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Un premier regard de recul rétrospectif, après une première lecture, sur le passionnant très riche travail de recherche d’Etienne Jardin en son très remarquable « Exposer la musique Le festival du Trocadéro (Paris 1878) », aux Editions horizonsd’attente…

22juin

 

Voici le courriel que je viens d’adresser ce matin à Étienne Jardin,

après un premier regard de lecture sur les 384 pages de son très riche et passionnant « Exposer la Musique Le festival du Trocadéro (Paris (1878) », qui vient de paraître hier, 21 juin _ jour de la Fête de la Musique ! _ aux Éditions horizonsd’attente.

Cher Étienne,

alors que, pour qualifier la brillante singularité de votre enquête, je m’étais proposé à moi-même l’image d’une « carotte géologique à fouiller » dans la musique du XIXe siècle, à partir de l’événement ponctuel _ de cinq mois et quatre jours : les 108 séances (page 301) de concerts « exposés » de ce très riche festival de musique ont eu lieu du 6 juin au 10 novembre (page 233), avec plus de 750 œuvres jouées (page 304) _ de l’Exposition universelle de Paris en 1878,
voici que,
et à côté de votre propre métaphore du « pli à ouvrir » dans l’histoire de la musique (à la page 340 du livre, et à la page 339, l’expression a été en quelque sorte reprise, a posteriori, afin de donner son titre au sous-chapitre qui traite de cela : « Dans un pli à ouvrir dans l’histoire de la musique »), afin de « scruter une génération oubliée, certes, mais pas stérile » _ même si Étienne Jardin applique alors spécifiquement cette métaphore à la question du répertoire, avec toutes ces œuvres (dont le contenu effectif de certaines, non conservé, perdu, manque aujourd’hui !) et tous ces auteurs effacés de notre mémoire collective _,
Rémy Campos, lui, propose, à la page 10 de sa Préface, l’image superbe d’ « un sismographe (fiché dans la société française des débuts de la Troisième République) dont il fallait avoir l’idée d’analyser les mouvements »,
pour beaucoup d’entre eux quasi inaperçus jusqu’alors de la recherche historienne de la musique, assez peu curieuse jusqu’ici de ce moment précis-là, la décennie 1870, de la musique en France…
Fouiller la richesse d’une carotte géologique enfoncée et extirpée de la profondeur historique d’un sol, à la façon dont procèdent, par exemple, les archéologues pour affiner leurs datations,
ouvrir un pli, dans la double acception de ce terme : d’abord et surtout un pli (leibnizio-deleuzien) à déplier dans la richesse de ses multiples (voire infinies) connexions à révéler et comprendre ; mais aussi un courrier à parcourir et explorer dans le menu détail de ce qu’il s’avère receler !,
analyser les différentiels des variations complexes des infra-mouvements saisis d’un sismographe :
trois gestes ou opérations de recherche imaginative et méthodique fondamentalement dynamiques…
Puis savoir en proposer une synthèse ramassée, à la fois précise et éclairante pour le lecteur : ce que le livre réalise parfaitement.

Bravo !
La richesse de votre moisson est passionnante.
Francis
À suivre, bien sûr !
Ce mercredi 22 juin 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Un essai d’analyse des raisons essentielles et circonstancielles qui ont conduit René de Ceccatty à ce choix d’objet d’écriture du portrait du « Soldat indien » déchu, et des moyens mis en oeuvre pour la réalisation factuelle et sensible de cet objectif quasi a-romanesque…

03fév

Pour répondre aux tâches d’élucidation de la poiétique de René de Ceccatty en son « Soldat indien« ,

que me suis fixées hier, en mon article « « ,

c’est-à-dire les raisons du choix de ce portrait des aventures surtout militaires en Inde, entre le 9 septembre 1757 _ le débarquement du vaisseau « Duc de Bourgogne«  à Pondichéry, et l’arrivée en Inde de Léopold Pavans de Ceccatty (Quingey, 24 février 1724 – Salins-les-Bains, 3 février 1784)… _ et 1771 _ le rembarquement pour la France de Léopold, son épouse créole Marie-Jeanne Lenoir (Pondichéry, 28 octobre ou 2 décembre 1741 – fictivement Salins-les-Bains, 1835), et leurs deux filles Jeanne (Pondichéry, 30 décembre 1759 – 1838) et Marie-Anne (6 février 1764 – après 1794, où elle se marie), le Canadien Louis Legardeur de Repentigny ayant été nommé, plutôt que Léopold, gouverneur de Pondichéry dès juillet 1769, et Léopold, nommé, lui, commandant par intérim de la forteresse de Karikal ; mais « les combats terminés, il n’a plus de raisons de rester en Inde, puisque c’est un soldat« conclut, page 47, le chapitre intitulé « Pondichéry et Madras«  : Léopold forcément obéit et rentre en France, avec son épouse et leurs deux filles, toutes les trois  nées en Inde… _, de l’ancêtre Léopold Pavans de Ceccatty ;

mais aussi, et bien plus encore, le difficile retour (et ré-acclimatation et survivance) de cette famille en quelque sorte « rapatriée » _ pardon de cet anachronisme… _ dans le Jura natal du pater familias Léopold Pavans de Ceccatty, « soldat déchu » d’une guerre très lointaine finalement perdue _ sur ordre du roi, le gouverneur général de l’Inde française et chef des armées Thomas-Arthur de Lally-Tollendal l’a, lui, cette perte, payée de sa tête, tranchée en Place de Grève, à Paris, le 9 mai 1766 ; « Léopold, qui était toujours en service aux Indes en 1766, cinq ans après la chute de Pondichéry et trois ans après le Traité de Paris qui scellait la perte des Indes, mais maintenait _ cependant _ Pondichéry sous l’autorité de la France, échappa donc à l’ordalie _ voilà. Il espéra un temps récupérer le gouvernement de Pondichéry, encore éphémèrement française, mais c’est _ en juillet 1769 _ le Canadien Louis Legardeur de Repentigny qui fut nommé à sa place. Et on céda à Léopold le commandement de la forteresse de Karikal. Mon pauvre ancêtre« , lit-on page 30 _, récompensé malgré tout, in fine, à son retour en France, en 1771 _ faute d’archives retrouvées les mentionnant, le détail et les dates précises de ce retour en France font défaut, manquent _, donc, par son installation en un assez bel hôtel particulier à Salins-les-Bains, où Léopold et sa famille désormais résideront ;

et cela, je veux dire ce portrait rétrospectif du parcours de défaite du soldat déchu, est ici recomposé, tant bien que mal, dans un probable but de servir aussi d’exemple quasi atavique _ destinal… _ des échecs in fine d’installation dans les colonies d’Afrique du Nord (Algérie et Tunisie) des générations immédiatement proches _ parents, grands-parents, arrière-grands-parents : les Pavans de Ceccatty, du Jura, à Sfax, en Tunisie, dès 1903 ; les Durand de l’Albigeois, au Telagh, en Algérie, dès 1884 ; et Michel Antony, de Moncale, près de Calvi, en Corse, garde-forestier, au Telagh, avant 1896 ; avant d’être nommé en Tunisie, à Hammam Lif, puis Béja, etc. _, de l’auteur-narrateur du récit, René de Ceccatty, né à Tunis le 27 décembre 1951, et « rapatrié » en France, à Montpellier, à l’âge de 6 ans et demi _ l’avion de ce pseudo « retour en France » du natif de Tunis, avait atterri à Marignane le 28 juin 1958 (la date nous est donnée à la page 42 d' »Enfance, dernier chapitre« )…

En même temps, qu’il répond à _ et fait fi de _ l’infra légende familiale, transmise, mais avec bien peu de gloriole, d’un ancêtre qui aurait été gouverneur de l’île de la Réunion. C’est d’ailleurs sur cela que s’ouvre, page 7, l’Avant-Propos au livre, par ces mots-ci :

« Sur la foi de légendes familiales, je croyais que j’avais, nous avions, mon frère, mes cousins et moi, un ancêtre qui avait été, au XVIIIe siècle, gouverneur de l’île de Bourbon, l’actuelle île de la Réunion. (…) Sans que jamais personne, durant les deux siècles, bientôt trois, qui nous séparent de sa vie, n’ait eu la volonté et la patience d’enquêter. Un récent voyage dans cette île m’ayant séduit, car j’y voyais des caractéristiques géographiques qui m’évoquaient l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis de la Divine Comédie que j’étais en train de traduire, j’avais été conforter dans cette idée _ d’aller y regarder enfin d’un peu plus près : dans les archives et les livres d’histoire… Or, ayant entrepris le récit de ma vie, dans mes deux livres précédents _ « Enfance, dernier chapitre« , en 2017, et  « Mes Années japonaises« , en 2019 _, j’ai eu l’idée de remonter dans le passé, pour comprendre _ voilà le fin mot du projet de ce nouveau volet rétrospectif des « récits de sa vie« , de René de Ceccatty… _ la logique ou l’illogisme de l’installation de mes grands-parents dans les colonies nord-africaines. N’y avait-il pas une fatalité _ voilà… _ dans ces départs, ces défaites, ces exils, ces confrontations avec d’autres langues, d’autres cultures, d’autres modes de vie ?  » _ et bien sûr il me sera absolument nécessaire de revenir bientôt à ce foyer incandescent de la question… 

Se pose ainsi la question, puissante, mais peu visible, et en arrière-fond permanent de ce projet d’écriture du « Soldat indien« , des colonisations et décolonisations.

Ainsi, voici ce que je me permets de relever de la très parlante page conclusive, page 15, de lce décidément très riche Avant-Propos de l’auteur à son livre :

« Quant aux colonisations et décolonisations, on ne sait que trop qu’il est difficile d’en faire l’histoire sans désavouer des choix politiques anciens _ dès le XVIe siècle, pour la France, avant même les politiques clairement assumées de Colbert, Bugeaud et Jules Ferry… Ce n’est _ assez clairement _ qu’une suite d’abus, d’erreurs, de désaveux, d’oublis. Les réhabilitations, les compensations, les actes de contrition sont pour la plupart hypocrites, dérisoires, vains. Oublier _ en esquivant de se pencher sur ce passé-là _ est assurément une volonté de falsification et de réécriture _ négationniste, de fait, en ses résultats _ de l’histoire, et trop rappeler _ tels de mécaniques clichés _ est également ambigu. On se contente de demi-mesures, le plus souvent, et d’accommodements _ ambivalents, confus, et générateurs de plus encore de confusion et de détournement de sens _ avec le passé.

De cet accommodement _ voilà _, je n’ai pas voulu. Je n’ai pas voulu romancer _ c’est dit _ une histoire à partir de traces si rares, tant dans des papiers familiaux que dans des registres d’état-civil conservés aux Archives d’Outremer à Aix-en-Provence. L’hôtel familial acquis par Léopold à Salins-les-Bains, à son retour _ en 1771 _ a été transformé en gîte de luxe, l’Aristoloche, nom dérisoire qui _ en effet _ dit tout.

Ni éclat, ni silence, tel a été mon choix.

Beaucoup de dates, beaucoup de noms, qui jalonnent cette promenade dans le passé et lui donnent une allure, sinon une garantie d’objectivité.

Les êtres qui vivent _ d’une vie vraie _ dans mon imagination _ c’est-à-dire ce que je nomme l’imageance de l’écrivain profondément honnête et profondément soucieux de justesse en son travail et ses modalités _ sont ceux dont je ne connais _ mais vraiment, et en vérité _ rien d’autre que ce que quelques artistes _ écrivains, peintres, musiciens _ m’ont permis _ par les figurations vivantes et honnêtes qu’ils ont esquissées, tracées, fixées un peu, en les compositions de quelques œuvres qui demeurent et nous sont accessibles _ de connaître _ et en vérité, et vraiment, il faut y insister. Car il faut bien essayer, et le plus honnêtement et rigoureusement possible, de pallier, du mieux qu’il nous est possible, et si cela n’excède pas cet ordre du possible, les manques de traces et documents des archives quand celles-ci font défaut, les taches aveugles qui persistent dans nos efforts de figuration… Et de fait, quelques transpositions d’œuvres d’art, et à condition que celles-ci, déjà, aient été le plus honnête qu’il leur était possible d’être, peuvent nous y aider… Anjâli est _ ici _ le seul nom inventé _ pour l’ayah imaginée (à partir de l’ayah figurée dans la conversation piece de Johann Zoffany Colonel Blair with his Family and an Indian Ayah présente sur le bandeau du livre…) ramenée des Indes par Léopold et sa famille… _, les autres _ sans aucune exception _ désignant des personnages _ ou personnes ayant réellement vécu _ de l’Histoire et de la mienne« , page 15,

au final explicite de la dernière page de l’Avant-Propos.  

Mon second objectif, maintenant, est d’essayer d’éclairer en détails toute la finesse de la palette lumineuse des modalités _ disons littéraires, mais ce mot est trop étroit… _ de reconstitution _ pas proprement (ni sèchement) historique, ni éperdument romanesque, non plus _, de ce double portrait, à double versant, l’aller, en les colonies d’Inde, puis le retour, au Jura, à Salins-les-Bains, de Léopold et sa famille, en évitant, en le récit ainsi réalisé, les ficelles et artifices de mauvais goût (en vue de simplificatrices mensongères identifications des lecteurs aux personnages ainsi portraiturés) de l’excès d’incarnation du pur et dur romanesque… ;

de même que des maladresses d’anachronismes qui seraient abusifs…

Ainsi, l’usage de descriptions détaillées, et très légèrement commentées, d’images de scènes peintes (de « conversation pieces« ) heureusement transposées dans le Jura de 1773 _ Johann Zoffany (Francfort, 13 mars 1733 – Strand-on-the-Green, 11 novembre 1810) et Nicolas-Bernard Lépicié (Paris, 16 juin 1735 – Paris, 15 septembre 1784) ; voire, mais quelques années plus tard, et pour de sombres paysages, cette fois, Gustave Courbet (Ornans, 10 juin 1819 – La-Tour-de-Peilz, 31 décembre 1877), le peintre admirable des résurgences de la Loue…) ici, après le Jožef Tominc (Gorizia, 6 juillet 1790 – Gradišče nad Prvačino, 24 avril 1866) du passionnant et fascinant « L’Hôte invisible » de René de Ceccatty, en 2007… _ et habilement intégrées dans l’intrigue narrative du récit, sont-elles, alors lumineusement belles et éclairantes, en effet.

C’est donc sur ces objectifs de figuration la plus « authentique » possible _ avec ce mot et cette idée d’idéal que chérissait tant, et d’abord et surtout en les vies même, la mère de René de Ceccatty _ du passé, et ces moyens littéraires les plus honnêtes et justes-là que met en œuvre René de Ceccatty en son récit, que je veux concentrer ici mon attention…

Et le narrateur-auteur consacre en effet, au passage, au fil de son récit, et comme il aime tant le faire, de passionnantes remarques de très léger commentaire, toujours juste et incisif et éclairant, à cet effort sien de trouver divers moyens, et qui soient les meilleurs et les plus honnêtes et rigoureux possible, y compris de descriptions d’ordre pictural, à ses essais de figuration-saisie par son écriture de « formes » fugaces, particulièrement intenses, en leurs éclats et leurs éclairs, à destination d’une aide aux représentations-incorporations des figures présentées, par les lecteurs-récepteurs les plus éveillés possible de son livre…

Un peu à la Brecht.

Et c’est peut-être même là l’objet principiel et principal, fondamental, de ce livre-ci _ même si ce n’est pas tout à fait nouveau dans le travail de figuration-écriture de René de Ceccatty ; je pense ici à ces assez nombreuses parenthèses et incises de lumineuse auto-réflexion sur sa dynamique d’écriture, tout au long, par exemple, des 432 pages de ce chef d’œuvre si riche qu’est Enfance, dernier chapitre _ :

cet effort de saisie-figuration _ de la part de l’auteur, à son écritoire, en son cahier acheté à Mégrine, ici ; mais aussi de la part de son lecteur, en sa lecture… _ du jeu ultra-rapide et saisissant, pour qui les reçoit, de forces et  formes mentales extrêmement furtives, fuyantes, à peine entr’aperçues, mais si intenses et fascinantes, si puissamment prégnantes pour qui ne les fuit pas, mais désire les affronter vraiment, s’y confronter en vérité, les recevoir vraiment, à l’image de ces images quasi hors de saisie (et ressouvenir) des rêves de la nuit, dont ne demeure, au réveil, que la déception d’une aveuglante queue de comète enfuie et maintenant disparue…

Ce qui ne manque pas de m’évoquer le si beau poème de John Donne, que je n’ai pas oublié :

 

« Go and catch a falling star,
    Get with child a mandrake root,
Tell me where all past years are,
    Or who cleft the devil’s foot,
Teach me to hear mermaids singing,
Or to keep off envy’s stinging,
            And find
            What wind
Serves to advance an honest mind.
If thou be’st born to strange sights,
    Things invisible to see,
Ride ten thousand days and nights,
    Till age snow white hairs on thee,
Thou, when thou return’st, wilt tell me,
All strange wonders that befell thee,
            And swear,
            No where
Lives a woman true, and fair.
If thou find’st one, let me know,
    Such a pilgrimage were sweet ;
Yet do not, I would not go,
    Though at next door we might meet ;
Though she were true, when you met her,
And last, till you write your letter,
            Yet she
            Will be
False, ere I come, to two, or three.« 

Et je commence donc par revenir, à nouveau, sur cette ouverture capitale et clé, à la page 12 de l’Avant-propos à ce « Soldat indien » :

« L’histoire de Léopold et le rapport _ décisif, exemplaire _ que j’entretiens avec elle sont des formes _ mais quasi informes : a-figuratives, et a fortiori a-romanesques ; telles des taches aveugles, des blancs _ d’effacement _ tant de l’Histoire générale, que de l’histoire familiale, et peut-être aussi de l’histoire personnelle de René de Ceccatty (mais, bien sûr, pas que de lui !) : cf la citation magnifique de Scott Fitzgerald (dans « La Fêlure« ) sur laquelle s’est penché et a glosé Gilles Deleuze, dans un de ses appendices à « Logique du sens«  « Toute vie est bien entendu un processus de démolition«  _  accepté, mais aussi de lutte _ protestataire _ contre l’oubli _ voilà. J’ai voulu, à ma manière, résister _ voilà ! _ à la profanation. Voilà la raison pour laquelle j’ai mis en regard _ voilà : mettre en regard, en regards réciproques ; c’est mieux que simplement relier ou mettre en connexion ; les regards qui regardent vraiment sont actifs… _ la profanation des tombes du cimetière de Mégrine , aux bords du lac de Tunis, et cette résurrection _ par le récit de ce « Soldat indien«  _ d’une figure mineure du passé _ historique de l’Histoire des Indes françaises : la figure de Léopold Pavans de Ceccatty, capitaine du régiment de Lorraine ; une figure souvent présente, mais sans que son nom soit nommé ; simplement sa fonction au sein de l’armée des Indes… Cette figure, je n’ai pas voulu, comme on aurait été en droit de s’y attendre de la part d’un écrivain, lui donner une forme biographique, ni une forme romanesque _ les figures devant, en effet, prendre au moins quelque forme, pour pouvoir être fixées, saisies et conservées au moins un moment, et retrouvées, en la mémoire, ou en une œuvre un peu stabilisée ; mais laquelle, ou lesquelles formes ? Et comment ? Par quels moyens ?.. De quels instruments qui soient le mieux adéquats possibles dispose donc, en sa palette, un écrivain tel que René de Ceccatty ?.. Nous allons donc découvrir, au fil de son récit, les moyens que celui-ci s’est trouvé, a inventés ou fait siens, et réunis, pour ce projet propre, assortis, au passage, mais sans lourdeur, de quelques précieux commentaires sur ce travail de figuration de ces fulgurantes formes furtives fascinantes, si difficiles à saisir et figurer, j’y insiste...

J’ai voulu l’aridité d’un récit qui ne cache ni ses manques _ de références historiques et biographiques factuelles _ ni ses difficultés _ d’écriture la plus adéquate possible à ce projet-ci _ à faire renaître _ à la représentation intriguée du lecteur _ un homme obscur«  _ un homme sans qualités suffisamment distinctives pour nous lecteurs d’aujourd’hui ; mais simplement à sa place, en sa fonction, au sein d’opérations militaires.

… 

(…) Comme cela m’est arrivé plusieurs fois dans d’autres livres _ tel, par exemple, « L’Hôte invisible«  _, j’ai eu surtout _ et c’est à relever _ recours à des œuvres picturales.

Ici pour imaginer les derniers jours de Marie-Jeanne Lenoir, la veuve _ en 1784 : elle survit à son mari _ de Léopold, et de ses deux de filles _ toutes les trois nées en Inde, en 1741, 1759 et 1764, et transplantées en France, dans le Jura, à Salins-les-Bains, en 1771… Trois tableaux m’ont _ ainsi _ servi de fils conducteurs : une œuvre de Johann Zoffany, Colonel Blair with his Family and an Indian Ayah. Johann Zoffany est célèbre pour ses conversation pieces, tableaux de famille dans un intérieur. (…) La deuxième œuvre est celle de Nicolas-Bernard Lépicié, autre contemporain, vivant dans le Jura, lui aussi auteur de conversation pieces, comme le Portrait de la Famille LeroyEnfin, la troisième est de Gustave Courbet qui vivait dans la même région _ le Jura, avec ses cluses et ses résurgences étranges de rivières _ que Léopold. Il s’agit du Ruisseau Noir dans la Vallée de la Loue.

Ces tableaux m’ont aidé _ à une première figuration, pour soi _, ainsi _ aussi _ que de nombreuses estampes indiennes collectionnées par Abraham Porcher des Oulches que Léopold avait probablement croisé à Karikal.

La rêverie finale _ en 1835 _ sur le tableau qu’auraient fait ensemble _ en 1773, à Salins-les Bains : soit déjà là deux fictions… _ Nicolas-Bernard Lépicié et Johann Zoffany, et sur la mort _ très peu après, en 1835 _ de Marie-Jeanne, et plus tard _ à Dampierre, près de Saumur _ d’Anjali, l’ahah ramenée des Indes _ un personnage d’ayah inventé, par comparaison avec la conversation piece de Johann Zoffaly comportant « an Indian Ayah« … est la seule partie _ purement _ imaginaire de ce livre qui ne se veut pas romanesque, car son sujet _ nous y voilà ! _, loin d’être l’incarnation d’un passé qui a laissé peu de traces, est au contraire l’effacement de figures _ voilà ! un effacement à combattre et donner à regarder… _ vouées _ cela réclamant peut-être un surplus d’explication _ à l’échec et à l’oubli.

Notre mémoire familiale _ sujette à plusieurs tragiques ruptures successives (Alphonse, Valbert, Bernard), très volontaires et assumées, de transmission de cette mémoire familiale des Pavans de Ceccatty, et donc appuyée sur de fortes volontés d’oubli de ce passé familial ; de refus de s’y rapporter et de le cultiver… ; et en cela René de Ceccatty a bien conscience de, par ce travail présent, briser même un tabou… _, elle-même se chargea _ en effet : d’abord par Valbert, puis par son fils Bernard _ de se désintéresser de celui _ Léopold, donc : le soldat vaincu et déchu… _ auquel pourtant tant de personnes à travers les siècles durent _ génétiquement au moins _ leur existence«  _ ainsi que la perpétuation et persistance encore aujourd’hui simplement de leur nom : Pavans de Ceccatty.

Pour l’auteur, dès la page 19, l’effort de retenir et fixer un peu ces formes puissantes mais terriblement évanescentes et fuyantes, est semblable à l’effort fait « à chaque aube ou au cœur de la nuit, quand réveillé par un rêve, je tente de fixer ces visions nocturnes, tout en sachant que, pour les mémoriser, je les simplifie et les déforme _ cf ici les analyses freudiennes des processus du travail du rêve, et des efforts, ensuite, pour tenter d’interpréter ce que l’on a pu en retenir… _, en espérant en tirer un récit compatible avec l’idée même de narration (personnages, lieux, actions, dialogues), mais je sais bien que c’est alors une illusion qui se substitue à une autre illusion.

(…) Mais je feins de reconstituer la forme de ce fantôme, comme si j’étais capable d’y voir encore une figure reproductible, et je tente de la décrire, alors que si je ressens une émotion, c’est précisément celle de voir disparaître la forme _ voilà ! _, et d’accepter que le passé soit mort ;

tout comme, lorsque je rêve de maman, de mes grands-mères, l’une ou l’autre avec une certaine équité, je sais, je sais avec une si douloureuse assurance qu’elles sont mortes et ne me visitent dans mon sommeil que pour me le redire et m’inciter à souffrir de leur mort, mais non de leur effacement.

Elles ne sont _ certainement _ pas effacées.

De même cette résurrection de la colline de Kagurazaka vient me redire que ces sons, ces sensations ne se sont pas effacés, mais que ces jours-là sont morts c’est-à-dire passés, remplacés par bien d’autres depuis ; et c’est bien là une des fonctions principales de l’oubli…. D’une mort toutefois différente de celle que l’on croit, dans les moments les plus sombres de la réflexion sur ce que l’on a écrit, avoir provoqué en figeant, ligne après ligne sur la page, le trésor furtif _ voilà ! _ de la mémoire ou du rêve. Cette mort-là, que l’on peut qualifier de traîtresse (car il n’est pas de littérature qui ne soit, ne fût-ce que par l’acte de publication, suspecte de trahison ou du moins d’imperfection, et donc d’infidélité et d’échec), n’est donc pas irrémédiable. C’est une demi-mort.

Et voilà que reviennent à un semblant de vie _ voilà ! _, dans un éclair (impossible à mesurer, inquantifiable donc et peut-être immatériel, intemporel, cela même qui, tout en exprimant le temps, y échappe), ces signes de l’entrée dans la nuit« , page 21.  

Et en conséquence de ces divers processus-là, ceci, page 23 :

« Au va-et-vient capricieux et inéluctable de ma mémoire _ involontaire et malicieusement anarchique _, je dois me soumettre, me résigner : j’en ai la preuve chaque nuit, au cœur de la nuit ou au petit matin, parfois quelques minutes seulement après m’être endormi, comme si la bête dans la jungle du rêve m’attendait tapie pour envahir mon cerveau et le paralyser à sa manière aussi efficacement qu’une rupture d’anévrisme« …

Au chapitre « Le Soldat déchu« , aux pages 63 à 66,

René de Ceccatty précise les quelques moyens qu’il a utilisés pour se figurer _ et nous donner à nous représenter, nous lecteurs, à notre tour _ le « destin militaire« , aux Indes, de 1757 à 1771, de son ancêtre Léopold :

« Barry Lyndon de Thackeray, La Conquête du Paradis de Judith Gautier et Voyage à l’île de France de Bernardin de Saint-Pierre, voilà ce qui, ajoutés aux Fragments sur l’Inde de Voltaire, aux pièces du procès de Lally-Tollendal et aux témoignages de Bussy, d’Anne -Antoine d’Aché, du chevalier de Soupire avec qui Léopold s’était embarqué, le 30 décembre 1756 pour l’Inde, voilà ce qui me donne une idée _ un peu mieux figurée _ du triste destin d’un militaire qui de dix-sept à quarante-sept ans a combattu dans des guerres de succession qui ne le concernaient pas _ mais qu’en est-il donc des militaires de carrière ? _, et pour l’honneur d’une France à laquelle sa Franche-Comté natale n’avait été rattachée que par l’arbitraire des traités de paix _ en l’occurrence celui de Nimègue, en 1678 _ avec l’Espagne et l’Autriche et la Pologne et l’Angleterre et la Russie.

Pauvre fils des comtes de Venise, ballotté sur l’Océan indien, se mariant à une créole des Indes orientales où il avait été envoyé avec son régiment de Lorraine, dans son joli uniforme à collerette rouge sur une étoffe blanche garnie de bleu.

Mais des dix années indiennes _ de 1761 à 1771 _ qui ont suivi la chute de Pondichéry _ le 16 janvier 1761 _, et des treize franc-comtoises à Salins-les Bains _ de 1771 au 3 février 1784 _, de ces vingt-trois années-là de loin les plus romanesques (dont Marie-Jeanne Lenoir aurait pu être la mélancolique narratrice déchirée par l’éloignement de l’Inde _ lumineuse _ dans le _ sombre, noir _ paysage franc-comtois qui inspirerait Gustave Courbet) aucune archive ne conserve les traces.

Balzac, Stendhal, Leopardi, à l’aide !

Est-ce-à-dire que Marie-Jeanne la créole et Léopold le soldat déchu, l’anonyme des pamphlets, deviendraient, ces deux ombres hantant à Salins-les-Bains l’hôtel particulier qui leur revint, plus proches _ et telle est en effet la formidable puissance de vérité des vertus de présence de l’imageance magique des Arts ! quand ils sont authentiques… _ de moi que _ malgré ce cahier d’écolier tunisien sur lequel j’écris _ mon enfance dont je visite hâtivement _ à Mégrine, au mois d’avril 2019 _ la dévastation : terrain vague et boueux près du « café Hollywood », cimetière profané ?« , page 66…

Anticipant peut-être alors cette phrase de la page 122 :

« Jeanne écoutant à la porte de Nicolas et Johann est plus vivante _ mais oui ! _  que moi-même à mes propres yeux _ voilà ! et c’est là une manifestation de la phénoménologie vécue et assumée, incorporée en quelque sorte en le regard sur lui-même et le réel, de René de Ceccatty… _, cherchant le sommeil dans la villa bleue » _ de Mégrine avant juin 1958…

Et cette autre, aussi, des pages 122-123 :

« La vision, elle réelle _ encore que l’éloignement de cette expérience dans le temps (car un an _ entre avril 2019, du voyage à Tunis et Mégrine, et avril 2020, de l’écriture de cette page _ est beaucoup pour un événement aussi ténu) la rende irréelle, imperceptible à tout le moins _ de la dévastation du jardin de la villa bleue (…) avait, non seulement du fait de sa dévastation, mais aussi de l’affreux étirement du temps, moins de réalité _ et voilà l’élément fondamentalement décisif de cette phénoménologie incorporée de René de Ceccatty _ que cette Anjâli _ fictionnelle _ plus mûre que son âge ne devrait le permettre, petite Indienne enlevée à sa terre et aux siens, que Léopold, pauvre militaire raté, réduit à ce rôle de rentier pensionné, géniteur amer, que sa femme Marie-Jeanne, multipliant là-bas et ici ses grossesses, que Jeanne et Marie-Anne sacrifiant leurs souvenirs _ de la lumière d’Inde _ à leur vie future de femmes mariées aux frères Girod, de noblesse récente, mais nantie« …

« Plus proches« , page 66 ; « plus vivante« , page 122 ; « moins de réalité« , page 124 :

soient des expressions qui nous parlent de la magique puissance de l’Art, quand il est à son meilleur _ et son authenticité la plus grande…

Et page 69 :

« L’oubli : ce qui nous menace tous. D’en être l’objet, bien sûr, mais aussi l’origine.

Je lutte, sans doute parfois artificiellement, contre lui. Lorsque je fouille dans les archives de mon pauvre aïeul Léopold, cherchant avec tant de mal des traces de sa carrière militaire dans les Mémoires sur Tally-Tollendal, Soupire, Bussy, dans les histoires de la guerre de Sept Ans, dans celles de la conquête des Indes et de la chute de Pondichéry ; quand je cherche son miroir chez Thackeray, Judith Gautier, Bernardin de Saint-Pierre, Voltaire, et peu à peu _ aussi _ (mais je résiste, je résiste) dans mes propres souvenirs _ aussi _, quêtant des équivalents _ voilà ! et forcément : peut-on en faire totalement l’impasse ?.. _ de son séjour indien dans mes propres expériences orientales, dans mes lectures, de ses voyages en mer dans mes propres voyages, de sa soumission aux ordres militaires dans ma propre conception d’une discipline professionnelle et dans mon refus obstiné de l’exercice du pouvoir« …

Avec cette réponse-ci, dès l’ouverture du chapitre suivant, à la page 70 :

« Oui, je lutte contre son oubli, mais je refuse de faire de lui, de ce que je glane de sa vie, une marionnette romanesque.

Et pourtant j’aimerais faire revivre _ voilà : par la magie de l’écriture vraie… _ Marie-Jeanne, la créole des Indes arrivant au Jura, avec ses deux filles, Jeanne et Marie-Anne, et leurs habitudes indiennes, se retrouvant dans le climat hostile de la Franche-Comté et entre les étroits murs de l’hôtel de Salins-les-Bains, vieil hospice médiéval, acquis par Léopold et sans doute rénové à la hâte. (…) Comment étaient-ils tous passés du golfe du Bengale à l’ennui des vallonnements du Jura ? (…) Pauvre Léopold, ombre du héros anonyme qu’il avait été à Madras, à Pondichéry, à Karikal…« 

Et c’est en effet cette idée de faire appel à des comparaisons avec des tableaux _ de Zoffany, Lépicié, et indirectement Courbet _ décrits, qui va faire démarrer la partie imaginée du roman :

« Le roman peut commencer« , lit-on, page 82, en conclusion du chapitre « L’Ayah« …

Et : « Rien n’est plus enivrant pour un romancier que l’invention d’un peintre. Balzac, Henry James le savaient. Zola, Stendhal eux-mêmes et, au Japon, Sôseki« , lit-on, page 85.

« La musique est l’absolu de l’expression du sentiment et la transfiguration de la conscience du temps. La peinture est l’idéal de la description : lumière, regard, organisation de l’espace intérieur et de l’espace extérieur« .

Page 125, René de Ceccatty, au décisif chapitre intitulé « La seule réalité possible« , poursuit et développe son idée de l’étrange puissance magique de l’Art, quand il est à son meilleur,

dont j’ai relevé plus haut des exemples, aux pages 66 : « Plus proches« , 122 : « plus vivante« , et 124 : « moins de réalité » :

« Pour moi, le passage fortuit _ purement fictionnel, à Salins-les-Bains en 1773, auprès de la famille de Léopold Pavans de Ceccatty _ des deux peintres _ Johann Zoffany et Nicolas-Bernard Lépicié _ est la seule réalité possible _ à l’exclusion, donc, de tout transmission génétique ! _ qui m’unisse _ voilà _  à elles, à eux. Et quand elle se marient _ Jeanne et Marie-Anne, en 1782 et 1794aux deux frères de Miserey _ Charles-Armand Girod de Misereyet de Rennes Charles-Gabriel-Léonard Girod de Miserey _, je les abandonne, elles ne me sont plus rien.

Quand Jeanne oublie Nicolas, oublie la toile roulée au grenier, oublie qu’elle a écouté à la porte des deux amis murmurant avant de s’endormir, elle ne m’est plus rien. (…)

Et cela m’amuse, parce que pense à Marguerite Duras, je pense à Sigalon à Rome dans les années 1835 _ sur Sigalon à Rome, et Stendhal, et Michel-Ange, cf l’admirable « Objet d’amour«  de René de Ceccaty, en 2015 ; et mon plus qu’enthousiaste article du 24 mai 2016 : « «  _, parce que je suis familier du monde de la peinture. (…)

Et c’est ce qui fait que la réalité est là, dans un tableau même imaginaire, plus que _ voilà ! voilà ce que sont les divers degrés de réalité qui nous parlent et qui nous concernent vraiment ! _ dans des archives, plus que dans le sang (à supposer que le même sang coule dans mes veines que dans celles de Marie-Jeanne Lenoir.

Et qu’elle est surtout là, dans ce cahier tunisien acheté à Mégrine, près de la gare de Sidi Rezig _ ou est alors en train de s’écrire, voilà !, en avril 2020, ce beau « Soldat indien« …

Et je me rappelle le ton que prenait naturellement maman, pour prononcer ce nom de Sidi Rezig, un ton à la fois ironique et parodique où pointait une forme de désespoir et de désabusement _ oui _, comme lorsqu’elle évoquait sa première affectation à Foum Tataouine, comme institutrice avant le retour de papa de New-York« , page 126.

Au chapitre « Les Ruines« , aux pages 127-130, René de Ceccatty revient sur l’expérience de son nouveau retour sur les lieux _ dévastés _ de la Mégrine de son enfance , ce 12 avril 2019, et fait à nouveau le lien entre cette expérience-là et le travail qu’il va réaliser _ et aura réalisé, par la recherche et l’écriture, en 2020-2021 _ sur le destin indien et post-indien de son ancêtre Léopold…

Pages 129-130 :

« Le cahier d’écolier _ acheté près de la gare de Sidi Rezig ce 12 avril-là _ était le seul objet qui me procurait une sensation d’appartenance non à un pays, ni à une fonction, ni à une identité, mais à un rôle _ voilà : à tenir, endosser ; le rôle « tenant«  et faisant sien celui qui se trouve l’endosser. Appartenir à un rôle : voilà de quoi donner profondément à méditer.

Or ce n’était pas ce cahier qui rendrait _ vraiment, en quelque sorte _ ma présence dans les ruines (que mon frère _ Jean Pavans _ trouverait, quand je lui en montrerais les photographies, si pauvres et désolées qu’il ne comprenait pas que je n’aie pas voulu en détruire le souvenir, comme une part sinon honteuse ou indigne, du moins affligeante, de notre passé, de notre origine qui traduisait toute l’implacable déchéance des générations depuis deux siècles, déchéance accrue par la déshérence _ de ces lieux _ successive à la colonisation et à la décolonisation : cet abandon, cette misère, cette absence impersonnelle, cela ne ressemblait à rien _ sauf que c’était peut-être précisément ce rien qu’il importait de révéler, de ne pas esquiver, effacer, oublier, fuir… _) :

tout au plus ce cahier m’offrirait-il l’illusion _ voilà… _ de consolider _ par le constat de fait dont il allait témoigner noir sur blanc _ cette furtive expérience d’un séjour si pauvre, si décevant qu’il fallait que le remplisse d’un autre passé que le mien, celui d’une famille imaginaire fantasmée, donc, pour l’essentiel… _ même si les archives d’état-civil peuvent témoigner du lien sinon sanguin, car une fois encore qui sait ?, du moins légal, qui m’unit à Léopold et à ses femmes créoles, comme aux quelques noms qui, avant et après lui, sont à des variantes près de prénoms et d’orthographe le mien et celui de mon frère et de mes cousins. Et à vouloir chercher des points communs, on perd toute personnalité » _ mais ces « points communs« -là, même trouvés et avérés, dissolvent-ils nécessairement pour autant toute singularité un peu personnelle ? Étouffent-ils la moindre liberté de sujet de la personne ?.. Voilà aussi une question que l’on peut se poser.

Qu’est-ce donc qu’un atavisme ? Et quelle est sa portée, en plus de sa teneur ?

N’y a-t-il donc rien du tout à en tirer ?..

Qu’en dirait le moine Dôgen ?

Ce jeudi 3 février 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (V)

09juil

En hommage à Claude Lanzmann
(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté jeudi 5 juillet dernier,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le cinquième volet :

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le samedi 29 août 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages”.

En conclusion (V) de « mon » petit « feuilleton de l’été » :

lire et relire cet immense livre, inrésumable, et heureusement !,  qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

je voudrais mettre un peu en évidence l’ »art du temps« 

_ sinon sa « maîtrise«  (« j’ai été maître du temps », vaudrait-il mieux dire, plutôt que « j’ai été LE maître du temps« , page 234, à propos des douze ans de la réalisation en forme de « course d’obstacles«  de « Shoah«  ) : si tant est que celle-ci, la « maîtrise« , soit jamais, étant de l’ordre, oxymorique (comme tout ce qui est « le principal » !), de ce que Georges Bataille appelle « l’impouvoir«  !.. _

l’ »art du temps » auquel a peu à peu « appris » à « se former » Claude Lanzmann,

tant pour « exister » lui-même _ d’abord « survivre«  (pendant la guerre et la résistance), et puis s’épanouir _ en tant qu’individu vivant, « survivant« , et en tant que personne,

que pour « réaliser« , opus après opus, son œuvre _ inachevé à ce jour : à poursuivre ! _ d’ »auteur » :

faut-il désespérer, en effet, de le voir « s’attaquer » _ page 329 _  bientôt, ou jamais,

à un nouvel opus (cinématographique !)

a priori  _ une nouvelle fois ! _ « impossible« 

_ « je ne cessais pas de penser avec entêtement à ce film impossible« , se dit-il à chaque minute des quatre jours de son nouveau séjour, après celui de six semaines d’été, en 1958,  à Pyongyang (Corée du Nord) en septembre 2004 : page 338 _ ;

mais qu’il « esquisse » cependant, bel et bien _ et c’est passionnant ! _ au final, superbe, de son chapitre XIV, aux pages 329 à 342 :

« On m’avait tellement dit _ de la « brève rencontre » (ou la « folle journée » ! ) avec Kim-Kum-sung, de « fin août 1958«  à Pyongyang _ : « Quel film ce serait ! « 

que j’y avais réfléchi,

me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction,

je m’attaquerais _ voilà ! _ à ce pan de mon histoire personnelle

_ = cette « brève rencontre« , page 326 :

« j’avais vu autrefois un film anglais de David Lean intitulé « Brief encounter« (« Brève rencontre« ), avec Trevord Howard et Celia Johnson ; et je ne pensais jamais à Kim sans l’évoquer.

Étonnamment, je revis ce film avec Sartre dans une salle d’art et d’essai, à Montparnasse je crois, et nous sortîmes tous deux en pleurs. Nous étions aussi  fleur bleue l’un que l’autre« , page 326 ;

ou cette « folle journée« , page 343 :

« Jamais septembre parisien ne fut plus glorieux que celui qui suivit mon retour d’Asie _ cette fin d’été 1958. J’aurais dû quitter la ville à peine revenu : le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides de me revoir, avides de récits. Il avait été convenu que nous prolongerions en Italie les vacances jusqu’au début octobre. Mais je ne pouvais pas partir ; quelque chose me retenait ; j’avais besoin d’être seul, de flâner à ma guise dans Paris, de jouir des forces que je sentais neuves en moi et d’une liberté encore inconnue.

Je n’étais plus le même ;

la folle journée

_ voilà donc l’expression : à la Beaumarchais et à la Mozart ! cette fois ! Au passage, je m’étonne un peu que jamais le nom de Mozart, ni celui du prince des lièvres, « Leporello«  (en son « Don Giovanni« ), ne vienne à la bouche,ni, même _ « Madamina !.. » , dans le chant (pour l’ »air du catalogue »), de Claude Lanzmann !.. _

la folle journée, donc,

avec Kim Kum-sun m’avait modifié en profondeur ;

et c’est seulement dans l’atelier de la rue Schœlcher _ celui de Simone de Beauvoir _ que j’en prenais pleinement conscience. A Capri, le Castor s’impatientait…« , page 343 ;

la folle journée, je poursuis,

avec la très belle infirmière Kim Kum-sun

(« ravissante »

est le mot qu’emploie rétrospectivement Claude Lanzmann à la première des sept « apparitions« , un « lundi, à huit heures du matin« , dans sa chambre à l’hôtel,« l’hôtel Taedong-gang«  (à Pyongyang),

de l’infirmière,

flanquée de l’interprète, Ok, et de « cinq hommes à casquettes » : « ils sont six en tout, tous au centre de ma chambre, prêts à observer sourcilleusement chaque moment, chaque détail de l’action«  : une « injection » « dans le fessier, de vitamines B12 1000 gammas. C’est mon ami Louis Cournot qui, dans son cabinet de la rue de Varenne, face au Musée Rodin, m’avait prescrit cette cure » ; « j’avais emporté sept ampoules et la prescription médicale« , page 294 ;

et « d’une insolente et insolite beauté« 

est l’expression qu’il emploie, page 296, lors de son ultime « apparition« , le dimanche, cette « folle journée ! « , donc, pour « l’injection ultime » (qui « devait avoir lieu le lendemain, dimanche« ) ; « je me disais que l’infirmière, en l’absence d’Ok

_ l’interprète, en permanence présent, mais requis pour accompagner, ce dimanche-là, le reste de la « délégation » (« la première délégation occidentale invitée par la Corée du Nord, cinq ans après la fin de la guerre » de Corée, page 285…) des visiteurs français à« un pique-nique à la campagne«  auquel Claude avait réussi à se soustraire (« je renonçais au pique-nique : ayant vu trop de gens et trop parlé depuis un mois, j’avais décidé de rester seul ; ce qui serait la meilleure façon de me reposer : il fallait me comprendre…« , page 296) … _,

je me disais que l’infirmière

serait flanquée d’une ou plusieurs casquettes.

Rien ne se produisit comme je l’escomptais. A dix heures pile, on frappe, j’ouvre, nulle casquette, mais elle seule ; elle métamorphosée, méconnaissable ; elle une autre ; vêtue à l’européenne d’une jupe légère et colorée, les seins débridés saillants sous le corsage, nattes escamotées, ramassées en chignon, cheveux bouclés sur le front, la bouche rouge très maquillée, d’une insolente et insolite beauté« , donc :page 296)

« On m’avait tellement dit « Quel film ce serait ! » que j’y avais réfléchi, me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction, je m’attaquerais à ce pan de mon histoire personnelle

_ = la « brève rencontre« , chacun des sept jours d’une semaine de fin du mois d’août, pour une piqûre intramusculaire de vitamine B 12 1000 gammas,

et surtout « la folle journée« , le dernier jour, le  dimanche,

de, et avec, la très belle infirmière Kim Kum-sun à Pyongyang,

à la place d’« un pique-nique à la campagne, passe-temps favori des Coréens« , qui avait été « prévu pour la délégation«  française en visite on ne peut plus officielle en Corée du Nord, alors, et pour rien moins que six copieuses semaines :

« notre venue était clairement un événement, voulu et regardé comme tel« , page 291 ; et « le programme du voyage en Corée

_ dont  deux rencontres avec Kim Il-sung, « le Grand Leader » (« avec qui nous dînâmes deux fois en sacrifiant au cérémonial des réceptions d’État« , page 292) _

était intéressant, effrayant quelquefois, fatigant, éreintant même. Visites de deux ou trois usines par jour, plusieurs exposés, discours d’accueil, discours d’adieux, échange de cadeaux«  ; « il m’arrivait de prendre la parole trois fois par jour« , page 292 ;

« à la fin août 1958« , page 310 _

me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction,

je m’attaquerais _ plus de cinquante ans plus tard, à ce jour, par conséquent ! et cinématographiquement, surtout ! _  à ce pan de mon histoire personnelle,

entrelacée à la grande Histoire« , page 329 ;

un entrelacs présent, c’est à noter, dans tout l’œuvre (cinématographique) lanzmannien ! _ ;

mais « pan«  qu’il est difficile, dit aussi Claude Lanzmann, de seulement « résumer«  :

« Il m’arriva de raconter _ déjà par les mots _ à des amis ma brève rencontre _ sans guillemets ici _ avec Kim ;

mais cela _ déjà, avant le passage même au medium du film de cinéma… _ n’était possible

et n’avait du sens

_ voilà ! à l’heure du « il faut tout faire vite«  ;

cf là-dessus les travaux percutants de Paul Virilio ; par exemple le tout récent « Le Futurisme de l’instant _ stop-eject«  _

que si j’avais la possibilité de la raconter longuement ;

cela ne se résume pas« , page 326

_ sur la « manie » des « résumés«  (des gens « pressés« ), cf Montaigne, « Essais« ; Livre III, 8 : « tout abrégé d’un bon livre est un sot abrégé«  _ ;

tout en précisant _ page 330 _ et cette fois à propos du « passage » au récit proprement cinématographique ! :

« Je n’étais pas sûr

ni d’être capable de mettre en scène ce qu’impliquait un tel passage _ cinématographique : là était le défi !.. _ à la fiction _ cinématographique, donc ! soit un défi à la puissance 2 !! _,

ni, plus profondément

_ mais cela n’est pas neuf : cf les précédents « sas » de doute : et au moment de se lancer, ou pas, dans l’entreprise de « Pourquoi Israël« , lors du voyage à Jérusalem, en novembre 1970 (et avant la rencontre d’Angelika Schrobsdorff) ; et au moment de se lancer, ou pas, dans l’entreprise de « Shoah« , lors de la « pascalienne » « nuit de feu« parisienne de Claude Lanzmann, « au début de l’année 1973 » :

il faut aussi du courage pour se lancer dans l’ »opaque« = un peu plus que le « vertige » à surmonter de la (déjà un peu reconnue)  mallarméenne « page blanche«  ; pouvant, en sa « dépression« , mener, même

 _ cf, en ce « Lièvre de Patagonie« , l’épisode, quand Claude Lanzmann était « au plus mal » (page 231), en 1977, du « flirt avec la mort » (page 234) de la « presque noyade » à Césarée, aux pages 231 à 234 _,

pouvant, au plus « bas«  de sa « dépression« , mener, même, à un suicide

_ tel que celui, fictif, lui, du personnage (cézannien) de l’artiste-peintre Claude Lantier dans « L’Œuvre » de Zola : très intéressant roman sur les crises de la poiesis ; et qui fut la malencontreuse cause de la fâcherie, irréversible et non fictive, elle, des deux « grands amis d’enfance«  aixois qu’étaient Émile Zola et Paul Cézanne … _

il faut aussi du courage pour se lancer dans l’ »opaque« , donc

_ et « il n’y a pas de création véritable sans opacité ; le créateur n’a pas à être transparent à lui-même« , page 243 _

pour se lancer dans l’ »opaque« 

de telles audacieuses « aventures » de « création » du « génie » ;

et tout particulièrement eu égard aux moyens assez considérables, financièrement parlant, pour commencer (ou poursuivre)

_ et Claude Lanzmann n’a jamais manqué, chaque fois, d’« en baver«  passablement avec les divers producteurs (et productrices ; et autres divers financeurs de par le monde… _,

que nécessite la-dite « production » de cinéma !..

« Je n’étais pas sûr ni d’être capable de mettre en scène ce qu’impliquait un tel passage à la fiction, donc,


ni, plus profondément

de le vouloir » ;

tant il y faut d’« élan« 

et d’ »allant » : de la « jeunesse » du « bondissement » ;

ainsi que d’ »amplitude de souffle » ;

dans l’engagement de départ

comme dans  la persévérance de l’effort requis pour de telles œuvres cinématographiques :

« amplitude de souffle » absolument indispensable à l’ »auteur« -créateur

face à la complexité, somme toute, « intriquée« 

_ et « il m’a fallu des années pour« , non seulement « me déprendre des stéréotypes« , mais surtout « me faire au concret et à la complexité du monde« , page 347… :

c’est cette « complexité  du monde« -là que le « miracle«  de l’œuvre (ou « chef-d’œuvre«  !)

du « vrai«  « auteur«  (les chemins pour y parvenir étant eux-mêmes complexes, longs, tortueux, semés d’embuches, à côté de leur formidable joie !)

que le « miracle«  de l’œuvre, donc,

doit lumineusement faire ressentir et comprendre, en la (relative) désintrication de pas mal de ses fils,

à tous ceux qui, en toute loyauté, vont, pleinement et en toute confiance, il vaut mieux, y livrer leur propre sensibilité (ou aesthesis) de spectateurs ouverts et de bonne foi ! _,

face à la complexité, somme toute, « intriquée« , donc,

de ce « réel » à donner à « vraiment » « ressentir« ,

dans la clarté de l’intrication-désintrication de ses divers éléments, par nous autres spectateurs ;

même si, d’autre part page 338 _ :

« Kim Kum-sun _ la sidérante infirmière _ était gravée dans ma mémoire ;

et je ne cessais pas de penser avec entêtement à ce film impossible _ voilà la formule décisive ! _ ;

que la faim, le dégoût de la nourriture _ servie à Pyongyang _ semblaient rendre plus impraticable encore« ,

en ce séjour « nord-coréen«  de quatre petits jours seulement, à Pyongyang, en « septembre 2004« , à partir de Pékin (page 327) _  :

« quel film ce serait !  » que ce « film nord-coréen« , à tourner par Claude Lanzmann à Pyongyang !..


Mais « il y avait, dans ma propre « brève rencontre » »

_ d’il y avait, ce mois de septembre 2004-là, lors de cet improbable « retour à Pyongyang« , depuis Pékin (« dès mon arrivée à Pékin, je m’informai sur les possibilités _ ou incompossibilités ! _ d’entrer en Corée du Nord« , page 330),

quarante-six ans d’écoulés depuis cette si improbable semaine elle-même, d’un lundi à un dimanche, « à la fin août 1958 » (avec l’acmé de sa dernière « folle journée«  !) :

« je décidai qu’il me fallait en avoir le cœur net,

prendre la mesure des changements survenus depuis 1958 _ voilà !

étant donné que « permanence et défiguration des lieux sont la scansion du temps de nos vies« ,

a noté _ et combien, de fait, est-ce capital ! _, page 169, Claude Lanzmann ;

c’était, là, à propos des métamorphoses successives du « coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain«  : le café « Royal« 

, à la fin des années quarante, se produisit (« quatre regards s’échangèrent en un éclair« , page 170) le second coup-de-foudre de sa sœur Évelyne et de Deleuze (« nul n’aurait pu alors imaginer que le « Royal » ne serait pas éternel« , page 169),

le café « Royal« , donc,

ayant, et depuis longtemps, disparu :

remplacé par le Drugstore Saint-Germain« , d’abord ;

auquel lui-même,« mort tout à la fois de sa belle mort et des bombes de la terreur« , quelques années plus tard encore,

« a succédé une boutique du roi de la fringue transalpine, avec un restaurant chic et cher au premier étage« , page 169… ;

et Claude Lanzmann ayant commenté, page 169 toujours, cette « permanence et défiguration des lieux«  et « scansion du temps de nos vies«  :

« Je l’ai vérifié autrement , dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus confronté aux paysages _ d’abord muets _ de l’extermination _ industrielle : des chambres à gaz… _ en Pologne.


Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration

_ le mot employé, « défiguration« , est le même que celui qui clôt le terrible chapitre premier,

à propos du « visage« , non « défiguré« , justement, après la « décapitation« , de « l’égorgé«  :

« le visage de l’égorgé

_ maintenant contemplable, sur la « minable vidéo d’amateur tournée par les tueurs eux-mêmes » (en ces « images atroces des mises à mort d’otages perpétrées sous la loi islamique en Irak ou en Afghanistan« , page 27) _ ;

« le visage de l’égorgé

et celui du vivant qu’il était _ encore l’instant précédent _

se ressemblent irréellement. C’est le même visage ; et c’est à peine croyable«  _ pour nous qui osons le regarder _ ;

tant « la sauvagerie de cette mise à mort était _ en effet _ telle qu’elle semblait ne pouvoir se sceller _ objectivement _ que d’une radicale défiguration » :

mais non advenue ! le « visage«  de l’assassiné « demeurant«  : « c’est le même visage« , nonobstant le meurtre ! non défiguré !) _

Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration, donc,

et la permanence furent alors _ en ces moments du tournage en Pologne, cette fois ; toujours page 169 _ pour moi un bouleversement inouï, une véritable déflagration, la source de tout« , page 169 donc :

d’où le prix, tel celui du sang, de la parole, indispensable !, de « témoignage«  de ceux qui « se souvenaient« , en une formidable (« hallucinée et précise« , tout à la fois) « reviviscence«  absolument « vraie«  ! _ ;

Et Claude Lanzmann d’ajouter superbement,

en commentaire, page 170, de ce souvenir toujours irradiant de feu le café Royal et de sa sœur Évelyne (y rencontrant à nouveau Deleuze) ; Évelyne disparue, elle, le 18 novembre 1966 (« les novembre ne me valent rien » depuis, dit Claude, page 189) :

« Vivants, nous ne reconnaissons plus _ du fait d’abord des très puissantes forces de l’oubli _ les lieux de nos vies ;

et éprouvons _ si l’on se met, a contrario, si peu que ce soit, à y réfléchir _ que nous ne sommes plus les contemporains de notre propre présent. Je ne partage pas avec beaucoup le savoir que le « Royal » a existé«  ;

continuant, immédiatement à la suite, après une simple virgule :

« et je pense toujours, dans l’admiration et le scepticisme absolu _ tout à la fois !_ à la plaque mémorielle appliquée à la façade du 1, quai aux Fleurs, immeuble où vécut Vladimir Jankélévitch ;et où j’ai habité moi-même quelque temps. On peut y lire cette pensée du philosophe, extraite d’un de ses livres _ « L’Irréversible et la nostalgie« , page 275 de l’édition originale, aux Éditions Flammarion, de 1983 _, que j’appris aussitôt par cœur tant elle m’émouvait et que je me récite souvent la nuit ; ou quand il m’arrive de passer quai aux Fleurs :

« Celui qui a été

ne peut plus désormais ne pas avoir été.
Désormais, le fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu

est son viatique pour l’éternité »« ,

toujours page 170 : « viatique«  oxymorique : d’où la sublime conjonction de « l’admiration et le scepticisme absolu« 

Fin de l’incise sur la si décisive « permanence et défiguration des lieux » comme constituant « la scansion du temps de nos vies«  ;

et retour sur l’« essai de repérage« , quatre jours à Pyongyang, en septembre 2004,

pour le « projet«  et le « désir«  même de film « nord-coréen » de Claude Lanzmann,

pour surmonter la part de « défiguration » de « la scansion du temps de nos vies« ,

et possible medium, non seulement en ce bref « repérage« , mais aussi en sa « réalisation«  en suivant,

cet éventuel film,

pour ré-accéder, par une « reviviscence« , à la « permanence » de la « joie » magnifique d’alors, à Pyongyang, déjà, « à la fin août 1958« , éprouvée ;

« viatique pour l’éternité« , donc :

pas seulement, alors et ainsi, au regard de soi-même (ayant vécu, ineffaçablement ! par le fait ! cela de « passé«  et de « non oublié« …) ;

mais aussi possiblement offert,

par le medium effectif de l’œuvre, cette fois… _ et ici l’œuvre de cinéma (encore à ce jour à « réaliser » !) _ quand elle aura enfin été « réalisée » !.. ;

possiblement offert, donc, à la sensibilité (ou aesthesis) de quelques autres, pouvant ainsi,

par les émotions « vraies » qu’ils éprouveront alors (comme « homines spectatores » actifs _ = « en acte« , pas seulement « en puissance« … ; et pas seulement passifs _, pour reprendre l’expression de Marie-José Mondzain, en son « Homo spectator« ),

pouvant ainsi, en partie au moins, « le«  partager !

partager un peu de cette rare-là « joie«  « vraie » (de « fin août 1958 » ; à Pyonyang) !

Puisque tel est le « miraculeux«  pouvoir de « présentification«  (page 82) d’une œuvre (ou « chef-d’œuvre« ) « vrai(e) » !

« je décidai _ de passage à Pékin (pour y présenter « Shoah«  à « des cinéphiles chinois« , page 326), ce mois de septembre 2004 _ qu’il me fallait en avoir le cœur net,

prendre la mesure des changements survenus _ à Pyongyang _ depuis 1958,

espérant que ce retour

_ tenté ! en forme accélérée, de quatre jours seulement (et, cette fois encore, régime oblige, bien difficile !), de « pré-repérage« , en quelque sorte…) _

vers ce lointain passé _ et c’est ici bien davantage qu’une métonymie ! _

m’aiderait à prendre la bonne décision en ce qui concernait mon désir de film« , page 330 _,

« il y avait, dans ma propre « brève rencontre » _ de 1958 _, donc,

tant de « scènes qui pouvaient être d’une grande puissance proprement cinématographique«  _ dit Claude Lanzmann, page 329 _ que « la perspective d’avoir à tourner de pareilles séquences » non seulement « ne m’effrayait pas« , mais« m’excitait _ et même suprêmement ! _ au contraire«  _ page 330 ;

je vais, bien sûr, moi-même y revenir, ici-même ! _

A Pyongyang, donc,

en cette Corée du Nord qui « a arrêté le temps

_ on lit bien !, page 335 : en tant qu’État ; que « régime« … ;

les « régimes totalitaires«  ont d’étranges lubies ;

à milles lieues _ quant à ce qu’ils s’« autorisent«  à décider, mortellement, des vies mêmes !.. _, du « régime poiétique«  du « présent«  de « présentification« 

_ cf la merveilleuse expression employée, page 82, à propos du « génie poétique » (et du « brio » et de la « verve«  : « la magnifique éloquence, le brio, la verve de Monny, le génie surréaliste qui structurait sa parole et ses relations avec autrui, sa générosité sans limites avec nous, aussi illimitée que l’amour qu’il portait à ma mère« , page 130) de Monny de Boully ! _,

à milles lieues du « régime poiétique«  du « présent«  de « présentification« 

lui, de la création artistique… _

A Pyongyang, donc, je reprends l’élan de ma phrase

en cette Corée du Nord qui « a arrêté le temps 

deux fois au moins :

en 1955, à la fin de la guerre ;

et en 1994, à la mort de Kim Il-sung, le Grand Leader.

Kim Il-sung n’est pas mort, ne peut pas l’être ; il est présent _ lui… _ pour l’éternité » !

C’est de ce nouveau travail cinématographique-là, qui défie, à l’état de « projet » et de « désir« , en balance encore, et attend, pour le passage à sa « réalisation » en œuvre effective de film de cinéma, Claude Lanzmann,

à Pyongyang, en Corée du Nord,

telle une nouvelle « face Nord«  _ de quelque nouvel Eiger, Mönch, ou Jungfrau… _,

ou telles quelques nouvelles « aiguilles de Chamonix«  :

un peu plus, toutefois, que de « hauts rochers d’apprentissage obligé pour tous les futurs grimpeurs », formule de la page 387, appliquée aux « parois des Gaillands« ,cependant :

le temps _ long : mais peut-on faire autrement, afin d’« apprendre«  et ensuite de « faire« , mais « vraiment«  ?.. _

le temps de l’ »apprentissage« , ou du « faire ses classes« 

_ l’expression « faire ses classes«  est présente page 272 :

« on _ dans l’équipe du « groupe de presse » de Pierre et Hélène Lazareff, dès le début des années 50 _ m’avait proposé de faire des reportages difficiles sur des faits divers criminels; et j’avais à plusieurs reprises accepté. Cela m’amusait, m’intéressait ; j’ai beaucoup appris : à questionner, à ruser, à prendre des risques ; je faisais mes classes ; apprentissage

_ tel que celui de la pêche, auprès du « directeur d’école républicain » de Saint-Chély-d’Apcher, Marcel Galtier : « il m’instruisait de tout, et d’abord de la pêche à la mouche dans les étroites et serpentines rivières à truite des hauts plateaux de l’Aubrac« , page 67 _;

celui de la chasse, auprès de son ex-beau-père René Dupuis : « outre les leçons de billard, dont je n’ai rien retenu, je lui dois les bonheurs de l’attente et de l’imminence, posté « ventre au bois » sur une sente gelée et verglacée, guettant le déboulé d’une harde de sangliers, m’enchantant du langage infini, précis et poétique de la chasse  _ ne jamais tirer sur une laie « suitée de marcassins en livrée » _ ;

je lui dois _ aussi _ mes premières descentes en rappel à plus de quarante ans et le passage de l’alpinisme livresque, dans lequel, on l’a vu _ en compagnie du Castor, dans les Alpes bernoises et valaisanes _ j’excellais, à la lutte réelle _ cette fois _ contre le vide, contre la tétanisation des muscles au moment de franchir, dans les parois des Gaillands _ hauts rochers d’apprentissage obligé pour les futurs grimpeurs _, des difficultés, considérables pour moi, de degré 5 ou 6« , pages 386-387 ;

apprentissage complété par Claude Jaccoux, « qui fut président du Syndicat national des guides de haute montagne« , avec lequel « je me confrontai à de rudes classiques, certaines pour débutants, comme l’arête des Cosmique, d’autres plus sévères comme la Tour ronde ou encore Midi-Plan, cataloguée comme « AD », assez difficile, course exténuante de neige, de glace et de roc, avec franchissement de barrières de séracs qu’il nous fallait dévaler, talons plantés, sans nous autoriser un seul arrêt pour réfléchir ou reprendre souffle, car le soleil déjà haut dans le ciel dardait droit sur les blocs de glace qui, déstabilisés, s’effondraient derrière nous dans un fracas de bombardement, nous contraignant à la fuite en avant _ toute une école ! _, page 388 ;

celui du théâtre, auprès de son épouse Judith Magre, le « changeant« , à force d’accroissement de la « sensibilité«  au « plus infinitésimal écart dans un mouvement du corps, dans la hauteur d’un timbre » qui « prenait«  alors « pour moi une importance démesurée« , le « changeant« , donc, « tout à la fois à«  son « insu et au comble de la lucidité, en guetteur implacable et émerveillé« , page 385  ;

ou auprès de maîtres d’école, tel, « à l’école communale de Mâle« , « aux environs de Nogent-le Rotrou« , l’instituteur M. Étournay : « la séparation d’avec M. Étournay fut déchirante ; il dit à mon père sur un ton de reproche : « Vous m’enlevez mon meilleur élève » », page 102 ;

de lycée, aussi, tel, qui « enseignait la littérature en lettres supérieures«  à Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, Jean Perus : « c’était un professeur magnifique ; et je n’ai jamais oublié la moue dédaigneuse de ses lèvres lorsqu’il récusait d’une seule phrase une de nos interprétations. Il me guérit à jamais du comparatisme _ réducteur des singularités _ le jour où, ayant à commenter à voix haute devant lui et mes condisciples un passage de Rabelais, j’évoquai stupidement Bergson que j’avais à peine lu. Le dédain de sa célèbre moue me fit carrément dégoût : « Mon petit, Rabelais ne connaissait pas Bergson »« , page 37  ;

et je ne re-passerai pas en revue, l’ayant fait dans un précédent article, tous ses professeurs de philosophie, au premier rang desquels se détache cependant le magnifique Ferdinand Alquié, ami de Monny de Boully, « qui avait participé avec lui aux grandes batailles du Surréalisme ; et occupait alors à Louis-le-Grand la chaire de philosophie pour les classes préparatoires à l’École normale« , page 131 :

« Alquié«  qui « s’était efforcé de dompter son accent languedocien _ de Carcassonne _ mais l’avait gardé en inventant une combinatoire unique du geste et de la parole : il articulait chaque mot, chaque syllabe, déconstruisant ses phrases pour mieux se faire comprendre ; mais reliant, réunissant les savoureux cailloux épars de l’occitan par un extraordinaire jeu des bras et des mains avec des arrondis de bailadora sévillane, ou d’anguleuses poussées des coudes, à la façon des danseuses princières d’Asie du Sud-Est« , page 141 ; « je l’adorais, nous l’adorions : major de l’agrégation en 1931, il était petit, fort mince, toujours élégant, avec d’immenses yeux très noirs aux lourdes paupières bistrées ; et nous étions tous conscients de notre chance d’avoir, à vingt ans, un tel maître : impeccable historien de la philosophie, philosophe lui-même, dédaigneux des modes, des brigues ou intrigues ; et qui, nous instruisant sérieusement avec une totale absence d’esprit de sérieux, nous enseignait du même coup à penser librement et à ne pas plier«  ; quel portrait ! et quel hommage !

« J’aimais aussi sa femme, une belle Normande blonde et plantureuse, bien plus grande que lui, pleine d’esprit ; et je me plaisais parfois à imaginer mon professeur englouti, lui aussi tourterelle, dans l’étreinte des beaux bras blancs de Denise » ; page 142 _ il se trouve que j’ai connu Ferdinand Alquié, à Carcassonne, au mariage de notre ami Jean -Yves David, dont j’étais le « témoin«  ; Ferdinand Alquié (grand ami de Henri Tort-Nouguès, professeur de philosophie et carcassonnais, lui aussi : le père de la mariée) ; Ferdinand Alquié, donc, étant le « témoin«  de la mariée, notre amie Sylvie… ;

et je ne redirai rien de tout ce que Claude Lanzmann a pu apprendre au quotidien, et de Sartre, et du Castor _ « avec leur sérieux si touchant« , page 248 ; en même temps que (même si la remarque n’est qu’à propos de Sartre, et d’après le témoignage, tout premier, de Jean Cau, en 1946) « la simplicité de Sartre, son abord fraternel, sa totale absence d’esprit de sérieux« , page 150 _ ;

sinon, emblématiquement, ceci, et c’est à propos des voyages de Claude « avec eux« , et de son « apprentissage« , par eux deux, « du regard et du monde«  : « J’apprenais à voir _ en échangeant par la parole avec eux _ par leurs yeux _ voilà (de l’image à la parole et vice versa) le va-et-vient véritablement formateur ! y compris cinématographiquement !.., nous le verrons,  d’un véritable « apprentissage«  du « regarder-écouter«  « vraiment«  !.. _ ; et je puis dire qu’ils m’ont formé ; mais cela n’allait pas sans réciprocité : nous avions des discussions serrées et intenses _ voilà ! _ ; l’admiration que je vouais à l’un et à l’autre, n’empêchaient pas qu’elles fussent égalitaires«  ; par là et ainsi, très concrètement, sur le tas, en ces voyages « ensemble », partagés, donc, « ils m’ont donné à penser, je leur donnais à penser » _ toute une pédagogie non didacticienne ! _, page 251 ;

ni ne redirai rien, non plus, de ce que ce Claude Lanzmann a pu apprendre du merveilleux Gershom Sholem, ami très proche d’Angelika (et témoin des « épousailles juives«  d’Angelika et de Claude « lorsque le rabbin Gotthold«  les « unit à Jérusalem, sous la houppa, à la fin d’un jour d’octobre encore très chaud« , en 1974), page 421 : « J’aimai Scholem lui-même dès le premier dîner auquel, avec sa femme Fania, il nous avait conviés, Angelika et moi. Ce grand savant était dépourvu de cuistrerie, généreux de science à la condition d’être persuadé de l’authentique intérêt de son interlocuteur ; il était pionnier, défricheur, curieux de tout ; penseur, philosophe, polémiste, libre dans ses propos et d’une drôlerie souveraine. Je l’aimais aussi pour son visage, son grand nez puissant, ses yeux bleux clairs où demeurait une lueur d’enfance« , page 421… ;

ni, non plus, encore, de ce que je viens de relever, un peu plus haut, de ce que Claude a pu apprendre du « génie poétique » _ « le génie surréaliste qui l’habitait, son français d’une richesse admirable«  (page 79) _, de la « verve » et du « brio » ; de la « liberté« , de la « générosité » et du « non-conformisme » du nouveau compagnon, depuis 1939 ou 40, de sa mère, l‘ »extraordinaire magicien » (page 82), Monny de Boully ; le « Rimbaud serbe«  !.. Car immédiatement, grâce à ce sublime « génie poétique » de Monny, entre Paulette et lui, puis les enfants Lanzmann : « outre l’amour, le ciment de cette miraculeuse entente était l’intelligence, la liberté, l’accord de tous pour placer au dessus de tout ces vertus cardinales ; le refus des tabous dans les conduites et les paroles« , page 130 : quelle leçon de liberté !…

« je faisais mes classes ; apprentissage

qui me fut rendu au centuple quand je réalisai « Shoah« , que l’on peut regarder, à maints égards _ et tout spécialement de l’« instruction » des « témoignages«  _, comme une investigation criminelle« _

« faire ses classes  » (d’ »auteur« )

_ cf par exemple à la page 427 ; et d’abord à propos de « Pourquoi Israël« , à un moment de son montage, en 1972, lors d’« une projection de travail« , « qui avait emballé _ sinon la productrice ! du moins _ les quelques personnes invitées«  ; celles -ci « justifiaient leurs applaudissements par une catégorie de pensée nouvelle pour moi« , se souvient ici Claude Lanzmann : « C’est un film d’auteur, c’est un film d’auteur ! «  ; soit la première prise de conscience d’une « vraie » singularité sienne (d’« auteur« , donc) en train de naître

puis, à la page 520, cette reconnaissance, beaucoup plus large et de poids, d’« auteur«  et d’une « œuvre« , en une « réconciliatrice nuit du 4 août« , à un important colloque organisé à Oxford en septembre 1985, pour une cruciale projection « polonaise« (et internationale) de « Shoah » (la présentation du film à Washington n’eut lieu que le mois suivant, le 23 octobre ; alors que la toute « première«  à Paris, au Théâtre de l’Empire, avait eu lieu au mois d’avril précédent) :

_ « la puissance invitante (en) était un institut d’études judéo-polonaises et son journal, « Polin », organisme pionnier composé de deux solides sections, l’une à Oxford, l’autre en Pologne même. Celle-ci semblait avoir fait l’union autour de « Shoah » et abandonné les anciennes querelles _ déchaînées dès le lendemain même de la première projection du film à Paris, au mois d’avril, donc. Car parmi les invités de poids se trouvaient des membres du Parti communiste, des hommes de Jaruzelski, mais aussi les journalistes et écrivains catholiques les plus réputés de Pologne, comme Jerzy Turowicz, rédacteur en chef du « Tugodnik Powszechny » de Cracovie, le Pr Jozef Gierowski, recteur de l’université Jagellon, de Cracovie aussi. Le plus étonnant dans cette réconciliatrice nuit du 4 août, c’est que participaient également les intellectuels de la dissidence polonaise, ceux qui avaient décidé de fuir leur pays quand Gomulka avait déclenché la grande crise d’antisémitisme officiel, comme le philosophe Leszek Kolakowski et le Pr Peter Pulzer« , précisent les pages 519-520 _

à Oxford, donc, en septembre 1985 : « la discussion _ suivant la projection (intégrale, est-il besoin de le préciser !), la veille, de « Shoah« _ qui dura en vérité plus de sept heures, commença par un mea culpa unanime, tous les participants s’excusant envers moi de l’attaque vicieuse et officielle qui avait été menée contre « Shoah » en Pologne _ à la sortie parisienne (et française), seulement, du film _ ; et continuait d’ailleurs à l’être _ sur pareille lancée… Même s’ils avaient des critiques à formuler contre le film, ils tombèrent tous d’accord pour déclarer qu’il s’agissait d’une œuvre d’art, obéissant à ses propres lois ; et non pas du tout d’un reportage sur la façon dont les Polonais avaient été les plus proches témoins de l’extermination de leurs concitoyens juifs.

Il faut se référer aux nombreux et substantiels articles qui parurent le lendemain du colloque d’Oxford, un peu partout : aux États-Unis, en Angleterre, en Israël, en Pologne même ; par exemple celui de Timothy Garton Ash qui occupait vingt pages de la « New-York Review of Books » ; de Neal Ascherson dans « The Observer » ; ou d’Abraham Brumberg dans « The New Republic ». Tous étaient un salut à « Shoah«  et à la façon dont mon savoir historique et le travail préalable qui y avait conduit, avaient littéralement mis en déroute ceux qui, au début _ à la sortie française du film, en avril ; et ses suites, depuis… _, prétendaient se présenter comme les plus acharnés de mes adversaires, auxquels j’avais montré _ par le film lui-même, d’abord, comme dans les échanges substantiellement nourris de ce colloque _ que leurs poches étaient vides et leurs munitions creuses.

Un certain nombre, comme le philosophe Leszek Kolakowski, m’écrivirent après la projection pour me dire que leur éblouissement l’emportait largement sur leurs objections ; et que si « Shoah«  ne disait pas tout _ certes _, il submergeait _ en effet _par sa puissance de suggestion et son originalité, dévoilant la vérité _ son objectif unique ! _ comme cela n’avait jamais été fait« , pages 520-521 _,

le temps de l’« apprentissage« , donc,

_ « conscient que j’aurais à grandir, à vieillir« , se dit-il, page 249, à propos de sa difficulté ancienne, en 1953, à « tout de suite écrire _ comme le lui conseillait alors Sartre à propos de sa découverte d’Israël, le semestre précédent, d’août à novembre 1952 _ , changer en un livre la matière de sa vie ; ce qui est souvent le défaut des professionnels de la littérature » ;

« en un livre«  ou en quelque autre œuvre, en quelque autre medium, que ce soit : pour lui, Claude, ce sera, in fine, en un certain mode de film de cinéma : nous allons y venir… _,

le temps de l’« apprentissage« 

ou du « faire ses classes » (d’« auteur« ), donc,

je reprends le fil de ma phrase plus haut, avant l’incise sur la reconnaissance d’un « auteur » et d’une « œuvre« , parfaitement singuliers,

finissant par passer… ; au tournant de la décennie 70 :

quand « une fille de milliardaire«  (« C. W.« , qui « s’était proclamée productrice de cinéma« , « depuis qu’elle avait vu ce que j’avais tourné sur le canal de Suez« 

_ pour le magazine de télévision d’Olivier Todd, « Panorama » : « ma décision de faire un jour du cinéma est sûrement liée à la réalisation de ce film » « tourné pour « Panorama », combinant les interviews des hommes sur le canal avec ceux des mères, des épouses, des enfants, à l’arrière« , est-il précisément indiqué, page 410 _

quand « une fille de milliardaire« , donc,

« me bombardait de messages comminatoires pour que je passe à l’acte«  ;

mais « j’avais besoin de réfléchir ; de savoir si j’avais véritablement le désir de ce film _ la même expression exactement (et la même attitude pour l’« éprouver« , dans le « réel« , sur le lieu ad hoc) que pour le « film nord-coréen« , à l’heure du passage à Pékin, en septembre 2004, page 330 : « je décidai qu’il me fallait en avoir le cœur net ; prendre la mesure des changements survenus depuis 1958 ; espérant que mon retour vers ce lointain passé m’aiderait à prendre la bonne décision en ce qui concernait mon désir de film« , donc ! _ ; et également si je me sentais capable de faire du cinéma sans avoir fréquenté aucune école, sans avoir suivi un seul cours«  _ cette inquiétude-là ayant été, en 2004, fort heureusement « dépassée«  ! _, page 412 ;

et ce sera « un coup de foudre violent et partagé«  _ à Jérusalem, page 420 : avec Angelika Schrobsdorff, qui deviendra bientôt, en octobre 1974, sa nouvelle épouse… _ qui fit que « la question de réfléchir à la possibilité _ ou l’incompossibilité _ ne se posa plus : il allait de soi que je le ferais _ les « coups de foudre » n’ayant pas, non plus, étaient avares pour Claude Lanzmann, tout au long de sa vie : à commencer par celui, dans des circonstancs particulièrement peu propices (au pays des « casquettes« partout !) de Kim-Kum-sung, à Pyongyang, en cette « fin août 1958«  Je restai près d’un mois en Israël, parcourant le pays, tantôt seul, tantôt avec elle _ Angelika. Elle me fit faire la découverte sans prix de ses amis, Juifs berlinois, amis de sa mère en vérité, qui la regardaient et la traitaient comme leur propre fille ; l’admirant aussi pour sa beauté et parce qu’elle représentait pour eux l’excellence de la langue allemande, la liberté critique, l’invention et la causticité de l’Allemagne pré-hitlérienne, dont ils avaient gardé l’inguérissable nostalgie » ; etc.., page 420. « Israël, l’Allemagne, les deux années que j’y avais passées, la Shoah, Angelika se nouaient en moi à d’insoupçonnables profondeurs« , page 420, toujours…

En conséquence de quoi, « je repartis pour Paris annoncer à la productrice que j’acceptais de réaliser le film, habité par une idée fixe : revoir Angelika, revenir au plus vite vers elle« , à Jérusalem et en Israël, page 421… C’est ainsi que « l’amour d’une femme a été _ cette première fois-là, en décembre 1970, en quelque sorte… _ le ressort décisif d’une œuvre« , le premier film de cinéma de Claude, « Pourquoi Israël« , page 422.

Puis, dans le courant de l’année 1973,

entre la fin des trois ans déjà bien difficiles de ce premier opus de cinéma, « Pourquoi Israël« 

_ « j’avais demandé un congé sans solde à Pierre Lazareff ; il me l’avait accordé« , page 427 ; et « comme j’étais novice, fou de désir de film et d’Angelika _ les deux, déjà, liés : je continue de penser à l’opus « nord-coréen«  toujours « en balance » de« réalisation« , en 2009… _, j’avais signé le contrat qu’on m’imposait sans en discuter les termes ; j’aurais signé n’importe quoi. Je fus payé au minimum, alors que j’avais trouvé _ sous-pression des diktats successifs de la nouvelle productrice (« intraitable », page 427, qui avait succédé à la décidément trop « amatrice«  (à un point « caricatural« , page 422)« fille de milliardaire« , (« C. W.« )… _ une partie de l’argent ; et que j’avais permis au film de s’achever. Par rapport au salaire _ de journaliste pour le groupe de presse de Pierre et Hélène Lazareff _ qui était auparavant le mien, la régression était considérable. Je terminai « Pourquoi Israël«  dans une très réelle pauvreté qui teintait d’une interrogation anxieuse la joie puissante _ certes ! _ d’avoir réalisé ce film« , pages 427-428 _,


 et les douze ans de « course-relais » qu’allait devenir, avec bien des hauts et des bas

(jusqu’à, même, une presque une noyade, à Césarée, avec « sa magnifique plage au sable dur, longée par un aqueduc romain à travers les arches duquel la mer s’offrait, scintillante et tentatrice« , page 231, l’été 1977…)

le film suivant, le second film de cinéma de Claude, « Shoah« 

_ «  »Shoah » fut une interminable _ et dangereuse, pour sa vie même, on va le voir immédiatement _ course de relais : ceux qui me soutenaient pour un temps, abandonnaient ensuite ; je devais en convaincre d’autres, qui reprenaient le flambeau ; puis d’autres encore ; jusqu’à la fin _ après la fin même, puisque, le film terminé, il n’y avait pas de quoi payer une première copie« , page 234 ;

car, bien « seul à pressentir

_ alors : c’était, donc, l’été « 1977, où seul un miracle _ probablement, eu égard au jeu de probabilité de compatibilité des divers  « compossibles«  _ me sauva la vie _ lors d’une « quasi noyade«  ; au large de Césarée, donc…

C’était une période sombre de mon existence et, ce qui est la même chose, de la réalisation de « Shoah« .

Le film auquel je travaillais depuis presque quatre ans, était en panne : je n’avais plus d’argent pour continuer ;

et les Israéliens

qui, après avoir vu « Pourquoi Israël« , tenu par eux comme le meilleur film jamais réalisé sur leur pays, m’avaient proposé de réaliser un film sur la Shoah, en avaient initié et financé les premières recherches,

venaient de m’annoncer _ patatras ! _ qu’ils ne soutiendraient pas plus avant un travail dont ils ne voyaient pas la fin« , page 229  _

et donc, bien « seul à pressentir

ce que serait cette œuvre _ en si difficile et « opaque« , page 231, « gésine« , page 234… _,

je m’épuisais _ alors _ à tenter de convaincre des bureaucrates ignorants du cinéma autant que de la Shoah _ cela est certes loin de n’exister qu’en Israël ! j’ai ma (petite) expérience des Drac ; et même de la Direction de la Musique (du temps de l’Hôtel Kinski, 53 rue Saint-Dominique)… _ à vouloir leur faire partager, comme si elles étaient claires, des idées encore opaques pour moi-même.

La trame de « Shoah » se dessinait _ peu à peu, cahin-caha, et de bric et de broc…_ en creux ; mais un pareil film est une aventure _ de la poiesis_ qui déborde par essence les limites _ d’écriture comme de chiffrage, sur le papier _ qu’on veut _ soi, d’ailleurs, tout autant que « les autres« _ lui assigner« , page 231… ;

D’où l’incident de la « presque noyade » dans la Méditerranée de Césarée :

« foncer au large, perpendiculairement à la côte, ne pas la longer, a toujours été ma façon de faire _ aller « droit, comme dirait Husserl, à la chose même«  a-t-il aussi précédemment dit, page 139 _ ; et eût été ma devise si la naissance m’avait gratifié d’un blason où la buriner » ;

et quand, après « cinquante brasses » _ mais « vingt déjà eussent été de trop« , page 231 _ « j’entrepris de revenir _ « le soleil était à son zénith, la plage brillante, clairement découpée« , page 231 _ je brassais, il me sembla _ au passé simple, cette fois : c’est l’amorce de la prise de conscience ! _ qu’elle ne se rapprochait pas. Je brassai plus fort, plus fermement ; et basculai dans l’évidence que c’était justement le contraire qui advenait : la plage s’éloignait ! A cet instant de la prise de conscience, tout s’accomplit et se cristallise en un éclair : (…) par-dessus tout, la fatigue. Elle me submerge. Je n’en puis plus, mon pied _ fracturé « un dimanche de printemps » en manquant « une marche biseautée » en me précipitant « dans les escaliers » « de notre immeuble » : « Deborah, la jeune chatte persane d’Angelika » avait sauté, « flèche noire, dans le jardin de notre immeuble parisien« . « Il fallut douze semaines avant qu’on prononçât ma guérison. Et ceci ne fut pas fait à Paris, mais à Jérusalem, par un professeur plein d’expertise, qui me conseilla la natation comme meilleur moyen de réapprendre à marcher et à muscler ma jambe.

Pourquoi Jérusalem ? (…) Parce que Menahem Beghin venait _ le 17 mai 1977 _de gagner les élections et d’accéder _ le 21 juin suivant _ à la charge de Premier ministre. C’étaient les travaillistes battus qui avaient renoncé à me soutenir. (…) Begin ne me déçut en rien ; tout avec lui sa passa comme je l’attendais, comme je l’espérais ; et ma gratitude lui est à jamais acquise. Mais les détails et les modalité de cette nouvelle aide durent être réglés avec ses conseillers, en particulier avec Éliahou Ben Élissar, homme secret et sans émotions (…) Pour l’aide qu’Israël était disposé à m’apporter, je devais m’engager à avoir terminé le film dans les dix-huit mois à venir ; et à ce que sa durée n’excède pas deux heures. C’était si loin de ce que je savais être la réalité que je restai comme assommé ; promis ; et signai _ cette fois-là encore _ tout ce qu’on voulait. La somme qu’on m’allouait me permettrait de poursuivre les recherches, mais pas d’entreprendre le tournage ; j’avais la certitude qu’il me faudrait encore des années _ ce serait huit ans plus tard, en 1985 _ avant de mettre le point final à mon travail ; et que le film serait au moins quatre fois plus long _ au bas mot : plus, même, de huit heures : 9 heures 10 en sa version française… _que ce qu’on m’avait prescrit. En vérité, je vivais ce concours qu’on me consentait comme une condamnation à mort _ comme la corde « soutenant«  son pendu _ du film ; et je me disais, ainsi que je l’avais pensé _ déjà _ plusieurs fois auparavant, qu’il ne servait à rien de m’obstiner ; que je ferais mieux de tout abandonner« , pages 229 à 231.

Aussi voici, maintenant, comment Claude Lanzmann interprète rétrospectivement « aujourd’hui« , page 233, « cet étrange épisode«  de sa « presque noyade » au large de Césarée

_ « l’irruption de la tragédie au grand soleil ; je continue à nager faiblement ; j’avale de l’eau très salée qui m’étouffe » ;

après survient la tentative (rapidement échouée) d’un premier sauveteur (« un grand blond, alerté par Angelika« ,  qui « abandonne presque aussitôt« , page 232) ;

et ceci, ensuite : « Il n’y a plus de plage _ à portée de vue _, plus de soleil ; je suis à moitié aveuglé par le sel ; je m’étouffe souvent ; j’ai cessé de me battre ; il faut mourir. Étrangement je m’apaise ; et j’envisage la mort par asphyxie non pas comme une fin, mais comme un passage, un sale moment, un très sale moment à passer, après lequel je pourrai à nouveau respirer à plein poumons, librement ; à grandes lampées d’air pur ; un détroit, un défilé, le chas d’une aiguille : de l’autre côté, la vie reprendrait _ un analogue de la métempsycose. J’attends donc la mort ; je ne bouge plus ; je ne nage plus ; je flotte sur le dos ; je fais la planche ; je me laisse aller ; je n’ai pas perdu conscience« , pages 232-233 ;


« mais une voix encore, une autre voix, voix claire, accent anglais parfait, m’interpelle brusquement sur mon arrière (…). Je me sentis alors fermement saisi aux aisselles, emporté non pas vers la plage, mais vers la haute mer.

Sa voix impérieuse de professionnel me commanda de l’aider en faisant avec mes jambes le mouvement de la brasse sur le dos. Yossi _ c’était le prénom de mon sauveteur _  nous fit décrire un très grand arc _ de grande amplitude ! _, remontée au large, puis retour vers le rivage, mais beaucoup plus loin, là où les courants traîtres n’existent pas ; là où j’aurais dû nager si j’avais connu Césarée. Il lui fallut presque deux heures pour me tirer jusqu’à la plage. (…)

Étudiant en droit à Tel-Aviv, natif d’un moshaf proche fondé par des Juifs marocains, Yossi Ben Shetttrit, sauveteur professionnel diplômé, était , avec le grand blond, le seul promeneur sur la plage de Césarée ce jour-là ; et le miracle _ voilà : au sein du panel des compossibles les moins probables ; ce n’est qu’une affaire (cf Hume : les « Dialogues sur la religion naturelle«  ; un grand livre ! au sein des écoles sceptiques ; sur lui, lire l’excellent « Le Travail du scepticisme«  de l’ami Frédéric Brahami, aux P.U.F, en mai 2001…) de taux de probabilités… _ est qu’Angelika l’ait rencontré.

Le dimanche précédent, au même endroit exactement, l’ambassadeur d’Angleterre en Israël s’était noyé ; et Yossi, appelé trop tard, n’avait réussi qu’à ramener son cadavre. Six employés de l’hôtel Dan Cesarea avaient _ aussi _ péri là en l’espace de six mois« , page 133 ;

« J’invitai mes deux sauveurs à dîner le lendemain soir ; et je leur manifestai une gratitude que je n’éprouvais pas vraiment«  _ tiens donc !

Car « vivre _ à ce moment présent précis-là, cet été 1977-là _ ne me faisait pas _ pour une fois ; pour un moment _ bondir de joie _ en cette phase dépressive-là de sa vie ; sur laquelle Claude Lanzmann revient par la réflexion rétrospective de ce livre-ci : l’expression est forcément très significative… _ ;

et repensant aujourd’hui _ nous y revoici donc ! après le plaisir de lecture de ce très beau passage (pages 231 à 234) _ à cet étrange épisode,

je me dis _ voici l’explication rétrospective promise, de Claude Lanzmann, page 234, en conclusion de l’« épisode« , donc.. _

que j’avais volontairement flirté avec la mort _ voilà ! _

tant les engagements pris _ cet été 77-là _ envers Ben Élissar et Israël

me semblaient _ réalistement _ impossibles à tenir.

Nous étions en 1977 ; « Shoah«  ne serait terminé que huit ans plus tard ;

et je savais que j’aurais à mentir année après année à ceux qui m’aideraient : Israéliens, Français ; gouvernements ou particuliers ; riches, moins riches, pauvres même.

A me mentir aussi, me mentir à moi-même,

car j’avais besoin d’espoir _ certes _ pour continuer : je me disais « l’année prochaine », comme on dit, dans l’attente messianique, « l’an prochain à Jérusalem » ;

tout en étant parfaitement conscient que je nous racontais des balivernes,

que je serais _ d’autre part encore _ intraitable et n’obéirais qu’à ma loi »

_ ou plutôt à celle que l’œuvre elle-même, en cette étrange, mais aussi impérieuse gestation (ou même « gésine« ), commandait !

Quelques lignes (et cinq phrases) plus loin, Claude Lanzmann le reformule d’ailleurs ainsi :

« Je n’ai cédé à rien ni à personne ;

ma seule règle a été l’exigence interne du film

_ = son « mandat«  interne, en quelque sorte : celui qui parvenait de la foule même des annihilés exterminés « dans le noir complet » et par asphyxie (au Zyklon B), dans le cas de la Shoah industrielle des chambres à gaz ; dont l’annihilation ignominieusement cachée (et/ou refoulée) réclamait hautement la lumière de la « vérité«  des « témoignages« à recueillir, à « accoucher« , à « débusquer«  _ ;

ma seule règle a été l’exigence interne du film ;

ce qu’il me commandait« , toujours page 234…

Et c’est seulement en cela que Claude Lanzmann peut se dire avoir été, alors, et pour ce « mandat« -ci, « maître du temps«  : celui de la manifestation de la « vérité«  !

Claude Lanzmann, se relisant, le précise et le justifie davantage :

« Je me relis :

ces deux dernières phrases sonnent bellement et paisiblement

_ certains y voient même, selon les lunettes qu’ils ont chaussées (cf par exemple, peut-être, la chronique de Pierre Assouline « Claude Lanzmann, le maître du temps« , le 21 août dernier…), la vanité mal placée d’un ego _

aujourd’hui ;

mais je suis le seul à avoir porté ce fardeau d’angoisse ;

seul à savoir ce _ jusqu’à manquer s’en noyer dans les courants contraires de Césarée _ ce que m’ont coûté ces mensonges, serments et fausses promesses.

J’étais comme l’État d’Israël avec ses immigrants.
Combien de fois pendant la gésine
_ c’est-à-dire l’accouchement _ du film, m’est-il arrivé de mesurer avec un incrédule effroi, comme réveillé soudain et rappelé à l’ordre,

que deux années, quatre, sept, neuf, dix années s’étaient déjà enfuies ?

Au bout du compte _ cependant _ et chacun le sait,

je n’ai trahi personne :

« Shoah » existe comme il le devait _ et la Shoah elle-même le « demandait » !..

« Ein brera », c’est encore une formule israélienne pour signifier qu’il n’ y a pas d’autre choix« , toujours page 274…

Entre les trois ans _ 1971- 1973 _ de travail cinématographique de « Pourquoi Israël« 

et les douze ans _ 1973 – 1985 _ de travail cinématographique de « Shoah« , donc,

la « brèche«  avec le passé « journalistique« 

et le premier versant _ en quelque sorte « les classes« , « l’apprentissage« … _ de la vie ainsi que des prémisses (et divers outils à « se mettre dans la main« ) de l’œuvre : à créer, concevoir peu à peu et réaliser, de Claude Lanzmann,

était devenue « incolmatable«  :

« je ne me voyais pas reprendre mon ancien métier de journaliste _ quitté en 1970-71 _ ;

cette période de ma vie était révolue« ,

prend conscience alors, comme de « quelque chose de très fort et même de violent« ,

Claude Lanzmann, page 429 ;

et, sans quitter le terrain du « reportage » (et du « monde« ),

voilà qu’il était ainsi passé, et passionnément, de l’écriture au stylo, sur le papier,

au langage propre _ avec images (de regards, de visages) et parolesscrupuleusement articulées les unes aux autres _ du film,

au cinéma…

C’est, donc, de ce nouveau travail cinématographique-là _ le film « nord-coréen« , à tourner à Pyong-Gyang _, qui le défie et l’attend encore, à ce jour d’août 2009,

telle quelque « nouvelle face nord » à de nouveau et encore, « affronter » et « vaincre« ,

que je voudrais ici même, tracer quelques linéaments ;

car, pour le dire un peu abruptement,

j’ai quelque mal à me résoudre à l’idée, que pour lui, Claude Lanzmann,

« auteur » d’une « œuvre« 

_ cinématographique : de « reportage« 

(lui toujours, comme dans ses « années Lazareff« , « à l’affût du monde« , page 373);

de « reportage » sur la « réalité«   du « monde«  _

j’ai quelque mal à me résoudre à l’idée, que pour lui, Claude Lanzmann,

« auteur » d’une « œuvre » cinématographique

si singulière en cours _ et je vais y revenir ! _,

que pour lui,

comme ce fut le cas, en 1966, pour son beau-père René Dupuis :

« l’alpinisme, pour moi, c’est fini ; je suis trop vieux« 

_ de fait, ici, son équivalent « au-delà du seul défi sportif«  pour lui :

soit l’« opus cinématographique » « nord-coréen«  à tourner à Pyong-Gyang !

cf, sur ce projet

_ « quel film ce serait ! « , page 326 ;

« on m’avait tellement dit : « Quel film ce serait !  » que j’y avais réfléchi,

me disant que si je devais réaliser un jour ce qu’on appelle un film de fiction,

je m’attaquerais à ce pan de mon histoire personnelle, entrelacée _ voilà ! _ à la grande Histoire« , page 329 _

cf, donc, les extraordinaires « repérages«  _ de quatre jours de septembre 2004 _ et « esquisses » de la fin du chapitre XIV de ce « Lièvre de Patagonie« , aux pages 329 à 342 ! _,

j’ai quelque mal, donc, à me résoudre à l’idée, que pour lui, Claude Lanzmann,

« auteur » d’une « œuvre » cinématographique si singulière en cours,

« l’alpinisme » _ ce qui donne, en le transcrivant : le « défi«  cinématographique « nord-coréen«  !.. _,

que pour lui, en 2009,

ce soit « fini ; je suis trop vieux«  :

« sans le guide, je n’y serais jamais arrivé ; il a dû me tirer à plusieurs reprises« , avait dit René Dupuis, de retour d’une Nième « attaque du fameux Peigne, qu’il avait_ pourtant _ vaincu plusieurs fois ; et qui présente des passages extrêmement périlleux. On ne peut les franchir que d’un seul élan, en mobilisant audace et résolution musculaire » ;

renonçant ainsi « à sa passion pour l’alpinisme« 

« Nous fîmes _ certes _ encore, lui et moi, de longues marches jusqu’à des refuges de haute altitude,

mais c’était autre chose« , page 388 :

des « broutilles » de « retraité« 

qui, en fait et en clair, a bel et bien « décroché » des défis du « difficile » !.. sinon de l’ »impossible » !..

Eh bien! je ne peux personnellement pas « me faire« 

à ce que la formidable énergie (d’ »auteur« ), ainsi que le « génie » (cinématographique),

proprement inépuisables, tous deux,

de Claude Lanzmann,

lui qui a toujours, à quatre-vingt-quatre ans aujourd’hui, un appétit grand ouvert pour « cent nouvelles vies« 

_ cf cette expression magnifique de « confiance«  en la vie et le « monde« , page 192 :« je ne suis ni blasé, ni fatigué du monde : cent vies, je le sais, ne me lasseraient pas«  !.. _,

un appétit grand ouvert pour « cent nouvelles vies » aventureuses,

encore et toujours à « mener » et « poursuivre » ;

et pour toujours, encore et encore, « bondir » et « rebondir« ,

_ à l’image, en effet, de cet extraordinaire « lièvre haut sur pattes » qui, un soir, « au crépuscule« , en 1995, avait « bondi comme une flèche » en traversant la route devant lui, « dans le balayement de » ses « phares« , « sur le dernier tronçon de route non asphalté après le village d’El Calafate » ;


et fait,

cet « animal magique » que ce « lièvre patagon« -là,

et fait qu’alors « la Patagonie tout entière » lui (Claude) « transperçait soudain _ à l’imparfait : c’est pour l’éternité ! _ le cœur de la certitude de » leur « commune _ définitive : irréversible et ineffaçable ! cf là-dessus, sur ce qu’est l’éternité, l’irréfractable sublime leçon de Spinoza ! _

lui « transperçait soudain le cœur

de la certitude de«  leur « commune présence« , toujours page 192 ;

à rebours de la « sagesse« , un rien contrite, elle _ ce sont des calculateurs fort prudents,

faisant, tel le renard face aux raisins présentement un peu trop hors de portée (« ils sont trop verts !« ) de la fable, par exemple en la version (« Fables« , III, 11) du merveilleux bonhomme La Fontaine… _ ;

à rebours de la « sagesse« , contrite et prudente, donc (= mélancolique, en fait, elle !), d’un Épicure ou d’un Lucrèce

pour laquelle, il serait vain, in fine

(et avec cette conséquence à tirer, selon eux, qu’il vaut, donc, tellement mieux, pour moins « souffrir« , se résigner sereinement à « partir«  de cette unique vie, mortelle, qu’à souffrir le supplice, plus encore que l’irréalisation, de nouveaux désirs ; à partir du constat impuissant, qu’ils font, eux, qu’on finit, en cette vie, par, déceptivement, « se blaser« , en effet !..) ;

pour laquelle « sagesse«  il serait vain, donc, in fine,

de désirer (et « espérer » avec si peu que ce soit de réalisme !) « renouveler« encore, un peu plus longtemps, l’expérience

de ce qui ne peut, hélas pour nous, qu’objectivement « s’épuiser » en matière de nouveauté (en fait de « renouvellement«  d’expérience, pour nous : à découvrir et vivre, avec « fraîcheur » !..)

dans ce que peut offrir, à cette expérience de « sujet«  à nouveau « découvrant« ,

ou « re-découvrant« ,

la non illimitée, pensent-ils, « nature des choses« 

de ce vieux, finalement, et toujours, fondamentalement, répétitivement

_ là-dessus, relire le « Différence et répétition«  de l’ami  de Claude (« l’amitié ressuscita«   par « la violence de son suicide« , page 171 : le 4 novembre 1995), Gilles Deleuze _

identique à soi,

monde unique :

« nature des choses«  qui finirait, donc, par révéler,

au moins à ce-dit apprenti « sage«  (épicurien) , moins malheureux, lui que de plus « fous » et de plus « vains »,

d’apprendre à consentir _ se faisant, pour son usage, de ce qu’il prend pour « nécessité«  un semblant de « vertu » : « amor fati« … _ à se résigner enfin à la radicale et foncière « monotonie« 

de cette « nature des choses«  !.. _,

Eh bien!

je ne peux personnellement pas « me faire« 

à ce que la formidable énergie (d’ »auteur« ), ainsi que le « génie« , inépuisables, de Claude Lanzmann

renoncent à quoi que ce soit, en matière de « joie bondissante« cinématographique ;

lui, ce Claude Lanzmann qui avait « pensé longtemps » appeler son livre _ ce « Lièvre de Patagonie« , donc _ « La Jeunesse du monde » ;

lui qui nous dit et redit :

« je ne sais pas ce que c’est que vieillir ;

et c’est d’abord ma jeunesse _ permanente, perpétuée _ qui est garante de celle du monde« , encore, en conclusion du livre, page 545…

Car, dès les vacances d’hiver 1952-53, à la petite Scheidegg, et plus encore, à leur séjour à Grindelwald, aux vacances d’été suivantes, avec Simone de Beauvoir,

Claude Lanzmann avait « attrapé« , et pour toujours,

« l’inguérissable virus » du défi à « relever » de la « haute-montagne« 

Il en rend un très vibrant hommage à Simone de Beauvoir

_ nous l’avions déjà nous-même découvert à la lecture, il y a déjà un bon moment, de ses magnifiques volumes de « Mémoires » que sont « Les Mémoires d’une jeune fille rangée« , « La Force de l’âge« , « La Force des choses« , « Tout compte fait« , comme « La cérémonie des adieux » ; ou encore dans ses « Lettres à Nelson Algren » : tous enthousiasmants d’une formidable énergie débridée ! _,

page 257 :

« La haute montagne désormais m’habitait ; et j’en ai, tout le reste de ma vie, rendu grâce au Castor« 

« Nos premières vacances d’été _ après celles d’hiver à la Petite Scheidegg _, furent spectaculaires« , page 254 ;

par exemple : « elle nous mijota (…) une marche de huit heures au moins _ et encore, à la condition d’être surentraîné _, de col en col, toujours en altitude, dans le grand cirque dominant Grindelwald, face à l’imposante barrière alpine qui enchaîne les plus de 4000 mètres, dont le Mönch, l’Eiger et la Jungfrau, déjà évoqués. Le but était un refuge isolé dans un paysage grandiose ; nous nous enthousiasmions de concert et marchâmes d’un bon pas, chaussés d’espadrilles, sans crèmes ni onguents protecteurs pour les lèvres et le visage, le crâne nu. (…) C’était « marche ou crève », les coups de soleil m’enfiévraient autant que le furoncle

_ qui, d’abord « une rougeur que j’avais traitée par le mépris« , au moment du départ, à Paris, puis « un énorme anthrax à trois têtes sur l’omoplate gauche« , mal soigné auparavant (seulement « avec de l’eau bouillie, de la ouate, des compresses« ) quand il avait explosé « vers onze heures du soir avant Tournus, où nous nous arrêtâmes« , s’était « réveillé » ;

« un autre furoncle se forma brutalement aux deux tiers du parcours (de cette marche aventureuse en haute-montagne) et au pire endroit le genou. (…) Nous étions loin de tout ; n’avions pas un médicament ; aucune trousse d’urgence« , page 255 _ ;

j’avançais péniblement, en boitant à chaque pas ; le Castor elle-même rouge pivoine, brûlée et transpirante, allait somnambulique, le regard perdu. Nous fûmes pris par l’obscurité ; nous nous égarâmes ; atteignîmes le refuge vers minuit, où par miracle, de vrais alpinistes helvètes, bien équipés _ eux _ nous prirent en pitié, nous tancèrent, nous fournirent en pommades apaisantes, me gavèrent d’antalgiques et nourrirent le Castor. Je ne mangeai rien ; ma température était proche de quarante ; le terrible abcès malin dont notre calvaire avait peut-être accéléré la maturation, explosa, dans un geyser libérateur. A Milan, un médecin lombard me prescrivit un traitement de choc aux antibiotiques, le seul efficace. J’eus portant une rechute à Mostar, accompagnée de forte fièvre ; fut soigné dans un hôpital de Sarajevo. Après quoi, le grand voyage se déroula calmement : j’étais aguerri ; mon intégration dans la famille sartrienne était accomplie« , pages 254 à 256... _ incontetablement une étape importante dans l’« apprentissage »


« L’été suivant, nous recommençâmes par la Suisse ; mais au lieu de l’Oberland bernois, de la Junfrau et de l’Eiger, ce furent les Alpes valaisannes, Zermatt, le Mont Cervin (Matterhorn), le Mont Rose et les sommets aux noms mythologiques, comme Pollux et Castor si on les décline de gauche à droite, blancs jumeaux qui culminent à plus de 4000 mètres«  _ encore, page 257.

De semblables mésaventures ne manquant pas de se reproduire alors, car si « à quarante cinq ans, Simone de Beauvoir était raisonnable, le Castor était encore plus folle que moi » ; et « c’est le Castor qui l’emporta« , page 261 : « refusant les solutions douces ou paresseuses _ que je préconisais, elle résolut que nous étions assez acclimatés pour entreprendre _ cette fois à nouveau _ une longue course exigeante : montée pédestre de Zermatt au col du Théodule, descente par le téléphérique jusqu’à Breuil-Cervinia en Italie, où nous passerions la nuit, retour le lendemain au Théodule par le même téléphérique. Nous aviserions alors selon l’état de nos forces : soit emprunter la benne suisse pour le retour, soit dévaler à pied le glacier du Théodule, les névés, les rudes pentes d’herbe rase par où l’on plonge dans la vallée, jusqu’aux chemins, interminables pour des muscles fatigués, qui conduisent à Zermatt, lointaine apparition sans cesse évanouie. Le temps promis était « grand beau » ; et le fut en effet. Nous partîmes au lever de soleil, en vrais montagnards, mais en espadrilles, comme l’année précédente, sans avoir rien appris, sans crèmes ni onguents ni couvre-chefs« , pages 262-263…


J’abrège les péripéties qui s’ensuivirent, page 264 :

« A Breuil-Cervinia, je dus aussitôt consulter un médecin, mon corps était gravement brûlé, je tremblais de fièvre ; il fallut me transporter par ambulance à l’hôpital d’Aoste où je fus admis immédiatement. Je souffrais de brûlures du premier et même du deuxième degré. J’y restais trois jours, veillé par un Castor anxieux« , page 264…

« Tant d’images de nos voyages se télescopent dans ma mémoire, sans ordre,

mais toujours comme si le temps _ celui qui est physique et que mesurent les horloges ; et qui est aussi le temps social, très inégalitairement partagé : pas celui de la création, de la poiesis_ était aboli« , page 264…

Mine de rien, nous sommes là au cœur de l’essentiel  de la découverte progressive, lente

_ il lui fallut vraiment ses longues et complexes « expériences«  cinématographiques de la décennie soixante-dix (le reste n’en étant que d’un peu lentes et un peu chaotiques « prémisses« , de bric et de broc, un bon laps de temps, les décennies précédentes) _,

par Claude Lanzmann de sa « vocation » et son « mandat » d’ »auteur » d’un grand œuvre de cinéma

_ et pas seulement « Shoah » ;

même si celui-ci, « Shoah« , est un incomparable « monument » à l’échelle de l’Histoire, selon la si belle formulation de Simone de Beauvoir, dans « les quelques lignes«  (page 271) qu’elle écrivit dans la foulée de sa première vision intégrale du film, en novembre 1984 :

« Je reçus le lendemain un appel du Castor :

« Je ne sais pas, me dit-elle, si je vivrai encore quand ton film sortira ; je veux qu’on sache ce que j’en pensais ; ce que j’en aurais pensé ; ce que j’en pense. J’ai écrit quelques lignes ; je te les envoie. »

C’est la première fois que je parle de cela ; les voici :

« Je tiens le film de Claude Lanzmann pour une grande œuvre ; je dirais même : un authentique chef d’œuvre. Je n’ai jamais rien lu, ni vu _ on appréciera le distinguo _ qui m’ait fait toucher _ oui : c’est une affaire d’aesthesis _ de manière aussi saisissante_ en effet, à l’envers des anesthésiants et autres émollients _ l’horreur de la « solution finale » ; ni qui en ait mis au jour _ « dans le noir » de l’asphyxie des chambres à gaz de l’extermination industrielle… _ avec une telle évidence les mécanismes _ matériels _ infernaux. Se situant du côté des victimes, du côté des bourreaux, du côté des témoins et complices plus ou moins innocents, plus ou moins criminels, Laznzmann nous fait vivre _ oui : éprouver ce qui fut éprouvé alors par tous ces « acteurs«  mêmes de la tragédie _, sous ces innombrables _ infinitésimalement infinis… _ aspects, une expérience qui jusqu’ici m’avait parue incommunicable _ faute d’écouter et regarder « vraiment » ceux qui pouvaient, ou ne pouvaient pas, l’exprimer et atteindre la compréhension « vraie« , c’est-à-dire « incarnée« , de la chose des autres… Il s’agit d’un monument _ cinématographique : oui ! _ qui pendant des générations permettra aux hommes de comprendre _ « vraiment«  _ un des moments les plus sinistres et les plus énigmatiques de leur histoire« .

Ajoutant encore : « Parmi ceux qui sont encore vivants aujourd’hui, il faut que

_ c’est aussi un enjeu important, surtout à l’heure du décérébrage accéléré à coup de divertissements généralisés, y compris d’inflation de « musées«  et de « commémorations«  « désincarnés«  (ainsi Claude Lanzmann se plaint-il, par exemple, de la conception du nouveau Musée de Yad Vashem à Jérusalem, par rapport à celle du premier) qui multiplient l’insensibilité et l’oubli…) qui n’a cessé depuis de s’amplifier… _

il faut que le plus grand nombre participe à cette découverte« .

Claude Lanzmann ajoute alors ces deux faits postérieurs, à ce message écrit de novembre 1984 :

« Au côté du Président de la République, au Théâtre de l’Empire, le Castor assista à la première de « Shoah« .

Je n’ai pas été invité au dévoilement de la plaque mémorielle au 11 bis de la rue Schœlcher« , le 10 mars 2007, page 271..

Fin de l’incise sur le « monument«  et le « chef d’œuvre » de « Shoah« , selon les mots de Simone de Beauvoir, page 271 aussi…

Un autre opus de cinéma étant encore, sinon « en gésine », du moins « en gestation » :

la « brève rencontre » de Claude et de Kim, l’été 1958, à Pyongyang…

Qu’en est-il donc de ce nouvel « impossible » projet de film « nord-coréen » ?..

Telle sera la teneur de la conclusion (VI) de cette « conclusion« , quant à l’opus « nord-coréen » en gestation…

Titus Curiosus, ce 29 août 2009

Ce lundi 9 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Call me by your name : le captivant film de Luca Guadagnino

12mar

J’ai pu voir cette fin de matinée le film de Luca Guadagnino Call me by your name, en version originale _ mêlant anglais, italien et français, en fonction des  adresses à leurs divers interlocuteurs des divers personnages du film : ainsi, par exemple, la mère d’Elio, Annella Perlman, étant à demi-italienne (par son père, prénommé déjà Elio ; et juif…) et à demi française (par sa mère), s’adresse à Elio en français ; de même que c’est en français que conversent Elio et sa bientôt petite amie Marzia ; etc. D’autant que les interprètes de ces divers personnages d’Annella (Amira Casar), Elio (Timothée Chalamet) et Marzia (Esther Garrel) sont au moins eux-mêmes à moitié français. De même, d’ailleurs, et c’est un élément très important, que le réalisateur lui-même, Luca Guadagnino, par sa mère, elle-même à moitié algérienne et française, est imprégné de cette perception française (soit un certain tropisme classique : à la Ravel, disons…) de son esprit et de ses goûts, du moins me le semble-t-il… Une certaine culture française imprègne donc pas mal (et irradie sur) ce film, en plus d’une certaine culture juive, d’une culture italienne, bien sûr, et même de ce que j’oserai qualifier de « culture gay » : un éloge du métissage, de l’ouverture, et de l’accueil à l’altérité des minorités (âmes en peine des déplacés et errants)… Et je n’ai même pas parlé de la très importante part française, aussi, de ce juif italo-turc francophone venu d’Alexandrie qu’est André Aciman, l’auteur du roman de départ du scénario, Appelle-moi par ton nom

D’abord, voici, à titre d’introduction ici,

et précédant ma vision du film

une présentation _ il s’agit à l’origine d’un courriel : j’aime m’adresser à un interlocuteur particulier, et en rien anonyme _ préliminaire, factuelle, à propos de ce que j’ai pu, de bric et de broc, reconstituer tant bien que mal de la genèse _ assez longue et tortueuse _ de la conception, puis fabrication du film :

Ce matin,
je vais pouvoir aller voir Call me by your name en salle _ n’allant que très rarement au cinéma ; seulement quand un film me fait vraiment envie. Ce qui renforce mon désir du film…
Et cela, afin de confronter à la réalité du film en son entièreté les premières impressions _ forcément très partielles _ issues des clips fragmentaires et divers commentaires et interviews nécessairement partiels.

Même si celle-ci n’est qu’anecdotique, l’histoire de la gestation du film en amont de sa réalisation est assez intéressante.

L’achat des droits d’auteur en vue de la réalisation à venir d’un film
précèderait même, paraît-il _ mais oui ! aussi étrange que cela puisse paraîttre !!! _, la sortie (en 2007 et aux États-Unis _ en anglais, donc _) du livre d’André Aciman !!!
Ah ! ah !

C’est en effet une équipe _ solide, soudée _ de producteurs (homosexuels et juifs californiens _ installés à Los Angeles-Hollywood _) autour de Peter Spears (né en 1965) et Howard Rosenman (né en 1945),
ainsi que de l’agent des stars _ dont le jeune Timothée Chalamet… _ Brian Swardstrom (né en 1962 ; et compagnon de Peter Spears),
qui ont réalisé en 2007, il y a 11 ans !, l’achat de cette option sur une adaptation cinématographique à réaliser du livre même pas encore paru _ mais on devait déjà en parler ! : il faudrait creuser cela plus avant… _ d’Aciman.

Ainsi, pour le projet de ce film,
et au sein de cette équipe de producteurs _ californiens, à Hollywood _ possédant les droits d’adaptation du roman,
l’italien Luca Guadagnino a-t-il été _ la précision des dates serait ici pour sûr intéressante _ successivement consultant _ probablement au triple titre, aux yeux de l’équipe des producteurs réunie autour de Peter Spears, d’italien (ayant une bonne du terrain, en l’occurrence les divers lieux en Italie évoqués parfois très allusivement dans le roman), de cinéaste, bien sûr, et enfin de gay… _, puis producteur exécutif, puis co-scénariste (avec le grand James Ivory), et enfin le réalisateur unique _ on imagine le terreau riche de conflits de toutes sortes (et concurrentiel) qui constitue le contexte de gestation de ce passionné et de très longue haleine projet cinématographique, avec les rivalités de conception qui n’ont pas manqué de l’entourer-constituer, au long de ses diverses péripéties à rebondissements… Au point qu’on pourrait presque s’étonner, au su de cette genèse cahotée, de son résultat apollinien si abouti, si maîtrisé, si apaisé…

Avant Luca Guadagnino_ l’heureux réalisateur in fine _,

avaient été successivement pressentis à cette réalisation, avant de s’en retirer _ pour des raisons que j’ignore _ : Gabriele Muccino, Sam Taylor-Johnson, puis James Ivory.
Et sont cités aussi _ sans préciser leur part d’investissement (ou pas) au travail collectif _ les noms de Ferzan Oztepek et Bruce Weber…

De fait, James Ivory a travaillé 9 mois à l’adaptation du roman d’Aciman : de septembre 2015 à mai 2016.
Et ce serait, semble-t-il, principalement son âge (approchant les 90 ans _ il est né le 7 juin 1928 _) qui l’aurait fait exclure par certains des financeurs de la production (notamment français)
de la tâche de réalisation du film ;

ainsi laissée à Luca Guadagnino _ le réalisateur d’Amore (sorti en 2009) et A Bigger splash (sorti en 2015)..

Le tournage, autour de chez lui à Crema, en Lombardie _ non loin de Crémone _,

Crema où réside Luca Guadagnino,

eut lieu en moins de six semaines, du 11 mai au 20 juin 2016 _ et chaque soir du tournage, le réalisateur-maître d’œuvre du film, rentrait dormir dans son lit, a-t-il raconté, en riant, à diverses reprises…

Timothée Chalamet, quant à lui, était venu plus tôt séjourner à Crema : 5 semaines avant ce début du tournage, soit à partir du 6 avril 2016, en se mêlant (incognito !) aux jeunes de son âge de la petite ville, à travailler à s’imprégner de son personnage d’Elio, et, à raison de une heure et demi chaque séance (soit quatre heures et demi en tout), à parfaire sa connaissance du piano, à apprendre à jouer de la guitare, et maîtriser sa pratique de la langue italienne ; cf cet article du Los Angeles Times du 17 novembre 2017 : Timothée Chalamet is Hollywood’s next big thing with ‘Call Me by Your Name’ and ‘Lady Bird’  ; ou celui-ci de Libération du 26 février 2018 : Timothée Chalamet, appelez-le par son nom… Fin de l’incise.


On voit par là combien Luca Guadagnino a fait de ce film une affaire toute personnelle !!!

Et cette intimité-là, avec son équipe de tournage comme avec ses acteurs, se ressent très positivement à la vision fluide et intimiste, sereine et heureuse, du film…

« J’ai trouvé Elio ! », déclara l’agent des stars Brian Swardstrom à son compagnon le producteur Peter Spears, à propos de Timothée Chalamet (qu’il avait vu dans la saison 2 de Homeland en 2012), dont il devient tout aussitôt l’agent _ Timothée Chalamet avait alors 16 ans ; c’était donc en 2012, puisque Timothée est né le 27 décembre 1995.
Et c’est en 2013 que Swardstrom présente Timothée Chalamet à Luca Guadagnino, qui l’intègre aussitôt au casting du film à venir.

Quant à Armie Hammer,
c’est Luca Guadagnino _ tombé amoureux de lui (dixit le réalisateur lui-même) en voyant The Social Network (de David Fincher), en 2010 : Armie Hammer y tient avec maestria les rôles de deux jumeaux : Cameron et Tyler Winklevoss _ qui l’intègre au casting du film en 2013, lui aussi, après l’avoir vu dans The Lone Ranger (de Gore Verbinski)_ le film est sorti sur les écrans américains le 3 juillet 2013…

Dernière chose sur ce très remarquable et magnifique acteur, lui aussi :
Armie Hammer a une superbe voix grave, profonde et très ductile à la fois ;
et les extraits de sa lecture du roman d’Aciman auxquels on peut accéder, sont carrément impressionnants ! : nous tombons immédiatement sous le charme ;
l’acteur est donc vraiment très bon,

et n’est pas seulement

_ et l’article, en anglais, auquel envoie ce lien quasi anodin (!!), est le plus juste de tous ceux que j’ai lus jusqu’ici sur ce film !!! _  

juste un beau gosse _ une expression que je n’aime pas _, ou un bel homme pour l’affiche…

Le contraste, d’ailleurs,

entre son interprétation magistrale et parfaitement évidente du très fin et élégant, ainsi que retenu et secret _ sans, par son naturel éminemment fluide et sobre, en donner le moindre soupçon : si c’est une certaine partie de son jeu qu’il cache, ce n’est certes pas la plus grande partie de son corps exposé au soleil  _ personnage d’Oliver _ son seul moment d’un peu d’extraversion, avant les moments de relations plus intimes avec Elio (mais très discrètement filmés, avec pudeur et sans exhibitionnisme, par le réalisateur), est la sublime séquence (de 44 ‘) dans laquelle, yeux et poings fermés, Oliver se lâche presque dionysiaquement sur la piste du dancing de Crema, sur le rythme lancinant de Love my Way _,

et ses prestations extraverties d’acteur faisant la promotion du film,

est, lui aussi, marquant : c’est dire combien la direction d’acteurs de Luca Guadagnino est elle aussi excellente ; autant que sont vraiment parfaits ses acteurs dans l’incarnation subtilissime des moindres nuances de leurs personnages !!!

A nous, aussi, de bien les percevoir…

Ainsi, dans la gestation de ce film,

le choix, au casting, des titulaires _ Armie et Timmy, donc _des deux principaux protagonistes _ Oliver et Elio _, dès 2013,

précède-t-il donc _ il faut le noter _ celui, final, de Luca Guadagnino comme réalisateur,
même si celui-ci a fait très tôt partie de l’équipe aux commandes _ la date en serait à préciser, ainsi que son pourquoi et son comment… _ dans ce projet _ au long cours et à rebonddissements divers _ de production : d’abord comme consultant.

Tout cela est donc assez intéressant ; même si cela reste malgré tout anecdotique par rapport au principal : la valeur artistique du film…
Je vais bien voir !

A suivre…
Je pars au cinéma…

P. s. :

Timothée Chalamet :


Timothée Hal Chalamet naît le 27 décembre 1995 dans le quartier de Hell’s Kitchen, à New York. Il est le fils du français Marc Chalamet, ayant travaillé _ comme éditeur _ pour l’UNICEF, et de l’américaine Nicole Flender _ née en 1960 _, diplômée de Yale, actrice, danseuse à Broadway, puis agent immobilier. Il étudie au lycée LaGuardia pour jeunes artistes, d’où il sort diplômé en 2013. Il a une sœur aînée, Pauline, une actrice qui vit à Paris.


Depuis son enfance, Timothée Chalamet et sa famille ont régulièrement passé des vacances _ l’été _ au Chambon-sur-Lignon _ haut-lieu de la résistance civile (protestante) au nazisme ! cf l’admirable travail de Jacques Sémelin : Persécutions et entraides dans la France occupée : comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort ; et mon article du 30 juin 2013 : « …  _, en Haute-Loire, dans une maison où habitaient son grand-père paternel Roger Chalamet, pasteur _ voilà ! _, et sa grand-mère Jean, une canadienne _ née Jean Elizabeth Asthworth, et décédée en octobre 2010.


La famille de sa mère, d’origine juive russe et autrichienne _ tiens, tiens ! _, est très présente dans le cinéma : son grand-père maternel est le scénariste _  new-yorkais, né dans le Bronx _ Harold Flender (1924 – 1975), son oncle Rodman Flender _ né le 9-6-1962 _ est réalisateur et producteur, et sa tante Amy Lippman, épouse de celui-ci, également productrice _ et dialoguiste.


De nationalité américaine et française _ les deux ! _, il parle couramment l’anglais et le français _ dont acte.

Puis, ce courriel à un ami, cet après-midi, à mon retour du cinéma :

Cher …,

tu serais, je pense, bien plus critique que je ne le suis à l’égard de ce film _ attentif aux chicanes de premiers émois amoureux au moment de l’entrée dans l’âge adulte _ : je suis, en effet, assez bon public _ au moins a priori : la critique est plus aisée et prompte que l’art ! L’œuvre, que ce soit de cinéma, de littérature, de musique, ou toute autre, a besoin d’abord être accueillie et reçue avec un minimum d’attention bienveillante (et d’appétit…) ; le regard critique ne doit pas être un a priori fermé et massif comme un coup de gourdin ; mais ne venir qu’après, avec finesse et à bon escient ; soucieux de ce qu’on peut estimer constituer les visées de fond de l’œuvre en question… Du moins quand, public, nous avons fait l’effort d’aller à la rencontre de cette œuvre-ci : en l’occurrence nous déplacer jusqu’à la salle de cinéma… Et je remarque, qu’au cinéma, les projections des subjectivités des spectateurs, se déchaînent sans vergogne ! Les unes et les autres reprochant au film de ne pas leur offrir ce qu’eux, tout spécialement et très égocentriquement, les spectateurs se trouvent parfaitement légitimes d’en attendre ! C’est le monde à l’envers ; et c’est infantile… Il faut commencer par accepter de décentrer son regard de ses habitudes subjectives. Et accueillir vraiment l’altérité de l’objet offert…

Le point de vue privilégié par le réalisateur du film _ Luca Guadagnino, à la suite, et dans les pas, du point de vue choisi par le romancier, André Aciman _ est celui du regard, mi-neuf, mi-perspicace (en analyses de signes à décrypter : Aciman a dû lire le Proust et les signes de Deleuze…), du jeune garçon _ vierge, puceau (au moins quant à l’homosexualité : il vient juste de faire l’amour avec Marzia…) _ de 17 ans, Elio, face au très séduisant inconnu, Oliver, qui débarque au mois de juillet dans la demeure familiale _ ouverte et accueillante (même si discrète, par tradition familiale, en Italie, sur sa judéité) _, près de Crémone,

et auquel, en la fougue de ses élans pulsionnels adolescents, le très fin, intelligent, sensible et cultivé, Elio est assez vite _ à condition, bien sûr, de se voir vraiment agréé aussi, et non rudement refusé, par l’aimé _ prêt à se livrer _ corps et âme… Mais les signaux, les feux verts, et cela des deux côtés, manquent encore de clarté, ainsi que de constance : d’où des blessures (réciproques) et des retards par divers malentendus et quiproquos successifs…
Nous sommes en 1983 _ a choisi le réalisateur Luca Guadagnino, plutôt qu’en 1987, à l’origine dans le roman d’André Aciman _, dans une Italie d’avant Berlusconi _ c’est le moment, confus, de Benito Craxi _, et d’avant le Sida…

Le choix de ce point de vue du regard d’Elio

facilite, bien sûr, l’identification avec le personnage d’Elio _ très brillamment interprété par le merveilleusement  expressif (ses regards !) Timothée Chalamet _, de pas mal des spectateurs _ à commencer, bien sûr, par le vaste public (visé ?) des jeunes ; mais pas seulement lui : il est bien connu de tous que, quand on aime, on a toujours vingt ans ; et c’est vrai ! L’élan est puissant.

L’astuce romanesque _ du film comme du roman _,

c’est que le bel objet désiré, le splendide _ mais pas que _ universitaire américain _ il enseigne déjà à Columbia et publie ses livres : et c’est précisément pour préparer l’édition en traduction italienne de son travail sur Héraclite (dit l’Obscur) qu’il est venu en Italie, et chez le Professeur Perlman, cet été là, au moment de ses propres vacances universitaires : il s’est d’abord rendu en Sicile, puis va passer un mois et demi (soit quasiment la même durée que le tournage !) dans la résidence d’été du Pr. Perlman et sa famille _, Oliver,

qu’interprète avec beaucoup d’élégance et brio et finesse, Armie Hammer,

use de pas mal d’artifices de fuite (later, later, ne cesse-t-il de répéter pour se défiler des approches _ il les voit, bien sûr, venir ! _

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et tentatives d’emprise sur lui du jeune Elio… _ et le titre du roman choisi lors de sa première parution en français, en 2008, aux Éditions de l’Olivier, était Plus tard ou jamais ; de même que le titre de la première partie du roman  d’Aciman est Si ce n’est plus tard, quand ? ; c’est à relever… Il y comme de l’urgence dans l’air ; le temps leur est compté… _ ) ;

mais longtemps dans le film, nous non plus, n’en pénétrons pas bien les raisons…


Á la suite d’Elio,

dont nous ne cessons à nul moment de partager et suivre le regard, l’angle de vue, le cadrage, au présent de la survenue frontale des événements (et non rétrospectivement, au filtre de la mémoire),

nous aussi, spectateurs, nous sommes souvent déroutés par le comportement d’Oliver…

Et c’est là un élément décisif _ voulu par le réalisateur, à la suite du choix, aussi, du romancier _ de notre perception de l’intrigue  !!!

Ce sont donc ces yeux-là d’Elio,

non seulement hyper-curieux, mais aussi extrêmement inquiets car follement épris et séduits,

que nous, spectateurs du film, avons sans cesse

pour le beau et très retenu, et discret _ à l’exception de sa plastique exposée au soleil _, sinon secret, Oliver !

Et ce ne sera qu’a posteriori _ après le retour chez lui aux États-Unis d’Oliver, une fois son stage de six semaines auprès du Professeur Perlman terminé, et le texte de sa traduction en italien scrupuleusement revu et achevé _,

in extremis donc,

que nous comprendrons que ces diverses esquives _ arrogance ? timidité ? goujaterie ? s’était-on demandé _ et mesures dilatoires _ later, later... _ du bel Oliver

étaient, tout au contraire, chargées d’infiniment d’égards et de délicatesse _ protectrice ! _ envers le jeune Elio _ de 17 ans ; et le contraste physique entre eux deux est très net ! _,

eu égard aux obstacles auxquels lui-même, Oliver, s’était, en sa récente adolescence _ lui-même n’a, après tout que 24 ans ! _, heurté et durement blessé,

et probablement se blessait maintenant encore, chez lui aux États-Unis (à commencer en son milieu familial)

_ fort discret (c’est-à-dire prudent ! : larvatus prodeo…), Oliver parle d’autant moins de lui-même, nous semble-t-il, que c’est seulement via le regard d’Elio que nous, spectateurs, dans le film, avons accès à lui, c’est-à-dire à ses gestes et expressions, mais pas à ses sentiments et pensées : à cet égard le film, moins bavard (et cahoté) quant aux élucubrations du garçon ne sachant jamais sur quel pied danser avec Oliver, est beaucoup mieux réussi que le roman !)  ; Elio ne cessant passionnément d’essayer (non seulement il est d’un naturel extrêmement curieux de tout, mais il est surtout très épris !), de percer à jour d’abord ce que ressent l’apparemment versatile Oliver, mais ensuite surtout peut-être le tréfonds de ses secrets… _ :

afin de tempérer (un peu) et filtrer (sinon les refroidir vraiment, car le désir, nous le découvrirons, est bel et bien _ mais à partir de quel instant ? c’est très difficile à situer en regardant pour la première fois le film, assez subtil en cela… _ réciproque…) les fougueuses ardeurs du jeune garçon, Elio :

d’où la succession de péripéties à rebondissements de l’intrigue _ retournements de situations, surprises après atermoiements, révélations, semblants de démentis, prises de conscience… _ survenant _ et nous surprenant, nous aussi ! _ le long des 2 heures du film.

Il s’agit donc ici, d’abord _ mais immédiatement derrière, même si c’est habilement et très discrètement suggéré, sont tapis les secrets de la vie (passée, présente, mais à venir aussi…) d’Oliver : car celui-ci a des projets, tant professionnels que personnels (voire conjugaux et de paternité aussi), déjà en voie de formation, et à mener à long terme… _,

de la première (mais décisive) éducation sentimentale _ qualifions-la ainsi ! _ d’Elio _ pour la vie ! : avec une dimension verticale (et fondamentale !) d’éternité. Qu’en adviendra-t-il donc ? Et pour l’un, et pour l’autre ?..

Pour la vie est aussi _ il faut le noter _ le mot d’Elio lui-même pour sa proclamation _ émue et parfaitement sincère _ d’amitié envers Marzia, sa petite amoureuse _ très joliment interprétée par Esther Garrel _, une fois que celle-ci a bien compris, et osé très ouvertement le lui déclarer, que c’était d’Oliver qu’Elio était vraiment épris, et non d’elle _ qui ne l’en aimait pas moins, pour autant !.. Car Elio est fondamentalement honnête ! S’il lui arrive _ souvent désemparé qu’il se trouve, bousculé par ce qui survient de non anticipé par lui, pourtant si réfléchi _ d’être indécis et partagé, Elio n’a rien d’un traitor

Car il se trouve, aussi, qu’ici nul des protagonistes _ pas un seul ! _ n’a de mauvaises, ni a fortiori perverses, intentions ! Pas un seul méchant ou salaud…

Même ceux qui sont déçus ou blessés :

tous ceux qui s’expriment à propos de leurs relations inter-personnelles, sont ce qu’on appelle maintenant _ même si je n’aime pas du tout cette expression _ de belles personnes

Et cela agace, voire irrite, certains spectateurs, soucieux de davantage de réalisme cinématographique.

Et reste _probablement pour les faire davantage encore enrager de trop de concentré de beauté ! _,

au dessus de tout, la sublime lumière _ magnifiée par le doigté magique du chef opérateur d’Apichatpong Weerasethakul : Sayombhu Mukdeeprom ! C’est mon amie Marie-José Mondzain (cf le podcast de mon entretien avec elle sur ce livre, le 16 mai 2012) qui me les a fait découvrir et connaître en son Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs _

qui nimbe la luxuriance tranquille des verts paysages de Lombardie _ y compris Bergame et la montagne bergamasque, pour les Alpi Orobie, à la fin du séjour italien d’Oliver, en grimpant vers les cimes, à la montagne… _ en ce si bel été qui va être brutalement interrompu.


Ainsi que l’intérieur du très beau palazzo de la Villa Albergoni, à Moscazzano, dans  la province de Crémone…

Et avant le vespéral paysage de neige de la nuit de décembre, le soir de Hanouka,

à la fin du film…

Le point culminant du film est probablement la double réaction finale _ chacun de son côté, et en deux temps nettement séparés, au mois d’août, puis au mois de décembre _ des deux parents d’Elio :

d’abord, et immédiatement, au mois d’août, le regard et les gestes compréhensifs et très tendres de sa mère (la très belle, et toujours parfaite, sublime, Amira Casar), au moment du départ _ pour jamais ? _ du bel américain, lors du parcours du retour en voiture d’Elio, en larmes _ telle Ariane abandonnée de Thésée à Naxos _, à la maison ;

et plus encore le sublime discours détaillé (et les confidences très personnelles à son fils) de son père, le Professeur Perlman (Michaël Stuhlbarg, d’une splendide humanité !), révélant à Elio, six mois plus tard, en hiver, tout à la fin du film, son admiration _ admiration tue de sa part, il le lui dit, à tout autre que lui, Elio : y compris son épouse Annella… _ pour la chance qu’Elio, lui et au contraire de lui-même, en sa propre jeunesse _, a su _ not too late !!! sur cela, et pour célébrer cette fois le miracle de la naissance d’une amitié (et pas d’un amour), cf en mon Pour célébrer la rencontre rédigé au printemps 2007, ma référence au divin Kairos et à l’impitoyable châtiment (de la main coupée !) infligé à ceux qui (too late !) ont laissé passer leur chance et voulu, mais trop tard, la ressaisir… _ courageusement saisir à la volée _ au contraire de lui-même, donc ; avec les regrets qui lui en demeurent encore maintenant, mais oui !, et il le confie alors, magnifiquement, à son fils _, et lui conseillant d’en tirer (sans amertume ou aigreur, ni oubli _ ou refoulement _ non plus) le meilleur pour la suite de sa vie adulte qu’adviendra-t-il donc de la vie amoureuse future d’Elio ?.. Le film, à très bon escient, en restera là…

Mais des suites viendront, très probablement, dans quelques années : le passage du temps ayant fait son office…


Soit, ici avec ce père intelligent si magnifiquement humain… _ une autre identification possible pour les spectateurs de ce film.

Et je suppose que c’est bien pour faciliter ces diverses identifications des spectateurs à ces divers personnages du film, face à la relative énigme _ qui demeure en grande partie à la fin du film (et à la différence du roman) _ du personnage d’Oliver

_ bien différent en cela de l’ange terrible qu’incarne Terence Stamp dans le brûlant Théorème de Pasolini _,

que,

prenant en mains la réalisation du film,

Luca Guadagnino a choisi de renoncer au procédé du commentaire _ rétrospectif, mélancolique, un peu trop auto-centré sur les regrets du narrateur : passéiste ; à rebours des très vifs effets de présent recherchés en ses spectateurs par le cinéaste !.. _

par une voix-off,

qu’avait d’abord retenu James Ivory !

Et c’est probablement le jeu très précis, subtil et infiniment nuancé _ leur incarnation de ces nuances complexes de leurs personnages est vraiment magnifique ! _ des acteurs

qui produit _ en plus de cette merveilleuse lumière qui nimbe les paysages de l’été italien _ le principal impact,

émotivement très puissant,

de ce si émouvant et si beau film.


La poursuite de ce décryptage par le spectateur de ces images en mouvement que sont un film _ mieux capter chacune de leurs nuances furtives, à l’instar du regard scrutateur et interrogatif d’Elio lui-même _ accroît ainsi

l’urgence d’aller revoir un tel film,

avec un nouveau surcroît d’attention de notre regard

pour le moindre de ses détails qui nous aura échappé…

Tu vois comme je suis gentil.

Parmi les critiques du film que j’ai lues _ aucune de très subtile ni de vraiment fouillée jusqu’ici ; mais je ne m’abreuve probablement pas aux meilleures sources !

Cf cependant celle-ci, par Isabelle Régnier, dans Le Monde du 28 février dernier : « Call Me by Your Name » : entre ombre et secret, l’été amoureux de deux garçons … ;

ou celle-là, quoique un peu trop contournée pour mon goût, par Johan Færber, dans la revue Diacritik du 27 février :  Call Me By Your Name : l’académisme est un sentimentalisme… _,

certaines trouvent au film trop de longueurs ;
alors que, à l’inverse, d’autres se plaignent que le film _ d’une durée paraît-il de 4 heures en sa toute première version _ souffrirait un peu trop des ellipses _ notamment concernant les personnages secondaires _ résultant des coupures opérées au montage pour améliorer le rythme du récit.

Pour ma part, je n’ai éprouvé aucune de ces deux impressions ; et j’ai regardé le film avec une forme d’empathie _ la mienne a priori quand (et puisque) je décide d’aller voir un film, de lire un livre, d’écouter un CD : la critique sera seulement a posteriori ; je me répète… _ pour les divers protagonistes, très humains _ chacun à sa manière… _ de cette intrigue…

Lequel d’entre nous _ qui sommes sexués _ ne tombe pas un jour amoureux ?.. et passera complètement à côté d’émotions questionnantes de ce genre ?..

Ou ignorera complètement les chagrins d’amour ?


Et cela, ici, à la vision de ce film, avec un très grand plaisir : celui de baigner pleinement par le regard dans les parfums, saveurs et couleurs d’une Italie aimée ;

tout en sachant aussi que l’Italie est certes loin de se réduire à ces images idylliques _ ce qui ne manque pas d’agacer, voire irriter, certains des spectateurs du film, jugé par eux trop idyllique…


De même que semblent, malgré tout, encore assez menues, et surtout peut-être réparables, les blessures infligées _ par de tels chagrins _ à la personnalité des principaux personnages, notamment le jeune Elio…

Mais là je suis peut-être un peu trop optimiste…

D’abord, en effet, un premier amour n’a pas de substitut ! Sa marque, oui, indélébile, est et demeure pour toujours la référence…

Ici, je repense, a contrario, à l’humour acéré et absolument terrible de Pasolini (Théorème _ en 1968 _)…
Ou à la verve pleine de charge comique très incisive d’un Fellini (Amarcord _ en 1973 _)…

Mes références _ et alors que je suis d’abord un très fervent antonionien (Par delà les nuages, Identification d’une femme, L’Eclipse, sortis respectivement en 1995, 1982 et 1962…) _ seraient plutôt ici les auras solaires d’un Bertolucci (La Luna _ en 1979 _) ou d’un Rosi (Trois frères _ en 1981 __ qui me comblent aussi ; même si, à la revoyure de ces films, je m’aperçois bien que chacun d’eux et tous comportent une dose très importante de réalisme tragique ; aucun d’eux n’est vraiment idyllique…

Mais le tragique, ici, est d’un autre ordre.

Bref, j’y ai éprouvé du plaisir.
Comme celui pris aux films _ Chambre avec vue, Maurice, Retour à Howard Ends, en 1985, 1987 et 1992… _ de James Ivory : est-ce un hasard ?

Francis

P. s. :

Je viens de lire une interview particulièrement niaise (et donc agaçante) d’André Aciman _ vaniteux, pour aggraver son cas _, dans En attendant Nadeau _ il me faudra lire le roman afin d’être plus juste envers lui !..

Enfin,

existe en audio-livre, la lecture _ en anglais, bien sûr _, par le magnifique Armie Hammer

_ quelle spendide voix ! et quelle merveilleuse lecture ! Quel grand acteur il est donc !!! Et aurait-il pâti jusqu’ici, en sa carrière d’acteur (il est vrai à Hollywood surtout) de sa trop manifeste beauté ?.. Que l’on se donne la peine de revoir la scène magnifique (de 44 ‘) de sa danse presque sauvage, yeux et poings fermés, aux prises peut-être, seul avec quelque fantôme de son histoire, au milieu de la piste du dancing à Crema… ; et que l’on écoute, à côté, ses confidences amusantes (1 et 2) d’acteur sur les circonstances particulièrement « uncomfortable«  pour lui du tournage de cette sublime hyper-sensuelle séquence… _

du roman Call me by your name, d’André Aciman ;

la lecture _ splendide par cette voix si bien timbrée et si juste en ses intonations comme en sa fluidité ! _ dure 7 h 45 _ en existait bien un podcast, mais le lien en a été, depuis ma mise en ligne, effacé !

C’est superbe !

La principale question que pose toute rencontre, surtout, bien sûr, toute rencontre heureuse,

est celle de son devenir, par delà tout ce qui peut la menacer, corroder, ruiner ;

de son suivi, de ses suites ;

de la dynamique _ à inventer davantage qu’à subir _ de sa poursuite-perpétuation-renouvellement d’enchantement…

Et c’est bien ce qu’il y a de terrible

dans le dernier regard _ mouillé, car très probablement se sentant coupable de partir ainsi, sans projet de vraiment revenir bientôt (ou jamais) ; et le sentiment non dilatoire, cette fois, de quelque too late !.. _, dans le compartiment du train _ qui démarre et s’en va _, du personnage d’Oliver en direction du personnage d’Elio ;

Elio, demeuré, lui _ abandonné, telle Ariane à Naxos… _ à quai,

comme plombé, là, par la peine-douleur de cette séparation, sur le quai de cette toute petite gare de Clusone, au pied des Alpi Orobie livré, totalement, là en vrac, à son impuissance d’agir face au train qui imparablement éloigne Oliver vers Milan et les Amériques. Elio (qui va entrer en classe Terminale) n’a pas pu retenir Oliver, qui rentre (sans nul retour ?) chez lui, aux États-Unis, retrouver son travail et sa carrière à l’université, sa famille, ses projets déjà formés, etc. _ ;

et très bientôt en larmes.

Elio, totalement désemparé par cette séparation _ sans remède ? à jamais ? _ d’avec son amant de ces quelques journées volées au reste du monde, 

Elio, va, au téléphone public de cette gare perdue de Clusone _ n’existaient pas encore, en 1983, les telefonini dont vont très vite raffoler les Italiens _, prier sa mère de bien vouloir venir en voiture jusque là _ c’est assez loin de Crema : à plus d’une heure de route… _ le récupérer et le ramener chez eux…

Mais s’ensuivra, encore _ ultime rebondissement du lien (puissant…) entre Elio et Oliver dans le film _ la séquence finale du coup de fil d’Oliver à Elio, le soir de Hanouka, le 6 décembre 1983.

On comprend aussi combien est intelligent le choix

_ de classicisme et de ligne claire : à la française ; et à la Ravel, donc… _

de Luca Guadagnino

d’avoir interrompu à ce moment précis le récit des rapports entre Elio et Oliver,

sans le prolonger sur ce qui les suivra bien plus tard

_ mais ce sera là matière, pour plus tard, pour un ou plusieurs autres films, quand se retrouveront, et en quel état, à l’aune de l’éternité (car tel est là le critère !), Elio et Oliver _,

comme l’a fait André Aciman dans le roman.

C’est bien l’aune de l’éternité, en son impact _ hyper-puissant _ sur les personnages,

qui doit prévaloir

et triompher…

Ce lundi 12 mars 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

Penser le devenir du penser explosif de Deleuze : l’exposé lumineux d’Anne Sauvagnargues à la librairie Mollat, à propos de son « Deleuze _ l’empirisme transcendantal »

11nov

Avant-hier soir, mardi 9 novembre 2010, dans les salons Albert-Mollat de la rue Vital-Carles,

d’une voix clarissime et lumineusement _ qu’on se délecte de l’écoute du podcast : il dure 52 minutes _,

Anne Sauvagnargues a splendidement déployé _ et magistralement pédagogiquement détaillé : dans l’alacrité du jeu jouissivement ludique du seul souffle de son propre penser s’élançant et s’énonçant ! savoureusement ! _

en ses lignes de force majeures

_ pour un auditoire tout particulièrement attentif, ainsi qu’elle-même n’a pu s’empêcher, le constatant, de le dire _

le dispositif d’analyse du « penser philosophiquement » auquel Gilles Deleuze (1925 – 1995) est parvenu à se livrer et s’adonner, déjà audacieusement,

en la première partie _ en fait « premier versant«  ! encore dans un cadre de travail assez universitaire : caractérisé par le « lire«  certains des philosophes majeurs de l’Histoire de la Philosophie : Bergson, Kant, Hume, Spinoza, etc. (et d’autres !) _ de son œuvre

(de 1956 à 1968, pour ce « premier versant« 

_ le « second versant«  de l’œuvrer de Deleuze , étant celui qui va aller de 1968 à 1995, la fin tragique de l’individu Gilles Deleuze) _, que vient couronner ce bijou philosophique qu’est Différence et répétition, en 1968 donc _ Deleuze a quarante-trois ans ; et vingt-sept ans à vivre…)

qu’elle, Anne Sauvagnargues, détaille _ tout aussi lumineusement en son écrire ! qu’en son parler ! _ en son Deleuze _ L’Empirisme transcendantal,

paru cette année-ci, 2010, au mois de janvier, dans la collection « Philosophie d’aujourd’hui » aux Presses Universitaires de France :

soit la brillante seconde conférence _ après celle (de 46 minutes), et très brillante, elle aussi !, de Céline Spector à propos de son Montesquieu _ liberté, droit et histoire, ainsi que de l’expérience qu’elle a pu se former de la lecture de Montesquieu par Léo Strauss (et les straussiens), lors du fécond semestre (studieux) qu’elle a passé à l’université de Chicago… _ de la saison 2010-2011 de notre Société de Philosophie de Bordeaux

_ la prochaine conférence de notre Société sera celle que Jean Terrel consacrera à son Politiques de Foucault, le mardi 7 décembre, toujours dans le beau cadre des salons Albert-Mollat…

C’est moins à l’Histoire _ et en l’occurrence l’Histoire de la Philosophie _

qu’Anne Sauvagnargues s’intéresse _ et inscrit son propre travail (philosophique : philosophant ! créatif !!) en ce livre _,

qu’au devenir _ créatif explosif ! en le chantier permanent de la mise en travail (et remises en cause ! ou plutôt « reprises de chantiers« …) des philosophes : Deleuze demeure toujours, et même terriblement, intempestif

(bien davantage, par exemple, que cet autre pourtant lui aussi éminemment créatif qu’est son ami Foucault ; bien mieux « digéré«  lui, Foucault, par toutes sortes d’estomacs philosophiques ; et devenu même, ces derniers temps, une sorte de « classique«  de notre contemporanéité post-moderne : ainsi, et je veux y voir un exemple, Michel Foucault est-il intégré, ainsi qu’un Ludwig Wittgenstein, une Hannah Arendt, ou un Jean-Paul Sartre, dans la liste (depuis 2002) des auteurs susceptibles d’être étudiés et de fournir des textes d’« explication« -commentaire à l’examen du baccalauréat français ; Michel Foucault, oui ; mais pas Gilles Deleuze !!!!)… _

c‘est moins à l’Histoire

qu’Anne Sauvagnargues s’intéresse,

qu’au « devenir » _ c’est un des concepts majeurs de son livre ! _

du philosopher en acte

de Deleuze même,

un philosopher à la fois extrêmement attentif _ à la Martial Guéroult, si l’on veut (l’auteur du magistral Descartes selon l’ordre des raisons ; ou du très significatif Philosophie de l’Histoire de la Philosophie_

aux œuvres

(sous l’aspect _ et angle perspectif ! _ de systèmes…) qui demeurent

et que nous ont transmis _ j’en parle au masculin : les œuvres entiers ! envisagés en leur totalité ! et leur « système«  pré-supposé… _,

en leurs ouvrages (livres, articles, contributions diverses)

les « grands philosophes » du passé

_ ainsi Anne Sauvagnargues a-t-elle excellemment rappelé, en ouverture de sa conférence, la toute première phrase du tout premier texte publié par Deleuze sur Bergson

(c’était, en 1956 _ Deleuze avait trente-et-un ans _, et sur proposition de Maurice Merleau-Ponty, un article sur Bergson pour une encyclopédie présentant les philosophes du XXème siècle) :

« Un grand philosophe est quelqu’un qui crée de nouveaux concepts qui, à la fois, opèrent un découpage extraordinaire de l’expérience et transforment nos catégories« _ ;

en même temps _ voire plus encore ! _ qu’extrêmement attentif

aux disruptions, effractions, explosions,

déplacements, glissements, failles, ruptures

qui les affectent, eux, ces philosophes,

et les font alors,

par un geste décisif et radical (de « penser-philosopher« ) de leur part,

activement « tourner » _ eux-mêmes ainsi que leur penser-philosopher prospectif ! _

en d’autres _ non-ordinaires, eux _ dispositifs-dispositions-disruptions ;

et qui est le créer le plus formidablement fécond de ce travail propre du penser-philosopher vraiment,

caractéristique du plus exigeant (et vrai !) penser philosophique :

à vif !..

et que Nietzsche _ en son érémitisme implacable, sinon sauvage, de Sils-Maria, l’été, comme de la Riviera, l’hiver… _ a exprimé pas mal : Anne Sauvagnargues l’envisage de près…

Inutile d’ajouter encore

le degré d’admiration que je porte à l’éclairage que donne _ et va poursuivre : pour le « versant«  d’après 1968 du penser-philosopher-créer de Gilles Deleuze… _ Anne Sauvagnargues

au penser à vif

explosif _ et encore si intensément intempestif

et, de facto, répulsif aux divers académismes… _

de Deleuze !

Merci !!!!


Lire _ en s’y exposant soi-même, comme le fait la première ici, comme auteur, Anne Sauvagnargues : avant le lecteur, veux-je dire, à sa suite… _ Deleuze,

c’est perpétuellement venir s’exposer

à l’effort de penser-philosopher

_ en osant le contact avec les concepts à former : « aude sapere«  ; et il s’agit, en cet effort créatif aventureux de l’oser « sapere« , de saveurs d’abord les plus sensibles : cf par exemple, de Gilles Deleuze, le magistral Francis Bacon, la logique de la sensation… ; ou le plus qu’essentiel, bien sûr (= la racine de beaucoup du reste à advenir, au demeurant !), Proust et les signes !.. _

venir s’exposer

à l’effort de penser

les flux de forces qui « travaillent » _ formant et déformant aussi : ce sont d’essentielles mobilités… _ les subjectivations

qui, s’entrecroisant (et de manières complexes _ cf ici le grand Gilbert Simondon ; en 2005, a été publiée une excellente édition de L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, aux Éditions Jérôme Millon : un travail crucial !.. _), nous produisent,

nous, sujets,

en l’esprit d’intelligence libre de ces processus vivants,

et du courage requis

que penser, en ce lisant, déjà,

très instamment nous demande,

requiert très impérativement _ sinon impérieusement… _ de nous aussi,

les lecteurs lisant _ et pensant-philosophant ainsi si peu que ce soit… _, à notre tour… ;

intelligence et courage

dont les philosophes sont, bien sûr, loin de détenir, en leur confrérie, le monopole ;

mais qu’ils partagent :

à côté, et au côté (fraternel, alors, en la fragilité de l’aventure ainsi requise !)

de divers autres penseurs-chercheurs

(« mineurs« , pour reprendre le terme-concept de Deleuze & Guattari, par exemple dans Kafka _ pour une littérature mineure : minoritaires, parce que singuliers ! tout simplement : voilà ! un « génie«  étant ici à l’œuvre en eux et par eux, alors…)

quand ils _ tous et chacun : en leur variable singularité peut-être… _ viennent s’exposer à la « chimère«  _ ainsi que la qualifie deleuziennement Anne Sauvagnargues _,

peu prévisible, certes, au départ, et dangereuse peut-être (au moins pour le confort intellectuel…),

de ce comprendre et faire…

Deleuze _ L’Empirisme transcendantal d’Anne Sauvagnargues

nous introduit magnifiquement lumineusement

dans ce qui demeure encore aujourd’hui

l’intempestivité

_ beaucoup rechignant encore, décidément, à oser venir s’y frotter vraiment ! _

de l’aventure audacieuse de ce qu’est

_ et demeure _,

en sa radicalité franche,

le penser

et philosopher

toujours à vif,

_ malgré la disparition brutale physique, en 1995, de l’homme de chair (18 janvier 1925 – 4 novembre 1995),

il y a maintenant juste quinze ans _

de Deleuze…

Titus Curiosus, le 11 novembre 2010

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