeu  _ éh ! oui… _ : par dégoût, par ennui et par honnêteté intellectuelle ? » _ voici le terme de l’alternative montanienne du livre III des « Essais » : « honnête » versus « utile » ! « Comment pouvais-je avouer que je n’avais été mû ni par la conviction, ni par l’espoir, et que je voulais pour ainsi dire seulement briser la monotonie de mon travail afin de me sentir exister _ éh ! oui ! ouvrir un (minimal) espace de jeu, thèmatique gionienne d’ « Un roi sans divertissement ». C’était aussi le temps de la queue de comète de l’existentialisme. En réalité, c‘était une plaisanterie _ vocable kundérien, on rit bien sûr aussi sans cesse dans l’univers kafkaïen _ innocente, une sorte d’acte gratuit, comme dirait Gide  _ commente « Keserü » _, qu’on ne prend au sérieux que dans les sociétés totalement dépourvues d’humour que sont les dictatures dont le seul et unique principe est une vision policière du monde. » _ à voir, quant à l’exclusivité, je veux dire (même si Kertész ne prétend pas cela)… Et le narrateur conclut l’épisode de ce commentaire : « Je devais donc me taire en gardant un sourire superficiel sur mon visage figé, comme quelqu’un qui ne peut pas partager ses arguments imparables avec des gens qui n’en sont pas dignes » _ ou quelque chose de l’enfer.

Résultat des courses pour le déviant : « Je dus payer un prix exorbitant pour mes petites fautes _ fantaisies gratuites. Ma femme me quitta, je perdis mon fils, mon emploi, mon logement. Je formulai tout cela en disant que ma vie _ l’échafaudage tant bien que mal bricolé  dont il nous faut bien, chacun, nous débrouiller pour aménager le quotidien _ s’était effondrée. »

Cependant, sur un autre plan, « serait-ce très étrange si j’écrivais _ écrit « Keserü » (ou celui qui le fait ainsi parler et écrire) : « Keserü » écrivant… _ qu’en plein milieu de cet effondrement je ressentis une sorte de soulagement ? » Avec cette merveilleuse formule, à la Philip Roth : « Je passais d’un coup du mariage à la vérité »… « Et j’étais saisi par l’ivresse de l’aventure, comme au seuil d’un renouveau » _ formule éminemment kertészienne de l’art de la « métamorphose » pour le « survivant »… Commentant les terribles « petites ironies » de la vie, le personnage a encore ces réflexions : « pendant que j’écoutais ma femme (se répandant en aigres récriminations) _ je m’en souviens précisément _ je concentrais mon attention sur sa lèvre supérieure, cette lèvre un peu courte à la courbure mélodieuse dont j’étais autrefois tombé amoureux, je méditais sur l’absurdité de l’amour et sur le fait que toute la fragile vie humaine _ à commencer par le renouvellement des individus dans la perpétuation sexuée de l’espèce _ était fondée sur ce genre d’absurdité » _ c’est-à-dire de leurre. Of course. Thématique schopenhauerienne du leurre génésique. « Un jour, on se réveille dans une chambre inconnue _ une chambre proustienne ? pas vraiment pour y trouver le sommeil _ avec une personne inconnue, me disais-je _ se dit et nous dit « Keserü » _, et on ne retrouve plus jamais le chemin de soi-même _ si tant est qu’on l’est jamais découvert ou connu, un tant soit peu débroussaillé, et suivi _ : le hasard, la recherche du plaisir et les caprices de l’instant _ à nouveau la « natura rerum » de Lucrèce _ déterminent notre vie impossible, me disais-je » remâche ici l’amer « Keserü » (page 52)… Et pour prolonger la courbe du devenir du personnage : « D’ailleurs notre fils a grandi depuis, son ambitieuse mère _ fonceuse simple de « l’utile » _ l’a dirigé vers les _ plus fructueux _ métiers de l’informatique _ vive la modernité ! vive l’opportunisme ! _ : lors de nos rencontres qui se font de plus en plus rares, je constate avec regret que je n’ai pas grand chose à dire à un informaticien qui est peut-être à l’aube d’une brillante carrière »… Ou quand, dans la logique du « business » vainqueur, « la comm’ » évince le « saint langage », l’ « honneur des hommes » démonnayé _ on notera au passage pour l’anecdote le nom de « Paul Valéry » cité page 110 pour une « étude sur Léonard de Vinci » (à côté d’un album de photos sur la galerie des Offices à Florence et quatre témoignages _ majeurs _ sur Auschwitz). Lequel fils informaticien, j’y reviens, bien sûr rend à son père son silence au centuple : « et, si je ne m’abuse _ certes pas_, mon fils manifeste pour sa part une certaine réserve _ euphémisme _ à l’égard de son père qui mène une vie d’intellectuel devenu inutile _ revoici le décisif concept montanien _, qui est devenu éditeur _ c’est le « rédacteur littéraire » qui parle _  dans une ville où il n’y aura bientôt plus besoin _ le concept est loin d’être défraîchi _ de littérature, alors que dire des éditeurs… ». Ou un devenir assez répandu par les temps qui courent pour le pari osé de la paternité…

Kertész lui-même habite désormais à Berlin, où il a des lecteurs.

La question du fils, ou de la transmission _ abordée, et comment !, par « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » _ est au cœur de la modernité, comme en témoigne sublimement, en son orée, « la tragédie de Hamlet » _ le fils du roi de Norvège, Fortimbras, le fier-à-bras plutôt fruste (non encombré de scrupules), ramassant au baisser de rideau la mise _ et que révèlent bientôt en ce dix-septième siècle, décidément charnière _ c’est aussi, relevons-le, celui du « Quichotte » _, les soubressauts (avant-coureurs des Lumières) de la querelle des Anciens et des Modernes… Fin de l’incise.

Quant au rapport entre « Keserü » et « B. », il avait commencé avant cet épisode de l’arrestation de « Keserü » : « B. », en effet, «  n’était déjà pas totalement étranger _ en toute innocence _ à mon arrestation », exerçant une « influence spirituelle (…) depuis notre première rencontre », glisse « Keserü » au passage, lors du récit de son passage par la case-prison (ou garde-à-vue de dix jours). Le narrateur intermédiaire précise : « A bien y réfléchir, quelque chose d’autre avait dû se produire : ce fameux livre _ à publier ? à écrire ? _ qui dormait en moi s’était réveillé en secret. Mon travail éditorial _  de « rédacteur littéraire » _ ne me donnait pas entière satisfaction, même en cas de succès » _ de vente. « B. » joue donc un rôle d’éveilleur pour « Keserü ». Le Zarathoustra de Nietzsche a cette parole, au chapitre « De l’ami » : « Il en est qui ne peuvent se libérer de leurs propres chaînes et pourtant ils sont des libérateurs pours leurs amis. » Libérateur, « B. » ?

« Keserü » précise _ et plus encore qu’ailleurs le moindre petit mot ici compte _ : «  Je crois qu’avec le livre sommeillait en moi un personnage (et peut-être encore une figure complémentaire, mais laissons cela de côté _ forcément nous essaierons d’y revenir _) qui revint à la vie au moment où B. fit son apparition, comme Lohengrin qui sommeillait en Elsa. » Une sorte d’ « idéal », dit-il encore : « Tout le monde _ sinon les planificateurs de carrière (et intégrateurs _ aux aguets _ d’opportunismes) _ a ce qu’on appelle un idéal _ faisant, au contraire, dérailler _, même s’il n’est pas convenable d’en parler, même si tous le nient ». Or, voilà qu’avec « B. », « je voyais un homme qui vivait selon ses propres principes », follement autonome  _ « non conformiste » dira « Judit » (page 110) _ quel luxe ! Au point qu’« un jour je me surpris à me nourrir de ses paroles. A m’aligner sur lui _ certes. A sentir le besoin de savoir à quoi il pensait, ce qu’il faisait, à quoi il travaillait. » Le processus est amorcé, et sans retour : un processus quasi amoureux. Avec cette déduction : « Mais nous sommes ainsi faits, nous autres hommes de second rang _ expression intéressante _, nous nous nourrissons de la vie de ceux qui sont plus forts que nous  (sic), comme si une bouchée de cette vie nous revenait » _ ce que peut en effet signifier aussi pour un lecteur un livre… Mais qui vampirise alors qui ? « J’étais en grand désarroi à cette époque, (…) j’avais le sentiment que ma vie, déjà en ruines, s’effondrait, j’étais vulnérable, ouvert à toutes les influences. En ces jours sombres, c’était l’hiver dans la ville, c’était l’hiver dans mon cœur. J’avais pensé le plus sérieusement du monde à mettre fin à mes jours. J’avais tout simplement perdu la faculté de donner à ma vie l’apparence d’une vie sensée. Je considérais que ma vie me coûtait infiniment trop de tracas pour la joie qu’elle pouvait encore me procurer _ logique de l’économisme. C’était à ce moment que B. me fit part de l’opinion qu’il s’était forgée sur le suicide ; elle était étonnante et originale, diamétralement opposée à l’acte qu’il finirait par commettre.» Cela s’appelle une rencontre décisive.

« Keserü » se reprend : « Qu’est-ce que je fais ? Je vais finir par raconter des anecdotes » (page 44). Et commente, avec un pas de recul : « Je me rends compte à quel point il est difficile _ quand on  entreprend d’écrire _ de maintenir une structure claire, un développement subtil des motifs et un style cohérent _ on ne saurait mieux dire _, c’est-à-dire tout ce qui distingue le véritable écrivain d’un dilettante de mon espèce. » Les emballements, les ellipses, voire les impasses du récit accentuent le charme puissant de « Liquidation ». Il y faut de la maestria.

Deux pages plus loin, encore : « Mais je sens que je deviens incohérent. Il faudrait peut-être que je revienne à une espèce de chronologie, que je raconte comment j’ai fait la connaissance de B. » Mais le désordre, voire l’impossibilité de la chronologie _ en tout cas d’une chronologie de « procès-verbal » _, expriment les bouleversements laissés dans son sillage par « B. » et, au-delà, par « Auschwitz »… Et participent, en retour, de l’intensité finement moirée de la lecture.

D’autant que : « Sauf que je m’en souviens plus _ de « comment j’ai fait la connaissance de B. », précise « Keserü » (toujours page 46). « Aux éditions, tout le monde le connaissait. A l’époque, je travaillais comme éditeur de littérature hongroise _ « rédacteur littéraire » précisément _ et je n’avais jamais affaire à B. qui voyait uniquement ceux de littérature étrangère : il faisait d’excellentes traductions du français, de l’anglais et de l’allemand » _ cf « Kaddish » sur l’omportance de l’activité de traduction de « B. ». Ce n’est donc que plus tard, après le bref séjour en prison (en garde à vue) de « Keserü », ainsi qu’après l’étonnante « sacrée fête » (page 52) la nuit de la Saint-Sylvestre, et son mirifique jeu du « poker concentrationnaire » – où gagne le pire – qu’ « un jour, à la cafétéria, ce hâvre socialiste des gâteaux rassis, des sandwiches suspects et du jus de chaussette où tous se rendaient régulièrement en quête de refuge et et de réconfort provisoire – cf « Le Refus » pour une chaleureuse évocation de l’univers des cafés pestois –, nous avons fini par échanger quelques paroles. » Rédacteur d’un mensuel populaire, « Keserü » était en permanence en « manque de manuscrits ». Donc « je demandai à B. s’il écrivait parallèlement à ses traductions et, dans l’affirmative, s’il n’avait pas par hasard un manuscrit original pour notre revue (page 47) ».

C’est ainsi que « Keserü » en vint à faire publier _ « le récit finit par paraître dans une revue insignifiante _ « illégale » ? cf les attendus de sa mise en accusation _ (…) qui paraissait deux fois par an à tirage limité et où je l’avais moi-même apporté » (page 48 : ce fut là l’essentiel de son mérite)  _ de « B. » un premier « récit qui compterait plus tard parmi ses œuvres fondamentales » _ du moins pour « un cercle restreint », par la force des choses, d’enthousiastes, nuance-t-il, encore un peu lucide. « B. exposait pour la première fois son idée de base selon laquelle le Mal était le principe de la vie. » (page 47).

Dans une récente _ magnifique _ interview au journal « Le Monde » (parue le 9 juin 2005), Imre Kertész cite précisément cette phrase : « dans « Liquidation », mon personnage principal _ « Keserü » ? « B. » ? « B. » ! _ expose son idée de base selon laquelle « le mal est le principe de la vie ». Certes c’est mon héros (sic) qui s’exprime, mais c’est probablement la phrase la plus acide et la plus lucide qu’il ait écrite (re-sic). Non seulement le mal est le principe de la vie, commente Imre Kertész, mais ce qui est véritablement irrationnel, c’est le bien. » Montaigne dirait « l’honnête » _ par rapport à « l’utile »…

Le paradoxe, cependant, est que _ je reprends la lecture du passage de « Liquidation » page 47 _ : « toutefois son récit était l’histoire d’un acte moral, c’est-à-dire une manifestation du Bien. Il _ « B. » _ disait _ rapporte « Keserü » _ que dans la vie, dont le principe était le Mal, il était possible de faire le Bien, mais seulement au prix de la vie du bienfaiteur » _ en fait son sacrifice. Commentaire et précision : « La thèse était audacieuse, à l’image de la prose dans laquelle elle était formulée _ ici le « rédacteur littéraire » et aspirant-éditeur « Kuserü » commente l’écriture de l’écrivain « B. ». De surcroït, cela se déroulait dans le décor _ on apprécie le terme, page 48 _ d’un camp de concentration nazi. » Il pourrait s’agir là d’une allusion à l’épisode de « l’Instituteur » (inspiré, au-delà de « B. », à Kertész d’un fait survenu à Zeitz ?…) qui rend au narrateur sa « portion de nourriture froide » égarée, suite à un changement bousculé de wagon, tel que le rapporte le narrateur de « Kaddish » aux pages 53 et suivantes… A moins  qu’il ne s’agisse, au delà, d’une allusion à un chapitre (le transport de Zeitz à Buchenwald) d’« Etre sans destin », dans le cas où il n’y aurait pas lieu d’établir de distinction entre un cycle de « György Köves » et un cycle de « B. »…

A nul moment, pourtant, pas plus dans « Kaddish » que dans « Liquidation » n’apparaît le nom même de « György Köves »… Comme il semble, aussi, difficile d’établir une cohérence entre le détail des épisodes de l’existence dans la Budapest communiste de « György Köves » dans « Le Refus », et ce qui nous est livré de l’existence de « B. » à cette même époque dans les romans du cycle de « B. »… A commencer par les personnalités de leurs épouses. Il faudrait le détailler.

Cet épisode de l‘acte follement généreux, et donc tellement improbable, de l’Instituteur diminuant sa propre chance de survie pour restituer à qui de droit, en un monde déshumanisé (et donc vidé de droit), sa ration ou « portion de nourriture froide »,  voici comment le narrateur de « Kaddish », revenu du lager, le narrateur « B. », y ramasse en une phrase bousculée, haletante, exaspérée, les données de l’épisode. Voici la phrase dans son souffle et en son entier (page 53) : « Je serai bref, parce que je suis en présence de vieux renards _ cela se passe lors de la fameuse soirée de la Saint-Sylvestre, après le fameux « poker concentrationnaire », et la fameuse phrase « Auschwitz ne s’explique pas » _ , et je dis des mots comme camp, hiver, transport de malades, wagons à bestiaux, une seule portion _ rationnée, on en appréciera l’étymologie _ de nourriture froide par tête bien que nul ne sache combien de jours durera le voyage, la distribution des portions _ rations _ se fait par groupes _ rationnalisés _ de dix, et moi, couché sur quelques planches clouées ensemble en guise de brancard _ le détail est crucial _, je regarde fixement un homme, ou plutôt un squelette qu’on appelait, je ne sais pas pourquoi, « monsieur l’instituteur » _ une profession sans doute à principes _, et qui avait ma portion _ autre point d’importance _, puis la montée dans les wagons, l’effectif n’est jamais le bon, bien sûr, les cris, la confusion _ on recompte _ et un coup de pied, ensuite je sens qu’on me soulève et qu’on me met devant un autre wagon, il y a longtemps que je ne vois plus « monsieur l’instituteur » ni ma portion : en voilà assez pour que vous puissiez imaginer exactement la situation » ressentie par le moribond, nous jette à la diable comme un suffisant os à ronger le « revenant des camps » de « Kaddish », « B. », en un sublime art du raccourci, assurément loin de l’ordre policé et conforme à l’administration du procès-verbal bureaucratique. La suite maintenant, trois phrases plus loin (page 54 de « Kaddish ») :  « Mais qu’est-ce que je vois quelques minutes plus tard ? Criant et me cherchant fébrilement des yeux, « monsieur l’instituteur » titube _ à ses risques et périls _ vers moi avec dans la main une portion de nourriture froide, et dès qu’il me voit sur mon brancard, il me la pose vite sur le ventre : je voudrais dire quelque chose _ d’adapté à la singularité de la situation _ et la surprise doit se lire sur mon visage parce que, bien qu’il regagne sa place en courant _ si on ne l’y trouve pas, on le tuera _ bien sûr _  tout simplement _, donc, l ‘indignation peinte clairement sur son petit visage qui se préparait déjà à mourir, il me dit : « Qu’est-ce que tu t’imagines ?!… » Voilà l’histoire… » Pas un mot qu’on pourrait supprimer :  le grand art de la littérature en un instant d’égard _ « Qu’est-ce que tu t’imagines ?!… » _ volé à l’ordre de la barbarie, et vital, décisif… C’est sublime.

La phrase suivante est un commentaire du « B. » de « Kaddish » cette fameuse soirée de Saint-Sylvestre : « lui (= « monsieur l’instituteur ») devait être mû par autre chose _ sans l’identifier _, il a dû faire surtout pour sa propre survie _ entendue par lui simplement autrement que par d’autres, forcément (cf le montanien « De l’utile et de l’honnête ») _ ce qu’il a fait accessoirement _ toutes proportions gardées _ pour la mienne. Voilà la question _ qui hante toujours « B. » le survivant _, et expliquez-moi, si vous le pouvez, pourquoi il a fait ça », lance-t-il (page 55) aux « vieux renards » (page 53, toujours de « Kaddish ») ratiocinateurs qui l’entouraient ce soir-là, et autres philosophes à la « Obláth » _ de fait présent, lui aussi, à cette mémorable soirée, apprendrons-nous pages 54-55 de « Liquidation » : « Tu parles du poker concentrationnaire, m’expliqua Obláth » qui poursuivait ainsi, pour « Keserü », dans les « notes » accompagnant la « comédie » « LIQUIDATION », le rappel de la mémoire à mettre « au clair » : « Nous avions défini _ ce mémorable soir-là, rappelle donc « Obláth » _ la valeur des jetons sur cette base. Si je me souviens bien, deux Kistarcsa valaient une rue Fö… ». « Obláth », comme « Kürti » et comme « B. », étaient donc présents à la table du « poker concentrationnaire » ce soir de Saint-Sylvestre où se rencontrèrent « Judit » et « B. », ainsi que, plus lointain spectateur, passablement émêché, « Keserü »…

« B. » poursuit magnifiquement, toujours dans « Kaddish » (page 55), ses remarques sur la difficulté d’expliquer, ce soir-là, aux « vieux renards » habiles à arpenter les lisières du régime, le geste de l’instituteur : « Mais n’essayez pas de le faire avec des mots, parce que vous savez bien vous aussi que dans certaines circonstances, pour employer une image : à certaines températures _ le recours physico-chimique nous est précieux _, les mots perdent leur consistance, leur contenu, leur signification, tout simplement ils s’anéantissent, si bien qu’à l’état gazeux, seuls les actes, les actes nus, font preuve d’un certain penchant pour la solidité ». La parole, même criée, même chantée, menacée de « liquéfaction » ou de « liquidation », « il n’y a que les actes que nous puissions presque prendre dans nos mains et les observer, comme un morceau de minéral  muet, comme un cristal » _ dit superbement « B. » : au-delà du malléable de la rhétorique, de la propagande et du mensonge… Il n’y a pas loin de la physique des choses, à la Lucrèce, à la chimie. Sublimement Imre Kertész les pratique par une opération de radicalité.

La conclusion de l’épisode par l’écrivain « B. » dans « Kaddish » (page 56 et suivante _ le passage est particulièrement magnifique), porte sur l’ « explication » du geste de « monsieur l’instituteur ») : « A mon avis, cela ne s’explique pas _ à la différence d’Auschwitz !!! _, parce que ce n’est pas raisonnable, surtout par comparaison avec la rationalité palpable _ la partagée, la régnante _ d’une portion _ ration conviendrait décidément mieux _ de nourriture qui, dans la situation extrême qui s’appelle camp de concentration, peut permettre d’éviter la fin, pourrait le permettre, si cela ne se heurtait pas à la résistance _ mais oui ! _ d’une notion immatérielle qui balaie même _ si formidable est la puissance de « l’honnête » _ les intérêts vitaux, et c’est à mon avis, une preuve très importante _ explicative, par conséquent _ dans ce grand métabolisme des destins qu’est à proprement parler la vie, plus, beaucoup plus importante que les lieux communs et les atrocités rationnelles que n’importe quel dictateur, chancelier et autre usurpateur attitré _ réaliste _ ait jamais racontés et puisse raconter, dis-je vraisemblablement… » Voilà pour le détour par « Kaddish » à propos de la thèse, ou « idée de base », sur les probabilités respectives et du Mal et du Bien dans nos existences d’animaux humains. C’est en effet superbe.

Une remarque, encore, à propos des « vieux renards » en présence desquels « B. » développe, ce soir de Saint-Sylvestre, l’apologue de « monsieur l’instituteur » : ils désignent les specimens d’animaux humains de la « conversation mondaine » de cette décidément mémorable Saint-Sylvestre, au moment précis _ page 43 de « Kaddish » _ du « poker concentrationnaire » :  « Et surtout désormais, dans ma nuit sombre et profonde _ c’est « B. » qui raconte _, je vois plus que je n’entends cette conversation mondaine, je vois autour de moi les visages mélancoliques comme autant de masques de théâtre avec leurs rôles particuliers, le pleureur et le rieur, le loup et l’agneau, le singe, l’ours, le crocodile, et ce foisonnement bruissait doucement, comme une espèce de grand marais final d’où les acteurs tirent encore la dernière moralité, comme dans une fable d’Esope… » _ on peut y ajouter encore le « dauphin éventré » dont se désolidarise « Judit » en nouvelle Andromède dans la même scène (page 27 de « Kaddish ») _ ou toute l’humaine comédie, la nef des fous, le carnaval en folie où, à l’occasion de la fête, l’humanite s’abandonne à quelques figures extrêmes, ou « masques », qui paradoxalement, mais c’est bien connu, se révèlent…

Le récit de « B. » que, à l’inverse du mauvais roman de l’homme de la nomenklatura à l’attention de son directeur d’édition (et patron), « Keserü » « recommande » _ il l’ose _, « le présentant comme « l’œuvre la plus importante que j’aie eue entre les mains ces dernières années » » se heurte bien sûr à un « refus » _ cf le roman « Le Refus » _ : « C’est cynique, dit mon directeur et patron (…), homme le plus cynique que j’aie jamais connu _ car _ déjà, forcément _ il faut une bose dose de cynisme pour être directeur d’une maison d‘édition d’Etat _ voilà, c’est dit _, surtout de cet Etat-là ». Avec ce commentaire et ce résultat : « Chez cet homme, (…) le mot de « cynique » était l’argument le plus pesant _ et efficient _ que contenait son arsenal _ pourtant riche _ de refus. Le récit finit par paraître dans une revue insignifiante, rendue insignifiante par l’Etat, et où je _ le « rédacteur littéraire » ami du « scribe » _ l’avais moi-même apporté. » « Insignifiante », c’est-à-dire, selon la logique régnante : inoffensive, impuissante à nuire si peu que ce soit ; eu égard à la confidentialité du lectorat. Prêtant par là le flanc au motif d’ « illégalité ».

Du point de vue du vouloir-devenir-éditeur  de « Keserü » et de sa métamorphose : « Mais je sentais qu’il m’arrivait quelque chose _ pas seulement passivement, et de l’extérieur (sur le concept de « ce qui arrive », cf la rugueuse conversation de « György Köves »  avec « Steiner » et « Fleischmann » au final d’ « Etre sans destin ») _, que quelque chose commençait à brûler en moi, comme si toute cette procédure, y compris le récit lui-même, avait mis en mouvement une bombe à retardement qui attendait depuis longtemps au fond de moi » (page 48) _ qui ressemble à ce que Kertész nomme positivement « un destin », ou encore « une histoire »… La métaphore apollinienne du « réveil » ou du « songe de Lohengrin par Elsa » devient ici celle, plus dyonisiaque d’une « bombe à retardement »… A la différence de l’éclatant « Zabriskie Point » de Michelangelo Antonioni (film radical -chic de 1970), l’expression demeure dans une bonne mesure métaphorique. Mais voilà que moi aussi je m’écarte.

Pour en revenir à l’argument du récit de base, au présent de « disons » 1999, « Keserü » prend plaisir à la relecture jusqu’au vertige de la pièce de « B. » : « Il aimait ce style, cet humour noir caché sous la carapace de l’omniscience qui lui rappelait un monde disparu depuis longtemps _ celui décrit succulemment dans « Le Refus » _ ; c’était un style bien utile, un langage d’initiés qui les protégeait de leurs propres déceptions, de leurs craintes et de leurs puérils espoirs secrets. » C’est aussi l’univers mitteleuropéen que décrit si réalistement Kafka, nous le rencontrons ici quasiment en permanence _ on voit comment cet univers et sa ratio ont préparé un système totalitaire.

Page 20, nous découvrons ce qui mobilise ce jour de « disons » 1999, donc, au présent du récit, le « rédacteur littéraire » « Keserü » : le double signal d’ « un rêve » et d’ « une érection », pour un réveil en fanfare, « un matin ensoleillé de printemps », comme un rappel de mission _ Hamlet , lui, était rappelé à l’ordre (de vengeance) par le fantôme de son père, âme en peine errant à minuit sur les remparts d’Elseneur : on a changé d’époque, Freud est passé par là…

A la page 123, au sortir de ses lectures des manuscrits épars sur sa table étalés « tels des oiseaux morts » (page 13) et qui tous les jours le défient, _ et faisandent _, « Keserü ôta ses lunettes et contempla immobile _ enkylosé faute de s’être assez dégourdi les jambes _ les grains de poussière et les particules de détritus _ en provenance du passé _ danser tels des microbes virulents _ toujours actifs dans leur pouvoir de nuisance _ leur ronde _ répétitive, stérile _ répugnante _ dont résulte la poussière qui s’accumule sur les pauvres meubles _ dans les rayons du soleil de l’après-midi _ finissant _ qui filtraient par la fenêtre. » Ronde on ne peut plus lucrétienne. L’homme demeure certains jours _ en « disons » 1999, donc _ calfeutré dans son repaire, sa chambre, sans sortir rencontrer la vie au dehors, l’air vif, et la nouveauté : il ne s’arrache pas non plus du spectacle du manège des clochards sur la place, là, en contrebas de sa fenêtre.

A la dernière page (page 127), quatre pages plus loin, « le soir tombait ». La journée, débutée par un prometteur jeune soleil de printemps, s’achève sans avoir connu un début de réalisation de ses promesses. « Keserü » est demeuré enfermé dans ses ratiocinations et la ronde mélancolique des fantômes du passé, menacé même de partager bientôt le sort des perdants de la nouvelle société, les clochards, qui se disputent les derniers bancs presque valides de la place en contrebas de l’immeuble : « « Finita la commedia », se dit-il, sans savoir lui-même s’il entendait par là la pièce _ « LIQUIDATION » qu’il venait de reparcourir pour la millième fois sur le sacro-saint manuscrit à sa table (plutôt que sur l’écran de son ordinateur) _  ou s’il pensait à quelque chose de plus général _ la tentation est fréquente _, comme sa vie ou même la réalité, à savoir la prétendue réalité » _ qui toutes deux, sans doute conjointement, ne cessaient lentement, imperceptiblement, de partir en charpie, en un inexorable processus de « liquidation » : celui-là même qu’indiquait prémonitoirement le « testament littéraire » de l’ami « B. » tel un augure d’ « oiseau mort » sur sa table…

Le drame, pour « Keserü », est qu’ il « avait perdu de vue la réalité donnée » et qu’ « il la cherchait des yeux de la même manière qu’il contemplait la lointaine ondulation _ au filtre du prisme optique des rayons de lumière à travers le vitrage _ des grains de poussière qui était comme un langage de signes suprasensoriels : captivant et incompréhensible » _ il lui manquait le regard d’à peine « un pas de côté » du « scribe », de l’écrivain de génie, « le regard immobile », celui de « l’éternité » _ que lui-même, réfléchissant (page 82) sur le « talent de l’écrivain », à moins que ce ne soit sur « le génie de l’écriture », évoquait avec nostalgie (de celui de « B. ») _, pour, quant à lui, en contrepoint, trop « aller avec les choses », être trop « imprégné par les événements », et ainsi demeurer « toujours perturbé et submergé par les faits », par « ce qui arrive » _ pour reprendre la scie de Steiner et Fleischmann qui provoquait la colère de « György Köves » à son retour des camps, en 1945, au final d’ « Etre sans destin »… L’homme souffre d’une rédimante insuffisance _ quoique infinitésimale (le clinamen !) _ de prise de distance.

Le drame de « Keserü » est de rester irrémédiablement collé à son passé _ un passé de velléités,  pour l’essentiel, qui plus est _, sans pouvoir s’en détacher de si peu que ce soit, et a fortiori s’en arracher. De ne pas pouvoir tourner la page. D’être victime de sa poisseuse nostalgie : « la pièce _ « LIQUIDATION » _ lui rappelait des temps plus brillants _ du moins avait-il l’impression que ces temps-là avaient existé  _ ce qu’il ne peut pas dire de son présent, si peu consistant. Jadis il avait eu des convictions, on pourrait même dire que ses convictions l’avaient guidé dans la vie, c’était indubitable. » Lignes de forces vives contre déréliction.

Son rapport aux clochards se révèle même, à y réfléchir, un témoin de ce qui a insensiblement changé pour lui, car « autrefois il les regardait autrement » : « A l’époque, dans son orgueil intellectuel, Keserü s’était octroyé le droit d’avoir pitié de ces gens ; il avait dressé entre les clochards et lui-même le mur épais et poisseux _ commode _ de la compassion pour flatter sa fibre sociale. » Mais voici le symptôme : « désormais les clochards ne l’intéressaient plus _ au sens littéral d’ « intéresser » : socio-économiquement. « C’est peut-être aussi pourquoi _ a contrario _ il était si irrésistiblement attiré _ le terme parle _ par eux. (…) Il ne niait pas que leurs jeux et leurs rituels l’amusaient _ esthétiquement. (…) Petit à petit, il comprit que ces individus n’avaient aucune raison d’être mélancoliques _ eux, à la différence de lui _, puisqu’ils n’avaient pas de souvenirs _ ils les avaient perdus ou liquidés _, si bien qu’en fait ils n’avaient pas de passé ; et à vrai dire pas d’avenir non plus _ réduits au pur souci, qui n’en est pas même un au milieu des quantités industrielles de rejets de la sociéte du même nom, de ce qui en demeure encore de jeté, et qui gagne partout dans le monde ; réduits au pur souci, donc, d’assurer leur alimentation quotidienne : un vrai rêve s’ils avaient aussi (je n’ose écrire « par dessus le marché » !) un minimum de pouvoir d’achat !!! Ils vivent dans un état de présent perpétuel _ un prototype, parmi d’autres, de « présentistes », dirait le politologue Zaki Laïdi _ où la simple existence est ressentie comme une réalité immédiate voire exclusive du souci et de la misère, ou, au contraire, celle du plaisir fugace d’y échapper » _ selon des « jeux » et des « rituels », en effet, combinant agressivité et astuce, grâce aux ressources somptueuses et sans limites des poubelles des Byzances nouvelles…

Résultat : « C’étaient des hommes sans histoire et cette pensée éveillait en Keserü une secrète sympathie à leur égard » _ telle une fraternité de déchéance, même si lui demeurait obsédé par la forme d’une « histoire » _ à moins que ce ne soit plus que son sillage _ qui lui collait _ ou ses remous _ encore indécrottablement aux basques…

Sur ce sujet de « La Fin de l’avenir », outre l’ouvrage théorique, de fond, décisif, de Daniel Taguieff (chez Galilée), on relira aussi le fulgurant, visionnaire, « Le Principe de ruine » de Danielle Sallenave, paru en 1991déjà chez Gallimard.

En conséquence de quoi, « depuis qu’il s’était libéré de ses complexes inutiles _ les illusions de pseudo intellectuel de « Keserü » _, l’idée qu’il se faisait des clochards était incontestablement plus désinvolte et plus humaine. En même temps _ et c’est un point crucial _, il n’avait jamais totalement exclu la possibilité de se retrouver un beau matin parmi eux sur le banc. Pas  aujourd’hui, ni demain, mais peut-être après-demain » _ tant la déchéance gagne (cf « Le Principe de ruine »)… Qui préserverait le « héros » de « Liquidation » de pareille éventualité ? A son actif ( ?), le bilan même de cette journée où le récit page 126 de « Liquidation » le saisit au crépuscule : « Il se souvenait que le matin même _ plein de bonnes intentions, à la suite de son réveil triomphant (rêve plus érection) _ il voulait encore « travailler », comme on dit : sur son bureau, deux manuscrits attendaient d’être corrigés. Mais, dès la première page, un découragement pesant s’était abattu sur lui _ c’était donc cela le problématique « état de réalité » de « Keserü » ? L’effritement du désir et de la volonté en velleités de plus en plus fantomatiques…

Cela n’est toutefois pas neuf pour lui, « disons » en 1999 : « neuf ans auparavant », voici l’épisode éminemment crucial du coup de fil-appel à l’aide  de « Sára » _ qui venait de découvrir le corps suicidé de « Bé » _ tel qu’il se le remémore un peu plus tard, en rédigeant « son histoire » et « l’histoire de B. » : « Un matin, le téléphone sonna. Il devait être neuf heures. (C’est trop dramatique mais c’est vrai.) Je dormais encore. » Voici alors le commentaire significatif (page 62) : « J’avais pris l’habitude de dormir longtemps _ un symptôme classique _  parce que je commençais à comprendre _ certes, le processus est loin d’être achevé ; « comprendre » est-il d’ailleurs le terme adéquat ? le drame de « Keserü »  est de se refuser à vraiment comprendre, et  trancher, dans sa vie _ que c’était la seule activité sensée _ l’adjectif a son poids, avec ce qu’il révèle du sens déjà alors pour lui de ses autres « activités » ; que dire alors du substantif ?! _ à  laquelle je pouvais _ le verbe aussi, par antiphrase, nous sommes en 1990 _ passer mon temps. » Ce n’est que plus loin dans le récit que nous découvrirons ce qui a changé dans la vie de « Keserü » depuis 1985, et qu’il préfère taire ici… Pour l’expression « passer mon temps », se reporter au sublime commentaire de Montaigne (« J’ai un dictionnaire tout à  part moi… ») dans son essai d’adieu _ « De l’expérience » _ au final du livre III, à propos de « cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps »…

Résultat du processus, à plus ou moins long terme, « disons » en 1999 _ nous y revoilà : « Tôt ou tard, il serait obligé _ conditionnel délicat _ de remarquer _ comment ? par ce qui ne manquera pas in fine de lui tomber dessus ? (soit le « réel », par définition) _ qu’il était las de son travail » _ comme une bien tardive prise de conscience… Mais comment se présente la conscience de « Keserü » ? En quel état se trouve-t-elle ? Bien que ce dernier (travail) lui permette encore à peu près de « gagner sa vie » _ ne pas vivre en clochard _, de fait, il lui faudrait bien un jour_ toujours le conditionnel et le vague comme recours _  convenir que ce travail lui était devenu _ à quel seuil ? _ « parfaitement indifférent » ; et « s’il continuait à rester indifférent à ces questions _ sans désir, sans aimant, sans ligne de force _, il n’aurait bientôt plus ni revenus ni profession. » Voilà ce qui lui pendait en quelque sorte au nez… «  Son ex-femme _ foncièrement pragmatique _ avait à l’évidence eu raison _ du moins d’un certain point de vue _ de lui conseiller de changer de métier. « « Tu ne comprends pas le langage de l’époque », lui avait-elle dit, et il était d’accord avec elle. »

Voilà donc l’alpha et l’omega de « l’histoire » dont « Keserü, « amer » », était présenté à la première ligne, page 11, comme « le héros », par celui que je nomme le narrateur supérieur : l’histoire d’une « liquidation », d’une déchéance, d’ « une histoire » menacée de cesser bientôt même d’en être une… A moins que cela ne lui soit déjà advenu, et même depuis longtemps… L’amer « Keserü » comme les « Steiner » et « Fleischmann » immobiles à Pest d’ « Etre sans destin », face à celui qui, « pas à pas », malgré tout, marche : « György Köves »…

A la question « Comment peut-on être éditeur littéraire ? » _ le sera-t-il jamais vraiment ? _, « Keserü » ne peut répondre qu’en racontant _ « il faut que je raconte, dit-il, ma carrière » _ son histoire particulière, car si « on peut dire qu’on naît peintre, musicien ou écrivain », cela ne vaut pas pour le métier d’éditeur : « mais éditeur, pas vraiment », reconnaît-il page 39… Aussi, nous l’avons déjà relevé, doit-il entrer dans le détail des aléas de ce qu’il nomme trop pompeusement, encore, sa « carrière » : « Cela nécessite vraisemblablement un vice particulier », confesse-t-il penaud _ sans doute, déjà, celui que Valéry Larbaud qualifiait d’ « impuni », celui de « la lecture » (page 14, on avait lu, à  propos de « Keserü » : « Petit à petit, il se laissait subjuguer par sa passion de la lecture, cette obsession particulière qui avait déterminé sa vie »)… Complétant (page 39) par ceci : « Et pour le comprendre _ ce « vice » _, il faut que je remonte loin dans le passé. Que je raconte ma carrière _ qui n’est assurément pas celle d’un libertin _, c’est-à-dire ma déchéance totale ; l’histoire de la déchéance _ déjà, encore _ de ma famille (la famille Kesselbach venue de Suisse, paraît-il), de ma classe sociale, de mon environnement, de ma ville, de mon pays _ celle du monde entier » _ soit l’Histoire… Cette carrièredéchéance étant loin toutefois de s’arrêter à la postulation du métier d’éditeur… La chute se poursuit. Il ne sait pas, ne serait-ce que pour lui-même, y mettre fin.

Cette nécessité, pour « Keserü » de raconter _ et d’écrire, de se mettre même à écrire _ est venue se greffer sur une autre nécessité, lisons-nous (pages 32-33) : « Si je souhaite considérer ma vie comme une histoire _ soit LE désir sans doute ici fondateur _ (et qui ne voudrait pas _ ajoute-t-il _ connaître sa propre histoire, pour ensuite, apaisé ou au contraire inquiet, pouvoir l’appeler _ éminemment positivement _ un destin ? _ une réponse viendra, au moins, du moins, se proposer à  lui, à la fin : les clochards _ ), il faut que je raconte _ et me mette à l’écrire _ celle de B. » _ un modèle donc, telle « une vie de saint », un modèle d’ « histoire » pour un (ex ?) aspirant-éditeur.

Encore faut-il aussi, ensuite, se décider à une réponse. La maladie installée de « Keserü » est son impuissance à le faire. Il est encalminé, comme si la mer (et ses souffles porteurs) s’’était retirée décidément trop loin de Budapest.

« Pour pouvoir l’appeler un destin ». Voilà sans doute la source du magnétisme, la foisonnante source _ jusqu’à quand ? jusqu’où ? à moins qu’elle ne se soit renversée en son contraire ? _, d’une fascination longtemps mobilisatrice pour « Keserü ».

Ainsi aussi, nous faut-il noter, que pour la plupart des autres du cercle des intimes de « B. ». Et l’on comprend que « l’annonce de cette mort », par suicide, à l’automne, ait pu être personnellement vécue par tous ceux-là « comme un déni imparable et narquois » : à leur propre destin (ces expressions se trouvent page 24, et c’est « B. » lui-même qui l’annonçait ainsi, en commentaire à l’ouverture même de sa « comédie », qui devenait posthume), face à ce qu’alors, en 1990, à l’automne, l’Histoire, soudain et comme enfin dégelée, semblait offrir, et en grand, comme espérance…

Quel est donc, in fine de l’investigation, le narrateur _ ou narrateur supérieur _ de ce récit d’une, en quelque sorte, « journée de Keserü » _ « disons au début du printemps 1999 », selon l’expression de la première page _ en quoi consiste, de fait, le roman « Liquidation » ? Très vraisemblablement, et au moins pour la plus grande partie _ sinon la totalité : il faudra y répondre _, « B. », qui aurait alors laissé, à sa mort, à l’automne 1990, en l’espèce de la « comédie » « LIQUIDATION » une sorte de « 1984 », comme en 1948 George Orwell. Soit un récit visionnaire, en forme de promesse ou de fatalité _ à l’opposé du « destin » kertészien _, de l’avenir encalminé de ses proches, devenant par là même, à leur tour, des « êtres sans destin » _ à commencer, en tout cas, par le « rédacteur littéraire » (et aspirantéditeur) « Keserü », « l’homme de lettres » _ comme « Kürti » est « le sociologue » et « Obláth » « le philosophe », soit trois versions de « l’intellectuel » (pour reprendre le terme de Jean Améry dans son essai sur « Auschwitz » et ses suites : « un homme qui vit au sein d’un système de références intellectuel » (page 22 de l’édition Babel) _ « Keserü », donc, qui se prendra, il le devine ou il le sait (il connaît la passion littéraire de « Keserü » pour son oeuvre), pour l’ « exécuteur testamentaire » littéraire de « B. », bien que « B. » _ qui ne l’avait pas revu peut-être depuis l’épisode fâcheux de 1985 _ ne lui ait « rien laissé » (à publier) : ainsi le formulait expressément « B. » lui-même dans sa lettre d’adieu (cf page 78 de « Liquidation ») à « Sára » _ à moins que ce ne soit dans le « dossier » accompagnant la pièce « LIQUIDATION » ainsi que son roman parallèle…

Mais au-delà de « Keserü », « le héros de cette histoire » si l’on veut, certes _ « Arma virumque cano » _, « B. » nous éclaire aussi et tout autant sur les devenirs ou plutôt les non-devenirs d’autres de ses proches, des « intellectuels » et des femmes aimées :

1°) sur le devenir immobile _ lui-même se situant d’emblée, n’est-ce pas, dans l’éternité _ d’ « Obláth », « le philosophe » _ que n’affecte en rien, quelle qu’elle soit et quelle qu’elle puisse être, l’Histoire _ « la Grande Histoire Universelle », avec ses trois majuscules (page 38) ;

2°) sur le devenir « blessé » du « sociologue » « Kürti », le gravement déçu de la politique, et qui, brouillé « avec le monde » (page 73), vivait désormais carrément dans le « monde de blessures et déceptions qu’il s’était construit », selon l’expression déjà ancienne (du vivant de « B. », c’est tout dire) de son épouse « Sára » (page 62)  _ « Kürti » dont l’ « histoire » « montrait clairement à quoi mène une vie bâtie sur de vaines espérances. Kürti croyait à la politique, et la politique l’avait trompé, comme elle trompe tout le monde », résume « Keserü » pages 73-74) ; et encore : « le personnage qui s’appelait Kürti dans la pièce (de « B. ») avait opté pour la solution de la maladie » (page 18) : « lors de sa dernière visite _ « disons » en 1999… _, Keserü l’avait trouvé au lit _ au-delà du sommeil prolongé un peu tard dans la matinée (solution de « Keserü »), c’est carrément « la maladie » permanente que lui a choisie _, avec un tensiomètre, des comprimés de diverses formes et couleurs posés sur sa table de chevet, des boîtes de médicaments et même un minuscule instrument qui permettait de se faire des piqûres tout seul » _ en défi à l’indéfectible présence à ses côtés de son épouse ? Le narrateur supérieur complètant alors ainsi le résumé : « Kürti avait été sociologue, et dans les années 1970-1980, il s’était planqué dans un poste insignifiant tout en écrivant avec un enthousiasme inébranlable sa grande étude sur « la conscience intempestive et ses origines dans la mentalité hongroise » _ le sociologue « Kürti », ou l’Héraclite qui pleure, et le pendant du Démocrite qui rit qu’est le philosophe « Obláth », selon la figure de couple bien connue depuis Diogène Laërce… « Au préalable, il avait connu la prison _ comme les enthousiastes ; les cyniques pragmatiques, opportunistes habiles ès cabotage à vue, eux, ne s’offusquent jamais _ et même si la police politique ne passait plus les gens à tabac, il avait si malheureusement encaissé une gifle qu’il avait perdu l’ouïe de l’oreille gauche » _ en forme de stigmate ;

 3°) ainsi que sur le devenir « apathique » de l’épouse de « Kürti », la compassionnelle « Sára » _ « âme profondément croyante qui considérait la vie comme un devoir » résume à son propos « Keserü » (page 74) _, et « devenue apathique » selon le narrateur supérieur rapportant lui-même le témoignage récent de « Keserü » (page 18) : au domicile du couple, « Keserü » l’avait trouvée récemment, « disons » en 1999, se tenant, pour l’essentiel, « assise dans la cuisine ». Le parcours de « Sára » est à bien des égards étonnant pour « Keserü » : « dans un premier temps, il  me parut complètement incroyable qu’elle ait pu être la maîtresse de Bé, sa dernière maîtresse », racontera « Keserü » en son récit circonstancié du suicide de « B. » et de la récupération (acrobatique) de son « testament littéraire », justement grâce à la médiation (proprement inespérée pour « Keserü », depuis quelque temps en délicatesse avec « B. » _ «  perplexe : je ne comprenais pas comment elle s’était retrouvée dans l’appartement de B. ; et j’étais même gêné qu’elle me fît _ ce jour-là _ des confidences, car jusqu’alors je la connaissais seulement comme on connaît la femme d’un ami, c’est-à-dire pas du tout ; et cela me suffisait amplement », rapporte-t-il, encore tout ébahi, page 63) _, même si cette médiation, hautement stratégique, de « Sára » avait été en quelque sorte prévue, et même quasiment orchestrée, par « B. »… J’en reviens au portrait de « Sára ». Car « à première vue, Sára était plutôt insignifiante, et elle ne se serait peut-être pas découverte elle-même _ en l’absence du catalyseur adéquat _ si elle n’avait pas rencontré B. » Sans être grand clerc, « Keserü » extrapole _ à partir, forcément, de lui-même : «  Leur liaison devait être un plaisir _ selon une sexualité qu’il se figure à dominante sado-masochiste _ tourmenté, exclusif, d’une manière quasi perverse dépourvu de perspectives et définitivement tardif. » Assez loin de « la rose d’hiver (selon les propres paroles de Sára) » que rapporte un peu plus loin « Keserü » (page 74). On se souvient du vers : « Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise »… « Keserü » poursuit quant à lui le récit de sa quête du roman disparu de « B. » : c’est dans cet objectif monomaniaque que sa « relation » avec « Sára » devint «  plus confiante et même presque intime », sans aller au-delà, une fois obtenus d’elle tous les renseignements qu’il pouvait : « Parfois, elle semblait complètement perdue et je pensais avec effroi que si je le voulais vraiment je pourrais reprendre _ aussi mécaniquement qu’intransitivement _ avec elle là où elle avait arrêté_ une liaison purement sexuelle _  avec B., et cette idée _ commente-t-il (pages 72-73).  _ me remplissait de honte et d’angoisse, car elle ressuscitait en moi un passé que je n’avais pas le droit d’évoquer et encore moins de connaître » _ sa malheureuse liaison avec une autre aimée de « B. », qui s’éclairera ailleurs _ fin de l’incise. « Nous prîmes l’habitude d’aller au café _ c’est l’hiver _ ou de nous promener en parlant de Bé, comme un veuf et une veuve », dit beaucoup plus justement « Keserü » page 63. Evoquant par là « un travail de deuil » qui ne s’achève toujours pas, du moins pour « Keserü », au tournant du siècle. « Sára » lui confiera ainsi, cet hiver 90-91, l’histoire de sa liaison avec « B. » : « simple comme un conte de fées et absurde comme notre vie », selon les mots de « Keserü » : un matin, sans la moindre préméditation, mais par jeu, apercevant « B . » (qu’avait quitté sa femme) faisant ses courses au marché, « Sára », venue se placer, sans qu’il la voie, derrière lui, glissa sa main dans celle de « B. » pendant que celui-ci, « les mains derrière le dos », faisait la queue devant un étal de maraîcher… Je résume : « Ils achetèrent du beurre, des asperges, de la chapelure et une bouteille de vin, puis ils emportèrent leur butin chez B. Ils déballèrent le tout soigneusement _ et dix minutes après ils étaient au lit. » « Keserü » commente (page 64) : « Voilà l’histoire. Assez caractéristique de B. » _ le lecteur de « Kaddish » se souvient de la première rencontre à la fête de la Saint-Sylvestre de « B. » avec « Judit », narrée par « B. » lui-même : « et nous avons parlé, nous nous sommes étendus sur le sujet puis dans un lit _ mon Dieu ! _, et nous avons encore parlé après, et pendant, sans cesse » (page 42). « Keserü » rajoute cependant (page 64 de « Liquidation ») : « Ou bien : absolument pas caractéristique de B. Je ne sais pas. » Enfin, toujours à propos de « Sára » _ « âme profondément croyante qui considérait la vie comme un devoir, incarné _ d’abord _ pour elle en la personne de Kürti »  (page 74) et pour laquelle il n’était pas question d’abandonner son mari, non plus que de lui faire inutilement de peine : « Sára accordait encore _ en 1990 _ une importance extraordinaire à ce que Kürti n’apprît rien. Elle répéta plusieurs fois qu’il fallait l’épargner » (page 69) :  elle prenait grand soin que sa liaison avec « B. » n’affectât si peu que ce soit son mari _, cette remarque encore de « Keserü » au moment des changements de 1989-90, qui vont creuser la coupure de « Sára » et vis-à-vis de « Kürti », et vis-à-vis de « B. » _ deux immunisés envers les enthousiasmes : « Elle n’avait pas su _ on note l’expression _ s’abstraire de l’euphorie générale, de l’atmosphère de grand espoir et de grand soulagement qui l’entourait _ elle aussi colle trop à ce qui arrive. Et cela, « malgré Kürti et malgré sa liaison avec B., si délicate qu’il fallait la protéger comme une rose d’hiver (selon les propres paroles de Sára )», précise « Keserü » (page 74). Et il poursuit : « Elle s’était rendue sur la place des Héros avec une bougie qu’elle alluma, et elle était restée ainsi au milieu de la foule jusqu’à la tombée de la nuit, et elle avait chanté avec la foule à la lueur des dizaines de milliers de bougies _ le 23 octobre 1989, lors de la proclamation de la République de Hongrie, mettant fin à la dictature de 40 et quelques années. Tout cela n’intéressait pas B. _ qui va bientôt choisir le suicide. Quant à Kürti, cela l’exaspérait carrément. » « Keserü » conclut ce passage et ce portrait de « Sára » (page 75) : « Sára ne les comprenait ni l’un ni l’autre _ « Kürti », son mari, et « B. », son amant _, elle n’avait pu partager sa joie qu’avec la foule, cette seule et unique fois _ effusion de peu de secours. Quelque chose la séparait de B. sur ce point et cela, disait-elle _ à « Keserü », dans leurs conversations de l’hiver 90-91 _, constituait une question inabordable, insoluble et même parfois effrayante. » Comme _ à la notable exception près de « l’instinct de vie » de « Judit » _ le gouffre se creusant peu à peu (et menant à leur séparation cinq ans plus tôt, en 1986) entre « Judit » et « B. ». « Sára » étant, elle, plus « apathique », selon le qualificatif final du narrateur principal (à la page 18)… Je reviendrai à la relation de « B. » et « Sára ».

4°) Dans sa « comédie », ainsi que les « notes autographes » annexes , « B. » nous éclaire at las but not at least sur le devenir _ un peu moins non-devenir que celui des autres, même si…, nous le verrons _, « B. » nous éclaire donc, sur le devenir, après sa propre mort, de son ex-femme « Judit » et de son nouveau mari « Ádám »… Mais j’en réserve encore un temps l’analyse.

Ce roman qu’est « Liquidation » serait-il alors celui du « manuscrit » que le récit, laissé à sa mort par « B. », donne pour avoir été plus tard détruit par « Judit » ? A moins que le « roman » brûlé ne soit le récit (des démélés de « B. » avec son épouse) qu’est « Kaddish » ?

Dans ce dernier cas, et à condition _ je demande beaucoup ! _ d’intégrer au système fictionnel la publication effective de « Kaddish » à Budapest en 1990 (par l’éditeur Magvetö Kiadó), comment comprendre que le « manuscrit » détruit _ si l’on en croit le « dossier » compulsé par son aspirant-éditeur dans « Liquidation » _ ait cependant pu connaître la publication ? Il est peu vraisemblable, au vu de ce que nous savons et de « B. » et de « Judit » qu’en aient été faites des copies (ou photocopies)… Il est vrai, toutefois, que le « dossier », ou « testament littéraire » de « B. », a lui-même ses limites…

Dans sa lettre à « Ádám », son mari, « Judit » répond (page 104) à la question « _ De quoi ça parlait ? Quelle était l’histoire ? » : «  _ C’est le combat d’un homme et d’une femme. D’abord ils s’aiment, ensuite elle veut un enfant de lui, ce qu’il ne peut pas lui pardonner. Il lui inflige diverses épreuves pour la briser et saper sa confiance dans le monde. Il la pousse à la dépression, presque au suicide, et quand il s’en rend compte, c’est lui qui se suicide à sa place. »

Aux « diverses épreuves » infligées à son épouse et à son suicide final près _ à moins d’interpréter comme une annonce en ce sens les dernières lignes de « Kaddish » : «  sous mes pieds bouillonnent les égouts, comme si  le torrent sale de mes souvenirs voulait sortir de son lit pour m’engloutir. Qu’il en soit ainsi ; je suis prêt ; dans un dernier, grand résumé _ une « histoire » _  j’ai montré ma vie faillible, opiniâtre _ je l’ai  montrée pour ensuite, portant le baluchon de cette vie dans mes deux mains tendues, m’en aller et, comme dans l’eau noire et tempétueuse d’un torrent,

sombrer,

mon Dieu !

faites que je sombre

pour l’éternité,

Amen . » _ , le résumé _ encore, tiens donc !, mais la littérature forcément (de même que l’historien) résume : c’est selon la formule _ importante _ de la page 124 «  le caractère arbitraire de l’intrigue donnée » _ le résumé, donc, tracé au sein de la lettre à « Ádám » de « Judit » qui nous est livré page 104 de « Liquidation » pourrait correspondre à l’intrigue affleurant dans « Kaddish »… Mais il correspond aussi à bien des péripéties reprises dans les deux œuvres (soit la « comédie » et le récit même que nous lisons dans le roman) qui partagent le titre de « Liquidation »…

Ces hypothèses sont équi-possibles…

Par leur montage en abyme, assurément éloigné de la moindre coquetterie maniériste ou des jeux formels de langage, ces deux œuvres que sont « Kaddish » et « Liquidation » participent de la mise en garde, proprement poétique, adossée à « Auschwitz », qu’Imre Kertész, avec ses moyens d’écrivain tout à la fois droit et subtil, nous adresse _ combien superbement _ à nous ses contemporains de la post-modernité, en proie à de redoutables accélérations de la « liquidation » de nos histoires.

Comment fonctionne le montage fictionnel de « Liquidation » ? Conformément au « caractère arbitraire _ forcément_ de l’intrigue donnée » (page 124) _ selon la responsabilité et le talent _ voire le génie _ de l’auteur, le lecteur emprunte ici le point de vue du personnage principal (ou « héros » _ page 11) sur lequel se focalise le récit (du narrateur supérieur), d’autant plus que ce personnage devient aussi (page 32) le narrateur intermédiaire, c’est-à-dire l’aspirant-éditeur « Keserü » suivi au long d’une journée( « disons au début du printemps 1999 » _ page 11) tout entière passée à son domicile, à sa table de travail, à son ordinateur, qu’entrecoupent des demi-heures de pauses d’observation de la rue, _ en l’occurrence une place _ à sa fenêtre (d’un premier étage d’immeuble) à Budapest.

Ce matin-là, « Il avait fait un rêve, s’était réveillé avec une érection, et avait eu en se rasant _ les détails se mêlent au fil conducteur, l’éclairant subtilement, touche après touche, de leurs pelures, et recélant aussi des fragments de réponse (à la relecture) aux questions qui ne manquent pas de surgir dans le kaléïdoscope énigmatique de la lecture, tant la superposition des couches du récit est riche _ le sentiment que le moment était venu _ tiens donc ! _ de prendre une décision _ ah ! mais ! _ ; (…) il eut l’idée _ seulement _ de proposer à un théâtre _ indéterminé _  la pièce, c’est-à-dire la comédie (ou la tragédie ?) intitulée LIQUIDATION. Il y pensait depuis neuf ans _ les choses n’avancent donc guère _. En fait cela faisait neuf ans qu’il se demandait _ mais c’est bien tout _ s’il gérait convenablement _ ah ! bon ! le vocabulaire se fait lui aussi post-moderne _ le testament littéraire de son ami. » Nous y voilà : la formule est cruciale. On précise : « Il y avait de tout dans ce testament : de la prose et des notes, des extraits de journal et des débuts de récits (et bien sûr la pièce, LIQUIDATION). Il y manquait juste l’essentiel _ du  moins selon l’intime conviction de Keserü. » Bien sûr « et le désir s’accroît quand l’effet se recule »… C’est bien ce manuscrit perdu de « B. » qu’avec l’énergie du désespoir s’est mis à rechercher _ dans « cette histoire » _  le « rédacteur littéraire » « Keserü », auto-institué en fait, nous le découvrirons plus tard, exécuteur testamentaire _ et aspirantéditeur _ de son « ami » (et « maître ») l’écrivain « B. ». Cette quête par « Keserü » du manuscrit perdu de « B. » _ qui trouvera sa résolution, tout au moins d’une certaine façon, même si elle comporte encore des ambiguïtés eu égard à la réalité _ y accède-t-on ici, et même jamais, dans un roman ? _, avant la fin de notre récit ; et pas forcément à la connaissance du principal concerné _ constitue, des divers fils d’Ariane du roman « Liquidation », sans doute le plus visible et repérable…

Cependant le montage fictionnel de « Liquidation », avec ses chausse-trapes, est piégé. Dans quelle mesure ce qui a suivi le suicide de « B. » _ « l’histoire » de ses proches, de même, et d’abord, que l’Histoire collective (post le « tournant » de 1989-90) _ n’a-t-il pas été en quelque sorte deviné et visionnairement mis noir sur blanc sur le papier par ce dernier, tel un imparable destin, ou plutôt, nous l’avons vu, une fatalité _ pesant jusque sur le solide « Ádám », in fine perturbé _ « Je ne t’avais jamais encore vu imbécile, incompréhensible et stupide », envoie, plus qu’agacée « Judit » à «  Ádám » dans sa lettre rétrospective (le jugement est rapporté page 103) _ « Ádám » déstabilisé, donc, par les révélations agressives de « Keserü » _ cherchant à faire pression par son intermédiaire sur « Judit », pour qu’elle lui remette enfin le « roman » qu’il recherche et traque avec l’énergie du désespoir_ au point que le solide et « sûr » « Ádám » lui-même, après, n’est « plus le même homme » ? Est-ce là un dernier pied-de-nez rhétorique, une façon pour « B. » d’avoir encore et toujours le dernier mot ? Et d’abord sur « Judit » ? Ces hypothèses et le questionnement qu’elles ouvrent, assiègent et taraudent l’imagination du lecteur, entraînée jusqu’au vertige par les moirures du récit en abyme… A moins qu’il ne s’agisse, alternative minimaliste, que de fantaisies poétiques, n’ayant avec la réalité historique, tant personnelle que collective, que de grossières analogies ? Aux lecteurs de se faire leur idée… A eux, ainsi, de consentir ou pas à une pertinence réaliste de l’œuvre de littérature. Imre Kertész nous soumet en tout cas à un tel défi.

Le roman alterne en effet, nous commençons à le savoir, « disons » un jour « du printemps 1999 » à Budapest, une sempiternelle relecture par « Keserü » de la pièce « LIQUIDATION », avec le rappel (écrit, rédigé) des actions entreprises par celui-ci, auto-proclamé l’exécuteur testamentaire de son ami _ « Keserü : tu m’as demandé, rappelle elle-même « Judit » à « Ádám », qui il était au juste. Je t’ai répondu, poursuit-elle, qu’il croyait être le meilleur ami de Bé. Mais _ en réalité _ n’avait pas de meilleurs amis, il n’avait pas de temps à perdre pour l’amitié et n’avait pas besoin d’amis », souligne-t-elle _, afin de mettre enfin la main sur le manuscrit du grand œuvre funestement perdu, et de _ couronnement d’une vie d’éditeur _ le publier !!! Interviennent aussi dans le récit divers souvenirs annexes de « Keserü » à propos de « B. » et du cercle de ses intimes, souvenirs réactivés sans doute par un projet de préface à l’édition espérée (et commencée d’entreprendre) de l’œuvre posthume du « maître et grand ami » « B. » ; le tout entraînant « Keserü » en une poisseuse et dangereuse _ « funeste », elle aussi ? _ nostalgie : tels sont les trois éléments qui se partagent le récit.

Par exemple, « Keserü » _ relisant « disons » ce « matin ensoleillé » du « début du printemps 1999 » _ compare la confrontation dans la pièce de théâtre de son propre personnage avec celui d’un « inspecteur de police » enquêtant sur le suicide de « B. », avec ce même interrogatoire de police tel qu’il s’est réellement passé _ au vu du « Keserü » de la réalité, et non plus du personnage _ peu après la découverte du suicide _ effectif, lui, du moins sommes-nous conduits à  le supposer par le contrat de lecture de « Liquidation » _ de l’écrivain, l’automne 1990… «  Comment aurais-je pu raconter l’histoire de B. à un policier ? Avec quels mots de policier ce policier aurait-il noté dans son procès-verbal _ réglementaire _ l’histoire de B., cette histoire inracontable, en réalité. (…) De quelle manière aurais-je pu lui raconter l’histoire de B. ? Objectivement ? Dramatiquement ? Ou en style procès-verbal, pour ainsi dire ? » Cette question de la possibilité même du récit _ c’est même cette torture de l’ « inracontable » qui ouvre la prise de parole de « Keserü » en tant que narrateur intermédiaire de « Liquidation » (page 32) _, et des modalités nécessaires à sa réception, à commencer par le facteur du temps, par un lectorat plus ou moins déterminé (dont l’inspecteur de police apparaît ironiquement comme le prototype !!!) _ sauf s’il s’agit de « littérature », fermement entée, elle, sur un désir et une passion (inconditionnés et quasi sans limites, eux) de lire des lecteurs, selon ce qu’on pourrait qualifier une passion de la vérité, moins pragmatique, moins pressée et plus désintéressée que celle de la police, quoique… _, outre qu’elle est dans l’intrigue le départ et l’impulsion du passage à l’écriture (page 32) du « rédacteur littéraire » et aspirantéditeur « Keserü », est aussi, nous le constatons encore, centrale dans tout l’oeuvre d’Imre Kertész, dès « Etre sans destin » _ comment « György Köves » peut-il s’y prendre pour être si peu que ce soit, et en temps opportun, c’est-à-dire immédiatement, cru et vraiment bien compris (des « Steiner » et « Fleischmann ») à son retour d’Auschwitz ?

Il faudra plus de dix ans à Imre Kertész lui-même pour écrire (d’abord) cela ; sans compter les divers « refus » qu’il rencontrera, ensuite, d’abord pour accéder (en 1975, à Budapest) à l’édition (cf « Le Refus »), et ensuite (en 1990 et 1992, en Allemagne, à Berlin) pour accéder à un niveau suffisant de lecture _ cela, c’est l’histoire de la réception de son œuvre _ ; et le processus se poursuit

Une formidable patience est donc nécessaire pour qu’un récit atteigne jamais vraiment son public.

Cf aussi le récit amer et contrit (autobiographique) de « Procès-verbal » dans le recueil « Le Drapeau anglais » ; ainsi que le récit trompettant cette fois, en fanfare moqueuse, « Le drapeau anglais » lui-même ; et enfin le sublime « Chercheur de traces », le sommet, le cœur et l’âme de cette magique réunion (ce « tryptique » de grâce, « composé selon le vœu explicite de l’auteur », comme l’ndique à notre spéciale attention une note de l’éditrice Martina Wachendorff, en ouverture de cet opus majeur, dans l’édition française (après l’édition allemande chez Rowohlt) par Actes-Sud, en 2004… Dans un monde pressé, et porteur de telles œillères.

Cette question de la possibilité du récit, et des modalités de sa réception, est, bien sûr, le cœur même de la littérature. Elle questionne aussi son avenir (toujours, ou un peu plus que jamais menacé ?) : y aura-t-il longtemps encore _ à Budapest et ailleurs _ des auteurs de littérature ? des éditeurs de littérature ? des lecteurs de littérature ? là où gagne, partout, dans le monde, pas rien qu’à Budapest, la « communication » _ c’est-à-dire, encore et toujours, la propagande et le marchandising ?

Page 52, « Keserü » dessinait lui-même cette situation de plus en plus manifeste, comme un fond de sa relation, de plus en plus ténue et vide, avec son fils : « lors de nos rencontres qui se font de plus en plus rares _ pourquoi faire ? _, je constate avec regret que je n’ai pas grand chose à dire _ qui puisse si peu que ce soit capter et retenir un quelconque intérêt _ à un informaticien qui est peut-être _ voire sûrement _ à l‘aube d’une brillante carrière, et, si je ne m’abuse, mon fils manifeste pour sa part une certaine réserve _ il est sans doute fort civil _ à l’égard de son père qui mène une vie d’intellectuel _ du moins ainsi le fils se le représente-t-il _ devenu inutile _ le critère, lui, n’a pas changé ! _, qui est éditeur _ idem _  dans une ville où il n’y aura bientôt plus besoin _ critère de naturalisation _ de littérature _ à tout le moins, moins encore que par le passé _, alors que dire des éditeurs… »

 C’est là une autre version, familiale _ si l’on peut dire_ cette fois _ mais qu’advient-il maintenant des liens familiaux et filiaux ? _ du même traquenard tragi-comique que celui du récit « Procès-Verbal » (de 1991, lui) : un intellectuel humaniste _ c’est encore la problématique d’alerte aux lecteurs de Jean Améry en son extraordinaire « Par-delà le crime et le châtiment _ Essai pour surmonter l’insurmontable » publié, lui, il y a bientôt quarante ans, en 1966 (Actes-Sud, 1995 pour la traduction française) _ un intellectuel humaniste, donc, en mal de s’expliquer (et rendre quelques comptes) face à un fruste contrôleur des douanes durablement formaté aux procédures d’un régime policier (totalitaire), qui dispose d’un, si petit soit-il, pouvoir d’inquiéter ou de nuire _ un homme libre pris au piège de la bureaucratie et de l’absurde _, en conclusion du provoquant recueil du « Drapeau anglais »…

Est-ce un hasard si les derniers mots de « Liquidation » (page 127) sont les formules _ « Etape suivante

Annuler »

s’affichant sur l’écran de l’ordinateur, qu’on a oublié de désactiver ? Ou le triomphe indirect du fils informaticien de « Keserü », « à l’aube _ lui, nous venons de le relire _ d’une brillante carrière » (page 52)… « Keserü » en effet « regardait _ à nouveau, tournant le dos à la chambre que « l’obscurité envahissait » et à l’ordinateur « qui répandait une lueur fantomatique dans un coin de la pièce » _  par la fenêtre » : vers les clochards en bas de l’immeuble. Soit les habitants d’une autre planète, de fait sans enfants ni parents, pour reprendre des expressions de « Katzetnik 1356333 ». Où le régne sur le désert des nouveaux « Fortimbras »…

« Keserü » commente _ c’est même le départ (et le déclencheur !) de son passage à  l’écriture, de son accession, du statut de personnage épié et décrit à son domicile par le narrateur supérieur de « Liquidation » (et de personnage de la « comédie », sous la plume de « B. »), à celui de narrateur (narrateur intermédiaire), de la page 32 à  la page 97 _ « Keserü » commente donc sa difficulté d’explication : « Je compris alors que B. avait vécu toute sa vie avec cette histoire (commençant par le tatouage de la lettre B. et de quatre chiffres) et je compris, je crois, ce que vivre avec cette histoire avait pu signifier. » Il conclut (page 32) : « Là dans ce bureau de police où il me semblait que toute l’indifférence du monde s’était concentrée, je compris _ en réalité, en personne, et pas comme un personnage de théâtre, ou de roman _ que toute histoire avait une fin, que chacune de nos histoires était inracontable _ sauf à passer à l’écriture ? voire à la littérature (pour dépasser les platitudes impuissantes du « procès-verbal » ? et à quel prix !) _ et que seul B., fidèle à lui-même, en avait tiré des conséquences radicales » _ à la façon de Jean Améry, dont dans sa récente interview au journal Le Monde Imre Kertész réitère le vibrant éloge : «  J’ai dit plusieurs fois que Jean Améry était un « saint de l’Holocauste »… C’est un personnage extrême. Il est allé jusqu’au bout, sans rien dissimuler de lui-même, en sachant que tout cela ne pourrait se solder que par un suicide. » Jean Améry compte, avec Tadeusz Borowski et « Katzetnik 135633 », parmi les inspirateurs directs de l’écrivain « B. », comme on peut le déduire de la page 110 de « Liquidation ».

Est-ce à dire que la survie est au prix du succès d’un récit ? Et la non-survie la rançon de l’insuccès d’une écoute ?… Kertész en doute. Comment se faire entendre_ et faire entendre Auschwitz, et ses suites _, et de qui, sinon par la littérature ? Tel est le pari fou, improbable, d’Imre Kertész _ mais peut-il faire autrement ? _, à son tour, après les bouteilles enterrées de Katzenelson : enfouies dans un champ de terre, à Vittel, comme d’autres les confient aux vagues de la mer. Parce qu’ils les ont, ces vagues, à portée… Telle est aussi la littérature.

La question de sa propre histoire _ et donc de son « destin », selon le vocabulaire kertészien _ vient donc ici saisir à son tour « Keserü ».

Lire à cet égard la capitale page 32, celle-là même où « Liquidation » délaisse, semble-t-il, le personnage de « Keserü » le nez toujours dans sa lecture des manuscrits de « B. », et plus précisément de la « comédie » « LIQUIDATION », pour un « Keserü » qui, il y a déjà quelques temps, s’est décidé à passer, à son tour, à l‘écriture. Nous venons de le dégager : c’est là l’articulation principale du montage du récit en abyme de « Liquidation ».

Voici comment le détail de l’articulation, page 31 : « Sára _ il s’agit alors, pour un paragraphe, des « notes » d’accompagnements de « B. » à sa « comédie » « LIQUIDATION », et donc de « Sára » en tant que personnage de théâtre _ demande à Keserü _ lui aussi, bien sûr, en tant que personnage _ en ravalant ses larmes pourquoi il a caché la vérité à l’inspecteur, pourquoi il ne lui a pas dit qu’il connaissait l’existence et la signification du tatouage. Keserü répondit qu’il aurait dû alors raconter toute (sic) l’histoire de B. Effectivement. Et pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Keserü dit qu’il ne savait pas par quel bout commencer » _ soit le même embarras, nous l’avons évoqué, que celui du narrateur du « Drapeau anglais » devant le projet de raconter à « des amis » (page 11)  l’insurrection de Budapest en 1956 _ «  mes anciens élèves s’étant réunis afin de célébrer mon anniversaire. Parce que, disaient-ils, étant « plus jeunes », ils n’avaient pas « d’expérience directe », pour ainsi dire » (précise encore le narrateur du « Drapeau anglais » page 66). Oui, raconter l’insurrection de Budapest en 1956. « Certes, mais pourquoi ? _ je me le suis longtemps demandé moi-même », prévoyait de faire dire alors à son personnage (le « Keserü » de la pièce) « B. » dans sa « comédie »… Sur les mots : « Certes, mais pourquoi ? _ je me le suis longtemps demandé moi-même, dit Keserü. » s’achève la page du « testament littéraire » de « B. » (commentant la scène de la « comédie » « LIQUIDATION »)  que lisait le personnage de « Keserü » que nous suivons, depuis le début du récit, dans son appartement : page 31.

Au paragraphe suivant, après un saut de ligne (et au haut de la page 32), nous découvrons ceci : «  Je me le suis longtemps demandé moi-même » _ cette fois, c’est le « Keserü » de la réalité _ et non plus le personnage-pantin de la « comédie » _ qui parle (si tant est que ce « Keserü »-ci soit moins personnage que le « Keserü » conforme au « rôle prescrit » de la « comédie ») : il réagit à sa lecture ou relecture de la réplique prêtée à son personnage. « Comment aurais-je pu raconter l’histoire à un policier ? ». Avec un nouveau recul de temps _ pas forcément facile à mesurer d’ailleurs… Après le printemps 1991 et avant « disons » le « printemps 1999 »…

Ce nouveau narrateur, que nous qualifions de narrateur intermédiaire, est-il, ou non, distinct du personnage que le narrateur supérieur nous expose lisant depuis la page 11 ? « Keserü », « le vrai », vient-il ici de prendre la parole ? Et de répliquer en personne, ès qualité en quelque sorte, au récit du narrateur supérieur ?

Ou bien, celui qui s’exprime à partir de la page 32 à la première personne du singulier, qui nous fait maintenant part de ses réflexions et de ses souvenirs, est-il toujours et encore le même personnage que depuis le début ?

Ce qui reviendrait à dire que « le héros de cette histoire » _ que « nous appellerons Keserü, ‘amer’ », commençait le récit de « Liquidation » le narrateur principal en levant quelques coins du voile de son travail d’ « inventeur d’histoires » _ continuerait à  lire le même « dossier » de « notes » laissées par « B. », ces notes-ci donnant seulement la parole à un « Keserü » rédigeant son point de vue sur les « histoires » des autres, ainsi que sur la sienne ? Sans, contrairement aux apparences, jamais sortir de la condition de personnage de « B. » ? Il est difficile d’en prendre conscience et de s’en faire une idée lucide à la première lecture…

Les deux pages qui viennent _ les pages 31 et 32 _ ne présentent pas moins de vingt occurrences du terme « histoire » _ sur les cinquante sept qu’en comptent au total les 116 pages (de 11 à 127) du roman « Liquidation ».

A partir ce qu’a pu être pour « B. » le fait d’avoir « vécu toute sa vie avec cette histoire » _ soit l’inscription sur (ou dans) son corps d’Auschwitz, avec le tatouage indélébile du matricule (« Un B majuscule et quatre chiffres »), « Keserü » _ je laisse pour le moment de côté le statut de ce personnage et celui du narrateur intermédiaire par rapport au narrateur supérieur _ réfléchit sur ce qu’est, plus généralement, « vivre avec une histoire » : « Seules nos histoires peuvent nous apprendre _ encore faut-il en prendre vraiment conscience, et en tirer toutes les conséquences _ que notre histoire est finie _ cela arrive donc qu’une histoire s’interrompe ou se finisse, alors que notre vie, elle, continue _, sinon nous vivrions comme s’il y avait toujours quelque chose à continuer (notre histoire, par exemple), c’est-à dire que nous vivrions dans l’erreur » _ si « l’histoire » est terminée, ou n’a pas commencé. Une « histoire » pouvant aussi avoir été « liquidée » _ et cela de manières diverses… L’alternative erreur-vérité a donc ici une singulière importance !

« B., lui, avait une histoire _ qu’il a décidé d’interrompre _, même si elle est indicible _ ou inaudible ? _ et incompréhensible » _ c’est-à-dire absurde ? _ soit une référence en la matière, pour d’autres, même si la référence est lourde, terrible, voire monstrueuse. « Moi, je ne peux pas en dire autant. », lit-on sous la plume de « Keserü », telle est l’articulation, au bas de la page 32. Et ce n’est pas là de la fausse modestie. « L’histoire » à laquelle « Keserü », qui se compte au nombre des « hommes de second rang » (page 46), a longtemps aspiré, avant qu’elle ne se révèle, sans doute irrémédiablement, à l’automne 1990, celle d’une « funeste carrière » (page 42), étant simplement celle d’un « éditeur »…

D’où la voie s’ouvrant en quelque sorte d’elle-même à l’ « ami » de « B. » : «  Si je souhaite considérer ma vie comme une histoire (et qui ne voudrait pas connaître _ par le recul de la réflexion, voire la méditation _ sa propre histoire, pour ensuite, apaisé ou au contraire inquiet, pouvoir l’appeler son destin ?) _ l’enjeu est donc existentiel, pour le « rédacteur littéraire » (même par hasard) « Keserü », comme il l’a été pour « B. », le survivant et écrivain d’Auschwitz _, il faut que je raconte celle de B. ». Et les démêle.

Les alternatives proprement existentielles où « Keserü » se retrouve acculé _ « soit poursuivre son histoire (…), soit en entamer une nouvelle » (nous l’avons vu, sous le regard et sous la plume du narrateur supérieur, page 17 : est-ce ce dernier qui donc réfléchit, et médite, la plume à la main ?), forment, nous l’avons déjà aussi souligné, le cœur battant _ et même à tout rompre, si j’ose dire _ du récit (ou drame) de « Liquidation » pour « le héros de cette histoire », « Keserü », ainsi, d’ailleurs, que pour les autres satellites de la planète « B. », tous entraînés à très grande vitesse dans la « liquidation » du trou noir des « Auschwitz »

On trouve aussi (page 33) cette formule de « Keserü » à propos des conséquences « de la disparition de B. » sur les proches de l’écrivain suicidé : « nous autres, individus que la disparition de B. a soudain privés d’histoire ». Comme si désormais leur existence ne se poursuivait,  et n’avait de signification, que dans le souffle du sillage de plus en plus évanescent du « disparu » et seulement par la force d’inertie… Que peut signifier, ensuite, le « travail de deuil » ? Est-il appelé à s’achever ? A déboucher sur de nouvelles pages, pour ceux qui survivent ?…

Il n’est que de constater l’état « disons » vers 1999 du « brave Kürti » _ chroniquement malade, « au lit » (page 18) _, de la compatissante « Sára » _ « assise dans la cuisine, apathique » (page 18) _  et de « Keserü » lui-même, hébété, dans son perchoir d’un premier étage dominant la place où s’affairent les clochards _ le récit faisant _ significativement ? _ silence sur la situation à cette date de « Judit » et d’ « Ádám », ainsi que sur celle du bon « docteur Obláth », « cet adorable imbécile ». Sans doute parce que le « héros de cette histoire », « Keserü », a rompu, ou interrompu (depuis le printemps 1991 ?), tout lien avec eux…

Ces alternatives _ « soit poursuivre son histoire (…), soit en entamer une nouvelle » _ qui très vite (dans la « liquidation ») cessent d’en être et d’offrir le moindre choix, ce sont elles qui transfusent finalement de la vie à ce personnage, en proie à l’interrogation basique (page 11) sur son « état problématique » de « réalité », qu’est « Keserü », au long des pages, du moins, que dure ce roman. Voilà le fond sur lequel vibre et tremble notre récit _ jusqu’à atteindre et inquiéter les lecteurs que nous sommes : car le questionnement concerne aussi, par ricochet plus ou moins empathique, notre propre « état », ou notre propre degré, en effet tout autant « problématique », de « réalité », à nous, lecteurs ; même loin de la Hongrie de cette décennie de fin du siècle… C’est un facteur crucial et du récit, et de l’efficace de sa réception par nous autres, lecteurs de cette œuvre de littérature. Et par sa réussite formidable dans ce champ-là, l’œuvre qu’est « Liquidation » est particulièrement grande. Elle est un nouveau sommet de l’oeuvre kertészien.

Au-delà du refus de « B. » de donner naissance à un enfant (dans « Kaddish »), il s’agit cette fois, dans le roman « Liquidation », d’abord du suicide _ doublé du sacrifice organisé d’une partie de son œuvre _ pour le personnage de « B. ». Pour le « rédacteur littéraire » et aspirantéditeur « Keserü », cela signifie, en escalier, une certaine mission (pas seulement éditoriale), dans un cadre qu’il proclame bien haut testamentaire : « Voilà pourquoi je devais retrouver son roman disparu. Il contenait vraisemblablement tout ce que je devais savoir, tout ce qu’il m’était possible de savoir » _ concernant « B. », son modèle d’histoire. Sauf qu’il faut aussi savoir, pour devenir pleinement adulte, et lui-même, s’affranchir d’un tuteur, ou d’un « maître ».

Plus loin, « Keserü » osera une dure « plaisanterie » _ pour reprendre le mot d’un autre mitteleuropéen, Milan Kundera : à propos du moment _ la garde-à-vue de dix jours et la perte d’emploi _ où il est quitté par sa femme pour avoir causé, en osant préférer l’honnête à l’utile, de trop pénibles désagréments à la vie du ménage (« Ma femme me détestait surtout à cause de la perquisition. Trois hommes avaient investi _ un jour de mi-décembre _ l’appartement, ils avaient renversé les tiroirs, fouillé les armoires, déplacé les meubles. La pauvre n’avait pas la moindre idée _ et pour cause _ de ce qu’ils cherchaient. L’un des hommes l’avait bousculée, un autre lui avait par hasard pressé le sein au point de lui laisser des bleus à cet endroit _ les hommes de main du régime ne prenant certes pas de gants _, notre fils de deux ans _ maintenant, « disons » en 1999, ingénieur en informatique : la scène a pu se passer lors du frémissement à l’Est du printemps de Prague _ hurlait à pleine gorge »), avec humour il s’applique rétrospectivement à lui même, nous l’avons vu (page 51), l’incisive formule : « je passais d’un coup du mariage à la vérité »… On relira ici avec profit les discours de Zarathoustra sur le mariage : l’expression « chat en poche » pour caractériser la décision de maintes épousailles, ou la formule caustique : « le mariage d’un saint et d’une oie »… Kertész (sinon « B. »…) a traduit aussi Nietzsche.

On tombe aussi sur cette réflexion, toujours à la page 51 : « Pendant que j’écoutais ma femme _  je m’en souviens précisément _ je concentrais mon attention sur sa lèvre supérieure, cette lèvre un peu courte à la courbure mélodieuse dont j’étais autrefois tombé amoureux _ de la « courbure de la lèvre », ou du danger dans la vie des tropismes par métonymies _, je méditais sur l’absurdité de l’amour _ la thématique devient franchement schopenhauerienne _ et sur le fait que toute la fragile vie humaine était fondée sur ce genre d’absurdité. » Ce qui donne l’application suivante : «  Un jour, on se réveille dans une chambre inconnue avec une personne inconnue, me disais-je, et on ne retrouve plus le chemin de soi-même _ si peu que ce soit cherché ou poursuivi jusqu’alors _ : le hasard, la recherche du plaisir et les caprices de l’instant déterminent _ par un certain irréversible, tel un mariage ou un enfant _ notre vie impossible, me disais-je » _ sur les traces du Schopenhauer des « Parerga et  paralipomena » qu’avait lus, sinon « Keserü », du moins son « maître » ès existence, « B. »…

Et « Keserü » se comparant à « B. » : « Seules nos histoires peuvent nous apprendre _ avec le recul minimal d’un certain après coup _ que notre histoire est finie, sinon nous vivrions comme s’il y avait toujours quelque chose à continuer (notre histoire par exemple), c’est-à-dire que nous vivrions dans l’erreur. B., lui, avait une histoire _ commencée à Auschwitz en 1944 (en un sens ou en un autre), et marquée par son tatouage (que ce soit sur la cuisse ou sur l’avant-bras), à interpréter _, même si elle est indicible et incompréhensible _ aux autres. Moi, je ne peux en dire autant » _ se plaint page 32 le descendant des Kesselbach, devenu « rédacteur littéraire » dans une maison d’édition d’Etat, suite à divers concours de circonstances (par exemple, page 43 : «  Tu développes une sorte d’afféterie, d’hygiène verbale qu’on prend systématiquement pour du goût. Une rumeur court selon laquelle « tu t’y connais en littérature » et tu finis toi-même par le croire. Tu deviens le rédacteur du journal de l’université », etc.) : le tour est pris… « Si je souhaite considérer ma vie comme une histoire (et qui ne voudrait pas connaître sa propre histoire, pour ensuite, apaisé ou au contraire inquiet, pouvoir l’appeler son destin ?), il faut que je raconte celle de B. » et la donne à connaître à d’autres, par la médiation de l’édition, convient « Keserü » pages 32-33 _ ou l’histoire d’un aspirant éditeur de littérature. Telle est LA voie, du moins, que se fixe, parmi le concours des circonstances et des rencontres qu’est, de toutes les façons, une vie, « Keserü ». Cette déclaration constitue un pivot de « Liquidation », inutile d’insister davantage.

Cette position et cette « histoire » du personnage de « Keserü » par rapport à « B. » anticipent celles _ position et « histoire » _ de chacun des autres protagonistes de « Liquidation », à divers degrés, par rapport à la figure-pivot, en creux (suicidé, forcément il s’est tu) de ce même « B. » _ « histoire » dont « Keserü » a envisagé (page 50),  _ mais est-ce dans ses forces ? _ aussi d’ « en dégager » la sienne _, et dessinent encore et surtout, toujours en creux, selon leur réception et  l’acuité de leur lecture, celle des lecteurs de ce roman par rapport à « Auschwitz »…

 Tel est le dispositif de fond qu’Imre Kertész met en place dans ce dernier roman (à ce jour, il date de 2003), et la raison pour laquelle celui-ci prend _ du moins en première apparence _ davantage de distance avec la structure indirectement (ou pas) autobiographique dominante jusqu’alors dans les ouvrages de cet auteur… Imre Kertész étant sans doute moins encore « B. » qu’il n’était « György Köves »… Quelles fonctions a donc pour lui ce second cycle de romans ? Il est vrai qu’il peut désormais mener pleinement de pair _ et pleinement ouvertement _ son œuvre fictionnelle et son œuvre autobiographique, excellemment reçues toutes deux par le public d’abord allemand (cf les nombreux prix qui lui ont été décernés par des jurys allemands, bien sûr toujours sensibles _ et plus que d’autres : à comparer, par exemple, avec les désopilantes péripéties du dialogue d’amour-haine entre Thomas Bernhard et le public autrichien _, toujours sensibles, donc, à « Auschwitz » et à ses « suites ») et par le public international (et sa confirmation par le jury Nobel lui attribuant son Prix de Littérature, le 10 octobre 2002).

« Liquidation » marque bien un palier dans le parcours d’écriture d’Imre Kertész, en ce que sa structure accentue _ jusqu’au vertige _ le caractère de plus en plus indirect de ce qu’il y a d’autobiographique dans le dispositif fictionnel romanesque ici forgé. Bien que le protagoniste principal du récit _ ironiquement présenté à la première phrase comme le « héros de cette histoire » _ le « rédacteur littéraire » (mais pour combien de temps encore ?) d’une maison d’édition (qui n’est plus d’Etat en « disons » 1999) « Keserü » soit le personnage (tant comme protagoniste que comme narrateur intermédiaire) à travers lequel nous accédons au reste de l’intrigue, à l’intérieur d’une unité de lieu _ la chambre de l’appartement de  Pest dans laquelle il « travaille » _, de temps _ du matin jusqu’au soir d’un jour ensoleillé de, « disons », « début du printemps 1999 » _, et d’action _ ses ex-espérances d’avenir d’éditeur (d’un écrivain exceptionnel) _, très vite affleurent des doutes sur le statut de réalité au moins existentielle de ce personnage _ et, en conséquence de quoi, sur la nature, et donc le sens, du roman « Liquidation » : au-delà de « Keserü », qui tient vraiment ici la plume _ ou le stylo ? Qui est le narrateur supérieur ? Et, au-delà, quel est le sens de ce roman lui-même à l’intérieur de l’œuvre s’élaborant d’Imre Kertész ?

Déjà, comme nous l’avons déjà dégagé, le lecteur est passablement intrigué par le rapport entre la suite des événements individuels que « Keserü » donne pour advenus depuis la disparition de « B. » en 1990, et la vision prémonitoire qu’en offrait la « comédie » posthume de cet auteur visionnaire : « LIQUIDATION »… Au delà de cette pièce que « Keserü » ambitionne vaguement (depuis neuf ans !) de monter au théâtre _ de même qu’il ambitionne de publier le « testament littéraire » de « B. » _ sans plus d’efficacité que de faire jouer sur une scène la pièce, notons-le _, il semble que les diverses « notes » et autres manuscrits laissés posthumes par « B. » _ formant le « testament littéraire » de l’écrivain suicidé _ concernent essentiellement le devenir des proches de son cercle d’intimes _ son ex-épouse et ses amis : sinon membres du comité éditorial de la maison qui le publiait, du moins contactés par leur ami « Keserü » pour rédiger des contributions, des préfaces , pour son projet d’édition du « testament littéraire » de « B. »… Tels qu’ils vont lui survivre, dans le régime se cherchant dans les décombres du communisme, dans une période (1989-90-91) de transition _ le tournant (« Wende ») _ qui suscite, nous venons de le voir à travers les attitudes opposées de « Kürti » et de « Sára », bien des incertitudes _ « B. » choisissant, lui, de disparaître. Ou de lui survivre plus lointainement, après le printemps 1991, jusqu’en « disons » 1999…

Le doute structurel qui peu à peu s’installe n’a rien de formel, ou de maniériste, non plus qu’il n’a rien à voir avec les virtuosités, voire coquetteries, littéraires du genre fantastique (à la Borges ou à la Bioy Casares, nous l’avons déjà évoqué) : les enjeux de l’écriture d’Imre Kertész sont fondamentalement, terriblement et profondément réalistes. Si se trouve mis en cause « l’état de réalité » des personnages _ voire de tout un pays, ou d’un pan de l’Histoire _, c’est au nom d’une situation historique on ne peut plus (hélas) réelle (pardon du pléonasme), et destructrice du réel de ceux qui y sont de facto soumis, même s’ils y ont un minimum de part de responsabilité _  à l’instar du jeune « György Köves » embarqué en août 1944 pour Auschwitz dans « Etre sans destin »… L’usage ici de l’adjectif « métaphysique » contrarierait à juste raison Imre Kertész. Car c’est de notre irréalité que, sans pathos, l’auteur d’abord nous prévient. Et c’est grand. A proportion que c’est juste.

 Aussi, dans cet opus second de ce qui est pour nous le second cycle romanesque d’Imre Kertész _ ouvert par « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » _ ce ne sont pas les doutes affectant les faits  concernant la biographie authentique de « B. » ( !!!) _ par exemple que l’écrivain « B. » se soit, ou non, suicidé, ou qu’il soit né, ou non, à Auschwitz, en 1944 ou en 1929, voire que son numéro d’immatriculation soit tatoué sur sa cuisse ou sur son avant-bras ! _ qui ont le plus d’importance… Ni que « B. » ne soit finalement que le nom de « György Köves » depuis l’immatriculation à Auschwitz… Ce que n’annonçaient pas les deux volumes du premier cycle (ou de « György Köves ») _ non plus, inversement, que le cycle de « B. » ne fait la moindre allusion à « György Köves »… L’hypothèse semble résister à la confirmation, nous l’avons déjà envisagé.

L’avertissement d’Imre Kertész par la médiation du dispositif fictionnel romanesque concerne d’abord, par sa puissance, rien moins que le degré de réalité des lecteurs que nous sommes, en fonction de leur coefficient de ce qui demeure en nous d’humanité _ à la suite d’Auschwitz, et de ce qui s’y apparente dans la post-modernité technologique. Pas moins. Et pas seulement dans les régimes totalitaires… _ même si Imre Kertész ne s’est guère, à notre connaissance du moins, jusqu’ici beaucoup prononcé sur la qualité des démocraties occidentales à cet égard… Et la question des fonctions ainsi que des destinataires de l’écriture, se pose plus que jamais dans ce dernier roman (écrit à Berlin en 2001-2002 et paru à Budapest en 2003).

Car dans « Liquidation », c’est aux dégâts collatéraux d’Auschwitz que nous avons affaire, non à ses effets directs, comme, dans le cycle de « György Köves », où le protagoniste principal avait franchi la « sélection » à Auschwitz un matin ensoleillé  au début du mois de juillet 1944. Ou comme dans « Kaddish »,  où « B. » _ mais quel était son âge ? avait-il, comme Imre Kertész, au moins quatorze ans et demi (en en prétendant seize), pour franchir avec succès le filtre de la « sélection » ? De toutes façons, dans l’apologue (majeur) de « monsieur l’instituteur » (aux pages 53 à 57 de « Kaddish ») au cours de l’étrange cruciale soirée de la Saint-Sylvestre, à la suite du « poker concentrationnaire » et de la réfutation passionnée de la phrase « Auschwitz ne s’explique pas », « B. » parle on ne peut plus clairement de lui-même : « moi, couché sur quelques planches clouées ensemble en guise de brancard, je regarde fixement un homme, ou plutôt un squelette qu’on appelait, je ne sais pas pourquoi, « monsieur l’instituteur », et qui avait ma portion », etc… Et « B. » assume cet épisode comme un moment capital de sa vie, et de son histoire. Non comme du romanCet épisode ne peut certes pas avoir été vécu par un « B. » nourrisson

Il le fait aussi (il l’assume), et même solennellement, à la fin (page 140 de « Kaddish »), lors de la séparation d’avec sa femme, qui va, lui annonce-t-elle _ « il y avait quelqu’un » et « lui n’était pas juif » (page 139) _, épouser un non juif… « B. » se met ici _ dans la vie, et pas seulement dans l’écriture _ en colère, avec sa femme : « C’est peut-être curieux, mais je ne pris la parole qu’à ce moment-là _  à ce mot-là (« pas juif ») _, comme si dans tout ce qu’avait dit ma femme, je n’avais trouvé de blessant _ voici la pierre d’achoppement, le caillou sur lequel l’homme trébuche _ que ce seul  point. Pour qui me prenait-elle, peut-être pour un raciste en négatif ?! _ oh la belle formule ! _ m’écriai-je alors » : de fait, sa colère (à propos de ce mot malheureux de son épouse) éclate ; et il s’y livre par le verbe, par la mitraille passionnée du discours, sans d’ailleurs, au grand jamais, quitter cet ordre de la parole. Avec cette confirmation, s’il en était encore besoin, pour l’histoire du personnage _ et le moindre mot, la moindre inflexion et nuance est ici capitale : «  Je n’avais pas eu besoin d’être à Auschwitz, m’écriai-je _ voilà ce qui dénote l’ouverture des vannes à la colère _, pour connaître cette époque et ce monde, et pour ne plus renier ce que j’avais connu, m’écriai-je _ nous entendons le ton monter et fluctuer, tel un air de colère à l’opéra _, pour ne plus le renier au nom d’un principe de vie comprise d’une façon quelque peu étrange, je l’admets _ l’inflexion est à la baisse _, mais surtout pratique, et qui n’était en définitive qu’un principe d’adaptation, d’accord, m’écriai-je _ en un palier bas, plus conciliant, du souffle : c’est une concession _, rien à redire, mais soyons lucides, m’écriai-je _ avec la reprise du souffle, le ton va remonter _, oui, soyons lucides, l’assimilation n’est pas l’assimilation d’une race _ d’une race ! laisse-moi rire ! _ _ un nouveau pic d’intensité _ à une autre race _ laisse-moi rire ! _ mais l’assimilation totale à ce qui existe, aux conditions et aux rapports existants, m’écriai-je _ les variations sont musicales, nous ressentons les hémioles _, peu importe quelles conditions et quels rapports, il est inutile de les définir, ils sont comme ils sont, il importe seulement de définir notre décision, mais alors il faut et il est même obligatoire de définir notre décision d’accomplir l’assimilation totale _ c’est-à-dire universelle _ ou notre décision de ne pas l’accomplir, m ‘écriai-je, mais vraisemblablement moins fort _ la conscience des modulations de la voix franchissant ici la ligne de flottaison du récit _, puis il faut, il est même obligatoire de définir nos capacités à accomplir ou pas l’assimilation totale _ ou universelle _, et dès ma prime jeunesse je voyais clairement que j’en étais incapable, je suis incapable de m’adapter _ utilement _ à ce qui existe, à ce qui est, à la vie _ cela va très loin _, et malgré cela, m’écriai-je _ le ton remonte et  resdescend en une remarquable gamme de nuances _, j’existe quand même, je suis et je vis tout en sachant que j’en suis incapable _ dans la tension, par conséquent _, comme je le voyais déjà clairement lors de ma prime jeunesse : l‘assimilation me tuerait plus vite que la non-assimilation, qui me tue de toute façon. » Avec ce point décisif : « Et de ce point de vue, il est parfaitement égal que je sois juif ou non, bien que la judéité soit ici, c’est indiscutable, un grand avantage _ d’approche _, et de ce point de vue, mais le comprenait-elle ?! m’écriai-je _ un ton plus haut, et peut-être plus fort _, uniquement et exclusivement de cet unique point de vue, j’accepte d’être juif, exclusivement de cet unique point de vue je considère comme une chance, une chance particulière et même une grâce _ ou l’ordre exceptionnel d’une exception positive à la règle _, non le fait d’être juif, parce que je me fiche de ce que je suis, mais d’avoir pu être _ (= me trouver, en personne) _ à Auschwitz en tant que juif stigmatisé _ c’est moi qui souligne , et d’avoir, par ma judéité, vécu quelque chose, d’avoir vu quelque chose de mes yeux, et de savoir une fois pour toutes et irrévocablement quelque chose _ et qui est de l’ordre de l’universel, et du sacré (sans doute un pléonasme) : ce qu’il appelle ailleurs « une expérience », et c’est le point en effet capital _ dont je ne démordrai jamais, jamais, m ‘écriai-je »_ en formidable point d’orgue, pour conclure ce courroux, tout verbal, et, somme toute, contrôlé _ l’homme ne quitte pas l’ordre de la parole ; on reste encore loin d’une rage noire débouchant, par exemple, sur une pluie de coups : un survivant d’Auschwitz devant sans doute en être comme immunisé… « Je me tus bientôt. Ensuite nous avons divorcé. » Exit donc l’hypothèse de « B. » nourrisson à Auschwitz.

« Auschwitz » cependant déborde l’Auschwitz circoncrit dans l’espace et le temps (l’Auschwitz-Oswiecim de la Silésie polonaise en 1944, occupée par les nazis). « Auschwitz », ou le nom d’un nouveau stade (un palier) de la modernité. D’abord, à Budapest, sous les aspects, et durablement pesants, d’un nouveau régime totalitaire. En complément de l’intuition poétique d’Imre Kertész, lisons ici avec profit les travaux si justes des philosophes Bernard Stiegler et Dany-Robert Dufour, au delà de Peter Sloterdijk, concernant les stades les plus avancés de la modernité technologique, et ses enjeux de fond civillisationnels… Fin de l’incise.

C’est cette situation post-moderne que figure dans « Liquidation » la position que l’on peut qualifier de désirante et sensible de chacun des protagonistes par rapport au disparu-suicidé « B. ». Par rapport aux romans précédents d’Imre Kertész, ce roman-ci résulte ainsi d’un décalage supplémentaire dans la façon d’aborder « Auschwitz »… Dans ce roman, nous n’entendons plus, forcément, directement la voix _ défunte _ de celui qui est passé par Auschwitz ; ce sont ses proches, du cercle de ses intimes, qui cette fois nous sont montrés et surtout, autour d’une pièce de théâtre à monter (« LIQUIDATION »), en quelque sorte dramatiquement donnés à écouter _ « tous concernés d’une certaine manière par l’histoire de B. et tous _ à l’exception du très objectif Obláth qui, à la manière d’un vrai philosophe, s’était fabriqué une histoire _ à la Hegel _ de professeur de philosophie indépendant _ ah ! ah ! _ qu’il pouvait continuer _ sans risque de démenti des faits _ pour ainsi dire jusqu’à la fin des temps _ nous étions non seulement englobés par l’histoire de B., mais aussi plus ou moins détruits par elle » (la phrase se trouve page 33) _ : en commençant par les membres de l’équipe rédactionnelle qu’a réunie « Keserü » dans son bureau de la maison qu’il voudrait tant voir publier l’œuvre de « B. » : le docteur en philosophie « Obláth » (déjà rencontré _ et durement croqué _ dans « Kaddish », on s’en souvient), « Sándor Kûrti », sociologue revenu grièvement « blessé » et physiquement « malade » _ pour ne pas dire détruit _ de ses espérances politiques, et surtout les deux femmes qui ont eu une proximité particulière avec « B. » : « Sára », l’épouse de « Kürti » (et qui fut « la dernière maîtresse » de « B. ») et _ extérieure, elle, à l’entreprise éditoriale (ainsi qu’absente du bureau de « Keserü » et de l’acte I de « LIQUIDATION ») _ « Judit », l’épouse divorcée de « B. » (« depuis cinq ans » dira-t-elle _ page 87 _ quand « Keserü » la recontacte, au printemps 1991, après la mort de « B. » à l’automne 90, et son échec auprès de « Sára » pour retrouver la pièce manquante du « testament littéraire » de « B. » ) ; « Judit », donc, « la belle Juive » à laquelle était refusée « l’enfant qui ne naîtra pas » de « Kaddish », et qui « marchait sur le(s) tapis bleu-vert comme si elle marchait sur la mer »…

Avant ceux des lecteurs (actuels) du roman « Liquidation » qui y seront sensibles ; avant les spectateurs (potentiels) de la comédie homonyme ; « concernés », « englobés », « détruits » _ les termes du narrateur intermédiaire, à la page 33, sont terribles _ sont, au premier rang, les protagonistes de la « comédie LIQUIDATION » _ qui met en scène sur le plateau du théâtre la « liquidation » de la maison d’édition d’Etat, avec ses conséquences pour le devenir de l’œuvre posthume de « B. » _ ainsi que, en amont, leurs supposés modèles dans la réalité, qu’évoque le récit du roman ; et à la réalité desquels nous croyons, nous, lecteurs de « Liquidation »… Irradiés par « Auschwitz » à travers les marques reçues de « B. » sont en effet les partenaires rédactionnels de « Keserü » dans son projet d’édition, assis aux (quatre) bureaux contigüs qui occupent la même pièce, représentée sur la scène, en ouverture de la « comédie », à l’acte I, par la volonté du dramaturge (« B. ») _ page 14.. Passons-les en revue :

 Le philosophe « Obláth » _ «  le PhD, le docteur en philosophie Obláth, qui pratique la philosophie en professionnel et du haut d’une chaire universitaire »_ qui apparaissait en conversation avec « B. » à l’ouverture de « Kaddish », parmi une « hêtraie » (en allemand, « Buchenwald »), jouxtant « au cœur de ces collines de Hongrie » « une maison de repos » : « Nous discutions avec calme et ennui des raisons pour lesquelles on ne peut plus vivre »… _ ce que marque, pour qui se souvient de « Kaddish », ce passage de « Liquidation » page 24 : « Obláth » « rappelle que quelques années auparavant il avait abondamment et intensément philosophé avec B. : ils avaient séjourné ensemble dans un « foyer d’écrivains », comme on appelait alors ce genre d’institution. Ils s’y promenaient dans les feuilles mortes de l’automne finissant en menant des disputes péripatéticiennes sous les gros platanes » _ dans les Tatras… « Nous faisions de grandes promenades dans la forêt , se souvient Obláth qui goûte les introductions épiques » _ ironique allusion à la thématique heideggerienne d’un « holzwege » ? Le narrateur « B. » de « Kaddish » jouait, lui, d’amusantes variations sur les essences d’arbres de « cette forêt mourante rongée par la maladie, peut-être la tuberculose, et qu’on croirait haleter, cette hêtraie », commençait-il par dire page 9 (pensant _ n’est-il pas de son métier d’abord traducteur ? _ à la traduction en allemand de ses phrases ?), « cette hêtraie, ou comment la nommer : j’avoue mon ignorance totale en matière d’arbres, je reconnais tout juste les sapins, à cause de leurs aiguilles, et puis les platanes parce que je les aime ». Voilà pour les platanes. Rectifiant page 10 : « J’étais tout simplement parti pour faire une promenade en forêt _ tant pis si ce n’était qu’une minable chênaie_, pour prendre l’air, _ tant pis si cet air était quelque peu vicié ».  Puis corrigeant « au beau milieu de la forêt rabougrie de hêtres (ou, disons, de tilleuls) » page 15. Puis : «  au sein de cette nature louche, avec ces chênes (ou ces hêtres) malades, ce ruisseau nauséabond, et ces feuillages tuberculeux qui se découpent sur un ciel sale », page 18. « Et ainsi de suite, nous jouions, nous jouions nos fausses notes pendant qu’à la cime des arbres immobiles se déposait la brume bleue du soir au fond de laquelle se tapissait comme un noyau dur la masse compacte de la maison de repos où nous attendaient les tables mises pour le dîner, le cliquetis des couverts, le tintement des verres, la rumeur des conversations naissantes, et même dans ce simple fait sonnait la fausse note mélancolique du cor anglais »… pour ponctuer de ses couleurs et sonorités ultra sensibles le final en douceur de cette ouverture… La conversation avec « Obláth » dans « Kaddish » portait déjà, bien sûr, sur la tonalité de l’époque : « B. » « soutenait qu’il n’y a plus d’hommes tragiques. (…) Un homme totalement dégradé, en d’autres termes un survivant, n’est pas tragique, disait-il, mais comique, parce qu’il n’a pas de destin », rapporte « Obláth » dans « Liquidation », page 24. Indépendamment même du nom choisi pour le titre, la thématique qui se poursuit dans « Liquidation » est ici encore clairement indiquée, même si la formulation « avec emphase » d’ « Obláth » est moquée : par « Keserü » relisant au présent « disons au début du printemps 1999 » les « notes » et commentaires laissés sur sa « comédie » par « B . » anticipant dans ses didascalies ce que peuvent dire _ et diront _ ceux qui servent de modèles aux personnages de sa pièce.

Et en effet, « Liquidation » déploie les dégâts collatéraux et à long terme d’ « Auschwitz »… Ce que, rapportant la parole de « B. », le personnage d’ « Obláth » commente : « C’est un paradoxe qui se manifeste tout simplement chez lui, l’auteur, sous la forme d’un problème stylistique » _ un philosophe se doit de raisonner en termes de « problème », et fait en toute bonne conscience l’impasse sur le « style » _ et précise : « Dans son système, le survivant constitue une espèce particulière, comme une espèce animale _ variante tératologique nouvellement éclose. D’après lui, nous sommes tous _ nous lisons bien _ des survivants _ ou comment la planète « Auschwitz » déploie ses métastases _, et cela détermine notre univers mental pervers et dégénéré. Auschwitz _ nous y voilà donc, en effet. Et puis ces quarante dernières années » _ les deux s’enchainant. « Obláth » précisant encore ce jour-là _ celui de l’annonce de la « liquidation » de la maison d’édition d’Etat : « Il disait qu’il n’avait pas encore trouvé de réponse exacte à cette dernière déformation, à savoir ces quarante années. Mais qu’il la cherchait et était près de la trouver. » (page 25). Au delà du protagoniste « Obláth », cela éclaire le sens général de « Liquidation »… Mais le sort d’ « Obláth » ayant été _ et magistralement _ réglé dans les passages désopilants qui balaient ce personnage emphatique _ ainsi que sa position _ dans « Kaddish », un bref rappel comique suffit dans « Liquidation »… Victoire de la littérature _ et du « style » _ sur la terrible componction philosophique… « Obláth », un avatar de Polonius.

Après « le philosophe Obláth », « le sociologue Kürti » accompagné de son épouse « Sára » _ qui sera, donc, « la dernière maîtresse » de « B. ». « Kürti », lui,  « s’ennuie radicalement. » L’ennui, « est tout ce qui lui reste des temps héroïques. Il l’emporte partout avec lui comme un roquet hargneux qu’il lâche de temps en temps sur les gens », dit de lui « Sára » (page 62). C’est un homme « blessé », revenu de beaucoup d’ « espoirs » politiques. _ « Sára » commente encore : « cette blessure _  celle de la liaison de « Sára » avec « B. » que « Sára » avait (mal) essayé de lui cacher _ convenait bien _ en son genre _ au monde de blessures et de déceptions qu’il s’était construit », tel un être-au-monde. Et « Keserü » (page 61), évoquant la situation de ce couple en 1990, au moment du suicide de « B. » : « Le monde et sa femme l’avaient abandonné : désormais, nulle espèce de responsabilité ne le liait plus à aucun d’eux » ; il est au-delà… « Keserü », devant une « irritation inaccoutumée de Kürti », alors à « Sára » : « Savait-il quelque chose ? Ou bien _ même _ lui avait-elle tout avoué ? Non, dit-elle, ils n’avaient parlé de rien de tel. D’ailleurs, il y avait bien longtemps qu’ils ne parlaient plus de rien du tout. Mais elle était _ toujours alors _ incapable de dissimuler son chagrin _ de la perte de « B. » _. A moins d’être complètement aveugle, ne voyant plus rien, ni personne, Kürti devait se douter de quelque chose. » Certes. «  Mais elle ne croyait pas que cela lui ferait mal. Elle ne croyait pas pouvoir encore faire mal à Kürti de quelque manière que ce soit. » L’état auquel il était _ déjà  alors _ parvenu était bien plus profond : car c’était bien tout un « monde de blessures et de déceptions qu’il s’était _ en effet _ construit » comme un rempart et dans lequel il demeurait désormais.  L’homme n’est que trop lucide : «  L’Etat est toujours le même » _ commente-t-il, en ces jours de 1990-91, de mutation du régime à Budapest, après la chute de la dictature hongroise officialisée le 23 octobre 1989, suivie aussitôt de celle du mur de Berlin le 9 novembre (« Etrangement, ça s’est terminé ces jours-ci. D’un coup. Dans la dernière ligne droite. Le système s’est effondré », dit-il, tel un jeu de dominos). L’Etat « a toujours financé la littérature pour pouvoir la liquider _  on peut en effet le formuler ainsi. Quand l’Etat subventionne la littérature, c’est toujours une manière cachée de la liquider »…

L’autre protagoniste du roman, extérieure, elle, tant à la maison d’édition qu’aux cercles d’intellectuels, et dont le personnage n’apparaît, semble-t-il, sur la scène dans l’œuvre théâtrale qu’au troisième et dernier acte, pour le tomber de rideau de « LIQUIDATION » _ ce qui donne à penser _, est « Judit », « la belle Juive » de « Kaddish », l’ex-femme de « B. » : elle est médecin dermatologue, et remariée avec un brillant et dynamique, et beau, et riche, architecte nommé « Ádám » _ lequel, nous est-il précisé, n’est « pas juif » _, dont elle a deux enfants. Elle a refait sa vie (« J’ai maintenant une autre vie », lui est-il fait dire page 85)… En 1990-91, ils vivent à Buda, sur l’autre rive du Danube.

Les deux femmes qui ont cotoyé le plus, semble-t-il, « B. », « Sára » et « Judit », sont des voix importantes, des voix autorisées, pour nous restituer à nous, spectateurs ou lecteurs (à moins que ce ne soit à « Keserü » ; c’est toutefois seulement à travers son témoignage de narrateur intermédiaire, ou à travers les textes posthumes de « B. » que nous avons accès à elles), pour nous restituer, donc, quelques pans des énigmes de l’écrivain disparu, et éclaircir autant que faire se peut les incertitudes de son œuvre. « B. » constituant la tache aveugle, le centre aveugle et vertigineux de cette mise en abyme, le récit prenant cette fois, dans l’œuvre de Kertész, une perspective non autobiographique, décalée, mettant autrement en valeur le principe éminemment kerteszien de « l’altérité »… A moins que « B. » ne soit _ l’hypothèse l’emportant peut-être à la fin, quand le lecteur dispose de la totalité des données égrenées et récoltées au fil du récit, et qu’il y réfléchit _, lui-même, le narrateur supérieur, le maître d’œuvre final, dernier, de toute l’entreprise de « Liquidation ». Soit comme l’auteur même de ce « roman », les autres ne sortant jamais, en dépit des apparences pour les lecteurs au cours du récit, d’un statut de « personnages », d’entre sa voix ou de ses doigts d’auteur, dont il a par avance tracé l’implacable « destin » _ pris cette fois négativement. L’ambivalence du concept de « destin » étant bien sûr, dès « Etre sans destin », au cœur de l’œuvre kertészienne. Et cela, conformément aux apparences prémonitoires _ à la Cassandre _ de la pièce de théâtre « LIQUIDATION »… Peut-on briser le sortilège ? « Keserü » qui ne sort pas même de son appartement, pas davantage que de sa torpeur, toute une journée « disons de début de printemps 1999 », y échoue en tout cas. « B. » avait donc raison, contre les autres ; et a le dernier mot.

Nous reste à régler le sort de « Judit » et d’ « Ádám » ainsi que de leurs enfants. Ces enfants constituant la réplique bien tangible (dans « Liquidation ») de la « pulsion de vie » de « Judit » au refus tonitruant de « B. » (dans « Kaddish ») de donner naissance à des enfants : « Non !_ dis-je immédiatement, tout de suite, sans hésiter, pour ainsi dire instincttivement… », commençait allegro furioso « Kaddish » (page 9), avant d’être repris, tel un leimotiv, aux pages 12, 14, 22, 36, 40, 105 (le « Non ! » est répété huit fois cette page) et enfin page 108 (trois fois).  A relier aux paroles (sur l’incongruité de l’enfantement à Auschwitz) de « Katzetnik 135633 »… L’enjeu est profond, et sonne aussi comme un débat avec les intuitions de Schopenhauer. Et de Nietzsche.

Dans l’histoire du « roman disparu » de « B. » que poursuit tenacement _ ou remonte _, de femme aimée en femme aimée, de « Sára » en « Judit », l’aspirantéditeur littéraire « Keserü », au moins dans l’intrigue de la « comédie » « LIQUIDATION », « Judit » constitue l’ultime maillon de cette intrigue. De fait, elle a une autre dimension, « la belle Juive », que la somme toute assez « insignifiante », compassionnelle et sororale « Sára » _ « au lit comme une sœur avec son grand frère », selon la formule de la lettre d’adieu de « B. » à « Sára » (page 76), ou même « plutôt comme deux sœurs douces et câlines » _, « Sára » qui ne s’illusionne d’ailleurs pas (cf page 69) sur l’amour pour elle de « B. ». « Judit », elle, représente, répétons-le, ce que « B. » appelait freudiennement dans « Kaddish » : « l’instinct de vie ».

Auparavant, pour « Sára », encore ces dernières remarques, à propos de la spécificité de son « amour » avec « B. » : d’abord, ne pas perdre de vue que c’est le narrateur intermédiaire qui témoigne, et, de plus, vraisemblablement comme un personnage d’une intrigue élaborée par le narrateur supérieur (en l’occurrence « B. ») qui s’adresse d’abord, sinon peut-être même exclusivement, à ses proches, à propos de leur devenir sans lui, par delà sa prochaine disparition, par delà son suicide programmé : cf l’accumulation patiente, semaine après semaine, des ampoules de morphine dérobées, avec la plus ou moins explicite complicité de son ex-épouse dermatologue, dans la réserve pharmaceutique du dispensaire où « Judit » travaille, le temps pour lui de se constituer une dose suffisamment massive pour ne pas risquer de se rater ; ainsi que pour avoir la mort la plus douce : « c’est encore ce qu’il y a de plus simple, de plus doux », répond « Judit » au questionnement a posteriori de « Keserü », au printemps 1991, page 90…

C’est donc dans un dispositif on ne peut plus prémédité et agencé que la personnalité prévisible _ mais lesquelles ne le sont pas ? _ de « Keserü » va provoquer une cascade non moins attendue d’événements, un engrenage, du fait de la recherche (ou enquête dans laquelle l’aspirantéditeur passionné va forcément se lancer) du manuscrit manquant, parmi ceux que la mise en scène, par le suicidé, du matin de sa mort, va tout à la fois et lui offrir (par « Sára » qui fait appel à lui _ qui d’autre accourrait au domicile de « B. » et garderait le secret ? _, dans l’urgence et la terreur de son désarroi) et lui dérober (par « Judit » qui brûlera le manucrit escamoté, accomplissant le pacte passé _ la veille, on l’apprendra _ avec « B. »).

Cette mise en scène de la transmission dramatique (ainsi partielle, on le découvrira) des manuscrits _ « il voulait tout simplement régler le problème de son testament » : avec quelle terrible ironie anticipatrice « B. » fait-il rétrospectivement résumer (page 26) le personnage de « Keserü » dans la pièce, « malheureusement, aujourd’hui, les véritables intentions de B. sont claires » _, passe d’abord par l’intervention de « Sára », à laquelle la veille au soir, sans doute au moment même des injections (bientôt mortelles) de morphine, « B. » a téléphoné, la conviant, pour une exceptionnelle fois au matin, à un petit-déjeuner intime, chez lui (à un huitième étage d’un immeuble de béton à la limite de Jószefváros et de Ferencváros), en priant la malheureuse de bien vouloir apporter viennoiseries et bouteille de champagne ; « Keserü » commente (page 68) : «  Et je m’imaginai _ « mon regard tomba(nt) à nouveau sur la bouteille de champagne » _ la nervosité, l’impatience avec laquelle Sara s’était sauvée de chez elle, délaissant Kürti pour célébrer ce matin-là une fête d’amour inattendue avec B. » Par l’hameçon de ce petit-déjeuner festif, la compatissante « Sára » sera, la première, ferrée.

Puis, par « Sára », ce sera « Keserü » _ qui accourrait plus vite et garderait mieux le secret ? _ qui sera prévenu, avant la police, et qui ainsi mettra la main sur le « trésor » _ le « butin » _ que sera pour lui le « testament littéraire » de « B. ». Et accessoirement mettra « Sára » elle-même à l’abri des tracasseries de la police (ainsi que de questions trop directes de son mari, « Kürti »).

Dans la pièce, la malignité de « B. », à moins que ce ne soit dans le roman celle du narrateur supérieur _ mais sont-ils séparables ? _ laisse tout d’abord entendre, au spectateur de la « comédie » ainsi qu’au lecteur du roman, par le montage de l’intrigue, que « Keserü » avait découvert le premier le corps sans vie du suicidé, car il disposait d’une clé du domicile de son « maître et grand ami » (selon l’expression de la page 80) afin de venir y travailler à sa guise _ « B. » n’a-t-il pas lui-même confié à « Keserü » une clé de son domicile, pensons-nous alors (« C’est lui qui m’avait donné la clé, il m’avait presque obligé de la prendre, je pense que cela devait lui procurer un sentiment de sécurité », témoigne le personnage de « Keserü » auprès du personnage de « l’Inspecteur de police » page 28 dans la « comédie »), et ne lui a-t-il pas surtout « donné carte blanche » pour publier son œuvre, répondait dans la pièce « LIQUIDATION » (page 26) le personnage de « Keserü » à l’étonnement _ réaliste, on le verra _ du personnage d’ « Obláth » sur les circonstances de l’acquisition par l’aspirantéditeur des manuscrits de « B. » le jour du suicide de ce dernier ? Les didascalies précisent même : « Il (« B. ») voulait qu’il (« Keserü ») prépare ses manuscrits en vue d’une édition » _ une donnée capitale pour le sens de notre intrigue… Ayant ainsi « carte blanche : il pourrait y farfouiller et les sélectionner comme bon lui semblerait » _ pas moins !

En fait, nous découvrirons plus loin que « Keserü » _ tant la personne effective que son personnage de fiction _ protège par une menue entorse à la vérité, en plus _ et ce n’est pas négligeable _ de son image d’exécuteur testamentaire auprès de ses collègues, le secret de la liaison de « Sára » avec « B. » (« Sára accordait encore _ à ce moment _ une importance extraordinaire à ce que Kürti _ son mari _ ne sût rien. Elle répéta plusieurs fois qu’il fallait l’épargner » (page 69) : or, c’est elle, « Sára », découvrirons-nous plus avant dans le récit (page 69) qui en réalité va lui remettre, le matin même du suicide, à lui, « Keserü »,  la clé _ sa clé à elle, « B. » la lui ayant donnée _ de l’appartement de « B. », pour mettre en scène une découverte l’après-midi seulement, vers 16 heures, du suicide de « B. ». Découverte tardive qui la mette, elle, « Sára », hors de soupçons, tant _ d’abord et surtout, bien sûr _ de la police, que de son mari, « Kürti » : on en mesure bien les enjeux.

Voilà comment « Keserü », avec beaucoup de « présence d’esprit » (toujours page 69, mais c’est lui alors qui l’écrit), va mettre à profit ce concours de circonstances (inespéré pour lui _ depuis le malheureux épisode adultère de l’été 1985, suite auquel il n’a même plus osé seulement reparaître devant « B. », nous le découvrirons un peu plus loin), ce matin-là, pour mettre le grappin sur les manuscrits de « B. », protégé par le silence terrorisé de « Sára »… C’est ce dispositif qu’a imaginé, prévu, et mis en place, avec le plus grand succès, « B. » dans l’organisation de son suicide, à l’automne 1990, tant il connaissait à fond tout son monde…

Quant à l’aspirant-éditeur « Keserü », ainsi brillamment appâté, il sera lui-même, ensuite, en cascade, l’hameçon sinon de « Judit », du moins de son mari « Ádám ». Ce dernier, découvrant par le « testament littéraire » de « B. », que « Keserü » dépose sur son bureau, ce qu’était le premier mariage de « Judit » (ainsi peut-être que la complicité continuée entre « Judit » et son ex-mari « Bé »), va tardivement s’interroger, gravement, sur le passé de sa femme _  ainsi que sur la permanence de ses contacts (tenus cachés) avec « Bé ».

C’est l’intervention furieuse de « Keserü », prêt à tout pour mettre la main sur la perle manquante de la couronne de sa carrière d’éditeur : le manuscrit escamoté du « roman » ultime de « B. », qui va provoquer en effet un fatal grabuge dans le couple de « Judit » et d’ « Ádám ». Voilà, en cette « comédie en trois actes de LIQUIDATION », un mécanisme d’horlogerie dramatique à la Feydeau. Ainsi que, peut-être aussi dans la réalité cette fois, un piège et une « liquidation » post mortem, sinon une vengeance… Sans être étroitement mesquin, « B. » ne croyait tout simplement pas _ qu’on se souvienne de ses réactions au comportement de « Judit » une fois concocté le projet de voyage à Florence,  _ au pari de « Judit » de « s’installer » dans ce qui est définitivement pour lui « un monde d’assassins ».

Tel est le mécanisme de l’intrigue dramatique élaborée telle une bombe à retardement (ou un « destin ») par « B. » pour le devenir de ses proches après sa disparition, au moins _ si ce n’est davantage _ pour leurs personnages dans la « comédie » « LIQUIDATION ». Si les comportements des uns et des autres, toutefois, n’étaient déjà terriblement prévisibles dans la « réalité »…

In fine, la question demeure de savoir si ce qu’a conçu (ou concocté) l’écrivain s’est avéré, ou pas, prémonitoire _ ou, variante réaliste, s’est réalisé selon ses plans… Mais comment en juger ? De quels moyens réalistes disposent, en dehors du roman, les lecteurs ?..

Sur un plan plus essentiel, et avec un cran supplémentaire de recul, que penser de pareille interprétation du roman ? L’hypothèse d’une vengeance conjugale de « B. » _ à la Feydeau, en effet _ n’apparait-elle pas terriblement réductrice des intentions d’Imre Kertész ?

Ce n’est pas elle qu’il faut retenir.

Car, d’autre part, peut-on longtemps _ fût-on une « Judit » _ esquiver la vérité des « Auschwitz », même « installée » dans une villa cossue des hauteurs de Buda ? Souvenons-nous des mots terribles de « B. » _ « plus impitoyable que jamais » ce soir-là de l’automne 1985 (page 111) _ à propos de l’illusion de Florence de « Judit » : « Il ne comprenait pas que je fasse semblant que le monde n’était pas un monde d’assassins, et que je veuille m’y installer très confortablement » _ ce que signifiera sa tentative de couple avec « Ádám »… « Il ne comprenait pas comment je pouvais croire que Florence n’était pas la Florence des assassins alors que tout appartenait désormais aux assassins. » Le malentendu fut alors décisif, et provoqua, à terme, la séparation des « destins » de « Judit » et de « B. » début 1986… Voilà l’enjeu de fond : il dépasse la représentation de Florence, comme on le voit.

Tous comptes faits et somme toute, nous voilà tout de même loin de Feydeau.

Avant de me pencher sur la relation capitale de « Judit » et de « B . », je reviens à la « liaison » entre « B. » et « Sara », cette « rose d’hiver » « qu’il fallait protéger » _ comme la qualifie a posteriori « Sára » page 74. « Keserü » (page 73) : «  Sára disait que leur relation avait été d’autant plus belle qu’elle était impossible » _ un complexe hongrois, dit ailleurs, dans une interview, Imre Kertész… « _ C’était tellement beau, tellement irréel, disait-elle, c’était comme dans un rêve. » On ne le lui fait pas dire. « Aucun souci réel _ idem ! _ ne pesait sur leur relation. Ils se voyaient et faisaient des promenades, pareils à des adolescents » _ la vision de « Sára » est assez éloignée du scénario torride («  un plaisir tourmenté, exclusif », page 63) que se faisait de tout cela « Keserü »… « Ils échangeaient des secrets « de l’autre monde », comme disait Sára. Ils parlaient du désespoir, de livres et de musique. » Bref, on nage en plein romantisme ; « Sára », sans que « B. » l’y pousse beaucoup, se fait son cinéma. Mais pas toute seule, ainsi que le confirme la lettre d’adieu que lui a laissée « B. » : « C’est fini, Sára. C’est fini. Je sais le mal que je te fais. Mais c’est fini, fini. (…) Ne crois pas que je n‘ai pas de regrets. Finis nos longs après-midi qui se perdaient dans le crépuscule. Finies, nos « caresses de l’autre monde » (c’est ainsi que nous _ on lit bien _ les appelions, tu te souviens ?) _ « B. » est donc pleinement entré dans le jeu de « Sára ». Au lit comme une sœur avec son grand frère _ non, plutôt comme deux sœurs douces et calines _ on lit bien encore. Fini, notre monde, cette prison douillette _ désormais je le vois bien _ que nous haïssions tant. Pourtant cette haine nous maintenait en vie, je le sais désormais. L’obstination, l’obstination à survivre.

 « Et l’amour ? » demandes-tu. J’entends presque ta voix. « L’amour ne compte pas ? »

Je ne sais pas, Sára _ il demeure étonnément modéré en la circonstance. Tu as tout essayé. Je regrette.

Je dois disparaître », etc… Il est vrai qu’un mot sera de peu de poids face à l’acte ; et à ses conséquences.

Et un plus loin, encore : « Tu as été pour moi un grand soutien _ mais avec ses limites _ dans cet ignoble camp de concentration qu’on appelle la vie, Sára. »

Pour finir par ces mots : « Merci pour tout… Merci pour le songe… » Ce sont les derniers mots de cette lettre d’adieu, ils ont (et gardent à la relecture) un goût passablement étrange pour ce nous savons de « B. »…

La question se pose, béante, de comment « B. » avait pu infliger le mortel scénario (invitation à un petit-déjeuner festif avec viennoiseries et champagne) de son suicide à « Sára » ? « Keserü » (page 68) :  « Je n’osai pas m’imaginer le moment où elle l’avait trouvé sans vie. Comment avait-il pu faire cela à la femme qui l’aimait ? » Avec cette pensée prêtée alors à « Keserü » _ quel crédit cependant lui donner, si c’est le narrateur supérieur qui la lui souffle ? : « B. était cruel, mais pas avec les autres. Du moins il ne le faisait pas exprès, et jamais avec préméditation. » A méditer : les sentiments de la « Sára » et du « Keserü » qui on inspiré les personnages de la comédie « LIQUIDATION » et des écrits annexes _ auxquels nous, lecteurs, avons seuls à faire en lisant le roman « Liquidation », n’ont certes pas eu besoin, eux, d’être inventés par « B. » : ils leur préexistaient…

A méditer aussi _ cette « cruauté » sans « préméditation » _ par rapport à l’hypothèse d’une vengeance à retardement de « B. » à l’égard de « Judit »…

Voici cependant jusqu’où le narrateur supérieur peut aller dans la conduite de son personnage, je parle ici du personnage de « Keserü », face au personnage de « Sára », dans la scène du matin du suicide de « B. » (page 68). Le passage suit immédiatement la récusation par « Keserü » de l’hypothèse de la « préméditation » de la part de « B. » ; et  prend la forme d’une objection : «  Mais par ailleurs : qu’aurait-il _ « B. » _ pu faire d’autre ? Il ne pouvait tout de même pas lui faire part de son projet _ de suicide. Il ne voulait sûrement pas non plus être découvert par hasard, ni que la police pénétrât la première dans son appartement. Car alors _ est-ce l’argument majeur de « Keserü » ? Est-il de bonne foi ? Est-il lucide ? _ Sára n’aurait pas pu faire _ relativement calmement _ ses adieux. » Plus honnêtement, « Keserü » ajoute ce commentaire : « Quelque chose me disait _ et ici « Keserü » n’adopte plus une posture avantageuse (et menteuse) en direction des autres ; avec un important recul de temps, et sans s’épargner (il nous confie alors de peu glorieuses vérités) c’est avec lui-même qu’il fait beaucoup plus sereinement le point _ que B. avait prévu que Sára m’appellerait à l’aide » (page 68) _ elle ne risquait pas d’appeler « Kürti » ! Nous venons de voir combien « Sára accordait encore une importance extraordinaire à ce que Kürti ne sût rien. Elle répéta plusieurs fois qu’il fallait l’épargner » (page 69)… « Sára » savait l’admiration éperdue de « Keserü » pour son « maître et grand ami »… Et auparavant (page 63), « Keserü » avait eu cette expression pour qualifier leur deuil complice _ les deuils de « Sára » et de « Keserü » _ : « un veuf et une veuve »…

Avant ce cran supplémentaire, toujours page 68 : «  Et pour finir, il me vint à l’esprit une pensée quasi perverse qui n’avait pas pu être totalement étrangère à B. : il s’attendait qu’elle apportât le champagne et peut-être voulait-il que nous le buvions près de son lit. Je dis tout cela à Sára. La tête basse, appuyée sur la table de la cuisine, elle m’écoutait sans dire un mot. Finalement, j’ajoutai pour le regretter aussitôt que B. voulait peut-être qu’elle l’oubliât plus vite et que c’était sans doute la raison de cette apparente cruauté. Elle répondit _ blessée _ que s’il avait réellement pensé cela, alors ou bien il ne la connaissait pas, ou bien il ne l’aimait pas, et elle précisa à ce propos qu’elle ne s’était jamais fait d’illusions. » Pour aboutir, avant de passer aux mesures pratiques, à ce commentaire de « Keserü » à cet instant où un ange passait : «  Elle me faisait de la peine, j’avais le cœur serré. J’avais de la peine pour moi-même et pour B. ; j’avais de la peine pour notre vie, pour ces vies indicibles, devenues insensées _ lui absent, disparu _, qui jonchaient l’appartement _ pas seulement donc le corps inerte de « B. » _ comme si des bandits armés les avaient _ tous les proches _ massacrés. » Ces vies en quelque sorte vidées, « liquidées », en plus du corps rigidifié de « B. »

Ce qui suit : « Silence. »

Puis, à la ligne : «  Il fallut nous entendre rapidement sur la suite. Sur les choses pratiques et, comme qui dirait, urgentes. (…) Elle me remit la clé que B. lui avait donnée _ « Keserü » en eût-il jamais une autre ? Non ! Nous venons d’évoquer le pourquoi de son mensonge à une réplique d’ « Obláth » dans la pièce, page 26 _ (…) Nous _ surtout « Keserü » _ décidâmes, après un premier tâtonnement, que je resterais sur place pour sauver _ l’image est héroïque _ tout ce qui était possible _ des manuscrits laissés par « B. », « avant l’arrivée des autorités, car dès qu’elles mettraient les pieds dans l’appartement tout serait saisi » _, puis je reviendrais dans l’après-midi, j’ouvrirais la porte avec la clé de Sára en faisant beaucoup de bruit et alors seulement je signalerais le décès, pour ainsi dire officiellement » (pages 69-70) : en effet. Pour préserver  _ au-delà de « Sára », son mari « Kürti » ; en tenant à distance suffisamment de temps la police. Et en se faisant passer auprès de la police comme l’ami le plus dévoué de « B. ». Alors que « à vrai dire, au cours des dernières années, j’ai rarement osé  me présenter chez lui », admet « Keserü » page 65 : pour ne pas dire carrément qu’il ne l’avait pas revu depuis cinq ans…

Ce que « Keserü » obtiendra de plus de « Sára » sera, finalement, sa lettre d’adieu (personnelle) de « B. », qu’elle lui laissera « recopier à la main » « dans un café » (page 76). Cette lettre confirmera « Keserü » dans l’intuition selon laquelle existait bien quelque chose. « Tu m’as vu me pencher sur une montagne de papiers. Tais ce que sçais. L’homme de lettres _ ainsi nomme-t-il le fou de littérature et l’aspirant-éditeur qu’est « Keserü » _ va te questionner. J’ai essayé de formuler le… Peu importe. Ca n’a pas marché. Il n’y a rien, rien. Je ne lui ai rien laissé _ voilà la pièce à conviction. Il n’y a rien à dire. Je ne veux pas dresser ma tente au  milieu du bazar littéraire, je ne veux pas étaler ma camelote, vile marchandise à ne pas mettre dans la main des gens. Mais je ne voudrais pas non plus qu’ils la saisissent, qu’ils la soupèsent et la repoussent. J’ai accompli ma tâche et elle n’appartient à personne. »

Sauf que « B. » est loin, par ailleurs, d’avoir tout donné à détruire à « Judit ». Ou le choix de Kakfa _ envers l’ami Max Brod… « Sára » peut ainsi supposer que ce qui demeure demeurait relativement anodin pour « B. »…

Du document, « Keserü », lui, déduit (page 78) : « J’éprouvais l’obscur triomphe d’avoir raison. Toutes les preuves de ce que je pensais étaient rassemblées sous mes yeux. » Avec cette nuance : « Il y avait le roman _ ou plutôt il n’y était pas, mais il y avait les preuves indiscutables que B. l’avait écrit, qu’il existait bel et bien, que son existence _ « une montagne de papiers » a-t-il dit _ était un fait et une réalité indéniables. » La quête seulement rebondit, ou plutôt redouble. Nous découvrirons la nature précise de cette réalité

Page 80 : « Soudain il devint évident à mes yeux que le roman disparu pouvait avoir un rapport avec Judit. Mais lequel ? » Au jeu de l’oie, selon les coups de dés et selon les cases, on avance ou recule. La poursuite continuera donc, au printemps 1991, autour d’une autre femme. « Judit ». D’une autre trempe, celle-là.

« Judit ». « Il y avait bien cinq ans que je ne l’avais pas revue _ cela fait 1986, ou plutôt 85 :  l’année de la « fuite » de « Keserü » de Budapest, après l’épisode un peu trop chaud (pour « Keserü ») de l’été : « c’était un matin lumineux d’été naissant » (en juin ?), ainsi s’ouvre le récit par « Judit » de cet épisode page 100, dans sa lettre d’explication rétrospective à « Ádám » ; épisode suivi bientôt par le voyage de « Judit » à Florence, et ce qui s’en est suivi (divorce et remariage quelques mois plus tard pour « Judit »)…

« Keserü » poursuit : « Quoique non, puisqu’elle était venue à l’enterrement » _ « par un après-midi pluvieux et venteux » (page 84) « un jour sombre et morne d’automne » (page 61), en 1990 : il y avait quelques mois seulement par conséquent. Rappelons que les dates nous sont rarement données dans « Liquidation ». « Arrivée en retard, elle était restée un peu à l’écart de nous ses anciens amis. Elle tenait deux enfants par la main, un garçon et une fille ; elle repartit avant la fin de la cérémonie. » Avec ce commentaire que lui prête le narrateur intermédiaire : « J’avais essayé de l’oublier _ ces un peu plus de cinq années écoulées depuis l’été 1985 _, en vain. »  « L’oublier » : ah ! bon ! Le savoir du lecteur aussi progresse ou régresse, soumis à révision en fonction des témoignages (et des points de vue) qu’il peut récolter au fil du montage et de l’avancée du récit. « Elle était un peu plus ronde _ après ses deux grossesses _ qu’autrefois. Sûre d’elle _ toujours portant bien son nom biblique _ et inaccessible » _ moins timide qu’en sa jeunesse (cf son premier portrait par « B. » dans « Kaddish » page 27). Précisant, comme pour lui (toujours page 80) : « Durant les deux jours qui suivirent l’enterrement, je fus sans cesse tourmenté par des envies de masturbation. C’était comme un châtiment métaphysique, malicieux et cruel _ s’amuse sans doute en cet aveu du narrateur intermédiaire le narrateur supérieur _ pour les quelques mois (un été ?) qu’avaient duré ma liaison _ ah ! bon _ avec celle qui était alors _ encore, pour quelques mois, cette année 1985 _ la femme de mon maître et grand ami. » Il ne nous est pas facile de reconstituer à coup sûr la chronologie des faits. Mais nous n’avons pas non plus à rédiger un procès-verbal…

A la ligne. « Je ne veux pas parler de cette liaison. D’ailleurs, j’en serais incapable. Je ne sais même pas ce que c’était précisément _ et c’est sans doute vrai _, ni comment je pourrais la nommer » _ le réel authentique résiste. « Keserü »  s’y essaie pourtant : «  C’était une passion sexuelle _ certes _ on ne saurait le nier _, mais pleine d’angoisse _ du  moins pour ma part _ mais pas seulement _, de dégoût, de haine de soi et de plaisirs inexplicables _ c’est-à-dire masochistes et pervers : à la différence de « B. » (cf « Kaddish ») « Keserü » n’a sans doute pas eu accès aux confidences de « Judit » sur l’ « histoire » familiale tourmentée de la jeune femme. Je découvrais _ sans doute sans parler _ tous les secrets impudiques de Judit _ son histoire sexuelle en quelque sorte _ tandis qu’elle-même _ gardant le silence _ devenait de plus en plus mystérieuse à mes yeux. Je finis par avoir peur d’elle, tout comme j’avais peur de moi-même. » D’où l’échappatoire de la fuite.

 C’est que c’était « Judit » qui menait l’affaire ; « Keserü » n’était qu’un instrument dont elle se servait contre « B. ». Aussi « l’homme de lettres » en tire-t-il plus de mauvaise conscience que de fierté… Beaucoup de choses échappent au malheureux _ dont la sexualité se révèle toujours fruste. A preuve, cet échange, lors de leur nouvelle rencontre, presque six ans plus tard, au printemps 1991, rapporté par « Keserü » (page 92) :

 « _ L’ amour ? demanda-t-elle ?.

_ Ne dis pas de bêtises.

_ Les femmes ?

_ Une prostituée de temps en temps. Parfois une pute littéraire. Parfois les deux en une seule personne. »

« Judit » donnera plus loin, à son nouveau mari _ dans sa lettre rétrospective plus tardive _, sa version de cet ancien épisode _ « sexuel » _ de l’été 1985, plutôt torturé. Névrotique. A composante sado-masochiste de la part de « Judit ». Et dans le sillage surtout de leurs rapports complexes, à tous deux (« Keserü » et elle), à « B. »…

Quant à « Judit », « entretemps _ au début de l’année 1986, consécutivement à son divorce (d’avec « B. ») qu’elle date d’il y a « cinq ans » au printemps 1991 (page 87) _ elle s’était mariée avec un architecte » et «  habitait _ depuis lors _ dans une villa à Buda » _ signes sensibles de réussite… Elle pensait avoir tourné la page. C’est « restée un peu à l’écart » de « ses anciens amis » _ « arrivée en retard » et repartie « avant la fin de la cérémonie » (page 80) _ qu’elle suivra _ou avait suivi _, à relative distance, tenant ses « deux enfants par la main »,  l’enterrement de « B. » « par un après-midi pluvieux et venteux. Des lambeaux de nuages traversaient le ciel, donnant par moments une pluie froide » (page 84) », « par un jour sombre et morne d’automne » (page 61), en 1990…

Le dispositif en fait très simple de « B. » (un coup de fil passé et un don _ accompagné d’une promesse obtenue _, chacun à une femme différente _ avec une lettre d’adieu, posthume, bien sûr, à chacune), fonctionne à plein, après sa mort. « Keserü », quand il comprend que « Sára » ne détient pas l’opus manquant de « B. », reprend contact, non sans difficultés (réticences), avec « Judit ». « C’était le printemps » (page 83) _ «  Je voulais la voir venir vers moi d’un pas rapide dans une robe de printemps », dit-il aussi _, l’année suivant la mort de « B. » (au printemps 1991 par conséquent) : « Judit » à laquelle il demande le manuscrit du roman « que B. avait écrit avant sa mort » (page 86) se défend ainsi : «  D’où est-ce que tu sors  qu’il y a un roman dont tu ne sais rien ? Et s’il existait, pourquoi serait-il chez moi ? Tu oublies que nous sommes divorcés depuis cinq ans » _ soit, si nous calculons bien, en 1986 en effet, le narrateur évoquant, il se souvient et la mémoire est qualitative, des saisons plutôt que des dates chiffrées…  Sans compter que les deux enfants qu’elle a eus de son nouveau mari l’avaient accompagnés à l’enterrement de « B. » (à l’automne 90), après qu’ « elle avait dû auparavant les récupérer à l’école maternelle » (page 85) : on peut évaluer leur âge : l’aîné peut être né fin 1986, et l’autre fin 1987 ; ils auraient alors quatre et trois ans lors de l’enterrement de « B. » à l’automne 1990. Et fréquenteraient l’école maternelle…

  Les chemins de « Keserü » et ceux de « Judit » s’étaient d’autant mieux écartés que « Judit », nous l’avons vu, avait pris ses distances, non seulement avec « B. » _ qui la revoyait cependant régulièrement pour des ordonnances de « somnifères, tranquillisants, antalgiques… » qu’elle lui prescrivait (ou plutôt des ampoules de morphine qu’il volait à chaque visite dans l’armoire à médicaments du dispensaire) _ mais avec le cercle d’amis qui l‘entourait : «  J’ai maintenant une autre vie », expliquera-t-elle, à sa première nouvelle rencontre avec « Keserü » (l’expression est rapportée page 85). Quant à « Keserü », qui avait fini, il y a presque six ans aussi, « par avoir peur d’elle » (page 81), il l’avait carrément fuie, en quittant Budapest sans lui donner sa nouvelle adresse, pas plus que le moindre signe de vie : « Tu m’a laissée tomber. Tu es parti enseigner dans une université de province. Tu m’as même caché ton adresse », renvoie-t-elle, excédée, aux demandes pressantes et aux récriminations de « Keserü » (page 95). « C’était la seule manière de me libérer de cette relation qui m’avait procuré tant de joies _ est-ce cependant le mot juste ? « plaisirs » conviendrait mieux ; de fait le personnage avait parlé un peu plus haut (pages 80-81) de « plaisirs inexplicables » _ et tant de souffrances », invoque-t-il rétrospectivement cette fois au style indirect, en tant que narrateur intermédiaire … Mais la voyant près de lui échapper (et surtout, avec elle, le « roman » tant espéré) : « Je lui demandai vite et à tout hasard si elle avait été convoquée par la police. (…) Je lui parlai du policier », ajoutant habilement « que s’ils ne s’étaient pas encore manifestés _ au bout de quelques mois (à compter de l’automne 1990 : nous sommes au printemps  de 1991) _ ils ne le feraient sûrement plus _ six mois ayant passé _ ; et qu’elle n’avait _ donc _ rien _ plus rien _ à craindre, et quant à ce qu’elle avait fait _ à condition toutefois qu’elle n’en ait parlé _ il s’agit des ampoules de morphine _ à personne _ il n’y avait pas de preuves » _ d’une quelconque complicité de sa part dans le décès de « B. »…  « Judit » se rassérène un peu ; « Keserü » en profite pour lui demander « si elle avait une explication au suicide de B. » « _ Il était vidé, dit-elle tout bas après un instant de réflexion, visiblement très émue. » Comme en musique, la qualité des silences interfère puissamment avec le jeu et la valeur des notes. Et : «  L’opposition a disparu, le monde entier s’est ouvert. Et il n’avait plus envie de se chercher de nouvelles prisons » _  ou freudiennement l’angoisse du vide. On mesure ici l’importance de l’environnement politique (le tournant _ « Wende » _ de 1989-90).

Et « Keserü » de reprendre alors son pilonnage à propos du manuscrit escamoté… A bout d’arguments littéraires passionnés _ précédemment évoqués _, il en vient aux menaces : « Tu dois me donner le manuscrit. Il faut que je le lise, que je l’édite, que je le communique aux gens. Tu ne peux pas te dérober, tu me dois une réponse, Judit. J’irai jusqu’au bout. Quitte à te faire chanter. » (page 97). Un temps fort de la scène.

« Avec quoi ? Comment ? » « Judit », une forte, combat sans reculer. «  Je ne sais pas encore, je trouverai bien. Je parlerai à ton mari. » Chercher la faille ; ce qui fait le plus mal. Nous entendons les répliques claquer. C’est bien le texte préparatoire de la « comédie » « LIQUIDATION » que nous lisons par-dessus l’épaule du protagoniste principal et narrateur intermédiaire, lors de sa n-ième relecture ce « matin ensoleillé » de, « disons » _ c’est le narrateur supérieur qui nous embarque dans le récit qu’il ouvre_, « début de printemps 1999 » (comme l’établissait l’ouverture de « Liquidation » page 11).

« Ne fais pas ça, Keserü. Ne viens pas salir ma vie. Ca n’a pas de sens, de toute manière, tu n’obtiendras rien. Ma vie est très loin de… », nous entendons le souffle rauque de l’actrice se précipiter.

En vain. « Keserü », lui, est tenu par sa passion particulière : « Tu ne pourras pas me convaincre. Tu ne pourras pas m’émouvoir. Je ne crains rien. Je suis prêt à tout, Judit » (page 97). Soit la machine infernale _ on ne peut, certes, plus « dramatique » _ de deux logiques existentielles aux antipodes l’une de l’autre, qui, chacune lancée à toute allure sur ses rails, vont entrer en collision. Le plan lancé à peu de frais par l’écrivain suicidé déroule sa logique de « liquidation », aidé par le contexte politique des durables séquelles du régime passé sous la ligne de flottaison et coulé en 1989… Mais dont les épaves encombrent durablement les chenaux.

« Oui. Je vois. Tu me fais peur ». Fin de la scène : l’effet de suspense est au maximum de la tension pour le spectateur.

Ce qui suit, dans le « dossier » de « notes » de préparation de la pièce, a la forme d’une lettre de vingt pages adressée par « Judit » à « Ádám » son _ nouvel ancien ? _ mari. Le récit quitte, et sans retour, la narration de « Keserü » : il cesse ici d’être le narrateur intermédiaire de « Liquidation ». Nous le retrouverons seulement comme personnage observé _ calfeutré chez lui _ par le narrateur supérieur. Soit le dispositif de l’ouverture. La boucle sera bouclée.

Il s’agit d’une lettre rétrospective. Cette lettre est _ au moins dans « l’histoire » racontée dans (ou en vue de) la pièce, au troisième et dernier acte de « LIQUIDATION » _ postérieure, nous allons le découvrir, aux menées agressives promises (au printemps 1991) par le personnage de « Keserü », puisqu’elle en constate, avec le recul d’un certain temps, les dégâts : le lecteur devant demeurer vigilant au moindre détail pour capter ce qui va de soi pour les protagonistes.

 Mettant sa menace à exécution, « Keserü » s’est bien _ très vite _ manifesté auprès d’ « Ádám ». Un matin, « un type » a déposé au cabinet professionnel d’ « Ádám » les « soixante-dix ou quatre-vingt-dix pages dactylographiées » du  « dossier » en quelque sorte « testamentaire » de « B. » ; que d’une traite « Ádám » « avait lu tout l’après-midi » (page 98). Provoquant immanquablement dans la nouvelle vie (rangée) de « Judit » la salissure et le chambardement redoutés. Comme si quelque chose _ d’Auschwitz ? _ venait de loin encore la rattraper, en dépit, non seulement de son divorce, mais aussi de son éloignement du « cercle » (« elle était sortie de notre cercle », dit « Keserü » page 81), dans la vaste villa tranquille avec jardin et terrasse des hauteurs cossues de Buda, dominant les quartiers étendus et comme juxtaposés de Pest, par-delà le Danube…

C’est au temps du révolu, l’imparfait _ « J’aimais vivre avec toi, Ádám » _ que « Judit » s’exprime dans cette lettre à son second mari : c’est là l’entame de la lettre (page 98), en _ brutale _ rupture avec la narration de 66 pages du narrateur intermédiaire, « Keserü » (de la page 32 _ « Je me le suis longtemps demandé moi-même » (quoi donc ? par quel bout commencer à « raconter toute l’histoire de B. »)  jusqu’à  la page 97 _ « Je suis prêt à tout, Judit. Oui. Je vois. Tu me fais peur »). Le lecteur doit ici (pages 97-98) _ à la tourne, comme sur une partition _ s’y reprendre à deux fois dans sa lecture : ce n’est donc plus « Keserü » qui s’exprime… Et mesurer au plus tôt tout ce qu’implique _ « J’aimais vivre » _ cette rétrospection… La première phrase en haut de la page 98 : « J’aimais vivre avec toi, Ádám… » On comprend bien que ce n’est plus « Keserü » qui parle, ni a fortiori rapporte sa discussion violente avec « Judit »…

Comment transposer cela _ cette lettre _ à la scène ? C’est l’affaire et de l’auteur dramaturge, au moyen de didascalies, et du metteur en scène scénographe _ il peut jouer des projecteurs, pour faire coexister, sur le plateau de la scène, aux regards des spectateurs, des situations et des personnages éloignés tant dans l’espace que dans le temps…

La phrase d’ouverture de la lettre, pas terminée, se poursuit ainsi : « parce que _ était-ce là une condition en quelque sorte contractuelle bien que tacite de leur couple ? _ parce que tu n’as jamais voulu _ au passé composé, cette fois (et non au plus-que-parfait) _ détruire l’once de mystère dont tout amour a manifestement besoin », poursuit-elle, à « Ádám ». Est-ce à dire que le valum sacré a été franchi ? Hic Rhodus, hic saltus…Privant irréversiblement l’amour de la qualité d’air (pur) dont il a l’absolu « besoin » ?… Le tuant ?…

De fait, « Judit » illustre son propos d’un souvenir, tel un exemple, mais pas seulement, nous allons vite nous en rendre compte, de la « grâce » _ suivi d’un quasi présage aussi de sa perte (le terme de « liquidation » convient-il encore ici ?) _ comme un exemple, donc, de la « grâce » qui vient sans doute de s’éteindre : «  Je me souviens de ce soir-là, un paisible soir de printemps _ de ce printemps de 1991 où « Keserü », un peu auparavant, espérait et même « voulait la voir venir vers (lui) d’un pas rapide dans une robe de printemps (…) sur une terrasse de café au bord du Danube » (page 83) : toujours le repère _ large et velouté _ des saisons, avec leurs nuances, plutôt que la gifle sèche des dates. « Keserü » n’a vraiment pas tardé à mettre sa menace à exécution…

« En t’attendant _ ce fameux soir-là dont se souvient « Judit »_, j’ai dressé _ il faisait beau _ la table sur la terrasse » : la villa avec jardin est certes bien différente des minuscules appartements d’étages « dans un conglomérat de béton », « puant la poubelle » des quartiers périphériques de Pest, « dans les entrailles de la ville », par exemple « à la limite de Jószefváros et de Ferencváros », qui sont ceux où « B. » _ à un « huitième étage » (page 65 de « Liquidation » ; alors que « Kaddish » indiquait, était-ce le même, était-ce un autre ?  «  au quatorzième étage d’un bloc, dans un truc de deux pièces », à la page 45) _ s’était réfugié (pour écrire), et aussi « Keserü », depuis leurs divorces respectifs.

Je reprends la phrase de « Judit » : « En t’attendant, j’ai dressé la table sur la terrasse, allumé des bougies. J’ai fait manger les enfants et les ai mis au lit. Bientôt j’ai entendu la voiture » : « B. » et « Keserü » ont-ils jamais eu de voiture ? Elle poursuit la description idyllique : «  Le silence était tel que j’ai perçu le léger bruit _ familier, comme le confort bourgeois _ qu’a fait _ comme, bien sûr, à chaque fois _ la grille du garage en se levant _ grâce à un dispositif de commande à distance, électronique ? _, puis j’ai de nouveau entendu ta voiture, la portière qui se fermait, tes pas, et finalement _ ou l’acmé de la suite sonore _ ta voix : tu m’appelais » _ comme  une phrase musicale richement déroulée sur les portées d’une partition. Cet « appel » _ sur quel ton ? _ se distinguait-il, ce soir-là, d’une nuance particulière ? « J’ai couru à ta rencontre _ toujours comme en un ballet réglé au millimètre _, mon talon s’est coincé dans une espèce de fente idiote sur le seuil de la porte _ aïe ! la vie n’est jamais parfaite, et l’idiotie est toujours, par définition (cf Clément Rosset : « Le réel _ Traité de l’idiotie », Editions de Minuit, 1977), singulière ; un fichu incident de rien du tout vient immanquablement érafler la surface peinte la plus nette _, j’ai failli tomber » _ un présage funeste ? Le texte va ici à la ligne, marquant l’interruption du récit de ce clair souvenir. Suivent quelques commentaires.

Ce « souvenir » (du Buda au printemps 1991) du récit de « Judit », je me le représente, pour ma part, comme une séquence nocturne, un peu éthérée (l’éclairage !), d’un film hollywoodien des années cinquante de  Billie Wilder (un viennois), avec la fine silhouette classique et le visage équilibré, au regard neuf, d’Audrey Hepburn, avec le solide et néanmoins élégant William Holden, à moins que ce ne soit, à contre-emploi, Humphrey Bogart, en smoking, dans un décor (et éclairage) de luxe (toujours hollywoodien, et donc légèrement surfait) : « Sabrina » (1954)…

Au paragraphe suivant (toujours page 98) : « J’aimerais _ au conditionnel, maintenant _ me souvenir encore plus clairement de cet instant, parce qu’il ne se produira plus jamais. » Certes. Avait-il, au surplus, quelque chose de singulier ? Quelle était sa couleur ? Indépendamment du truisme qui vaut pour tout instant, quel qu’il soit, ce que « Judit » veut dire est que l’imparfait de durée ou de répétition (du rituel bourgeois ? _ elle-même, bien sûr, ne dirait pas cela) s’est _ déjà _ brisé, sans retour : peut-être l’a t-elle perçu à une nuance inhabituelle du son de la voix, de l’ « appel ». Pas seulement pour elle : un amour, c’est plutôt une situation partagée ; si l’amour meurt pour l’un, il meurt de toute façon d’une certaine façon aussi pour l’autre, en l’occurence « Ádám ». Voilà le constat dont elle lui fait part dans la lettre : « C’est si étrange un amour qui meurt. » Tout soudain, s’il ne s’était agi d’une situation en déséquilibre.

Un amour, une grâce, est-ce forcément fragile ?

Est-ce ce constat-là que « Judit » adresse ici, sous forme de lettre (de lettre rétrospective), à « Ádám » ? Ici, c’est-à-dire parmi les « notes préparatoires » à la « comédie LIQUIDATION » _ que relit sempiternellement, pour ne pas dire névrotiquement, « le héros de cette histoire », « Keserü » « disons au début du printemps 1999 », sans sortir, lui, de son appartement : un dimanche, ou un jour de fête ? A moins que son travail lui permette aussi de travailloter chez lui…

Avec ce commentaire parlant, si on s’y arrête : « Le monde devient soudain gris autour de toi, froid, compréhensible _ aïe ! « les mauvais poètes troublent leur eau pour faire profond », ironise Zarathoustra _, sobre et lointain. » Une magie s’évanouit ; c’est la raison commune, gagnant, qui détruit _ comme l’épingle, le ballon _ qui brise : le fantastique du voile de gaze amoureux _ « l’once de mystère » _ se décompose d’un coup. Passé minuit, le filtre de la fée sa marraine ne jouant plus, Cendrillon se retrouve en guenilles. Il a suffi d’un instant, pfuittt, l’univers onirique s’est enfui. Soit une autre déclinaison, un poil moins prosaïque et un brin plus glamour _ « la belle Juive !» _ de la figure romantique de l’ « amour » portée par « Sára »…

Comment un tel accident ? Nous l’apprenons à la phrase suivante : « Un type était venu te voir » _ « Judit » reprend au plus-que-parfait l’explication de son mari. Ainsi la scène  se déroule-t-elle au soir même de la révélation à « Ádám » _ l’après-midi, à son cabinet d’architecte, le temps de tout lire du « dossier » _ promise la page précédente de « Liquidation » à « Judit » par « Keserü ». Elle a valeur de « tournant décisif » dans leurs existences.

« Il s’appelait Keserü. Il avait soi-disant des choses extrêmement importantes à te dire _ rappelle « Judit » à son mari, d’après les mots mêmes de celui-ci. Il parlait de choses singulières _ toujours selon les expressions _ antérieures, en abyme _ du mari ; au théâtre, l’impératif est d’être compris au plus vite du spectateur, et le moins grossièrement possible : ce doit être l’habileté des scènes d’exposition. Il avait posé un dossier sur ton bureau et il était reparti. » Tout simplement, continue-t-elle de lui rappeller. « Le dossier contenait soixante-dix ou quatre-vingt pages dactylographiées : toutes sortes de textes, des notes, des aphorismes. Tu avais tout lu l’après-midi » _ résume « Judit » (surtout pour le spectateur).

On dit que la connaissance dissipe l’insouciance du bonheur. Soit à peu près le conseil de sainte ignorance donné par « B. » à « Keserü », lors de leur première grande discussion: « Garde-toi de connaître, sinon tu seras damné, dit-il » (page 59).

« Judit » précise encore, pour bien caractériser la situation ce soir-là : « On aurait dit que des poids te tombaient dessus. » A la lecture. Puis au résumé de l’explication par « Ádám ». Résultat : « Depuis, tu n’étais plus _ toi le sportif, le svelte, le véloce champion de tennis _ le même homme » _ l’imparfait signale un état de fait qui dure déjà depuis un certain temps ; « Judit » prend ici pas mal de champ par rapport à l’événement ponctuel de la soirée.

La nouveauté n’est donc plus toute fraîche. La lettre n’est pas nécessairement de 1991 ; encore moins du printemps. « Et moi non plus, je n’étais plus _ dès lors, et dès le ton de l’ « appel » depuis le garage _ la même pour toi. Tu avais compris _ l’implication est sévère _ que je venais moi aussi de ce monde inconnu qui s’était _ enfin ainsi _ déployé sous tes yeux _ sous la forme détaillée de ce « dossier » de « quatre vingt pages », remis par « Keserü ». « Monde inconnu » qui a pour nom « Auschwitz »… Et par la médiation de ce qu’en rapportait « B. ». « Tu avais compris _ pris conscience _ qu’en réalité tu savais très peu de choses à mon sujet. Par délicatesse _ vertu _ ou par lâcheté _ vice, entre les deux l’épaisseur d’un papier à cigarettes _, tu n’avais jamais fouillé _ c’est un point tout à l’honneur d’ « Ádám » _ dans ce fatras qui porte le nom charitablement vague de « passé ». Tu as compris _ toujours ce terme, comme une touche sensible de piano _ que j’avais une autre vie, secrète _ en l’occurrence « tue » _, dont je ne t’avais jamais parlé _ n’était-ce pas elle, « Judit », qui avait voulu (et cru pouvoir, et légitimement) tourner certaines pages ? Comme elle avait, déjà, voulu échapper, par son premier mariage, au terrible faciès de sa tante paternelle _ « Elle a une tête d’Auschwitz » avait-elle pensé au premier coup d’œil, quand, à la mort de sa mère, cette tante ignorée jusqu’alors « vint s’installer chez eux » tenir le ménage de son père, comme « B. » le racontait page 95 de « Kaddish ».

« Judit » conclut ce passage : «  Au bout de cinq années de mariage _ de 1986 à 1991 _, tu as dû te rendre compte _ cher « Ádám », ce soir-là de printemps 1991 _ que tu me connaissais à peine. »

Qu’est-ce qu’un amour qui succombe à la connaissance ? Qui ne fonctionne que pour le meilleur, et s’écroule face au pire ? Mais nous sortons là, sinon de la thématique d’Imre Kertész, infiniment riche et subtile, du moins de celle du narrateur supérieur de « Liquidation », ainsi que de celle de « B. » _ faut-il encore les distinguer ?

« Judit » alors, toujours dans sa lettre (page 99) : «  A cet instant _ ce soir-là, sur la terrasse, l’ « explication » ayant commencé _, je savais déjà que c’était fini », écrit-elle. « Tout ce qu’au cours de ces années j’avais construit, préservé et soigné était fini. » Mazette ! « Liquidé » !

Contrairement au mot de « Sára » à « Keserü » qui lui faisait part_ « quand je sentis que je devais _ exclusivement dans l’intérêt du roman disparu _ faire usage à son encontre (= de « Judit ») de moyens brutaux, voire impitoyables, j’appelai Sára à l’aide ». Alors « Sára » :  _ Qu’est-ce que tu veux au juste ? demanda Sára. Prendre une vengeance sur les vainqueurs ? », et « Keserü » s’entendant alors lui répondre, se surprenant lui-même _ «  comme si j’avais été un auditeur », notait-il en commentaire _ à propos de « Judit » : « _ Elle ne peut sortir du passé aussi facilement qu’elle se l’imagine. Fraîche et parfumée comme après un bain » (page 81) ; contrairement, donc, à la perception de « Sára », « Judit » n’appartient décidément pas, elle non, plus au camp des « vainqueurs »… Du moins au regard de ces « notes » de préparation  de la « comédie (ou tragédie ?) LIQUIDATION ».

« Judit » concluant rétrospectivement avec une lucidité douloureuse tardive : « Il n’y avait même pas d’issue, contrairement à ce que j’avais cru jusqu’alors » _ contre « B. » ; et encore : « et je ne sais pas pourquoi j’avais cru qu’il y en eût une. » Victoire posthume _ et pour cause ? _ de « B. » (cf « Kaddish ») sur celle qui l’avait quittée par ce qu’il avait qualifié d’ « instinct de vie » ?

Alors, très vite, tout _ du moins beaucoup, la lettre va en compléter des blancs _ entre « Judit » et « Ádám » a, ce soir-là, été mis à plat. Déballé. Lors d’une scène de crise, une sèche mise à la question de « Judit » par « Ádám ». Car c’est lui qui parle. Qui avance. Qui attaque.

Après un quart de seconde d’hésitation : « Que voulais-tu savoir de moi ? Tout, m’as-tu répondu. » Est-ce raisonnable de le demander à l’autre, au lieu de le découvrir soi-même _ au fil des jours de toute une vie ? « Tout ce que nous avions _ par contrat tacite de fond _ toujours tu. » Se pose alors à « Ádám » la question classiquement kertészienne de l’angle du récit : « Mais tu ne savais pas par où commencer. » Le premier mystère à éclaircir est celui de l’intrus déboulant dans leur vie : « Peut-être par Keserü »…

En commençant , en effet, « par Keserü » : « qui il était au juste ». « Je t’ai répondu _ rappelle « Judit » _ qu’il croyait être _ c’est un as en illusions _ le meileur ami de Bé. Mais Bé n’avait pas de meilleurs amis, il n’avait pas de temps à perdre pour l’amitié et n’avait pas besoin d’amis » _ on se représente « Keserü », le vrai, pas le personnage (de la pièce, ou du roman), découvrant à la lecture, puis, sempiternellement, à la re-lecture, ce témoignage rapporté _ plus ou moins directement, selon ce qu’on interprète _ de son « maître et grand ami » (tel que lui-même, Keserü », le proclamait, nous avons déjà cité la formule). Cette lettre contient aussi, il faut le noter, la seule confirmation (en quelque sorte par la seule personne autorisée), du sort effectif du « manuscrit » du fameux « roman » si âprement recherché par celui qui voulait tellement en être l’éditeur. Nous n’assisterons pas non plus, dans le récit de « Liquidation », à la réception par « Keserü » de cette nouvelle. Cela restera en blanc dans « Liquidation »…

La question qui se pose alors à nous, lecteurs, est celle des limites, dans « Liquidation », de ce qui revient à « B. », à sa « clairvoyance cristalline » _ selon l’expression de la page 17 _ (notamment et surtout ses « notes » posthumes), et de ce qui l’excède. Cela, dans l’hypothèse de la distinction entre « B. » et celui que nous qualifions de « narrateur supérieur » du récit. Cette lettre (de « Judit ») semble toutefois faire partie de ces « notes autographes » (de « B. ») préparant en quelque sorte, dans l’atelier du dramaturge, la scène terminale de l’acte III de « LIQUIDATION »… Avec le recul de la réflexion.

Rapporté par cette lettre directe de « Judit »… « Tu n’aimais pas la familiarité, rappelle toujours , dans sa lettre rétrospective, « Judit » à son mari, avec laquelle il _ ce « type », « Keserü » _ parlait de moi. »

Elle a alors dû lui avouer qu’elle avait été, en effet, « sa maîtresse », à un moment aigü de la crise de ses rapports de couple avec « B. » (l’été 1985 _ cf l’ouverture page 100 de son récit de l’épisode : «  c’était un matin lumineux d’été naissant ») : « moi, j’avais besoin de lui, dit-elle alors, précisément de lui _ lui qui, vient-elle d’indiquer, la phrase précédente, « soit dit en son honneur, supportait assez difficilement de tromper son ami, son mentor, son idole. » En effet : « J’étais mue par une sorte de passion, je voulais détruire mon, corps parce que l’homme que j’aimais, Bé, mon mari, ne le (mon corps) touchait même plus. » « Keserü » n’est alors que l’outil le plus adéquat du masochisme de « Judit » dans ses liens (dans leurs liens) avec « B. »… « Keserü » n’a guère de quoi se vanter, en effet, en cette « affaire » ; sinon de la sincérité de ses liens amicaux (détériorés) avec « B. » et « Judit »… De fait, il va surtout en souffrir.

Le récit de « Judit » excave puis déploie, pour « Ádám », les circonstances de cet adultère : « C’était un matin lumineux d’été naissant _ juin 1985 _, le lointain parfum des fleurs _ de la puszta hongroise _ parvenait jusqu’à la ville _ Budapest (page 100). « Ce matin-là (page 99), quand je me suis réveillée, Bé, mon mari, n’était plus à côté de moi : il était sûrement dans le hall (notre appartement se définissait ainsi : une pièce, un hall), donc il devait être en train d’écrire dans le hall sans fenêtre. Il était toujours _  le « scribe » _ en train d’écrire, de traduire ou de lire. La plupart du temps je ne voyais que son dos. » Elle poursuit : « Une nouvelle journée (d‘été, donc) commençait, tout aussi superflue que ma présence en ce lieu _ voué à la littérature _ en robe de chambre. » Résultat de cette conjonction : « J’avais envie de pleurer. Pas pleurnicher, larmoyer, renifler, non, mais chialer, hurler, pleurer toutes les larmes de mon corps en frappant du poing contre le mur. » Mais « je me suis dit que je ne pouvais pas faire ça à la maison. (…) Je suis descendue en courant dans la rue. (…) Je me demandais où je pourrais aller pleurer. Un café ou tout autre lieu public étaient hors de question. Au centre médical, mon collègue avait commencé les consultations. Je n’aime pas les W.C. publics. » Traversant une grande place, un de ses pieds glisse _ (oedipiennement ?) « Judit » a les chevilles fragiles _ ; elle manque se faire écraser par un véhicule : « Terrible crissement de pneus derrière moi. J’ai vu le visage du conducteur par la vitre. Ce pouvait être un chauffeur professionnel. Pâle comme un linge, les yeux fixés droits devant lui, la frayeur figée sur le visage. J’ai compris dans quel pétrin _ professionnel _ je l’avais mis : j’avais fait de lui à son insu un acteur de mon destin, par une matinée d’été apparemment anodine, il avait failli tuer quelqu’un _ et en subir tous les désagréments. Il a redémarré sans un mot, je suis repartie sans un mot. » Dans « Le Refus », un épisode similaire, avec un chauffeur d’autobus ou de tramway, est raconté par « György Köves », avec des sensations également étrangement prégnantes _ transposition d’un incident de la vie d’Imre Kertész ?

« Ensuite, je me suis retrouvée _ sans savoir comment, c’est l’Inconscient qui alors la dirige _ dans un escalier _ figure du labyrinthe _, je suis monté à l’étage _ unique ? _ et j’ai sonné à une porte. J’avais de la chance, elle s’est ouverte. J’ai, au sens propre du terme, repoussé Keserü stupéfait _ c’est chez lui que son Inconscient l’a donc conduite _, je me suis jetée sur un canapé et, couchée sur le ventre, je me suis mise enfin à pleurer, sans retenue, martelant du poing le canapé » (page 101). « Il s’est approché. Il m’a posé des questions. Il a essayé de me consoler. Et puis _ comme structurellement _ nous avons fait l’amour. Etonnée, soulagée, je me suis abandonnée à des orgasmes qui m’arrachaient des cris, ce qui ne m’était jamais arrivé » _ a-t-elle pris soin de préciser à « Ádám ». « Je trompais Bé pour la première fois. C’était aussi une solution, bien que ce ne fût pas la plus simple, ni même la meilleure. » Et pas avec n’importe qui, par rapport à « B. »…

« Ádám » : « _ Tu l’aimais ?

_ Je ne peux pas te répondre, Ádám. Je l’aimais sûrement, et je le haïssais sans doute aussi. Mais ça ne compte pas. Aimer, ne pas aimer : d’autres liens nous unissaient _ voilà le terme intéressant.

 _ Quels liens ?

_ Des liens de toutes sortes _ c’està-dire complexes et tournant autour de la personne de « B. » _ bien sûr. Tu n’en comprendrais pas un seul _ il faudrait raconter trop de choses. Tout récit comporte des réquisits de temps ; économiques. Mais le dire ainsi _ en revenant régulièrement à cette note sensible _ ne devait pas faire plaisir au récepteur.

_ C’est vrai que tu as continué à le voir ?

_ Oui.

_ Plusieurs fois ? Souvent ? Tu as couché avec lui ?

_ Non. Et même si j’avais couché, quelle importance ? » _ la chose est bien structurelle.

« Une lueur hostile est passée dans tes yeux _ lui rappelle (ainsi que l’apprendra son personnage au public lors de la représentation sur la scène) « Judit ». Pour la première fois depuis que nous nous connaissions. Je le regrette. Tu voulais me connaître, soit-disant. Alors, va-y. Mais n’espère pas que je vais t’aider. » Ou le début de la scène de crise (page 102). La « lueur » « dans les yeux » a allumé les « hostilités ». « Ádám » aura à mener un rude interrogatoire. « Judit » ne se rendra pas sans résister.

La scène se prolonge, donnant lieu à une translation, de la terrasse au séjour _ à la représentation, le plateau et le décor tournent : « L’air s’était rafraîchi _ avec la tombée progressive du soir. Nous sommes rentrés dans le séjour. J’aimais bien _ ô l’imparfait ! ou comment nous donner à entendre les changements survenus _ notre séjour, Ádám. » _ ce n’est pas le goût (pour cette pièce d’habitation) qui a changé ; c’est le « séjour » lui-même qu’elle ne peut plus dire « nôtre », s’il n’est plus le leur, à eux deux. Si « Judit » n’y habite plus. « Surtout le soir, dans la lumière douce de l’éclairage sophistiqué » _ « Ádám » n’est-il pas architecte ?

  « Je t’ai demandé _ « Judit » rappelle-t-elle à « Ádám » _ de fermer la porte de la terrasse. J’avais froid _ pas seulement épidermiquement. Tu as dit qu’on pouvait faire du feu. La cheminée était toute prête » _ Ah ! la cheminée ! La conversation se déplaçant en vient ainsi à l’affaire du roman… « _ Cet homme, as-tu dit, prétend qu’il y a un manuscrit… Un roman…

_ Il n’y en a pas, ai-je dit _ chaque mot, et la moindre de ses modalités, a son importance. « Judit », tout en répondant sans détour, ne fera grâce de rien à son interrogateur. La tension est extrême.

_ Il affirme que oui…

_ Il y en a eu un _ de fait, une nuance, temporelle, se glisse entre les deux formulations. « Judit » ne badine pas.

_ Un roman ?

_ Si on veut. Keserü _ le messager dérangeant _ l’appellerait ainsi. » « Judit » joue, ou plutôt ne joue pas sur les mots : elle veut le mot juste. Son mari, qui pourtant n’y voit, ni même n’y cherche, malice (à la différence d’un « Keserü », « rédacteur littéraire ») la pousse cependant, avec une certaine innocence, dans ses retranchements. Il est vrai qu’il est maintenant saisi d’une fureur de connaître.  « Ádám » :

« _ C’est ce qu’il a dit. Il a dit un roman _  le terme connote la fiction _ qu’il aurait terminé avant de se suicider et qu’il t’aurait remis…

_Oui, c’est vrai.

_ Alors tu l’as bel et bien !

_ Non, ai-je dit. » On dirait qu’elle joue avec les nerfs de son mari comme s’il s’agissait des nerfs d’un « Keserü ». Ou de ceux d’un public de théâtre. « Ádám » est dans l’obligation permanente d’affûter au millimètre sa question. Ils sont loin de jouer au couple qui se devine, à demi-mots et silences complices…  « Judit », implacable, ne cède sur rien, ne livrant de réponse qu’à la question formulée _ surtout pas à une nuance voisine. Quoique répondant sans détour et avec la franchise la plus absolue, « Judit » refuse d’aider « Ádám » à anticiper si peu que ce soit l’intelligence des choses. On comprend que ce soir-là elle le trouve d’autant plus lourd et idiot : elle va bientôt le lui dire. Des choses sont cassées.

Retour au « roman » :

« _ Dans ce cas, où est-il ?

_ Brûlé.

_ Brûlé ?… as-tu dit étonné. Où ? _ comme si cela avait la moindre importance…

Je t’ai montré la cheminée » : celle-ci, celle du séjour de la villa de Buda _ ou du moins celle figurée par le décorateur, sur le plateau de théâtre, pour la scène finale de l’acte III de « LIQUIDATION », ne le perdons pas de vue.

« _ Là.

_ C’est toi qui l’a brülé ?…

_ Oui. »

« Je n’ai rien ajouté, poursuit-elle dans cette lettre _ on la croit. Tu voyais que je ne voulais pas _ au passé : ce soir-là _ te donner d’explication. » C’est pour cela que, même sans cri, sans colère _ on imagine l’échange avec un « Keserü » ! _ « Ádám », saisi d’une fureur de savoir, a dû malgré tout la pousser dans ses retranchements. Et ce sont bien ces « explications »-là qu’elle lui consent, enfin, en cette lettre rétrospective. Maintenant qu’il y a un moment _ difficile à mesurer _ qu’« Ádám » et « Judit » vivent séparés.

« Judit » continue le récit de l’échange, « ce soir-là », au pied de la cheminée du séjour de la villa de Buda : «  Tu m’as quand même demandé pourquoi _ soit quand même une forme « d’explication » _  j’avais brûlé ce roman, ou comment l’appeler _ « Ádám » intègre, on le voit, les nuances de « Judit ». Tu as dit _ en réponse à la réponse shuntée de « Judit » _ que ce n’était pas une raison suffisante. Tu as cité des auteurs _ on pense d’abord à Kafka _ qui avaient sommé leurs héritiers _ en l’occurrence l’ami Max Brod _ de brûler leurs œuvres, alors qu’en vérité ils ne le voulaient pas du tout.

_ Lui le voulait, t’ai-je assuré _ dit-elle, toujours elliptique.

_ Alors pourquoi ne l’a-t-il pas brûlé lui-même ?

_ Parce qu’il voulait que ce soit moi qui le fasse. » « Judit » en fait toujours le minimum.

J’avance un peu (page 103) :

« _ Il me l’a demandé parce qu’il était sûr et certain que je le ferais.

_ Comment le savait-il ?

_ Il le savait parce que c’était notre pacte secret _ devenu explicite la veille du suicide de « B. », « Ádám » est-il en mesure de le deviner d’après la lecture des papiers de « B. » qui lui a donné à lire « Keserü » l’après-midi même ? Rien ne le laisse supposer dans le dialogue de la « comédie » que nous relisons par-dessus l’épaule de « Keserü »… L’accomplissement de notre relation _ précise « Judit » _, sa signification solennelle, son apothéose. Mais ça, je ne te l’ai pas dit » _ certes, car ce n’est pas rien ! Dans ces réparties, nous sommes au bord de l’obscène, de l’intime, du cœur battant de l’énigme du couple de « Judit » et de « B. », et de sa dimension d’éternité _ et, par contrecoup, dans une zone d’ombre gênante de son couple avec « Ádám ».  Un lieu brûlant d’où tout tiers est, en effet, exclu _ un aspirant-éditeur, un amant de circonstance, jetable. Jusque, même, un second mari

« Judit » ajoutant : «  Je t’avais déjà _ ce soir-là _ suffisamment étonné » _ soit une forme de protection…  C’est aussi sans doute une allusion cachée au jeu tacite _ entre elle et « B. » _ de l’armoire à ampoules de morphine (et donc au contrat d’aide au suicide, ou suicide assisté, pour une mort « la plus douce possible »), dont elle lui laisse l’accès libre, à ses visites au dispensaire, en s’absentant les secondes nécessaires au larcin, chaque fois… Après tout, elle et lui avaient ensemble en quelque sorte librement consenti à ce que leurs chemins divergent, au-delà même de leur séparation et de leur divorce, l’un vers la mort, et l’autre vers la vie… Nul ne fut plus proche de « B. », en effet, que « Judit ».

Le pacte comprend donc la promesse du sacrifice du livre, leur livre, le livre qui eux seuls les concerne _ et les enfants qu’ils n’auront pas.

Demeure alors, et ce n’est pas négligeable, la relation actuelle (ou « amour ») entre « Judit » et son nouveau mari… « Judit », maintenant au présent de la lettre, par un petit pas de côté, et non plus dans le récit, par la mémoire, de la discussion passée « ce soir-là », d’abord sur la terrasse, puis dans le séjour de la villa de Buda : « Mais pourquoi avais-tu _ écrit-elle au passé _ besoin d’une explication ? Pourquoi me poussais-tu _ alors _ à bout ? » Qu’a donc appris, ou pas, « Ádám » dans sa lecture des papiers de « B. » cet après-midi ?..

Et cette remarque (toujours page 103) : « Tu m’as demandé d’un air soucieux _ certes _ si je ne craignais pas d’avoir détruit _ avec le manuscrit brûlé de « B. » _ quelque chose d’important, de précieux » _ en quel sens l’entendre ? Commercialement ? Culturellement ? « Judit » commente, toujours au présent de la lettre : « C’était étrange, plus qu’étrange, de te voir prendre la défense de Bé contre moi. » Avec cette pointe de ressentiment _ l’amour s’éloigne, l’amour est morte ? : «  Je sais ce qui te guidait : ton étendard, l’honneur. » « Judit » se désole : « Je ne pouvais rien faire pour toi, Ádám, rien. » On tire le rideau. Avec ce coup de pied de l’âne, même s’il a, à l’envers, en négatif _ mais c’est de maigre consolation _ l’allure aussi d’un compliment : «  Je ne t’avais jamais encore vu imbécile, incompréhensible et stupide. » Maintenant, si ; et elle le lui fait savoir. Au verso (ou négatif) du reproche, elle développe, au recto (au positif), le versant du compliment : « Je t’avais toujours vu dans les meilleures situations » _ même si elle tempère par « et je veillais à te voir uniquement dans les meilleures situations » _ ce qui est nettement moins aimable. Nous sommes bien dans le registre de la scène _ voire scène de ménage _, qu’elle soit épistolière ou en direct sur les planches, par la grâce de l’ingéniosité de la mise en scène.

Et encore (page 104) : « J’ai mille souvenirs de toi, dix mille » _ ce qui est un discours au passé. « Je sentais toujours ta main sûre et chaude sur mon dos, mon épaule, mon corps » _ c’était, c’était, certes précieux. Et elle en énumère quelques uns de ces souvenirs positifs, héroïques, possibles : « à l’hôpital », dans la chambre d’enfants, « au lit », « au tennis », au travail, « devant la planche à dessin ». Et elle résume, mais toujours au temps révolu du passé, l’imparfait : « Je t’aimais ». Par contraste, au présent ou presque, de cette lettre : «  Et j’étais désespérée de te voir à présent _ c’est moi qui le souligne : « ce soir-là » _ dans une situation indigne de toi » : celle de fureteur (et furieux) de secrets (de l’autre). « Je jouais _ rappelle-t-elle _ avec toi comme le chat avec la souris _ et, elle, la répondeuse, est le chat ; et la souris, celui qui a pourtant l’initiative des questions ; en le maintenant, sans nulle aide, sur le charbon ardent de son questionnement, bien au centre _ et, crois-moi, non parce que j’aimais ça, mais parce que tu avais pénétré _ indûment, en brisant le pacte tacite (absolu) de la confiance entre eux _ dans le royaume de mes secrets où je suis la seule à m’orienter plus ou moins. » Quelque part, le narrateur supérieur étouffe un léger sarcasme.

 « Ádám » persiste cependant dans le questionnement, sans en quitter le centre ardant : « Tu m’as demandé si au moins je l’avais lu avant de… » Il manque décidément de finesse : il est pris par la situation. Ou la structure.

« _ Le jeter au feu, ai-je fini ta phrase. Oui. » Sans plus de précision. Les silences pèsent. Aux acteurs d’au quart de poil les jauger. De Marivaux dans ses pièces, un critique se voulant méchant a dit que le dramaturge usait de balances à peser des œufs d’araignées : c’était un compliment.

« _ Il était comment ? » Il veut dire « bon ou mauvais ? » Ce n’est décidément pas un « littéraire »…

« _ Qu’est-ce que ça change pour un roman d’être bon ou mauvais ? D’ailleurs, il ne disait jamais que c’était un roman. » On n’est décidément pas dans l’ordre du divertissement (cf Nietzsche : « Je hais les oisifs qui lisent »)

« _ Il disait quoi, alors ? 

_ « Manuscrits. » « Mes écrits. »

_ De quoi ça parlait ? Quelle était l‘histoire ? _ le mot est lâché ! Il est vrai qu’il est commode.

J’ai hésité un instant. Puis je me suis lancée :

_ C’est le combat _ ah ! _ d’un homme et d’une femme. D’abord ils s’aiment, ensuite elle veut un enfant de lui, ce qu’il ne peut pas lui pardonner _ par rapport à « Auschwitz », mais le mot n’est pas prononcé. Il lui inflige diverses épreuves pour la briser et saper sa confiance dans le monde _ « le monde d’assassins » comme le précisera d’après « Bé » « Judit » page 112… Il la pousse à la dépression, presque au suicide et quand il s’en rend compte, c’est lui qui se suicide à sa place. »

C’est, au final près _ et encore !!! _, le récit de « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas ».  On se souvient des formules ultimes du narrateur « B. » page 142 : « Sous mes pieds bouillonnent les égouts, comme si le torrent sale _ Auschwitz salit _ de mes souvenirs voulait sortir de son lit pour m’engloutir _ on lit bien. Qu’il en soit ainsi ; je suis prêt » : pas davantage que « György Köves » dans « Etre sans destin », jamais « B. » ne se comporte en victime simplement passive. Avec, en ce final de « Kaddish », ces terribles formules conclusives, encore, à relire à l’aune des mots de « Judit » ici : « Dans un dernier, grand résumé j’ai montré ma vie faillible, opiniâtre _ je l’ai montrée pour ensuite, portant le baluchon de cette vie entre mes deux mains tendues, m’en aller _ le verbe est explicite _ et, comme dans l’eau noire et tempétueuse, d’un torrent

sombrer… »

Cela donne un sens intéressant à l’acte de « B. » et à sa finalité par rapport à la tentative (ou solution) de survivre de « Judit » : comme si le suicide, en forme de sacrifice, de « B. », était encore une autre façon de « révoquer Auschwitz » et de laisser une chance à « Judit », face à l’irréfragable « monde d’assassins »…

L’esprit positif d’ « Ádám » saisit mal le paradoxe : « Tu m’as demandé _ résume et rappelle « Judit » _ pourquoi il punissait sa femme pour la simple raison qu’elle désirait un enfant.

_ Parce qu’elle n’avait pas le droit d’en vouloir.

_ Pourquoi ?

_ A cause d’Auschwitz. » Voilà, c’est dit. Le ping-pong demeure cependant elliptique.

« Judit » n’aide décidément pas « Ádám », ce soir-là, à entrer si peu que ce soit dans l’univers (« Auschwitz » et ses séquelles) qu’elle avait cherché à fuir en l’épousant, lui, « Ádám », après s’être petit à petit (difficilement) laissée séduire, après leur rencontre en voyage organisé à Florence, lentement, peu à peu, à leur retour. Mais c’est difficile à expliquer, à raconter : « Mais par où commencer » ?.. La désormais classique question kertészienne se posait aussi à « Judit » face au questionnement d’ « Ádám ». Le contexte de la crise, de la fureur qui met hors de soi, ne favorisait guère l’explication à chaud, « ce soir-là »… Il y fallait un certain temps (de refroidissement) de recul.

Et, de fait, cette lettre, « Judit » _ sinon la « Judit » effective, du moins le personnage censé l’évoquer sur la scène et dans le roman sous la plume de « B. » _ l’a écrite un certain temps après la scène de ménage (sur la terrasse, puis dans le séjour _ près de la cheminée _ de la villa de Buda, « ce soir-là », décisif, du printemps 1991) consécutive au dépôt par « Keserü » du dossier dactylographié de « B. » sur le bureau d’architecte d’ « Ádám » ; « Judit » a en effet cette expression, dans sa lettre (page 115) : « Tu te souviens peut-être _ de l’eau a donc coulé sous les ponts de Budapest _ de ce que je t’ai dit le soir où tu m’as demandé comment j’avais eu la force de brûler le manuscrit »… La lettre est donc relativement postérieure aux séquelles les plus directes _ la séparation de « Judit » et d’ « Ádám » _ de la révélation de « Keserü » à « Ádam »… « Ce soir-là » n’est alors plus tout à fait récent : la lettre éprouve le besoin de rafraîchir la mémoire.

« Ce soir-là », donc _ j’y reviens _ le ping-pong à propos de la vie passée de « Judit » continue… « Ádám » ne jette pas l’éponge. La boite ouverte de Pandore _ ou la bombe à retardement posthume _ une mine _ de « B. » (en dépit de l’opus brûlé) _ ne se referme plus ; n’en finit pas d’éclater.

« _ A cause d’Auschwitz » amène « Ádám » à demander « si cette histoire ne ressemblait pas un peu à celle de mon mariage avec Bé », rappelle alors « Judit » (page 105), qui répond « que non » : « Je n’avais jamais voulu me suicider » _ au sens littéral du terme, certes. La question travaille cependant « Ádám » : « Les écrivains, disais-tu _ lui rappelle-t-elle _ « se plongent parfois au plus profond du désespoir » pour pouvoir le surmonter et aller plus loin » _  dans ce qui nourrit leur écriture…

« _ Bé s’est suicidé, lui, t’ai-je rappelé.

_ C’est vrai, as-tu admis » _ le fait déborde donc de loin l’expérimentation littéraire. D’autant que :

« _ Par ailleurs, Bé ne s’est jamais considéré comme un écrivain, ai-je dit » _ ce qui forcément ne pouvait être reçu, ainsi, sans davantage d’explication, que comme un paradoxe par l’esprit positif d’ « Ádám »… Et de fait : « Je voyais que cela te surprenait :

_ Pourtant il écrivait…

_ Parce que c’était son seul moyen d’expression. » Cela pourrait rappeller le mot de Beckett en réponse à la question « Pourquoi écrivez-vous ? » : « Bon qu’à çà »., à l’importante nuance près du « moyen d’expression », et de son importance. Cf plutôt le refus de « Katzetnik 135633 » de qualifier sa signature d’auteur de simple « nom de plume », ainsi que le caractère sacré de son devoir de témoigner par l’écriture. 

Alors, « Judit » : «  Mais le véritable moyen d’expression de l’individu, disait-il, c’est sa vie. Vivre la honte de sa vie et se taire : voilà le plus grand exploit. Combien de fois l’a-t-il dit et répété, jusqu’à la folie. » Peut-être à cause du poids des scrupules envers les maladresses et impropriétés de l’écriture à se faire vraiment comprendre d’autrui. C’est pourtant aussi là le défi et l’honneur du « saint langage » qu’est la littérature « des hommes » à son meilleur.

« Ádám » revient à des considérations plus pragmatiques, que résume « Judit » par la question  _ et désormais (page 105) c’est elle qui fait (ou plutôt résume) les questions et les réponses de « ce soir-là », et cesse donc de rapporter si peu que ce soit le discours direct de son partenaire _ : « Comment le manuscrit s’était-il retrouvé _ au plus-que-parfait _ en ma possession ? Il me l’avait donné _ toujours des réponses sommaires. Où ? Chez lui. » C’est donc que toutes ces (cinq) années « Judit » n’a pas cessé de revoir son ancien mari, en cachette du nouveau _ en l’occurrence, le manuscrit lui a été confié la veille du suicide, mais elle ne le dit pas immédiatement. Cela trotte, bien sûr, à toute allure, dans la tête d’ « Ádám »… « Judit » commente : « Tu n’as pas perdu la tête _ « Ádám » est un esprit positif, un homme calme, solide. Tu as fait preuve d’une grande maîtrise de toi. » Elle résume la logique de l’ouragan dans le cerveau de son mari : « Il se confirmait donc _ en a aussitôt conclu « Ádám » _ que je le voyais régulièrement. » Elle dément _ et ment aussi, nous le savons, parant au plus pressé : « Il m’avait appelé _ il est vrai exceptionnellement chez lui _ juste cette fois-là _ sans plus de précision _ et j’y étais allée. » Habilement, elle élabore un contrefeu : «  J’ai vu pour la première fois _ ainsi qu’unique _ sa cellule de béton _ du huitième étage, où il avait déménagé, à la lisière de Jószefváros et de Ferencváros, après qu’elle l’ait quitté _, comme il disait en souriant » _ comme pour se justifier. Voici le contrefeu : «  Mais j’ai remarqué les fleurs de Sára dans un vase sur la table. J’ai posé les miennes à côté _ tels des insignes d’une « passation de pouvoir » affectif, afin d’étouffer au plus vite le feu grondant de la jalousie de son mari. J’étais contente des fleurs de Sára _ pas que des fleurs _, je lui ai dit : « Avec Sára, tu es dans de bonnes mains ». Il a souri. » Et on passe vite à l’objet de l’affaire : « Il a sorti le paquet _ le voici donc enfin, l’objet du désir forcené de « Keserü » _ qui était sous une pile de linge dans une armoire _ dans le réduit ? ailleurs ? Il a dit : « Tu le liras à l’occasion » » _ euphémisme poli, car « Judit » était bien l’unique destinatrice de cette longue longue lettre qu’était en réalité le pseudo « roman » _, mettant un point en quelque sorte final _ elle ne le savait pas encore _ à leur « histoire », selon, du moins, le point de vue de « Bé » ; autrement dit, ce qu’il avait encore à lui dire. La courte lettre formelle d’adieu, ne concernant directement, elle, que le suicide. Cette rencontre (et ce don) a eu lieu juste avant le suicide de « Bé », les heures qui l’ont précédé… Nous allons en avoir vite confirmation.

« Judit » raconte : « _ Qu’est-ce que c’est ? » « Bé », par une pirouette qui dit quand même aussi la vérité : « _ Comment tu dis d’habitude ? _ comme si rien depuis cinq ans n’était advenu ; mais c’était « Bé », pas « Judit » qui parlait ; en quelque sorte sur le terrain, qui était le sien en propre, d’une sorte d’éternité… _ Un pamphlet contre la vie. ». Les guillemets et italiques caractérisent la citation. « Judit » commente encore : «  Il souriait à nouveau. Personne au monde n’avait un sourire aussi triste. » Un sourire de bord du gouffre _ comme le confirment les derniers mots de « Kaddish » _ « Judit » doit y penser en écrivant cela.

Puis : « J’ai fait une allusion discrète à une cure de désintoxication _ le dossier de soixante-dix pages remis par « Keserü » ne devait (peut-être ?) rien cacher des ampoules de morphine du dispensaire où travaillait « Judit ». C’était surtout _ à destination d’ « Ádám » « ce soir-là » _ une façon de proposer une autre issue que le suicide. « Il n’a pas protesté. « On en reparlera » » _ même remarque sur l’axe des temps.

« Le lendemain matin _ voilà ! déjà : « Bé » ne s’était pas laissé la moindre alternative _, le facteur m’a remis la lettre d’adieu _ complémentaire du « manuscrit » et concernant, elle, nous venons de le voir, le suicide frais de la nuit même : « Sára » a-t-elle seulement eu le temps de découvrir le cadavre (à 9 heures) ? _ ce qui souligne l’implacable détermination. Tout avait été préparé, minutieusement, comme un crime parfait. » On ne saurait mieux dire. Ainsi, cette ultime rencontre, chez « Bé », a bien eu lieu la journée précédant le soir (ou la nuit) du suicide. Et c’est, bien sûr, sur cela que « Judit » focalise son récit de « l’histoire » du « manuscrit » et de « Bé » (page 106)…

« Judit » cependant, au paragraphe suivant : « Mais ça _ « ce soir-là » (du printemps 1991) _, je ne te l’ai pas dit. Non que tu n’aies pas _ au présent et pour l’éternité _ le droit de tout savoir à mon propos. Je voyais que, toi aussi, tu étais poursuivi par la fatalité, Ádám, tu voulais aller au bout de quelque chose, peut-être même _ comme dans un sport ? _ sans savoir au bout de quoi _ en effet. Alors que nous n’avions jamais parlé de B., ou du moins avec beaucoup de prudence quand cela nous arrivait _ trop de plaies demeuraient fraîches ; cela faisant aussi partie de leur contrat, tacite, à eux deux _ ; là, d’un coup _ « ce soir-là », après la visite et le dépôt du paquet de « Keserü » _, tu voulais tout savoir sur lui et sur ma vie avec lui. » Y a-t-il un sens à vouloir « tout savoir » ? « Tout » est totalitaire. Une « histoire », c’est forcément une sélection de phrases déterminées, se réduisant à comme un échantillon significatif, nécessairement sur un fond de non-dits _ un discours ne peut être infini : est-il né celui qui aurait la patience (illimitée) de l’écouter et de le recevoir ? Ce serait inhumain _ sinon, même et aussi, sur un fond d’indicible, tel un halo flottant, plus ou moins lumineux, en provenance du réel qu’il désigne, vers lequel, plus ou moins désespérément, il tend, comme s’y échine, avec quelques rares réussites, la littérature _ c’est le défi.

Kertész a traduit Wittgenstein.

« Tu disais vouloir essayer de t’imaginer l’homme que c’était. L’atmosphère qui l’entourait ; et comment j’avais pu vivre avec lui. » « Judit » : « Je t’ai prié _ le mot dit tout _ de ne pas le faire ». « Ádám » : « Pourquoi ? » « Judit » _ on voit que le ping pong se poursuit, pas plus amène, entre les époux, en cette scène : «  Parce que c’est humiliant, ai-je dit », rapporte-t-elle, avec le recul d’un certain temps, ne pas le perdre de vue, dans cette lettre, rétrospective. Lui : « Qu’y avait-il d’humiliant à cela ? » Elle : « Qu’un homme ait pu tomber si bas, ai-je dit. » « Qu’entendais-je par là ? » lui fait-elle dire. « Si bas que quoi ? » _ toujours ces répliques hachées, haletantes. Qu’il est loin l’éclairage sophistiqué (peut-être doux) du séjour. Elle : « Tout en bas, jusqu’au niveau d’Auschwitz ; jusqu’à perdre sa dignité, sa volonté, jusqu’à renoncer à ses objectifs et à se perdre. » Le texte d’Imre Kerész nous aide à ressentir aussi tout le chemin de « Judit » dans son rapport personnel, à elle-même aussi, bien sûr _ elle a affaire, elle aussi, à l’élaboration de sa propre « histoire », dans et à partir de son histoire familiale (cf « Kaddish ») face à la blessure toujours ouverte et purulente, à vif, d’Auschwitz, pour une personne de la génération d’après les survivants. Ce fut (ou c’est) aussi une génération difficile _ il en existe de beaux témoignages, tel, entre mille, celui de Jean-Claude Snyders sur son père Georges Snyders, dans « Voyage d’enfance » (paru aux PUF en 2003) _ les enfants prenant aussi leur part, considérable, au silence des survivants _  le silence est d’abord une relation. C’en est même devenu, le temps d’une nouvelle génération, quasi un lieu commun. Ne pas perdre de vue que si « B. » _ et d’abord l’écrivain _ fut pour « Judit » une façon d’affronter _ à l’adolescence _ le silence buté de sa famille sur Auschwitz, démenti par le vacarme assourdissant des sinistres visages (cf l’expression de « Kaddish » à propos de la tante : « Elle a une tête d’Auschwitz »), « Ádám » fut pour « Judit » le moyen d’essayer d’échapper à l’expérience jusqu’au-boutiste de « B. », de tenter de tourner cette page… Les onze pages qui nous restent à parcourir de sa lettre à « Ádám » sont précisément consacrées au rapport à « Auschwitz ».

Les deux dernières répliques rapportées de l’affrontement d’ « Ádám » et de «  Judit » « ce soir-là » _ « un paisible soir de printemps » (page 98) _ sont les suivantes (page 107) _  le reste (soit encore onze pages) étant la réponse détailléee, par cette lettre ultérieure, à la question à vif d’ « Auschwitz » _ : Lui : «  Tu es quand même restée avec lui » ; elle résume, avec le recul du présent et pour elle-même : « c’était vrai ». Lui encore : « Pourquoi ? Je voudrais connaître la raison ; pourquoi ?! » Fin du rappel de la conversation tendue de ce « paisible » « soir-là », après le passage de « Keserü » au cabinet d’architecte, ayant mis sa menace à exécution.

Lui-même, « Keserü », le vrai _ l’inspirateur des personnages portant ce nom de la « comédie » et du « roman » _ saura-t-il jamais le fin mot de « l’histoire » du manuscrit ? Qu’il a fini brûlé ? Sauf si cette lettre fait, elle aussi, partie du « dossier », du « testament littéraire » de « B. », des schémas préparatoires à la « comédie » de « LIQUIDATION », que parcourt et parcourt sempiternellement dans sa chambre « le héros de cette histoire », le personnage de « Keserü » de « Liquidation » ; et si ce personnage préfigure avec une étonnante « clairvoyance » le devenir du véritable « Keserü »…

Mais « B. » savait-il vraiment ce qui en réalité allait se passer ? Ce que feraient effectivement tous ces autres de ses proches après sa mort ? A commencer, outre « Sára », par « Judit » (qui brûlerait effectivement le manuscrit) et « Keserü » (qui provoquerait effectivement la rupture du nouveau couple de « Judit ») ? Nous entrons-là dans un questionnement vertigineux qui excède _ on ne peut plus volontairement de la part de « B. », du narrateur supérieur, ainsi que de l’auteur ; et sans rien de fantastique _ le cadre du livre, et concerne l’Histoire générale… Sa globale prévisibilité. Dans un monde devenu « un monde d’assassins » (selon les formules de « B. » puis de « Judit » aux pages 112 et 114).

Mais « Keserü » échappe-t-il à sa condition, à lui aussi, de personnage ? En a-t-il, ou pas, le ressort suffisant ? C’est sans doute le nœud du drame de ce personnage. La réponse qu’en donne « Liquidation » tranche en effet pour l’impuissance.

La question qui se pose, encore, et une fois de plus, à nous, est donc, dans le cadre du roman, nous y revenons, celle des limites du « testament littéraire » de « B. » : jusqu’où s’étend-il ? Où devons-nous l’interrompre dans le roman « Liquidation » ?

Pourquoi « Judit » est-elle « quand même restée avec » « B. » ? C’est la réponse à cette question et à cette « histoire » _ un morceau de sa préhistoire ( ?) (d’avant « Ádám ») _ que « Judit » va faire maintenant partager aussi à « Ádám », par la lettre, maintenant que du temps a passé _ difficile à mesurer. « Oui, moi aussi _ écrit « Judit » _, il fut un temps où cette question me taraudait : pourquoi ? » (page 107). Avec le recul, la réflexion, ainsi que le mode de la lettre _ bien différent de celui de l’échange verbal _, « Judit » peut proposer à son nouvel ancien mari ( ?) des commencements de réponse, d’ « explication » _ comme si elle le lui devait ; et elle en convient. Mais il lui a aussi, et d’abord, fallu du temps pour avancer en tant que personne dans ses propres questions et ses propres réponses. Comme il nous faut du temps, à nous aussi, les personnes des lecteurs, pour entrer dans le jeu fictionnel proposé, nous repérer peu à peu dans ce récit kaléïdoscopique, puis pour en méditer ce que nous pouvons en élaborer de solutions… Cela fait pas mal de conditions.

Même si le récit de 116 pages (de la page 11 à la page 127) est rapide, nerveux, et sans le moindre atermoiement.

Je reviens à « Judit » et son « explication ». Elle commence : « Je crois que j’étais sous le charme de cette vie exceptionnelle. Le mot est étrange, mais il n’y en a pas d’autre : j’étais sous son charme. Sous son influence » _ « charme » : un chant qui enchante et entraîne, tel  le chant (« carmen ») des sirènes _ raison pour laquelle Ulysse avait exigé qu’on l’attache archi-solidement au mât du bateau, et que tous les autres sans exception aient les oreilles absolument bouchées par une épaississime cire… Afin de jouir (en esprit) du chant sans succomber (physiquement) à son charme. Ulysse est si rusé. L’expression « vie exceptionnelle » est aussi intéressante. Le « charme », l’ « influence », dont parle rétrospectivement « Judit » est davantage celui _ structurel _ d’’une « vie exceptionnelle » que celui de l’individu « Bé » dans la singularité de sa personnalité…

« Charme », séduction par sa façon de conter son « inracontable » « histoire » _ « inracontable » parce qu ‘invivable. Ce « charme » que les autres, « Keserü » et « Sára » pour commencer (« comme un veuf et une veuve », page 63 , car le « charme » transcende le trépas _ comme si c’était cette fois Eurydice qui venait des Enfers rechercher son Orphée parmi les vivants _), ont chacun aussi fortement éprouvé. On peut aussi employer le terme de fantôme. « Keserü » utilisait des termes proches pour parler de ceux du cercle des intimes de « B. », nous les avons déjà pointés : « concernés », englobés », « mais aussi plus ou moins détruits » par « l’histoire de B. » (page 33) _ la formule est on ne peut plus parlante. Une affaire sans nul doute de magnétisme, en liaison avec, oui, la formidable capacité (mobilisatrice) de discours  de « B. ». Mais pas cruelle, pas sadique : juste réaliste, lucide.

Sauf que « j’ai fini par comprendre _ il m’a fallu du temps _ vers quoi tendait _ toujours la dynamique _ notre vie », poursuit « Judit ». L’intelligence, à commencer par le déploiement de la conscience, réclame du temps et de la patience. Pour caractériser ce processus magnétique, « Judit » cite (page 107) une expression qui l’a particulièrement marquée, et toujours fraîche en sa mémoire, empruntée à un livre dont elle ne donne pas le titre, ni l’auteur, un « livre français que Bé »  lui « avait mis entre les mains » _ celui de Jean Améry ? auteur qu’Imre Kertész lui-même compte parmi les auteurs français _, voici la phrase  : «  Nous commencions à épuiser toutes les possibilités de résistance à l’anéantissement ». Le processus, tel un mortel tropisme, « avait quelque chose d’inéluctable », précise-t-elle. « Bé » « avait un don particulier pour évoquer les expériences douloureuses. » Aussi « les mots horribles de (son) enfance » lui sont-ils en quelque sorte « revenus d’un coup : le secret juif » _ dit, ou plutôt écrit-elle alors.

 Comme une abréaction nécessaire et puissamment désirée _ « B. » fit dans « Kaddish » le récit de leur première rencontre, la fameuse nuit, à plus d’un si cruciale, de l’étrange fête de Saint-Sylvestre, avec le non moins stupéfiant « poker concentrationnaire ». Portée par une force titanesque _ à franchir les mers de tapis turquoise, « Judit », en quelque sorte pré-séduite par le verbe (écrit) du « scribe », désirait très fort parler avec l’auteur du « Rire » _ le récit qui l’avait si impressionnée à la lecture _, autour de la judéité. « C’était une sorte d’appel pour mes autres mots phobiques _ continue-t-elle, nous l’avons déjà souligné _ : Auschwitz. Tué. Mort. Disparu. Survécu. Il m’a tout rappelé _ comme en une analyse _, toute mon enfance oppressante à l’ombre de ces mots » _ et des halos sourds de silence qui, en même temps aussi, les étouffaient (page 107). »

Il lui a donc fallu ensuite se libérer en quelque sorte de cette première libération _ qui consistait à « aller au bout de l’énigme » de sa vie ; et dont « le seul moyen de le faire » _ le passage en quelque sorte obligé _ « était de vivre Auschwitz », « ici, à Budapest », «  un Auschwitz librement choisi, adouci, mais où l’on pouvait aussi réellement mourir que dans le vrai. » Elle commente : «  Ce n’est qu’avec Bé que j’ai pu vivre Auschwitz à Budapest. » Avec cette nuance : « Il est vrai que j’étais incapable d’aller aussi loin que lui. Moi, je souffrais, lui, il restait froid » _ un certain seuil franchi, sans retour ? « Parfois sa détermination me rendait folle. Il était radical dans l’autodestruction, impitoyable, voire cruel » _ au delà des compromis possibles, entré dans un absolu. L’absolu dont témoignent _ dans leurs livres d’existence de défi à l’impossible _ certains des survivants, tel, précisément, Jean Améry. Soit, jouxtant l’ « inracontable », en effet l’invivable.

« Plus tard _ après leur séparation ? _, j’ai compris qu’il avait mis tout son talent au service d’Auschwitz, qu’il était l’artiste patenté et exclusif d’Auschwitz (page 108) ». La confession (à « Ádám », en cette lettre rétrospective) est puissante, et on comprend qu’elle ne puisse passer qu’au refroidisseur de l’écriture _ telle une lettre ; et aussi qu’elle ait demandé du temps. Comme si l’existence de «  » « ne pouvait se justifier que s’il « résolvait _ pas moins _ l’énigme nommée Auschwitz » » (page 109). Peu à peu le lecteur _ « Ádám », le destinataire, puis nous-mêmes, après les spectateurs potentiels de la pièce « LIQUIDATION »,  si jamais elle était représentée _ entre dans les raisons en effet complexes à raconter, et à recevoir, et de « Judit » et de «  » : face au défi, majeur dans tout ceci, de l’ « inracontable » _ le mot a été prononcé par « Keserü » (page 32, en ouverture de son propre passage à l’écriture) : « je compris que (…) chacune de nos histoires était inracontable, et que seul B., fidèle à  lui-même, en avait tiré des conséquences radicales ». Au-delà de l’ « inracontable », continue de brûler en effet l’invivable.

On comprend au fil du récit, en cette lettre rétrospective, le risque, pour « Judit », d’en être, si proche, grièvement brûlée…

« Bé » a donc « consacré sa vie » à « résoudre » cette « énigme » (« nommée Auschwitz »), par « un moyen » que « Judit » qualifie de « dangereux » : « il voulait _  comment dire… _ attraper Auschwitz en flagrant délit dans son quotidien, tel qu’il l’avait vécu _ la formule est terrible ; en même temps que révélatrice du caractère métaphorique de la naissance de « B. » à Auschwitz en décembre (ou plutôt juillet, mais « l’histoire », le récit de la grossesse, imposait au récit _ de « B. » à « Keserü » _ des délais de vraisemblance) 1944… Il voulait consigner _ il aimait ce mot : consigner (précise-t-elle : authentifier, et garder, et transmettre, par l’écriture !) _ les forces destructrices, l’obsession de survivre, les mécanismes d’adaptation, comme ces anciens médecins qui s’inoculaient du poison pour en mesurer sur eux-mêmes les effets. » L’analyse se fait extrêmement fine.

Résultat : « Un jour, je me suis rendu compte que j’avais baissé les bras. Non je m’exprime mal _ « Judit » corrige _ : un jour, je me suis rendu compte que j’étais contente. » Elle s’explique davantage sur le paradoxe qui surgit : « Je me suis rendu compte que j’avais franchi une limite. J’étais blasée. » Avec l’effet suivant : « J’avais de la peine pour ma jeune vie » _ ou une crise, au sein de sa relation à « B. ». Sa plume tatonne : « J’étais incapable de faire quoique ce fût pour elle _ sa « jeune vie » . Je n’avais aucun désir, aucun but, je ne voulais pas mourir, mais je n’aimais pas vivre non plus. » Avec ce commentaire, qui en rajoute dans l’inquiétant du paradoxe : « Etrangement, cet état particulier n’était pas vraiment désagréable. » Pas plus que son symptôme n’est désagréable au malade névrosé. La formation de compromis comporte, enseigne Freud, un bénéfice, joliment qualifié de « bénéfice  de la maladie ».

« Pourtant mon instinct de vie s’est réveillé » _ le récit poursuit dans le vocabulaire freudien. Ou comment « Judit » casse le sortilège.

« Nous menions une vie impossible » _ certes. Les autres, « la plupart de mes consoeurs et confrères avaient courbé l’échine » _ face aux terribles lourdeurs, et si durablement enkystées (plus de « quarante années »), et usantes, du régime totalitaire… Ce qui se caractérise ainsi : «  Ils avaient tous une vieille guimbarde, une cabane à la campagne _ c’est à « Ádám », l’architecte qui a bien réussi, qu’ elle fait ce portrait des gens de son entourage sous l’ancien régime (avant son propre voyage à Florence à l’automne 1985) ; et de ce qu’on pourrait qualifier, en effet, toujours avec Freud, de « formations de compromis » _, quelques enfants, un mariage plus ou moins réussi. Tous les trois ans _ ô les délices de l’arbitraire, les caprices de la bureaucratie _, ils achetaient ce fameux truc touristique _ un visa pour un petit tour de quelques jours ailleurs, avec retour à la case départ, entr’ouvrant brièvement, pour un exceptionnel bol d’air, le rideau de fer _ et, avec quelques dollars en poche, ils partaient en voyage en Occident. » Voilà la voie, imprévue et étroite, qui, sans l’avoir le moins du monde recherché, sera par hasard, mais oui _ « un soir » (page 110) _ pour « Judit » le chemin de sa sortie… Sinon de la Hongrie totalitaire, du moins de l’ « Auschwitz » qu’ au quotidien elle partageait avec « B. ».

Un pur concours de circonstances, comme on voit, une constellation d’éléments indépendants les uns des autres _ selon l’analyse du concept de « hasard » par Cournot : ici, en plus du contexte des visas touristiques dont profitaient tous les trois ans, entre autres, ses collègues, la juxtaposition de livres « sur le bureau de Bé », réunis par lui « pour une traduction » _ dont l’énigme demeure à percer _, parmi lesquels, outre quatre ouvrages ayant un rapport direct avec « Auschwitz », « un album de toutes les couleurs » de « tableaux importants de la galerie des Offices », à Florence…

« Je ne sais pas ce qui m’est arrivé le lendemain. Je me rappelle qu’il faisait très beau, le soleil se reflétait dans les fenêtres, dans toutes les surfaces de verre et de métal _ un facteur non négligeable. Les terrasses ensoleillées des cafés étaient bondées. J’avais l’impression que le monde entier riait autour de moi. » Soit une invite à une (menue) entorse à l’austère dissidence de « Bé » _ l’épisode « Keserü » (l’été 85, achevé quelques semaines plus tôt par la fuite de Budapest du « rédacteur littéraire »), pour ce qui la concerne demeuré sans lendemain, est complètement oublié. Nul et non avenu.

Après un rapide passage à la banque, « je suis allée dans une agence de voyages » et « j’ai réservé deux places dans un voyage organisé à Florence. » Ou une joyeuse surprise à faire à « B. »…

« Ce jour-là, Bé a été plus impitoyable que jamais _ patatras ! Il a dit ne pas comprendre _ au double sens de dégager le sens et d’approuver _ ma décision. Ne sentais-je pas _ aïe ! _ l’absurdité de cette décision, de cet acte, de cet attentat  _ au bon sens, à la raison ? Il ne comprenait pas comment j’avais pu m’imaginer _ certes : la fantaisie s’égare _ qu’il bondirait de son siège derrière son bureau _ d’écriture et de lecture _ pour aller en excursion _ c’est le nom de ces brèves escapades avec retour _ à Florence avec une bande d’idiots » _ de touristes… Etc… Je l’ai déjà évoqué.

Au bout de quelques jours, au cours desquels « nous avons échangé à  peine quelques paroles ; les mots les plus objectifs, les plus nécessaires » _ aux rituels du quotidien _, à l’échéance fixée, « j’ai fait mes valises et je suis partie. » Commentant : « Moi-même je ne sais pas pourquoi. Je n’avais aucune envie _ vraiment personnelle, pour sûr, elle s’était imaginée complaire à la curiosité de « B. » pour une ville d’Art _ de faire ce voyage » _ c’était seulement pour offrir un petit  plaisir, avait-elle pensé, à « Bé », au vu le l’album de photos… « C’était _ ensuite, elle n’est pas « Judit » pour rien ! _ de l’entêtement, rien d’autre. » « Judit » suit à l’occasion ses impulsions. Mais tout va basculer.

« C’est durant ce voyage que j’ai fait ta connaissance, Ádám », lui rappelle, en cette lettre _ pas d’adieu, c’est fait depuis longtemps, mais d’explication enfin un peu  rassérénée _ « Judit », à moins que le personnage à naître de ces notes préparatoires ne le signale, sur scène, aux spectateurs assistant à la représentation de la « comédie ». Le statut de ce texte que nous lisons dans le roman _ ce jour « disons au début du printemps 1999 », par dessus l’épaule de « Keserü » _ pèse, ne jamais le perdre de vue, en permanence… Il pèse donc, aussi, sur cette lettre personnelle de « Judit » à « Ádám », si elle en fait bien partie, ce qui semble le plus probable. Même si dans les vingt pages que dure la lettre, répétons-le, « Keserü » lui-même, une fois réglé son statut (de catalyseur quasi contingent de rupture), s’est effacé, n’apparaît et ne réapparaît plus _ il a rempli une fois pour toutes sa mission destructrice _ ; la lettre faisant seulement suite, avec un certain retard _ de jours ? de mois ? d’années ? _ difficile pour nous à évaluer, à la scène conjugale, « ce soir-là » _ au printemps 1991, à la villa de Buda _, une fois qu’ « Ádám », l’après-midi à son cabinet, a pris connaissance in extenso du « dossier » de « soixante-dix ou quatre-vingt pages dactylographiées » « posé » sur son  bureau par le « type » venu le voir, et vite « reparti » (page 98). Car, incontestablement, les révélations de cette lettre, en quelque sorte terminale_ à bien des égards, nous le voyons _, constituent un des temps forts, pour ne pas dire peut-être le sommet, de toute l’intrigue de « Liquidation » _ et déjà de la « comédie » « LIQUIDATION » _ : comme si la bombe à retardement posthume de l’écrivain « B. » _ au-delà de la pression-vengeance ( ?) de « Keserü » à l’encontre de « Judit » _ avait visé en priorité, parmi d’autres « liquidations », cette « liquidation »-ci, celle de la tentative d’un autre couple, pour « Judit » (avec « Ádám »), après sa séparation d’avec « B. »… Soit après ses « Auschwitz » à elle, un essai d’une vie qui ne soit pas une survie

On comprend aussi la préoccupation dans la scène finale de la « comédie » énoncée à propos des enfants nés (de ce couple qui va se séparer), et qui n’auraient jamais dû naître ?… J’anticipe trop.

« Judit » avait pourtant tout fait, à Florence, pour repousser les légères marques d’attention, d’intérêt, de ce compagnon (de hasard) de voyage _ au point de l’avoir, dira-t-il, écrit-elle, « vraiment mis au désespoir » (page 112) : « Je voyais que tu t’intéressais à moi. Une fois, sous un prétexte quelconque _ voilà l’indice _, tu m’as adressé la parole dans le hall de l’hôtel. Une autre fois, tu as fait preuve de galanterie devant les marches raides de l’autobus. Tu m’as fait une remarque spirituelle à  propos d’un tableau. » Ainsi : « Je me suis promis que si tu m’adressais la parole encore une fois je te dirais sans ambages : cher champion de tennis (cela se voyait que tu aimais jouer au tennis) _ et dragueur _, ne, ne vous fatiguez pas, je ne couche pas. » Elle ajoute _  aujourd’hui, mais s’était-elle alors promis de lui dire aussi cela ? doit-on la moindre explication à un inconnu qui vous importune ?_ : « Non parce que vous ne me plaisez pas _ c’est une litote _, mais je suis malheureusement _ voilà l’obstacle _ dépourvue de libido. Je suis frigide, comme on dit. » La nuance change cependant quelque chose…

Nonobstant, notons-le encore, l’épisode sexuel « Keserü », tenu ainsi, cela se confirme, pour nul et non avenu

« Judit » poursuit, avec ellipse _ mais nul besoin entre elle et son mari d’entrer dans le détail des circonstances ; quant aux spectateurs au théâtre, chacun comblera à sa guise les blancs du résumé _, la rétrospective de leur « histoire ». L’épisode suivant, de retour à Budapest, est celui de la « lettre » _ une « lettre d’amour » _ d’ « Ádám » : «  Ta lettre m’a quand même _ enfin son premier vrai point de marqué, confirme-t-elle malgré l’euphémisme _ émue. Je n’avais pas reçue de lettre d’amour depuis que j’étais adolescente _ facteur a contrario peu probant, structurel _ et encore, j’en avais reçue une seule, en tout et pour tout. » Amusée, elle anticipe ce qu’il adviendra de cette archive : « Tu l’avais très prudemment _ plus tard, une fois mariés, ironise-t-elle _ envoyée au cabinet » _ les tempi se mélangeant, dans ce brave résumé. « J’ai été touchée par l’empathie des premières phrases : tu écrivais n’avoir jamais vu de visage de femme aussi malheureux que le mien. » Et, changeant de registre : « au point _  et là (c’est bien le moins) tu me demandais d’excuser ta franchise _ que c’en devenait érotique. » Le défi _ qui la touche _ devenant : « Tu écrivais que tu pensais sans cesse à mon visage, « à ce visage sans éclat, excitant » _ en forme d’oxymore. Que tu avais l’espoir de lui donner une expression _ voilà en effet un excellent motif… L’illumination d’un intérêt soudain. Le premier sourire. « Et j’essaie d’imaginer comment peut-être ce visage à  l’instant du plaisir… » _ tu vois je me souviens de chaque mot. » En effet. Cette première lettre (opus 0), confie-t-elle alors à « Ádám », «  je l’ai rangée _ telle une relique sacrée _ dans mon tiroir, au milieu d’un fatras d’ordonnances, de cartes de visite et de papiers divers » (page 113) _ le monde s’est laïcisé.  Autrement dit, « Ádám » esquissait alors pour « Judit » une terra incognita (à connotation de jeu érotique), à mille lieues de « la planète Auschwitz » _ et de la frigidité _ qui était jusqu’ici la sienne _ l’épisode à orgasmes « arrachés » de sa brève liaison sexuelle avec « Keserü » étant bien impuissant, c’est implicite, à résoudre le problème existentiel de « Judit » _, à mille lieues de « la planète Auschwitz », donc, telle une « prison » (cf l’expression de « B. » : « notre monde, cette prison douillette », dans sa lettre d’adieu à « Sára », page 76), « B. » menant l’exploration de cette « planète Auschwitz » _ l’expression de « Katzetnik 135633 », nous l’avons vu _ « dans son quotidien » (page 109) _ leur quotidien _, « à Budapest » (page 108), jusqu’au vertige… Le fossé est donc grand.

« Judit » continue pour « Ádám » la rétrospective de leur « histoire » : « Je ne te prenais pas _ pas encore _ au sérieux _ même si la ligne de défense se met un brin à bouger _ ; comment aurais-je pu le faire ? _ les obstacles viennent toujours de son côté à elle. En effet, quelle alternative m’offrais-tu ? » « Judit » raisonne _ déjà ? _ en terme de « services » et de calcul d’intérêts _ nous ne sommes pourtant qu’en 1985, en régime communiste ; mais le pragmatisme, férocement, y régnait. « Je n’avais plus besoin _ toujours ce même vocabulaire : le pragmatisme avait en effet énormément cours sous ce régime : après tout, survivre, se débrouiller, y était, de même que « ménager » à Auschwitz, et ailleurs,  de première urgence, au point de mobiliser à soi seul l’entière énergie des individus _ je n’avais plus besoin d’un amant _ une allusion à l’épisode « Keserü », qui avait rempli sa simplissime fonction : la solution existentielle n’était pas orgasmique…

Episode récent et donc déjà terminé (avec l’été) à ce moment de 1985 : « Keserü » avait soudain pris la fuite (nous l’avons vu page 95), «  parti enseigner dans une université de province » sans laisser l’adresse où le joindre ; au point de s’éloigner _ assurément le plus grave pour lui _ de « B. » : « A vrai dire, au cours des dernières années, j’ai rarement osé me présenter chez lui » _ « Keserü » a-t-il laissé échapper page 65, indiquant à peine : «  Il y avait à cela une raison sur laquelle je reviendrai en temps voulu, certes à contrecoeur » : les suites de sa brève liaison torride avec « Judit ». Dont il s’avère en fait la principale victime. La sexualité de « Keserü » n’étant jamais d’ailleurs brillante (cf page 92 : «  _ les femmes ? _ Une prostituée de temps en temps. Parfois une pute littéraire. Parfois les deux en une seule personne » : une misère).

Et surtout épisode que « Judit » vient d’avouer à « Ádám » (pages 99 à 101) : « Oui, j’étais sa maîtresse » ; « je me suis abandonnée à des orgasmes qui m’arrachaient des cris, ce qui ne m’était jamais arrivé », à la fois pour situer le personnage de ce « type » brutalement intervenu auprès d’ « Ádám » et plus encore afin d’éclairer sa relation (fondamentale, elle), passablement complexe, torturée, anomique, de couple, avec son mari, « B. » _ je n’avais plus besoin d’un amant _ donc _, et encore moins d’un ami. » « Judit » est une héroïne à forte personnalité. Elle sait tourner les pages.

Quant à « son couple », précisément : « Après mon retour de Florence, Bé ne m’a presque plus adressé la parole » _  accompagné de ce commentaire : « En soi, ce fait ne m’a nullement incitée à changer de vie », car « somme toute, je ne l’avais pas épousé pour être heureuse » _ mais pour approndir la compréhension de, et peut-être résoudre, son problème à elle d’Auschwitz : à témoin, cette remarque de « B. » dans « Kaddish » (page 135) : « A travers moi, dit ma femme _ rapportait « B. » _, elle avait compris et vécu tout ce qu’elle n’avait pas compris et n’avait pas voulu comprendre _ c’est-à-dire tout ce qu’elle avait refoulé _ dans ce qu’avaient vécu ses parents » _ soit « Auschwitz »…

« Judit » poursuit » (page 113) : «  Je trouvais ma vie, ma détresse auprès de Bé _ ce sont de parfaits synonymes _ si naturelle que j’en tirais presque orgueil », dans une superbe anomie face aux autres. « Il était si naturel que ce mariage me broie et m’anéantisse _ quel poids ont ces formules _ que la possibilité de faire un autre choix ne me venait même pas à l’esprit. Qu’avais-je à faire d’une existence sans problème, d’une vie rangée, sportive _ de joueuse de tennis _, avec des réussites simples et l’amour du métier ? » _ soit le modèle d’existence d’un architecte bien dans sa peau, solide, pratiquant pour son loisir ainsi qu’entretenir sa forme le tennis… « J’avoue que je te méprisais profondément » _ à esquisser la silhouette d’ « Ádám »  du point de vue de la rive (ou « la planète Auschwitz ») de « Bé »…

« Je ne sais à quel  moment je me suis rendu compte que quelque chose avait changé en moi » _ insensiblement. « Vraisemblablement en raison de ta persévérance », qui finit par « toucher », passant à l’énergie la barrière des résistances accumulées… « Tu réapparaissais régulièrement ; tu me téléphonais ; tu m’attendais dans la rue devant le cabinet.  Je tâchais en vain de t’éviter, de me défiler _ la tactique échafaudée tant bien que mal jusqu’ici _  : tu étais toujours là, toujours avec ce même visage qui inspirait confiance _ et amène à soi _, toujours avec ce même petit sourire d’excuse » _ pour prendre le contrepied de ce qui paraîtrait importun, ou goujat, en ce manège (ou un commencement de cour)…

Si bien qu’ « un soir, j’ai fini _ premier consentement, premier pas qui engage _ par prendre un verre avec toi dans un café. » Puis, étape classique du cursus de l’énamoration, « un beau matin, je me suis surprise _ première prise de conscience _ à regarder des cravates dans une vitrine. (page 114) ». Enfin, « brusquement, mes mots _ brisant la gangue épaisse du vieux silence, et surtout sans retour en arrière possible _ ont jailli sans que je m’y sois préparée. » Face à « Bé ».

« Judit » déroule pour « Ádám » le processus (vers un bonheur _ « idée neuve encore en Europe ») qui s’est emparé d’elle, auquel elle a surtout assisté, suite à ses préventions et peurs, comme malgré elle, et avec, à chaque marche de l’escalier, comme un temps de retard… Un tropisme luttant contre un autre tropisme, séduisant.

« J’étais rentrée tard de chez toi _ nouvelle étape. « Judit » passe : « Ádám » n’a pas besoin de précision. Bé était encore _ ou toujours _ à son bureau, en train de lire ou d’écrire, d’écrire ou de lire, de lire et d’écrire _ ça revient au même. Je lui ai demandé _ en un défi quasi officiel maintenant _ si ça l’intéressait de savoir où je traînais dernièrement tous les soirs. Pas de réponse. » « Bé » devait beaucoup  ignorer, depuis longtemps, sinon depuis toujours, d’une « Judit » coquette _ ce qu’elle devenait sous l’impact des attentions patientes d’ « Ádám »… Ainsi la collision ne pouvait-elle manquer de survenir.

« Et alors _ c’est à ce moment précis que les « mots ont jailli » _, je l’ai remercié _ au plein sens du terme, et dans toutes ses acceptions _ à ma manière. » En gros, « je l’ai remercié de m’avoir fait comprendre ce que je n’avais pas compris _ c’est le verbe que « B. » avait repris page 135 de « Kaddish », nous venons de le voir, et qu’elle-même, « Judit », avait opposé à plusieurs reprises à « Ádám » lors de leur soirée de crise, au printemps 1991 _ , que je n’avais pas osé _ « B. » avait dit « voulu » _ comprendre à travers mes parents, ma famille et mon monstrueux héritage _ ou « Auschwitz ». En direct du passé, cela donne (page 114) : « A présent, je comprends tout _ la leçon donc s’achève _ et la réponse _ une autre que la tienne _ est toute prête en moi. Tu as sûrement raison, Bé, le monde est un monde d’assassins, lui ai-je dit _ écrit-elle _, mais je ne veux pas _ voilà la posture _ le considérer comme un monde d’assassins, je veux _ elle s’y ancre solidement _ le considérer comme un endroit où l’on peut _ vraiment _ vivre. » Au lieu d’y « creuser sa tombe à la pelle ».

« Il l’a admis. Il m’a laissé partir » (page 115). Telle une simple divergence d’opinion, mais de fond. Ouvrant la porte à une nouvelle, et autre, chance d’« existence » pour « Judit », représentée par le « visage qui inspirait confiance » d’ « Ádám ».

« Et pourtant _ voilà le hic _, il semble qu’il est resté quelque chose _ malsainement _ en suspens entre nous _ « Bé » et « Judit » _, une question vraiment essentielle. Je ne saurai définir précisément ce point obscur _ encore aujourdhui, au présent de la lettre rétrospective de « Judit » à « Ádám ».

Cette lettre fait-elle, comme c’est le plus probable, partie du « testament littéraire » de « B. » ? « B. » étant aussi le narrateur supérieur de « Liquidation »…

« Mais _ poursuit-elle encore le récit de son union avec « Bé » _ nous n’avions pas la conscience tranquille, ni l’un ni l’autre _ « Bé » et elle. Comme si nous avions senti que nous avions encore _ au-delà de la séparation de corps _ une dette l’un envers l’autre » _ qui seront réglées, l’une par le contrat (tacite) de la morphine, et l‘autre par la destruction (formellement co-décidée) par le feu du dernier manuscrit…  Et jouissant comme d’une clause d’extra-territorialité sur le territoire même du nouveau mariage de « Judit » et d’ « Ádám » …

Retour, précisément, à « Ádám » et au second mariage _ avec aussi des formes de « remerciement » : « A tes côtés, j’ai retrouvé _ écrit-elle maintenant, l’avait-elle donc déjà auparavant connue ? _ la  sérénité. J’ai appris à oublier _ au lieu de refouler. Et j’ai appris à vivre _ quand avec « B. » elle n’apprenait qu’à « creuser » sa tombe avec « la pelle », pour reprendre l’expression-refrain de « Kaddish » _, non seulement avec toi, mais avec moi-même. »

Au point de « trouver la force de brûler le manuscrit » dans la personnalité d‘ « Ádám » lui-même : « C’est toi qui m’as donné cette force. Toi et les enfants » _ comme la preuve éminemment tangible d’une alternative de vie _, lui rappelle-t-elle lui avoir dit ce fameux soir de leur explication… Ainsi que l’espoir en marche d’un avenir émancipé des angoisses du passé. Emancipé d’Auschwitz.

Avant la conclusion _ qui sera suivie, encore, in extremis, d’un post-scriptum _ de cette lettre rétrospective : « Oui, c’était ainsi _ à l’imparfait, le temps du passé révolu : « Judit » réfléchit au présent de cette lettre sur ses souvenirs de leur passé. Dommage que tu aies rompu notre contrat _ de silence, de confiance, de paix _, Ádám. Dommage que tu aies brisé notre bonheur » _ par cette malheureuse incursion de la curiosité du mari dans les territoires secrets de l’épouse _ soit l’envers de la situation de Barbe-bleue (dans l’œuvre de Bela Bartok sur un livret de Bela Balasz, en 1911, « Le château de Barbe-bleue », l’épouse trop curieuse, demeurée sans nom dans le conte de Perrault, a reçu dans sa version hongroise celui de Judit

Souvenons-nous de l’ouverture, également à l’imparfait, de cette lettre rétrospective (page 98) : «  J’aimais vivre avec toi, Ádám, parce que tu n’as jamais _ ou plutôt « tant que tu n’avais pas encore » ? _ voulu détruire l’once de mystère dont tout amour a manifestement besoin. » Suivi de, après le dépôt par « Keserü » du « dossier » testamentaire de « B. » et « ce soir-là » qui le suivit  : « Depuis, tu n’étais plus le même homme ; et moi non plus, je n’étais plus la même pour toi » (page 98, encore) ; et encore : « A cet instant _ lors de la pénible ou insupportable séance d’explication, le soir de l’après-midi, « tout l’après-midi », passé par « Ádám » à la lecture de « tout » le dossier (page 98) _, je savais déjà que c’était fini. Tout ce qu’au cours des années j’avais construit, préservé et soigné était fini » (page 99). La tentative d’une autre existence de « Judit » avait capoté.

Rétrospectivement, cette lettre _ de quelle année la dater (entre le printemps 1991 _ la nuit de crise à la villa de Buda _ et «  disons » 1999) ? _ en fait le constat amer : nevermore… Nous ne saurons pas _ si tant est que cette lettre ne fasse pas partie du « dossier » testamentaire de « B. » _ ce qu’est en réalité devenue « Judit » après sa séparation d’avec « Ádám » ce printemps 1991, encore moins postérieurement à cette lettre _ alors que « Keserü » nous donne à connaître, à travers ce qu’en rapporte le narrateur supérieur (page 18), ce que sont devenus vers « disons » 1999 « Sára » et « Kürti » : ils ont seulement suivi leur pente. Sur le présent de 1999, « Keserü » évoquera, cette fois comme narrateur intermédiaire, surtout _ au-delà de son « ex-femme (…) qui avait toujours raison » (page 127) _ ce qu’est devenu son propre fils, « un informaticien (…) peut-être à l’aube d’une brillante carrière » (page 52). C’est sur le clignotement ininterrompu de l’ordinateur, non désactivé, et de ses ordres comminatoires, dans la chambre de « Keserü » que s’achèvera aussi, par le fait (et le plein droit) du narrateur supérieur, « Liquidation »…

Le final de la lettre _ avant un ultime post-scriptum _ est le récit également amer _ « Il faut que je te dise encore une chose que je préférerais taire » (page 115) _ de la cruellement décevante visite de « Judit » à Auschwitz, à l’occasion d’un congrés de dermatologie à Cracovie _ quand sinon l’hiver 90-91 ? _, pour constater que, comme Rome n’est pas dans Rome _ ou plutôt, ici, Florence dans Florence (comme le disait non sans emportement, mais pas sans raison), « Bé » page 111, pas même « pour les Florentins » _, pour constater donc qu’Auschwitz n’est pas, n’est surtout pas dans Auschwitz… Auschwitz muséifié, et grouillant « de pickpockets qui profitaient de l’émotion des visiteurs _ comment y parvenaient-ils donc, les autres, à cette « émotion » ? quelle était donc sa qualité ? autre que convenue ? _ et de l’inattention qui s’ensuivait. J’ai raconté plus haut cet épisode, de « Judit » en « chercheuse de traces ». « C’était une erreur de venir ici » _ conclut-elle le récit, et même _, tout était une erreur » (page 117) : ce qui s’étend assurément loin. « La nuit _ suivante, à Cracovie _, je n’ai pas pu dormir, j’avais des crises de larmes. » Pour finir cette lettre _ à propos d’Auschwitz.

La page qui suit, dans « Liquidation » (pages 117-118), après un appréciable et copieux saut de plusieurs lignes, a encore pour auteur « Judit » s’adressant encore à « Ádám », en une sorte de post-scriptum à sa lettre rétrospective : « Qui au bureau, qui à la maternelle, vous étiez tous partis _ de la maison, la villa de Buda. « J’ai prévenu le centre médical que j’étais malade. J’ai fait du feu dans la cheminée _ de la salle de séjour. J’ai cherché le manuscrit dans ma chambre. Je me suis assise sur le tapis devant la cheminée. D’abord le manuscrit _ « Judit », bien sûr, ne dit pas « le roman » _, page après page _ sans verbe _ ; et, pour finir _ aussi, mais s’en distingue-t-elle ? _, la lettre d’adieu ». L’action accomplie n’a pas besoin d’être prononcée.

C’est probablement le sommet de l’intrigue de « Liquidation ».

Il s’agit bien en effet d’un post-scriptum.

Quant au contenu de cette « lettre d’adieu » de « B. » cette fois à « Judit », le texte de « Liquidation » le fournit, semble-t-il in extenso au lecteur _ autant qu’on puisse le dire d’une œuvre de fiction, bien sûr : «  Sans aucune arrière-pensée, sans aucun pathos, sans la moindre intention de chantage au sentiment, je te demande, et même j’exige _ indique cet ultime document (d’outre-tombe) de « Bé » _ que tu détruises ce manuscrit _ soit la liasse que « Keserü » appelle, lui, « roman » _, comme une lettre personnelle de l’au-delà que personne n’a écrite _ c’est-à-dire « nul autre que moi », désormais disparu _ et qui ne s’adresse à personne » _ c’est-à-dire à « personne d’autre que toi » qui le brûle. Soit un document absolument privé. (…) « Jette-le au feu, qu’il brûle, car c’est par le feu qu’il arrivera là où il doit arriver… » : dans les nuées. Souvenons-nous, ici, du nom que s’est choisi Yohel Finer en renonçant à son patronyme trop germanique de « Finer », et à défaut de la sinature « Katzetnik 135633 », pour l’état civil du nouvel Israël : « De Nur » _ soit « Du feu »…

« Judit » commente encore (page 118) : «  Pas un instant, je ne me suis sentie seule. C’était comme si nous regardions le feu tous les deux » _ ou une laïque (ou athée) « communion des saints »… « Bé » indiquait encore :  « Mon imagination était insuffisante, mes moyens étaient insuffisants _ en va-t-il jamais autrement ? _ (…) ; au moins je sais que notre seul et unique moyen _ à nous, « humains » _ est en même temps notre seul et unique bien : c’est notre vie » _ l’écriture, l’œuvre ne signifient que comme des outils parmi d’autres, pas plus, de l’existence. Et l’acte de « Judit » scelle en beauté, et en silence, comme le peut un acte riche de sens, leur profonde et éternelle entente.

« Judit » encore, et soulignant la note sensible : « Je le comprenais, je comprenais chacun de ses mots. » « Bé », dans cette lettre : « C’est toi qui dois brûler le manuscrit dans lequel je mets entre tes mains notre histoire _ partagée _ pitoyable et éphémère : toi _ innocente et qui n’a pas connu Auschwitz _ mais qu’à travers moi  _ pas seulement, cependant _ Auschwitz a blessée le plus profondément. » D’où le choix, forcément, de « Judit » pour cette « mission » testamentaire. « Judit » : « Oui, je devais accepter ce qu’il avait prévu pour moi _ telle la conclusion du « pacte » qu’avait été (pour l’éternité, bien au delà de leur séparation ou de leur divorce, ainsi qu’ils le ressentaient tous les deux) leur accord _ ; cette vie consacrée à Auschwitz _ bien au-delà de 1944-45, en un territoire circonscrit de barbelés en Silésie _  ne pouvait pas disparaître sans laisser de traces » (sic _ est-ce à dire, ici, les fumées et les cendres de ces mots à l’encre sur le papier gagnant les hauteurs du ciel ?). « Les mots _ continue encore « Judit » _ apparaissaient à la lueur des flammes _ de la flambée de la cheminée de la salle de séjour de la villa de Buda _ : « … m’autorisant de ma vie et de mes souffrances, pour toi et rien que pour toi, je révoque Auschwitz… » Thaumaturgiquement, peut-être, mais validé aussi en quelque sorte, si tant est que cela se puisse, par l’acte décidé et accompli du suicide. Tel le sacrifice expiatoire christique. « Judit » enfin : «  Celui qui reste en vie est toujours coupable _ de davantage de passivité ? Moi je porterai la blessure. »

Que penser, en négatif, des « manuscrits » tout aussi consciemment laissés tels quels, eux, par « B. » dans sa cellule en béton _ « B. habitait un quartier assez délabré, dans un grand ensemble, c’est-à-dire dans un conglomérat de béton quelque part à la limite de Józsefváros et de Ferencváros, « dans les entrailles de la ville », comme il disait » (page 65) ? Et que ne manqueraient pas de découvrir et « Sára », la première, et les autres, et à tout le moins, finalement peut-être, la police ? A moins que, dans son violent désarroi, « Sára » n’ait fait appel à « l’homme de lettres » ? «  » a au moins préparé un dispositif… Celui-là même qu’il a aussi _ et déjà _ mis en scène, représenté par le détail, dans la pièce même qu’il a écrite (« LIQUIDATION ») et qui annonce comme prémonitoirement ce qui n’a pas manqué d’advenir en réalité… Du moins pour qui consent au contrat fictionnel de « Liquidation ».

Après un nouveau (et immanquable par le lecteur) saut de ligne, une scène finale, à l’acte III, de la « comédie » « LIQUIDATION » (page 118). Est-ce à nouveau _ ou bien toujours et encore (même pour la partie centrale de « Liquidation ») _ « Keserü » qui en est le lecteur, « disons au début du printemps 1999 » ? Oui. Et, aussi, « B. » l’auteur (dès avant l’automne 1990 de son suicide) ?.. Oui. Mieux : cette scène confirme, si besoin encore en était, que la lettre de « Judit » à « Ádám » fait bien partie du « testament littéraire » de « B. ». Tout en constituant aussi une résolution _ par le feu, dans la cheminée _ de l’intrigue du « roman » escamoté et passionnément recherché par le malheureux « héros » de « Liquidation », l’amer aspirant-éditeur de littérature « Keserü »…

Les didascalies en tête de la scène sont on ne peut plus parlantes : « Le séjour de la villa d’Ádám et de Judit. Les lampes sont allumées malgré le jour qui se lève derrière les grandes fenêtres _ la scène se situe au petit matin de ce certain soir  et de cette non moins certaine nuit de déballage du couple, au printemps 1991 _ mise au point et expliquée dans les « notes » préparatoires appréhendées aux pages 98 («  Je me souviens de ce soir-là, un paisible soir de printemps ») à 107 (« _ Tu es quand même restée avec lui. Pourquoi ? Je voudrais connaître la raison : pourquoi ?! ») ; la réponse à cette dernière question, c’est le final de la lettre, bien postérieure à cette soirée et cette nuit-là, qui la donnera à « Ádám » (pages 107 _ «  Oui, moi aussi, il fut un temps où cette question me taraudait : pourquoi ? » _ à 115 _ à la question d’ « Ádám » s’enquérant de « comment j’avais eu la force de brûler le manuscrit », « Judit » rappelle la réponse qu’elle fît : « Ma réponse va te surprendre, Ádám. C’est toi qui m’as donné cette force. Toi et les enfants. »).

Suite de la didascalie (page 118) : « La porte vitrée du jardin est fermée » (cf page 102 : « L’air s’était rafraîchi. Nous sommes rentrés _ de la terrasse _ dans le séjour. (…) Je t’ai demandé de fermer la porte de la terrasse. J’avais froid. Tu as dit qu’on pourrait faire du feu. La cheminée était toute prête. Je t’ai dit de l’allumer. De laisser brûler » : en rappel d’autres feux ?). Et « Quelques braises rougeoient encore dans la cheminée » _ soit très exactement la suite et la fin de la conversation de cette fameuse nuit…

Ce que confirme, si besoin en était encore, la précision : «  Ádám et Judit sont fatigués, ils ont visiblement _ au théâtre, il y a bien du visible _ passés une nuit blanche » : le lecteur des « notes autographes » (la lettre) est bien placé pour le savoir. « Long silence. Judit se lève et se met à ramasser en silence les cendriers _ de quelles cendres, de quel « amour », viennent-ils donc de se remplir ? _, les verres. » Nous lisons encore et toujours par-dessus l’épaule de « Keserü », ce jour « disons au début du printemps 1999 » (page 11, comme l’a monté en abyme pour nous le narrateur supérieur de « Liquidation »…

« Ádám. On peut raconter cette histoire (celle de « Judit » et de « Bé ») autrement, Judit. » Le personnage d’ « Ádám » est saisi à son tour du prurit de la narration _ sinon de celui de l’écriture. Il s’agit ici de la cinquante-deuxième occurrence (sur 57) du terme « histoire » dans le roman de « Liquidation ». Bien sûr, le récit est toujours fonction du point de vue de celui qui l’énonce. Son pouvoir _ et surtout celui du narrateur (ou, comme ici, celui de l’auteur) en amont  _ est décisif.

« Judit _ comme surprise à contre-pied _ (s’arrête). Comment ? 

Ádám. De la manière dont elle s’est déroulée.

Judit. Tu crois que je mens ? _ On sait de quelles formidables tensions la nuit qui s’achève fut zébrée.

Ádám. Tu ne mens pas, c’est sûr. Je t’ai écoutée attentivement _ et pour cause, certes ! Je me rappelle _ en cette aurore _ pratiquement chacune de tes paroles _ de la nuit, ajoutant tout leur poids à celui du terrible « dossier » de « B. » qui lui était « tombé dessus » l’après-midi, par les bons soins de « Keserü »… Tu as raconté, Judit, une histoire d’amour _ cinquante-troisième occurrence du mot « histoire » _ agrémentée d’Auschwitz » _ comme la ligne musicale baroque s’agrémente de diminutions virtuoses qui, intensifiant les affects pour notre enchantement, multiplient cette ligne, la densifient, la font vivre, de leurs guirlandes d’inflexions, à condition, bien sûr que cela soit aussi réalisé, l’art des interprètes se mesure là, avec un optimum de goût… Au service du sens, sans le parasiter.

La formule d’ « Ádám » fait mouche (page 119). Forcément « Judit » _ « (sidérée) » indique la didascalie _ tique sur l’oxymore : « « Agrémentée » d’Auschwitz ?!… Qu’entends-tu par là ? » Le ton monte, ou baisse : « Qu’est-ce que toi tu peux savoir sur Auschwitz ?

Ádám. Tout ce qu’on peut lire _ au-delà, c’est bien difficile _ à son sujet. » De fait, « Ádám » dira : « Depuis que je te connais, Judit, je n’arrête pas de lire » _ des livres sur Auschwitz…

Avec prudence, néanmoins, face à ce qui résiste de l’énigme, et d’abord et surtout face à ce qu’ont pu vivre, directement ou indirectement, et « B. », et « Judit », « Ádám » précise aussi : « Et pourtant je ne sais rien » _ le lecteur se souvient de la rude expérience de la visite in situ  _ pour voir _ de « Judit », depuis Cracovie, à un Auschwitz muséifié (et entouristiqué), comme elle l’écrira plus tard dans sa lettre d’explication rétrospective (que, comme nous, lecteurs, « Keserü » vient de lire pour une n-ième fois, ce jour « disons du printemps 1999 », aux pages précédentes (115 à 117)  : pour nous, lecteurs, les pages du roman « Liquidation » que nous achevons de découvrir ; pour  lui, le personnage, et même « le héros », de ce même roman, les pages manuscrites (voire les pages numérisées, sur l’écran de l’ordinateur) de _ et autour de _ la « comédie » « LIQUIDATION »)…

Plus dramatiquement, « Ádám » ajoute en direction de « Judit » : «  Tout comme toi, tu ne sais rien non plus » _ sur Auschwitz. Par rapport à ce que, à son corps défendant, a pu en savoir « Bé ». Comment donc apprendre vraiment ? Seulement à son corps défendant ? C’est probable, tant nous demeurons des animaux peu sensibles, froidement récalcitrants aux signes symboliques… Faute de ressentir assez, et assez personnellement, les référents extra-linguistiques ? Ou le drame du langage dans la communication.

Elle, sans se démonter : « Ce n’est pas pareil. Moi, je suis juive ». Elle a donc _ un peu moins intentionnellement certes que le marchand de Venise _ payé sa part de chair… Elle ne lui pas encore expliqué, cette nuit-là (du printemps 1991) _ et pour cause ! _, le contenu de cette lettre (rétrospective _ élaborée quelques mois ou années plus tard) que précisément, par-dessus l’épaule de « Keserü » (en « disons (…) 1999 » _ il y a une symbolique des nombres), nous venons de lire… Chargée de ces divers non-dits, la scène est donc assez électrique. L’explication postérieure, et rétrospective, a pour fonction de résoudre _enfin ? _ ces tensions. Elle apporte sa pierre à la paix.

Paradoxalement, « Ádám. Ca ne veut rien dire. Tout le monde est juif. »

Sans, décidément, trop se remonter, « Judit. Tu m’étonnes, Ádám. Tu fais de l’esprit, comme un philosophe. » Sans développer l’argument,  elle se penche plutôt  sur une implication factuelle légèrement antérieure : «  Je n’aurais jamais cru que tu… _  l’étonnement l’arrête _ Que tu lisais des livres sur Auschwitz, par exemple. » Cela jette une lueur rétrospective intéressante sur leur couple.

Lui : « Depuis que je te connais, Judit, je n’arrête pas. Un livre après l’autre. Dans mon bureau _ au cabinet d’architecte, pas à la maison, à la villa _, tu trouverais de quoi faire une bibliothèque sur Auschwitz. C’est inépuisable. » _ certes. Un témoignage, donc, sur la qualité de l’amour d’ « Ádám » pour « Judit ».

Elle : « Tu ne m’en as jamais parlé. »

Lui : « Non, parce que je voyais que tu fuyais » _ tout de même ; ou, au-delà de la surface lisse, une endémique tempête sous un crane. 

Puis, ce commentaire fouillant un cran plus profond à vif : « Sauf que je ne savais pas qu’en réalité tu fuyais ton amour. Tu vivais avec moi mais dans tes rêves tu me trompais avec lui. » _ sauf que les rêves, c’est l’Inconscient, le refoulé. La scène du petit matin (de ce soir et de cette nuit-là) est d’importance.

Elle : « C’est donc cela. Tu es jaloux d’un mort. »

Lui _ la réplique est aussi capitale : «  Possible. Sinon je ne te comprendrais pas. Je ne comprendrais pas ce qui vous faisait agir. » Et il précise _ à moins que ce ne soit le narrateur supérieur (ou l’auteur de la pièce, soit « B. »), pour notre intelligence, à nous lecteurs, de « l’histoire », ici l’histoire de leur couple (le couple de « Judit » et de « Bé ») : « Ce qui l’a fait écrire _ « Bé » _ son œuvre de contrition _ c’est « Ádàm » qui le juge, il n’est pas sûr que « B. » lui-même en conviendrait _ qu’il a condamnée _ le « roman » à brûler _ à disparaître en même temps que lui ; et qui t’a fait exécuter cette sentence et ainsi participer à une espèce d’union mystique _ en effet : nous avions proposé la figure d’une « laïque (ou athée) communion des saints » _, si j’ai bien saisi _ peut-être un poil trop bien, même, pour la vraisemblance et de la scène, et du personnage d’ « Ádàm », à ce stade de « leur histoire », ce matin-là de cette nuit-là du printemps 1991, tant l’expression est juste  _ le sens de tes paroles. » A moins que la scène ait dès lors _ comme miraculeusement _ porté presque tous ses fruits. 

« Judit. Et maintenant, tu comprends ?

Ádàm. J’ai lu au moins quinze livres sur la psychose maniacodépressive et sur la paranoïa _ pour éclaircir autrement le cas de « B. », d’une manière, cette fois, beaucoup plus positive. (Long silence.) Personne ne peut révoquer Auschwitz, Judit. Personne et d’aucun droit. Parce qu’Auschwitz n’est pas révocable. »

Pas même un « B. » s’identifiant à cette trace-signature…

A relier à  l’ultime expression de « Bé » dans sa lettre d’adieu à « Judit », que rapporte « Judit » à la toute fin de sa lettre rétrospective _ postérieure, rappelons-le encore, à cette scène _ à « Ádàm » (pages 117 et 118) : « … m’autorisant de ma vie et de mes souffrances, pour toi et rien que pour toi, je révoque Auschwitz… ».

Cette réplique d’ « Ádàm » en cette scène de l’acte III de « LIQUIDATION » se présente ainsi, il faut le remarquer, comme un anachronisme (et un irréalisme) dans le montage du récit du roman « Liquidation » _ à moins que la pièce de théâtre, la « comédie » « LIQUIDATION », comporte elle-même des flash-back, ou que le dramaturge (« B. » en l’occurrence) ait, au final,  mieux intégré dans sa « comédie » ce que « Keserü » vient de lire à l’état seulement préalable de « notes », de brouillon, dans le désordre de sa n-ième lecture… L’expression « révoquer Auschwitz » est forcément très forte.

Le rideau est proche de se baisser.

« Judit (de plus en plus désemparée). J’y étais. J’ai vu. Auschwitz n’existe pas » _ les touristes passent complètement à côté. Le personnage est en effet ici dans un état de confusion important. Elle mélange les « Auschwitz ».

A moins qu’elle veuille dire qu’il ne soit pas « visible », pas accessible à une « exposition » ; mais seulement _ mais ce n’est pas elle qui le pense _ à un récit complexe, loin du « procès-verbal », tel un récit « romanesque », une œuvre authentique de littérature, tel que ceux auxquels s’efforce, en son montage en abyme, « Liquidation »… Nous sommes plus que jamais, en ce climax et de la « comédie » et du « roman », dans la question éminemment kertészienne du « racontable / inracontable » : « De quelle manière aurais-je pu lui raconter l’histoire de B. ? Objectivement _ ainsi que le revendique naïvement « Ádàm » : « De la manière dont elle s’est déroulée » (page 119) _ ? Dramatiquement _ comme sy’y essaie la « comédie » « LIQUIDATION » _ ? Ou en style procès-verbal, pour ainsi dire _ à la façon des compte-rendus de police _ ? » faisait déjà se demander le narrateur supérieur au narrateur intermédiaire, le personnage du « rédacteur littéraire » « Keserü » en ouverture de sa prise de parole et d’écriture, page 32…

« Ádàm (s’approche de Judit et la saisit fermement par l’épaule). J’ai deux enfants. Deux enfants à  moitié juifs. Ils ne savent encore rien. Qui leur parlera d’Auschwitz ? Qui d’entre nous leur dira qu’ils sont juifs ?

Long silence. Ádàm serre fortement l’épaule de Judit _ est-ce une tentative de résolution _ à la scène _ de ce qui est en train de les séparer ? 

 Judit (tout bas, d’un ton presque suppliant). _ ce n’est plus, cette fois, la Juditha triumphans _ Et si on ne le leur disait pas ?… _ y consent-elle ? serait-ce quelque surprenant happy end ? mais à quel  prix ? est-ce longtemps tenable ?

RIDEAU. »

Est-ce donc là _ ce « on » terminal du « Et si on ne le leur disait pas ?… » _ un dernier coup-de-théâtre ? Un surprenant, en effet, happy end, en forme de pied-de-nez (ironique ?), en étrange contradiction avec la part courageuse du  personnage de « Judit », tel qu’il nous est apparu tant dans « Liquidation » que dans « Kaddish » ? A moins que cette velléité de mutisme du personnage de « Judit » ne soit, de la part de l’auteur de la « comédie », « B. », qu’une nouvelle version _ protectrice à l’égard des enfants _ de l’essai d’évitement _ voire de « révocation » _ d’ « Auschwitz » ; un nouveau déni du réel de ce « monde d’assassins »…

Il est vrai que ce n’est ici qu’un des états de la « comédie » (une version, un brouillon) ; puisque « parmi les notes manuscrites _ lisons-nous bien maintenant page 121 _, Keserü _ coucou, le revoilà, il n’avait pas vraiment disparu depuis la page 97 _ trouva également une autre fin beaucoup plus radicale _ en effet _, bien que sa forme en vers libres _ « il apparaît qu’il avait envisagé un moment d’écrire sa pièce en vers libres, à la manière de Peter Weiss ou plutôt à celle de Thomas Bernhard », avait indiqué « Keserü » page 60 ; annonçant presque, à moins que ce ne soit le narrateur supérieur à travers lui : « il en reste quelques fragments dans le manusctrit  autographe, entre les notes » _ témoignât d’une rédaction antérieure », ce que le narrateur supérieur s’amuse à commenter ainsi : « et de cette manière, c’était plutôt un brouillon _ est-ce-à dire antérieur ? _ qu’une véritable variante _ ultérieure _ du texte définitif »… _ du moins du dernier état du texte avant le suicide. « Un brouillon », nous allons nous en apercevoir _ et qui indiquerait le sens des variations de « B. ». Mais peut-on préjuger de ce qu’aurait été la version vraiment définitive, finale ?

Comme si, dans les tatonnements de la création littéraire, les personnages de fiction disposaient _ aléatoirement _ de davantage de marge de manœuvre que les individus libres de leurs mouvements de la réalité effective. Il est vrai que le « scribe » se livrait ici, avec sa « clairvoyance cristalline » (page 17) à l’exercice acrobatique de la prémonition.

Voici cette « autre fin beaucoup  plus radicale » :

« Ádàm.

Il a tué ton enfant en toi _ version effectivement radicalisée de « l’enfant qui ne naîtra pas » _

Tu as tué son livre _ bigre ! On est en plein conflit meurtrier, loin du pacte d’ « d’union mystique » évoqué plus finement par le personnage d’ « Ádàm » dans la version postérieure de la scène _

Tu l’as jeté au feu comme à Auschwitz

Digne vengeance peut-être subconsciente comme on dit _ sauf qu’il s’agit de l’accomplissement d’un pacte sacré, tant de la part de « Judit » que de la part de « Bé » _

Je ne veux pas savoir qui de vous est l’assassin _ cela manque tout de même de finesse _

Mais c’est terrible à voir

je commence seulement à voir

A voir et à comprendre

(…)

Je comprends oui je comprends. » _ est-ce si sûr, dans cette version de la scène ?

Puis : « Judit.

Tu étais innocent et fort

Maintenant tout est fini _  cf les « notes » page 99 : « A cet instant, je savais déjà que c’était fini », comme si cette version ne les avait guère élaborées _

Je savais qu’il en serait ainsi

qu’il viendrait me chercher _  « Bé » ? « Keserü » ? le fantôme de « Bé » ? son Hamlet le père ?_

me traînerait dans la boue

me broierait

Je savais qu’il n’y a pas d’issue » _ plutôt une thèse de « B. » que de « Judit »…

Et à nouveau « Ádám.

J’ai deux enfants

Deux enfants à moitié juifs _ c’est un peu lourd _

Qui leur racontera Auschwitz

Qui leur dira qu’ils sont juifs _  toujours la question du récit, et celle de l’autorité face à l’ « inracontable » _

Et « Judit.

Tout ce que j’admirai en toi a disparu

Tu es devenu hystérique lâche et spirituel » _ maladroit ; à refaire, en effet _

Pour finir sur le verbe « aimer » :

« Judit » à « Bé » _ dont elle rappelle en ces vers libres ce qu’était « leur vie » :  « Telle était ma vie avec Bé

Parfois il craquait il perdait la tête

Vivre est une honte hurlait-il en se passant la main dans les cheveux

Vivre est une honte Vivre est une honte

Hurlais-je moi aussi Je t’aime Bé

hurlais-je Calme-toi », pour ajouter, toujours à « Bé » ou plutôt son fantôme, devant « Ádám », saisi _ :

« Aime-moi suppliais-je…

Elle se tait soudain.

Bref silence.

Ádám. 

Tu veux dire… aimer ?

Judit.

C’est notre seule chance _ à « Ádám », cette fois ?
Ádám.

Aimer !

Il éclate de rire.

Judit.

Aimer ! »

Suivi de ces didascalies : « Elle est à son tour secouée par un rire hystérique. Ádám  saisit sur la table un objet léger _ par exemple son paquet de cigarettes _ et le lance vers Judit. Elle saisit également quelque chose _ par exemple un coussin de siège _ et le jette vers lui.

Il en résulte une jonglerie extravagante _ trop théâtrale ? _, impitoyable et dangereuse ; en même temps, ils répètent inlassablement un seul et même mot _ et certes pas anodin _ sur tous les tons, le chargeant de toutes les nuances émotionnelles, si bien qu’ils semblent se le renvoyer comme un ballon _ comme à l’époque du structuralisme et de la partie de tennis imaginaire au final au petit matin livide dans le parc londonien de « Blow-up » d’Antonioni, en 1966 _ ; de même volent les objets qu’ils ramassent sur la table, sur les chaises, un peu partout pour se les lancer l’un à l’autre. 

Ensemble.

Aimer ! Aimer ? Aimer… Aimer.

Chassé-croisé de mots et d’objets.

RIDEAU. »

Soit un final sardonique.

Le roman, lui, se clôt sur un retour à « Keserü » ce jour « disons au début du printemps 1999 », en fin (encore) ensoleillée d’ « après-midi » (page 123). « Le soir tombait. L’obscurité envahissait _ même, déjà _ la chambre » : ainsi s’ouvre le dernier paragraphe à la toute dernière page (127) de « Liquidation ». Le personnage _ « héros de cette histoire » _« ôta ses lunettes _ grâce auxquelles il s‘était plongé toute cette journée durant, dans la lecture du « testament littéraire » de « B. » _ et contempla, immobile _ légèrement engourdi, et même hébété _, les grains de poussière et les particules de détritus danser tels des microbes virulents leur ronde répugnante dans les rayons de l’après-midi qui filtraient par la fenêtre. » Comme un retour un peu rudoyé au réel , ôté le filtre des bienveillantes lunettes, après l’hypnose guidée de la lecture.

Rappel du narrateur supérieur, pour ce retour à la case départ : « Comme chaque fois _ et elles sont nombreuses _ qu’il lisait la pièce _ ainsi que les copieuses « notes autographes » annexes du volumineux dossier manuscrit _, il avait l’impression d’avoir été _ en tant que personne _ floué et dépouillé. » On le serait à moins, puisque c’est _ parmi celui de quelques autres _ son propre récent devenir depuis neuf ans qui se trouve avoir été en quelque sorte par avance consigné par la « clairvoyance cristalline » du grand écrivain disparu. Comme si le principal de sa substance avait quitté son corps et ce qu’il prend pour sa personne, pour emplir seulement l’être de papier du personnage de fiction de la « comédie »… Ainsi que du roman.

Cette situation paradoxale troublait considérablement la demi-personne que « Keserü » était devenu ces quelque « disons » neuf années : « à cause du caractère arbitraire _ forcément _ de l’intrigue donnée _ tant dans la « comédie » « LIQUIDATION » que dans le roman (brûlé) qui lui avait servi de base _, Keserü avait perdu de vue la réalité donnée _ le réel partagé : mais qu’était-il, ce réel, dans cette Hongrie encore sous le choc pétrifié des longues années de dictature ; et y avait-il encore si peu que ce soit partage ? _ et il  la cherchait des yeux _ sans la percevoir adéquatement, tel Don Quichotte tellement imprégné de ses romans de chevalerie _ de la même manière _ irrémédiablement convulsionnée et floue _ qu’il contemplait la lointaine ondulation des grains de poussière, qui était comme un langage _ ésotérique, caballistique _ de signes suprasensoriels : captivant _ ô combien et hélas ! _ et incompréhensible » _ faute des clés adéquates. Le guide avait donc ses failles.

Pour « Keserü », le réel s’est éloigné de sa personne ces années-ci comme l’océan du rivage lors de grandes marées _ ou la mer de l’ancien royaume de Hongrie _, au point de s’être quasiment retiré… « La question de Hamlet » se « formulait  _ ainsi pour lui (page 124)_ en ces termes : suis-je ou ne suis-pas ? ». Sans se faire trop massif, ni importun, le narrateur supérieur commente cependant cette situation : étant donné que « son monde à  lui _ le « rédacteur littéraire » d’une maison d’édition (qui n’est plus d’Etat) _ était un monde de manuscrits », « il n’est pas totalement illogique qu’il trouve la pierre d’achoppement de son destin _ l’expression est à relever : un « destin » de « liquidation » ? _ dans un manuscrit _ un manuscrit qui a été brûlé. »

De ce point de vue, « Judit » _ qu’est-elle devenue ? _ ne réapparaît plus dans les pensées ou préoccupations de « Keserü » ; elle n’a été qu’un des protagonistes de l‘aventure _ quasi un rêve d’aventure littéraire et éditoriale pour « Keserü » _, d’une histoire qui s’est achevée, comme ils en ont d’ailleurs eux-mêmes convenu, pages 94-95 : « je compris que notre histoire était comme toutes les histoires, inexplicable et irréversible, qu’elle était révolue, envolée, engloutie et qu’elle ne nous concernait plus, de même que notre propre vie nous concerne à peine », ajoutait-il _ d’abord dans les péripéties de son propre couple, si j’ose dire, avec « B. » (dont il sera comme « veuf » selon le mot que le personnage lui-même utilise pour lui page 63) : je veux parler du bref et peu glorieux épisode sexuel de l’adultère avec « Judit », un été ; puis dans celles du « manuscrit » d’abord escamoté et recherché, puis disparu et peut-être brûlé _ encore faudrait-il que « Keserü », le « réel », le vrai, accepte la vérité du récit de la lettre rétrospective (confidentielle, nécessairement) de « Judit » à son mari… Car pour ce qui est de la vérité d’une lettre de théâtre ?!!

Des autres protagonistes du cercle des proches ou intimes de « B. » _ ou « Bé » _, « Obláth » n’existe plus non plus pour « Keserü » en « disons » 1999 _ qu’aurait à faire « Keserü » _ « l’homme de lettres » _ du point de vue de l’éternité d’un « philosophe » ? _ ; seuls demeurent _ plus ou moins liés à une même maison d’édition (? c’est assez problématique !) (cf page 16 : « Et que deviendra la maison d’édition ? Elle va disparaître ? Sous sa forme actuelle _ l’hiver 1990-91 _, oui. Mais bon, tout va disparaître sous sa forme actuelle, les gens et les choses » pour demeurer, peut-être, sous une autre forme, comme pour le prince de Salina dans « Il Gattopardo »), pour « Keserü » seuls demeurent, donc, toujours tant bien que mal mariés, « Kürti », « le sociologue » malade de la société, gardant définitivement la chambre en malade chronique _ ayant « opté pour la solution de la maladie » (page 18), et son épouse « Sára », «  une âme profondément croyante qui considérait la vie comme un devoir, incarné en la personne de Kürti » (page 74) en garde-malade, « assise dans la cuisine, apathique », pour le soigner… Même eux vivotent ensemble mais séparés chacun dans une pièce différente : l’un « au lit » dans sa chambre, l’autre « assise dans la cuisine »…

Pourquoi « Keserü » relisait-il donc « parfois » (page 124) la pièce – où son personnage, portant son nom, et présentant bien des ressemblances avec sa personne, apparaissait ? « Pour d’obscures raisons, elle _ la « comédie » « LIQUIDATION » _ lui rappelait des temps plus brillants _ du moins avait-il l’impression _ par les vertus conjuguées de l’écriture, puis de la lecture _ que ces temps-là avaient existé » : par la grâce de l’écriture de « B. » qui les évoque et les fixe _ à la différence du présent, « parfaitement indifférent » à lui-même (page 126), qui était désormais le sien en « disons » 1999, du moins pour ce qui concerne la « question » longtemps importante pour lui « de juger si un livre était bon ou mauvais », « bien qu’il gagnât (encore) sa vie à répondre à ce genre de questions, c’était (encore) sa profession »… Un présent qui menaçait de devenir, à quelque échéance, le non-présent indéfini des clochards, pour peu que lui aussi, à ce jeu-là, n’ait « bientôt plus ni revenus, ni profession » (toujours page 126 : c’est la chute de la phrase). Mais, de tout cela, j’ai déjà parlé.

La dernière question qui demeure pendante pour le lecteur de « Liquidation », et nous n’avons cessé de nous la re-poser, est celle des limites _ si limites il y a bien _ des « manuscrits » de « B. » dans « Liquidation ». Intègrent-ils ou n’intègrent-ils pas, la mise à l’écriture de « Keserü » _ indépendamment du personnage de la pièce (quitté _ provisoirement _ au bas de la page 31, sur la réplique _ à « Sára » qui lui demandait pourquoi « il ne savait pas par quel bout commencer » « toute l’histoire de B » lors de l’interrogatoire de l’inspecteur de police ; pourquoi ? : « Je me le suis longtemps demandé moi-même »), le personnage de « Keserü », peut-être _ ou peut-être pas _ hors de la comédie, se met à dire « Je » à partir de la page 32.

Voici comment, du personnage observé de surplomb (par le narrateur supérieur permanent de « Liquidation ») au narrateur intermédiaire , le récit procède à la passation du témoin : « Je me le suis longtemps demandé moi-même. Les circonstances expliquent _ du moins rendent notablement compte de _ beaucoup de choses. Comment aurais-je pu raconter l’histoire à un policier ? Avec quels mots de policier ce policier aurait-il noté dans son procès-verbal l’histoire de B., cette histoire inracontable, en réalité. » De fait, c’est à ce défi _ « raconter » l’ « inracontable » de « l’histoire de B. » _ et au-delà de l’inracontable, l’invivable _ que se colle le « rédacteur littéraire » et aspirantéditeur « Keserü », lorsqu’il passe du statut de personnage observé (dans le début du roman, par le narrateur supérieur) ou mis en scène (dans les scènes de la « comédie » « LIQUIDATION », par le dramaturge) au statut de narrateur intermédiaire de son récit de « l’histoire » (celle de « B. », celle des proches de « B. » et la sienne même, emmêlées) par l’écriture. Les occurrences des verbes « raconter » et « écrire » se multiplient en effet dans les pages qui suivent cette page 32, ainsi que l’usage du terme d’ « histoire » (20 occurrences sur les 57 que compte le roman pour les seules pages 32 et 33, nous l’avons déjà relevé), de même que c’est au style direct et à la première personne que s’exprime alors le personnage de « Keserü » _ devenant par là-même celui que nous qualifions de narrateur intermédiaire _, de la page 32 à la page 60, où nous est livré un (court) extrait (de trente-deux lignes) « en vers libres » de brouillons de la « comédie » « LIQUIDATION ». « Quelques fragments dans le manuscrit autographe, entre les notes » et « On trouve par endroits quelques scènes qui n’ont finalement pas été intégrées dans la pièce », est-il ainsi mentionné page 60, en introduction à ce monologue de « Bé », en vers libres, _ très vraisemblablement à l’acte II de la « comédie » « LIQUIDATION » _, précédé de la didascalie suivante : « Les personnages de l’une de ces scènes s’appellent Keserü et Bé, l’action se déroule à « une table au fond d’un café » ». « Keserü » reprend, aussitôt après cette citation du passage de la « comédie » (pages 60-61), son récit _ de narrateur intermédiaire _ en première personne (page 61) : «  Je ne sais comment poursuivre. » Il garde ainsi la parole (ou plutôt la plume) jusqu’à la page 97.

Nous assistons donc à une sorte de va-et-vient entre la « comédie » et les « notes », en général « préparatoires », qui ont accompagné sa rédaction, tels, encore, des morceaux de ce « roman » finalement détruit ; dont « le rappel » _ ainsi nommé (page 123) _ que « Keserü » connaît par cœur, et qu’il réaffiche à l’occasion sur son écran d’ordinateur, souligne ce que fut sa fonction ( une « base ») dans l’élaboration de la pièce…

A la page suivante (page 98), bien que cela ne soit pas formellement indiqué par quelque didascalie, nous continuons à lire _ par-dessus l’épaule de « Keserü » lisant lui-même (?), conformément au dispositif mis en place à l’ouverture de « Liquidation » (page 11), et donc toujours en vigueur _ la lettre rétrospective de « Judit » à « Ádám » _ jusqu’à la page 118, dans une sorte d’appendice de cette lettre, dans lequel « Judit » reprend, avec de très rapides commentaires, la lettre d’adieu que lui laissa « Bé » lors de son suicide, et qu’elle affirme _ dans sa lettre rétrospective à « Ádám » _ avoir brûlée, elle aussi, avec le « manuscrit » du « roman » que « Keserü » désirait pour tout l’or du monde récupérer, en couronnement de son « butin » (qualifié par lui de « testament littéraire » de « B. ») ; et pour accomplir ce qu’il estime constituer sa mission testamentaire à l’égard de son « maître et grand ami ».

Suivent alors (de la page 118 à la page 123) deux scènes finales _ les deux avec tombé de « RIDEAU » _ de la « comédie » « LIQUIDATION » avec pour protagonistes les personnages de « Judit » et « Ádám » _ la seconde des deux scènes, en vers libres, constituant « plutôt un brouillon qu’une véritable variante du texte définitif » (est-il indiqué page 121, et comme nous l’avons constaté).

Les cinq dernières pages du roman ne rendent pas la parole – ou l’écriture – au personnage de « Keserü », comme ce dernier, par délégation, la détint un long temps, des pages 32 à 97 de « Liquidation » ; non, la situation est à nouveau celle de l’ouverture (des pages 11 à  31) : « Keserü » – qui ne redevient pas le narrateur intermédiaire – n’est que le protagoniste indirect d’un récit tenu – le plus discrètement qu’il se peut – par celui que je nomme le narrateur supérieur, évoquant une journée de lecture et de rêvasseries – à défaut de réussir à se mettre vraiment à « travailler » (le mot est prononcé page 126) – du ci-devant et pour combien de temps encore éditeur ( ?) accéda-t-il jamais cependant à autre chose qu’une fonction de « rédacteur littéraire », participant à l’occasion, sur un malheureux strapontin, à des réunions à l’échelon supérieur, dites « réunions éditoriales » (page 21) ? –, « Keserü » « disons » en 1999, en son deux-pièces à un premier étage de Pest. La question quant à l’identité du narrateur supérieur demeurant de savoir s’il peut s’agir encore, pour 1999, de « B. », disparu depuis neuf longues années déjà ?… Si sa prémonition de génie visionnaire a pu aller « disons » jusque là ?… Et si le récit narré par « Keserü » _ soit le narrateur intermédiaire _ n’est qu’un diabolique artifice de fiction, d’outre-tombe, du quasi éternel « B. » ?…

Dans le cas d’une réponse positive, la prémonition de « B. » s’étendrait bien au-delà du tournant politique de 1989-90 _ de ses incertitudes (cf le personnage de « Kürti » à l’ouverture de la « comédie » « LIQUIDATION », page 15  : «  Vous restez assis là _ dans le bureau de « Keserü » à la maison d’édition d’Etat _ sans rien faire, comme tout le monde dans ce pays. Vous supportez toutes les escroqueries, tous les mensonges, toutes les exécutions _ éh ! oui ! On craignait donc encore leur perpétuation ou leur retour… Vous vous résignez aux exécutions qui auront lieu après votre exécution à vous ») ainsi que du devenir en 1991 du mariage de « Judit » et d’ « Ádám », parmi les conséquences directes ou indirectes des dispositions post-mortem de « B. » _ ne perdons pas ce point-là de vue… De fait, nous avons déjà dû conclure que les « manuscrits autographes » de « B. » intégraient la lettre rétrospective (par rapport à leur probable séparation dans la réalité) de « Judit » à « Ádám »… Autrement dit, « B. » est-il encore et toujours le narrateur supérieur du récit qui nous donne à assister à l’aboulie de « Keserü » « neuf ans plus tard », selon la formule de la page 16, reprise page 17 _ tel un « Vingt ans après » : « Liquidation », de « Trois mousquetaires » : « Kaddish »… A moins qu’il ne nous faille aussi remonter jusqu’au cycle romanesque de « György Köves »…

La force de crédibilité du récit qu’est « Liquidation » est considérable…

Peut-on donner un contenu de chair, un tant soit peu précis, à la formule _ énigmatique, nous l’avons déjà dégagé _ de « Keserü », en son récit en première personne, à la page 45 : « Sommeillait en moi un personnage (et peut-être encore une figure complémentaire, mais laissons cela de côté) » ?… Ce « personnage » en sommeil, accompagnait en effet _ « Keserü » dit-il alors ici _ aussi un livre. Quel livre ?

Depuis la page 32, le personnage de « Keserü », vraisemblablement pour présenter _ en une tant soit peu substantielle préface _ l’écrivain majeur (tout à la fois son « maître et grand ami ») dont il veut publier les textes posthumes, s’attelle au récit de « l’histoire de B. », et plus précisément encore, depuis la page 39, au récit de de sa propre « carrière » _ qu’il qualifiera de « funeste », nous l’avons aperçu (page 42) _ « d’éditeur », afin de mettre au net _ ainsi que les démêler _ les rapports et les liens, tant professionnels que personnels, amicaux, les liant, lui, l’aspirantéditeur, et l’autre, le grand auteur.

Il lui faut ainsi se présenter un tant soit peu lui-même : « A présent, une question se pose. Comment peut-on être persan ? demandait un philosophe français _ le nom de Montesquieu excèderait-il la culture du Hongrois moyen selon « Keserü » ? Comment peut-on être éditeur littéraire ? demandé-je à mon tour. Ou du moins comment devient-on éditeur ? » La réponse exigeant un détour : « il faut que je remonte loin dans le passé. Que je raconte ma carrière. » Mais justement : deviendra-t-il jamais vraiment « éditeur » ? Le narrateur intermédiaire de « Liquidation » se confronte-t-il jamais explicitement, dans ses ratiocinations, à son échec à cet égard-là ? Il se demande, plutôt, plus généralement : « suis-je ou ne suis-je pas ? »…

Or, dans celle-ci, « carrière » d’éditeur de « Keserü », un livre, confie-t-il, eut un rôle déterminant. Mais « Keserü » tourne alors bien étrangement autour du pot, autour de ce livre, qu’il n’évoquera qu’avec d’imprécis démonstratifs : « ce livre » ( ? _ page 39 : « Comment avais-je eu accès à ce livre qui, cela devient évident _ entre l’été 1991, au minimum, et « disons » 1999 _, a exercé une influence tellement navrante _ au sens littéral ? _ sur l’univers incontestablement quelque peu ridicule _ concède-t-il avec passablement de recul pour une fois _ de mon imagination ? »), « ce fameux livre » (encore page 45)…

Un début de réponse s’esquisse au bas de la page 41 : « Le fait est qu’à l’âge de dix-neuf ou vingt ans _ au début des années 1960 _ je tombai sur un livre » _ pas davantage déterminé. Accompagné de cette remarque _ du narrateur intermédiaire « Keserü » _ (page 42) : « Je crois avoir déjà évoqué ce livre _ ah ! bon ! où cela, du moins tant soit peu précisément ? _ dont je ne mentionnerai ici _ et comment donc ?! Merci !… _ ni le titre, ni l’auteur, parce que les noms et les images qu’ils évoquent signifient autre chose selon les époques et les individus » _ alors !!! j’ai déjà relié cette remarque à un commentaire similaire dans « Le Drapeau anglais », eu égard au travail du récit quant à ses destinataires… «  Je ne connaissais alors l’existence de ce livre que par d’autres livres, comme l’astronome _ tel Le Verrier _ qui déduit du mouvement des planètes l’existence d’un astre inconnu _ Neptune en 1846 _ ; or à cette époque de raisons obscures _ « au début des années 1960 » donc _, il était pour une raison obscure impossible de se procurer ce livre » _ toujours ainsi sibyllinement évoqué. Finalement, économisant sou à sou, se privant de repas, l’étudiant (« j’usais les bancs de l’université ») désargenté, ayant mobilisé une armada de bouquinistes, parvient à « en trouver _ de ce livre fondateur _ une ancienne édition » et mettre la main dessus !  : «  Je dévorai l’épais volume en trois jours sur un banc public, vu que le printemps arrivait et que mon meublé était constamment plongé dans une pénombre oppressante »… Une maigre indication cependant, nous l’avons déjà signalée : « Je me rappelle encore aujourd’hui la tempête qui secoua mon imagination quand je lus dans ce livre _ pas davantage précisé _ que la Neuvième Symphonie _ de Beethoven ? de Malher ? cela aussi, nous nous le sommes déjà demandé _ avait été retirée de l’affiche » _ par une censure ? à quelle époque ? dans quel pays ? sous quel régime ? Demeure l’impression, marquante à vie pour le jeune homme : « Je me sentais privilégié, comme si j’étais entré en possession _ par ce livre _ d’un secret réservé à un cercle restreint ; _ je cite sans cette fois le commenter _ comme si on m’avait brusquement réveillé _ apparaît la métaphore du réveil, qui va être filée _ pour me dévoiler d’un coup l’état désespéré du monde à  la lumière aveuglante d’une sentence » (page 42). Comme l’envers des figures de poussière dans les rayons de soleil de fin d’après-midi qu’en « disons » 1999 « Keserü » échoue toujours et encore à déchiffrer (page 124)… Une déclaration d’amour au livre et à la littérature. Excessive ? « Ridicule » _ pour reprendre l’adjectif de la page 45 ?

Page 42, après un passage à la ligne : «  Mais je n’aurais pas cru _ « au début des années soixante » _ que ce livre _ sans plus de précision _ m’entraînerait dans ma funeste carrière _ celle d’aspirant-éditeur, dont il se trouve ainsi en partie à la source. Quand je l’eus terminé, il s’endormit en moi _ la métaphore se file, toujours page 42 _ comme tous les autres, enfoui, sous les couches douces et épaisses de mes lectures successives _ telles de doux oreillers ou matelas, et, lui, à la base, tel le petit pois sous les épaisseurs successives de matelas de la délicatissime princesse du conte d’Andersen… Des quantités de livres dorment ainsi en moi » _ certes _ des phrases, des mots, des alinéas et des vers qui, pareils à des locataires remuants, reviennent brusquement à la vie _ le mot n’est pas anodin : le réveil est la vie, et le sommeil, sa mise entre parenthèses _, errent solitaires ou entament dans ma tête de bruyants bavardages que je suis incapable de faire taire. Déformation professionnelle. »

Et c’est lors de la rencontre, de la « conversation » avec « B. » « peu de temps après ma sortie de prison » _ les dix jours de garde-à-vue en décembre, peu avant la soirée de Saint-Sylvestre du « poker concentrationnaire » _ que « quelque chose d’autre avait dû se produire » (page 45)  et infléchir décisivement la « carrière » de l’aspirantéditeur : « ce fameux livre qui dormait en moi s’était réveillé en secret ». Pour ne plus s’endormir ? Ce livre lu à vingt ans, quel pouvoir thaumaturgique contenait-il donc pour « Keserü » ? Un pouvoir d’édition ? Un pouvoir d’écriture ?

Si « Keserü » se fait gloire d’avoir aidé à faire « paraître » (page 48) « quelques semaines plus tard » (page 47), en dépit de son « directeur et patron » « cynique » (page 48), le premier chef d’œuvre de « B. » _ « ce récit qui compterait plus tard parmi ses œuvres fondamentales _ certes uniquement dans un cercle restreint » (page 47) _, « dans une revue insignifiante _ plus précisément rendue insignifiante par l‘Etat _ qui paraissait deux fois par an à tirage limité et où, raconte l’aspirant-éditeur (page 48) je l’avais moi-même apporté » _ voilà le principal de sa contribution éditoriale _, il appartient toutefois au lecteur d’en bien peser les mérites… De quelle réalité se compose donc cette soit-disant « carrière » d’éditeur ? ou de « rédacteur littéraire » (page 21), tout bien pesé ?

L’expression _ j’en reviens à l’énigme du « livre » de « Keserü » : « Le docteur Faustus » de Thomas Mann, semble-t-il (d’après John Banville, nous l’avons vu) _ se fait alors un peu plus précise, page 45. Arrêtons-nous-y : «  Je crois qu’avec le livre sommeillait en moi un personnage (et peut-être encore une figure complémentaire, mais laissons cela de côté) qui revint à la vie au moment où B. fit son apparition, comme Lohengrin qui sommeillait en Elsa » ; la réflexion se poursuivant encore un peu : «  Je crains toutefois de m’égarer sur un terrain bourbeux si je continue de la sorte. Peu importe. » Et « Keserü » d’insister sur le miracle _ « un seul artiste » _ de sa rencontre « en sa carrière d’éditeur » (sic, page 45) _ avec l’artiste d’exception _ « Un poète maudit _ voilà, je l’ai dit, tant pis si c’est puéril » _ que fut « B. » : « Il n’y a pas eu dans ma vie un seul artiste qui m’aurait vraiment donné envie d’embrasser la carrière d’éditeur » _ le mot capital étant à la relecture, le mot « envie » _, sinon, absolument unique de son espèce, « B. »… Comme si le « personnage » qui s’éveille et vient _ ou revient _ à la vie tel Lohengrin grâce à Elsa, était celui, rêvé, de l’éditeur « Keserü » éditant _ enfin !!! _ l’œuvre géniale de l’écrivain d’exception (ou « artiste maudit », « tant pis », il l’a dit !) « B. »…

Mais cet éditeur-là, audacieux _ pas l’employé docile, et sans problème hiérarchique, des nanars de la nomenklatura _, a-t-il, au bout du compte (ou de « l’histoire »), jamais dépassé le stade du fantasme ?

Le projet d’édition de l’œuvre posthume de « B. » que « Keserü » avait commencé d’élaborer et auquel il avait intégré « Kürti », « Sára » et « Obláth » en les sollicitant chacun au moins pour une préface (cf la réplique du personnage de « Sára » dans la « comédie » page 15 : « (d‘une voix conciliante, presque implorante, comme si elle parlait à un enfant). Personne ne nous a « convoqués ». Keserü nous a juste demandés _ c’est un ami, pas un patron _ d’apporter les documents _ les préfaces _ aux éditions. Si possible à onze heures. »), le projet, donc, venant échouer ce matin de l’hiver 1990-1991_ avant même d’être seulement proposé par le « rédacteur littéraire » « Keserü » à la dite « réunion éditoriale » _ sur la « liquidation » de la maison d’édition d’Etat annoncée officiellement « à la réunion dite réunion éditoriale (sic)» à laquelle « Keserü » venait, précisément ce matin-là _ du moins en avait-il l’intention, même si, de fait, il  n’en eût pas même le temps ni le loisir _, soumettre le projet qui lui tenait si viscéralement à coeur d’éditer « le testament littéraire » de « B. » ?… Scène que décrit en ouverture de son premier acte la « comédie en trois actes » (page 14), « la comédie (ou la tragédie ?) intitulée  LIQUIDATION » (page 20) : pour nous en tenir aux deux premières formulations de la pièce sous la plume du narrateur supérieur. On comprend la préférence de l’auteur (« B. ») pour « comédie »…

Quant au narrateur supérieur, il précisait ainsi l’événement de ce matin-là (page 21) : « Ce matin-là, Keserü était allé avec son dossier _ de projet éditorial du « testament littéraire » de « B. » _ sous le bras à la réunion éditoriale (à la réunion dite éditoriale _ re-sic_), fermement décidé _ mais oui ! _ à suggérer _ la formule est prudente et obséquieuse _ à la maison d’édition _ d’Etat et à son patron cynique (toujours en place en ces moments de plus en plus chahutés du « tournant » ?) _ dont il était _ alors encore _ un des rédacteurs littéraires _ parmi d’autres collaborateurs _ de publier ce testament _ de « B. » _ dont il proposerait _ avec toute la modestie et la souplesse nécessaire _ d’assurer lui-même le travail éditorial (en renonçant naturellement _  pour assurer le maximum de chances de succès à son humble proposition, le « naturellement » prenant ici une saveur toute particulière _ à quelque honoraire que ce fût) » _ mais comment donc !

Le narrateur supérieur va alors à la ligne. « Sauf que ce jour-là, la réunion avait pour but d’annoncer _ d’en-haut, de la direction de l’entreprise d’Etat _ une triste réalité _ brutale _, à savoir que les éditions travaillaient à perte _ voilà qui devient une faute mortelle _ et qu’il serait par conséquent nécessaire _ terme hélas sans appel ! _ de prendre certaines mesures administratives _  bel euphémisme _ et financières _ surtout, forcément _ dont le détail suprêmement ennuyeux échappait _ en effet _ à Keserü qui comprit seulement _ mais avec quelle clarté _ explosive _ que le moment était mal choisi pour présenter son projet » _ qui ne dépasserait par conséquent pas ce stade. Jamais. Much ado about nothing. Les ambitions éditoriales de « Keserü », si proche ce matin-là du triomphe de sa vie, sont alors confrontées à une apocalypse.

En conséquence de pareille liquidation générale d ‘entreprise, les ambitions éditoriales personnelles du « rédacteur littéraire » « Keserü » durent, pour ce qui modestement le concerne _ mais c’était là bien la chair de sa chair qui se trouvait abattue_, être par la force des choses, parmi les effets secondaires de l’effondrement, illico presto rengorgées, revues considérablement à la baisse et pour longtemps, pour ne pas dire carrément réduites à néant. L’amer « Keserü » pouvait-il se remettre de pareille désillusion ?

Quand, quelques pages plus loin, « Keserü » prend la plume, voici ce que donne (page 33) sa version des conséquences directes immédiates de l’événement : « A l’origine, je les avais priés _ « Kürti », « Sára » et « Obláth » _ de venir aux éditions »… Y ont-ils des bureaux, voire même leurs bureaux, comme pourraient le suggèrer une première lecture rapide des didascalies de la pièce « LIQUIDATION » ? « Dans la pièce se trouvent quatre bureaux, autant de postes de travail » et huit lignes plus bas : «  Dans la pièce se trouvent Kürti, sa femme Sára et Obláth. » (page 14). Sans doute que non, car « Ils sont assis, silencieux et indifférents comme dans une salle d’attente, auteur d’un bureau – seulement – qui s’avérera être celui de Keserü » : ce ne sont pas vraiment des collaborateurs en poste de la maison disposant chacun d’un bureau personnel dans cette pièce, mais seulement des visiteurs attendant leur ami « Keserü » qui les a « convoqués » « pour onze heures » (page 15) et qui est retenu (retardé) par « la réunion dite réunion éditoriale » (page 16)…

« A l’origine – je reprends la version de l’événement de « Keserü » page 33 –, je les avais priés de venir aux éditions, ayant demandé à chacun d’eux d’écrire une brève introduction – une préface un tant soit peu personnelle – pour le volume qui devait contenir le testament de B. – comme « Keserü » nomme le volume –, et j’espérais – le terme ne manque pas d’audace – pouvoir leur remettre les contrats et peut-être même une modeste avance. Mais alors je ne pouvais pas encore savoir – certes ! – ce que je devais apprendre le matin même à  la réunion dite éditoriale – il a la même précision-commentaire que celle du narrateur supérieur page 21 – : à savoir que notre maison d’édition était en piteux état, qu’elle fonctionnait à perte – et devra bientôt, comme le régime, se transformer, voire disparaître – et qu’il serait par conséquent plus sage – certes – que je ne présente même pas of course, s’évitant ainsi cette peine – mon projet – il  l’intitule bien ainsi : ce « projet » renaîtra sans doute, ou peut-être, ultérieurement de ses cendres pour aboutir enfin, est-il sans doute alors, ce matin-là, du moins son personnage, en train de penser – mon projet – donc – de publication des inédits de B. » (page 34). A comparer avec la situation (et les perpectives) professionnelles de l’éditeur « Keserü » en « disons » 1999, aux dernières pages de « Liquidation »… Le réel, telle une peau de chagrin, s’est en effet de plus singulièrement éloigné, comme le pays de Hongrie du rivage de la mer – au Traité de Trianon (en 1920)…

La « carrière », non certes de « rédacteur littéraire », mais proprement d’ « éditeur », de « Keserü », est ainsi bel et bien demeurée dans les limbes, si on récapitule… Comme l’essentiel de sa vie affective. Et familiale, en charpie. Qu’en est-il pour lui de celle d’écrivain, pour laquelle il est lucidement plus modeste ? L’aspirant-éditeur est-il réellement passé à l’écriture, même ainsi modestement ? Ou bien, ce qui lui est ici prêté en fait d’écriture d’auteur, n’est-il, tout comme pour la lettre rétrospective de « Judit » à « Ádám », qu’une pièce du montage en abyme du narrateur supérieur ? Soit de « B. » lui-même, qui se moquerait de ses proches – et plus largement de la situation en Hongrie en ses perspectives d’avenir – en ses « notes autographes » ? Au lecteur d’apprécier.

En tous cas, il n’est pas plus facile d’être éditeur littéraire qu’être un écrivain (de littérature – est-ce encore un pléonasme ? Qu’on en juge…) dans la Budapest de la décennie 90, que ce n’était le cas quand l’Etat était totalitaire. Le personnage de « Kürti » dans la « comédie » de « LIQUIDATION » ne manquait pas de lucidité en soutenant (l’hiver 1990-91 – et page 16) : « L’État est toujours le même. Il a toujours financé la littérature pour pouvoir la liquider. Quand l’Etat – l’Etat culturel – subventionne la littérature, c’est toujours une manière cachée de la liquider. » C’est que la littérature entre mal dans les visées – de communication ou propagande – des pouvoirs, quels qu’ils soient. Elle, ou plutôt les auteurs (authentiques) qui s’y adonnent, résiste(nt)…

Voilà pour le « personnage » qui était apparu, « sommeillant en lui », dans sa jeunesse d’étudiant, à « Keserü ».

Quant à la « figure complémentaire » qu’il préférait page 45 laisser provisoirement « de côté », il pourrait s’agir de celle du traître en amitié, de l’adultère, qu’il confessera malgré tout, pour scrupuleusement et avec sérieux, démêler les « histoires »… On peut toutefois se demander dans quelle mesure le « sérieux » atavique (hérité des ancêtres « Kesselbach » – cf page 39) de l’honnête « Keserü » peut aller jusqu’à de pareilles « confessions » ?

Imre Kertész, écrivain de langue hongroise, préfère dorénavant vivre et travailler, du moins pour partie, en Allemagne, en l’occurrence à Berlin : sans doute un peu moins loin d’un bon nombre de ses lecteurs attentifs effectifs. « Liquidation » traite de la situation hongroise _ mais pas seulement hongroise _ héritée des « Auschwitz » qui se sont prolongés plus de quarante ans durant, au terrible XXième siècle. Où prolifèrent désormais, de plus en plus en bonne conscience, des « mondes d’assassins » _ selon l’expression de « B. » (page 112) et de « Judit » (page 114) C’est probablement le roman rétrospectif (rédigé en 2002) de ce à quoi Imre Kertész a lui-même échappé en prenant _ un peu _ ses distances, cette décennie-là (des années 1990), d’avec son Budapest et d’avec sa Hongrie _ « Ici tout le monde a raté sa vie. C’est la spécificité, le génie du lieu. Par ici, si l’on n’a pas raté sa vie, c’est qu’on est tout simplement dépourvu de talent », déclarait l’emphatique « docteur en philosophie Obláth » de « Liquidation » (page 19).

Imre Kertész, fidèle tout ensemble, dans ses « métamorphoses », à sa résistance contre les pouvoirs, et au pari, malgré tout, de la littérature.

Francis Lippa, le 13 janvier 2006

Bonne lecture !!!

Ce mardi 8 novembre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Découvrir et écouter vraiment aussi le volet symphonique de l’oeuvre sublime de Mieczyslaw Weinberg…

13oct

La toute récente parution, ainsi que l’écoute, du CD « Weinberg Symphonies n° 3 & 7 – Flute Concerto n°1 » (DG 486 2402),

placé _ un peu étrangement ! _ sous le nom _ pour la deuxième fois ! _ non pas du compositeur, Mieczyslaw Weinberg (Varsovie, 8 décembre 1919 – Moscou, 26 février 1996),

mais de sa chef d’orchestre Mirga Grazynité-Tyla _ par quel bizarre choix, à nouveau, du label Deutsche Grammophon, qui avait procédé de semblable manière lors de la parution, en 2019, du double (et admirable !) double CD DG 483 6566 des « Weinberg Symphonies n°2 & n° 21″ titrée « Kaddish«  : un chef d’œuvre !.. _,

m’a incité à écouter beaucoup plus attentivement l’ensemble discographique du volet symphonique de l’œuvre de ce compositeur _ que j’apprécie énormément ! _, dont je dispose à ce jour _ et qui se monte au nombre de 9 Symphonies, sur les 21 composées par Weinberg entre 1942 et 1991 : l’ultime, Op. 154, ayant été laissée inachevée en 1994… _, en ma discothèque personnelle :

soient les Symphonies

n° 2 (Op. 30 de 1946), par la Kremerata Baltica, sous la direction de Mirga Grazynité-Tyla (double CD Deutsche Grammophon 4836566), enregistrée à Vilnius au mois de décembre 2018 ;

n° 3 (Op. 45, de 1949-1950, révisée en 1959), par le City of Birmingham Symphony Orchestra, sous la direction de Mirga Grazynité-Tyla (double CD Deutsche Grammophon 4862402), enregistrée à Birmingham au mois de juin 2021 ;

n° 6 (Op. 79, de 1963), par le St-Petersburg State Symphony Orchestra, sous la direction de Vladimir Lande (CD Naxos 8.572779), enregistrée à Saint-Petersbourg au mois de décembre 2010 ;

n° 7 (Op. 81, de 1964), par le Deutsche Kammerphilharmonie Bremen, sous la direction de Mirga Grazynité-Tyla (double CD Deutsche Grammophon 4862402), enregistrée à Dortmund au mois de décembre 2020 ;

n° 8 (Op. 83, « Polish Flowers« , de 1964), par le Warsaw Philharmonic Orchestra, sous la direction d’Antoni Wit (CD Naxos 8. 572873), enregistrée à Varsovie au mois de juin 2011 ;

n°10 (Op. 98, de 1968), par la Kremerata Baltica, sous la direction de Gidon Kremer (double CD ECM 2368/69 4810669), enregistrée à Neuhardenberg au mois de novembre 2012 ;

n° 12 (Op. 114, « In memoriam Dmitri Shostakovich« , de 1975-1976), par le St-Petersburg State Symphony Orchestra, sous la direction de Vladimir Lande (CD Naxos 8.573085), enregistrée à Saint-Petersbourg au mois de juin 2012 ;

n° 20 (Op. 150, de 1988), par le Gothenburg Symphony Orchestra, sous la direction de Thor Svedlund (CD Chandos CHSA 5107), enregistrée à Gotheborg au mois d’août 2011; 

et n° 21 (Op. 152, « Kaddish« , de 1991). par le City of Birmingham Symphony Orchestra et la Kremerata Baltica, sous la direction de Mirga Grazynité-Tyla (double CD Deutsche Grammophon 4836566), enregistrée à Birmingham au mois de novembre 2018.

Existent à ce jour, semble-t-il _ si je me rapporte à l’excellent site, constamment remis à jour, de Claude Torres : Musiques régénérées, recensant avec une remarquable exhaustivité la discographie de Mieczyslaw Weinberg ; ainsi, bien sûr, qu’à la liste complète des Œuvres de Mieczyslaw Weinberg _des enregistrements CDs _ pas tous disponibles cependant sur le marché aujourd’hui… _ de la plupart des Symphonies de Weinberg, à l’exception de trois _ et pour des raisons que j’ignore _,

qui sont les Symphonies

n° 9 « Everlasting Times«  (Op. 93, de 1940-1967),

n° 11 « Festive Symphony«  (Op. 101, de 1969)

et n°15 « I believe in this earth » (Op. 119, de 1977)

Si ma propension personnelle m’attire davantage vers la musique de chambre, intime, subtile, et aux voix clairement dessinées, plutôt que vers la musique symphonique, parfois grandiloquente, confuse et trop bruyante à mon goût _ sauf dans la plus délicate, fine, subtile musique française : à la Debussy et Ravel ; mais c’est bien sûr là mon goût personnel… _,

il me faut dire ici que c’est l’extraordinaire réussite du double CD Deutsche Grammophon (de 2019) 483 6566 des Symphonies n° 2 & n° 21 « Kaddish« , sous la direction de Mirga Grazynité-Tyla ré-écouté avec avidité suite à l’audition toute récente du second CD (de 2022) de cette chef dirigeant les Symphonies 3 & 7 de Weinberg (dans le CD Deutsche-Grammophon 486 2402) _, qui m’a donné l’impérieux désir de mieux connaître en l’écoutant mieux le volet symphonique de l’œuvre de ce génial et si intensément bouleversant Mieczyslaw Weinberg, au sein de la discographie dont je dispose…

Mon conseil, donc, si je puis me permettre, pour entrer dans l’univers infiniment touchant (et poignant) _ si intimement expressif _ des Symphonies de Weinberg est celui de commencer par l’écoute de cette sublimissime (et, de fait, testamentaire, en 1991) _ comme sont aussi testamentaires ces bouleversants, eux aussi, chefs d’œuvre ultimes, en 1990 et 1992, que sont les merveilleuses « Symphonies de chambre n°3 et n°4« , Op. 151 (en 1990) et 153 (en 1992) ; à écouter dans les enthousiasmantes interprétations, au choix, ou bien de la Kremerata Baltica, sous la direction de Gidon Kremer, dans le double CD ECM 2538/39 481 4604, enregistré à Riga au mois de juin 2015 ; ou bien, de l’East-West Chamber Orchestra, sous la direction de Rostislav Krimer, dans les CDs Naxos 8.574063 et 8.574210, enregistrés à Minsk aux mois d’octobre 2018 et 2019… _ Symphonie « Kaddish » Op. 152, en six mouvements, de 56′ ;

 

Mieczyslaw Weinberg, récapitulant en quelque sorte, au soir de sa vie de compositeur, et surtout sublimant là, en cette musique si incroyablement profonde, les tragiques parcours de vie de lui-même ainsi que des siens,

de par l’Ukraine, la Moldavie, la Pologne, pour ses parents ; 

puis, pour lui-même _ né à Varsovie le 8 décembre 1919 _à partir de septembre 1939 et l’invasion de la Pologne par les Nazis, et l’expansion de la Shoah, en ses errances de fuite et difficilement, plusieurs fois, rescapé _ d’Hitler, puis de Staline _, par la Biélorussie (Minsk), la Russie (Moscou), l’Ouzbékistan (Tachkent), avant de pouvoir s’installer à demeure, et vivre, et créer, et pouvoir jouer aussi, tant bien que mal, sa musique, à Moscou ;  où, malade, le compositeur décèdera, à l’âge de 76 ans, le 26 février 1996…

Et quelle musique ! que nous commençons enfin, ces toutes dernières années, notamment par le disque, et par la grâce de telles interprétations de la plus haute exigence, à bien mieux découvrir, œuvre splendide après œuvre splendide, et apprécier enfin, sans préjugés d’aucune sorte, pour elle-même ; et comme sa qualité singulière, forte et intense, le mérite vraiment… 

Ce jeudi 13 octobre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Retour sur les liens de parenté entre deux propriétaires de superbes Villas au Pyla-sur-Mer, via deux frères Leuret, Eugène (1878 – 1965) et François (1890 – 1954), et en remontant à deux soeurs Bitôt, Valentine (1852 – ?), épouse d’Alfred Lourreyt (1855 – 1913), et Thérèse-Marie (1867 – 1915), épouse de Victor-Jean-Pierre-Charles Dorlet (1858 – 1918)…

18sept

Mon échange téléphonique avant-hier soir, vendredi 16 septembre, avec Raphaël Vialard, le très remarquable historien du Pyla _ auteur d’un indispensable « Pyla-sur-Mer » en  4 tomes _,

suivi de  mes deux rencontres hier samedi 17 septembre, à 9h 30, puis à 14h – 14h 45, pour la visite magnifiquement commentée de la Villa Téthys, avec _ d’entre sa centaine d’ayants droit descendant des commanditaires de la Villa de 1927, Georges Droin (Paris, 4 février 1885 – 22 avril 1943) et son épouse (mariés à Dax, le 1er août 1910) Marie-Amélie Lourreyt ; j’ignore pour le moment les lieux et dates de naissance et de décès de celle-ci : à Dax, où son père était notaire, pour sa naissance ? à Paris, à son domicile, pour son décès ? du moins après le décès de son mari Georges Droin, « emporté en quelques jours par une congestion cérébrale en avril 1943«  ; ajoutant en sa conclusion : « Nous prions sa veuve ainsi que ses six enfants (sic) de bien vouloir agréer l’expression du souvenir ému que nous adressons à sa mémoire« , indiquait le 10 mars 1944 à l’annonce de ce décès d’un éminent de ses membres le rapport du secrétaire de la Société des Amis des Livres lors de l’assemblée générale du vendredi 10 mars 1944 (aux pages 21 à 23 de son Annuaire) _, le très remarquable et brillant Nikita Droin,

m’a amené à reprendre leurs arbres généalogiques familiaux, afin de mieux établir les liens de parenté qui les rapprochent _ je savais l’existence de cette parenté indirecte, par les Leuret, mais ne disposais pas jusqu’ici de son détail précis ; ce qui me travaillait…

Ainsi ces liens de parenté, ou plutôt d’apparentement indirect _ entre Raphaël Vialard et Nikita Droin, donc _, remontent-ils, en fait,

d’une part, à la fraternité de deux des frères Leuret :

Eugène (Châteauneuf-sur-Loire, 22 mai 1878 – Bordeaux, 22 juillet 1965)

et François (Orléans, 12 juin 1890 – Lourdes, 8 mai 1954),

fils d’Eugène Leuret (Jargeau, 5 juillet 1836 – Bordeaux, 23 octobre 1902) et son épouse Marie (dite « Maman« ) Mie Maillart (Orléans, 21 juin 1843 – Bordeaux 3 novembre 1925) ;

et, d’autre part, à la sororité de deux des sœurs Bitôt :

..

Valentine Bitôt (Bordeaux, 4 juin 1852 – ?) _ épouse d’Alfred Lourreyt _,

et Thérèse-Marie Bitôt (Bordeaux, 21 mai 1867 – Bordeaux, 24 novembre 1915) _ épouse de Victor Dorlet _,

filles de Pierre-Anselme Bitôt (Podensac, 22 mars 1822 – Bordeaux, 2 février 1888) et son épouse Catherine-Pauline Oré (Bordeaux, 2 novembre 1825 – Bordeaux, 19 octobre 1890),

elle-même fille de Jean Oré (Bordeaux, 29 décembre 1791 – Bordeaux, 5 novembre 1850) et son épouse, le 16 août 1814, puis veuve, Marie-Joséphine Loureyt _ sic _ (Figeac, 7 août 1796 – Bordeaux, octobre 1878) _ pas mal d’entre ces personnes directement parentes ou indirectement apparentées, mais pas toutes, ayant des origines (ainsi que des propriétés) bordelaises, et plus largement girondines.

Pour ce qui concerne la généalogie de l’heureux propriétaire de la belle Villa de la tranquille et très boisée Avenue de l’Eden, le très remarquable historien du Pyla qu’est Raphaêl Vialard,

le très sérieux travail généalogique _ ainsi que les 11 volumes extraordinairement détaillés de son « Itinéraire d’une famille ordinaire«  : une mine absolument passionnante de données biographiques et historiques… _ qu’il a produit sur ses ascendances familiales,

facilite bien sûr énormément la tâche _ même si elle comporte aussi encore quelques trous à combler…

Ainsi remonte-t-on immédiatement, par la mère de Raphaël Vialard, Marie-Josèphe-Isabelle (dite « Bébelle« ) Leuret (Bordeaux, 3 mars 1910 – Pessac, 13 novembre 2001),

à son grand-père maternel Marie-Marc (dit « Eugène« ) Leuret (Châteauneuf-sur-Loire, Loiret, 22 mai 1878 – Bordeaux, 22 juillet 1965) _ professeur de médecine à Bordeaux, et directeur des Thermes de Barbotan _,

fils d’Eugène Leuret (Jargeau, 5 juillet 1836 – Bordeaux, 23 octobre 1932) _ notaire à Châteauneuf-sur-Loire _ et son épouse _ ils se sont mariés à Orléans le 19 janvier 1863 _ Marie (dite « Maman« ) Mie Maillard (Orléans, 21 juin 1843 – Bordeaux, 3 novembre 1925),

parents de 12 enfants Leuret.

Eugène était le dixième d’entre les 12 enfants de ce couple Leuret ;

et le dernier des frères d’Eugène _ le douzième donc de cette fratrie _, était François Leuret (Orléans, 12 juin 1890 – Lourdes, 8 mai 1954), médecin et directeur des Constatations médicales à Lourdes _ il a aussi été Sénateur de la Gironde (MRP) de 1946 à 1948 _ ;

lequel François Leuret avait épousé le 12 juin 1920 Geneviève Dorlet (Bourges, 4 novembre 1894 – Bordeaux, 26 mars 1977),

fille de Victor-Jean-Pierre-Charles Dorlet (Chantenay – Saint-Imbert, Nièvre, 23 décembre 1858 – ?, 3 juin 1918) _ professeur de mathématiques au Lycée de Bordeaux _ et son épouse Thérèse-Marie Bitôt (Bordeaux, 21 mai 1867 – Bordeaux, 24 novembre 1915) ;

elle-même fille de Pierre-Anselme Bitôt (Podensac, Gironde, 22 mars 1822 – Bordeaux 2 février 1888) _ chirurgien, professeur d’anatomie à la Faculté de Médecine de Bordeaux _, et son épouse Catherine-Pauline Oré (Bordeaux, 2 novembre 1825 – Bordeaux, 19 octobre 1898) _ qui était la sœur aînée d’un notable chirurgien et professeur de physiologie à la Faculté de médecine de Bordeaux, Pierre-Cyprien Oré (Bordeaux, 15 février, 1828 – Bordeaux, 4 septembre 1889) :

ils étaient les deux premiers enfants de Jean Oré (Bordeaux, 29 décembre 1791 – Bordeaux, 5 novembre 1850) et son épouse, à Figeac le 16 août 1814), la lotoise Marie-Joséphine Loureyt (Figeac, 7 août 1796 – Bordeaux, octobre 1878)

_ et sur l’Avis de Remerciements et Messes qui a suivi les obsèques de celle-ci, à l’église Sainte-Eulalie à Bordeaux, tel qu’il est paru le 26 octobre 1878, dans le journal La Gironde, je remarque que parmi les familles qui remercient figure la famille Lourreyt (de Nevers) : probablement la famille de son frère Jean-Baptiste-Charles Loureyt (Figeac, 26 octobre 1812 – ?) et son épouse (mariés à La Guerche-sur-L’Aubois le 12 janvier 1853), Charlotte-Valentine Ménétrier (Charenton-le-Pont, 21 mars 1831 – Bordeaux, novembre 1871), et leurs enfants Alfred (La Guerche-sur-L’Aubois, 31 août 1855 – Bordeaux, 5 janvier 1914) et Paul Lourreyt (1860 – Bordeaux, 13 janvier 1924)… _,

à la riche et très intéressante descendance, comportant notamment des Bitôt, des Lourreyt, des Dorlet, ainsi que de ces Leuret et ces Droin, constructeurs de ces Villas Kypris  et Téthys, au Moulleau et au Pyla, qui nous intéressent ici… 

Voilà pour les liens de parenté directs et indirects _ via les frères François et Eugène Leuret : Eugène, à la différence de l’épouse (née Geneviève Dorlet, et fille de Thérèse-Marie Bitôt) de son frère François, n’ayant pas lui, ainsi que ses descendants Vialard, d’ascendance remontant à Pierre-Anselme Bitôt, à la différence des descendants de Georges-A.-Laurent Droin et son épouse longtemps dacquoise Marie-Amélie Lourreyt, fille de Valentine Bitôt et son époux le notaire Alfred Lourreyt (La Guerche – L’Aubois, 31 août 1855 – Bordeaux, 5 janvier 1914)… _ en remontant dans l’ascendance maternelle Leuret de Raphaël Vialard.

Mais si l’on se penche maintenant sur la descendance de ce couple bordelais formé de Pierre-Anselme Bitôt (Podensac, 22 mars 1822 – Bordeaux, 2 février 1888) et son épouse Catherine-Pauline Oré (Bordeaux, 2 novembre 1825 – Bordeaux, 19 octobre 1890),

on s’aperçoit que la sœur qui précède immédiatement Thérèse-Marie (née à Bordeaux le 21 mai 1867) dans la fratrie d’au moins 4 enfants Bitôt _ mais si je consulte le faire-part de décès (dit « Convoi funèbre« ) du Docteur Pierre-Anselme Bitôt tel qu’il est publié dans La Petite Gironde du 3 février 1888, il se trouve que le nombre d’enfants du défunt et son épouse dépasse ce nombre de 4 donné dans l’arbre généalogique publié par Raphaël Vialard ; et il me demeure difficile de démarquer, en cette liste de faisants-part, les enfants du défunt de ceux qui seraient seulement des neveux et nièces, ou oncles, et cousins, du défunt Pierre-Anselme Bitôt : M. et Mme Lefour, M. et Mme Paul Bitot, M. et Mme Marc Bitot et leurs enfants, M. et Mme Sarran, M. et Mme C. Baron (soient M. Camille Baron et son épouse née Amélie Oré) et leurs enfants… _ de ce couple, enfants qui sont Marie-Thérèse (née à Bordeaux le 8 octobre 1849), Valentine (née à Bordeaux le 4 juin 1852), Thérèse-Marie (née à Bordeaux le 21 mai 1867), ainsi que leur frère _ Pierre-Joseph _ Émile (Bordeaux, 5 mai 1861 – mai 1932 _ cf les Remerciements parus dans La Petite Gironde du 25 mai 1932, à la suite des obsèques et l’inhumation du Docteur Emile Bitôt, médecin honoraire des hôpitaux, mentionnant seulement, de ses proches, sa veuve (née Marie Baron : elle décèdera à Bordeaux le 31 octobre 1942, en sa 75e année, ainsi qu’en témoigne son avis de décès paru dans La Petite Gironde du 14 novembre 1942, mentionnant seulement de sa descendance Mme Marc Bitôt, ses enfants et petits-enfants) et sa belle-fille, déja veuve donc, Mme Marc Bitôt)… _), médecin à Bordeaux, que donne Raphaël Vialard dans l’arbre généalogique de cette famille… _ c’est lui, Emile Bitôt, donc, qui le premier des Bitôt et apparentés, tels les Guérin :

Marie-Catherine Dorlet (Bourges, 27 février 1892 – 11 avril 1994), fille de Thérèse-Marie Bitôt (Bordeaux, 24 mai 1867 – Bordeaux, 24 novembre 1915) et son époux Victor Dorlet (23 décembre 1858 – 3 juin 1918), et donc nièce du Dr Emile Bitôt, épousa le banquier Jules Guérin (Bordeaux, 24 mai 1876 – ?), le commanditaire de la Villa Kypris, au Moulleau, dessinée par l’architecte Roger-Henri Expert (Arcachon, 18 avril 1882 – Cérons, 13 avril 1955), et  qui a servi d’inspiration pour la Villa Téthys au Pyla ;

c’est lui, donc, le Dr Emile Bitôt qui a « découvert«  Arcachon, et s’y est installé pour des vacances, à la Villa (ou Chalet) Servantie, en bord de plage, à l’angle des actuels Boulevard de l’Océan et Avenue Sainte-Marie ; Manet y séjourna au mois de mars 1871 et y réalisa quelques belles toiles… _,

la troisième de cette fratrie Bitôt, Valentine Bitôt (Bordeaux, 4 juin 1852 – Bordeaux, 1931),

épouse _ mais j’ignore jusqu’ici en quel lieu et à quelle date eut lieu ce mariage de Valentine Bitôt et Alfred Lourreyt : probablement à Bordeaux, où résidaient les parents Pierre-Anselme et Catherine-Pauline Bitôt de la mariée, Valentine Bitôt ; le domicile mortuaire d’Alfred Lourrey, où il décède le 5 janvier 1914, et qui se situe à Bordeaux 5 Cours Tourny, est celui de son gendre médecin André Venot (Bordeaux, 31 mai 1869 – Bordeaux, juin 1923), le mari, en octobre 1901, de la fille aînée d’Alfred Lourreyt, Charlotte Lourreyt ;

je relève aussi le fait qu’a lieu à Bordeaux, à l’église Sainte-Eulalie, le 20 novembre 1891, la cérémonie des obsèques de Madame Veuve Augustine Lourreyt (dont la maison mortuaire se situe 14 rue du Hâ, à Bordeaux ; à ce qui sera aussi le domicile mortuaire de son fils cadet, Paul-Louis-Joseph Lourreyt (clerc de notaire, puis suppléant de Me Régis) , qui décèdera là, à Bordeaux, le 13 janvier 1924, à l’âge de 63 ans, comme il est mentionné dans l’état-civil du journal La Peite Gironde de ce jour…) ; une cérémonie à laquelle assistent ses deux fils, sa belle-fille et ses trois petites filles : M. Alfred et Mme née Valentine Bitôt Lourreyt et leurs enfants Charlotte, Pauline et Marie-Amélie Lourreyt, ainsi que  M. Paul Lourreyt, demeuré célibataire ;

or la généalogie publiée par Raphaël Vialard assigne comme parents à Alfred Lourreyt (La Guerche-sur-L’Aubois, 31 août 1855 – Bordeaux, 5 janvier 1941) Jean-Baptiste-Charles Lourreyt (Figeac, 26 octobre 1812 – ?) et son épouse, à La Guerche-sur-L’Aubois, le 12 janvier 1853, Charlotte Ménétrier (Charenton-le Pont, 21 mars 1831 – ?) :

je suppose donc que cette Mme Veuve Augustine Lourreyt, mère des frères Alfred (La Guerche-sur-L’Aubois, 31 août 1855 – Bordeaux, 5 janvier 1914) et Paul Lourreyt (né en 1860 et qui décèdera le 13 janvier 1924, à l’âge de 63 ans) ; dont les obsèques ont lieu le 20 novembre 1871 à l’église Sainte-Eulalie à Bordeaux,

et Charlotte Ménétrier, épouse de Jean-Baptiste-Charles Lourreyt, à La Guerche-sur-l’Aubois le 12 janvier 1853, sont une seule et même personne… Fin de l’incise. _

d’Alfred Lourreyt (La-Guerche-sur-L’Aubois, Cher, 31 août 1855 – Bordeaux, 5 janvier 1914), qui sera _ au moins à partir de 1895 (le 7 novembre 1895, « notaire à Dax« , il est élu membre titulaire de la dacquoise Société de Borda), et  jusqu’à la fin de l’année 1913, tombant alors très gravement malade ; en 1914 lui succèdera comme notaire Jules Bouvet _ notaire à Dax,

sera la mère de 3 filles Lourreyt :

Charlotte-Marie-Josèphe Lourreyt (née en 1882 ?), qui épousera à Dax le 25 novembre 1901 Jean-Baptiste-Jacques-André Venot, Professeur de Médecine (né à Bordeaux le 31 mai 1869 et qui décédera à Bordeaux en Juin 1923),

Pauline Lourreyt, qui épousera à Dax le 27 février 1905 le parisien Raoul Gallié _ petit-fils de Madame Louis Gras _,

et Marie-Amélie Lourreyt, qui épousera à  Dax le 1er août 1910 George-A.-Laurent Droin (Paris, 4 avril 1885 – 22 avril 1943), d’abord avocat, puis administrateur de sociétés, le commanditaire de la très belle Villa Téthys du 14 de l’Avenue de la Plage, au Pyla-sur-Mer ;

dont Marie-Amélie aura 5 enfants Droin _ ou 6 (?), ainsi que le mentionne (à tort ?) la notice nécrologique du 10 mars 1944 de la Société des Amis des Livres.presque un an après le décès, le 22 avril de l’année précédente, de son membre actif Georges Droin… _ ; et pour davantage de précisions sur ces descendances Droin, voir déjà ce qu’en sa détaillée généalogie, nous en présente Raphaël Vialard _ :

Jacques Droin (né avant 1914), qui épousera à Paris le 18 juillet 1935 Nicole Thorel ;

Denise Droin (Bordeaux, 11 avril 1915 – Savennières, 27 décembre 2012), qui épousera Antoine Joly, dont elle aura 2 fils, Eric (né en 1944) et Nicolas Joly (né le 23 août 1945) ;

Philippe Droin (Bordeaux, 4 juin 1918 – Sèvres, 11 novembre 2010), qui épousera Odile Fliche ;

Gilbert Droin, (Paris, 1er mars 1921 ou bien Capbreton 30 août 1922 _ – Paris 8e, 7 mai 2014), qui épousera Nathalie Ciolkovitch, dont il aura 7 enfants, dont Nikita, le cinquième d’entre eux (né à Neuilly-sur-Seine le 9 février 1961) ;

et Roger Droin (? – 10 janvier 1992), époux, à Cestas, le 12 novembre 1939, de Jeanne Beaumartin (Bordeaux 1918 – Bordeaux, 4 juin 2010) _ sur eux aussi, et leur importante descendance, j’avais mené des recherches qu’il me faudra retrouver. Olivier-Georges Droin (Talence, 17 mai 1941 – Bordeaux, 11 août 2018  _ cf mon article du 16 aoît 2018 : « «  _ était leur fils aîné…

C’est donc via deux frères Leuret, Bugène et François,

et deux sœurs Bitôt, Valentine et Thérèse-Marie,

qu’existe ce lien indirect de parenté entre Raphaël Vialard, de la serpentine et ombragée Avenue de l’Eden,

et les Droin, dont Nikita Droin _ mais aussi ses cousins Eric et Nicolas Joly _ , de la sublime Villa Téthys de la rectiligne Avenue de la Plage, au Pyla-sur-Mer…

À compléter, bien entendu, encore _ la joie de rechercher ne connaît pas la satiété…

Et à ceux seuls qui cherchent advient, de temps en temps, la joie de découvrir un peu…

Ce dimanche 18 septembre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Découvrir-écouter « Olympia » (Concerto pour accordéon et orchestre) de Karol Beffa à sa création au Théâtre des 4 Saisons de Gradignan, mardi 7 juin 2022, à 20h15, avec Félicien Brut, le dédicataire de ce Concerto

05juin

En forme de réponse concrète bien effective, bien sonore et, mieux encore, très musicale, à l’éditorial du Magazine Classica de ce mois de juin 2022,

auquel je m’efforçai de donner une première forme de proposition de réponse en ouvrant mon article du 2 juin dernier «  » par ces modestes considérations-ci, que je me permets de rappeller ici :

« Un bien intéressant article intitulé « Un éclair de lucidité » signé par Emmanuel Dupuy en ouverture, page 4 du n° 712 de ce mois de juin 2022 de Diapason,

et en commentant une tribune du compositeur Raphaël Cendo (né en 1975) parue dans Le Monde du 1er mai dernier,

fait le constat _ consterné ! _ de l’ »état de mort cérébrale« _ au moins depuis « trois bonnes décennies » ; voire même « à partir des années 1950«  _ de la musique contemporainr française ;

et « déplore le divorce durable entre la musique d’aujourd’hui et la foule des mélomanes« 

_ cf le livre si lucide de Karol Beffa « L’Autre XXe siècle musical«  (aux Éditions Buchet-Chastel) ; ainsi que le très éclairant entretien que j’ai eu avec Karol Beffa à propos de ce travail magnifique à la Station Ausone le 25 mars dernier (cf ici sa vidéo);

mélomanes dont la passion de la musique _ ainsi contrariée en sa curiosité et contrainte par pareille impasse de la création contemporaine de la musique française (issue, principalement, de Pierre Boulez : « non pas  Boulez, ce « visionnaire », mais ses« disciples » qui, prisonniers de son influence, en poste dans les institutions, n’ont pas su s’adapter ! Résultat : un immobilisme total de la pensée musicale dans les institutions censées justement l’encourager. (…) Il devient urgent de nous poser la seule question qui vaille : remplissons-nous toujours notre mission, celle de produire des œuvres novatrices, mais qui s’adressent à tous, nous parlent de nous et du présent ? J’en doute« , s’inquiétait le compositeur Raphaël Cendo)… _ s’est trouvée amenée à se tourner vers les répertoires de musique du passé, 

ainsi que les renouvellements _ désirés, et qui soient passionnément révélateurs à juste titre, forcément, pour ne pas être, sinon, tout simplement vains, comme c’est trop souvent le cas… _ des interprétations de ces œuvres,

au concert comme au disque…« …

voici, donc, ce jour,

la proposition d’un très effectif concert, pour après-demain mardi 7 juin, au Thé$âtre des 4 Saisons, à Gradignan, à 20h 15,

à l’invitation duquel créateur contemporain de musique, et de musique française, qu’est l’ami compositeur joyeux Karol Beffa, je me rendrai avec un très vif plaisir, pour y écouter-découvrir l’œuvre sienne qui va y être créée,

puisque c’est là-même que va donc être créé, oui, entre ces beaux murs-là, du Théâtre des 4 Saisons à Gradignan, à l’orée du beau bois du Parc de Mandavit, et par son dédicataire le très joyeux Félicien Brut, le Concerto pour Accordéon et Orchestre « Olympia » de Karol Beffa 

_ dont j’ignore encore la (ou les) raison(s) de ce titre ainsi donné, n’ayant pas encore demandé à Karol Beffa, et cela pour la toute simple bonne raison que j’en ignorais jusque là ce titre, « Olympia«  ;

ce titre choisi aurait-il, ou pas, quelque rapport avec le fait qu’ « Olympia« , ou « Olympias« , fut la princesse d’Épire, puis reine de Macédoine, épouse du roi Philippe II de Macédoine, qui a donné le jour à Alexandre-le-Grand ? ;

et, d’autre part, Karol a-t-il été appris qu’ « Olympia » est aussi le nom du cinéma sur l’emplacement duquel, Cours Georges Clemenceau, à Bordeaux, a été construit ce bel Auditorium, dans lequel ont eu lieu, les 24 et 25 mars derniers, les séances d’enregistrement pour le disque à paraître à l’automne prochain, pour le label Warner, dans lequel figurera cet « Olympia« -ci, ce Concerto pour Accordéon et Orchestre, composé par Karol Beffa pour son dédicataire, l’heureux accordéonniste joyeux, énergique et plein de vie, qu’est Félicien Brut ? _ ;

une œuvre qui, et je n’en doute pas un seul instant, sera « novatrice, s’adressant à tous, et nous parlant de nous et du présent« , pour reprendre les mots de Raphaël Cendo cités et commentés par l’opportun éditorial du numéro de Classica de ce mois de juin, par Emmanuel Dupuy, à propos de la création musicale contemporaine, et tout particulièrement en la France d’aujourd’hui…

Mettre en œuvre bien effective et pour le meilleur, avec une implacable exigeance de justesse et beauté, bien sûr, leur vibrante imageance d’artiste, en s’adressant à un exigeant public ouvert d’aujourd’hui, étant l’heureuse et à terme féconde injonction à laquelle répondent, au présent, les créateurs d’éternité…

Car une œuvre est toujours aussi une adresse bien réelle à quelqu’un, auquel et à laquelle, elle, l’œuvre, s’efforce de donner sa réponse singulière, avec sa propre et vraie, et haute, nécessité idiosyncrasique, hic et nunc, dans le temps donné par la vie, soit la réponse effective que vient proposer et offrir l’artiste.

Et en cela, l’œuvre est doublement un présent,

qu’il nous appartient, alors, à nous, d’apprendre, avec importante attention et même soin, à recevoir avec l’égard et toute la  justesse possible dus.

Car « Le style, c’est l’homme même« , ainsi que l’a bien formulé Buffon le 25 août 1753.

 

DES AMÉRIQUES À PARIS / Félicien Brut, accordéon & l
CLASSIQUE
MARDI 07 JUIN 2022 – 20H15

THÉÂTRE DES QUATRE SAISONS, GRADIGNAN

LA PAROLE À L’ORGANISATEUR
Après nous avoir offert un voyage Outre-Atlantique avec des compositions fameuses issues des quatre coins du continent américain Mexique, Brésil, État-Unis _, Laurent Gignoux et l’Orchestre du PESMD (Pôle Supérieur de Musique et de Danse Bordeaux Nouvelle-Aquitaine) accueillent sur scène un ancien élève du Pôle : l’accordéoniste Félicien Brut. Le public se souvient de son passage au T4S avec le Quatuor Hermès et Édouard Macarez pour le délicieux CD Pari des bretelles. Durant cette soirée, Félicien Brut va pouvoir continuer de développer un projet qui lui tient à cœur : la création de pièces pour accordéon soliste et orchestre.

Programme :

> Partie I/ (par l’orchestre du PESMD)


Arturo Márquez : Danzón nº 2 (10’) _ créé le 5 mars 1994. 
Heitor Villa-Lobos : Bachianas brasileiras n°2 (6’) _ créé en 1930.
Leonard Bernstein (1918-1990) : West Side Story – Danses symphoniques (25’) _ créé le 26 septembre 1957.

> Partie II / (avec Félicien Brut)


Astor Piazzolla : Oblivion (4’) _ créé en 1984 ; et je viens de retrouver parmi mes CDs 2 interprétations de cet « Oblivion«  par la merveilleuse Milva, et Astor Piazzolla lui-même…
Thibault Perrine : Caprice d’accordéoniste (8’) _ créé le 24 juillet 2018.
Karol Beffa : Olympia (18’) _ qui sera créé ce mardi 7 juin 2022 à Gradignan.

J’ai donc tout à fait hâte d’écouter-découvrir cette création, par son dédicataire Félicien Brut, d' »Olympia« , ce concerto pour accordéon et orchestre de Karol Beffa, qui a été enregistré, pour le label Warner, à l’Auditorium de Bordeaux, les 24 et 25 mars dernier, juste avant l’Entretien que j’ai eu avec Karol Beffa à la Station Ausone, autour de son très riche essai « L’Autre XXe siècle musical » ;

cf mon article du 7 avril dernier :

« « …

Ce dimanche 5 juin 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur