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En ajout un peu philosophique à mon regard sur les regards d’Emmanuel Mouret, en sa « Mademoiselle de Joncquières », et Diderot, en son « Histoire de Mme de La Pommeraye », extraite de son « Jacques le fataliste et son maître » : sur la capacité de transcender ou pas le poids des normes sociales et du regard d’autrui, ou le qu’en dira-t-on…

24jan

En ajout un peu philosophique à mon regard sur les regards d’Emmanuel Mouret, en sa «  Mademoiselle de Joncquières« , et Diderot, en son « Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , extraite de son « Jacques le fataliste et son maître« ,

qu’exprimait mon article du lundi 16 janvier dernier «  » _ auquel je tiens beaucoup, et ai enrichi déjà à plusieurs reprises _,

voici, tout spécialement repris ici, cette précision que je viens ce matin du mardi 24 janvier, de lui donner, à propos du sens final même qu’ont donné, et Diderot à l’entreprise de son récit, et Emmanuel Mouret à l’entreprise de son film :

Les réputations des personnes étant assurément puissantes dans le monde – et c’est là aussi un cadre social et moral tout à fait décisif de la situation que nous présente ici en son merveilleux film Emmanuel Mouret :

même éloignés de tout (et de presque tous : sauf, pour ce qui concerne Madame de La Pommeraye, de ce bien précieux personnage inventé ici par Emmanuel Mouret par rapport au récit de Diderot, qu’est cette amie-confidente go-between, qui vient de temps en temps lui rapporter, alors qu’elle-même prend bien soin de se tenir retirée en la thébaïde de sa belle campagne, ce qui se bruisse dans Paris, où l’on voit tout… et rapporte tout !) ;

en conséquence de quoi les regards du « monde » (mondain !) des autres pèsent de leur non négligeable poids sur la conscience et le choix des actes de la plupart des personnes (qui y cèdent ;

y compris donc Madame de La Pommeraye qui fait de ce qu’en dira-t-on l’arme tranchante de sa vengeance) ;

à part quelques très rares un peu plus indifférents (et surtout finalement résistants au poids pressant de ces normes mondaines-là), tels qu’ici, justement, et le marquis des Arcis, et Mademoiselle de Joncquières, qui se laissent, au final du moins (et là est le retournement décisif de l’intrigue !), moins impressionner, pour le choix de leur conduite à tenir, par les normes qui ont principalement cours dans le monde, ainsi qu’Emmanuel Mouret le fait très explicitement déclarer, voilà, au marquis des Arcis à sa récente épouse, pour, en un très rapide mot, lui justifier son pardon (pour s’être laissée instrumentaliser en l’infamie ourdie par Madame de La Pommeraye : « Je me suis laissée conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ; mais ne croyez pas, monsieur que je sois méchante : je ne le suis pas« , venait-elle de lui signifier…

Emmanuel Mouret faisant alors explicitement dire au marquis, à 95′ 47 du déroulé du film, ce que ne lui faisait pas prononcer Diderot, mais qu’impliquait cependant, bien sûr, l’acte même, fondamental, du pardon de celui-ci envers son épouse :

« _ Je ne crois pas que vous soyez méchante. Vous vous êtes laissée entraîner par faiblesse et autorité à un acte infâme. N’est-ce pas par la contrainte que vous m’avez menti et avez consent à cette union ?

_ Oui monsieur

_ Eh bien, apprenez que ma raison et mes principes ne sont pas ceux de tous mes contemporains : ils répugnent à une union sans inclination » ;

c’est-à-dire que lui, marquis des Arcis, savait oser ne pas se plier aux normes courantes des autres, et se mettre au-dessus de ces normes communes, en acceptant et assumant pleinement, en conscience lucide et entière liberté, d’avoir fait, en aveugle piégé qu’il était au départ, d’une ancienne catin son épouse :

« Levez-vous, lui dit doucement le marquis ; je vous ai pardonné : au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ; il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée, ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie, si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme; levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous…« …

Oui, le marquis des Arcis, ainsi que sa désormais épouse, tous deux, savent, à ce sublime héroïque moment-ci, s’extraire non seulement, bien sûr, de toute la gangue de leur passé, mais du bien lourd poids, aussi, des normes dominantes et des regards d’enfermement des autres  même si, un lecteur un peu retord, pourrait ici me rétorquer, me vient-il à l’idée ce matin du 25 janvier, que Diderot, avec au moins son personnage-pivot de fin lettré qu’est le marquis des Arcis, mais peut-être pas avec l’autre de ses personnages-pivots qu’est l’un peu moins cultivée jeune épouse de celui-ci, cède, en ce presque final de son récit de l’ « Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , à la mode très vive à ce moment-là, du « sublime » de la vague « Sturm und Drang« , qui déferle, après l’Allemagne, aussi en France : un mouvement auquel Diderot (1713 – 1784) et son cher ami le baron Grimm (1723 – 1807) n’ont pas manqué d’être éminemment sensibles… Et c’est même assez probablement là une des raisons du très précoce succès, via traductions et publications en 1785 et 1792, par Schiller (1759 – 1805) et Mylius (1754 – 1827), de ce « Jacques le fataliste et son maître«  de Diderot, précisément d’abord en Allemagne : « Comme le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste fut connu en Allemagne avant de l’être en France. Schiller en avait traduit, en 1785, l’épisode de Mme de la Pommeraye, sous ce titre : Exemple singulier de la vengeance d’une femme _ conte moral _ voilà ! _, pour le journal Thalie. Il en tenait la copie de M. de Dalberg. Il parut, en 1792, une traduction du roman sous ce titre : Jacob und sein Herr (Jacques et son Maître), par Mylius. Le traducteur disait : « Jacques le Fataliste est une des pièces les plus précieuses de la succession littéraire non imprimée de Diderot. Ce petit roman sera difficilement _ tiens, tiens… _ publié dans la langue de l’auteur. Il en existe bien une vingtaine de copies en Allemagne, mais comme en dépôt. Elles doivent être conservées secrètement et n’être jamais mises au jour. Une de ces copies a été communiquée au traducteur, sous la promesse solennelle de ne pas confier le texte français à la presse »… » Et en 1794, « l’institut de France s’organisait. Un de ses premiers soins fut de s’occuper de dresser une sorte de bilan des richesses perdues de la littérature français _ du fait de la Révolution. On s’inquiéta, entre autres choses, d’un chant de Ver-Vert intitulé l’Ouvroir, qu’on crut être entre les mains du prince Henri de Prusse. Ce prince, qui, après avoir montré qu’il était bon capitaine, dut se réfugier dans une demi-obscurité pour ne pas risquer de trop déplaire à Frédéric II, son frère _ voilà  ! _, occupait noblement ses loisirs en cultivant les lettres, les arts et les sciences. Il était un des souscripteurs à la Correspondance de Grimm. Il s’intéressait particulièrement à Diderot _ voilà ; et nous savons qu’on parlait en permanence français à la cour de Berlin du roi Frédéric II. La lectrice de sa femme, Mme de Prémontval, dont il sera question dans le roman, avait pu lui en parler de visu. Ce n’est pas cependant par elle, comme l’a cru l’éditeur Brière, qu’il eut communication de Jacques le Fataliste, puisqu’elle était morte plusieurs années avant que ce livre fût écrit. Il _ le prince Henri de Prusse, donc (1726 – 1802) _ en possédait une copie au même titre que la vingtaine d’autres personnes dont parle Mylius. Seulement, il ne se crut pas obligé à la tenir secrète, et, en réponse à la demande du chant de Ver-Vert _ de Jean-Baptiste Gresset (1709 – 1777) _ qu’il n’avait pas, il offrit Jacques le Fataliste, qu’il avait _ voilà ! Il reçut des remercîments, et on le pria de mettre à exécution cette louable intention. Il répondit par cette nouvelle lettre : « J’ai reçu la lettre que vous m’avez adressée. L’Institut national ne me doit aucune reconnaissance pour le désir sincère que j’ai eu de lui prouver mon estime : l’empressement que j’aurais eu de lui envoyer le manuscrit qu’il désirait, s’il eût été en ma puissance, en est le garant. On ne peut pas rendre plus de justice aux grandes vues qui l’animent pour mieux diriger les connaissances de l’humanité. » Je regrette la perte que fait la littérature de ne pouvoir jouir des œuvres complètes de Gresset, cet auteur ayant une réputation si justement méritée. J’ai fait remettre au citoyen Gaillard, ministre plénipotentiaire de la République française, le manuscrit _ nous y voilà ! _ de Jacques le Fataliste. J’espère que l’Institut national en sera bientôt en possession. Je suis, avec les sentiments qui vous sont dus, votre affectionné, Henri ». Voici donc comment le texte original de Denis Diderot d’après lequel a été enfin diffusé en France ce très précieux « Jacques le fataliste et son maître« … Et fin ici de cette bien trop longue incise, simplement documentaire, rajoutée le 25 janvier.

Ce mouvement d’exhaussement sublime au-dessus des normes communes qui est aussi, au final, ce que Diderot lui-même a voulu lestement et subtilement mettre en valeur en son magnifique récit à rebondissements qu’est ce « Jacques le fataliste et son maître«  _ prudemment non publié par Diderot lui-même de son vivant (Diderot est décédé le 31 juillet 1784) en France, mais laissé au jugement plus distancié de la postérité…

C’est donc cette formidable capacité de gestes impromptus de liberté qu’Emmanuel Mouret vient nous laisser appréhender sur l’écran via la très vive mobilité en alerte et à certains moments décisifs jouissivement surprenante pour notre curiosité, des personnages virevoltants et, à ces moments-là au moins, imprévisibles, de ses films :

Emmanuel Mouret, ou les jubilatoires délicieuses surprises du pouvoir même de la liberté ainsi délicatement, avec douceur, finesse et subtilité, pour notre plaisir, si brillamment filmé.

Ce mardi 24 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

En forme de gratitude envers la grâce de l’art merveilleux d’Emmanuel Mouret

13jan

Cher Emmanuel Mouret,

 
il me paraît bien normal que les créateurs puissent, de temps en temps, recevoir quelques témoignages de « joie » et « gratitude »
de ceux qui ont reçu pareillement leurs œuvres…
 
Et c’est bien de la « joie » que procurent vos comédies on ne peut plus sérieuses quant au fond des choses aussi magnifiquement abordé
que dans « Un Baiser, s’il vous plaît ! »,
ou ce merveilleux « Mademoiselle de Joncquières » : un chef d’œuvre !..
 
À propos de celui-ci, 
je dois vous dire que j’admire tout particulièrement à la fois celles des scènes, mais aussi ceux des dialogues, qui semblent être entièrement de votre cru,
je veux dire ne reposant en tout cas pas sur le texte même de Diderot en son « Jacques le fataliste »…
Avec quelle justesse les avez-vous ainsi imaginés et inventés, ces scènes et ces dialogues : le résultat est d’une évidence et vérité magiques !
 
Et cela de façon à incarner extraordinairement lumineusement sur l’écran – et sans jamais la moindre lourdeur : tout ici virevolte ! -, ce qui n’est qu’à peine suggéré, très elliptiquement, par le texte même de Diderot.
Chapeau ! C’est admirable de justesse… 
Et Diderot, dont le récit manie habilement la vivacité malicieuse de l’ellipse (du récit de l’hôtesse, toute occupée et bousculée qu’elle est sans cesse par ses impérieux offices), n’aurait peut-être pas, voilà !, mieux fait…
 
Comment avez-vous donc procédé pour parvenir à ce résultat, avec une si formidable évidence ?
De quels textes, de quelles œuvres vous êtes-vous donc si merveilleusement inspiré ?
Il est vrai que la langue du XVIIIe français est très souvent magnifique
– et personnellement je porte au pinacle l’élégance pointue étourdissante de Marivaux…
 
Et je ne parle pas de tout le reste de vos choix : les lieux de tournage, les décors, les costumes, les musiques.
Et la magique direction des acteurs, bien sûr…
Non plus que la géniale invention de l’amie-confidente (mais non complice) de la marquise ;
ou la cruciale décision de changer ce nom de « Duquênoi » pour celui, noblissime, de « Mademoiselle de Joncquières » ; et d’en faire si justement le titre du film…
Une grâce même advient là.
 
Tout est ainsi parfait pour nous mettre immédiatement et continuement dans l’esprit de ce chef d’œuvre de Diderot qui a servi de base à cette histoire, au départ, de « saugrenu mariage »
qui vient sublimement renverser les perfides manigances vengeresses sournoises de Mme de La Pommeraye, persuadée qu’elle était d’avoir idéalement réussi son coup :
le furtif, à peine visible, mais bien perceptif mouvement de gorge que ne peut réprimer la marquise à l’ultime image du film étant le coup de grâce du puissant démenti que celle-ci se reçoit…
 
Ou ce qui, dans le jeu d’échecs des volontés et des déterminismes, vient malicieusement déjouer les plus machiavéliques calculs…
 
Voilà ce que je me demande, très admirativement, cher auteur
 
Et encore bravo pour cet extraordinaire travail de préparation et de réalisation.
 
 
Je n’ai pas encore eu accès au DVD de votre « Une autre vie » ;
et je m’apprête à regarder, non sans impatience, celui de « Chronique d’une liaison passagère », accessible à partir du 24 janvier prochain.
 
Mais j’aime décidément beaucoup votre jeu de variations sur ce thème auquel vous êtes fidèle, et qui vous réussit si bien…
 
Ce vendredi 13 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa
P. s. :
et pour bien mesurer le génial apport cinématographique du film aux ellipses du texte de Diderot (et du très malicieux récit de la truculente hôtesse un peu pressée et bousculée, mais qui sait si pertinemment tenir en haleine et relancer la curiosité de ses deux auditeurs impatients…) en son « Jacques le fataliste et son maître« ,
jeter aussi un coup d’œil à mes deux tout récents articles de lecture un peu attentive de ce texte si subtil et réjouissant de Diderot, les 8 et 9 janvier derniers :
Un tel art du récit peut donc tout aussi bien être cinématographique, comme le montre ce décidément délicieux « Mademoiselle de Joncquières ».
Voilà.

Pour répondre à la question « Qui, du marquis des Arcis et de la marquise de La Pommeraye, trompe (ou trompe le plus) l’autre ? »…

10jan

Voici quelques éléments de réponse à la question de mon article d’hier 8 janvier 2023 :

« « 

La question de la vérité, de l’honnêteté, de la sincérité, de la franchise _ et éventuellement de leurs divers degrés respectifs _ au sein des relations affectives, amoureuses _ et, au tout premier chef, matrimoniales, ou quasi, comme dans cette « histoire » un peu exceptionnelle-ci... _, court, en effet, tout au long du conte-récit de l’Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis, qui occupe le centre et le cœur même de ce roman inclassable de Diderot qu’est son « Jacques le fataliste et son maître » ;

avec leurs envers, forcément : le mensonge, l’hypocrisie, la tromperie, la duperie, la fourberie, la malhonnêteté, la méchanceté, la scélératesse, etc. _ du monde comme il est et comme il va… _ ;

constituant un élément central et fondamental de l’anthropologie _ non spécifiquement théorisée, mais donnée à ressentir en cette forme-ci, romanesque (mâtinée aussi de théâtral, eu égard au caractère conversationnel des échanges dialogués permanents entre les trois interlocuteurs que sont là l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf et ces deux de ses hôtes, que sont Jacques et son maître, sans compter les interventions aussi, à quelques reprises dans le récit, de l’auteur lui-même, Diderot, s’adressant à son lecteur !)… _ de Denis Diderot, à propos de l’affectivité (sentiments, émotions, passions, ainsi que pratiques érotiques et sexuelles, pour employer un vocabulaire qui n’était pas celui de l’époque…), concernant les liens _ dont celui, bien sûr, du mariage, mais aussi de ce que Diderot nomme le « libertinage«  ou encore « la galanterie pratiquée couramment, voire quasi universellement, elle aussi…  ; cf, par exemple, le très bref essai « Sur les femmes« , publié en ouverture (aux pages 7 à 22) du volume Folio n° 6556 de l’édtion d’Yvon Belaval de l’Histoire de Mme de La Pommeraye _ entre hommes et femmes :

questions intéressant au tout premier chef notre cher Diderot,

dont un des chefs d’œuvre marquant _ et même éblouissant _ est et demeure les admirables « Lettres à Sophie Volland » _ c’est d’ailleurs une sorte de scandale culturel présent que l’édition de poche, en Folio (n° 1547), de celles-ci, ne soit plus aujourd’hui disponible ! Pour ma part, de ces « Lettres à Sophie Volland«  (« Pour moi dans l’éloignement où je suis de vous, je ne sache rien qui vous rapproche de moi, comme de vous dire tout _ voilà ! _ et de vous rendre présente à mes actions par mon récit », écrivait Diderot..),  j’ai la chance de posséder l’édition Gallmard, en deux volumes, d’André Babelon, de 1938 ; et celle, au Club français du livre, d’Yves Florenne, de 1965. De même qu’un intéressant commentaire « Denis Diderot – Sophie Volland Un dialogue à une voix« , de Jacques Chouillet, chez Champion, en 1986.

La situation des liens affectifs et sentimentaux entre Mme de La Pommeray et le marquis des Arcis est dessinée, en son départ, aux pages 156 à 163 du récit de l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf à Jacques et son maître avec lesquels s’est engagée une conversation suivie, interrompue fréquemment qu’elle est, mais sans cesse reprise et continuée, jusqu’au bout, par les forcément impérieux offices de l’hôtesse en son établissement, dans l’édition Belaval (Folio classique n° 763) :

« Ces deux hommes _ indique l’hôtesse à ses deux interlocuteurs, page 156, afin de présenter celui (« cet homme qui est là-bas« ) de  ces deux hommes-là, hôtes eux aussi, comme Jacques et son maître, de l’auberge, qui a fait, lui, « un bien saugrenu » mariage (avait-on lu à la page 146), dont l’hôtesse va s’enchanter à narrer délicieusement, pour Jacques et son maître qui l’écoutent, comme pour nous qui allons lire le récit qu’entame ainsi ce conte de Diderot… _ sont bons gentilshommes ; ils viennent de Paris et s’en vont à la terre du plus âgé. (…) Le plus âgé des deux s’appelle le marquis des Arcis _ voilà ! Nous voici introduits à cette histoire-ci du « saugrenu mariage« …. C’était _ on remarque bien sûr l’emploi ici, pas tout à fait anodin, de l’imparfait, dans ce récit de l’hôtesse  _ un homme de plaisir _ un libertin, donc _, très aimable, croyant peu à la vertu des femmes _ et donc en profitant et probablement abusant : « Il avait raison« , se permet de commenter ici Jacques, page 156 : Jacques est en effet lui aussi, même si ce n’est pas tout à fait au même niveau social que le marquis, une sorte d’expert en libertinage… M. le marquis en trouva pourtant une _ de femme _ assez bizarre _ c’est-à-dire en quelque sorte peu banale et passablement inattendue, à la différence de la manière dont se comporte le plus souvent la plupart des autres femmes… _ pour lui tenir rigueur. C’était une veuve qui avait des mœurs, de la naissance, de la fortune et de la hauteur _ eu égard à son rang et surtout à sa haute estime de soi. M. des Arcis _ pour elle _ rompit avec toutes ses connaissances, s’attacha uniquement à Mme de La Pommeraye, lui fit sa cour avec la plus grande assiduité, tâcha par tous les sacrifices imaginables _ voilà, rien moins ; en une une forme d’exploit... _ de lui prouver qu’il l’aimait _ d’un amour bien réel, profond et véritable : mais était-ce bien finalement le cas ?.. _, lui proposa même de l’épouser ; mais cette femme qui avait été si malheureuse avec un premier mari qu’elle… (…) qu’elle aurait mieux aimé s’exposer à toutes sortes de malheurs qu’au danger _ rien moins ! _d’un second mariage.

(…)

Cette femme vivait très retirée. Le marquis était un ancien ami de son mari ; elle l’avait reçu et continuait de le recevoir. Si _ par exception acceptableon lui pardonnait son goût efféminé pour la galanterie, c’était ce qu’on appelle un homme d’honneur _ déjà pour sa propre estime de soi.

La poursuite constante _ infiniment patiente et exclusive _ du marquis, secondée de ses qualités personnelles, de sa jeunesse, de sa figure, des apparences _ au moins, sinon de la réalité authentique : un doute pourrait donc demeurer… _ de la passion la plus vraie, de la solitude, du penchant à la tendresse, en un mot _ et c’est toujours l’hôtesse qui parle _, de tout ce qui nous livre _ nous, femmes _ à la séduction des hommes (…) eut _ ainsi _ son effet,

et Mme de La Pommeraye, après avoir lutté _ tout de même _ plusieurs mois contre le marquis, contre elle-même, exigé selon l’usage _ et en dépit de son refus, à elle, du mariage que lui proposait pourtant le marquis… _ les serments les plus solennels,  rendit heureux le marquis _ c’est-à-dire céda à son désir et devint sa maîtresse _,

qui aurait joui du sort le plus doux, s’il avait pu _ mais à la longue il ne le put pas... _ conserver pour sa maîtresse les sentiments _ d’amour profond, vrai et durable _ qu’il avait juré _ avoir _ et qu’on avait _ Mme de La Pommeraye _ pour lui. Tenez, monsieur, il n’y a que les femmes qui sachent aimer ; les hommes n’y entendent rien _ se permet de commenter alors la belle hôtesse à destination de ses deux interlocuteurs masculins, page 157. 

Au bout de quelques années _ le temps faisant son œuvre d’usure des sentiments masculins _, le marquis commença _ comme inexorablement, sinon fatalement… _ à trouver la vie de Mme de La Pommeraye trop unie _ uniforme, monotone, pas assez variée.  

(…)

À mille infimes détails s’accumulant peu à peu _ Mme de La Pommeraye pressentit _ alors _ qu’elle n’était plus aimée ; il fallu s’en assurer, et voici _ rapporte alors l’hôtesse, à la page 158 _ comment elle s’y prit. (…) Un jour, après dîner, elle dit au marquis : (…)

_ Mon ami, il y a longtemps que je suis tentée de vous faire une confidence ; mais je crains de vous affliger.

_ Vous pourriez m’affliger, vous ?

_ Peut-être ; mais le ciel m’est témoin _ et là, la duplicité de la marquise abuse ! _ de mon innocence… (…) Cela s’est fait sans mon consentement, à mon insu, par une malédiction _ un déterminisme, dirions-nous aujourd’hui _, à laquelle toute l’espèce _ femmes et hommes compris, donc ; et sans nulle exception individuelle ! _ est apparemment assujettie, puisque moi-même _ qui m’estime supérieure… _, je n’y ai pas échappé.  

(…)

_ De quoi s’agit-il ? (…) Mon amie, parlez ; auriez-vous au fond de votre cœur un secret pour moi ? La première de nos conventions ne fut-elle pas que nos âmes s’ouvriraient l’une à l’autre sans réserve ?

_ Il est vrai, et voilà ce qui me pèse ; c’est un reproche qui met le comble à un _ reproche _ beaucoup plus important que je me fais. Est ce que vous ne vous apercevez pas que je n’ai plus la même gaieté ? J’ai perdu l’appétit ; je ne bois et je ne mange que par raison ; je ne saurais dormir. Nos sociétés les plus intimes _ bigre ! _ me déplaisent. La nuit, je m’interroge et je me dis : Est-ce qu’il est moins aimable ? Non. Auriez-vous à lui reprocher quelques liaisons suspectes ? Non. Est-ce que sa tendresse pour vous est diminuée ? Non. Pourquoi, votre ami étant le même, votre cœur est-il donc changé ? car il l’est _ voilà… _ : vous ne pouvez vous le cacher ; vous ne l’attendez plus avec la même impatience ; vous n’avez plus le même plaisir à le voir ; cette inquiétude quand il tardait à revenir ; cette douce émotion au bruit de sa voiture, quand on l’annonçait, quand il paraissait, vous ne l’éprouvez plus.

(…) 

_ Marquis, (…) oui, mon cher marquis, il est vrai… Oui, je suis… Mais n’est-ce pas un assez grand malheur que la chose _ d’un tel désamour, même si ce mot-là ne vient pas sous la plume de Diderot… _ soit arrivée, sans y ajouter encore la honte, le mépris _ de soi : et c’est bien là le plus grave _ d’être fausse, en vous le dissimulant ? Vous êtes le même, mais votre amie est changée ; votre amie vous révère, vous estime autant et plus que jamais ; mais… mais une femme accoutumée comme elle à examiner de près ce qui se passe _ réellement _ dans les replis les plus secrets de son âme et à ne s’en imposer sur rien, ne peut se cacher que l’amour _ lui, voilà ! _ en est sorti. La découverte est affreuse, mais elle n’en est pas moins réelle. La marquise de La Pommeraye, moi, moi, inconstante ! légère ! Marquis, entrez en fureur, cherchez les noms les plus odieux, je me les suis donnés d’avance ; donnez-les-moi, je suis prête à les accepter tous…, excepté celui de femme fausse, que vous m’épargnerez, je l’espère, car en vérité je ne le suis pas _ proclame-t-elle au moment même où elle amorce ainsi la construction de son piège à venir par la sournoise manœuvre perfide de cette fausse confidence, sous couvert de la plus grande sincérité réciproque ; quand elle vient ainsi prêcher auprès du marquis le faux aveu d’un désamour sien, afin de mettre à jour ainsi et obtenir de lui le vrai de son effectif désamour à lui… Qui trompe donc qui, ici ?.. Cela dit, Mme de La Pommeray _ joignant à peine théâtralement le geste à la parole _ se renversa sur son fauteuil et se mit à pleurer. Le marquis se précipita à ses genoux, et lui dit : « Vous êtes une femme charmante, une femme adorable, une femme comme il n’y en a point _ un trait bien sûr capital, tant pour le thème du rare « mariage saugrenu » (qui viendra) sur lequel entend broder l’hôtesse, que pour l’anthropologie de fond de Diderot lui-même quant à l’héroîsme de certains assez rares caractères supérieurs, que lui, Diderot, ne peut se cacher d’admirer… Votre franchise, votre honnêteté _ c’est un comble de duperie réussie de la part de la marquise, qui est en train de mentir ! _ me confond et devrait me faire mourir de honte. Ah! quelle supériorité _ et là le marquis, ainsi dupé, ne croit pas si bien dire… _ ce moment _ de fausse franchise de la marquise _ vous donne sur moi ! _ nous ne tarderons pas à en découvrir l’enchaînement presque parfait des suites (jusqu’à l’extraordinaire très inattendu retournement final de l’affaire dans le récit). Que je vous vois grande et que je me trouve petit ! _ mais c’est en fait dans l’art du perfide mensonge, et non pas dans la généreuse et ouverte franchise !, que la marquise est grande, et même diabolique… _ c’est vous qui avez parlé la première, et c’est moi qui fus coupable _ de désamour réel _ le premier. Mon amie, votre _ fausse _ sincérité _ affichée _ m’entraîne ; je serais un monstre _ et le marquis ne l’est pas du tout, en effet _ si elle ne m’entraînait pas _ ce qu’obtient à la perfection le subterfuge de la fausse sincérité ici de la marquise _, et je vous avouerai que l’histoire _ inventée de toutes pièces par la marquise de La Pommeraye, du désamour _ de votre cœur est mot à mot l’histoire _ du désamour _du mien. Tout ce que vous vous êtes dit, je me le suis dit : mais je me taisais, je souffrais, et je ne sais quand j’aurais eu le courage de parler.

_ Vrai, mon ami ?
_ Rien de plus vrai
_ l’aveu du marquis ainsi recherché par la marquise, est donc on ne peut plus clairement obtenu ici par ce stratagème de la fausse confidence de la marquise ; et c’est en toute innocence et naïveté que le marquis vient ici de se livrer et se perdre…  _ ; et il ne nous reste qu’à nous féliciter réciproquement selon un très efficace faux parallélisme _ d’avoir perdu en même temps le sentiment _ d’amour _ fragile et trompeur _ car illusionné donc… _ qui nous unissait _ jusque là.

(…)

Jamais vous ne m’avez paru aussi aimable, aussi belle que dans ce moment _ de faux aveu et fausse contrition _ ; et si l’expérience du passé ne m’avait rendu aussi circonspect, je croirais vous aimer plus que jamais.« 

Et le marquis en lui parlant ainsi lui prenait les mains et les lui baisait.. _ commente l’hôtesse, page 162.

Mme de La Pommeraye renfermant en elle-même _ voilà donc comment se poursuit ici la dissimulation _ le dépit mortel _ rien moins ! _ dont elle était déchirée, reprit la parole _ poursuit son récit l’hôtesse (et l’auteur, Diderot, en marquant ainsi la césure), page 162 _ et dit au marquis : « Mais, marquis, qu’allons-nous devenir ?

_ Nous ne nous en sommes imposés _ n’étant pas entrés dans le lien du mariage _ ni l’un ni l’autre ; vous avez droit à toute mon estime ; je ne crois pas avoir entièrement perdu le droit _ et là le marquis se leurre complètement ; le piège de la marquise fonctionne ainsi à plein… _ que j’avais à la vôtre : nous continuerons de nous voir, nous nous livrerons à la confiance _ totalement perdue de la marquise, puisque désormais inversée en implacable haine vengeresse féroce ! _ de la plus tendre amitié. Nous nous serons épargnés _ que non ! l’illusion du malheureux marquis est totale… _ tous ces ennuis, toutes ces petites perfidies _ le marquis ignore ainsi la très grande perfidie du « singulier mariage » que va très bientôt lui mitonner très minutieusement et très patiemment l’infiniment « vindicative » marquise _, tous ces reproches, toute cette humeur, qui accompagnent communément _ mais la marquise n’a décidément rien de ce « commun« -là ; et le marquis se méprend du tout au tout sur la « singularité«  de caractère de la marquise…  _ les passions qui finissent ; nous serons uniques dans notre espèce » _ mais ce ne sera pas de cette espèce de tolérance, voire pardon, dont à ce moment le marquis des Arcis pense faire partie… ; et la rare « singularité«  finale qui sera in extremis la sienne, le marquis, lui, constamment si léger, n’en a, pour le moment, pas le moindre petit début de pressentiment, même s’il sait bien qu’il est, à ses yeux du moins, parfait « homme d’honneur«  Le génie de Diderot auteur de ce conte est là tout simplement magnifique. Vous recouvrerez toute votre liberté _ libidinale _, vous me rendrez la mienne que non ! et le marquis est loin de se douter si peu que ce soit du piège que la marquise entreprend dès maintenant de penser à échafauder, mettre au point, et qui va implacablement se refermer sur lui _ ; nous voyagerons dans le monde ; je serai le confident de vos conquêtes _ galantes _ ; je ne vous cèlerai rien des miennes, si j’en fais quelques unes, ce dont je doute fort, car vous m’avez rendu difficile _ mais c’est lui qui, in fine, sera en efft « conquis« , par l’incroyable rédemption sublime de la catin par laquelle la marquise va croire piéger le malheureux marquis et très cruellement le perdre aux yeux de tous (un point qui est décisif), ainsi que de lui-même. Cela sera délicieux ! _ oui, en effet ; mais pas du tout comme se le figuraient à cet instant et l’innocent marquis, et la vindicative marquise, entreprenant dès à présent, de penser à  comment se venger de cet amour sien si vilainement trahi par la déplorable inconstance du marquis... Vous m’aiderez de vos conseils _ mais ils seront incroyablement perfides ! _, je ne vous refuserai pas les miens _ assez experts en fait d’art de la galanterie et du libertinage _ dans les circonstances périlleuses où vous croirez en avoir besoin. Qui sait ce qui peut arriver ? _ et nous lecteurs de ce récit de l’hôtesse, et du conte de Diderot qui la fait délicieusement parler ici, n’allons, en effet, mais pas du tout comme se l’imagine ici le malheureux personnage du marquis, être au bout de nos, en effet, délicieuses et sublimes surprises…

(…)

Après cette conversation _ poursuit alors son récit, page 163, l’hôtesse _, ils se mirent à moraliser sur l’inconstance _ universelle, banalement « commune«  _ du cœur humain, sur la frivolité _ naïve, inconséquente _ des serments, sur les liens _ bien trop fragiles _ du mariage…« 

La suite, de la page 173 à la page 213 de « Jacques le fataliste et son maître« , va consister en ce récit à rebondissements, par l’hôtesse à Jacques et à son maître, du détail cruellement efficace et précis de la mise en place et réalisation méticuleuse du piège du « saugrenu« , ou « singulier« , mariage, que va tendre la très « vindicative » Mme de La Pommeraye au malheureux _ puis, in fine, heureux, car incroyablement chanceux ! :« il a été plus heureux que sage », commente joliment, page 213, au final du récit de l’hôtesse, le maître de Jacques _ marquis des Arcis, avec son incroyable sublimissime renversement amoureux final…

Soit le conte superbe d’une ingénieuse trompeuse finalement trompée en le renversement, du tout au tout, du sens du résultat tellement imprévisible et imprévu par elle, comme par le marquis, et par tous, de sa perfide vengeance :

« _ En vérité, je crois que je ne me repends de rien ; et que cette Pommeraye, au lieu de se venger, m’aura rendu un grand service. Ma femme, allez vous habiller, tandis qu’on s’occupera de faire vos malles. Nous partons pour ma terre, où nous resterons jusqu’à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquence pour vous et pour moi « , dira le marquis à son épouse, à la page 211 ;

et « Ils passèrent presque trois ans de suite absents de la capitale« ajoute alors à son récit l’hôtesse.

Ce à quoi répond alors Jacques, à la page 212 : 

« _ Et je gagerais bien que ces trois ans s’écoulèrent comme un jour, et que le marquis des Arcis fut un des meilleurs maris et eut une des meilleures femmes qu’il y eût au monde« …

À la page 173 de Jacques le fataliste et son maître, Diderot fait reprendre à l’hôtesse le récit qui avait été interrompu à la page 163 (« Messieurs, il faut que je vous quitte. Ce soir, lorsque toutes mes affaires seront faites, je reviendrai et je vous achèverai cette aventure, si vous en êtes curieux… » _ et comment le sont-ils ! _) :

L’hôtesse : (…) Vous rappelez-vous où nous en étions ?

Le maître : Oui, à la conclusion de la plus perfide des _ fausses _ confidences _ de la marquise.

L’hôtesse : M. le marquis des Arcis et Mme de La Pommeraye s’embrassèrent, enchantés _ mais pas du tout pour les mêmes raisons _ l’un de l’autre _ elle, la dupeuse appâteuse, et lui, le dupé appâté _, et se séparèrent.

Plus la dame s’était contrainte _ à masquer au marquis ses véritables sentiments _ en sa présence, plus sa douleur fut violente quand il fut parti. Il n’est que trop vrai, s’écria-t-elle _ ainsi à part soi _, il ne m’aime plus !…

(…)

Je vous ai dit que cette femme avait de la fierté ; mais elle était bien autrement _ à un bien plus haut degré, donc, et très peu ordinaire _ vindicative _ voilà ! Lorsque les première fureurs furent calmées, et qu’elle jouit _ mais oui _ de toute la tranquillité _ indispensable _ de son indignation _ fait alors raconter à l’hôtesse le merveilleux Diderot, page 174 _, elle songea à se venger, mais à se venger d’une manière _ vraiment absolument _ cruelle, d’une manière à effrayer tous ceux qui _ en ayant eu connaissance _ seraient tentés à l’avenir de séduire et de tromper une honnête femme  _ comme le marquis des Arcis avait si vilainement procédé avec elle. Et cet enjeu social de réputation est en effet vital pour chacun des divers protagonistes de cette affaire. Elle s’est vengée _ annonce par anticipation dès ce moment de son récit l’hôtesse, à la page 174 _, elle s’est cruellement vengée ; sa vengeance a éclaté _ et de fait nous découvrirons le très précis détail de ce qui va suivre, jusqu’à la page 207, des modalités hyper-raffinées de ce comment de la vengeance de la marquise de La Pommeraye à l’égard du malheurux marquis des Arcis _ et n’a corrigé personne _ mais nous verrons aussi pour quelles surprenantes, imprévues et supérieures raisons _ ; nous n’en avons pas été depuis moins vilainement séduites et trompées _ indique malicieusement l’hôtesse à laquelle on ne saurait décidément la faire…

En ce qu’elle pense, mais bien à tort, être la conclusion définitive de sa vengeance contre le marquis des Arcis,

Madame de la Pommeray fait venir chez elle, le lendemain même _ et c’est bien sûr le moment décisif _ de la noce du marquis avec Melle Duquênoi (« c’était son nom de famille« , avons-nous appris à la page 197 ; cette « Melle Duquênoi, ci devant la d’Aisnon » _ D’Aisnon est son nom de catin, au tripot de l’hôtel de Hambourg, rue Traversière, avons-nous appris aussi à la page 207 _, est-il répété à la page 213), celui-ci, le marquis tout fraîchement marié, donc ;

et « on le reçut avec un visage où l’indignation se peignait dans toute sa force ; le discours qu’on lui tint ne fut pas long ; le voici :

« Marquis, lui dit-elle _ rapporte le récit de l’hôtesse, à la page 207 _, apprenez à me connaître _ le naïf marquis a décidément manqué de la plus élémentaire perspicacité.

Si les autres femmes s’estimaient assez _ ce qui n’est hélas pas le cas… _ pour éprouver _ toute la puissance de _ mon _ juste _ ressentiment, vos semblables _ masculins _ seraient moins communs.

Vous aviez acquis une honnête femme que vous n’avez pas su conserver ; cette femme, c’est moi ; elle s’est vengée en vous en faisant épouser une _ indigne _ digne de vous.

Sortez de chez-moi, allez rue Traversière à l’hôtel de Hambourg, où l’on vous apprendra le sale métier que votre femme et votre belle-mère ont exercé pendant dix ans, sous le nom d’Aisnon« .

La surprise et la consternation de ce pauvre marquis ne peuvent se rendre« , etc., etc.

_ et commencent alors, pour le marquis, quelques jours (« quinze jours, sans qu’on sut ce qu’il était devenu« , apprenons-nous du récit de l’hôtesse, à la page 208) de fuite (loin de chez lui, à Paris ; « cependant, avant de s’éloigner, il avait pourvu à tout ce qui était nécessaire à la mère et à la fille, avec ordre d’obéir à madame comme à lui-même« , lit-on pages 208-209) et de calvaire, notamment (mais pas seulement) social, pour sa réputation désormais bien ruinée.

Jusqu’à un extraordinaire renversement _ presque final ; car Diderot nous proposera encore, in extremis en ce récit, un autre regard, en quelque sorte alternatif à celui de l’hôtesse (selon le point de vue, cette fois, du maître de Jacques), sur toute cette affaire de « saugrenu mariage«  telle que vient de la narrer l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf ; et c’est nous, lecteurs, que Diderot-auteur, in fine, laisse libres de faire notre propre jugement sur les divers protagonistes, en toute dernière instance… _ des situations _ tant matrimoniales qu’affectives, galantes, amoureuses… _ des personnes,

dont s’enchante, bien plus encore que, déjà, son savoureux personnage de la malicieuse, délicieuse et plantureuse hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf, qui aime tant raconter,

cet admirable conteur et profond philosophe de l’humain qu’est notre cher, magnifique et merveilleux, Denis Diderot : homme de subtile  profonde vérité.

Ce lundi 9 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ecouter Denis Kambouchner analyser l’expression « Quelque chose dans la tête » et la manie du souci de « transmettre » : l’entretien au Studio Ausone le 26 novembre dernier avec Francis Lippa, pour la Société de Philosophie de Bordeaux

10déc

Vient d’être mis en ligne

hier soir 9 décembre

sur son site par la librairie Mollat

le podcast (de 62′) _ cliquez sur podcast, et vous accéderez à son écoute ! _

de l’entretien du 26 novembre dernier à la Station Ausone,

_ et en ouverture de la saison 2019 – 2020 de la Société de Philosophie de Bordeaux _,

de Denis Kambouchner

_ président de la Société française de Philosophie _

avec Francis Lippa

_ vice-président de la Société de Philosophie de Bordeaux _

à propos du magnifique passionnant petit livre

_ de 154 pages : quelle lumineuse finesse et ampleur d’analyse ! _

de Denis Kambouchner,

paru le 28 août dernier aux Éditions Flammarion

Quelque chose dans la tête, suivi de Vous avez dit Transmettre ? ;

muni du bandeau suivant :

« Nous avons perdu la culture de la mémoire : avons-nous gagné celle du jugement ? » 

Cette question des moyens, outils et aliments

de la riche _ et positivement complexe : quelle variété de ressources et méthodes à apprendre à mettre en œuvre et inventivement connecter (ainsi que donner à cultiver à d’autres), sans esprit fermé de système, non plus que de formalismeformation et « culture » _ à tous égards _ du jugement

de tout un chacun et quiconque,

à commencer, bien sûr, par les enfants et les adolescents

_ auxquels s’adresse d’abord, originellement du moins, en sa conception première, le premier des deux essais, Quelque chose dans la tête ;

mais la question, bien sûr, ne s’arrête à nulle génération d’âge, ni d’époque :

apprendre à bien juger est l’affaire de l’entièreté, de son début à sa fin, de toute vie d’une personne,

je veux dire de la vie entière de tout un chacun ! et cela sans la moindre exception : face aux dangers et chausse-trapes incroyablement multiples des situations à tâcher d’éviter, auxquelles échapper quand elles surviennent, à entreprendre de surmonter, en apprenant comment y faire face et s’en dépêtrer et sortir vainqueur et vivant, et pas trop amoché, cabossé, blessé, souffrant… ; Montaigne nous en avertissait en ouverture du Livre III de ses Essais : « Personne n’est exempt de dire des fadaises » (ni de commettre des bêtises !)

et cela ne concerne pas seulement, bien évidemment, la vie humaine : puisque cet enjeu ô combien vital fait à coup sûr déjà partie des conditions de la vie et survie animales : que d’erreurs s’avèreront mortelles… _,

est en effet cruciale,

tant à l’échelle des individus,

qu’à celle des sociétés

et civilisations…

Et cette question-là

des « nourritures » fondamentales et ouvertes

_ ainsi qu’en chantier inventif et constructif permanent… _

du bien (ou toujours mieux) juger

ne cesse,

à côtés de ses recherches proprement cartésiennes

_ afin d’essayer toujours de mieux pénétrer les micro-subtilités infinies (et passionnantes) du travail philosophique de Descartes,

tâche peut-être principale du travail de Denis Kambouchner en sa carrière et œuvre philosophique _,

de constituer un pan essentiel du questionnement foncièrement pragmatique,

et à visée d’authentiques progrès de l’esprit,

de Denis Kambouchner.

Cet art de distinguer les nuances magnifiques et merveilleuses, à bien les considérer, du pensable

caractérise, me semble-t-il bien,

et court la culture philosophique française :

Montaigne, bien sûr, Descartes _ et le sillage des très nombreux cartésiens _, Pascal,

Voltaire, Diderot, Rousseau,

Bergson, Jankélévitch, Ricœur, Derrida, etc.

Tous assez peu adeptes du concept et de ses un peu trop rigides fermetures,

qui va dominer, me semble-t-il encore, la conquérante philosophie universitaire allemande,

au moins à partir de Kant et Hegel.

Oui, l’art des nuances subtiles, à partir de comparaisons ;

et même de métaphores

riches d’humour…

Afin de former et donner consistance à la finesse de la « sagacité » _ une notion cartésienne…

Quant au second des deux essais qui se répondent, « en écho« ,

Vous avez dit transmettre ?..,

celui-ci entreprend de mettre en garde _ délicatement, sans rechercher quelque polémique médiatique _ contre une tentation désagréablement fermée de concevoir l’enseignement de manière exclusivement conservatrice et rétrograde _ celle de certains idéologues réactionnaires, à la versaillaise ! _,

et de défendre un partage ouvert et inventif-créatif _ véritablement progressiste : mais à quels mots se fier parmi l’incroyable déchaînement orwellien de notre époque ? _ de la culture :

le maître judicieux étant seulement « un nain » _ humblement _ juché sur des « épaules de géants« ,

selon une formulation de Bernard de Chartres,

reprise notamment par Montaigne et Pascal…

Le vocable de « transmission » ne convenant, à proprement le penser,

qu’à l’opération de léguer à quelques proches

un héritage bien précis et spécifié à laisser en propriété et usufruit à ses descendants,

un patrimoine à ne pas laisser se disperser et disparaître, se dissoudre,

un secret de création-fabrication à ne pas laisser se perdre en le confiant ainsi à quelque disciple élu

qui saura en faire, à son tour, son miel propre…

Alors que la culture à même d’alimenter richement le bien juger d’autres que soi-même

est de l’ordre de ce « pollen » multiple et divers (de mille fleurs)

dont les abeilles _ montaniennes _ sauront faire leur « miel« ,

« en se l’incorporant » vraiment :

« Les abeilles pillotent de ça de là les fleurs ; mais elles en font après le miel qui est tout leur ; ce n’est plus thym, ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour en faire ouvrage tout sien, à savoir son jugement : son institution, son travail et étude ne vise qu’à le former.

Qu’il cèle tout ce duquel il a été secouru, et ne produise que ce qu’il en a fait. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bâtiments, leurs achats, non pas ce qu’ils tirent d’autrui. Vous ne voyez pas les épices d’un homme de parlement : vous voyez les alliances qu’il a gagnées, et honneurs à ses enfants. Nul ne met en compte publique sa recette : chacun y met son acquêt

Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage« , Essais, Livre I, chapitre 26, De l’institution des enfants

C’est cette profondeur et intensité de l’incorporation d’une authentique culture personnelle

par celui qui la reçoit,

comme par celui qui la donne _ et l’a donnée _,

qui,

en son authenticité généreuse et désintéressée _ pardon du pléonasme _ seulement,

en fait l’efficace seul effectivement consistant et durable.

Le reste, utile à court terme, se dissipera sitôt l’usage effectué…

Ensuite, selon le mot _ authentiquement progressiste et libérateur _ de Nietzsche, à propos de ce que donne le maître à son disciple :

« Vademecum, vadetecum« …

Tel est le paradoxe généreux du libérateur…

Ce mardi 10 décembre 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

P. s. :

voici encore, à titre de complément de luxe,

de quoi écouter le podcast de l’entretien _ merveilleux ! _ que j’ai eu avec Denis Kambouchner le 18 septembre 2013 à la librairie Mollat,

à propos de son essentiel _ lucidissime ! _ L’École, question philosophique.

Afin de fêter le passage à une nouvelle année…

31déc

Afin de fêter le passage à une année _ de vie _ nouvelle,

je veux redonner ici un texte mien

datant du printemps 2007 _ presque douze ans déjà _,

et retrouvé, par chance, l’automne 2016.

A l’origine,

il s’agissait d’un projet de préface

à une publication qui n’est finalement pas advenue,

celle d’une correspondance débridée par courriels

avec l’ami photographe _ génial ! _ Bernard Plossu.

En réponse à quelques remarques, sunon objections, d’amis

à mes propositions de thèses,

j’ai à la suite développé tout un essai,

demeuré inédit,

intitulé Cinéma de la rencontre : à la ferraraise ;

et sous-titré

Ou un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni,

en m’appuyant sur une analyse minutieise et étoffée

de la sublime première séquence _ ferraraise ! _ du film testamentaire 

du ferrarais Michelangelo Antonioni,

Al di là delle nuvole.

Ferrare,

ou la civilisation délicatissime et un peu cruelle aussi, des Este.

Je développais cela aussi en mon essai.

En voici donc le premier élan, l’envol, le départ :

« Pour célébrer la rencontre » : un texte mien de 2007 « retrouvé » !

— Ecrit le mercredi 26 octobre 2016 dans la rubriquePhilo, Rencontres”.

Revoici un texte provisoirement égaré,

et retrouvé.

Pour célébrer la rencontre

Les rencontres changent forcément les vies _ tel le clinamen de Lucrèce.

Des rencontres, il en des de fâcheuses, voire de tragiques, en tout cas de mauvaises. On s’en voudra toujours, forcément, de n’être pas ce jour-là resté bouclé chez soi, ou, au moins, sur son quant à soi. Mais c’est trop tard.
Des rencontres, il en est, en foule _ c’est même le tout-venant _, d’insipides et vides, affectées seulement de leur propre bulle de vacuité _ nullité et néant de remplissage qui s’étonne même, stupidement, d’exister.

En fait, la rencontre, ici, n’a pas lieu. Il y a erreur de vocabulaire. Ce ne sont que des ombres qui se croisent et se manquent _ comme les parallèles d’Euclide, sans le choc bien physiquement sensible du clinamen…
Et il s’en trouve aussi quelquefois d’heureuses _ un amour, une amitié qui se découvre _ qui ne courent tout de même pas les rues, même s’il faut bien sortir un peu pour faire des rencontres.

Car, avec la rencontre, avec ce moment improbable, et imprévu, d’une rencontre avec une personne singulière devenant soudain quelqu’un de plus ou moins important pour soi, voilà que le monde, qui paisiblement vient de prendre sans à-coup quelque millimètres à peine d’expansion _ à moins que ce ne soit le monde environnant qui se soit gentiment écarté, reculé _, voilà donc que le monde se met à laisser bruire, sans doute par l’interstice infime qui vient d’advenir, telle des lèvres, dans le sol, dans la croûte terrestre, ou dans le bleu du ciel, un murmure champêtre, un air infinitésimalement plus léger, une harmonie douce et discrète comme un secret qu’on ne devine qu’à la puissance de quelques lointains effets : l’air à l’entour, comme par un apport d’oxygène, se colore maintenant d’un vivifiant éclat, d’une lumière caressante un peu plus chaleureuse, conférant à tout ce qui remue une allure quasi dansée, chaloupée, comme réenchantée _ même si on ne s’en rend pas forcément tout de suite compte. Il vaudrait mieux cependant, tout va si vite…

L’elfe Ariel vient de manifester ses pouvoirs musicaux éoliens dans l’île tempêtueuse où se désolait dans son errance tournoyante de presque lion en cage l’exilé Prospero, de neuf débarqué…

Mais rencontre il y a, à la double condition de savoir et d’oser saisir l’occasion (de rencontrer quelqu’un), occasion peu détectable, qui risque même de passer trop vite quand elle survient _ pour laquelle commencer par ouvrir grand tous ses sens.


De savoir et d’oser la retenir, cette occasion qui passe, en la tenant un peu dans la main _ comme Montaigne nous le raconte superbement, nous livrant, à la fin de son livre (et de sa vie) son art de jouir du présent, en son dernier essai (Essais, livre III, chapitre 13, « de l’expérience« ) à propos de l’expression « passer le temps« .


Je ne résiste pas au plaisir de citer le passage : « J’ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens » _ retâter, s’y tenir. « Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon » _ se rasseoir : quelle superbe litanie de verbes actifs ! Je poursuis la lecture : « Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente l’usage de ces prudentes gens _ ah! l’humour et l’ironie de Montaigne ! _, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir _ voilà les antonymes _, et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve, et prisable, et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; et nous l’a Nature mise en mains _ mise en mains, ce n’est pas moi qui le lui fait dire ! _, garnie de telles circonstances, et si favorable, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. » C’est magnifique !

Je reprends : rencontre il y a, à la condition de ralentir un peu le passage, la course affolée du temps.


La rencontre fournit une telle occasion, si et quand on se dit que quelque chose de singulier est en train d’advenir, avec une personne devenant là sous nos yeux quelqu’un de définitivement singulier pour nous. On n’en revient pas, c’est le cas de le dire. Il faut s’y arrêter, y prêter toute l’attention que cela, et d’abord que la personne de l’autre, méritent.

Et même, rencontre il y a, à la condition de retenir le moment, comme un instant encore, et toujours, hébété, qui s’ébroue, et doit, le premier tout étonné, comme s’extirper de la course aveugle et précipitée des secondes trop uniformes d’avant, d’avant cette rencontre, et accédant étrangement, mais royalement, lui, le moment, au hors-temps de l’éternité.

Car le temps nous offre _ ce n’est un paradoxe qu’en apparence _ l’expérience de l’éternité _ du moins à qui sait l’expérimenter, la « cultiver« , dit Montaigne…


Nous n’expérimentons, en effet, l’éternité, que dans le temps, que dans ce que le moment présent tout d’un coup vient nous offrir de possibles, quand le moment se met, à toute allure, à bourgeonner et fleurir, et nous offre la fenêtre, plus ou moins étroite ou large, de l’épanouissement de ce qui n’était qu’en germe. Dans la rencontre, précisément. En ce relativement bref laps de temps, mais qui s’élargit incommensurablement, jusqu’à une dimension d’éternité.

« Nous sentons et nous expérimentons _ ajoute-t-il même _ que nous sommes éternels« , dit, d’expert, le cher Spinoza en son Ethique.

Saisir, tenir, retenir ce moment présent. Afin de se réjouir alors de cette grâce (de la rencontre de cet autre, devenant, ici et maintenant même, important pour soi, important pour nous) comme il convient.

« Tout bon, il a fait tout bon« , se réjouit Montaigne, un peu plus loin que le passage cité plus haut :

« Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive _ voilà le mot tout aussi décisif _ telle qu’il a plu à Dieu de nous l’octroyer » _ Dieu ou la Nature : les dispensateurs de la vie… « Je ne vais pas désirant que soit supprimée la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double ( » Le sage recherche avec beaucoup d’avidité les richesses naturelles« ), ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epiménide se privait d’appétit et se maintenait, ni qu’on produisît stupidement des enfants par les doigts ou les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore voluptueusement _ bien entendu ! _ par les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement » _ toujours l’humour de Montaigne. « Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur et reconnaissant _ c’est le principal ! _ ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait du tort à ce grand tout puissant donneur de refuser ce don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon ( » Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime« ) »

Montaigne, ou la célébration de la gratitude, du moins pour qui s’est forgé _ il emploie, je l’ai souligné au passage, le verbe « cultiver » _ l’art de jouir de la vie. A chacun _ Dieu, César, soi-même, la vie, ou la Nature_, et équitablement, son dû.


Et Haendel, lui aussi bientôt au final de sa vie et de son oeuvre :

« Whatever is, is right« , est-il proclamé sublimement au grand choeur conclusif de l’acte II de l’oratorio Jephté, un des sommets, sans nul doute, avec l’ »Alleluhia » du Messie, de l’œuvre haendélien.

Saisir, tenir, retenir_ et se réjouir, dans la rencontre initiale.


Mais pas comme un prédateur, anxieux, brutal et agressif : l’autre n’existe plus, il s’en empare et le croque. Ni comme un malotru, importun et indélicat, qui, sans la distance de l’égard et du respect, abuse déjà du temps de l’autre.

Et il faut, de surcroît, la grâce de l’évidence joyeuse de ceux qui, là, à l’instant, « se trouvent ».


Ou qui se sont trouvés : mais il est forcément bien plus aisé de le reconnaître et de s’en réjouir rétrospectivement, une fois confortés, voire rassérénés, par l’expérience et l’habitude éprouvées par un vécu ensemble prolongé _ qu’il s’agisse de l’amour, mais qu’il s’agisse aussi de l’amitié, toujours aussi neuve et fraîche, elle aussi, à chaque retrouvaille_ que pour l’étonnement tout neuf de la rencontre première et initiale. Celle qui, sans préméditation, vient d’ouvrir un champ fécond et de l’appétit pour une suite… La plongée dans la confiance accordée lors de la rencontre initiale _ cette expression me convient bien _ est un pari sur le présent et l’avenir qu’il ouvre, un don gratuit, une avancée méritoire, un pas confiant et audacieux.

Je reviens à ce moment béni, à cette grâce heureuse de la rencontre initiale.


Il faut le miracle du même hors-monde, dans ce moment réellement partagé _ et pas simplement des parts de temps croisées, échangées.


Outre l’improbabilité physique de la chance (statistique) de cette rencontre, parmi tant de gens, cet art de la reconnaissance du miracle de la rencontre d’ouverture demande infiniment de tact, et cela plurivoquement.

Car ce n’est pas là une présomption. Ce n’est pas là un contrat : ce n’est pas conditionnel. Ce n’est pas là un échange. Encore moins marchand, et a fortiori marchandisé, comme on nous transforme toute relation inter-personnelle désormais. Si nous n’y résistons pas…

Nous ne sommes pas, pour une fois, dans l’univers mesquin du calcul, dans l’aire truquée du donnant-donnant qui se répand toujours davantage sur la planète, sous la pression dupeuse de régimes capitalisant leurs profits.


Nous voici, au contraire, transportés hic et nunc au pays, fragile et fort, fugace et éternel, de la grâce, où règne sans partage la générosité. Où chacun est roi en son royaume, et le roi de son temps à donner.

Apprendre, non-touristes que nous sommes, à ne pas le manquer, ce royaume en voie de raréfaction, cet Etat menacé de disparition pour obsolescence…

Que d’improbables conditions, ou de handicaps, pour pareille rencontre !


Et pourtant, elle advient, elle est là. Elle impose son évidence _ si on ne la rejette pas, si on ne la craint pas, si on veut bien s’y donner. Car on peut aussi redouter pareille grâce. Ainsi que la refuser si elle se propose. S’en détourner.


Ainsi la peur se répand-elle aujourd’hui, sous les pressions organisées en permanence des propagandistes de tous poils de la crainte, voire de la terreur, sous couvert de « sécurité« …

Le divin Kairos _ le génie inspirateur-dispensateur de l’occasion favorable _, lui, est un dieu coureur aussi vif et alerte qu’espiègle, qui chemine et même danse en courant éperdument, d’autant plus vite qu’il est muni d’ailes aux chevilles.


Une longue mèche touffue se balance en permanence sur son front et balaie ses yeux rieurs, son visage mobile. Alors qu’il est complètement chauve sur le derrière du crâne et la nuque…

C’est qu’une fois que Kairos nous a croisés et dépassés, il ne nous est plus possible de lui courir après pour espérer le rattraper par la chevelure, afin de le retenir et ressaisir, ou capitaliser les opportunités qu’il offrait…


Kairos a filé comme une anguille, offrir ailleurs et à d’autres ses dons instantanés.

Il y a de l’irréversible dans le temps.


D’autant que Kairos tient à la main un rasoir effilé, emblème de son pouvoir tranchant. Avec lui, c’est sur le champ qu’il faut se décider à prendre _ ou plutôt recevoir, accueillir ce qui se tend vers nous _ la chance qu’il propose : c’est maintenant ou jamais. Comme les fruits à la saison. Après, c’est trop tard.


Cela s’apprend, à l’expérience : nous avons une vie pour nous y faire…

Ces choses-là, si douces _ l’élection mutuelle, incalculée, de la rencontre _, sont aussi formidablement vives _ comme l’éclair de la foudre _, le temps du clignement des regards, et ne tolèrent bien sûr pas la moindre lourdeur, indélicatesse _ a fortiori vulgarité. C’est l’échange dépouillé, direct et à vif des regards qui crée d’abord, et quasiment à soi seul _ si l’on peut dire pour une rencontre, où des liens riches instantanément commencent à se tisser ! _, qui crée donc l’accroche, la mutualité de l’égard, et l’absolu _ sans conditions, souverain, sans appel _ de l’accueil, de l’ouverture, du seuil franchi, et pour toujours, de la confiance : sur ce regard terriblement exposé, sans apprêts, et qui demande, sans le dire _ comme nous l’a appris Emmanuel Levinas _ : « ne me tue pas ! » Echange de regards assorti, bien sûr forcément, de paroles, et de leur qualité, ainsi que du tissu _ soie, velours et toute matière qu’on voudra… _ de leur ton et de tout ce qui peut y transpirer, au timbre, au rythme, ainsi qu’au contenu, évidemment aussi, de leur fiabilité, car c’est elle qui va finir par trancher… La part du regard, et la part du discours et de la voix, les plus exposés, se mêlant, encore, à l’arrière-fond, important, lui aussi, de la part des postures… Quelle intensité foudroyante et décisive l’espace rapide de telles rencontres ! Car on n’a guère de temps pour s’expliquer, et encore moins déballer ce qui pourrait nous justifier, en cette rencontre initiale…

Ne pas abuser du temps _ de la patience _ de l’autre, de l’effort en tension de son écoute, pour le moment consenti à accorder à cette rencontre… Même un hors-temps prend donc du temps _ y compris pour qui dispose à peu près librement de son temps. Faire bref est donc la plus élémentaire des urbanités. L’art, assez français, de la conversation a su s’employer autrefois à cela…


L’emblème du rasoir de Kairos est donc très finement saisi.

Avec la rencontre heureuse, nous voici donc d’emblée et de pleins pieds dans l’éternité _ contrée, par essence, vierge de touristes, et non stipendiée.

Il faut d’abord avoir su s’y préparer, d’autant que cette chose advenant _ pareille rencontre _ est statistiquement assez improbable, risquant même _ et c’est la norme de fait, pour beaucoup _ de n’arriver jamais.


Ainsi, est-ce tout un art, subtil, qui s’apprend _ ou pas : cela plutôt se découvre, cela s’improvise, sur le tas, et avec les moyens du bord, l’irradiation de la joie aidant aussi, comme un doux lubrifiant, et modeste. Un art qui s’apprend avec l’âge _ mais chaque âge a ses atouts et ses capacités. C’est tout un art, donc, que d’être doucement attentif et ouvert, et d’abord d’être infiniment délicatement disposé à la rencontre _ voire en être a priori désireux et a posteriori friand… Tout dépendant aussi, bien sûr, de la personne singulière de l’autre : tel un continent tout neuf à découvrir _ mais qui s’en plaindrait ? Après, il faut apprendre à la vivre, à la godille en quelque sorte, à vue, au ressenti. Un cabotage raffiné au ras des côtes, chacun auprès de la sensibilité de l’autre qu’on apprend d’autant plus vite à connaître qu’on l’apprécie, qu’il nous étonne et nous enchante chaque fois.

Et, pour mettre un peu plus de piment à l’affaire, nous avons, tous et chacun, nos jours, nos heures, nos minutes d’indisponibilité ou d’indisposition, quand il nous arrive d’être mal lunés. Ces jours-là, autant demeurer claquemuré chez soi. A moins qu’on sache le dépasser…

La jeunesse fait longtemps preuve de timidité, ou d’audaces à contresens. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait…


Cependant, bien que ce soit à son corps défendant, et rarement sans nulle offense, vivre s’apprend, tant bien que mal. on peut sans doute y progresser.

La vieillesse, quant à elle _ que vaut le mot ? convient-il à la chose ? _, a souvent le défaut de trop se résigner, et cesse trop tôt, et bien à tort, de croire au Père Noël ou au Prince charmant… Trop tôt flétrie, la vieillesse, devenant alors en effet un désastre, se meurt à petit feu, en se survivant sans joie, bien avant la disparition sans retour.


Mais il y a aussi bien des vieillards qu’habite encore et toujours la flamme de la jeunesse :

le désir et la joie qui les habitent, les animent, qui leur donnent le goût et la passion de continuer à vivre, les entretiennent dans la joie de rencontres continuées, même raréfiées.

Enfin, il y a aussi tous les pressés, tous les stressés.


Sans compter ceux qui, trop blessés, sont déjà eux aussi, dans leur mornitude, comme déjà morts, fossilisés dans leurs déceptions, ou de mécaniques habitudes. Feront-ils de vieux os, ces acédiques en voie de dessèchement ?

Charge donc à la maturité de conserver et entretenir le feu de la jeunesse, de ré- enflammer sa belle flambée, en demeurant décidément toujours plus ouvert à la nouveauté inépuisable du présent, à sa magnifique singularité, dans la rencontre toujours renouvelée de l’autre, afin de l’accueillir comme le présent généreux qu’il (le présent) et elle (la rencontre) se révèlent être, du moins dans les cas heureux _ sous l’espèce d’un frère humain, d’une amitié ou d’un amour. Un présent ouvert, riche et habité.

Savoir être neuf chaque matin et tous les matins que Dieu, ou la Nature, fait, au jour nouveau qui advient, qui nous échoit, qui se présente, qui s’offre, en cadeau des vivants aux vivants, pour qu’ils se rencontrent.

Mozart à son père (le 4 avril 1787) :

« Je ne me mets jamais au lit sans me rappeler que peut-être, si jeune que je sois, le lendemain je ne serai plus. Et néanmoins personne, parmi tous ceux qui me connaissent, ne pourra dire que je manifeste la moindre humeur maussade ou triste. Et de cette félicité, je rends grâce tous les jours à mon Créateur, et je la souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables. »

Les génies créateurs, Mozart, Haendel, Spinoza, Shakespeare _ dont je n’ai rien dit, me concentrant plutôt sur l’amitié, du sublime sonnet par lequel il nous donne à entendre encore plus qu’à regarder la rencontre-découverte déjà parfaitement énamourée, at first sight, de ses héros Romeo et Juliette, parmi le virevoltant et assourdissant, de poussière et de fumée, bal masqué des Capulet _, Montaigne, Nietzsche aussi _ le penseur de l’éternel retour du même et de l’amor fati _, ainsi que, c’est même, tout bien pesé, sans doute le plus fin (car le plus à vif et piaffant de sa nervosité électrique rentrée) de tous les analystes du kairos, Marivaux, dont je n’ai non plus rien dit _ tant il sait aussi se faire furtif et discret _, ce cousin, virtuose en art du rythme et du silence, de Mozart, Marivaux, ce benêt peseur d’ « œufs de mouche dans une balance en toile d’araignée » dont se gaussait, mais c’est par jalousie, le déjà vif pourtant, mais moins subtil en son écriture, Voltaire, tous ces génies créateurs, donc, non seulement sont des généreux sans compter de leur temps et de leur énergie, mais savent, et ô combien, faire preuve de gratitude en rendant au centuple à la vie, par leurs œuvres sublimement fines et détaillées, le feu joyeux que la vie ne cesse de leur prodiguer…


Suite, en forme de commentaire, au texte précédent :

Il y a, certes, rencontre et rencontre.

Toutes ne sont pas du même ordre, de la même qualité, de la même importance : cela en composant toute une variété.


Il faudrait donc relativiser, « bémoliser » en quelque sorte, ce que je viens d’en dire, en ma « célébration de la rencontre« , en « m’emballant » un peu _ un peu trop : « un brin superlatif, mais pas antipathique« , vient, maintenant, de qualifier l’article de mon blog consacré à mon compte-rendu de sa rencontre avec lui, le 28 mai dernier, au Festival Philosophie de Saint-Emilion : L’intelligence très sensible de la musique du magnifique Karol Beffa : de lumineuses Leçons au Collège de France. Peut-être emporté par l’emphase d’un beau titre : « Célébration de LA rencontre« …


Il n’y aurait donc pas tout à fait rien entre l’absolu de la « vraie rencontre » _ en particulier de la « rencontre initiale » _ et le néant de rencontres qu’est la vie de beaucoup _ la plupart ? _, et sans qu’ils en aient forcément une conscience claire _ le supporteraient-ils ? _, la majorité préfère à la rudesse sauvage de la solitude, d’être leur vie durant plus ou moins bien accompagnés, avec coups et blessures même, ou alors par les reality showsde la télé qui scintille jusqu’à des heures très tardives dans la salle- à-manger…

Existerait donc, plutôt, tout un nuancier de rencontres.


Même s’il s’agit en majeure partie plutôt d’illusions de « rencontres« …

La rencontre, ou plutôt son idée, l’idée qu’on s’en fait par avance, déjà, et qui, souvent, ne formate que trop ce qu’on va vivre ensuite d’une rencontre effective _ mais peut-être pas « vraie » _, l’idée de la rencontre, donc, a tant d’attraits, tant de promesses de charmes… Trop de séductions a priori…

Que serinent donc les chansons ?.. « Un jour, mon prince viendra… Et il m’emportera… » L’amour, toujours l’amour…


Ainsi, d’abord, peut-être parle-t-on trop de « rencontres« , réduisant malencontreusement alors la rencontre effective, pour ce qui finira hélas par en advenir, à ce qu’on s’en promettait, sans assez de largeur _ qui doit être, tout simplement, infinie _ d’ouverture et d’accueil au surprenant de la rencontre, à la singularité infinie de la personne rencontrée.

Une imagination trop étroite, et trop formatée, lâche ici les amarres et prend trop vite le large : pour ne se mirer, au final, qu’en elle-même, et à sa pauvreté ; et réussir à manquer la splendeur de l’altérité de la personne rencontrée !


Voilà ce qu’il advient de trop lâcher la bride au petit, tout petit, ego, et à son égocentrisme triste et ballot : une vacuité pornographique, avec une ivresse de négation (et de mort), dont on constate ces temps-ci les sinistres avancées.

Le triomphe spectaculaire du nihilisme.

Alors qu’il faut apprendre, comme les héros de Homère, l’envol plus audacieux du cabotage en humanité, assez près, mais pas trop non plus _ au risque de le gêner ou l’étouffer _ auprès de l’autre… A la distance, aérée et sereine, de l’égard et d’une vraie curiosité : attentive et attentionnée. Ainsi que de ce qu’il faut d’accommodation dans le regard pour qu’il y ait vraiment la distance justement estimée du re-spect en même temps que d’une vraie connaissance (ainsi que re-connaissance)… Tout ici doit joyeusement re-spirer…

Il nous faut donc, en la rencontre, apprendre à nous méfier de ce que y mettrions trop de nous-mêmes, au lieu de laisser advenir le miracle vrai de l’altérité.


Miracle, car inhabituel, voire sur-naturel. Surtout pour une espèce dénaturée _ je veux dire qui a perdu le mécanisme spécifique des instincts, au profit du dressage et de l’apprentissage culturel (voir ce qu’en dit Peter Sloterdijk dans Règles pour le parc humain).

Cette rencontre qui _ c’est à la fois son essence et son épreuve de vérité _ survient, nous déborde, nous prend à l’improviste, de plein fouet, et par surprise, avec toute la gamme des embruns divers que cela implique _ et cela, quoi qu’on puisse, ou qu’on ait pu, en attendre ou en espérer, quand la dite-rencontre était programmée, planifiée, nos agendas sont si complexes, il nous faut bien nous organiser un peu ; ou rêvée. C’est que la « rencontre vraie » est toujours surprenante, et même brusquante. Dérangeante. Bousculante. Urticante. Il est normal que nous soyons par elle sortis, extraits, extirpés de nos gonds coutumiers, de nos habitudes établies à la va-comme-je- te-pousse… Et cela, par le principal, par l’essentiel : par la nouveauté radicale et fondamentale de l’autre.

L’autre : terra incognita, « continent » vierge et immense, ai-je avancé tout à l’heure…

Ne pas s’enivrer trop, par conséquent, rien qu’à supposer (supputer = calculer) ces attraits, comme esquissés, et ces charmes, comme subodorés, de la rencontre, ou plutôt de l’inconnu de la rencontre, je veux dire le caractère insu, ignoré de celui ou celle _ une personne, un sujet _ à découvrir dans son altérité puissante, absolue, et donc forcément étrange : à apprivoiser _ ou plutôt s’apprivoiser mutuellement. Comme en amour, le rituel des fiançailles.

Préférer donc, pour hygiène du vivre, à la tentation de l’imaginaire, la franchise plus rude, voire à l’occasion quasi sauvage, mais rassurément consistante, et heureusement pleine de répondant, elle, du réel : car charnelle. La vraie chair ne trompant pas.

Je me suis donc focalisé, dans cette « célébration de la rencontre » _ puisque c’est sur elle que j’esquisse ici ce petit « commentaire » _, sur des moments un peu plus cruciaux que d’autres dans une vie, sur des instants dynamiques, dynamisants, voire parfois même enthousiasmants, même si les « débuts » ne sont naturellement pas _ ce serait bien présomptueux _ « en fanfare« , ces premiers moments, ressentis cependant comme prémisses encourageantes, constituant ainsi des sortes de « tournants » _ en musique baroque, on parle d’ »hémioles » : le changement _ aussi impératif que subtil _ n’est pas noté sur la partition, mais les interprètes, avertis, expérimentés, savent (et il le faut absolument !) le comprendre… Cela impulse un rythme. Soit le principe radical de tout ce qui vit _ nous ne quittons décidément pas le charnel.

Ainsi qualifiai-je ces « moments« -là de « rencontre initiale« , parce que de telles rencontres ouvrent d’elles-mêmes, par une simple et belle évidence, la voie d’un désir d’approfondissement, d’une suite, comme avec la kyrielle des danses des « suites » de la musique baroque, ces rencontres-là n’étant, ni se contentant pas de demeurer rencontres sans lendemain.

Or, c’est le paradoxe, l’étrangeté de ces « rencontres initiales » _ étrangeté qui, je le constate, devient de plus en plus consciente, riche, nourrie, avec l’âge, avec« l’expérience » qui tout simplement, strate à strate, se compose, construit et s’accumule_, c’est cette étrangeté paradoxale, donc, qui m’intéresse, avec un regard de plus en plus rétrospectif, et, forcément, aussi savant, culturé, de tout l’appris _ oserais-je qualifier ce regard de proustien ? _, en même temps que de plus en plus immédiat, rapide, vif, curieusement, et sans doute aussi plus lucide ; ainsi, encore, qu’un peu décalé _ et tout cela, mêlé, défilant à toute allure dans l’espace formidablement intensifié, lui aussi, de l’instant.

Avec pour couronner le tout, une pincée d’auto-ironie _ ça s’appelle l’humour, mais il y a trop de mauvais goût à y prétendre si peu que ce soit, lourdaudement. Nous sommes dans l’ordre incomparablement léger et magique de la sprezzatura… Nietzsche, que j’ai un peu négligé jusqu’ici, disait : « Je ne croirais qu’en un dieu qui sache danser »

La peste du pataud qui me colle aux basques, et que donc je demeure !..

D’un autre côté, j’y reviens, tout _ sinon beaucoup _ est aussi, d’une certaine façon « rencontre« , selon une échelle comportant des degrés, et, en quelque sorte, à l’infini…
J’évoquais, en début de texte, les « non rencontres » des zombies… Mais là, c’est de l’ordre du tout ou rien _ et donc du rien !

Alors qu’il faudrait envisager, à côté du cas désolé de ces privés absolus de toute vraie « rencontre« , tout un nuancier délicat de diverses qualités de rencontres, avec leur coefficient respectif de vérité, qui se découvre à l’expérience, telle une gamme plus ou moins concentrée ou étendue _ comme on dit d’une solution chimique qu’elle est plus ou moins étendue (d’eau ?) _, ou un camaïeu délicat et subtil…

Ce régime assez divers de tonalités diverses de « rencontres« , je l’éprouve particulièrement pour ce qui me concerne dans mon métier et mon travail, au quotidien, de professeur de philosophie, avec la diversité _ grande _ de mes élèves ; et des progrès que j’en attends, que j’en espère, et qui me ravissent quand ils se sont en effet _ car cela, mais oui, arrive ! _ comme hegeliennement réalisés (= passés de la puissance à l’acte). Même si j’œuvre _ heureusement ! _ à plus longue échéance que celle de l’examen de fin d’année _ et de ses statistiques habilement manipulées pour la galerie, qui on ne peut plus complaisamment, et avec courbettes, s’y laisse prendre.

La classe de philosophie est cependant, et en effet, pour moi, sans contrefaçon aucune pour quelque galerie que ce soit _ les élèves à ce jeu n’ont heureusement pas, eux la moindre fausse complaisance ! _ un vrai lieu d’activité permanent ; et donc privilégié, éminemment chanceux, selon, bien sûr, l’inspiration des jours, et de chacun, et de tous ; tous ayant droit à la parole et plus encore à l’écoute, ainsi qu’à la critique bienveillante, encourageante, joyeuse, mais aussi exigeante, des autres, et d’abord, bien sûr du professeur, responsable de l’entité « classe » et de sa « vérité » _ un lieu, donc, de rencontres, un lieu vibrant et aimanté de sens, un lieu électrique où doit progresser, et progresse la conscience…

Entrer dans la classe, s’approcher de la chaire, et après avoir déballé l’attirail plus ou moins nécessaire ou contingent, après « l’appel » _ au cours duquel je m’avise avec soin de l’état de chacun par ce qu’annonce son visage, son teint, sa posture, ainsi que la voix qui répond, mais d’abord de son regard, en avant de tous les autres signes _, et dans l’échange vivant de nos regards, commencer à parler. A convoquer le sens _ « Esprit, es-tu là ? Viens ! Consens à descendre parmi nous, et en nous : et à nous animer de ta raison !« … _, à partir de notre commun questionnement, notre socratique _ et « pentecôtique » ?_ dialogue.

Voilà qui réclame infiniment de présence, c’est-à-dire d’attention, de ré-flexion, de chacun et de tous _ et d’abord du professeur, qui conduit les opérations. Un exercice exigeant. A l’aune de l’idéal de la justesse. Et sur un mode le plus joyeux possible _ le professeur, tout le premier, doit être le plus constamment possible en grande forme ! Car ici et maintenant, en cette salle de classe, tout _ ou presque _ se met à tourner autour du règne de la parole. Qui doit être aussi, bien sûr, ou plutôt devenir le règne de la pensée : sommée _ ou plutôt invitée, encouragée : elle n’est pas aux ordres ! _ de s’interroger, de réfléchir, de méditer. Afin d’oser, en confiance, à s’essayer _ voilà ! _ à juger _ oser juger. Et puis justifier ses raisons. Dans l’espace public et protégé de la classe, qui comprend, entre l’espace formidablement libre de ses murs, et dans une acoustique qu’il faut espérer adaptée, l’échange de nos paroles, de nos phrases, s’essayant et se mesurant, par l’effort du « penser » à la justesse ardemment désirée du bien pesé, du bien jugé, du bien pensé… Emmanuel Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » (dans La Religion dans les limites de la simple raison _ vigoureux opuscule contre la censure). Soit une rencontre avec l’idéal de vérité et de justesse du jugement, dans l’échange à la fois inquiet et joyeux du « juger« .

De même que pour Montaigne, instruire, c’est essentiellement former le jugement. Exercice pédagogique exigeant.


Voilà ce qu’est la rencontre pédagogique philosophique.


Entre nous. Autour de la parole. Autour de, et par l’échange _ et cette « rencontre » de vérité. Et pour _ c’est-à-dire au service de _ la réflexion, et dans la tension vers sa justesse. Chacun, comme il le peut. Avec un style qui va peut-être se découvrir, pour chacun. Car, « le style, c’est l’homme même » _ en sa singularité, quand il y parvient _, nous enseigne Buffon en son Traité du style.

Comment accéder à « son » style ? Comment accomplir une œuvre qui soit vraiment « sienne » _ et sans se complaire dans de misérables égocentriques illusions ? Là, c’est l’affaire d’une vie, pas seulement d’une année de formation de philosophie.


Celle-ci peut et doit encourager et renforcer un élan _ même si elle n’est pas capable de le créer de toutes pièces _ ainsi que l’aider de conseils à ne pas s’égarer dans de premières voies qui aliéneraient ; afin de découvrir soi-même, en apprenant à le tracer, pas à pas et positivement, son propre chemin. « Vadetecum« , recommandait Nietzsche dans Le Gai savoir à qui désirait un peu trop mécaniquement devenir son disciple, le suivre : « Vademecum, vadetecum« … La réussite du maître, et c’est un paradoxe bien connu, c’est l’émancipation _ autonome _ de l’élève.

J’adore, pour cela, cette situation « pédagogique« , bien particulière, sans doute, à l’enseignement de la philosophie _ ou plutôt du « philosopher » : « on n’enseigne pas la philosophie, on enseigne à philosopher« , disait encore Kant, après Socrate, et d’autres. C’est que c’est un art, et pas une technique. Un art un peu « tauromachique » _ c’est-à- dire n’hésitant pas à s’exposer mortellement à la corne du taureau _, à l’instar de la mise en danger qu’évoque si superbement Michel Leiris dans sa belle préface à L’âge d’homme. Situation particulière encore, aussi, peut-être, à ma pratique personnelle _ si tant est que j’ose une telle expression _ de cet enseignement « philosophique« , tel que je le conçois, comme je l’ai bricolé, cahin-caha, tout au long de ces années, avec les générations successives d’élèves. Car j’ai aussi bien sûr beaucoup appris d’eux, par eux, avec eux, dans ce ping-pong d’une classe vivante, où vraiment, avec certains, sinon tous, nous nous « rencontrons« par le questionnement vif et exigeant de la parole _ et des regards.

Comme j’ai moi-même au lycée vraiment rencontré mon professeur de philosophie de Terminale, Madame Simone Gipouloux : un modèle d’humanité, dans toute sa modestie, et son sourire _ parfaitement intact dans son grand âge ; Simone est décédée juste un mois avant d’accomplir ses cent ans… _, une personne simplement épanouie dans une gravité joyeuse.

Avec les élèves : voilà, j’aime ça.


Ainsi est-ce une grande chance pour moi que d’avoir _ et d’être rétribué pour cela _ à « rencontrer » ainsi, en mon service hebdomadaire, mes élèves…


En partie indépendamment de son efficacité, certes assez inégale, je prends à cet effort un plaisir important. Mieux : une joie portante. Une vivifiante jeunesse.


Même si pour certains, voire beaucoup d’entre ces élèves _ et au pire, mais c’est quand même très rare, une classe entière : alors quel boulet ! _ rien, ou pas grand chose, vraiment ne se passe, rien d’intéressant n’advient durant tout ce temps. Pas d’étincelle, pas de lueur s’allumant au moins dans la prunelle de l’œil, pas d’enthousiasme, pas de progrès… Les dieux, qui sont « aussi dans le foyer » _ ainsi que le montrait du geste Héraclite cuisinant _, se taisant désespérément alors, n’inspirant aucune pensée, n’éveillant aucun éclair d’intelligence, désertant tristement les tentatives d’échanges… Le grand Pan est mort pour ceux-là. Je n’aurai pas réussi à éveiller-réveiller ces dormeurs d’Ephèse…

C’est aussi, en partie, le lot de cet enseignement, il faut en convenir. On se console alors en se disant qu’on sème _ et qu’on aura semé _ pour l’avenir…


Mais c’est déjà, objectivement, le jeu statistique de la vie, en dépit des occasions qui nous sont encore offertes _ pour combien de temps, les budgets (et le service public) se réduisant ? _ par la configuration des espaces et constructions scolaires et des emplois du temps… Jeu statistique aidé, accéléré ou retardé, par l’évolution _ ce mot trop souvent trompeur _ politico-économique des « structures« … « L’acteur« , se démenant, échouant parfois à dynamiser, à sa modeste mais nécessaire place et par sa modeste mais nécessaire contribution, « le système » dont il fait partie ; « système » pourtant grosso modo à peu près maintenu en état, et qui continue à présenter une apparence _ rassurante ou illusoire ? _ de solidité… Pour combien de temps ? Et avec quelles énergies ?

Dans la vie, c’est pareil : j’aime « rencontrer« , j’aime « échanger« , j’aime cette situation électrique de « désirs » (curiosités) « croisés » _ même, et c’est la règle, de fait comme de droit, peu érotisés : cela m’arrange, je suis plutôt un chaste. Cela n’empêchant pas une vive et permanente dimension « esthétique » du vivre, de l’ordre même du jubilatoire _ jusqu’à l’éclat de rire joyeux…

Même si la plupart du temps, je dois en convenir, j’ai le sentiment de croiser pas mal d’ombres. Et pas de celles, errantes, qui enchantent de leurs émois le monde musical si pleinement vivant d’un François Couperin.

D’un autre côté, encore, il y a aussi la rencontre amoureuse.
Mais sur ce terrain-là, je suis « saturé« , si j’ose dire : j’ai la chance d’avoir à mon côté une femme absolument merveilleuse _ et c’est déjà beaucoup trop parler…

Et puis, il y a aussi _ pour baliser toute la gamme des rencontres _, ne pas nous le cacher, les « retombées« , les déceptions, tout ce qui part en eau de boudin dans nos relations y compris d’amitié (?) avec les autres.


Voire, heureusement moins fréquent, le coup de couteau de la trahison.

Expérience terrible. Qui force, forcément, à réfléchir…


Qu’en est-il de notre capacité à nous illusionner, à nous bercer d’histoires, de chansons ? _ nous revoilà en pays de connaissance, et j’entends d’ici les rires de plusieurs… Dans ce cas-là, est-on jamais sorti de soi ? A-t-on jamais vraiment rencontré quelqu’un d’autre ? C’est à se casser la tête contre le mur.


Diogène avec sa lanterne cherchait vainement un homme. Faut-il diriger cette lanterne vaine d’abord sur soi-même ?


« Personne » est le nom qu’Ulysse le très habile a donné, pour s’évoquer lui-même, au Cyclope qu’il venait d’éborgner-aveugler…

En conséquence de quoi, il faut peut-être relativiser _ à la Bernard Plossu _ les magiques « instants décisifs » des « rencontres initiales« , à la Cartier-Bresson, sur lesquelles je m’étais focalisé d’abord dans ma « célébration« .
Et mettre un peu d’eau dans le vin de ces « rencontres décisives« .

Tout est alors « rencontre« , à des degrés, cependant et certes, divers. Avec une infinie variété de tons, dans le doux camaïeu _ patient, ralenti, profus _ de la gamme, riche en beiges et en gris, qui va du blanc surexposé le plus éblouissant, au risque d’aveugler, au noir d’encre le plus âcre et profond, selon les bonheurs, ou caprices, de la lumière puis du papier, pour le photographe au sortir du cabinet de développement.

Comme nous le montre la variété parfaitement heureuse de l’œuvre généreux et libre de Bernard Plossu _ qu’on contemple son album « Rétrospective« , à défaut des cimaises de son expo synonyme du Musée des Beaux-Arts de Strasbourg (c’était au printemps 2006).

Au delà de la prise et de la découpe de la photo singulière, c’est alors la « séquence » qui est intéressante, comme la suite _ musicale _ des phrases ou des chapitres d’un livre _ avec le « blanc » de la « tourne« . Et comme la disposition-montage d’une exposition de photos, encadrées ou pas, sur les cimaises. Ou d’un livre de photos dont le lecteur-spectateur tourne, lui aussi, forcément, les pages. De même que nous clignons naturellement des yeux, et battons des paupières. C’est le passage qui fait rythme _ le temps est bien présent, offert, et pleinement coopératif : il faut apprendre à le mettre avec soi, l’avoir de son côté. Et c’est alors un allié considérable.


Comme dans la vie, la succession qualitative, syncopée, des moments, à partir du passage des jours _ et, forcément, des nuits.

Qu’on écoute ici les voix des poètes : à propos du rythme des saisons, Arthur Rimbaud : « Ô saisons, ô châteaux ! Quelle âme est sans défauts ? » signalait, pour une fois un plus rêveusement, le garnement batteur ivre de percussions.


Ou, à l’inverse des syncopes, la grâce liquide, le ballet lisse et lentement kaléidoscopique des nuages dans le ciel : « les nuages, les merveilleux nuages« , du spleen baudelairien.


Ou, encore, à la croisée du martellement rimbaldien des syncopes et de la liquidité baudelairienne _ du clock et du cloud ligetien (et de Karol Beffa) _, la mélancolie du spectateur Guillaume Apollinaire, se laissant fasciner, à la rambarde du pont Mirabeau, par les remous abyssaux du fleuve qui avance, et brodant sa chanson sur le tissu effiloché de sa vie, à la croisée de plus en plus mal rapiécée de ce qui passe et de ce qui demeure _ en témoin désolé et contrit, et pour combien de temps encore ? _, pour, héraclitement _ « tout coule« … _, déplorer _ et se plaindre _ du passage :

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure« …

En face d’Héraclite le « déplorateur« , Démocrite, l’atomiste, est le philosophe rieur et réjoui _ Montaigne reprenant dans ses Essais la symétrie de ces deux figures qu’avait marquée Diogène Laërce.


Nous retrouvons alors, avec le philosophe abdéritain, la lignée joyeuse, éminemment plus charnelle _ c’est celle de ceux qui cultivent leur jardin : Epicure, Lucrèce, Spinoza, Nietzsche, comme aussi La Fontaine, Diderot et notre cher Montaigne _, une lignée réconciliée avec son corps et les conditions de la vie,

je veux dire la lignée du clinamen

Francis Lippa, ce mercredi 26 octobre 2016

Ce lundi 31 décembre 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

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