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Deux sublimes « Journaux » de deux immenses écrivains : Jean Clair et Pierre Bergounioux, ou de merveilleuses « Variations Goldberg » autres que musicales…

21avr

A l’heure où j’écoute et ré-écoute les Variations Goldberg de Bach

dans la quasi parfaite version de Pascal Dubreuil (qui paraît chez Ramée : CD RAM 1404) _ d’une seule admirable jubilatoire coulée ; ne me gêne (un peu) que la lenteur, un peu excessive à mon goût, de l’Aria initiale ; tout le reste avance et « reprend » (= « varie », creuse, développe, approfondit) idéalement !!! Ad majorem gloriam Dei ! Quelle joie ! _,

ma seconde lecture attentive du très dense et infiniment riche La Part de l’ange _ Journal 2012-2015 de Jean Clair

m’incite à lui rendre immédiatement un peu, si peu que ce soit, ici, de la grâce reconnaissante qu’il donne ;

et cela en l’associant à un autre Journal _ ô combien différent ! pourtant ; à l’opposé, peut-être même… _ qui m’a enchanté, lui aussi _ et c’est peu dire (mais j’ai adressé aussitôt un mail de remerciement d’enchantement à l’ami Pierre Bergounioux) : quelle sublime attention rendue au quotidien des jours qui s’ajoutent, au fil des mois, saisons et années : dans la singularité de détail, comme vierge à (et pour) l’intensité de la perception, de ce qui se présente et advient, arrive (l’accident !), au sein de ce qui se répète et dure, provisoirement probablement _ telle la diminution constatée au fil des ans du nombre de truites pêchées dans les rivières et ruisseaux de Corrèze, pour prendre un seul exemple… _, intitulé, lui, Carnet de notes 2011-2015 :

ce sont ainsi deux célébrations _ les deux non sans tonalité mélancolique ! mais quelles qualités de joie de lecture ils nous procurent-donnent !!! _ des jours qui passent (et de leur qualité, non sans douleur, si précisément et lumineusement ressentie par ces deux grands auteurs-écrivants, si magnifiquement attentifs, et si richement cultivés, tous deux : source de la puissance de leur formidable perspicacité de décrypteurs du réel !..), au fil d’une histoire générale bien peu satisfaisante, elle ;

deux célébrations dont je désire ici, un peu, et forcément modestement, comme à mon tour, après eux, donner témoignage…

Déjà, la 4e de couverture de ce nouvel opus de Jean Clair présente et résume excellemment ;

la voici donc :

« La part de l’ange _ ou des anges _ est la part du fût occupée par l’«esprit» volatil d’une distillation _ de vins, d’alcools ; « on y entend le froissement d’un envol » (page 85). C’était aussi la part de l’oreiller laissée vide pour l’ange _ gardien _ qui veille sur le sommeil de l’enfant. C’était, dans les sociétés anciennes, l’offrande _ sacrificielle _ aux dieux, les prémices d’une récolte, pour assurer les moissons futures.


Une société moderne _ laïcisée surtout _ exclut le don _ inutile, en pure perte, et donc vain : gaspillé _ à des puissances invisibles, génies ou divinités _ y compris anges !.. Le prix _ de vente et d’achat _ y remplace la valeur _ au-delà même de la valeur d’usage comme de la valeur d’échange _, y compris pour ce qui est sans prix. Mais c’est se condamner à la stérilité et au désespoir _ c’est-à-dire le nihilisme ; soit, la thèse civilisationnelle fondamentale de Jean Clair à propos de notre Âge (d’hyper-échangeabilité)…


Historien de l’art, auteur d’expositions mémorables comme «Mélancolie» _ en 2005 _, l’auteur de ce Journal a été l’observateur _ minutieux, patient subtil et perspicace _ du changement : le Musée imaginaire _ de Malraux _ est _ maintenant _ devenu une _ simple _ salle de ventes. Il s’en explique _ pages 389 à 398 _, parmi d’autres souvenirs, dans un entretien avec Malraux _ de 1974 _ demeuré inédit _ sur le devenir contemporain de l’Art, cf aussi L’Hiver de la culture ; et mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur “l’art contemporain.


Comment un enfant grandi dans le silence du pays mayennais _ cf surtout La Tourterelle et le chat huant _ Journal 2007-2008 _ a-t-il pu finir ses jours sous la Coupole où l’on discute chaque semaine des mots du Dictionnaire? À l’origine de cette trajectoire, qui le laisse aujourd’hui désemparé _ cf là-dessus l’extraordinaire (et effrayant) chapitre intitulé Les Bibliothèques, pages 281 à 294… _, une double expérience : la psychanalyse, dont il est très jeune un patient, gardant le silence dont il connaît le prix, puis la découverte de la peinture qui, mieux que la littérature, garde elle aussi le silence.


Pour la première fois _ pas tout à fait : cf, déjà (en plus de Journal atrabilaire, en 2006), Lait noir de l’aube _ Journal, en 2007, et La Tourterelle et le chat huant _ Journal 2007-2008 _, Jean Clair donne comme sous-titre à son texte Journal 2012-2015, comme s’il reconnaissait que ses écrits littéraires parus chez Gallimard, depuis le Court traité des sensations en 2002, jusqu’au Dialogue avec les morts en 2011 _ cf mon article « Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies« , rédigé le 27 mars 2011 _ et aux Derniers jours en 2013 _ cf mon article « « La lumière plus chaude du soir » : la lucidité puissante de Jean Clair dans « Les Derniers jours » », rédigé le 29 octobre 2013 _, étaient les pans d’une même œuvre _ en effet, et dont je suis un passionné lecteur ! _, fascinante à plus d’un titre, qui le met au niveau des grands diaristes _ oui ! _, et dont La part de l’ange est le nouveau volume

_ à la toute fin du chapitre La parole, aux pages 344-345, Jean Clair explique cette situation sienne de diariste, en effet, de son réel :

« Est-ce pour la même raison _ cette stupeur, cette impossibilité à dire, à narrer des histoires, à composer des dialogues comme ceux qu’on lit, étagés et séparés par de petits tirets, dans les livres d’aujourd’hui _ que je me cantonne _ cf le mot de Samuel Beckett à l’enquête de Libération : « Bon qu’à ça !«  _ dans la réalité qui m’entoure. Il m’est difficile de raconter des événements que je n’ai pas vécus, de feindre _ par la fiction, donc _ des sentiments que je n’ai pas éprouvés, de rapporter des mots que j’ai peut-être entendus mais que j’ai oubliés. A quoi bon raconter des histoires ? »…

Le 4e volume de Journal intitulé Carnet de notes de Pierre Bergounioux, cette fois-ci ne couvre plus dix ans (Carnet de notes 1980-1990, Carnet de notes 1991-2000, Carnet de notes 2001-2010), comme faisaient les trois premiers volumes, mais cinq ans : 2011-2015 ; et son achevé d’imprimer est daté de janvier 2016 _ les achevés d’imprimer des précédents volumes portaient, eux, et c’est à relever !, les dates de mars 2006, août 2007 et janvier 2012 : cela ne fait donc que depuis dix ans seulement que nous pouvons accéder à ce chef d’œuvre absolu de Pierre Bergounioux qu’est son Carnet de notes

C’est que pour Pierre Bergounioux le temps (de sa vie) semble maintenant _ mais depuis quand, au fait ? depuis toujours ? depuis son passage à l’écriture de ce Journal, précisément ?.. _ s’accélérer, face au vieillissement du corps, à la détérioration de la santé et aux signaux annonciateurs (cardiaques principalement) de la finale disparition physique, scandant de plus en plus les notations toujours merveilleusement précises et détaillées de son Journal…

En recherchant dans mon agenda, je m’avise que c’est en 2012 _ seulement ! _ que j’ai découvert-lu son Journal (celui de 2001-2010, tout d’abord), après avoir écouté, sur la route entre mon lieu de travail et mon domicile, une longue interview de l’auteur sur France-Culture, qui m’avait en partie passablement agacé, irrité même, par la noirceur de son pessimisme ; ce qui ne m’avait pas empêché de vouloir le lire ; et donné, l’ayant lu, le désir très puissant de lire en suivant les deux premiers volumes parus (1980-1990 et 1991-2000). J’ai joint alors l’auteur par téléphone pour lui dire de vive voix toute mon admiration.

Alors que le Journal publié de Jean Clair est pour l’essentiel un raboutage thématique _ comme en témoignent le découpage en chapitres, ainsi que les titres donnés à la plupart (22 /25) de ces chapitres : les mots, le sol, la langue, la valeur, Caput mortuum, l’origine, les météores, le garde-temps, les rêves, les visages, le jardin des espèces, les voiles, le camouflage, la porte, Choses vues, les figures, les bibliothèques, Cari Luoghi, la parole, Finis Europæ, l’ordure, l’envol de l’ange ; s’ajoutent seulement un Fragment d’un Journal I, un Fragment d’un Journal II et une Coda _ de pages effectivement écrites au fil des jours

_ cf pages 66-67 : « (Car s’il me faut reprendre cette belle métaphore du journal, il me semble que le travail de ce journal-ci s’écarte de celui des paysans qui traçaient jour après jour un sillon, et alignaient le tracé de leurs pas selon l’écoulement des heures _ ce qui caractérise le Journal de Pierre Bergounioux ! _, mais plutôt, dans ce temps sans passé ni futur _ à dimension d’éternité, donc _ de la création littéraire, qu’il se rapproche du second aspect du travail des champs, celui de la « reprise », de l’assemblage de morceaux disparates, venus de temps et de lieux différents, un travail donc qui ressemble à celui de la couturière _ voilà ! _ qui travaille avec des restes, qui rapièce et raboute, si bien que le « Journal », écrit, n’aura rien d’un journal au sens du quotidien des charrues, mais proposera plutôt dans son déroulement, une fois rebâtie _ voilà ! _, l’image _ seconde, et non brute _ d’une continuité idéale qui n’a jamais été.)« … _,

et avec peu de liens nets et avérés avec des événements précis et détectables de l’actualité (et au fil de celle-ci),

le Journal de Pierre Bergounioux est, lui, strictement chronologique, et très étroitement lié aux mille détails-accidents éminemment sensibles (intensément, mais toujours sobrement _ et avec pudeur _, ressentis par lui) des travaux et des jours, ainsi que des saisons, et tout ce qu’en ressent l’auteur en en faisant le récit en son écriture magnifique (et qui se veut assez objective : dénuée de pathos !) _ ce qui me rappelle les merveilleuses notations (si poétiques aussi…) sur les saisons, au Japon, en l’an mil, de Sei Shonagon, en son sublime Notes de chevet Jusqu’aux horaires précis de lever qui sont scrupuleusement notés par cet inlassable travailleur et annoteur, aux antipodes de l’hédonisme, qu’est Pierre Bergounioux…

En effet ce tout récent, tout frais _ publié dès janvier 2016 par Verdier à peine l’encre de la page du 31 décembre 2015 achevée de sécher… _ Carnet de notes 2011-2015 de Pierre Bergounioux, est tout particulièrement marqué, scandé, par les problèmes de santé, et au premier chef ceux de Mam, la mère de Pierre, qu’un accident vasculaire cérébral survenu le 7 août 2012 contraint à quitter sa maison (puis l’hôpital) de Brive pour une maison de retraite, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse _ à 4 kilomètres du domicile de Pierre et sa compagne Cathy à Gif-sur-Yvette _, où Mam va résider désormais, de son arrivée le 15 octobre 2012, jusqu’à son décès, trois ans plus tard, le 12 novembre 2015 ; mais les ennuis de santé assaillent de plus en plus, aussi, Pierre lui-même _ né en mai 1949 _, victime d’une hypertension récurrente ; Cathy, sa compagne, aussi ; ainsi que leurs enfants et petit-enfants…

Voici, pages 1175 à 1177, le récit de la journée du 14 novembre 2015 :

« Debout à six heures. Le chagrin _ de la mort de Mam, décédée le matin du 12 novembre, l’avant-veille _ veillait à mon chevet. J’apprends encore _ par la radio probablement ; moi ce fut par la télévision, à 23 heures, le 13, au retour d’un concert Durosoir auquel j’avais assisté à Hendaye _ que de nouveaux attentats _ après ceux de janvier (Charlie Hebdo, etc.) _ ont été perpétrés hier soir _ 13 novembre _, à Paris. Il y aurait plus de cent morts. L’état d’urgence a été décrété. Pareille chose ne saurait être sans effet sur l’ensemble de l’activité _ dont ce qui était prévu des siennes… Un courriel du Collège de France, envoyé dès minuit, m’avise que la deuxième journée du colloque, sur Barthes _ où Pierre devait intervenir _, est annulée. Je suppose qu’il en ira de même pour la conférence sur le climat, à l’Assemblée _ autre intervention programmée de Pierre Bergounioux pour ce 14 novembre. Mais en l’absence d’informations, Cathy me descend _ de leur maison de Gif _ à Courcelle _ la station du RER la plus proche de chez eux _, à huit heures moins le quart. Je verrai sur place. Nous étions à mi-chemin _ entre la maison et la gare _ lorsque le portable tinte. C’est un SMS de la Maison des écrivains. Le Parlement sensible ne siègera pas non plus _ à l’Assemblée Nationale. Nous rentrons _ donc. Il me semble vivre une période de grand malheur. Mam nous a quittés et des fous furieux abattent des gens par dizaines, dans les rues _ sans plus de notation là-dessus…

Et ce n’est pas fini. Je viens à peine d’entamer l’abondant et triste courrier dont il faut s’occuper après un décès, quand Paul _ le fils cadet de Pierre et Cathy _ téléphone. Soulef _ l’épouse de Paul, enceinte de leur second enfant _ a fait un malaise. Les pompiers l’ont conduite aux urgences du Kremlin-Bicêtre _ hôpital où exerce Jean, le frère aîné de Paul. Il voudrait être auprès d’elle, mais il a Sarah _ leur fille _ sur les bras. Nous partons la chercher. On roule facilement. Nous sommes à Cachan _ au domicile de Paul et Soulef _ dans la demi-heure, embarquons les petits _ soient Paul et sa fille Sarah _, déposons Paul devant l’entrée de l’hôpital _ du Kremlin-Bicêtre _ et rentrons _ à Gif _ avec la demoiselle _ Sarah. Elle réclame son père _ Paul _ d’un ton plaintif et Cathy va lui sacrifier sa journée, avec une brève interruption pendant que l’autre _ Sarah _ fait la sieste, pour arrêter des cultures, à l’institut _ à Orsay, où Cathy est chercheuse en biologie.

Je rédige une lettre après l’autre, cherche des adresses dans les papiers, sur Internet. Mam était affiliée à plusieurs caisses de retraite, un peu partout dans le pays, Brive, Tulle, Limoges, Chartres, Paris. Tout était soigneusement classé et elle continue, par delà la mort, à me faciliter la vie. IL n’est pas loin de six heures du soir lorsque j’ai dépêché, à peu près, cette corvée. Mais il s’agissait de Mam et rien, alors, ne me coûte. Je pense continuellement à elle, avec une peine infinie, des bouffées de détresse.

Soulef a pu quitter l’hôpital en milieu d’après-midi. Mais elle est toujours nauséeuse _ elle est enceinte (de son second enfant) _ et doit rester allongée.

J’étais couché lorsque j’entends, à l’étage, les cris et les pleurs de Sarah, la voix de Cathy qui tente, sans succès, de la consoler puisque, l’instant d’après, elle descend, la petite sur le dos. Nous allons la ramener chez elle _ à Cachan _, comme la dernière fois. Nous rassemblons vêtements, chaussures, jouets et repartons pour Cachan. Très peu de circulation à dix heures du soir. Nous roulons sous un ciel qu’on croirait peint, un vélum sur lequel un artiste de très grande taille aurait dessiné des nuages de couleur claire, aux bords nets, sur fond noir. Nous restituons la petite à ses parents et reprenons aussitôt la route (Cathy a fait le voyage en robe de chambre).

Pour la première fois depuis trois ans, j’étais ici _ à Gif _ et je ne suis pas monté à Saint-Rémy _ à la maison de retraite où résidait Mam depuis le 15 octobre 2012. Et la douleur _ cardiaque _ me reprend avec une véhémence intacte.«

Bien sûr, le style de Journal de Jean Clair et le style de Journal de Pierre Bergounioux ont peu à voir l’un avec l’autre ;

et leur culture _ leurs références : ouvertes comme à l’infini chez l’un comme l’autre ! _ est assez dissemblable ;

ainsi que le détail de l’argumentaire de leur sévère diagnostic civilisationnel.

Et pourtant ce sont, tous deux, de merveilleux écrivants inlassables formidables décrypteurs des micro-signes de l’époque,

tous deux d’une très grande probité, et d’une inépuisable richesse…

À se mettre, lecteur, dans les pas de leur démarche d’écrire-penser _ si généreusement curieuse, toujours, et si subtilement attentive _, cette démarche si précise et si fine, si probe aussi, d’observation droite du réel et d’analyse impitoyablement perspicace de ce réel auxquels ils ont, personnellement, et toujours de près, d’abord, à faire, ici et maintenant, sous leurs yeux et sous leurs doigts et mains, tous deux ;

mais élargissant, tous deux, la vision de l’analyse à tout ce qui vient constamment leur donner, comme à profusion de lucidité, le geste optique de recul d’élucidation _ ce va-et vient entre le microscope et le télescope dont parle Proust à la fin du Temps retrouvé _, puisé à leur inépuisable fond de culture si judicieusement convoqué,

les lire est une source renouvelée d’intelligence sensible et de découverte de vérité.

Merci à eux deux !

Et à leur art _ obstiné ! _ de si merveilleusement « varier« , hic et nunc, à dimension d’éternité…

Titus Curiosus, ce lundi 18 avril 2016

L’incisivité du dire de Martin Rueff : Michel Deguy, Pier-Paolo Pasolini, Emberlificoni et le Jean-Jacques Rousseau de « Julie ou la Nouvelle Héloïse »

12déc

Le choix de Céline Spector de donner la parole, dans le cadre des conférences de la saison 2009-2010 de la « Société de Philosophie de Bordeaux« , à l’excellent Martin Rueff mardi dernier 8 décembre sur le sujet du « temps du récit » dans l’œuvre, multiforme _ et sous cet égard aussi, particulièrement intéressante ! _, de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) _ entre « L’Émile« , en 1762, et « Julie, ou la Nouvelle Héloïse« , en 1761 ; ou, encore, le premier des « Dialogues » (in « Rousseau, juge de Jean-Jacques« , commencé de rédiger en 1772 et paru, posthume, en 1780) _ en une conférence d’une très grande finesse _ à partir des réactions dont témoigna Rousseau lui-même à l’ultime tableau de Nicolas Poussin dont le sujet est « Le Déluge« , en « L’Hiver » de la sublimissime série des « Quatre saisons » du peintre des Andelys (1594-1665) : on peut les admirer se faisant face, les quatre, à un carrefour de grands couloirs du Louvre (depuis qu’elles furent intégrées, ces quatre-là, aux collections royales, Louis XIV les ayant gagnées, au jeu de paume, en 1665, contre le premier duc (après le cardinal lui-même !) de Richelieu (Armand-Jean, 1639-1715 : celui-ci, petit-neveu du cardinal, héritant du titre par lettres patentes, en 1657) qui les avait commandées au « romain«  Nicolas Poussin !  au sein d’un lot de vingt-cinq tableaux de la collection du duc de Richelieu !.. _ ;

le choix de Céline Spector de donner la parole à l’excellent Martin Rueff en une conférence d’une très grande finesse intitulée « Le Pas et l’abîme _ ou la causalité du roman gris » _ c’est-à-dire faisant (assez virtuosement !..) l’économie du romanesque, à la Samuel Richardson (1689-1761) : « romanesque«  réputé (justement ! se reporter aux chiffres !) vendeur … : avec un immense succès pour pareil exploit d’écriture (grise, donc, ici…) ! Le roman (« gris« ) de Jean-Jacques « Julie, ou la Nouvelle Héloïse« , qui parut en 1761 chez l’éditeur Marc-Michel Rey à Amsterdam et qui allait être maintes fois réédité, fut, en effet, lui aussi, à son tour, après le « Pamela«  (en 1740) et le « Clarisse Harlowe » (en 1748) de Richardson, l’un des plus grands succès de librairie de la fin du XVIIIe siècle _,

le choix de Céline Spector de donner la parole à l’excellent Martin Rueff

m’a non seulement personnellement permis d’un peu mieux pénétrer dans la pluralité des régimes d’écriture du très ingénieux polygraphe qu’a été Jean-Jacques Rousseau, insatiable chercheur de formes de reconnaissance éditoriales (ainsi qu’aussi de la part du lectorat), au moins autant que sociales, de sa singularité, en ce riche « siècle des Lumières« , au milieu de tant de talents d’esprits eux-mêmes acérés et brillants se disputant la focalisation des attentions des regards des membres assidus des salons parisiens _ Céline Spector m’avait déjà recommandé, il y a quelque temps, quand je lui faisais part de mon goût pour le très riche d’enseignements divers « L’Âge de la conversation« , de Benedetta Craveri (après son passionnant, déjà, « Madame du Deffand et son monde« ), du travail foisonnant, lui aussi, « Le Monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIème siècle » d’Antoine Lilti _,

mais aussi, et mieux encore _ pour ce qui concerne ma curiosité personnelle ! _, signalé le travail de fond de Martin Rueff _ d’abord, le colloque de Cerisy, en mai 2006 : « Michel Deguy : l’allégresse pensive«  (aux Éditions Belin) ; puis le récent « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel«  _ autour des soucis de l’incisivité de la parole d’un esprit aussi judicieux et lucide que celui de ce contemporain majeur, aujourd’hui, qu’est Michel Deguy _ né en 1930, c’est son ami Jean-Marie Pontévia (1930-1982), mon maître d’Esthétique à la Faculté des Lettres de Bordeaux, qui m’avait fait découvrir son œuvre avec « Actes« , dès 1966… _ :

du « grand » Michel Deguy, lire en toute première et radicale urgence son indispensable et si remarquablement incisif, en effet, « Le Sens de la visite« , paru aux Éditions Stock en septembre 2006 : un livre lui-même majeur (!!!) _ qu’il m’est arrivé plus d’une fois de citer dans des articles de mon blog, tout particulièrement pour sa critique acerbe et tellement perspicace de ce qui se présente, expose, affiche, montre (à quelque reconnaissance « admirative«  d’autres : un public…) comme « culturel« 

Le titre même de ce travail majeur pour l’intelligence même de notre aujourd’hui _ rien moins ! _ qu’est ce « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel »

s’éclairant par ces lignes superbes de l' »Avertissement » (qui ouvre et nous présente le travail de ce livre généreusement ample _ de 460 pages : alertes autant que charnues ! _ en même temps que merveilleusement précis _ l’« Avertissement » court de la page 7 à la page 36) de Martin Rueff, à la page 11 :

« En dépit de ses inachèvements et de sa difficulté, l’étude de Walter Benjamin sur Baudelaire

_ « Charles Baudelaire _ Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme » !.. traduite en français par Jean-Yves Lacoste en une parution chez Payot en 1982 ; et rééditée en « Petite bibliothèque Payot » en 2002 _,

dont je reprends le titre

et dont j’essaie de prolonger l’enquête _ nous avise très précieusement Martin Rueff en cette page 11 de son grand essai _

eût dû convaincre les plus obtus

_ c’est-à-dire ceux qui s’obstinent à comprendre « la question de la situation en terme de « réduction » (sociologique, économique, philosophique, etc…) et qui restent prisonniers du schème mal entendu d’une poésie comète impossible à situer, collection d’hapax et de constellations inexplicables« . Avec cette double conséquence (malheureuse !) qu’« ils dessinent des cartes où les fleuves sont privés de source et dont l’embouchure se perd«  et que, alors, « on a du mal à inscrire les noms dans le paysage«  _ de la vraie culture _ ;  qu’« on se perd«  ; et qu’« on se prend à rêver _ seulement !.. _ sur des portulans anciens où la poésie semblait plus facile à situer » _ et pour cause : bien des « routes de culture«  se sont depuis bien brouillées, en la « modernité«  hyper-technologisée… ; il s’agit là des phrases précédant immédiatement celle qui fournit la clé du titre de l’essai de Martin Rueff ! _

eût dû convaincre les plus obtus« , donc, que

« situer un poète,

c’est se donner le moyen de le lire :

se loger dans la réceptivité imposée par son œuvre,

l’habiter,

faire se rejoindre les conditions de son intelligibilité et les dimensions ouvertes par sa sensibilité. »

Ainsi que « comprendre sa beauté« , toujours page 11.

Et Martin Rueff de préciser encore, un peu plus largement, et toujours page 11 de cet « Avertissement«  :

« Toute situation de la poésie implique une réflexion sur l’imaginaire politique et social de la langue, une thèse sur les rapports entre les catégories historiques et les catégories linguistiques. Cette réflexion animait  _ oui ! _ la pensée de Walter Benjamin« . Et « Elle est au cœur de la réflexion de Michel Deguy sur la langue de la littérature  _ « Qu’est devenue la beauté « en français » (ou du français, si vous préférez) ?«  (in « Le Grand cahier Michel Deguy » qu’a dirigé et publié Jean-Pierre Moussaron, aux Éditions « Le Bleu du ciel« , à Bordeaux, en 2007) _ et de ses méditations récurrentes sur la traduction« , toujours page 11 de son magnifique « Différence et identité « 

Voilà pour présenter bien trop rapidement ce grand livre

_ auquel je ne manquerai pas de consacrer un plein (et vrai) article…

L’article récent de  Jean-Claude Pinson sur « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » de Martin Rueff

est assez judicieux pour que je me permette de le relayer (à lire) ici…

Le voici :

« Si Michel Deguy, parmi les poètes de sa génération, n’est ni le plus immédiatement lyrique ni le plus avant-gardiste, il est cependant, nous dit Martin Rueff, le « plus décisif » _ un adjectif particulièrement perspicace ! Or, pour qu’une œuvre puisse être envisagée à _ juste _ hauteur de ses enjeux et de son ambition propres (de sa décisive incidence _ voilà ! _), il ne lui suffit pas de persister dans son être. Il faut encore qu’elle soit vraiment comprise et lue _ certes ! d’abord réellement « lue« , puis « vraiment comprise« , en profondeur, si je puis m’exprimer ainsi, par un large public qui fasse réellement « sienne«  sa « leçon » !..

C’est seulement alors qu’elle peut opérer _ voilà ! _ dans l’époque, une époque où plus rien de va de soi _ c’est même assez peu dire ! _ quant à la poésie _ face aux usages mercantiles massifs, marketing aidant, de la rhétorique qui a fait son (immense) retour ! Cf ici l’important travail dirigé par Gilles Philippe et Julien Piat : « La Langue littéraire _ une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon« , qui vient de paraître aux Éditions Fayard ; et sur lequel je rédigerai prochainement un article. Un travail très important ! Cette remarque étant, bien sûr, un ajout entièrement mien… Et la chose est d’autant moins aisée que l’œuvre _ poétique de Michel Deguy _, assurément difficile _ tant elle est fine, affutée, pointue jusqu’en l’« abstraction«  de concepts, et jusqu’à quelques néologismes, parfois, qu’elle manie : quand l’occasion de leur « précision«  acérée se fait « sentir«  _, déconcerte l’idée moyenne _ voilà _ de la poésie que façonnent les _ un peu trop _ habituels _ = convenus _ outils de sa réception. Dans cette perspective, en proposant l’approche la plus fouillée et synoptique _ oui ! une analyse magnifique de clarté ! _ que l’on connaisse à ce jour de l’œuvre considérable _ et le plus souvent « creusante« … _ de Deguy, le premier grand mérite _ oui ! _ de l’essai de Martin Rueff est de fournir les cadres conceptuels _ voilà ! _ d’une réception à la hauteur _ c’est exactement cela ! _ d’une poésie et d’une pensée poétique d’une rare exigence _ qui en font, aussi, les deux indissolublement, son prix.

Souvent l’érudition, plus qu’un étai, se révèle être un écran dans l’appréhension d’une œuvre. Bien qu’il fourmille de références et de notes de bas de page, le gros essai _ de 460 généreuses pages _ de Martin Rueff ne tombe pas _ en effet ! _ dans ce travers. Son érudition n’éblouit pas, mais éclaire _ c’est tout à fait cela ! _, convoquant _ avec une très grande générosité, donc _ les travaux des poéticiens comme ceux des philosophes, des anthropologues ou des linguistes, pour mieux mettre à jour et reconstruire de l’intérieur _ oui ! _ la « poétique profonde » _ en son « chantier de fouilles » en permanence poursuivi, sinon perpétuellement recommencé… _ de l’œuvre de Deguy _ voilà ! Et il n’en fallait pas moins sans doute _ au-delà des successifs ouvrages de Michel Deguy lui-même _ pour saisir les enjeux _ oui ! _ d’une œuvre qui se sera frottée _ avec un fier constant courage ! _, tout au long de plus d’un demi-siècle, à la plupart des grandes questions portées par les penseurs et créateurs de notre époque (de Heidegger à Derrida ou Negri en passant par Zanzotto ou Claude Lanzmann). Ce faisant, la somme de Martin Rueff, au-delà de l’œuvre propre de Michel Deguy, se présente _ aussi, même si c’est en une parfaite discrétion ! _ comme un grand traité de poétique _ oui ! _, susceptible de nourrir la réflexion _ oui ! _ de tous ceux qui continuent aujourd’hui à penser que l’affaire de la poésie, dans le moment même de son retrait, demeure paradoxalement une chose des plus sérieuse _ et comment ! Car si la naïveté (une naïveté seconde) peut être aujourd’hui recherchée par le poème, nul ne peut plus ignorer, « après le constat de Schiller et la leçon de Baudelaire », que la naïveté théorique n’est plus, ne peut plus, elle, être de mise _ cf pages 194-195.

En écho à Heidegger («Identité et différence », dans « Questions I« ) et à Deleuze (« Différence et répétition« ), le livre de Martin Rueff sonne, par son titre, comme un traité philosophique. S’il ne s’y réduit évidemment pas, ce n’est pas cependant usurpé _ en effet ! Non seulement parce que Deguy est _ bien _ un « poète métaphysique », mais parce que, déplaçant _ oui  _ les frontières ordinairement reconnues entre poésie et philosophie, l’auteur du « Tombeau de Du Bellay » _ aux Éditions Gallimard en 1973, puis en 1989 _ fait à sa façon œuvre de philosophe créateur (à propos notamment de questions aussi essentielles que celles de la différence ou du schématisme _ en effet ! _). De ce point de vue Martin Rueff n’a pas tort de parler d’un « tournant littéraire » de la phénoménologie, tournant dont le poète serait l’un des acteurs majeurs. Et l’on prend mieux la mesure, à lire cet essai majeur, de l’importance de Deguy aussi comme philosophe _ philosophe singulier, car philosophe depuis la poésie. En effet !

Le titre de l’essai l’indique, c’est rien de moins que dans le grand débat post-hégélien relatif aux limites de la raison dans son rapport au réel que s’inscrit la pensée de Deguy. Débat essentiel, tant pour la philosophie que pour la littérature, où l’héritage critique de Heidegger comme celui de Bataille ont connu maints développements majeurs, aussi bien chez des philosophes comme Derrida que chez des poètes penseurs comme Bonnefoy ou Prigent. Pour le dire très vite, l’apport propre de Deguy est de proposer une théorie de la connaissance poétique _ oui _ comme _ et l’expression est à relever ! _ « empirisme perçant » doublée d’une critique _ acerbe ! _ de notre époque comme apothéose de l’arraisonnement du monde _ voilà ! _ par la technique (le Gestell heideggérien) sous la forme du « culturel » _ d’où des références multipliées, ces derniers temps, aux travaux de Bernard Stiegler, de la part de Michel Deguy… À la réduction tautologique du réel, au clonage généralisé _ voilà ! _ de toute chose qui résulte du triomphe planétaire de l’image-simulacre _ cf ici les références au travail lumineux de Marie-José Mondzain _, au Goliath d’un « culturel » proprement « géocidaire » _ voilà l’urgence et l’étendue du dégât ! _, le David de la poésie et de la pensée poétique oppose, selon Deguy, une démarche qui est celle, homologique, de la comparaison _ et de la métaphore (et du métaphorique, aussi). Hospitalière, jetant de mille façons des ponts _ oui ! _ entre les choses, cette pensée du « comme », au lieu de ramener les choses à l’identique, se fait gardienne _ anti-technique _ de leurs différences _ reliquaires. Ainsi comprise, la poésie est ce qui peut « sauver les phénomènes », par son attention _ toujours singulière ! _ à leur surgissement _ intensif, au rebours des anesthésies extensives _, par le pouvoir d’une « pensée approximative » (fondamentalement métaphorique _ voilà ! _), approchante et rapprochante _ dans l’acte esthétique même du « recevoir » vivant ! _, où la comparaison suppose la comparution _ active ! et « incisive«  !


C’est donc bien dans le sillage de la phénoménologie que Deguy inscrit sa pensée. Mais il le fait, montre Martin Rueff, en mettant l’accent sur la dimension langagière _ avec la poiesis du jeu des signifiants, aussi ; outre celui des « figures » ; et du lyrisme _ de cette comparution. Il infléchit ainsi la phénoménologie dans le sens d’une figurologie, entendue en un sens plus ontologique d’ailleurs _ oui ! _ que rhétorique. À quoi s’ajoute une composante critique en un sens kantien, Deguy s’interrogeant sur les conditions de possibilité d’une parole poétique apte _ oui _ à se saisir _ avec probité ! _ de la vérité du phénomène. Ce pourquoi on trouve dans son œuvre toute une théorie du schématisme (de l’imagination transcendantale) comme source première de toute pensée et de toute diction _ et c’est crucial ! _, l’originalité de l’auteur étant de proposer un schématisme articulatoire _ voilà ! _, i. e. fondé sur les formes du discours, sur la temporalisation propre à la finitude humaine _ ce qui revient à faire de la « raison poétique » le lieu même _ activé _ des analogies de l’expérience et du transcendantal. Il s’ensuit que la poésie est tout sauf ornementale _ certes ! Au contraire, la théorie du « comme » permet d’asseoir l’idée d’une « vérité poétique » qui n’est pas simplement oraculaire. Deguy, pour ce faire, remanie la théorie heideggerienne (celle de l’alétheia, de la vérité comme « dévoilement ») en réhabilitant la vérité de jugement (et son caractère prédicatif) _ et sa responsabilité. D’où la prévalence chez lui, à rebours du privilège accordé par Heidegger à la nomination, d’une poétique _ assez française : au meilleur de son génie historique, veux-je dire… _ de la phrase _ oui _, de l’énoncé articulé.

L’ouvrage s’attache aussi à creuser la question cruciale de l’expérience poétique : comment, dans le contexte de ce que Benjamin a nommé la « chute de l’expérience », le poète peut-il encore témoigner _ oui _ de son être au monde, de son attachement _ oui ! passionné… _ aux phénomènes, s’il n’a plus affaire qu’à du simulacre ? La réponse de Michel Deguy consiste à inventer un lyrisme critique où le oui de l’affirmation, de l’attachement à ce qui survient à la faveur _ aimante _ de la circonstance _ soit l’espiègle dispensateur Kairos !.. _, ne va pas sans détachement _ condition de la hauteur de vue. Dans le droit fil de Du Bellay et de Mallarmé, la poésie est pensée comme « décevante » _ avec une pointe, ainsi, redoutable, de mélancolie... Si elle célèbre, si elle travaille à la « révélation », c’est sur fond de « profanation » _ acerbe, elle. Et cette tension _ oui _, montre Martin Rueff, renvoie en dernière instance à un « Je » de l’aperception lyrique foncièrement temporalisé _ en effet ! d’où le choix de l’expression (et titre) du « Sens de la visite«  : quant à toute une vie !.. En des pages d’une grande densité, l’auteur établit un lien entre la temporalité intime dévoilée selon Hegel par la musique et le « battement ontologique » propre à l’aperception lyrique (propre à une « pulsation d’apparition-disparition » essentielle _ le rythme ! _ chez Deguy). Tout le problème est alors de penser l’articulation de ce niveau temporel-existentiel avec le niveau proprement historique où s’inscrit la thèse benjaminienne de la « chute de l’expérience ». Martin Rueff ne s’y attarde pas explicitement ; il préfère mettre l’accent sur l’opération lyrique consistant, chez Deguy, à « ineffacer » le « devenu incroyable » _ formulation assez cruciale _, à témoigner en mode profanatoire de cette « merveille » qui naguère constituait l’aliment même du lyrisme. Et c’est cette opération négative-affirmative d’« ineffacement » qui explique pourquoi le lyrisme moderne ne peut être qu’ironique et articulatoire : « chez Deguy, ce qui appartient au lyrisme, c’est la phrase ». Le propre d’un ouvrage important consacré à une œuvre « décisive » est de nous conduire au seuil de questions elles-mêmes décisives _ oui !

Pour ma part, j’en retiendrai volontiers deux _ ajoute alors, en forme de « commentaire » un peu plus sien, Jean-Claude Pinson : je le suivrai moins sur ces terrains.

La première a trait au thème majeur du « culturel » ; s’il est certes un phénomène aujourd’hui plus que jamais « total », peut-il être réduit à ce versant apocalyptique _ certes _ que Deguy pointe par exemple dans sa critique du tourisme ? Le risque n’est-il pas, en demeurant trop tributaire d’une opposition frontale _ certes _ du Grand Art et de la culture populaire, opposition héritée de Heidegger autant que d’Adorno, d’appréhender de façon trop univoque cette réalité du « culturel » ? Dans son débat avec Negri, Deguy formule, à propos de l’idée de « multitude », une critique acérée des errements (notamment totalitaires) où risque de conduire l’ «ontologie de l’un » dont serait solidaire cette notion chez Negri. C’est cependant passer trop vite par pertes et profits, me semble-t-il, tout l’apport d’un concept qui, dissocié de celui de « masse », permet de faire droit à l’idée de singularités créatrices confluant vers le commun en même temps que maintenant leurs différences. Ainsi comprise, la « multitude » n’est pas séparable d’une puissance, d’une agency poétique, qui fait de ce que j’appelle _ avance Jean-Claude Pinson _ le « poétariat » autre chose que le sujet passif d’une fatalité d’époque. De ce point de vue, le livre trop méconnu de Negri sur Leopardi (« Lent genêt« ) est un livre décisif pour comprendre les ressorts d’une possible résistance biopoétique au biopouvoir dont l’hégémonie du « culturel » est synonyme.

Une seconde question porterait sur les divers horizons philosophiques possibles pour la poésie aujourd’hui. La démarche de Michel Deguy, Martin Rueff le montre bien, demeure solidaire d’un horizon de pensée qui est fondamentalement celui de la phénoménologie. Il en résulte une inflexion de sa « poétique profonde » dans le sens d’abord d’une gnoséologie, d’une réflexion sur ce que peut la poésie dans l’ordre du connaître. De ce point de vue, quant à la question fondamentale de l’habitation poétique, Deguy est l’héritier de Hölderlin, de sa poétique spéculative (je songe ici aux essais récemment rassemblés et traduits par Jean-François Courtine sous le titre de « Fragments de poétique« ). La dimension pratique, « poéthique » et politique, n’est évidemment pas absente de l’œuvre de Michel Deguy (de l’expédition de l’Améréïde aux réflexions sur la question de la communauté). On ne peut pas ne pas se demander, cependant, ce qu’il peut en être aujourd’hui, « à l’apogée du capitalisme culturel », de la poésie, quelque « décevante » qu’elle soit, si on l’envisage à la lumière d’une philosophie pragmatique plutôt que spéculative : que peut encore la poésie, comme schématisme pratique, dans l’ordre des formes de vie ? Peut-on avec elle reconstruire ? Sans doute alors faudrait-il aller vers d’autres horizons philosophiques, plus soucieux des usages, qu’il s’agisse du second Wittgenstein, de Foucault ou Deleuze, ou encore du Barthes de la fin, celui qui s’inquiétait, en même temps que du quoi (et pour quoi) écrire, du comment vivre. »

Une bien belle analyse de Jean-Claude Pinson ; ainsi qu’un commentaire ouvert…

Composant ce riche dossier,

voici encore une série passionnante de « documents » sur ce travail récent de Martin Rueff :

D’abord, et au premier chef, bien sûr, ce très remarquablement incisif article de Martin Rueff lui-même 

paru dans la rubrique « Monde » le 17/09/2009 à 00h00 du quotidien « Libération » :

« Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique«  :

par Martin Rueff, poète, critique, professeur de littérature et de philosophie _ vivant et _ à Paris et à Bologne.

« Tu nous manques Pasolini, parce que nous manquent ta capacité de diagnostic et de dénonciation, ton sens des continuités et des discontinuités, ta force de frappe _ ou incisivité ! _ et ton génie poétique. Tu nous manques parce que nous manque ton indignation, que l’Italie va mal et qu’on ne s’indigne pas assez.

S’il est vrai que la société capitaliste contemporaine fonctionne bien plus à la séduction qu’à la répression et que la société du spectacle représente la vérité accomplie du libéralisme réellement existant, Silvio Berlusconi incarne la pointe extrême de ce libéralisme à n’en pas douter, cette pointe où la séduction vire rapidement à la répression comme au bon vieux temps du fascisme. «Fascisme» ? Le mot importe moins sans doute que les périls qu’il dénonce, et il ne doit certes pas nous rendre indifférent à ses avatars modernes. Berlusconi est la figure de ce règne autocratique de l’économie marchande qui a accédé à un statut de souveraineté irresponsable et a pu plier un pays tout entier par la domination spectaculaire. Il gouverne le spectacle et le spectacle gouverne l’Italie.

Aujourd’hui, la situation italienne a de quoi glacer le sang. Elle est effrayante ; et seules les images que la France s’obstine à entretenir _ bien trop folkloriquement, hélas ! _ de l’Italie expliquent que le danger ne soit pas dénoncé de manière plus pressante et plus systématique. Non, Berlusconi n’est pas un clown sympathique porté sur la bagatelle, amateur de soirées libertines et incarnant les excès de l’italian way of life (spaghetti e mandolino). Non, Berlusconi n’est pas un homme politique extravagant. Berlusconi est un homme d’affaires crapuleux qui s’est enrichi avec l’argent de la mafia, qui entretient encore des rapports étroits avec des opinions criminelles, qui a détruit l’opinion publique italienne en employant un opium plus fort que toutes les drogues, la télévision, et qui fait exploser la séparation des pouvoirs en réformant la justice et en intimidant les journalistes. Berlusconi est un danger pour la démocratie et si l’Europe n’est pas plus attentive à ses méfaits, elle devra _ elle aussi _ plus tard se plaindre qu’il ait fait école _ oui… Qu’est-ce qui constitue la singularité de Berlusconi ? Plusieurs facteurs semblent y contribuer.

D’abord, sa richesse. Ses sources comme ses effets sont dévastateurs. Silvio Berlusconi est l’homme le plus riche d’Italie. Ce fait devrait déjà inquiéter, quand le pouvoir économique et le pouvoir politique se confondent, la démocratie court un danger (Tocqueville : «Lorsque les riches seuls gouvernent, l’intérêt des pauvres est toujours en péril»). Or, les sources de la richesse de Berlusconi sont criminelles. Berlusconi n’a rien du self-made-man. Il vient des milieux les plus véreux de la politique italienne. Sa prouesse a été d’avoir su émerger de l’opération mani pulite [mains propres, ndlr] _ qui avait essayé de mettre fin à la corruption de la vie politique italienne _ comme sa solution alors qu’il avait été une des causes du mal et restait une de ses expressions les plus parfaites.

Les effets ne sont pas moins graves que les causes. Ils sont réels et symboliques. Réels quand Berlusconi achète une partie de la classe politique italienne _ on dit même, dans ce pays où l’ironie est souvent _ qu’on y pense un peu plus ! _ le manteau de la lâcheté : «Avant, Berlusconi achetait des gens ; maintenant, certaines personnes sont prêtes à payer pour se vendre.» Symboliques quand Berlusconi détruit le tissu de la société par une culture de l’argent facile _ oui…

Qu’une certaine population puisse avoir comme idéal _ dont le statut serait à préciser… _ le proxénète organisateur de «ballets roses», qui n’a d’autres désirs _ = pulsions débridées _ que les filles faciles et les gros bateaux, cela peut s’expliquer si cette population se voit bombarder _ et bombardée : les deux ! _ par la représentation permanente de ce même idéal (il en va des images comme des rengaines à la radio : d’abord pénibles, leur répétition _ voilà comme « se font« , au quotidien du fil des jours, des « normes« _ les rend acceptables, puis agréables et enfin nécessaires). Que cet idéal _ le terme faisant décidément « tiquer«  _ soit le seul _ glissant ainsi en douceur vers du « totalitaire«  _ est un drame. Qu’il soit incarné par le chef de l’État, une tragédie. Et que dire de l’image de la féminité que cet obsédé sexuel diffuse par ses télévisions ? Les Italiennes se révoltent contre la société des veline, ces soubrettes en petite culotte qui accompagnent la télévision comme une «image de fond» : et putes, et soumises.

Ensuite, son empire médiatique. Berlusconi n’a rien d’un libéral. Ce n’est ni un homme de droite, ni un homme de droit. On réduit souvent l’opposition des Anglais et d’une grande partie des journalistes américains à Berlusconi à des conflits d’intérêts. Il n’en est rien. Rappelons que Berlusconi est le roi de la concentration et qu’il a tenté de regrouper autour de lui tous les pouvoirs de la presse et de la télévision (avant de vouloir regrouper tous les pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire). Aujourd’hui, nous sommes arrivés à la situation suivante, que les libéraux de droite comme de gauche jugeront épouvantable : le président du Conseil possède les chaînes privées les plus regardées (pour l’essentiel des chaînes de divertissement qui monnaient l’idéologie capitaliste : jeux, défis entre pauvres qui se massacrent et donnent au public l’illusion de sa supériorité, compassion à deux balles, abêtissement organisé, pornographie) et dirige, par sa position politique, les chaînes dites nationales. Non content de cet empire, il va jusqu’à exiger de contrôler les nominations des directeurs de chaîne, le contenu des émissions et le choix des journalistes dans les émissions dites «politiques».

Un exemple suffira. Les affaires récentes qui entachent l’image du président du Conseil : les déclarations stupéfiantes de son épouse, son divorce, les relations qu’il entretenait avec une mineure, celles qui le lient au milieu de la prostitution de Bari, le rodéo sexuel qui a amené une trentaine de jeunes femmes dans sa demeure _ de Sardaigne : la villa Certosa _, le fait que ces femmes aient pu photographier cette maison en toute liberté ; on l’aperçoit, nabab au bandana d’une république bananière qui jamais ne débande, vêtu de blanc, en train de chanter comme un animateur de club de vacances. Ces affaires, donc, n’ont pas été jugées dignes d’être diffusées par les directeurs de l’information de Rai 1. Et la moitié du pays ne sait donc pas ce qui se passe. La moitié ? 80 % des Italiens ne sont informés que par la télévision.

Son pouvoir, ne l’oublions pas, s’étend aux journaux. Parce qu’il en possède (il vient de nommer Vittorio Feltri à la direction de Il Giornale _ journal qui appartient à la famille du président du Conseil et dont dire qu’il est proberlusconien est un euphémisme dangereux _ et la majorité de son équipe de rédaction est constituée par des personnes inculpées dans des procès mafieux) ; parce que ses sociétés entrent dans le capital de la plupart des grands tirages ; enfin, parce que ses pouvoirs économiques sont tels qu’il peut faire mourir des journaux en demandant aux grandes sociétés de ne pas faire de publicité dans ceux qui nuisent à son image.

Troisièmement, sa relation au pouvoir judiciaire. Parce qu’il fait de la politique pour échapper aux procès qui ne cessent de le menacer, Silvio Berlusconi a fait de la justice la priorité de ses réformes. Les lois ad personam ont fait leur effet. Il a réussi à faire passer un décret (la legge Alfano) qui le met au-dessus des lois _ entendons qu’il a fait passer par le Parlement une loi qui décrète son impunité. Mais il y a plus. Il a fait raccourcir les temps de la prescription et augmenter les temps des procès. Ces lois ciseaux lui permettent d’échapper à des condamnations ; le temps de la cassation est si long désormais que la prescription intervient toujours avant que justice ne soit rendue. Il dénigre les juges (dont l’aura avait permis à mani pulite de devenir un véritable mouvement politique). Ce scandale a un effet démoralisant pour un pays. Quand on voit un corrompu capable de corrompre les lois qui pourraient sanctionner sa corruption, il ne reste plus beaucoup de solutions. On les laisse imaginer. Elles vont du désespoir à la violence.

Enfin, sa relation à la politique. Berlusconi n’aime pas la politique. Il n’aime pas les idées, il n’aime pas les livres, il n’aime pas le discours. Il incarne en ce sens une figure décisive de la société du spectacle. Quand on a tout transformé en spectacle, le discours ne vaut plus rien. Le discours révèle sans montrer _ qu’on y médite ! _ _ voilà _ , il s’approche du réel sans prétendre le doubler ou le remplacer, il en dénonce les complexités, les contradictions, les surimpressions, l’épaisseur historique. C’est donc le discours qu’il faut faire taire en le remplaçant par des images. C’est la logique qu’il faut détruire par la spectacularisation du réel : jamais censure n’aura été _ en effet : en douceur (et sourires ; et rires de connivence)… _ si parfaite.

Le 6 août 1968, au moment de présenter la chronique intitulée
«Le chaos» qu’il allait publier chaque semaine dans l’hebdomadaire Il Tempo, Pasolini écrivait : «Il y a plusieurs raisons [à ma contribution]. La première est mon besoin de désobéir à Bouddha. Bouddha enseigne à se détacher des choses (pour le dire à l’occidentale) et le désengagement (pour continuer avec la grisaille de ce langage occidental) : deux choses qui sont dans ma nature. Mais il y a en moi un besoin irrésistible de contredire cette nature.» Il poursuivait : «Pour me justifier, j’invoque la nécessité « civile » d’intervenir _ incisivement ! _ dans la lutte de tous les jours, dans la lutte quotidienne pour clamer ce qui est selon moi une forme de vérité.» A côté de la poésie et des films de Pasolini, à côté de ses romans incandescents, et dont on peut penser que le dernier, « Pétrole« , n’est pas étranger aux événements qui ont causé sa mort, on rappellera l’activité journalistique de Pasolini : sa collaboration aux quotidiens et aux hebdomadaires qui ont donné lieu aux volumes décisifs des « Écrits corsaires« , d’« Empirisme hérétique » et des « Lettres luthériennes« .

Ses interventions ne se contentent pas de noter ce qui est (ce qui est déjà beaucoup tant la puissance de diagnostic _ voilà ! _ est ce qui manque _ hélas ! faute d’assez de prise de recul, tant quant à l’espace qu’au temps ! _ à beaucoup de nos contemporains). Elles prévoient ce qui va arriver (ce qui est le propre des «democratic vistas» des poètes, selon la formule de Walt Whitman _ cet immense poète auteur de « Feuilles d’herbe«  !.. : au souffle si puissant ! _). Mieux encore : elles envisagent aussi ce qui est préférable _ et qu’il faut proférer ! C’est l’œuvre du « génie » de l’imagination active et lucide ; cf ici, par exemple, outre l’œuvre si essentiel de Walter Benjamin, « L’Institution imaginaire de la société« , du grand Cornelius Castoriadis…


Tu nous manques Pasolini.

Puis,

cette participation de Martin Rueff à l’émission de Frédéric Taddei « Ce soir ou jamais » le lundi 5 octobre 2009 sur le sujet de « La Société italienne du spectacle refusé« 
http://ce-soir-ou-jamais.france3.fr/?page=sequence-du-jour&id_article=1583

Lundi 5 octobre 2009

La société italienne du spectacle refusé

« Près de 300 000 Italiens ont défilé dans les rues avant-hier pour protester contre la mainmise de Silvio Berlusconi sur les médias de son pays. Symbole du pouvoir du Président du Conseil italien : les chaînes de télévision publiques et celles dirigée par Il Cavaliere ont refusé de diffuser la bande-annonce du documentaire d’Erik Gandini « Videocracy« . Ce film entend démontrer comment la télévision italienne a façonné les esprits en glorifiant l’argent et la célébrité et en mettant en scène de jeunes filles dénudées. La bande-annonce est notre séquence du jour. »

L’invité :

Martin Rueff
Professeur de philosophie et poète

« Martin Rueff est poète, traducteur et professeur de philosophie et de littérature. Il enseigne à Paris VII et à l’Université de Bologne, en Italie. Il vient de publier « Différence et Identité » (éditions Hermann), ainsi qu’une tribune incisive dans Libération intitulée « Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique ». »

Cf aussi le blog des Editions Hermann :
Martin Rueff : « Entre regard sur l’Italie de Berlusconi et regard sur l’œuvre poétique de Michel Deguy« 

http://hermannleblog.wordpress.com/2009/10/06/martin-rueff-entre-regard-sur-litalie-de-berlusconi-et-regard-sur-loeuvre-poetique-de-michel-deguy/

Le régime de l’image” par Martin Rueff, de Deguy à Berlusconi…

6 octobre 2009 at 16:44 (Bel Aujourd’hui, Martin Rueff-Différence et identité, Philosophie, Presse écrite, Présentation-Signature, Radio, Télévision, Video, poésie) (Aliocha Wald Lasowski, Éditions Hermann, Berlusconi, capitalisme culturel, Ce soir ou jamais, Danielle Cohen-Levinas, Différence et identité, Erik Gandini, France 3, France Culture, Frédéric Taddeï, Jean-Claude Pinson, L’Humanité, Le Bel Aujourd’hui, Libération, Maison des Écrivains, Matin Rueff, Michel Deguy, Petit Palais, Philosophie, poésie, Ronald Klapka, Séquence du jour, Videocracy)

« Martin Rueff, qui vient de publier, dans la collection « Le Bel Aujourd’hui » que dirige Danielle Cohen-Levinas, un ouvrage consacré à l’œuvre poétique de Michel Deguy intitulé « Différence et Identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« , est, depuis quelques semaines, un de ceux qui dénoncent, sur la scène médiatique française, la politique spectacle de Silvio  Berlusconi.

Il était hier soir l’invité de Frédéric Taddeï pour commenter, dans le cadre de la « Séquence du jour » de « Ce soir ou jamais« , les images de la bande-annonce du documentaire de Erik Gandini, « Videocracy« , qui raconte comment la télévision privée a changé l’Italie de ces trente dernières années.

Et, le 17 septembre, il écrivait, dans Libération, une tribune libre intitulée « Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique« , dont voici un extrait :

« Berlusconi n’aime pas la politique. Il n’aime pas les idées, il n’aime pas les livres, il n’aime pas les discours. Il incarne en ce sens une figure décisive de la société du spectacle. Quand on a tout transformé en spectacle, le discours ne vaut plus rien. Le discours révèle sans montrer, il approche du réel sans prétendre le doubler ou le remplacer, il en dénonce les complexités, les contradictions, les surimpressions, l’épaisseur historique. C’est donc le discours qu’il faut taire en le remplaçant par des images. C’est la logique qu’il faut détruire par la spécularisation du réel : jamais censure n’aura été si parfaite. »

Or, écrivant cela, Martin Rueff rejoint précisément le 7 ème point du chapitre (II) de son livre, « Différence et Identité« , consacré au « culturel » et intitulé “Le régime de l’image, organon et puissance du culturel : la technologie des images ; les quatre indications sur l’imagerie culturelle“. Je vous propose également ici d’en lire un extrait (son début, pages 89-90) :

« Si le culturel impose l’empire des mauvaises duplications et le trafic des doubles, l’image est son organon. Il l’impose, elle le masque _ voilà le dispositif ! Deguy est proche ici de Debord : selon ce dernier, le capitalisme en sa forme ultime se présente comme une immense accumulation de spectacles où tout ce qui était immédiatement vécu s’est éloigné _ déréalisé _ dans la représentation. Pourtant, loin que le spectacle coïncide simplement avec la sphère des images, il « constitue un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». La formule est devenue célèbre : « le spectacle est le capital parvenu à un tel degré d’accumulation qu’il devient image ». »

Ici, je me permets de citer aussi la conclusion, fort éclairante, de ce passage, aux pages 95-96 de « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » _ assortie d’un peu de commentaires miens :

« L’image culturelle (…) n’est pas chargée d’histoire car son flot n’est pas tel qu’il nous offre une relation dialectique au présent

_ voilà ce qui devrait être visé ! « une relation dialectique au présent«  ! Martin Rueff vient ici de citer les décisives « images dialectiques«  de Walter Benjamin (in « Paris capitale du XIXe siècle _ le livre des passages« ) : « celles-là mêmes dont Deleuze a construit la théorie (in « Cinéma 1 _ l’image-mouvement« ) et Godard magnifié la pratique » (in « Histoire(s) du cinéma« ), page 95 ; sur ce processus capital, cf aussi mon article du 14 avril 2009 sur la lecture par Georges Didi-Huberman du passionnant l’« ABC de la guerre«  de Bertolt Brecht dans son premier volume de « L’Œil de l’Histoire«  (« Quand les images prennent position« ) : « L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer« 

Elle nous en prive _ autoritairement, cette « image culturelle« , donc ! de cette « relation dialectique au présent«  !.. _ parce qu’elle s’y substitue _ mine de rien. Elle fait écran _ voilà ! et massivement… Paradoxalement, l’image culturelle qui opère la réduplication du réel, son retour en force (mais d’une force qui n’est pas _ la distinction est cruciale ! _ une énergie), n’est pas un phénomène de la répétition s’il faut entendre par « répétition » (de Kierkegaard à Deleuze en passant par Nietzsche et Heidegger) ce qui, loin de faire revenir le même, assure _ a contrario _ le retour _ joueur et jouant : c’est décisif ! et avec lucidité ! _ de la différence ; ce qui, loin d’imposer le ressassement _ pathogène, « névrosant« , lui… _, offre la possibilité _ plastique (cf ici les belles analyses de Catherine Malabou, par exemple dans « La Plasticité au soir de l’écriture _ dialectique, destruction, déconstruction« ) et libératrice : épanouissante, c’est là le critère discriminant !.. _ de ce qui a été ; son retour comme possibilité _ mouvante, jouante ; invitant, à notre tour, à « jouer« 

La définition de l’image spectaculaire _ s’imposant à une réception passive et tétanisée : à l’inverse (absolu !) de l’« acte esthétique » selon Baldine Saint-Girons (in « L’Acte esthétique« ) et de l’« homo spectator » selon Marie-José Mondzain (in « Homo spectator« ) : des ouvrages majeurs et admirables, je ne le dirai jamais assez ! _ est qu’elle répète _ et rabat _ à l’identique et impose _ violemment sournoisement : en tapinois… _ cette répétition comme fatalité _ sans nulle autre issue _ en la fermant _ et bloquant, rien moins ! _ sur elle-même : elle transforme _ ainsi, subrepticement ; en parfaite invisibilité (= inconscience des spectateurs passifs, la pupille béatement anesthésiée, tétanisée dans l’insignifiance de ce « spectaculaire« -là…) : ni vu, ni connu ; le tour est ainsi de main de maître (de prestidigitateur) joué !.. _ le nécessaire en réel et le réel en nécessité.

L’image du poème trouve ici _ par lumineux contraste _ sa tâche _ éminemment « humaine », elle : poïétique ! _ : transformer le réel en possible _ tout ouvert, lui : ludiquement (et même artistement ! à quelques exigences à satisfaire près, évidemment…)… _ et le possible en réel «  _ de l’œuvre se réalisant (« in progress« , elle…) : avec une ouverte et dansante, musicale, plasticité…


Soit trouver, ou re-trouver, le jeu même de la vie créatrice, la vie comme jeu riche de l’ouverture de ses créations (imprévisibles, incalculables, improgrammables : ce qui sépare l’art de la technique) « à réaliser« , « se réalisant« , peu à peu _ parfois même à la vitesse de l’éclair ! _ en jouant vraiment…

La démonstration de Martin Rueff est limpide !


« Pour en savoir plus sur l’ouvrage :

la critique de Jean-Claude Pinson

le compte rendu de Ronald Klapka

l’article d’Aliocha Wald Lasowski paru dans L’Humanité du 5 octobre 2009

Par ailleurs, Martin Rueff sera au Petit Palais, en compagnie de Michel Deguy, le mercredi 28 octobre 2009, de 13h à 15h, dans le cadre des rencontres publiques organisées par la Maison des Écrivains, pour débattre de la questionLa poésie, pour quoi faire ?. La rencontre sera diffusée sur France Culture le 16 novembre. »

Voilà le dossier…

Et bonne lecture de « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » de Martin Rueff…


Titus Curiosus, ce 12 décembre 2009

la pharmacopée du professeur de médecine civilisationnelle Bernard Stiegler : une posologie d’urgence des écrans

18nov

Un délicieux et urgentissime diagnostic, assorti d’une rapide posologie d’urgence _ à propos des enfants et de l’éducation, d’abord (cf déjà le plus que très utile « Prendre soin _ de la jeunesse et des générations«  !..) _ du « professeur de médecine civilisationnelle » Bernard Stiegler, en une collection d' »Entretiens«  (réalisés ici _ excellemment ! _ par Thierry Steiner) qu’édite, aux Éditions Mordicus, l’excellent Pierre Veilletet : « Faut-il interdire les écrans aux enfants ? » :

voilà en un petit livre de 112 pages  _ avec deux entretiens : un avec Serge Tisseron (pages 17 à 58), l’autre avec Bernard Stiegler (pages 61 à 103) _, sur lequel je suis tombé en recherchant sur le site mollat.com un lien (pour l’article précédent de mon blog) pour un des ouvrages de Bernard Stiegler,

ma toute récente formidable découverte de lecture !..

En 43 pages, Bernard Stiegler, lumineux comme d’habitude en ses exposés « missionnaires »

_ page 74, vient à l’appui de cette intuition l’affirmation : « les pouvoirs publics doivent prendre des mesures régaliennes pour obliger les médias de masse, d’une part, à mener des politiques d’innovation adaptées à la convergence (numérique : nouvelle !), et d’autre part et surtout, pour leur imposer de nouvelles missions (voilà !), et en particulier une mission d’éducation«  !.. _

en direction des publics les plus divers, comme je l’ai expérimenté à chaque reprise _ je l’avais reçu pour la « Société de Philosophie de Bordeaux«  dans les salons Albert Mollat le jeudi 18 novembre 2004 sur le sujet de « la décadence des sociétés industrielles« , au moment de la parution de son « Mécréance et discrédit » volume 1 : « la décadence des sociétés industrielles«  (les volumes 2 & 3 de ce travail furent consacrés aux « sociétés incontrôlables d’individus désaffectés » et « l’esprit perdu du capitalisme« ) ; ou à Saint-Émilion, le 30 mai 2009 sur le sujet « du marché au commerce«  (cf mon article du lendemain, le 31 mai : « très fortes conférences« ) ; et aussi à l’OARA-Scène d’Aquitaine, le 4 avril 2007, sur le sujet « du consumérisme culturel à l’éthique de l’amateur«  ; ainsi qu’au Conseil Régional d’Aquitaine pas plus tard que le 23 octobre dernier (cf mon article du 26 : « Pour une économie de la contribution : diagnostic et pharmacopée anti-Viagra d’une économie de la culture du docteur Stiegler« …)… _,


Bernard Stiegler livre son diagnostic et sa pharmacopée avec une clarté et une efficacité magnifiques…

L’entretien avec Thierry Steiner est dédié (page 61) à Rosine Gautier et Geneviève Piéjut _ co-auteur de « La Télévision et son public 1974-1977 : Place, programmation et audience des différentes catégories d’émissions« , paru à La Documentation française, en 1978… _ avec lesquelles Bernard Stiegler travailla à L’INA (dont il fut le Directeur-général adjoint et chef du département Innovation de 1996 à 1999)…

« L’attention des enfants et des adolescents est de plus en plus souvent sollicitée par plusieurs médias simultanément, ce qui conduit à une véritable dispersion de l’attention. (…) Ces effets (…) qui relèvent de ce que l’on a appelé la convergence numérique des médias, sont pour le moment destructeurs de l’attention« , nous dit-il, page 64. Mais « on peut cependant imaginer que les agencements nouveaux entre médias rendus possibles par la convergence soient mis au service de la formation et de l’approfondissement de l’attention plutôt que de sa destruction« , pages 64-65. « Les nouveaux médias, parce qu’ils sont bi-directionnels, ont des caractéristiques très intéressantes et offrent d’immenses possibilités par rapport aux médias audio-visuels analogiques. Mais leur mise en valeur nécessiterait une politique publique qui fait aujourd’hui totalement défaut« , page 65. « Pourtant (…), un agencement intelligent entre ces médias, mis au service de l’éducation plutôt que soumis à l’hégémonie absolue du marketing, pourrait apporter mille possibilités nouvelles de formation de l’attention profonde, c’est-à-dire de ce que l’on appelle la culture, le savoir et l’éducation. Malheureusement, les tentatives actuelles d’agencer les médias en tirant parti de la convergence numérique (…) n’ont qu’un objectif : continuer à capturer l’attention au service du marketing, en la tirant toujours plus vers la pulsion, et en la détruisant« , page 68. « Le fonctionnement de l’audio-visuel dans son ensemble est devenu pathogène », page 72. « Une question d’écologie de l’esprit se pose ainsi », page 74 : « les pouvoirs publics doivent prendre des mesures régaliennes pour obliger les médias de masse, d’une part, à mener des politiques d’innovation adaptées à la convergence, et d’autre part et surtout, pour leur imposer de nouvelles missions, et en particulier une mission d’éducation. Les médias sont de nos jours tous soumis au marketing et à « la tyrannie de l’audience quart d’heure par quart d’heure » (…) du fait de leur financement par la publicité. Il faut les contraindre à développer une autre utilité sociale », page 74. « Ceci suppose de repenser en profondeur le rôle des médias non seulement dans l’éducation, mais dans la recherche scientifique, et comme nouveaux instruments du savoir, dans les laboratoires aussi bien qu’à l’université. D’immenses possibilités se présentent ainsi pour ce qu’on appelle les industries de la connaissance, les sociétés de savoir et la bataille de l’intelligence. Mais sans une politique publique hardie, capable de soutenir ces évolutions qui n’ont pas, pour le moment, d’économie, rien de cela ne pourra advenir« , page 75.

« La télévision est mauvaise pour les enfants très jeunes quel que soit le programme, parce que la captation de l’attention juvénile est directement destructrice ; et le facteur qui prime est ici non simplement l’écran, mais l’appareil _ tel qu’il induit passivité, perte de motricité et perte de relations d’attachement intergénérationnelles« , page 76.

« Le facteur « programme » devient plus important à mesure que l’enfant grandit«  (…) et « il est sûr que (…) la captation massive et constante de l’attention, en détruisant les relations interindividuelles, détruit les structures et les processus par lesquels la formation d’un réseau symbolique entre les individus permet de transformer les pulsions _ dont nous sommes tous porteurs _ en investissements sociaux, c’est-à-dire en énergie libidinale, pour parler comme Freud _ ce que Lacan appelle le désir« , pages 76-77.

Or « les consommateurs désirent de moins en moins, mais dépendent de plus en plus de besoins artificiellement produits, qui sollicitent toujours plus leurs comportements pulsionnels aux dépens de leur libido, c’est-à-dire de leur désir. C’est ainsi que le téléspectateur tend à devenir dépressif (la dépression est précisément une perte de désir) ; et que les médias deviennent eux-mêmes massivement pulsionnels et populistes : ils cherchent à tirer le « temps de cerveau disponible » vers le bas, c’est-à-dire qu’ils l’encouragent à suivre une pente naturelle, contre laquelle lutte toute élévation culturelle et toute éducation. Cette pente conduit à  une sorte de déchéance dont nous voyons bien qu’elle s’est emparée de toute la société, et que personne n’y échappe _ pas plus les femmes et les hommes politiques que les psychanalystes ou les pédiatres qui, pour des raisons vénales ou parce que leurs propres cerveaux sont devenus fondamentalement disponibles à tout cela (…), cautionnent Baby First _ la chaîne « pour » le « public » des bébés ! _, ou conseillent l’industrie du jeu vidéo et les industries de programmes en général« , pages 77-78…

« Quant à l’État, en renonçant à réguler cet état de fait de plus en plus ruineux pour la société, il renonce à soutenir la culture et l’éducation, et préfère multiplier les policiers en développant un état d’esprit paranoïaque qui exploite les tensions intergénérationnelles et les pulsions de destruction.C’est une politique absolument irresponsable qui hypothèque très gravement l’avenir, et que l’Histoire jugera comme telle. Il ne s’agit pas de condamner les médias, mais plutôt la façon dont, par le fait d’une politique publique démissionnaire _ qui avait commencé avec François Mitterrand _, ils se sont soumis _ à rebours du « bien public«   _ à l’hégémonie du marketing ; et avec eux, tous ceux qui ont renoncé à ce que l’homme (et ses enfants) s’élève _ voilà ! cf sur cette dynamique civilisationnelle le philosophe Alain… _ plutôt que de se vautrer dans la fange« , page 78.

« La télévision : ce pharmakon, qui empoisonne _ présentement _ la société contemporaine, pourrait devenir, notamment à travers une politique industrielle aussi bien qu’éducative _ voilà ce qu’il faut de toute urgence « construire«  ! _ des nouveaux médias, un formidable renouveau _ telle une nouvelle « renaissance«   _ au service d’un dépassement du consumérisme » _ mortifère, page 80.

« L’éducation est une forme de thérapeutique , c’est-à-dire de soin prodigué à l’enfant« , page 81. « La télévision, lorsqu’elle court-circuite ces structures fondamentales où se forme _ et se construit ; cf Freud, Mélanie Klein, ou le grand Winnicott… _ la psychè, atrophie le développement des capacités psychosociales de l’enfant _ et fragilise, voire anéantit le processus primordial que Freud appelle l’identification primaire. Dans cette période, l’enfant construit une relation à ses éducateurs telle qu’ils deviennent son imago, c’est-à-dire ce qui servira de base à son « idéal du moi ». (…) L’identification primaire, qui est la base même de la construction de l’appareil psychique, permettra plus tard à l’adulte mature de continuer _ toujours, toujours : le travail, en sa « plasticité«  (cf Catherine Malabou) n’a heureusement pas de fin… _ à se construire en intériorisant des identifications secondaires entre lesquelles elle lui servira d’arbitre, en cas de conflits _ au sein du « jeu » de cette « plasticité«   _ d’identification : dès avant l’adolescence, on s’identifie _ pluriellement  _ à des personnages successifs« , pages 82-83.

Or, « le marketing, qui veut que l’enfant s’identifie _ bien moins pluriellement …  _ aux chaînes, aux marques et aux personnages des médias de masse, tend _ par domestication sommaire _ à le priver d’identification primaire. Or, un enfant sans identification primaire est un psychotique en puissance _ voilà ! Voilà pourquoi j’estime qu’il s’agit d’une question de santé publique, outre que l’exposition des enfants à la télévision affecte _ sans remède ! cf aussi ce qu’en dit Serge Tisseron…  _ la synaptogénèse et constitue un facteur d’apparition du déficit attentionnel _ étudié par Katherine Hayles. C’est faute de prendre soin des enfants, et de leurs parents, et de les protéger de ce poison qu’est devenu le pharmakon médiatique _ cf le livre majeur de Bernard Stiegler « Prendre soin _ de la jeunesse et des générations« … _, que l’État préconise de les envoyer en prison prématurément« , page 84.

« Ces questions passent par _ rien moins que _ une nouvelle culture, par un discours prescriptif de la puissance publique, et _ mis en œuvre on ne peut plus effectivement (et dans toute son ampleur nécessaire !) _ par des actes et des budgets appropriés« , page 85.

« Les pouvoirs publics ont totalement démissionné _ voilà ! _ par rapport à cette question, et il faut les ramener à leurs responsabilités _ civilisationnelles : mais que sont donc devenus (et continuent de devenir !) les États ?!.. _, non pas pour leur demander d’interdire quoi que ce soit, mais pour qu’ils prennent des initiatives positives _ et dynamisantes ! _ et fassent que les médias en général soient remis au service du bien public _ à rebours de l’hégémonie du marketing (et des profits de quelques « particuliers«  privés) ! _, et en particulier de l’éducation : qu’ils cessent d’empêcher _ en effet ! _ les parents, l’école et la République d’éduquer les enfants, et qu’ils aident _ aussi, voire pour commencer ! _ les parents à s’éduquer avec les médias. Car tel est l’humain _ non-inhumain ! faut-il le spécifier ?.. _ dans l’homme : non seulement il est capable d’apprendre jusqu’au dernier jour de sa vie, mais il le désire _ et même s’y passionne _, pour autant qu’on ne fait pas de lui un porc« , page 86.

« On a admis que le tabac tue ; et on a pris des mesures en fonction. Admettons que l’usage actuel des médias de masse tue la société _ voilà ! _ en la rendant de plus en plus pulsionnelle ; et prenons des mesures en fonction. (…) C’est à une véritable entreprise de désintoxication qu’il faut procéder, notamment en alertant les parents sur le fait que les médias ont des effets toxiques _ déjà _ sur eux-mêmes. S’ils n’en prennent pas conscience, ils ne pourront pas comprendre quels ravages ces effets peuvent provoquer sur leurs enfants« , pages 86-87.

« Le psychopouvoir est ce qui constitue une économie libidinale consumériste. Le problème est que cette économie est _ aussi elle-même _ autodestructrice : en court-circuitant les milieux, fonctions et structures symboliques où sont les objets producteurs du désir individuel, elle est devenue un obstacle au développement et au fonctionnement de l’appareil psychique, c’est-à-dire la transformation des pulsions en désir _ facteur de dépassement de soi et d’authentique « progrès«  ! cf Nietzsche… Le désir est en effet ce qui, par structure, diffère la satisfaction de la pulsion _ au profit d’un « déploiement » (enthousiasmant, lui !) des qualités personnelles… Et l’éducateur est celui qui apprend à celui qu’il élève ainsi à trouver plus de plaisir dans le désir _ et son « déploiement » ; cf, par exemple, Deleuze…  _ que dans la pulsion _ ponctuelle (et répétitive : réduite à un réflexe). Cependant, chacun d’entre nous est toujours prêt à désapprendre _ masochistement ! _ cette différence entre désir et pulsion ; et c’est cette tendance régressive qu’exploite _ en effets terriblement ravageurs _ aujourd’hui le psychopouvoir en désapprenant le désir _ et en installant ainsi une véritable bêtise systémique, à laquelle personne n’échappe tout à fait« , page 89.

« La captation de l’attention des publics par les écrans, en premier lieu par la télévision, mais aussi par un mésusage d’Internet, détruit _ ainsi, journellement _ les capacités attentionnelles soutenues. Or, l’attention est la faculté sociale _ de l’« égard« _ par excellence _ quand l’autre n’est pas seulement un moyen (pour la seule _ ainsi misérable ! _ utilité) ; mais une vraie « personne« , un autrui… Il est donc urgent _ en effet ! _ de réguler tous les processus _ oui : nombreux _ qui conduisent à sa destruction. L’école va mal avant tout parce que les enfants n’ont plus les capacités _ d’abord d’attention ; et curiosité ; et enthousiasme… _ requises. Là est l’enjeu primordial d’une écologie de l’esprit« , page 94.

Les nouveaux médias : « leur succès tient d’abord au fait qu’ils requièrent de la part de ceux qui les pratiquent une activité. Et c’est là _ oui ! _ une grande chance (…) ; et les comportements que l’on voit émerger sur Internet ne s’inscrivent plus dans le modèle industriel consumériste.«  (…) Mais « sans une politique éducative qui saura tirer _ avec une ingéniosité mise au service, cette fois, du déploiement des facultés humaines authentiquement créatrices d’humanité _ tout le parti possible de ces nouvelles sortes de pharmaka, (…) les nouveaux médias seront _ sinon !… _ à leur tour _ une nouvelle fois ! _ mis au service d’une hégémonie du marketing productrice d’encore plus de pulsion et d’addiction. Cet enjeu de civilisation _ où il s’agit de développer un nouveau savoir-vivre aussi bien qu’une autre économie (« de la contribution« ) _ concerne l’avenir de tous les enfants d’aujourd’hui _ de par le monde « mondialisé«  _, les fameux digital natives. (…) Il faut _ donc _ absolument que les parents interpellent les pouvoirs publics et les placent _ et vraiment ! _ devant leurs responsabilités. Les hommes et les femmes politiques sont spontanément _ par intérêt « personnel » à très court terme : celui de l’échéance de leur « élection » ou « ré-élection«  _ du côté des médias, qui leur sont nécessaires pour être élus _ voilà ! Mais il faut leur faire savoir que l’opinion elle-même est de moins en moins du côté de ces médias-là, et qu’ils seront de moins en moins efficaces pour être élus. Tel est le combat _ des citoyens un peu responsables _ de demain _ pour une écologie de l’esprit, et avant tout pour la protection de l’appareil psychique des petits comme des grands« , pages 96 à 98.

« La puissance publique doit faire émerger de nouvelles règles du jeu social _ et politique, culturel, civilisationnel, donc… _ intégrant pleinement les technologies numériques ; et ce que les nouvelles pratiques sociales ont de profondément positif. (…) Il faut qu’une politique d’investissement public soutienne et accompagne le développement des pratiques sociales _ pleinement « démocratiques«  ; à rebours des sinistres populismes ! qui ont si tristement aujourd’hui le vent en poupe ! _ que ces instruments rendent possibles, et qui les conduisent à repenser très en profondeur les modèles éducatifs. C’est ainsi qu’on fera des pharmaka des instruments plutôt thérapeutiques que toxiques« , pages 98-99.

« Il faut faire émerger des règles, et pas simplement décréter : cela veut dire inventer _ cf Cornelius Castoriadis : « L’Institution imaginaire de la société«  _ une nouvelle culture, celle qui correspond aux spécificités des technologies numériques. C’est d’émergence _ de très grande largeur… _ qu’il s’agit et qu’il s’agira de plus en plus« , pages 99-100.


« Mais pour que tout cela puisse se développer, il faut aussi et surtout créer un appareil d’intelligence collective où l’éducation nationale et les industries de programme doivent apprendre à travailler _ de facto et in concreto _ ensemble, où les universités doivent être profondément réorientées dans leurs finalité, et où les structures de recherche doivent faire de ces questions leurs priorités« , pages 100-101.

« Aujourd’hui, il faut défendre la société contre ce qui la détruit : l’hégémonie du marketing. Il faut rebâtir la société« , page 101.


« En attendant, certains parents s’organisent en petits groupes pour mener des opérations de « désintoxication collective ». Ainsi Jacques Brodeur et ses « dix jours sans télévision », conçus sur la base d’une théorie de Thomas Robinson, professeur à l’université de Stanford, qu’il a généralisée au Canada et qu’il développe à présent en France. Soulignant que le nombre d’élèves du primaire avec troubles de comportement a augmenté de 300 % entre 1985 et 2000, que les 13-17 ans commettent deux fois plus de crimes violents que les adultes, et deux fois plus qu’il y a 20 ans, il a créé des groupes de parents qui travaillent avec les éducateurs pour avoir un bon rapport aux écrans. En posant notamment le principe que, pour apprendre à en faire quelque chose intelligemment, il faut commencer par apprendre à vivre sans. (…) Les effets positifs sont spectaculaires à tous égards, en matière de résultats scolaires, équilibre physique et psychique, rapport à la lecture, notamment« , pages 102-103…

Ces extraits de « Faut-il interdire les écrans aux enfants ?« 

font entrevoir la richesse de ces analyses remarquablement claires et extrêmement concrètes de Bernard Stiegler.

A confronter avec les remarques « de terrain » du psychanalyste et psychiatre Serge Tisseron, en première partie de ces « entretiens«  avec Thierry Steiner…

En une collection toute « pratique«  (des Éditions Mordicus, que dirige l’excellent Pierre Veilletet) qui donne à réfléchir avec « prises« 

Titus Curiosus, ce 18 novembre 2009

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