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William Marx et le concept dangereux d' »identité sexuelle »

31jan

L’entretien, hier soir mardi 30 janvier 2018, au Studio Ausone, de William Marx, récent auteur d’Un Savoir gai (aux Éditions de Minuit) avec son collègue universitaire Jean-Michel Devésa _ un peu trop doctoral en son ton à mon goût, et pas assez libre (ou libéré) : surtout en pareil sujet… _
m’a laissé sur ma faim,
en n’interrogeant jamais, si peu que ce soit, l’évidence d’une « identité sexuelle »
_ qui est un très dangereux cliché selon moi, encourageant, volens nolens, les violences tellement sures d’elles-mêmes (et férocement décomplexées en leur déchaînement) de l’homophobie : mais oui ! _
évidence trop bien partagée dans l’idéologie dominante,
et thèse proclamée aussi d’un bout à l’autre des discours des deux intervenants, hier soir, sans la moindre analyse un tant soit peu auto-réflexive de leur part… ;

en n’interrogeant jamais, donc, l’évidence
de leur commune thèse
d’une « identité sexuelle », hétérosexuelle comme homosexuelle, et massive _ sinon universelle.


Les trois sobres (et très courtes) questions du troisième intervenant dans le public _ et que je ne connais pas _,
au terme des longs échanges entre William Marx et Jean-Michel Devésa,
furent, pour moi, en leur directe et frontale pertinence, la contribution la plus lucide de toute la soirée !


Allant d’emblée, et enfin, questionner l’essentiel :

l’identité (ou pas) sexuelle, la bi-sexualité (etc.), le quid du top et bottom de la pénétration coïtale…


Mais Jean-Michel Devésa _ pas assez questionnant _ n’a guère aidé William Marx sur cette voie de l’interrogation-analyse d’une « identité sexuelle »
que j’aurais personnellement apprécié de voir et entendre vraiment _ et sérieusement _ explorer…


Et je ne vois même pas non plus, hélas,

ce que la spécialité « littéraire » de Jean-Michel Devésa a pu apporter, sur ce pourtant bien intéressant et riche plan littéraire-là, aussi, à l’échange :
rien
(ou si peu : la très rapide mention seulement du Tricks de Renaud Camus : paru en 1979, et pas en 1988, date de sa re-publication seulement ; et les dates importent fichtrement !!!)
sur les regards des écrivains assumant plus ouvertement leur orientation homosexuelle, dominante ou pas, exclusive ou pas : ces nuances, capitales, n’ont quasiment pas été abordées, affrontées…


Et cela, alors même que, sans paraître en avoir vraiment conscience, les deux intervenants étaient proches, l’un comme l’autre, vers la fin,
de se contredire _ mais oui ! _,

quant à cette thèse d’une « identité sexuelle »,


en envisageant _ enfin ! _ davantage de plasticité et de nuances et ouvertures

dans l’histoire

(singulière pour chacun ; et pas seulement grossièrement collective ; et surtout massivement idéologique…)

des pulsions et désirs sexuels,
eux-mêmes mal distingués d’ailleurs, et par les deux intervenants, des élans affectifs et amoureux :


comme si nous pouvions passer sans difficultés et instantanément des uns _ pulsions et désirs sexuels _ aux autres _ élans affectis et amoureux _,
c’est-à-dire du sexuel à l’affectif :


cela méritait au moins examen, et un peu précis et attentif,

tant dans l’entretien d’hier soir,

que dans le petit essai de William Marx, aussi et surtout…


L’amour a paru ainsi passer à la trappe
au profit du batifolant libertinage…


Même si, par ailleurs et d’autre part, William Marx distingue bien clairement et très justement, cette fois, les fantasmes et les actes.

Dont acte.



La sexualité _ toujours singulière en l’histoire souvent un peu complexe de chacun _ est bien plus complexe elle-même et variée qu’une affaire d’identité massive et fermée une fois pour toutes !!!


Et native, probablement, dans ces représentations-là,

qui courent tant les rues.
Et qui font les dégâts que l’on sait ; et d’autres que l’on ne sait pas.


Classer comme être classé est le plus souvent faussement rassurant.

Panurgique.


Il suffit, déjà, de lire Freud pour mesurer, de la sexualité, bien des enjeux existentiels, à l’aune de toute une longue vie déployée :
depuis ce que Freud nomme les « stades » de la « sexualité infantile »,
et en abordant très précisément ce que celle-là devient en ses, parfois riches, parfois pauvres _ par fixations névrotiques surtout, mais aussi, parfois, perversions forcées _, métamorphoses adultes…


Dans le petit aparté post-conférence que j’ai pu avoir avec William Marx,
je lui ai reproché, avec sans doute un peu d’excès, de ne pas assez nous livrer, en son essai, d’éclairages sur l’histoire de son propre devenir sexuel, et en sa singularité (si elle existe) :

si William Marx parle, en effet, et de manière tout à fait intéressante et précise, détaillée ici,

de sa lente et tardive
_ « Tu ne découvris en effet la masturbation que vers la fin _ soit en 1983 ou 84 _ de ta dix-septième année », page 140 _
prise de conscience, eu égard aux normes alors en cours, de l’éclosion de ses pulsions sexuelles

(et homosexuelles : et cela par contraste frontal avec deux coïts avec une femme :
« A l’âge de vingt-deux ans _ en 1988 donc _, pour en avoir le cœur net, tu voulais voir ce que donnerait l’amour _ ou plutôt le sexe ! l’expression, déjà paraît un peu curieuse… _ avec une femme : l’acte _ coïtal _ fut accompli, et par deux fois même, mais sans désir et sans plaisir particulier _ mais est-ce là vraiment significatif ? A la différence du libertinage, un vrai désir, a fortiori un amour authentique et véritable, ne se décrète pas, ni ne s’improvise ainsi. Ce fut la preuve _ mais que vaut celle-là ? Est-elle, aussi partielle, réellement probante ? _ que tu attendais : tu n’aimais et ne désirerais jamais que des hommes, et tu en pris ton parti. Tu crus enfin en ton désir. Ta vision du monde en fut changée. Quelques semaines plus tard, tu déclaras ta flamme _ mais est-ce tout à fait du même ordre ? _ à celui _ Erwann ? William Marx reste flou là-dessus… _ qui deviendrait le compagnon de ton existence _ là il nous livre une confidence _, et autour duquel tu tournais _ voilà ! _ depuis de longs mois déjà », pages 140-141 : amour et coït font, au moins tout d’abord, deux ! _) ;

il s’en tient, toutefois, en ce petit essai, à cette pour ainsi dire « pré-histoire » de sa sexualité réalisée _ il aura 52 ans cette année 2018 _ ;
il n’aborde jamais le vécu même de ses relations homosexuelles effectives _ il évoque seulement sa déclaration à Erwann (s’agissait-il de lui ? son nom apparaîtra à la page 154 de l’essai) : « celui qui deviendrait le compagnon de ton existence », vient-il d’écrire à la page 141 _,
comme ont pu le faire, de manière très détaillée (et passionnante, et chacune en son genre spécifique),

Renaud Camus en ses Journaux
_ je l’ai découvert, pour ma part, en 1987, à partir de mon très vif goût de Rome, en son Journal romain (1987) : la répétition hyper-compulsive de ses échanges sexuels (bien peu réciproques, il est vrai) m’a alors beaucoup surpris et étonné ! et informé, aussi, sur des pratiques sexuelles que j’ignorais du tout au tout… _,

et surtout René de Ceccatty en ses admirables Jardins et rues des capitales (1980), puis Une Fin (2004),
à propos de ses (assez courts, au final) épisodes de frénésie sexuelle en sa vie, lors de sévères _ et tragiques, même _ déserts amoureux…


Jardins et rues des capitales est un chef d’œuvre absolu, en ses trois admirables et époustouflantes parties : Hugues, Jacques ; Samuel en Samantha ; et Roma-Fanfilù
Je recommande très vivement sa lecture !

Le terme de « savoir » dans le titre de ce petit essai qu’est ce Un Savoir gai
me paraît, tout de même, assez excessif ;
participant de cette envahissante manie des calembours qui a colonisé depuis près de quarante ans les médias,
et qui est susceptible d’attirer les chalands aux yeux des éditeurs calculant leurs potentiels chiffres de vente…


Car ce n’est pas d’un vrai savoir qu’il s’agit là ;
seulement de représentations _ voilà : d’opinions _, plus ou moins répandues, et plus ou moins à tort ou raison…

Bref, nous restons sur notre faim…

Déjà, cet essai devrait être bien plus étoffé ; et du côté des expériences vraiment personnelles et singulières de l’auteur…


Sinon,

comme phénomène, voire symptôme, d’ordre social et idéologique,

et à tel moment donné _ comme aujourd’hui _ de l’Histoire,


le panurgique, si commun _ mais en même temps si contagieux et dangereux ! _, est bien moins riche et intéressant à décrypter :

il est à seulement à démonter, déconstruire et radicalement _ si c’est possible ! _ détruire ;

en tout cas affaiblir,

ou ridiculiser…

Même si _ ou parce que _ une des fonctions principales de l’idée de « nature », telle du moins qu’elle fonctionne dans les idéologies,

est de renforcer la représentation (humaine, culturelle) d’une immutabilité et universalité plus ou moins de fait _ ses rares exceptions, très minoritaires, forcément, constituant alors de simples anomalies monstrueuses, des ratés… _,

et de lui octroyer, en surplomb _ et la renforçant encore, si jamais besoin s’en faisait sentir à certains… _ un fondement « sacré » qui vienne comme pleinement _ et sans contestation aucune _ la légitimer, de droit absolu.

Au détriment de la variété et des créations de la fantaisie et de la liberté.


Ce mercredi 31 janvier 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Explorateur du bifide des comportements, le carottage anthropologique deleuzien du splendidement sagace « Le Plan Cul _ Ethnologie d’une pratique sexuelle » de Jean-François Bayart

18mai

C’est le passionnant entretien _  Le sexe : valeur-refuge des Français ? _ aux Matins de France-Culture du vendredi 25 avril dernier, de Jean-François Bayart _ cf aussi son interview hier samedi 17 mai par Cécile Daumas dans Libération, pages 30 et 31 : Le Plan-Cul montre comment on s’arrange avec la légalité, la norme ; il est aussi présenté page 29 du journal sous le titre Le Sexe tient, en France, la place qu’occupe la sorcellerie au sud du Sahara ; et le chapeau précédant l’entretien indique « A partir des pratiques en ligne de deux jeunes hommes, le chercheur au CNRS Jean-François Bayart explique que la vie sexuelle est aussi une forme de « dissidence » sociale et politique » ; ainsi que cette citation mise en valeur au sein même de l’interview, page 30 : « Le faux-semblant et la dissimulation plus ou moins « honnête » sont ainsi des piliers de l’ordre social, autant que de sa subversion ou de sa relativisation«  _,

c’est le passionnant entretien aux Matins de France-Culture du vendredi 25 avril dernier, de Jean-François Bayart avec Marc Voinchet et son équipe

à propos de la sortie prochaine en librairie _ le 7 mai ; je l’ai alors immédiatement commandé, puis acheté le 7 mai et sur-le-champ lu _ de son très incisif Le Plan Cul _ Ethnologie d’une pratique sexuelle, aux Éditions Fayard,

qui m’a mis sur la voie de la lecture _ richissime ! _ de cette passionnante exploration _ l’auteur emploie la métaphore du carottage. : « les entretiens _ que Jean-François Bayart, chercheur en anthropologie, a eus avec deux jeunes gens, Grégoire, bordelais, en 2006-2007 ; Hector, stéphanois, en 2013 _ ont opéré comme une « carotte », pour reprendre un terme de géologie, de nature à nous donner une « version » de la société française« , page 152 _ anthropologique _ que je qualifierai de « deleuzienne » ! _ de comportements _ sexuels, en l’occurrence, parce que Jean-François Bayart, avait décidé de commencer son entretien avec Grégoire par là, pour affronter pleinement aussitôt ce qui aurait pu gêner, dans un pesant non-dit, sinon, son interlocuteur, ami d’un ami, Baptiste, de son neveu… _ complexes et ambivalents, tout à la fois cachés et affichés, se développant ces temps-ci dans notre société _ tels que les-dits « plans-cul«  des nouvelles générations, plus particulièrement, semble-t-il _, qu’est cet incisif et très alerte travail d’anthropologie _ l’auteur, lui, use de l’expression « ethnologie d’une pratique sexuelle«  _, par Jean-François Bayard :

j’aurais personnellement apprécié que le livre _ de 200 pages alertes et rapides : sans la moindre graisse !_ comporte au moins le double de pages !

Si je puis comprendre le remerciement, en quelque sorte « éditorial » _ afin de viser à s’assurer possiblement un un peu plus large lectorat… _, que Jean-François Bayart ne manque pas d’adresser, page 165, à Fabrice d’Almeida pour avoir « su le convaincre d’épurer le style universitaire de son enquête et de mieux l’articuler aux grands débats qui traversent la société française« ,

j’ose aussi espérer ici que l' »Annexe méthodologique : Pour des biographies sans sujet«  (déroulée aux pages 141 à 163 : et c’est tout simplement passionnant !), ainsi que les remarques incisives et ouvertes qui ne manquent pas d’agrémenter pas mal des 177 notes (repoussées, elles aussi, en fin de volume, aux pages 167 à 197), recevront ailleurs et bientôt l’ample développement _ épistémologique _ qu’assurément les unes _ l’annexe méthodologique _ comme les autres _ ces riches notes _ méritent !..

Personnellement plongé, depuis un an,  dans une recherche (patiente et à rebondissements quasi incessants) de micro-histoire à propos du parcours (vigoureusement tu, pour l’essentiel, de son vivant : il avait fait le choix _ impérieux ! _ du silence !..) de mon père (11-3-1914 – 11-1-2006) en 1942-43-44 _ parti de Bordeaux (en zone dite « occupée« ) et ayant clandestinement franchi la ligne de démarcation à Hagetmau (en direction d’Oloron, en zone dite « non-occupée«  ou « libre« …), le 5 juin 1942, mon père est revenu à Bordeaux (enfin libéré fin août 1944) le 1er octobre 1944 _, en zone dite d’abord « non-occupée« , puis, à partir du 11 novembre 1942, « zone sud« ,

je me trouve en effet particulièrement sensibilisé aux questions épistémologiques de cette micro-histoire :

cf mon article du 31 août 2013 Le diable se cache dans les détails : la fécondité des travaux de recherche de « micro-histoire »… ; ainsi que mes interventions sur cette question (d’épistémologie de la recherche en histoire) au passionnant séminaire « Vivre au sortir du camp de Gurs : Hannah Arendt« , les 28 et 29 avril derniers, au château d’Orion, à côté de Salies-de-Béarn : c’est sur l’importance et la très riche complexité des méthodes de recherche que je désirais insister auprès des jeunes présents à ce séminaire ! ;

cf aussi le très riche numéro Hors série 2013 L’Estrangement _ retour sur un thème de Carlo Ginzburg, de la revue Essais _ revue interdisciplinaire d’Humanités, sous la direction de Sandro Landi, directeur de l’École Doctorale Montaigne-Humanités de l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3…

L’Introduction (pages 9 à 22) amène excellemment les raisons de départ de l’enquête de Jean-François Bayart :

« L’une des propriétés que le sexe partage avec la politique tient à son ambivalence » _ et voici le mot-clé : car c’est un éclairage de ce qu’est (et comment fonctionne) dans les faits cette « ambivalence«  cruciale que vise l’enquête de fond de ce livre !

Car il se trouve que, dans les faits, « le sexe peut, dans certaines circonstances, absorber le politique, en fournir une « traduction abrégée » par un « effet de condensation » (page 13).

Ainsi Jean-François Bayart d’en donner pour exemples (d’actualité)  « la question du voile« , « l’homosexualité« , « la circoncision« , ou encore « l’ampleur de la Manif pour tous, la radicalité de l’opposition à la procréation médicalement assistée, les polémiques autour du voile ou l’exégèse de ce qui relève du public et du privé en France » (pages 13-14). Et d’en déduire : « J’y ai vu une confirmation de cette osmose _ voilà ! _ entre l’imaginaire sexuel et l’imaginaire politique à laquelle m’ont habitué mon observation de l’État en Afrique, en Turquie, en Iran, au Maghreb, et ma réflexion politique comparée.

Un tel constat incite à mieux comprendre ce rapport intime _ fondamental, et ici s’annonce la pensée de Deleuze… _ entre les registres du désir et du pouvoir« .

Pour aboutir à la question :

« Dans son hétérogénéité, la vie sexuelle des Français est maintenant bien connue grâce aux enquêtes quantitatives et qualitatives des sociologues. Mais que nous disent leurs pratiques en la matière au sujet de la domination politique et sociale concrète dans notre pays ? » (pages 14-15).

Et « au lieu d’affronter cette question dans sa généralité, je l’ai saisie « par le bas » : « le cul et ses « plans » » (page15).

Et c’est ainsi que « pour mener son travail« , Jean-François Bayart s’est « mis _ en 2006-2007, puis 2013 _ à l’écoute de deux jeunes hommes, Grégoire et Hector » (page 16). Avec ce résultat, in fine, que « le dire de mes interlocuteurs dévoile une face du pays et de l’époque dans lesquels nous évoluons, sinon cachée, du moins tue » (page 16).

« Cette leçon de choses n’est pas sans enseignements utiles _ alors à dégager _ sur la pratique du sexe et de la politique, sur leurs enjeux respectifs, sur les façons _ aussi ! et c’est peut-être même cela qui m’a personnellement le plus intéressé ! _ dont nous pouvons écrire les sciences sociales, voire nos propres vies, par le biais de témoignages, de biographies ou d’autobiographies _ cf ici Le Pari biographique _ Ecrire une vie, le passionnant travail de l’excellent François Dosse auquel se réfère Jean-François Bayart.

Du sexe, il sera bien question _ en effet _ dans les pages qui suivent, et parfois de manière très crue, mais pour parler de rapports politiques ou sociaux autant que sexuels » (pages 16-17).

Car « Le sexe démontre au quotidien que nos sociétés sont multidimensionnelles _ un autre terme très important : à rebours du souci hystérisé de l’identité, que Jean-François Bayart a jadis analysé dans son L’Illusion identitaire, en 1996. Cf aussi, ici, le livre d’Herbert Marcuse L’Homme unidimensionnel

Elles se composent de divers espaces-temps _ distincts et séparés, sinon absolument étanches… _ auxquels nous participons _ comment, voilà ce qui doit être minutieusement détaillé _ sans que ceux-ci coïncident ou soient cohérents _ qu’en est-il donc existentiellement de l’application du principe (logique ? métaphysique ?) d’identité ? _ les uns par rapport aux autres.

Le cyberespace n’est pas le moindre d’entre eux, et il convoie des rencontres ou des pratiques sexuelles déconnectées des autres échanges sociaux, tout en créant à son tour du lien social » (pages 20-21).

« Nous nous dissimulons _ idéologiquement _ cette complexité en recourant à de grands mots pompeux, tels que la nation, l’identité, la culture, la famille, l’école, la morale, ou… le sexe _ les substantifs mentent bien davantage que les infinitifs ! Nous nous consolons en rêvant de l’unité de notre cité, alors que celle-ci est bifide _ terme à nouveau crucial ! _, fendue en deux, et se dissocie entre les mondes du jour et de la nuit, entre le visible et l’invisible, entre des rapports sociaux supposés asexués et des relations sexualisées » (page 21).

« La principale leçon que nous enseigne l’analyse du plan cul _ anticipe alors l’auteur _ a ainsi trait à l’inachèvement consubstantiel de notre société, qui n’en trahit pas la faiblesse, mais bien au contraire la condition d’existence » (page 21).

« Autrement dit, le cul nous retiendra moins que le plan.

Car, s’il en est de cul, il en est aussi de bien d’autres, dans tous les domaines de la vie, « bons », selon la formule habituelle, ou « mauvais »« … (page 21).

Et Jean-François Bayart d’achever cette présentation de son travail, par ce mode d’emploi de son livre :

« Il est deux manières de lire les pages qui suivent.

L’une informative, en s’en tenant au corps du texte, qui fait l’ethnologie d’une pratique sexuelle en vogue dans la société française : celle du « plan cul ».

L’autre scientifique, en se reportant aux notes en fin d’ouvrage et à l’annexe méthodologique, qui espèrent ouvrir de nouvelles perspectives _ que je qualifierai, pour ma part, de « deleuziennes« …  _ aux sciences sociales du politique et à l’écriture biographique » (pages 21-22).

Titus Curiosus, ce 18 mai 2014

« Shame », de Steve Mac Queen, ou les ravages sado-masochistes de l’utilitarisme cupide anglo-saxon à New-York (et ailleurs)

10déc

En grande partie via la performance (magnifique !) de son interprète l’acteur (très troublant en la force de son peu de loquacité _ tout est dans l’économie (hyper-élégante et super-efficace !) de la posture et du regard : le plus possible réservés… _) Michaël Fassbender, filmé au plus près de son corps comme de son regard _ bleu délavé et assez triste en les impasses de son quant-à-lui pourtant très fortement campé : personnage de cadre (trentenaire) hyper-performant impose !… _,

mais aussi via son très grand art des images : du bleu glacé de brouillard new-yorkais au marron glauque des bas-fonds et back-rooms du final (à la Dostoïevski au XXIe siècle…),

ainsi que celui des séquences déployées et aboutées, sans trop de solution de continuité _ de l’intrigue du scénario : là n’est pas le principal du souci du cinéaste _, sinon les impasses d’une répétition quelque peu désespérante, en forme _ discrète : rien de souligné, ni d’hystérisé ! _ de « descente aux Enfers » (à la manière de Crime et châtiment…),

l’artiste cinéaste Steve Mac Queen nous offre, avec son très beau Shame, un fascinant et plus que lucide portrait de l’état de décomposition _ nihiliste _ avancé du monde,

à travers un portrait, à New-York, de l’incapacité d’aimer vraiment

d’un cadre (trentenaire, donc) performant, addict au sexe, mais sans rapport (ni liens), jamais _ nonobstant l’étendue et la variété des options de rapports (sexuels) pratiquées, pourtant, de l’auto-érotisme rapide aux toilettes ou dans la salle de bains (hyper luxueuses) chez soi, à la sodomie en cellules sordides de back-room ou sur le trottoir dans la rue : il est surtout hétérosexuel, mais les genres aussi perdent sens à ce degré d’aveuglement à l’être de l’autre, comme de soi, pour qui n’existe que l’agrément du confort de surface immédiat… _,

sans rapport (ni liens), jamais à l’autre _ le personnage est prénommé Brandon : un acronyme de Marlon Brando ? (qui n’était pas du tout, lui, cela, tout du moins au travers des personnages de sa filmographie, dont le sublime Kowalski d’Un Tramway nommé désir d’Elia Kazan d’après Tennessee Williams ; mais pas davantage en sa vie (d’homme) non plus, à ce qu’il semble…) _,

avec, en contraste, le portrait plus que blessé de la petite sœur paumée (aux veines du bras tailladées à plusieurs reprises : les stries de ces cicatrices formant presque des rails juxtaposés), Sissy _ qu’interprète tout aussi excellemment, en son volètement de moineau perdu, l’excellente, elle aussi, Carey Mulligan : son interprétation (superbe !) sur le fil de la voix au bord de se casser, de la chanson New-York, New-York, constituant un des temps forts les plus émouvants de ce film presque à la limite du froid-glacé le plus constamment : mais Étienne Borne nous a appris que l’Enfer (désert : vide de passion) était « de glace et non de feu« , en son Essai sur le mal…  _,

comme victimes _ Brandon, Sissy, ainsi que d’autres comparses : croisés au travail, ou dans des boîtes branchées ; mais il y a aussi le métro, ses couloirs, et quelques quartiers plus sordides _ du (si pauvre : misérabilissime !!!) nihilisme affairiste, du côté de Wall Street _ et des ex-tours du Worl Trade Center _, à Manhattan : que de sublimes vues sur les eaux embrouillardées de l’Hudson River l’hiver

Car c’est bien des dégâts humains (si peu « humains » : « in-humains« ) du nihilisme affairiste cupide _ jusque dans l’addiction au sexe sans autre (= sans amour vrai : sauf peut-être fraternel-sororal : mais si mal !) : réduit au modèle totalitaire de la consommation arnaqueuse : soit baiser le connard de client et ne pas être baisé par la vile « ressource humaine«  seulement bonne à passer à la caisse et se faire baiser-arnaquer… ; à la Hobbes et à la Locke (puis à la Adam Smith et Jeremy Bentham), qui font tant de dégâts, tant frontaux que collatéraux, à nouveau, depuis Margaret Thatcher et Ronald Reagan, et la kyrielle des Bush, depuis les années 80… : lire là-dessus Paul Krugman… _ qu’il s’agit bien ici…

Selon les modalités du sadisme et du masochisme, du jeu des pulsions de vie (Eros) et de mort (Thanatos), telles que magnifiquement mises à jour par Freud à partir de 1914 ; cf son magnifique Essais de psychanalyse

Sur New-York

au travers du prisme de ces cadres friqués qui manquent totalement l’autre

eu égard au modèle économique que l’ultra-libéralisme impose de plus en plus totalitairement (= sans nulle alternative et dans tous les compartiments des activités humaines),

cet excellent Shame de Steve Mac Queen en ce décembre 2011

n’a pas manqué de me faire beaucoup penser à une délicieuse comédie new-yorkaise de 1995-96 : Denise au téléphone,

qui m’avait et ravi ! et marqué ! en 1996…

Voulant remercier le critique de cinéma Mathieu Macheret de son excellent article La Furie du désir sur le site Critikat.com ,

voici le courriel que je lui ai adressé ce matin de bonne heure, juste avant de mettre à la rédaction de cet article-ci sur Shame :

De :   Titus Curiosus
Objet : A propos de « Shame » (et « Denise au téléphone ») : le poison du « lust » anglo-saxon
Date : 10 décembre 2011 06:58:56 HNEC
À :   Mathieu Macheret

A propos de votre article sur Shame

Un excellent article, comme toujours,
cher Mathieu.
Bravo !

J’ai vu Shame mercredi, avec beaucoup de plaisir _ comme vous : la beauté des images et séquences déployées _,
et compte rédiger un article sur mon blog Mollat.

Shame, à New-York,
me rappelle personnellement _ sur un tout autre registre : celui de l’humour noir, cette fois _ l’excellent Denise au téléphone, à New-York aussi,
vu en 1996 :
pas de (impeccable Michaël Fassbender) héros principal suivi (de séquence en séquence) de très près : en gros-plan, corps comme visage _ dont le regard bleu délavé _, alors, en 1995,
et pas non plus de glauque marron dostoïevskien, à la fin, après le bleu glace de la plupart du film, comme en ce (beau) film de Steve Mac Queen en 2011,
mais un portrait de groupe (de cadres trentenaires branchés, mais moins friqués, eux), et un regard comique (à froid, cependant et uniquement dans la cervelle du spectateur : nul ne rit _ en l’indéfectible perpétuité de sa solitude de jeune cadre branché _ sur l’écran !),
avec final sur landau (de bébé par insémination)…

Mais déjà un éventail de séquences (se succédant comme battues de jeu de cartes),
comme vous le faites excellemment remarquer en cet article-ci, sur Shame,
en signalant, outre l’étrange éclat de la beauté froide des images, ce qui peut tout de même faire un peu question quant à la (dostoïevskienne) chute finale,
de même que ce titre, Shame, alors que la contrition n’est pas vraiment exprimée en mots par le héros, jamais loquace, il est vrai (« never explain, never complain » !) : juste la tuméfaction du visage…

Mais il y a bien une constante du « lust » et de sa culpabilité-honte
dans ces cultures anglo-saxonnes _ et nordiques (on peut penser aussi à Ingmar Bergman).

Anecdotiquement, cette petite (mais très grande de sens et de jubilation !) comédie new-yorkaise m’avait marqué en 1996
suite à des bugs de communication subis (sur un mode tragi-comique pour moi) avec des correspondants à joindre (quickly !) de par le monde
(Sidney, Tokyo, San Francisco, Saint-Louis et il me semble aussi New-York… :
un de mes deux correspondants _ musicien _ « tournant » dans l’Atys des Arts Florissants ; et l’autre _ traducteur _ (en région parisienne) ayant une panne informatique ! plus un bébé malade…)
auxquels je tentais de m’adresser (depuis mon domicile à Bordeaux) par fax et téléphone (sur répondeurs), sans retour : d’où la précision pour moi de ce repère dans le passé…

Bravo encore pour l’acuité si juste de votre regard, cher Mathieu :
c’est toujours un plaisir très fin de lire la justesse de votre vista cinématographique !

Titus Curiosus


P.s. : le mardi 10 janvier prochain, 2012, donc, la Société de Philosophie de Bordeaux, recevra (à la librairie Mollat) le philosophe Pierre-Henri Castel, à propos de son livre Âmes scrupuleuses : à relier à ce film, Shame, et à son actualité civilisationnelle ! Brûlante !

Bref, un film très vivement conseillé,

pour sa beauté

et ce qu’il donne aussi à penser

du devenir (nihiliste) de notre Histoire collective !

Je pense ici à la très incisive Parabole des Aveugles du grand Pieter Breughel…

Vers le gouffre…

Et je pense aussi au livre, récent, de Dany-Robert Dufour, L’Individu qui vient …après le libéralisme ;

et à ceux, plus que jamais d’actualité, de Michaël Foessel, État de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire et La Privation de l’intime _ et que je cite assez souvent

Si la peur d’aimer est, aussi _ et en partie d’abord _, suicidaire,

ses dégâts sur les autres,

et sur tous,

sont terribles…

Titus Curiosus, ce 10 décembre 2011

En complément,

voici cet excellent article de Mathieu Macheret :

La Furie du désir

Shame

réalisé par Steve McQueen

6 décembre 2011

critique du film Shame, réalisé par Steve McQueen

Pour son second long-métrage, l’ex-prodige Steve McQueen signe une fable désolée et délicieusement prude sur la froide mécanique des relations amoureuses _ mais avares d’amour vrai ! _ à l’ère du néo-libéralisme décomplexé. Tours de verres, cols blancs, culte du corps, bars chics, nuits sans fin, frénésie sexuelle, petits matins blafards, nappes de violons glacées et cri dans le vide. Ou comment les morbides stratégies du capitalisme effréné infiltrent _ voilà ! _ jusqu’aux rapports sexuels _ quel excellent résumé !

 

On se souvient des réserves qui avaient suivi la révélation de Steve McQueen avec Hunger en 2008 à Cannes (Un Certain Regard). D’aucuns, à qui on ne la fait pas, avaient décelé en lui le vidéaste, lui reprochant, grosso modo, de ne pas être un pur cinéaste, et, ataviquement, de verser dans l’esthétisme arty. En abandonnant, avec Shame (son second long-métrage), toute distanciation historique, en se recentrant sur une cellule plus qu’intime (un frère, une sœur) _ oui _, il laisse affleurer encore plus crûment la nature de son style. Or, c’est justement dans ce qu’il insuffle _ c’est cela : une respiration intense _ à ses films de ses précédentes pratiques, de cette opportune impureté _ et son grain bien palpable, sensible _, que le style de McQueen puise sa force plastique, sa respiration et son inventivité, en un mot : sa beauté _ voilà ! Car Shame, après tout, ne dit pas grand-chose, si ce n’est l’affolante autophagie de la sexualité _ magnifiquement juste expression ! _, son resserrement sur la pignole individualiste _ voilà ! _, à l’ère du capitalisme hardcore et du porno environnemental _ tout à fait ! Rien de nouveau sous le soleil du scénario. Que le film en dise peu, franchement, on s’en fout, du moment qu’il nous parle et que sa voix _ musicalement silencieuse _ compte. Et, indéniablement, elle compte _ émotionnellement : en effet !

On retrouve, au centre de Shame, un Michael Fassbender qui donne encore vigoureusement de sa personne physique (quelques applaudissements en salle ont souligné sa saillante nudité). Le drame, c’est toujours celui d’un corps pris dans un dérèglement _ qui le tourneboule : en effet _ : après la raréfaction de ses forces vitales dans Hunger, il est ici soumis à un principe d’amplification, à une impérieuse ébullition _ voilà ! D’un coté comme de l’autre, c’est la même entropie _ en la puissance dévastatrice de sa dynamique contenue en ce corps _ qu’on retrouve, qu’elle soit engagée consciemment (la grève de la faim de Bobby Sands, pour tous les prisonniers de l’IRA) ou ici subie (le désir insatiable et consumant du salarié _ en proie lui-même aussi au système des addictions à la mise en place desquelles il collabore et participe à longueur de son travail…). Brandon est un trentenaire new-yorkais qui gagne très bien sa vie _ il en est fier et en jouit (et ne l’envoie pas dire à sa sœur) _ dans le bureau d’une tour vitrée. Son appétit sexuel débridé le requiert _ impérieusement _ à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Prostituées, coups d’un soir, backrooms, collègues de bureau se succèdent à son compteur et, quand il n’a rien de tout cela sous la main, il lui reste encore sa main, justement _ c’est commode _, pour une petite branlette frénétique dans les chiottes les plus proches. Les étagères de son appartement croulent sous les revues porno, son disque dur est vérolé par une somme écrasante de vidéos de cul. Partout, des culs, des culs, des culs, des orifices, des orifices, des orifices. Il ne faut pas plus à Brandon qu’un furtif échange de regards dans le métro, avec une demoiselle _ assez vite, ou pas à ce jeu du désir ou/et de l’offre et la demande _ consentante, qu’un léger frôlement de main sur la barre de soutien, pour tambouriner quelques instants plus tard sa proie _ celle-ci ou une autre _ contre la baie vitrée de son appartement.

À ce principe d’amplification se joint un motif de circularité _ en un motif infernal : sans sortie ; en un univers de vitres sans ouvertures de fenêtres sur le vent d’un dehors _, introduit par une ouverture rythmée, tranchante, presque scandée, à la fois plastique et musicale, typique du style de McQueen. Les journées se suivent, avec leurs rituels, le réveil, le métro, le boulot, les bars, le surf sur internet, et égrènent leur nombre variable de plans-cul, qui interviennent plus comme des irruptions _ soudaines chaque fois _ que comme une habitude _ envisagée, ou a fortiori programmée : tout à fait ! Le film, à ce stade, menace de sombrer dans la glaciation qu’il décrit, d’en rester à cet écrin lissé qui enveloppe ses images, à cette bande-son violoneuse qui chante le chic et sa désolation. Mais McQueen fait heureusement surgir, dans le plan, une paire de seins qui donne un pendant _ voilà : un volet en regard ! _ à sa logique de cyclotron, cette accélération circulaire des particules. Un soir, Brandon surprend sa sœur sous la douche : chanteuse en concert à New York, elle s’est invitée dans son appartement. Cette paire de seins, cette prise femelle, il ne sait pas vraiment quoi en faire, parce qu’autour d’elle, une relation (familiale, intime) se dessine hors de tout rapport de consommation _ -consumation : vierge de vraies suites : hors la mécanique de l’addiction à de non-objets strictement équivalents (en leur inconsistance à jamais vide et inénarrablement sans lendemains)… Il en va de même avec la secrétaire qu’il séduit au bureau : dès qu’il doit avancer _ et fouir vraiment _ au-delà de la _ minimale et minimaliste _ baise, Brandon ne sait plus bander. La belle machine de McQueen dispose ainsi d’un frein, d’un frottement, d’une gêne, d’un grain de sable _ un clinamen _, qui la sauve d’une certaine réversibilité de sa fonction critique.

Le film n’est pas exempt de défauts. On notera qu’il fonctionne bien mieux par scènes que dans l’ensemble _ mais c’est parce que ce nihilisme explose foncièrement, et fondamentalement, toute histoire ! _, que sa conclusion n’est pas à la hauteur de son cours _ elle consonne un peu trop avec quelque un peu trop arrangeante bien-pensance : mais est-ce là vraiment la position de l’auteur ?.. Mais il contient tant de scènes surprenantes _ oui ! _, exerce un tel galvanisme _ oui ! et, fascinés, nous en sommes littéralement enchantés ! _, répond si bien à son pari plastique – conduisant son personnage jusqu’aux cimes hagardes (oui) d’une animalité apeurée (voilà !), consumant dans le sexe l’angoisse de son extinction (oui, oui, oui !) –, que nous n’imposerons pas à McQueen de mesquins comptes d’apothicaire _ c’est parfaitement apprécié !

Mathieu Macheret

La désobéissance patiente de l’essayeur selon Georges Didi-Huberman : l’art du monteur dans « Remontages du temps subi »

29déc

C’est avec une jubilation que je veux partager ici
que je m’enrichis du second volet du remarquable travail de Georges Didi-Huberman L’Œil de l’Histoire


_ cf à propos de son premier volet (à propos du livre d’images de Brecht), Quand les images prennent position,

mon article du 14 avril 2009 : L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer _,

intitulé, cette fois : Remontages du temps subi

et portant sur deux travaux d’efforts de lisibilité (cinématographique, pour l’essentiel _ et cela, par un travail très précis, très sobre et très probe ! de « re-montage« , quasi exclusivement, précisément ! _) du « temps subi » _ tragiquement par les victimes des violences (« subies« , donc…) : dans le silence et une volonté technique efficace d’« effacement«  même des faits : « Circulez ! Il n’y a rien à voir«  !.. _ dans l’Histoire :

_ 1°) l’effort de Samuel Fuller,

filmant d’abord (« en toute innocence« , en 1945 ; face à la découverte, non esquivée, d’un tel « inimaginable » ! _ c’est le mot qui vient à Robert Antelme en son récit de L’espèce humaine, page 302 : comme il est rapporté ici page 32…) _,

Fuller étant un tout simple caporal de l’armée américaine,

filmant _ sans le moindre commentaire qui vienne accompagner les images… _ la « libération » par les Alliés du camp de concentration de Falkenau ;

puis revenant, quarante-trois ans plus tard _ devenu « cinéaste » mondialement reconnu… _, sur cette « expérience » filmique de 1945, en 1988, dans le film _ et à la demande expresse ! _ d’Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible :

en une « tentative » d' »en faire un montage » qui soit _ sobrement (et très probement !) « re-monté« _ un peu plus « doué de sens«  pour le public _ moins « innocent » lui-même, certes, désormais ; et même en voie de « saturation«  _ de maintenant : et cela, tant en 1986, au moment de la décision (d’Emil Weiss) d’entreprendre la réalisation d’un tel projet _ le film Shoah de Claude Lanzmann venait de sortir en 1985 _ ; que, a fortiori, aujourd’hui, en 2010 : l’Ère du témoin étant en voie de s’achever…),

ainsi qu' »une « brêve leçon d’humanité »

Georges Didi-Huberman est, bien sûr !, extrêmement précis _ son travail est par là passionnant ! _ :


« Emil Weiss convainquit Samuel Fuller de réfléchir à une façon de rendre _ « vraiment«  ! et cinématographiquement _ visible le film _ muet, donc : vierge de commentaire… _  de 16 mm tourné _ »en toute innocence« , par le caporal (trentenaire) d’alors : face à un tel « inimaginable » pris « en pleine poire » !.. _ à Falkenau en 1945 ; auquel il fallait, évidemment, offrir des conditions _ cinématographiques _ telles qu’on pût _ par un nouveau montage (= « re-montage« , donc…) le plus probe possible ! _ le rendre _ « vraiment« _ lisible _ aux spectateurs « de maintenant«  ; c’est-à-dire d’alors... C’était à Paris en 1986. Le film Shoah de Claude Lanzmann venait _ après les chefs d’œuvre  de Marcel Ophuls _  de rendre au cinéma une nouvelle valeur d’usage _ expression à, bien sûr, prendre en compte _ en tant que valeur de témoignage _ direct _ sur la question des camps. En même temps, le négationnisme avait pris des proportions assez inquiétantes pour qu’au-delà de l’indignation il faille reprendre la lutte _ pour la manifestation de la simple « reconnaissance » des faits ! (= de la vérité !) _ sur le plan historiographique lui-même« , page 48.


« Emil Weiss procéda à l’inverse de Lanzmann en orientant le témoignage du vieil homme _ Samuel Fuller (12 août 1912 – 30 octobre 1997) a, en 1988, 76 ans _ non pas sur des questions préalables _ grosso modo préparées _, mais sur un face-à-face _ voilà ! _ direct _ et filmé (= saisi, capté, et conservé ! à son tour ; dans le « tremblé«  de ce dont ce « face-à-face«  avec les premières images (brutes) témoigne, puissamment, à son tour : en une probité qui n’est plus celle de la naïveté (vierge) de l’« innocence«  première de 1945 ; et qu’une référence (pages 57-58) à de très fines analyses de Serge Daney (in Persévérance), sur la complexité de ces diverses modalités  d’« innocence(s) du regard« , éclaire excellemment…) _ avec les images du document _ brut, donc _ de 1945. Alors ce sont les images elles-mêmes _ voilà ! _ qui, toutes muettes qu’elles soient _ en effet ! _, interrogent _ frontalement : de nouveau « en pleine poire » ! _ le témoin : en prenant _ face à elles _ la parole, il leur donnera en retour _ par ce que ce « face-à-face » même, en sa force, est venu lui « tirer«  _ une possibilité d’être vraiment _ par nous, et aujourd’hui _ « regardées », « lues » voire « entendues » » _ et non plus « esquivées«  : et demeurant, sans esthésie aucune effectivement « impactée« , totalement imperçues, ces images du réel ; et donc, au final, niées… _, page 49.

Georges Didi-Huberman de commenter « cela » alors ainsi :

« On conçoit la difficulté intrinsèque _ pour celui qui tenait la caméra (où s’inscrivaient quasi d’elles-mêmes et sans lui, ces images, en 1945), en 1988 _ de cet exercice anachronique et réminiscent (puisque plus de quarante années séparent l’homme qui filme Falkenau et celui qui revoit ses propres images, en 1988, sous l’œil attentif d’une _ autre _ caméra) :

« C’était douloureux de revivre _ voilà ! via le « face-à-face«  avec les images brutes « re-vues«  _ ces terribles moments vieux de tant d’années et pourtant si vifs dans mon esprit » (it was painful to relive those terrible times so manu decades old yet so fresh in my mind), écrira plus tard Samuel Fuller (in « A Third face« ).

Le point critique de toute lisibilité _ pour tout « spectateur«  d’images _ ne va probablement pas _ voilà ! _ sans la douleur _ troublante : le « tremblé«  en est un fruit « vrai«  _ que fait lever _ voilà… _ ce genre de réminiscence« , page 49, toujours…

_ 2°) l’effort du cinéaste et artiste allemand Harun Farocki _ né le 9 janvier 1944, en territoire tchèque _, qui, en toute son œuvre (de cinéma comme d’installations de vidéos : riche d’œuvres, inlassablement, depuis 1966 : soit quarante-quatre ans…), ne cesse, infiniment patiemment, de « visiter _ et remonter«  (par de nouveaux « re-montages » : infiniment probes et scrupuleux !) des « documents de la violence politique«  de par le monde _ qui n’en est pas (et fort inventivement (!) technologiquement…) avare ! _ : afin de (nous _ nous, « spectateurs«  _) les faire et « vraiment » comprendre et « vraiment » ressentir : les deux !.. Atteindre « vraiment » (et donc sensiblement aussi !..) l’intelligence de notre compréhension effective de « cela« …

Pages 14-15, puis page 17,

Georges Didi-Huberman donne à lire à ses lecteurs deux admirables analyses de Walter Benjamin,

la première empruntée à son Paris, capitale du XIXe siècle _ le livre des passages :

« Ce qui distingue les images (Bilder) _ se mettant à « parler«  _ des « essences » de la phénoménologie, c’est leur marque historique (Heidegger cherche en vain à sauver l’Histoire pour la phénoménologie, abstraitement, avec la notion d’« historialité »). (…) La marque historique des images n’indique pas seulement qu’elles appartiennent à une époque déterminée, elle indique surtout qu’elles ne parviennent _ voilà ! il y faut des conditions plus ou moins longues à venir et complexes _ à la lisibilité (Lesbarkeit) _ pour nous et par nous ! _ qu’à une époque déterminée. Et le fait de parvenir « à la lisibilité » _ pour elles et par nous _ représente certes un point critique déterminé du mouvement (kritischer Punkt der Bewegung) qui les anime _ elles. Chaque présent est déterminé _ pour qui le vit (et s’y trouve « penser« )… _ par les images qui sont synchrones avec lui ; chaque Maintenant _ c’est une relation ! à un contexte… _ est le Maintenant d’une connaissabilité (Erkennbarkeit) _ objectivement _ déterminée _ comportant, par là, ses conditions tant objectives que subjectives de complexité. Avec lui _ ce « chaque Maintenant«  _, la vérité est chargée de temps jusqu’à exploser. (…) Il ne faut pas dire _ simplement _ que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois _ objectivement et subjectivement contextuel _ rencontre _ électriquement ! _ le Maintenant dans un éclair pour former une constellation _ riche, complexe. En d’autres termes : l’image est la dialectique _ vivante _ à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois au Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature _ mécaniquement _ temporelle, mais de nature _ dynamiquement et culturellement _ imaginale (bildlich) _ pour qui la vit : en un « tremblé«  : « imaginal« , donc ; mais elle peut être aussi totalement anesthésiée (et c’est là le cas général : celui de l’oubli)… Seules les images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c’est-à-dire non archaïques _ figées en des clichés et stéréotypes. L’image qui est _ enfin _ lue (das gelesene Bild) _ je veux dire l’image dans le Maintenant _ en action ! _ de la connaissabilité _ porte au plus haut degré la marque du moment _ ressenti, éprouvé ; et vécu « à vif«  _ critique, périlleux (des kritischen, gefärlichen Moments) _ pour le spectateur qui la déchiffre, cette image, et, la lisant-décryptant, accède à son sens ! _, qui est le fond de toute lecture (Lesen) » _ tant d’image que de texte… _ ;

la seconde est empruntée à l’article « Sur le concept d’Histoire » (en 1940) (accessible in Œuvres III, de Walter Benjamin, toujours…) :

« L’image vraie du passé passe _ pour nous _ en un éclair _ sur le mode de la fulgurance de la rencontre (non esquivée, mais frontalement affrontée)… On  ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours _ les deux ! D’où l’importance cruciale du clignotement de l’attention/inattention… _ à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. (…) Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir _ à jamais non « retenu«  _ avec chaque présent qui ne s’est pas _ proprement et singulièrement _ reconnu _ voilà ! par une émotion singulière _ visé par elle. (…) Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées », cela signifie s’emparer _ soi ! _ d’un souvenir _ vivant _, tel qu’il surgit à l’instant du danger _ pour soi : à divers degrés de réalité ou potentialité (= de conscience, aussi)… (…) Ce danger menace aussi bien les contenus _ pensables et transmissibles _ de la tradition que ses destinataires _ en leur existence physique même ! Benjamin écrit cela en son exil-fuite de 1940… Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument _ de manipulation, domination, exploitation ; voire destruction, si tel en est le désir _ de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer _ pour la figer en cliché et stéréotype incompris. (…) Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance _ de l’intelligence comme de la vie ! _ n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté _ jusqu’au souvenir qu’ils ont pu seulement exister !.. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher » _ les vainqueurs ne manquant pas d’écrire l’Histoire…

Voici donc ce qu’énonce la quatrième de couverture de Remontages du temps subi :

Quel est le rôle des images dans la lisibilité de l’histoire ? C’est la question reposée _ après Quand les images prennent position_ dans ce livre _ soit le deuxième volet de L’Œil de l’Histoire

Là où Images malgré tout tentait de donner à comprendre quelques images-témoignages produites depuis l’« œil du cyclone » lui-même _ le camp d’Auschwitz en pleine activité de destruction _,

cet essai traite, en quelque sorte, des images après coup ; et, donc, de la mémoire visuelle _ voilà ! _ du désastre.

Une première étude _ « Ouvrir les camps, fermer les yeux : image, Histoire, lisibilité » : pages 11 à 67… _ s’attache à reconstituer les conditions de visibilité et de lisibilité _ concurrentes ou concomitantes _ au moment de l’ouverture des camps nazis. Elle se focalise sur les images filmées par Samuel Fuller en 1945 au camp de Falkenau et sur la tentative, une quarantaine d’années plus tard, pour en faire _ dans le film d’Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible _ un montage doué de sens, une « brève leçon d’humanité » _ un enjeu plus que jamais brûlant (et décisif ! pour le devenir de la « civilisation«  quand triomphent les forces du nihilisme…), on le mesure !..

Une seconde étude _ « Ouvrir les temps, armer les yeux : montage, Histoire, restitution » : pages 71 à 195… _ retrace les différentes procédures _ passionnantes de force en leur probité ! _ par lesquelles le cinéaste et artiste allemand Harun Farocki revisite _ et remonte _ certains documents _ et Harun Farocki en déniche, de par le monde, beaucoup (!) dont il dé-monte admirablement (pour nous le rendre, avec le maximum d’économie de moyens, « lisible«  !) le montage ! _ de la violence politique _ en diverses espèces : l’inventivité technologique s’y donnant, et très efficacement, libre cours !.. On découvre alors ce que c’est, aujourd’hui, qu’une possible restitution de l’histoire _ par un cinéaste-vidéaste tel que Harun Farocki, en cette occurrence-ci… _ dans le travail des images _ même.

Deux essais plus brefs évoquent successivement _ « Quand l’humilié regarde l’humilié » : pages 197 à 215… _ l’activité photographique d’Agustí Centelles au camp de Bram en 1939 (ou comment un prisonnier regarde les autres prisonniers) ; et _ « Grand joujou mortel » : pages 217 à 236… _ le questionnement actuel de Christian Boltanski sur l’image en tant que reconnaissance, transmission et œuvre de dignité.


C’est sur la réflexion du travail d’« essai« 

de ces montages-remontages (cinématographiques : tant pour Samuel Fuller (et Emil Weiss !) que pour Harun Farocki)

que je voudrais,

pour finir cette présentation du livre de Georges Didi-Huberman,

faire porter la focale de mon attention-lecture-commentaire,

à la lumière de la référence que Georges Didi-Huberman apporte ici, aux pages 93 à 100,

à partir du très remarquable essai (sur le genre même _ trans-genres, précisément ! _ de l' »essai« …) de Theodor Adorno, « L’Essai comme forme«  (en 1954-1958) : accessible dans le magnifique recueil d’essais Notes sur la littérature

« Un essai, selon Adorno, est une construction de pensée capable de n’être pas enfermé _ là est toute sa (formidable) puissance libératrice ! _ dans les strictes catégories logico-discursives. Cela n’est possible que par une certaine « affinité _ de l’essai, donc ! _ avec l’image », dit-il _ peut-on ainsi lire page 94 de Remontages du temps subi : l’image recélant un semblable pouvoir (et d’enfermement ! et de libération !), selon les finalités au service desquels on les « monte«  et « démonte » et « remonte« , simplement : c’est toujours un travail à réaliser (avec une responsabilité _ humaine ! _ quelque part au moins !) ; ne serait-ce que, à la « réception« , nécessairement un minimum active (et par là responsable !..) par le spectateur, de l’image (et le lecteur, de l’essai) : pour accéder à la « lisibilité«  effective !..

L’essai visant « une plus grande intensité _ subjective _ que dans la conduite de la pensée discursive »,

il fonctionne par conséquent _ ce sera du moins ma propre hypothèse de lecture (ajoute ici à la citation d’Adorno, et au commentaire qu’il en donne, Georges Didi-Huberman) _ à la manière d’un montage d’images _ et réciproquement…

Adorno nous dit qu’il rompt décisivement avec les fameuses « règles de la méthode » cartésiennes. L’essaie déploie, contre ces règles, une forme ouverte de la pensée imaginative _ dans une analyse du très lumineux Homo spectator de Marie-José Mondzain, j’ai jadis proposé pour cela même le concept d’« imageance«  _ où n’advient jamais _ pour la déception de quelques uns, idéalistes… _ la « totalité » _ refermée… _ en tant que telle.

Comme dans l’image dialectique chez Benjamin, « la discontinuité est essentielle _ par la dynamique même qu’en permanence elle impulse : en musique, à l’époque baroque, on use d’hémioles… _ à l’essai

(qui) fait toujours son affaire _ explosive ! _ d’un conflit immobilisé », page 94 : soit une affaire de « constellation«  de « rythmes«  bien menés…

Comme dans tout montage également _ au sens qui fut celui de Vertov et d’Eisenstein, au sens qui demeure celui de Godard et de Farocki (pour ce qui concerne le cinéma, déjà ; il y a aussi des montages photographiques : l’ami Bernard Plossu me l’a excellemment appris ! et en ses expositions, et en ses livres ! Salut l’artiste !) _,

« l’essai doit faire jaillir la lumière de la totalité _ c’est son défi _

dans le fait partiel, choisi délibérément ou touché au hasard,

sans que la totalité soit affirmée _ elle-même _ comme présente _ elle est seulement potentielle ; et demande, par là, au lecteur-« déchiffreur« , de la « penser« , lui aussi, avec un minimum d’effort de sa propre imageance (et culture se forgeant, elle aussi : peu à peu ; et « en mosaïque«  : toujours indéfiniment ouverte ; et ludique…)…

Il _ l’essai, ou l’essayiste (de même que le film monté, ou le monteur)… _ corrige le caractère _ empiriquement _ contingent ou singulier de ses intuitions _ d’imageance proprement créatrice… _

en les faisant se multiplier, se renforcer, se limiter _ et à des fins d’intelligence du sens même des « choses« , c’est-à-dire de l’accession (de soi) à la vérité de ces « choses«  _,

que ce soit dans leur propre avancée _ voilà ! avec ses progrès… _

ou dans la mosaïque _ voilà encore ! _ qu’elles forment  _ et cette richesse (à profusion !) est proprement jouissive ! _ avec d’autres essais ».

Comme dans tout montage,

les césures et les transitions _ alors, à y être assez (= ce qu’il faut !) attentifs _

diront _ par la dynamique qu’impulse, en permanence et toujours singulièrement, leur rythme ! à qui sait s’y laisser porter ! _ l’essentiel,

étant « amalgamées dans l’essai au contenu (même) de la vérité » _ voilà ! Ou l’importance (irrémédiable !) du style !

C’est en cela que l’essai produit son travail fondamental,

qui est un travail de lecture _ auquel accède tant l’auteur que le lecteur ! _

un déploiement de la lisibilité _ objective ! _ des choses » _ mêmes, page 95 :

encore faut-il accéder (par déploiement de l’« imageance«  !) à ce niveau de lisibilité des choses mêmes…

Tel un apprentissage _ à la godille ! de la part de l’essayiste s’y essayant… Le modèle étant (probablement : avant Bacon…), et par son style si jouissif, Montaigne, en la collection (ouverte et « mosaïque« …) de ses toujours merveilleusement surprenants (et pour lui le premier : à ses relectures ! devenant, il ne pouvait pas s’en empêcher, ré-écritures !) Essais _,

« l’essai comme forme _ poursuit Adorno, cité par Georges Didi-Huberman, pages 95-96… _

s’expose _ forcément ! : « Personne n’est exempt de dire des fadaises« , entame, malicieusement en fanfare, Montaigne le livre III de ses Essais; « le malheur est _ seulement… _ de les dire avec soin » : soit componction et fatuité !.. _ à l’erreur ;

le prix de son affinité avec l’expérience intellectuelle ouverte _ et/ou l’« imageance«   _,

c’est l’absence de certitude que la norme de la pensée établie _ régnante, dominante (et intimidante) : devenant l’idéologie… _ craint comme la mort.

Même si _ l’essai néglige moins la certitude qu’il ne renonce à son idéal _ pour déficit d’efficacité !.. simplement… _,

c’est dans son avancée, qui le fait se dépasser _ oui _ lui-même _ car la pensée, s’y déployant par à-coups, y progresse _,

qu’il devient _ voilà : l’essai est un parcours ! et une aventure ! _ vrai _ en toute effectivité, par ce déploiement même (imageant !..) de son penser _,

et non pas dans la recherche obsessionnelle _ voilà, à la Descartes, si l’on veut… _ de fondements _ métaphysiques, y compris (…)

Tous ses concepts _ convoqués au fur et à mesure _ doivent être présentés de telle manière qu’ils se portent _ tel Enée « portant«  Anchise : mais mutuellement, tous : sans répartitions de rangs entre « héros« , exposés bien à la vue des spectateurs sur le devant de la scène et sous les projecteurs de sunlights, et « figurants« , relégués, eux, derrière et dans le fond… _ les uns les autres,

que chacun d’entre eux s’articule selon sa configuration _ propre, voire originale ou singulière : à chaque fois… _ par rapport _ voilà : toujours ! _ à d’autres.

Des éléments distincts s’y rassemblent discrètement _ voilà : avec des césures, des soupirs, des silences, des coupes ; et bien des transitions… _ pour former quelque chose de lisible » _ telles des phrases (articulées et syncopées) de discours ; ou de musique…


Et Georges Didi-Huberman d’appliquer ainsi ce mode de fonctionner du penser (par « essai » ! tel que l’analyse si finement Adorno…)

au travail du « cinéaste Farocki », page 96 :

« Il _ le cinéaste et vidéaste Harun Farocki, donc _ entre dans un domaine d’images qui n’est « traduit » _ précédemment _ dans aucun dictionnaire préexistant.

Il filme, il recueille, il démonte, il remonte _ et sans trucages ! en toute probité !..

Tout cela, il le fait en fonction de contextes _ voilà ! _ à chaque fois différents _ oui ! _ et « au regard des nuances _ qualitatives extra-fines _ singulières _ voilà ! _ que le contexte fonde _ et il faut (au « spectateur«  actif que nous sommes invités à devenir ainsi alors…) l’explorer : à toute vitesse si on le peut _ dans chaque cas particulier » _ le plus effectivement possible !

Comme le penseur _ -essayiste _ décrit par Adorno,

Farocki _ en monteur ultra-fin d’images _ s’adonne à un apprentissage presque tactile _ oui _ des choses _ mêmes _ ; il tâte, il ausculte, il retouche, il ajuste _ sans cesser de s’exposer _ forcément : pas de juger sans audace ! cf Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?.. _ à l’erreur.

Le prix de son affinité avec les images,

cette « expérience intellectuelle ouverte » _ en son « imageance«  chercheuse, donc : et inventive !.. _,

est l’absence d’une certitude considérée _ jamais _ comme acquise.

C’est dans l’avancée _ progressive, aventureuse, patiente et décidée : c’est passionnant ! _ du tournage et du montage

que les choses deviennent, peu à peu _ objectivement et pour nous : à la fois, d’un même mouvement de déploiement et en quelque sorte « objectif«  ! : d’elles-mêmes et en elles-mêmes ; grâce à l’éclairage perspicace de liens pertinents (activés par nous) à des contextes devenant sources progressives de notre compréhension !.. _, lisibles,

quand toutes les images de pensée sont présentées

de façon qu’elles se portent _ mutuellement et dynamiquement (ou même dialectiquement !)… _ les unes les autres.« 

Avec ce très beau résumé-mise au point :

« La lisibilité _ pour le « spectateur » du film au départ univoque ! _ advient _ voilà _ dans le montage :

le montage considéré comme forme et comme essai.

A savoir une forme patiemment élaborée _ sur le chantier de la table de montage _,

mais non reclose sur sa certitude (sa certitude intellectuelle, « ceci est le vrai » ; sa certitude esthétique, « ceci est le beau » ; ou sa certitude morale, « ceci est le bien »).

Alors même que, comme pensée élevée à la hauteur d’une colère

_ qui la meut et la porte ! électriquement : de son énergie d’indignation (!) vis-à-vis des violences portées à la dignité (= humanité même…) des personnes… _,

elle tranche,

prend position

et rend lisible la violence du monde « , page 96… _ ne jamais perdre « cela« de vue !

Tout ceci est décidément très montanien !!! Montaigne se battant, lui, en son temps (cf les travaux là-dessus de Géralde Nakam…), contre les ravages atrocissimes du fanatisme (fondamentaliste religieux, mais pas seulement)… C’est en cela que ses Essais ouvrent la modernité à un lectorat qui s’élargit alors…

« L’essai oblige à penser dès le premier pas _ voilà ! _ la chose _ même : quelle tâche ! il faut seulement s’habituer un peu (soi, lecteur) à l’audace, folle d’abord, de tels efforts pour atteindre l’intelligence d’elle (= la chose même) en pensée ; ensuite, on y acquiert, palier par palier (et « en mosaïque« ), une forme (toujours incertaine, il est vrai ; et à inlassablement tenir en chantier !) d’expertise (de lecteur : un peu mieux cultivé)… _ dans sa vraie complexité _ se révélant ainsi : tout un programme ! Il y a toujours (c’est un chantier permanent et infini…) énormément à faire : cela demandant non seulement, on le voit, de surmonter (cf Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?) la lâcheté, mais aussi la paresse ! Et c’est aussi ainsi que le génie scientifique (ou les sciences) procède(-nt) et progresse(-nt) : cf ici le génial début de Métapsychologie de Freud quant à l’inventivité nécessaire au chercheur et inventeur scientifique… _

L’essai oblige à penser dès le premier pas la chose dans sa vraie complexité, donc,

(et) se débarrasser de l’illusion _ mortelle pour sa propre liberté (et efficacité quant à l’obtention de la vérité !), toujours si fragile… _ d’un monde simple,

foncièrement logique »,

relève encore Georges Didi-Huberman dans l’essai (sur « l’essai comme forme ») d’Adorno (in ses passionnantes, on ne s’en fait ici qu’une petite idée, Notes sur la littérature…).

« C’est alors que, « se libérant de la contrainte _ lourde ! _ de l’identité, l’essai acquiert parfois ce qui échappe à la pensée officielle _ ou officialisée _,

le moment _ et la grâce ! alors rencontrée avec une légèreté grave… _ de la chose inextinguible« 

_ cette dernière expression d’Adorno étant (plus que très justement !) soulignée ici par Georges Didi-Huberman, page 97…

Et « c’est en détachant _ par un remontage _ la chose _ irradiante _

de ses interprétations obvies _ encalminant tragiquement la moindre velléité d’atteindre son intelligence ! _,

c’est en la démontant _ en la séparant _ de ses stéréotypes _ empoissants ! _

et en la remontant _ voilà ! _ par un tout autre jeu d’affinités inattendues _ elles : d’abord de soi, l’essayiste, le tout premier à s’en étonner !.. et c’est là un passage obligé ; cf par exemple les analyses là-dessus de Gaston Bachelard, in La Philosophie du non _essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique_

que l’essayiste,

ou le monteur _ au cinéma ! _,

parviennent à ce « moment de la chose inextinguible »,

ce « feu inextinguible » _ si nourrissant, si fécond pour l’intelligence du réel _ de la chose _ même _, pourrait-on dire _ car c’est à elle et à ses flux (et feux) qu’il s’agit bien d’« accéder«  !

Il n’y a plus alors _ comme miraculeusement ! _ de contradiction

entre l’arbitraire de la forme choisie _ par l’essayiste / monteur _

et la nécessité de la forme phénoménologique de ce « moment de la chose ».

L’essayiste respecte ses objets

tout en les « surinterprétant »,

c’est-à-dire tout en y juxtaposant différents paradigmes _ à l’envi ! selon l’intuition (ou inspiration) de l’« imageance«  du moment ! _ de lisibilité

_ c’est aussi ainsi qu’analyse, je viens de l’indiquer, le fonctionnement même de sa propre Métapsychologie, Freud, en 1914 : un texte lumineux, lui aussi !

Alors, il _ l’essayiste, donc _ voit _ entrevoit : tel Colomb à l’abord-approche de son Amérique _ quelque chance _ c’est déjà bien ! et beaucoup ! _

de parvenir

« à ce qu’il y a _ dit Adorno : ce sont aussi des oxymores… _ d’aveugle _ jusque là du moins pour nous (tous) et d’abord pour lui, qui s’y essaie… _ dans (ces) objets,

(à) polariser l’opaque,

libérer _ voilà ! _ les forces qui y sont _ rien moins, déjà, que _ latentes » ;

alors « il construit _ très positivement, par (et en) son « imageance«  même ! (et c’est aussi une culture se formant peu à peu, de manière dynamique et ouverte !) _ l’imbrication des concepts

tels qu’ils sont présentés, c’est-à-dire imbriqués _ déjà _ dans l’objet lui-même » _ expression d’Adorno une nouvelle fois soulignée par Georges Didi-Huberman, page 98… Cette « imbrication« -là est une « constellation » sur-active…

« L’actualité de l’essai _ dit encore Adorno _ est celle d’un anachronisme » :

soit une certaine façon de remonter le temps _ voilà ! en dépit de la difficulté de l’ignorance et de l’oubli… _ dans l’imbrication,

dans la complexité _ voilà ! encore… _ des objets eux-mêmes » _ en s’y étant comme faufilé (et continuant, encore et toujours, de s’y faufiler !) lui-même, par sa recherche questionnante,

en quelque sorte « dedans«  même… : page 98.

« Que fait donc l’essayiste,

si ce n’est essayer, essayer encore ?

C’est à chaque fois beaucoup, mais ce n’est jamais le tout.

Aux yeux de celui qui essaye,

tout ressemble toujours _ voilà : c’est toujours et à chaque fois étonnamment nouveau ! _ à une première fois,

à une expérience marquée _ définitivement ! mais sans tristesse, ni renonciation aucune : au contraire ! y revenir étant toujours (même si ce n’est pas sans quelque douleur…) ludique et jubilatoire ! _ par l’incomplétude.

S’il sait et accepte une telle _ cf Karl Popper aussi… _ incomplétude

_ poursuit magnifiquement Georges Didi-Huberman, page 98 _,

il révèle la modestie fondamentale _ voilà ! _ de sa prise de position _ audacieuse, mais sans gloriole. Et c’est en cela que les découvreurs sont toujours « vraiment » « modestes«  !

Mais il _ « celui qui essaye«  _ est alors obligé, structurellement _ et éthiquement ! c’est une affaire de « dignité«  de l’appel à l’« humanité«  (contre les dérives _ violentes _ de l’« in-humain« ) en soi… _, de recommencer toujours _ telle Pénélope sur son ouvrage, à Ithaque _,

du « coup d’essai » initial

aux nombreux « essais » qui se répètent après lui.

Et rien ne ressemblera jamais _ non plus _ à une _ toute _ dernière fois.

C’est, au fond, comme une dialectique du désir _ en effet ! le désir étant lui aussi, en sa vérité de fond, « inextinguible«  : sans fond ; c’est même là une marque décisive de reconnaissance de sa « vérité« , donc, face à ses contrefaçons…

Que fait donc le monteur, par exemple _ à la Harun Farocki : après l’essayiste… _,

si ce n’est commencer par assembler son _ le plus ample possible ; le plus riche de possibilités de « décryptage«  de la « constellation«  formée que cela va permettre d’éclairer… _ matériau d’images,

puis démonter,

puis remonter,

puis recommencer

sans relâche ?

C’est là l’exigence _ voilà : autant objective qu’éthique… _ de sa prise de position

(on peut ici rappeler _ c’est admirablement bienvenu ! Merci ! _ que le mot « essai » a son étymologie dans le bas-latin exagium,

qui, lui-même, dérive du verbe exigere, « faire sortir quelque chose d’une autre chose »).

Entre la modestie et l’exigence

_ deux grandes caractéristiques du cinéma de Harun Farocki _,

l’essayiste _ ainsi que le monteur cinématographique _ apparaîtra finalement comme l’homme de la contradiction faite pratique _ objective effective permanente ! mais assumée en son aventure infinie même ; et ses progrès ! _,

l’homme de l‘objection _ en sa puissance dialectique…

Il n’y a pas, écrit Adorno, d’essayiste qui n’ait tiré « la pleine conséquence de la critique du système ».

C’est que « l’essai a été presque le seul (genre de méthode) à réaliser dans la démarche même de la pensée

la mise en doute _ socratique _ de son _ propre _ droit absolu » _ j’en donnerai l’exemple, superbe, de David Hume : un fécond « réveilleur«  (d’« ensommeillé dogmatique« ), comme on sait…

Le mélange de modestie et d’exigence chez l’essayiste _ et le monteur… _

lui font alors lancer « un défi en douceur _ la force étant en l’occurrence parfaitement contreproductive ! _

à l’idéal de la clara et distincta perceptio et de la certitude exempte de doute » _ posées en idéal de certitude de vérité à conquérir par un Descartes, dans les Méditations de 1641, comme au final (les quatre derniers articles du livre IV) des Principes de la Philosophie de 1643… Descartes demeure marqué par l’idéal de scientificité de Platon, face aux transigeances (trop souples selon lui) d’un Aristote…

S’il y a un bonheur _ s’éprouvant très vite _ dans l’essai _ et dans le montage-démontage-remontage… _,

nous le devons, sans doute, à ce « gai savoir » _ montanien ? oui ! _ de la modestie devant les objets

et de l’objection _ socratique ! _ devant les discours.

Adorno,

qui cite un fragment de Nietzsche sur la joie du négatif inhérente _ en effet ! _ à une telle attitude,

conclut que l’essai a pour geste fondamental

l’hérésie,

le contournement systématique des « règles orthodoxes de la pensée » :

bref, le geste même

d’une désobéissance _ espiègle pour le moins, pages 98-99…

Par là, l’essayiste

« abolit le concept traditionnel de méthode » ;

et lui en substitue un autre _ oui ! _

qui « rassemble

par la pensée, en toute liberté _ mais oui : avec le jeu (gracieux) de la fantaisie de l’« imageance«  _,

ce qui se trouve _ par « constellation«  librement (voire génialement ; avec tout une culture, aussi) convoquée _ réuni _ en quelque sorte déjà ! _ dans l’objet librement _ mais oui ! _ choisi » _ page 99.

« Essayer, c’est essayer encore.

C’est expérimenter par d’autres voies, d’autres correspondances, d’autres montages _ par l’appel à de l’altérité : « cultivée« 

L’essai comme geste _ à accomplir : il faut le tenter… _

de toujours tout reprendre. »

Recommençons !

Avec courage et joie (de la curiosité s’affairant) !

On continue ! _ « tant qu’il y aura de l’encre et du papier !«  (dirait Montaigne)

et de l’énergie vitale ! ; a contrario de l’acédie mélancolique étrécissante

« Voilà bien ce que suppose tout essai qui se respecte : il n’y aura pas de dernier mot

_ et « la bêtise, c’est de conclure« 

Il faudra encore _ en effet ! telle Pénélope… _tout démonter à nouveau,

tout remonter.

Faire de nouveaux essais.

Inlassablement relire, en somme«  _ oui ! relire, c’est toujours re-monter, ré-interpréter et re-jouer à ré-essayer de toujours un peu mieux comprendre !

« Mais qu’est-ce à dire,

sinon que la modestie et l’exigence mêlés _ voilà ! _ dans la forme _ même _ de l’essai

_ et du montage-démontage-remontage… _

font de toute « reprise »

l’acte _ même _ de toujours tout ré-apprendre ?

_ inlassablement : loin de la plus petite fatuité (et bassesse de gloriole _ ou d’intérêt !) que ce soit…

Comme pour élever sa colère _ face à motif d’indignation eu égard aux indignités (= violences) à l’encontre des personnes

de par le monde tel qu’il fonctionne (= le monde comme il va…)… _

à la hauteur d’une connaissance méthodique et patiente«  _ voilà !

Un grand et nécessaire livre,

voilà !,

que ce Remontages du temps subi

de Georges Didi-Huberman !

Titus Curiosus, le 29 décembre 2010

Au menu du (bon) ogre Enard : le géant Michel-Ange, le pouvoir, le sexe et l’effroi, en un Istanbul revisité à l’ére du tourisme « culturel » mondialisé…

02sept

Zone (Actes-Sud, 2008) est LE roman de l’Europe (+ l’ère de la Méditerranée Sud et Moyen-Orientale…) contemporaine des Busch (I-II-III),

quand s’effondrent, outre-Atlantique, les Twin Towers :

un livre absolument magique ! _ il vient de paraître ce mois d’août-ci en édition de poche, chez Babel…

A la sortie de Zone,

j’ai dit _ cf le 21 septembre 2008 : Emérger enfin du choix d’Achille !.. ; et le 3 juin 2009 : Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard _ :

« le plus « grand » roman de l’année » ;

je rectifie, ce jour, 2 septembre 2010 :

mieux,

« DE LA DÉCENNIE » !..

Aussi était-ce non sans impatience (de curiosité) que je guettais depuis un peu de temps,

la sortie de l’opus proximum du grand homme, l’auteur géant, l’ogre (de littérature ! à l’aune de son phénoménal appétit de « monde » !)

Mathias Énard :

qu’allait donc nous sortir de sa manche (et marmite de sorcier-sourcier !) de réalisme presque magique vibrant et saignant à point

cet enchanteur du récit ?

ce Gabriel Garcia Marquez (Cent ans de solitude) mâtiné de Carlos Fuentes (Terra nostra) _ mais sans rien de fantastique, lui ! _ d’Europe et Méditerranée _ ce versant-ci, un peu assoupi, de l’Atlantique _ ?.. ;


un peu trop souvent trop assagi (aux neuroleptiques !), en effet, ce joli cap _ européen, donc _ des confins ouest de l’Asie,

en ses voix littéraires aussi

_ et je ne parle pas ici de l’usine à gaz (en panne, encalminée ! ) de l’auto-proclamée « Union européenne«  : ce péniblement tragi-comique théâtre d’ombres (pseudo-politique, seulement, hélas !) du devant de scène : car ce n’est pas là que le pouvoir (de l’argent) est !.. _,

depuis ces temps derniers de nihilisme _ et vide abyssal politique : les États ne sont certes plus les « plus froids des monstres froids«  qu’ils pouvaient être encore du temps d’un Nietzsche ! _ soft (et cosy)

_ avec, pour assortir la satisfaction de soi, et son autre versant, la hantise de l’autre _ avec quelques accès ubuesques, les deux _, l’agressivité pulsionnelle de la xénophobie ; cf, au passage, ceci, repris ces jours sur le site d’Ars Industrialis… ; et on peut, sur le même sujet, re-lire (et penser) aussi le magnifique Les Bijoux de la Castafiore, un classique de la question  (il date de 1963 !)… ; à  propos de quoi, il me semble qu’il manque un chapitre sur cet excellent album-ci (cf aussi ce que put en dire un Michel Serres), des Bijoux de la Castafiore, dans l’excellent Hors-Série de Philosophie-Magazine (daté « septembre 2010« ), Tintin au pays des philosophes : qui aurait pu (et dû) être du niveau du commentaire que Pierre Pachet, au chapitre « De la politique » (pages 33 à 35 de Tintin au pays des philosophes), consacre au Sceptre d’Ottokar (et aux coups d’État : pour lors, celui de l’Anschluss…) ; fin de l’incise sur le nihilisme et son terrible pendant, les compulsions et attaques de xénophobie… _ :

les derniers grands chocs (de lecture de littérature vraie : profonde et grande !), pour ce qui me concerne, remontent,

outre ce grand Zone,

au sismique Liquidation d’Imre Kertész _ Felszámolás : regény, en 2003, paru en traduction française en 2004 _ ;

ou à l’abyssal Sablier, de Danilo Kiš (1935-1989) _ Peščanik, en 1972, paru en traduction française en 1982 ; et reparu, aussi, au sein du cycle (dont les deux premiers volets sont Chagrins précoces et Jardin, cendre) Le Cirque de famille _ :

un peu forts pour la délicatesse de palais _ et d’estomac, aussi _ de la gent (majoritaire et massive) des « oisifs qui lisent » _ ainsi que le pointait déjà, conceptuellement (in son Zarathoustra : un must ! pour les temps qui courent !) un Nietzsche : au chapitre lucidissime Lire et écrire

J’étais, pour ma part, toujours sous le choc de la grande écriture (de Zone) si _ généreusement et jouissivement ! _ riche de tant de savoirs d’expérience si incisivement pensés et si magnifiquement (littérairement : en son imaginaire d’écriture si réaliste ! et si juste !) déployés, en cette langue _ et poésie _ si ample et drue et puissante, en même temps que la plus fine et la plus juste _ mais oui !!! je dois y insister ! _, en ce souffle, plus encore

(sublime ! le souffle,

sur la portée de ses 519 pages :

homérique (L’Iliade _ Achille ! _, plus encore que l’Odyssée _ Ulysse…) !

walt whitmannien (Feuilles d’herbe, cette merveille absolue !) !

à la Faulkner (Absalon ! Absalon !)

et à la Melville (Moby Dick),

rien moins !..

ce souffle-là de Mathias Énard !

_ et croyez bien que je ne cherche pas (le moins du monde !) à étouffer sous des lauriers le jeune génie trentenaire (encore un peu ; il n’avait que trente-six ans à la parution de son Zone) : non, c’est simplement que mon admiration est énorme !!!..

J’étais donc dans le plus vif appétit de gourmandise de ce nouveau mets (savoureusement épicé, comme je les aime _ goûtez voir au meilleur de la cuisine et de la pâtisserie turques ; je vous connais de ces étals de baklavas et de loukoums : à en mourir, à Istanbul !!!)

que nous sert l’intelligence éminemment sensible _ en son flux tout à la fois fin, le plus précis et le mieux informé du monde, et charnu : charnel ! de poésie et de vérité mêlées : soit la justesse du toucher ! _ de ce romancier (profondément réaliste)

qui n’atteindra sa quarantaine _ d’âge d’homme, pour parler comme l’immense Michel Leiris _ que dans deux ans, seulement : Mathias Énard est né le 11 janvier 1972 : quelle stupéfiante maturité, déjà ! en l’œuvre donné…

en l’espèce de ce nouvel opus,

après Bréviaire des artificiers,

Remonter l’Orénoque,

La Perfection du tir

et Zone,

qu’est donc ce

_ au titre inspiré de ce très merveilleux conteur

(cf son étonnant récit afghan, L’Homme qui voulut être roi ; ainsi que le si beau film qu’en tira John Huston, en 1975 (avec l’excellent Sean Connery, aussi) : L’Homme qui voulut être roi…)

qu’est Rudyard Kipling,

en son « introduction d’Au hasard de la vie« ,

ainsi que Mathias Énard l’indique, in extremis, en une « Note«  terminale, à la page 153 de son roman :

« La citation initiale, où il est question de rois et d’éléphants, appartient à Kipling, dans l’introduction d’Au hasard de la vie«  ;

la voici donc, telle qu’elle est proposée, et en son jus, en exergue à notre roman, page 7 :

« Puisque ce sont des enfants,

parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges,

mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables«  :

soit

_ pour les lecteurs-enfants que demeurent ad vitam æternam les lecteurs de roman : « Loup, y es-tu ?..«  ;

et sur le mode, héroïquement fantaisiste, d’un « rêver les yeux ouverts« _,

soit un fond, pour le romancier, récitant, fabuliste

qui entreprend de « parler« , et désire ainsi se faire écouter de lecteurs-auditeurs (de sa frêle parole !)

d’enjeux de pouvoirs ;

ainsi que les éventuelles consolations consécutives,

afférentes aux blessures ne manquant pas de s’ensuivre ! en ces chocs

de pouvoirs ;

ou, pour le dire autrement,

comme toujours et toujours

la séduction du « principe de plaisir« 

(+ _ issus du désir _ ses divers appendices, pleins d’ingéniosité, en l’imagination…)

ayant à affronter (et assumer : en se forgeant aussi, en vis-à-vis, à des fins de self defense, et de contre-poison, l’autre principe : celui dit « de réalité« , après Freud…)

le choc _ sans merci, lui _ du réel !.. sur fond de savoir de la mortalité de la vie ! ;

fin de l’incise sur la référence du titre, de l’exergue (et du roman, en son entier !) à Kipling _


qu’est donc _ j’y viens enfin ! _

ce Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

qui paraît ce mois d’août aux Éditions Actes-Sud… 

C’est _ aussi ! ce roman _ une réflexion _ à l’occasion : au passage et très furtivement ! le roman n’ayant certes rien de didactique ! ni de sentencieux ! surtout pas ! tout y est rapide, sinon très rapide, allegro vivace, et léger ! l’écriture ne s’appesantit jamais : Mathias Énard est toujours un écrivain du rythme !  _ sur un mode de fable _ héroïco-fantaisiste, donc _,

et peut-être _ mais toujours sans peser en quoi que ce soit : tout coule, panta ruei, face au flot déroulé du Bosphore _ hagiographique :

le saint ici étant un héros _ alors en sa jeunesse et en sa maturation : il va avoir longue vie et longue carrière ; même si, bien sûr, il n’en sait rien ! _ du Grand Art (par la caresse du ciseau sur le marbre, principalement et d’abord), « Michelangelo Buonarroti » ! (lit-on, page 11) ;

sur ce qu’est (et presque tout ce que peut être) l’écriture romanesque pour un romancier,

aujourd’hui,

comme depuis quelque temps : depuis que le genre du roman s’est acquis un vaste pouvoir de séduction _ à moins que ce ne soit de consolation : mais est-ce antithétique ? _ auprès des lecteurs (et acheteurs en librairies = consommateurs de livres) _ je retrouve ici le plan de pensée que commençait à creuser ma référence au crucial (décidément !) chapitre Lire et écrire du Zarathoustra de Nietzsche.

De plus,

la fable ici nous porte, transporte, rapporte en l’an de grâce 1506, 

à un blanc de la biographie la mieux avérée de Michel-Ange (en sa longue vie de quatre-vingt-neuf années richement comblées : 6 mars 1475 – 18 février 1564)

_ cf et Ascanio Condivi (1525-1574), « biographe et ami de Michel-Ange«  (ainsi qu’y renvoie toujours cette « Note«  de la page 153), en sa Vie de Michel-Ange, publiée en 1553 ;

et Giorgio Vasari (ibidem : page 153), en sa bien connue Vies des artistes (1550, puis 1568)… : qui tous deux ont côtoyé l’artiste ! _ :

lors de ce « blanc » florentin, donc,

voici que

« débarque » « Michelangelo Buonarroti  dans le port de Constantinople le jeudi 13 mai 1506« , très précisément (lit-on toujours page 11 _ au passage, indiquons ici que c’est jusqu’en 1930 que l’agglomération d’Istanbul s’appela officiellement Constantinople, et que le nom Stamboul ne désignait jusqu’alors que la vieille ville
(c’est-à-dire la péninsule historique enserrée de ses remparts, toujours en place, entre Corne d’Or, Bosphore et Mer de Marmara, avec la pointe du Sérail de Topkapi dominant sublimement le Bosphore ! et la rive asiatique, de l’autre côté). Et c’est donc en 1930 seulement que ce nom de
Stamboul fut étendu à toute la ville, mais sous la forme modernisée d’İstanbul, à la suite de la réforme de la langue et de l’écriture turque par Atatürk en 1928… ; fin de l’incise onomastique _) ;

et il _ Michelangelo Buonarroti, donc _ se réambarquera (« en secret » et « sans un sou« , page 141 : « il prend la fuite, comme il a fui Rome _ et le pape Jules II della  Rovere _ trois mois plus tôt, blessé, déchiré, brisé« …) quelques jours après un épisode marquant, survenu la nuit qui va du soir du « 24 juin, jour du Baptiste« , le saint-patron de Florence et des Florentins, au petit matin _ terrible : « il mettra des mois à retrouver le sommeil« , page 136… _ du lendemain _ le 25 _ de la fête, organisée au « caravansérail de Maringhi« 

_ ce riche « commerçant qui l’accompagn(ait lors de son voyage d’aller : d’Ancône sur l’Adriatique à Constantinople, donc !, sur le Bosphore, et son affluent de la Corne d’Or), Giovanni di Francesco Maringhi, Florentin établi à Istanbul depuis cinq ans déjà« , dans le quartier du port, à Perama, où les commerçants étrangers

_ Génois, Vénitiens, Pisans, Amalfitains, etc… : et Florentins, aussi : en 1481, la ville comportait 13 quartiers d’Italiens… _

avaient leurs entrepôts ; et chez lequel va trouver logis le sculpteur (du David, en 1504), florentin lui aussi, à Constantinople, parmi les dépendances du port octroyées aux étrangers ; sur la rive méridionale de la Corne d’Or, au bas de la colline du Sérail, où réside le Sultan ; ainsi que de la Sublime Porte, aussi, en dehors des murailles du Palais, elle (juste en avant de lui, en quelque sorte), où officie aussi parfois le grand vizir… Ici, celui-ci officie dans la salle du Divan, contigüe au Harem (et au quartier des eunuques)…

_ cf page 11, toujours :

si « on ignore le nom du drogman _ traducteur _ grec qui l’attend _ sur le quai de débarquement de Constantinople, ce « jeudi 13 mai 1506«  _, appelons-le Manuel _ le narrateur assume ici sa fonction (même si cela reste très discrètement) _ ;

on connaît en revanche _ par quel biais ? les chroniques ottomanes ? des témoignages (directs ou indirects) de Michel-Ange lui-même ?.. ; ou bien l’invention, carrément, du narrateur ? _

on connaît en revanche

celui du commerçant qui l’accompagne« , est-il bien précisé, à titre « documentaire« , par le narrateur du récit : l’auteur lui-même, le plus vraisemblablement ; même si la question du narrateur n’est jamais ne serait-ce qu’effleurée par les modalités du récit ; et si l’auteur, ainsi, ne se figure lui-même jamais (ne serait-ce qu’« en négatif« …) en tant que tel en sa fable… ;

et c’est chez ce même marchand florentin Maringhi que le sculpteur, qu’est essentiellement jusqu’alors Michel-Ange (auteur surtout du tout récemment célébré David : à Florence…), a logé tout le long de son séjour auprès de la Sublime Porte :

« Michel-Ange et son bagage s’installent dans une petite chambre au premier étage des magasins du marchand florentin Maringhi. On

_ soient les commanditaires turcs : au premier chef le grand vizir, Atik Ali Pacha (vizir de 1501 à 1503, puis de 1506 à sa mort, « le 5 août 1511« , à la bataille de Gökçay, entre Sivas et Kayseri : ce Serbe originaire de Bosnie (et eunuque) a été, ou plutôt sera, le « premier grand vizir à être tué en combat ; il trépasse à cheval, au milieu de ses janissaires, atteint en pleine poitrine par la flèche de l’un des chiites de l’Est, les Tekkés, dont il cherche à réduire la rébellion« , nous sera-t-il précisé, page 148, à l’« Épilogue«  du roman…),

le grand vizir Atik Ali Pacha, donc,

qui recevra pour la première fois Michel-Ange trois jours après son arrivée _ soit le 16 mai _ « dans une belle salle d’apparat décorée de boiseries, de faïences et de calligraphies«  : assez probablement la salle du Divan ; car cette première réception de Michel-Ange a lieu « au palais«  (= le Sérail !), page 25 :

« l’immense cour dans laquelle ils descendent de voiture est à la fois éclatante de soleil et ombragée _ ah ! les beaux et immenses platanes ! Une foule de janissaires et de fonctionnaires contrôlent les arrivées. Les bâtiments sont bas, neufs _ en 1506 ; la ville n’est devenue ottomane que depuis cinquante trois ans : en 1453 _, éblouissants ; l’artiste y devine des écuries, des logements, des corps de garde ; les passages, les couloirs où on le conduit _ outre la salle du Divan : à des fins de contrôle… _ n’ont rien à voir avec les voûtes sombres et croulantes du palais pontifical de Rome où ni Raphaël ni Michel-Ange n’ont encore posé le pinceau. Le grand vizir a pour nom Ali Pacha et reçoit dans une belle salle d’apparat décorée de boiseries, de faïences et de calligraphies« , page 25 _

on _ donc, le Pouvoir… _

on a pensé qu’il préférerait prendre pension chez des compatriotes« , page 20, en bordure des quais dévolus au commerce… Le régime n’est guère libéral ; et pour plusieurs siècles demeurera (cf Racine : Bajazet, en 1672 ; cf Mozart : L’enlèvement au Sérail, en 1782) le parangon de la barbarie…


Mais ce Maringhi est bien vite qualifié sur le
« carnet,

un simple cahier qu’il _ le sculpteur _ a réalisé lui-même _ avec les moyens du bord ! _ : des feuilles pliées en deux, retenues par une ficelle, et une couverture de carte épaisse. (…) Dans ce cahier taché, il consigne des trésors. Des accumulations interminables

_ de mentions, sous forme de listes ;

cf l’excellentissime De Haut en bas _ Philosophie des listes, de mon ami Bernard Sève (+ mon article du 4 avril 2010 : Un moderne “Livre des merveilles” pour explorer le pays de la “modernité” : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des “listes”, entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit _


d’objets divers, des comptes, des dépenses, des fournitures
_ que lui fournit le commerçant Maringhi _ ; des trousseaux, des menus,

des mots, tout simplement. »

Et le narrateur de commenter, page 20 : « Son carnet, c’est sa malle« 

Et « le nom des choses leur donne la vie » _ c’est là aussi, bien sûr, l’angle de vision de l’historien éplucheur de documents ; comme de celle de l’écrivain, du romancier ; et, en aval, de celle du lecteur, aussi, encore…

Mais ce Maringhi est presque aussitôt qualifié, page 20

_ page 11, alors que tous deux se trouvaient encore, sur le bateau entre Ancône (page 18) et Constantinople, le marchand passait, aux yeux du sculpteur (et selon le narrateur de la fable) pour « un homme affable, heureux de rencontrer le sculpteur du David, ce héros de la république de Florence » !.. _,

mais ce Maringhi est presque aussitôt qualifié

de « ladre, voleur, étrangleur«  : c’est que le sculpteur-locataire fait très vite le compte de ses achats, fournitures et provisions !!!

Fin de l’incise sur ce personnage de Maringhi, comparse dans le récit…

Le récit du séjour de Michelangelo Buonarroti à Constantinople se déroule donc

du 13 mai _ jour de son débarquement _

à _ son ré-embarquement _ quelques jours après le 25 juin,

le lendemain de la Saint-Jean (des Florentins)

le temps qu’a pu prendre le fait d’avoir « organisé sa fuite avec Manuel« , le drogman grec

_ Michel-Ange ignorant

(tout de ses faits et gestes a été très « méthodiquement consigné par les scribes ottomans« , prend soin d’indiquer au passage notre narrateur, page 141 ; il s’est documenté ; et rédige sur pièces…)

« que, de loin, c’est Arslan _ un autre des personnages de l’intrigue, un Turc, cette fois _ qui a pris les arrangements, trouvé l’embarcation vénitienne, payé la plus grande partie du passage. On _ les autorités ottomanes, le grand vizir ! c’est lui (mais d’autres, aussi : contre lui !) qui tire(-nt) les ficelles ! actionne(-nt) le Pouvoir (de la Porte), pour le Sultan… _ se débarrasse de l’artiste _ devenu _ encombrant perdu entre deux rives. (…)

Le seul objet qu’il a emporté _ en cette fuite-retour précipité vers l’Italie ! et Rome… _ est son carnet, dans lequel il note quelques derniers mots, alors que le navire _ quittant la Corne d’Or du quai de laquelle il vient de larguer ses amarres _ passe la pointe du Sérail » _ pour le débouché du Bosphore, maintenant, sur la mer de Marmara, pages 141-142…

Mi-mai, fin juin 1506 :

pas même un mois et demi ;

voilà la durée de cette étrange parenthèse ottomane, de ce blanc _ historico-géographique : dans l’espace comme dans le temps _ des biographies,

dans le parcours de vie (et d’artiste _ il a 31 ans ; et encore 58 ans à vivre !) de Michel-Ange.

Quelques effets en seront-ils perceptibles _ par nous qui les guetterions _ en l’œuvre de l’artiste ?

Quelques traces d’orientalité, ou de turquerie,

pourront-elles se déceler ?..


De fait, le narrateur en proposera l’esquisse de quelques unes, page 91,

à l’appui de la fable,

en quelque sorte

_ ou du moins de l’intuition de départ de l’imagination en marche du romancier,

quant à cette « vision » fulgurante _ elle aussi ! _ d’un Michel-Ange stambouliote :


« On retrouvera _ la méthode rappelant ici celle de Proust pour figurer autrement (qu’en son écriture) les traits de tel ou tel de ses personnages : Charles Swann se représente ainsi Odette comme une reviviscence de la Sephora peinte par Botticelli, sur un des murs latéraux de la chapelle Sixtine, justement !… _ les cinq bracelets d’argent autour de la cheville fine, la robe aux reflets orangés, l’épaule dorée et le grain de beauté à la base du cou dans un recoin de la chapelle Sixtine quelques années plus tard.

En peinture comme en architecture, l’œuvre de Michelangelo Buonarotti devra beaucoup _ voilà _ à Istanbul _ voilà ! Son regard _ cf aussi celui de Bellini, parfois, sur les quais de Venise _ est transformé _ voilà ! voilà ! _ par la ville

et l’altérité  _ qu’elle surexpose, d’elle-même, surtout ! spontanément ; et avec quelle intensité !

Cela se ressent aujourd’hui encore, là, bien sûr, où se font un peu plus rares, en la ville, mais la métropole est immense, les kyrielles de touristes, appareils-photo en bandoulière : en foules massés toujours aux mêmes endroits, heureusement ! en circuits excellemment balisés, Baedeker et Lonely Planet (la bien nommée) aidant ! _ ;

des scènes, des couleurs, des formes

imprégneront _ voilà ! _ son travail pour le reste de sa vie.

La coupole de Saint-Pierre s’inspire de Sainte-Sophie _ élevée de 532 à 557 _

et de la mosquée de Bayazid _ alors construite (1501-1506, justement !) ; de même que la mosquée de Mehmet II (1463-1470), le Conquérant de 1453 ; mais pas encore la Süleymaniye (1550-1557)… _ ;

la bibliothèque des Médicis, de celle du sultan, qu’il fréquente avec Manuel _ le drogman grec _ ;

les statues de la chapelle des Médicis

et même le Moïse pour Jules II

portent l’empreinte d’attitudes et de personnages

qu’il a _ bel et bien, ce mois et demi là _ rencontrés ici _ nous y voici transportés par la fable du narrateur ! « rencontrés » un peu plus que comme un simple touriste, en le cas de ce créateur… _ à Constantinople« 

Mais sachons aussi qu’un peu avant la chute de Constantinople, en 1453, bien des trésors de la culture de Byzance, ont été transférés, via Venise, en la Florence des Marsile Ficin et autres immenses humanistes _ Michel-Ange, né en 1475, a pu en être aussi par là imprégné et nourri…

Même inventivement géniale,

la création n’est jamais absolument vierge de tout terreau culturel. André Chastel a prononcé l’expression de « grand atelier« , à cet égard ; cf en son recueil : Renaissance italienne 1460-1500 ; cf aussi, toujours par lui, L’Italie et Byzance ; ou encore Marsile Ficin et l’Art

Pour le reste de la fable qu’est ce Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

de quoi s’agit-il ?

De ce que put être la réponse michelangesque _ à un des assez fréquents moments de crise des rapports du maestro avec son incommode et très coléreux commanditaire à Rome, le pape Jules II della Rovere… _ à une invitation du sultan Bayazid II,

à réaliser, en « un mois« , sur place, un travail architectural :

« un mois pour projeter, dessiner et débuter le chantier d’un pont entre Constantinople et Péra, faubourg septentrional. Un pont pour traverser ce que l’on appelle la Corne d’Or, le Khrusokeras des Byzantins. Un pont au milieu d’Istanbul. Un ouvrage de plus de neuf cent pieds de long« , pages 18-19 ;

et qui agrandirait, en unissant la rive de Perama et la rive de Galata, la métropole de Constantinople :

« le pont sur la Corne d’Or doit unir deux forteresses ; c’est un pont royal ; un pont qui, de deux rives que tout oppose, fabriquera une ville immense« , page 35.

Et Michel-Ange _ toujours page 35 _ « a compris que l’ouvrage qu’on lui demande

n’est pas une passerelle vertigineuse, mais le ciment d’une cité,

de la cité des empereurs et des sultans.

Un pont militaire, un pont commercial, un pont religieux.

Un pont politique.

Un morceau d’urbanité«  _ voilà !

et pas seulement une réalisation d’urbanisme : l’urbanité est une qualité humaine ; et même une vertu (et capitale : c’est elle qui civilise) !..

Et une part du défi vient aussi de la configuration que c’est « là où a échoué Léonard de Vinci« , puisque le « Grand Turc« , in fine, « a refusé son ouvrage« , je reviens à la page 19…


Il va falloir pas mal de temps _ jusqu’à la fin-mai, ou début-juin _ avant que l’inspiration, pour ce pont, advienne enfin _ sous forme d’une illumination, s’extrayant de la nuit _ à notre artiste :

d’une nuit d’un récit _ de désir, d’amour, de trahison, de vengeance, en une taverne de Péra, poursuivie par un « souper«  (page 92) en petit comité, à deux pas de là, en la demeure d’un arrivant nouveau dans le récit, Arslan (dont « l’amabilité envers Michel-Ange touche à l’obséquiosité« , page 92) ;

à propos de ce « récit«  (andalou) fort troublant,

la « Note«  de la page 153 indiquera : « L’histoire _ terrible ! _ du sultan et du vizir andalous correspond à un épisode de la biographie mouvementée d’Al-Mu’tamid, dernier prince de la taifa de Séville« , page 153, toujours…

« Michel-Ange _ c’est un taiseux _ ne parlera pas de cette nuit dans le calme de la chambre au-delà des eaux douces de la Corne d’Or,

ni à Mesihi


_ je parlerai un peu plus loin du personnage majeur (« l’ami perdu« , est-il dit page 151, sept lignes avant la fin de la fable…) _ de ce très grand poète (ca 1470, Pristina – 30 juillet 1512, Istanbul), originaire de Pristina, au Kosovo ; et protégé, en effet, par le grand vizir Atik Ali Pacha, qui en fit _ c’était aussi un prodigieux calligraphe ! _ le secrétaire du Divan :

même si le poème le plus célèbre de Mesihi est Şehir Engiz, qui passe en revue, non sans ironie, les plus beaux garçons d’Edirne _ la thématique originale (non empruntée à la poésie persane) de ce poème marque aussi l’apparition de l’humour dans la poésie turque _,

son Chant du rossignol fut le premier poème turc introduit en Europe ; et figure dans bien des anthologies de poésie turco-ottomane ; en voici une traduction :

I
« Écoutez le conte du rossignol. La saison vernale approche. Le printemps a formé un berceau de plaisir dans tous les bocages où l’amandier répand ses fleurs argentées.
Sois joyeux ! livre-toi à l’allégresse ! car la saison du printemps passe vite : elle ne durera pas.
 »

Dinleh bulbul kissa sen kim gildi eiami behar,
Kurdi her bir baghda hengamei hengami behar,
Oldi sim afshan ana ezhari badami behar
Ysh u nush it kim gicher kalmaz bu eiami behar.

II
« Les bosquets et les collines sont encore ornés de toutes sortes de fleurs : un pavillon de roses, comme siège du plaisir, est élevé dans le jardin. Qui sait lequel de nous sera encore en vie quand la belle saison finira.
Sois joyeux ! livre-toi à l’allégresse ! la saison du printemps passe vite : elle ne durera pas.
 »

Yneh enwei shukufileh bezendi bagh u ragh,
Ysh ichun kurdi chichekler sahni gulshenda otagh,
Kim bilur ol behareh dek kih u kim olsa sagh ?
Ysh u nush it kim gicher kalmaz bu eiami behar.


III
« Le bord du bocage est rempli de la splendeur de Ahmet parmi les plantes : les fortunées tulipes représentent ses compagnons. Viens, ô peuple de Mahomet ! cette saison est celles des plaisirs.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps passe vite : elle ne durera pas.
 »


IV
« La rosée brille encore sur les feuilles du lis, comme l’éclat d’un cimeterre étincelant : les gouttes de rosée tombent à travers les airs sur le jardin des roses. Écoute-moi ! écoute-moi ! si tu aimes à te réjouir.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »


V
« Les roses et les tulipes ressemblent aux jours fraîches et vermeilles des jolies filles, aux oreilles desquelles pendent des pierres précieuses de couleurs variées, comme les gouttes de rosée. Ne te trompe pas en croyant que ces charmes puissent durer longtemps.

Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas. »


VI
« Les tulipes, les roses et les anémones se montrent dans le jardin : la pluie et les rayons du soleil, comme des lancettes aiguës, teignent les couches de couleur sang.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »


VII
« Le temps est passé où les plantes étaient malades, et que le bouton de rose penchait sa tête rêveuse sur son sein : la saison vient, où les montagnes et les rochers se colorent de tulipes. Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas. »


VIII
« Tous les matins les nuages répandent leurs fleurons sur les couches de roses. Le souffle du vent frais est imprégné du musc de la Tartarie. Ne néglige pas ton devoir par trop d’attachement au monde.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »

IX

« La douce odeur de la couche de roses a tant parfumé l’air que la rosée, avant de tomber, est changée en eau-de-rose : le ciel a tendu sur le jardin un pavillon de nues éclatantes.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »

X
« Qui que tu sois, sache que les noires bouffées de l’automne ont pris possession du jardin ; mais le Roi du monde a reparu, rendant justice à tous : pendant son règne, l’échanson heureux désira et obtint le vin coulant.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas.
 »

XI
« Par tes accords j’ai espéré célébrer cette vallée délicieuse. Qu’ils soient gravés dans la mémoire de ses habitants ; et qu’ils les fassent ressouvenir de cette assemblée et de ces belles filles ! Tu es un rossignol à belle voix, ô Mesihi ! lorsque tu te promènes avec les jeunes filles dont les joues ressemblent à des roses.
Sois joyeux ! sois rempli d’allégresse ! car la saison du printemps est courte : elle ne durera pas
« _ ;

Michel-Ange ne parlera pas de cette nuit _ donc _,

ni à Mesihi,

ni à Arslan

_c’est cette nuit-là, de fin-mai, début juin, en cette taverne de Péra, que Michel-Ange fera, en effet, la connaissance du personnage ambigu d’Arslan, qui lui fait finir la nuit entamée à la taverne à son domicile : « un jeune homme au beau visage, vêtu à la turque, caftan, chemise claire ; (…) il a habité longtemps à Venise, et, à la grande surprise de l’artiste, non seulement il parle un italien parfait, teinté de vénitien, mais de plus il a vu lui-même, place de la Seigneurie à Florence, le David qui vaut tant de gloire au sculpteur« , page 89 _,

encore moins à ses frères,

ou, plus tard, aux quelques amours _ peu nombreuses _ qu’on lui connaît ;

il garde ce souvenir quelque part _ à apprendre à découvrir, sinon dé-chiffrer… _ dans sa peinture _ expression cryptée (ne s’agissant que de figures représentées, et le plus souvent allégoriques) que seule il s’autorise _

et dans le secret _ crypté, lui aussi, à travers (et grâce aux) conventions du genre fixé _ de sa poésie : ses sonnets sont la seule trace incertaine de ce qui a disparu à jamais« , page 99 _ et c’est sans doute d’abord d’eux que le narrateur tire ici, en sa  fable, l’essentiel des traits de son esquisse des traits du personnage de Michel-Ange ici…


Il n’empêche :

regagnant le lendemain matin sa chambre, de l’autre côté de la Corne d’Or,

non sans _ grâce aux bons soins de Mesihi qui le raccompagne _, un passage au préalable par le hammam, « les bains de vapeur » _ « le sculpteur est empli d’une énergie éblouissante, malgré l’alcool ingéré la veille _ Michel-Ange ne boit jamais ordinairement ! _ et le manque de sommeil,

comme si, en se débarrassant _ au hammam _ des squames et de la crasse, il s’était défait du poids des remords ou des abus« , pages 99-100 ;

« en retraversant la Corne d’Or,

Michel-Ange a _ enfin ! _ la vision _ toute mentale _ de son pont, flottant dans le soleil du matin, si vrai _ de réalisme, le dessin de ce pont ! _ qu’il en a les larmes aux yeux.

L’édifice sera colossal sans être imposant,

fin et puissant _ à la fois : tout œuvre géniale est, en effet, oxymorique ! Et le narrateur marque assez bien ainsi ce qui singularise l’art de Michel-Ange, par rapport, par exemple, à ses suiveurs (qui deviendront maniéristes), tel, par exemple encore, son disciple, Jules Romain…

Comme si la soirée _ et le reste de la nuit : de quelque chose comme une première « rencontre«  amoureuse… _ lui avait _ en dépit de tout ce qu’il vivait mal de cela : Michel-Ange n’a certes rien d’un épicurien ! _ dessillé les paupières et transmis sa certitude _ passionnelle _,

le dessin

_ qui résistait jusqu’alors à lui venir ;

et le grand vizir, surtout, commençant à s’impatienter un peu ; jusqu’à le lui faire savoir en le convoquant au Palais… :

« le 27 mai, Ali Pacha le grand vizir fait appeler Michel-Ange auprès de lui (…) ; il souhaite s’enquérir de l’avancée des travaux« , page 74 ; et au sortir, sur la place en avant du Sérail, Michel-Ange assistera à une décapitation, pages 76-77… Les visiteurs de Topkapi n’ignorent rien, de nos jours, de la petite fontaine, sous les platanes, où le bourreau lavait son sabre… _

le dessin

lui apparaît enfin.

Il rentre presque en courant poser cette idée sur le papier _ et nous pouvons la contempler aux pages 142-143 _,

traits de plume, ombres au blanc, rehauts de rouge.« 

Un pont surgi _ donc _ de la nuit _ précédente _,

pétri de la matière de la ville » _ se révélant enfin à lui : il faut du temps ; et une certaine patience de l’ordre des désirs (et pas des volontés serviles) ! Page 100.

« Le Florentin a _ donc _ rempli son contrat : il a projeté un pont sur la Corne d’Or, audacieux et politique ; loin de la prouesse technique de Vinci, loin des courbes régulières de l’ancien viaduc de Constantin, au-delà des classiques _ de l’architecture : Vitruve… Toute son énergie _ idiosyncrasique ! _ s’y trouve _ oui ! Cet ouvrage ressemble _ mutatis mutandis… _ au David ; on y lit la force, le calme et la possibilité _ contenue non sans vertu ! _ de la tempête _ intérieure : on songe aussi au Moïse, dans quelque temps, à Saint-Pierre-aux-liens… Solennel et gracile à la fois« , page 102.

Reste maintenant à le présenter _ le dessin de ce pont _ au sultan lui-même…


Mais juste avant le récit _ une page rapide :

« Bayazid ne cache pas sa joie. Il arbore un large sourire. Il félicite le sculpteur lui-même, directement ; et va, chose rarissime, jusqu’à le remercier en langue franque » ; et « donne solennellement l’ordre au mohendeshashi de débuter les travaux le plus tôt possible« , page 106 _

de « l’entrevue« , qui « a duré quelques minutes à peine » _ et de la satisfaction, au Sérail, du sultan, page 107

le narrateur expose, page 105, une lettre :

« A maestro Giulano da Sangallo, architetto del papa in Roma

Giulano, en gage de mon amitié, je vous joins ces coupes et élévations de la basilique Sainte Sophie de Constantinople que je tiens d’un marchand florentin du nom de Maringhi ; elles sont extraordinaires. J’espère que vous en tirerez profit.

Je vous prie encore, mon très cher Giulano, de me faire parvenir la réponse de Sa Sainteté quant au tombeau.

Rien de plus.

Ce jour du 6 juin 1506,

Votre Michelagnolo, sculpteur à Florence« , page 105.


En conséquence de quoi :

« Le chantier du nouveau pont sur la Corne d’Or débute officiellement le 20 juin 1506, par la fermeture d’une partie du port et la construction d’une plate-forme pour l’acheminement des milliers de pierres nécessaires à l’édifice. Auparavant, il a fallu aménager un grand espace au pied des remparts et agrandir la porte della Farina. Michel-Ange attend toujours l’argent promis ; pour le moment seule une nouvelle bourse de cent pièces d’argent pour ses frais lui est parvenue, vite absorbée par le prix exorbitant que lui demande Maringhi pour sa pension et ses fournitures« , page 116.

Arrive alors la fête du 24 juin, la saint-Jean des Florentins, au « caravansérail de Maringhi« , page 121.


Et quand « Arslan arrive à son tour, et salue respectueusement l’hôte

_ Maringhi et lui, Arslan, se connaissent bien ; cf page 115 :

quand, quelques jours auparavant, Michel-Ange, en son logement des magasins de Maringhi, avait reçu « la visite d’Arslan, un matin« , et, lui et Arslan, parlaient « de Florence, de politique, de Rome, en compagnie de Maringhi, le marchand« ,

le sculpteur n’avait pas manqué de remarquer que ce dernier « connai(-ssai)t par ailleurs Arslan«  _,

avant de s’approcher de Michel-Ange et de Mesihi«  _ le poète et secrétaire du grand vizir Atik Ali Pacha _,


« le sculpteur aperçoit le poète tressaillir de surprise ou de mécontentement ; il ne semble pas porter ce compatriote cosmopolitique dans son cœur« , page 121…


Un peu plus tard, au cours de cette fête, et alors que « Mesihi a disparu », mais qu' »Arslan est toujours là » _ page 122 _,

Michel-Ange « s’assoit près d’Arslan, qui affiche son éternel sourire et l’interroge sur ses affaires, sujet de conversation comme un autre« .

« Michel-Ange a du mal à se persuader que ce jeune homme athlétique est bien un commerçant. On l’imaginerait spadassin, voire homme de cour, mais sûrement pas derrière un comptoir, même vénitien. Il se demande par quel hasard il est proche de Maringhi« , page 122 toujours.


Se reproduit alors

_ car « souvent on souhaite _ parfois cela demeure névrotique : la compulsion à échouer de nouveau… _ la répétition des choses ; on désire revivre un moment échappé _ manqué, mal vécu _, revenir _ en un pentimento plutôt ! _ sur un geste manqué ou une parole non prononcée ; on s’efforce de retrouver _ afin de les exprimer enfin _ les sons restés dans la gorge, la caresse qu’on n’a pas osé donner _ nous y voilà ! _, le serrement de poitrine disparu à jamais » : le narrateur louvoie ici, page 127, autour des angoisses sensuelles de Michel-Ange _

une « seconde nuit » _ l’expression apparaît page 110 : « C’est la deuxième nuit« est-il dit…


Et le narrateur de préciser encore, très approximativement, toujours page 127 :

« Allongé sur le côté dans le noir _ auprès de la danseuse-musicienne andalouse (à moins que ce ne soit un danseur-musicien : cela demeurera pour nous, lecteurs, peu décidable !)… _,

Michel-Ange est troublé de sa propre froideur,

comme si la beauté l’éludait toujours _ qu’est-ce donc à dire ???


Il n’y a rien de palpable, rien d’atteignable dans _ et peut-être par _ le corps,

il disparaît _ sous les doigts, sous la lèvre, par le sexe et toute la peau : érogènes… _ comme la neige ou le sable ;

jamais on ne retrouve _ tactilement : à la différence de l’œuvre du ciseau dans la chair plus consistante du marbre ?.. _ l’unité _ originaire ?.. Qui l’assure ? Platon ?.. _,

jamais on n’atteint la fable _ de l’imaginé-échafaudé par l’esprit _ ;

séparés, les deux tas de glaise _ que sont les corps érogènes _

ne se rejoindront plus,

ils erreront _ à perpétuité _ dans le noir,

guidés par l’illusion _ finalement à jamais vaine _ d’une étoile«  : une thématique assez platonicienne _ via Marsile Ficin ?..


Nous apprenons alors _ de quelles sources ? ou par quelles vérifications factuelles ?.. _, page 130,

que « l’obséquieux Arslan est un étrange espion, à la fois agent de Venise et homme du sultan » ;

et que « ici aussi _ à Constantinople : comme à Rome ; ou comme à Florence ; ou ailleurs… _ il y a des conspirations et des jeux _ violents _ de palais,

des intrigants prêts à tout pour discréditer Ali Pacha auprès de Bayazid ;

pour empêcher la construction de ce pont impie, œuvre d’un infidèle ;

pour entraîner la disgrâce du ministre par un scandale« .

Et « Michel-Ange«  _ lui : tout à un autre objet de fascination ; son attraction-répulsion envers le corps dansant de l’Andalouse (androgyne)… _ ne soupçonne _ virginalement _ rien de tout cela« , page 130.


La tâche de Mesihi _ ami vrai en sa vigilance… _ est donc de « devoir éloigner celui qu’il aime _ car il s’est pris d’affection pour le sculpteur ; mais pas tout à fait de la même façon que pour les jeunes garçons d’Édirne de son poème… _ pour le protéger _ d’un très cuisant danger ! L’arracher à la mortelle Andalouse.
Organiser sa fuite, cacher son départ et lui dire adieu
« 
, page 131…

Le texte d’ouverture de la fable, page 9, donne la parole à cette Andalouse ; mais quand on s’y jette, à l’ouverture du livre, nous n’y voyons goutte ! Et d’ailleurs le tout premier mot de la fable, page 9, est « la nuit » !

Et de temps en temps, elle, la danseuse-musicienne, reprendra la parole, s’adressant, chaque fois à un « tu » qui n’est autre que Michel-Ange, même, et surtout, s’il n’est jamais nommé, identifié :

aux pages 29 _ « Ton bras est dur. Ton corps est dur. Ton âme est dure« _,

66 _ « Ton ivresse m’est si douce qu’elle me grise«  _,

96 _ « Finalement je vais te raconter une histoire«  (andalouse : terrible !)… _,

110 _ lors de « la deuxième nuit » amoureuse : « Tu n’es pas ivre. Tu es un enfant, inconstant et passionné. Tu m’as contre toi, tu n’en profites pas«  _,

128 _ « Tu sens que la fin approche, que c’est la dernière nuit » ; avec cette révélation, aussi : « Ce n’est pas moi que tu désires. Je ne suis que le reflet de ton ami poète _ Mesihi ! _, celui qui se sacrifie pour ton bonheur«  _,

et enfin 132 _ « Je vais devoir te tuer. Tu l’ignores. Tu ne pourrais y croire » ; et aussi : « Tu ne me désires pas, et pourtant tu es tendre« 


La rencontre puissante _ où demeurera le préservatif de l’effroi _, ces mois de mai et juin 1506,

c’est donc celle, en cette fable,

du sculpteur-architecte-peintre-poète florentin Michel-Ange,

et du poète Mesihi, le secrétaire, au Divan du Sérail, du grand vizir eunuque Atik Ali Pacha… 

Les derniers mots qu’Ernest Hemingway prête à un de ses personnages, à la toute fin des péripéties de l’intrigue romanesque, dans Le Soleil se lève aussi,

sont dans cette même note : on les recherchera…


Je veux seulement donner ceux _ juste avant la « Note » terminale _ du narrateur de la fable ; révélateurs du degré d’intensité de sa poésie, pages 151-152 : ils font le point, « en février 1564« , sur la moisson de vie (et d’Art) de Michel-Ange, une fois son « nom associé à jamais à l’Art, à la Beauté et au Génie » ; « il meurt riche, son rêve réalisé : il a rendu à sa famille sa gloire et ses possessions passées » ; et « soixante ans après son voyage à Constantinople » ;

les voici :

« C’est bien long, soixante ans.

Entre temps, il a écrit des sonnets d’amour, à défaut de l’avoir connu, accroché au souvenir d’une mèche de cheveux morts.

Souvent il caresse la cicatrice blanche sur son bras et pense à l’ami perdu _ Mesihi.

D’Istanbul, il lui reste une vague lumière, une douceur subtile mêlée d’amertume, une musique lointaine, des formes douces, des plaisirs rouillés par le temps, la douleur de la violence, de la perte : l’abandon des mains que la vie n’a pas laissé prendre, des visages que l’on ne caressera plus, des ponts qu’on n’a pas encore tendus« …

C’est là le lot de la chance de disposer d’une vie à vivre.

Se coltiner aux secrets de la création du géant Michel-Ange, à l’aune de la grandeur stambouliote,

est le défi de ce beau roman tout en finesse subtile, et rapide, qu’est Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants _ après le défi du souffle de Zone, en un périple en train splendidement déployé entre Milan et Rome _ de la part de ce merveilleux (très bon !) ogre

qu’est Mathias Énard. Bravo !

Titus Curiosus, ce 2 septembre 2010

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