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Face à la déculturation : (re-)penser l’école pour apprendre à apprendre à penser (et « bien faire l’homme » !)

03sept

Nicolas Truong, en son (toujours passionnant et plus que nécessaire !) Théâtre des Idées d’Avignon,

nous offre un superbe entretien _ justissime ! _ sur les fondamentaux _ tant pratiques que théoriques _ de l’école (plus que jamais à re-penser, et plus encore urgemment ! _ tout retard, et toute régression, ont ici des effets très rapidement catastrophiques, à l’échelle du renouvellement (pas seulement biologique de la reproduction génétique !!!) des générations _ à remettre (au plus vite ! contre les démagogues populistes auxquelles sont livrées maintenant _ ici en France comme presque partout aujourd’hui dans le monde, ultra-libéralisme (plus idéologie du « moderne«  et de l’efficacité hyper-pragmatique et rentable de l’« utile« ) aidant… _ les clés des pouvoirs de lÉtat !) sur les pieds d’un chantier enfin « debout » : la tête en haut !

donné sur le site (et la page-papier) du Monde : Contre l’idéologie de la compétence, l’éducation doit apprendre à penser

Ce très important entretien entre Marcel Gauchet et Philippe Meirieu répondant aux questions de Nicolas Truong

s’est construit et déployé lors d’un échange qui s’est déroulé le 13 juillet, dans le cadre du Théâtre des idées, cycle de rencontres intellectuelles du Festival d’Avignon.

Dans quelle mesure l’évolution de nos sociétés ébranle-t-elle les conditions de possibilité de l’entreprise éducative ?

Marcel Gauchet : Nous sommes en proie à une erreur de diagnostic : on demande à l’école de résoudre par des moyens pédagogiques des problèmes civilisationnels _ voilà le fond de la chose et l’enjeu importantissime ! _ résultant du mouvement même de nos sociétés, et on s’étonne qu’elle n’y parvienne pas _ envisagée rien que techniquement et technocratiquement, et à elle seule… Quelles sont ces transformations collectives _ socio-politico-économico- civilisationnelles _ qui aujourd’hui posent à la tâche éducative des défis entièrement nouveaux ? Ils concernent au moins quatre fronts : les rapports entre la famille et l’école, le sens des savoirs, le statut de l’autorité, la place de l’école dans la société.

A priori, famille et école ont la même visée d’élever les enfants : la famille éduque, l’école instruit, disait-on jadis. En pratique, les choses sont devenues bien plus compliquées.

Aujourd’hui, la famille _ et les individus (officiellement, mais très à la marge !, « parents d’élèves«  !) moins que jamais « sujets«  de leurs existences, tant individuelles que collective, en dépit de ce qui s’auto-baptise assez cyniquement « démocratie«  ! _tend à se défausser sur l’école, censée à la fois éduquer et instruire. Jadis pilier de la collectivité, la famille s’est privatisée _ rongée par le mercantilisme sur ce qui pouvait rester d’« âme«  ! _, elle repose désormais sur le rapport personnel et affectif _ mal (névrotiquement !) sur-investi ! _ entre des êtres à leur bénéfice intime exclusif _ cf encore ici le beau livre si lucide de Michaël Foessel : La Privation de l’intime. La tâche éducative est difficile à intégrer à ce cadre visant à l’épanouissement affectif des personnes _ à distinguer des mirages de l’hédonisme de l’agréable.

Philippe Meirieu : Nous vivons, pour la première fois, dans une société où l’immense majorité des enfants qui viennent au monde sont des enfants désirés _ névrotiquement sur-investis trop souvent : de même que « le couple » (cf l’expression « mon couple » !!!). Cela entraîne un renversement radical : jadis, la famille « faisait des enfants », aujourd’hui, c’est l’enfant qui fait _ et le plus souvent mal : cf l’inflation galopante des recompositions inchoatives _ la famille. En venant _ trop mécaniquement : c’est si facile de procréer ! _ combler notre désir _ confondu (hélas ! avec le « besoin« , trop souvent ; pour ne pas dire le « caprice«  d’adultes demeurés infantiles… _, l’enfant a changé de statut et est devenu notre maître _ bonjour les dégâts ! Il n’y a plus d’adultes ! _ : nous ne pouvons rien _ modèle consumériste aidant _ lui refuser, au risque de devenir de « mauvais parents »… _ le tsunami du principe de plaisir emportant les malheureuses (non hédonistes !) digues du principe de réalité !!!

Ce phénomène a été enrôlé _ très fructueusement  ; cf le Propaganda, dès les années vingt aux États-Unis, d’Edward Bernays, neveu de Siegmund Freud, demeuré lui à Vienne… : le modèle de ce qui allait devenir les recettes du marketing efficace et juteux ! _ par le libéralisme marchand : la société de consommation met, en effet, à notre disposition une infinité de gadgets que nous n’avons qu’à acheter pour satisfaire _ pas vraiment : le processus est bel et bien, de facto, une vis sans fin de frustrations : Locke (le fondateur de la pensée « libérale« ) avait déjà parfaitement analysé le mécanisme de cette machine « à profits » à mettre en place (par ce qui allait devenir le capitalisme)… _ les caprices de notre progéniture _cf ici les travaux parfaitement lucides de Dany-Robert Dufour ; à paraître : L’Individu qui vient après le libéralisme

Cette conjonction entre un phénomène démographique et l’émergence du caprice mondialisé _ bravo pour l’expression ! _, dans une économie qui fait de la pulsion d’achat _ bravo encore ! _ la matrice du comportement humain, ébranle les configurations traditionnelles du système scolaire.

Dans quelle mesure le face-à-face pédagogique est-il bouleversé par cette nouvelle donne ?

Ph. M. : Pour avoir enseigné récemment en CM2 après une interruption de plusieurs années, je n’ai pas tant été frappé par la baisse du niveau que par l’extraordinaire difficulté à contenir _ voilà ! _ une classe qui s’apparente à une cocotte-minute _ inchoative…

Dans l’ensemble, les élèves ne sont pas violents ou agressifs, mais ils ne tiennent pas en place. Le professeur doit passer son temps à tenter de construire ou de rétablir un cadre structurant _ on ne saurait mieux dire. Il est souvent acculé à pratiquer une « pédagogie de garçon de café », courant de l’un à l’autre _ comme c’est réaliste _ pour répéter individuellement _ et dans l’espace comme dans le temps : avec des mémoires infantiles devenues celles de poissons rouges ! _ une consigne pourtant donnée collectivement, calmant les uns, remettant les autres au travail.

Il est vampirisé _  oui ! quelle énergie devoir rassembler pour réussir à y résister ! Il faut être en forme olympique ! _ par une demande permanente d’interlocution individuée. Il s’épuise à faire baisser la tension pour obtenir l’attention _ -concentration : base de tout travail et de toute œuvre ; que de pathologies avérées ici ! Dans le monde du zapping et de la communication « en temps réel », avec une surenchère permanente des effets qui sollicite la réaction pulsionnelle immédiate _ cf ici les travaux de l’ami Bernard Stiegler _ , il devient de plus en plus difficile de « faire l’école ». Beaucoup de collègues buttent au quotidien sur l’impossibilité de procéder à ce que Gabriel Madinier définissait comme l’expression même de l’intelligence, « l’inversion de la dispersion » _ c’est parfaitement exprimé ; cf ici, sur cette attention-concentration, l’entretien de Danièle Sallenave (à propos de son La Vie éclaircie) avec Francis Lippa, le 23 mai dernier dans les salons Albert-Mollat ; cf aussi mon article sur ce livre : Les rencontres heureuses et la vitalité généreuse d’une attentive vraie, Danièle Sallenave : l’état (= bilan provisoire) de sa « Vie éclaircie » _ somptueuse lumière d’un livre majeur !).

Dès lors que certains parents n’élèvent plus leurs enfants dans le souci du collectif, mais en vue de leur épanouissement personnel, faut-il déplorer que la culture ne soit plus une valeur partagée en Europe et comment faire en sorte qu’elle retrouve sa centralité ?

M. G. : Le savoir et la culture étaient posés comme les instruments permettant d’accéder à la pleine humanité _ voilà : bien sûr, elle se construit ; et sa destruction (ou régression) se nomme « la barbarie«  _, dans un continuum allant de la simple civilité à la compréhension du monde dans lequel nous vivons _ c’est très clair et justissime ! C’est ce qui nourrissait l’idéal du citoyen démocratique. Ils ont perdu ce statut. Ils sont réduits à un rôle utilitaire (ou distractif) _ ah ! les délices de l’entertainment !

L’idée d’humanité s’est dissociée _ tragiquement : nous en avons sous les yeux (et quotidiennement !) de tristes exemplaires !!! _ de l’idée de culture. Nous n’avons pas besoin _ comme si le besoin (animal) était le criterium de l’« exister » humainement ! Qu’en penserait un Aristote ? _ d’elle pour exister. Nous sommes submergés par une vague de privatisation qui nous enjoint de vivre _ hédonistement, mais en consommant des biens (et services) dits « culturels«  : à acheter… _ pour nous-mêmes et, surtout, de ne pas perdre notre temps _ il est si précieux : « Time is money » ; et « jouissons sans entraves !«  _ à chercher à comprendre ce qui nous environne _ vivent les moutons de Panurge !

Derrière le slogan _ de l’ultra-libéralisme _ apparemment libertaire « faites ce que vous voulez ! » _ là-dessus, lire et relire toujours Gorgias de Platon, et son portrait de Calliclès ! l’ultra-capricieux ! _, il y a un postulat nihiliste _ parfaitement !!! _ : il ne sert à rien de savoir, aucune maîtrise du monde n’est possible. Contentez-vous de ce qui est nécessaire pour faire tourner la boutique _ ou, en sa version moderniste : « gérer«  ! _, et pour le reste _ puisque « vous le valez (si) bien«  ! _, occupez-vous de vous ! _ lire aussi le portrait du « dernier homme«  de Nietzsche dans le sublimissime Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra !..

L’école est prise dans ce grand mouvement de déculturation _ voilà ! _ et de désintellectualisation _ aussi ! vivent la panse et le nombril, l’estomac et les intestins ! cf quelques remarques bien senties là-dessus de Jean Clair, à propos du symptomatique trash intestino-stomachal dans l’art contemporain, in L’Hiver de la culture  _de nos sociétés qui ne lui rend pas la tâche facile _ y résister ! Les élèves ne font que le répercuter avec leur objection lancinante _ pseudo-utilitariste _ : à quoi ça sert ? Car c’est le grand paradoxe de nos sociétés qui se veulent _ mais seulement idéologiquement ! hélas… _ des « sociétés de la connaissance » : elles ont perdu de vue la fonction véritable _ de vrai bonheur par une vraie libération (véritablement épanouissante : lire ici Spinoza…) ; ainsi que sa dynamique ! _ de la connaissance.

C’est pourquoi nous avons l’impression d’une société sans pilote _ en tout cas sans pilote sage : pas de ces caricatures de petits chefs ne songeant qu’à la jouissance sadique du pouvoir (de s’en mettre _ eux et leurs proches _ plein les poches !). Il n’y a plus de tête pour essayer de comprendre ce qui se passe : on réagit, on gère, on s’adapte. Ce dont nous avons besoin _ et collectivement (dans une vraie république, dans des États qui soient vraiment restaurés en de plus vraies « démocraties«  ; lire et relire ici Alain !), et individuellement (c’est-à-dire personnellement : en vrais « sujets«  (du moins si peu que ce soit) de nos existences, au lieu de n’être que des marionnettes pour des comptables statisticiens calculant leurs profits… _ , c’est de retrouver le sens _ aussi désintéressé et passionné _ des savoirs et de la culture.

Est-ce à dire que l’autorité du savoir et de la culture ne va plus de soi, classe difficile ou pas ? Et comment peut-on la réinventer ?

M. G. : L’autoritarisme est mort, le problème de l’autorité commence ! Le modèle de l’autorité a longtemps été véhiculé par la religion (puisque les mystères de la foi vous échappent, remettez-vous en au clergé) et par l’armée (chercher à comprendre, c’est déjà désobéir) _ ce à quoi se sont opposé les Lumières : « Sape audere ! » signifie  « Ose juger !, te servir de ton propre entendement !«  Ces formes d’imposition sans discussion _ que refusait le démon de Socrate : et qui valut à ce dernier la mort par la cigüe… cf l’Apologie de Socrate _ se sont écroulées, et c’est tant mieux ! Mais il faut bien constater qu’une fois qu’on les a mises à bas, la question de l’autorité se repose à nouveaux frais _ face aux opinions toutes faites et autres conformismes massifs et intimidants. Pourquoi cette question est-elle si importante à l’école ? _ lire ici Condorcet, sur les conditions de la démocratie en une république ; puis Jules Ferry, et Alain…

Tout simplement parce que l’école n’a pas d’autre moyen d’action que l’autorité _ de l’intelligence et de l’affectivité saine : « autorité«  entendue comme le contraire de la violence _ : l’emploi de la force y est exclu et aucune contrainte institutionnelle n’obligera jamais quelqu’un à apprendre _ to learn. La capacité de convaincre _ et non de persuader _ de l’enseignant dans sa classe repose sur la confiance _ intelligente (et donc toujours sujette à discussion et débat, y compris entre soi et soi, eu égard à l’autorité idéale de la raison universelle) : à distinguer de la crédulité, aveugle et niaise (voire fanatique) _ qui lui est faite en fonction du mandat qui lui est conféré _ avec la légitimité d’une légalité saine : ici encore, trop de rebuts aujourd’hui… _ par la société et garanti par l’institution _ quand celle-ci est vraiment fiable, et non fruit de l’intrigue. Nous sommes là pour l’appuyer dans ce qui est une mission collective _ en effet.

Or ce pacte est aujourd’hui _ surtout par des ignares et des aigris bourrés de ressentiments en tous genres… _ remis en question. Les enseignants en sont réduits à leur seul charisme _ sans lui, en effet, pas d’issue… Ils travaillent sans filet et sans mandat institutionnel clair. La société n’est plus derrière eux, à commencer par leur administration _ quand celle-ci cède aux pressions et à la lâcheté… C’est ce qui aboutit à la crise de l’autorité à l’école : les enseignants sont là au nom d’une collectivité qui ne reconnaît pas le rôle qu’ils exercent.

Ph. M. : L’autorité est en crise parce qu’elle est individuée et qu’elle n’est plus soutenue _ cf Michel Crozier : L’Acteur et le système _ par une promesse sociale partagée _ d’où la montée des ressentiments (absurdes)… Le professeur tenait son autorité _ d’abord _ de son institution. Aujourd’hui, il ne la tient plus que de lui. L’école garantissait _ aussi _ que l’autorité du professeur était promesse de réussite _ différée, mais réelle _ pour celui qui s’y soumettait.

Aujourd’hui, la promesse scolaire est éventée et le « travaille et tu réussiras » ne fait plus recette. L’école, qui était une institution, est devenue un service _ voici : et si celui-ci s’achetait (sur-le-champ et sans efforts de soi de la part de l’adolescent), cela conviendrait encore davantage ! _ : les échanges y sont régis par les _ seuls : tristement pauvres ! _ calculs d’intérêts à court terme _ le diplôme comme viatique pour un travail… Le pacte de confiance entre l’institution scolaire et les parents est rompu. Ces derniers considèrent souvent l’école comme un marché dans lequel ils cherchent le meilleur rapport qualité/prix _ tel est pour eux la donne ; et le plus tôt le résultat est atteint, leur sera à eux aussi le mieux…

Le défi qui s’ensuit est double. Nous devons d’abord réinstitutionnaliser l’école jusque dans son architecture. Si les lycées napoléoniens ont si bien fonctionné, c’est qu’à mi-chemin entre la caserne et le couvent, ils alliaient l’ordre et la méditation _ voilà ! Réinstitutionnaliser l’école, c’est y aménager des situations susceptibles de susciter les postures mentales _ absolument : et en prenant en compte leur dimension temporelle ; leur suivi… _ du travail intellectuel.

Il est essentiel d’y scander _ clairement _ l’espace et le temps, d’y structurer des collectifs, d’y instituer des rituels _ oui ; et vraiment joyeux ! _ capables de supporter l’attention et d’engager l’intention _ profonde et enthousiaste si possible : dans la joie de l’effort et de la curiosité _ d’apprendre…

Nous devons ensuite, contre le savoir immédiat et utilitaire _ mécanique ! _, contre toutes les dérives de la « pédagogie bancaire » _ excellente expression encore ! _, reconquérir le plaisir _ généreux _ de l’accès à l’œuvre _ ceci est capital !!! en la richesse de sa nécessaire complexité… La mission de l’école ne doit pas se réduire à l’acquisition d’une somme _ réductivement simplifiée et capitalisable _ de compétences, aussi nécessaires soient-elles, mais elle relève de l’accès à la pensée _ en tant qu’aventure (complexe) sans cesse en chantier. Et c’est par la médiation _ mais oui ! _ de l’œuvre artistique, scientifique ou technologique _ forcément elle-même construite, en sa relative complexité et richesse ! _ que la pensée se structure et découvre une jouissance qui n’est pas de domination, mais de partage _ voilà : une distinction éminemment cruciale ! Soit encore Socrate versus Calliclès…

La réinvention de l’école passe donc aussi par un réexamen critique de nos outils pédagogiques ?

Ph. M. : L’accès _ artistique _ à l’œuvre _ et pas seulement d’Art : scientifique et technologique aussi… Le génie (humain) est invention, intuition et (longue) patience… _, parce qu’elle exige de différer _ voilà : dans l’épaisseur de la durée du temps vivant _ l’instrumentalisation _ technico-commerciale seulement _ de la connaissance _ processus lui-même non mécanique _ et d’entrer dans une aventure intellectuelle _ ouverte : c’est un pléonasme ! cf l’essentiel là-dessus L’Acte esthétique de Baldine Saint-Girons qui en détaille, à propos de l’œuvre d’art,  la merveilleuse délicatesse de complexité _, se heurte à notre frénésie _ assez stupide, par son inconsistance même _ de savoir _ informatif : pauvre d’intelligence _ immédiat. Car les enfants de la modernité veulent _ ou plutôt désirent : très superficiellement ! _ savoir _ ce qui n’est en rien connaître, mais seulement détenir, et très superficiellement (et provisoirement, face à l’oubli !), une minimale opinion : par ouï-dire (cf les divers « genres de connaissance«  selon Spinoza !). Ils veulent même  tout _ n’importe quoi et n’importe comment _ savoir _ sans rien construire (de sens) qui se tienne si peu que ce soit : cf ici la distinction de la connaissance (et la science) et de l’opinion (et la croyance) par Platon…

Mais ils ne veulent pas vraiment _ les malheureux ! de quelles joies ils se privent ! _ apprendre _ quelle (lamentable) tristesse que la paresse intellectuelle et l’incuriosité ! Ils sont nés dans un monde où le progrès technique est censé _ par auto-promotion commerciale mensongère ! populiste… _ nous permettre de savoir _ mécaniquement, voire automatiquement _ sans apprendre : aujourd’hui, pour faire une photographie nette, nul n’a besoin de calculer le rapport entre la profondeur de champ et le diaphragme, puisque l’appareil le fait tout seul…

Ainsi, le système scolaire s’adresse-t-il à des élèves qui désirent _ très superficiellement _ savoir _ en fait croire ! _, mais ne veulent plus vraiment apprendre _ véritablement : toujours à son corps défendant : tout savoir vrai s’incorpore ! Des élèves qui ne se doutent pas le moins de monde _ la massivité des réflexes auxquels les conditionnent les médias ne les y aide certes pas _ qu’apprendre peut être occasion de jouissance _ et quelles ! Ce qui est a contrario le cas de l’artisan comme de l’artiste en son apprentissage et à l’œuvre, pour se cantonner à ces exemples d’apprentissage…

Des élèves rivés sur l’efficacité immédiate de savoirs instrumentaux acquis _ le plus paresseusement possible _ au moindre coût _ surtout de sa petite personne ! à commencer physiquement, et même physiologiquement ! _, et qui n’ont jamais rencontré _ les malheureux : faute de maîtres qui leur ouvrent un tant soit peu les yeux… _ les satisfactions fabuleuses _ mais oui ! _ d’une recherche exigeante _ en ses processus comme en ses finalités : mais ceux-là, eux, probablement, « ne le valent pas bien«  C’est pourquoi l’obsession de compétences _ mécaniques et mécaniciennes (et évaluées ainsi) _ nous fait faire _ collectivement _ fausse route _ tragiquement. Elle relève du « productivisme scolaire », réduit la transmission à une transaction _ sans la moindre générosité ! _ et oublie que tout apprentissage est une histoire _ un peu complexe ; et une aventure en partie imprévisible et imprévue…

En réalité, la culture française a toujours été rétive _ ici c’est l’analyste de la pédagogie qui parle en Philippe Meirieu _ aux théories de l’apprentissage _ Henri Wallon, René Piaget… _, pour leur préférer les théories de la connaissance _ déjà constituée _ : « l’exposé des savoirs en vérité » _ coupés de la genèse (progressive) de leur dynamique _ apparaît ainsi comme la seule méthode d’enseignement, qu’elle prenne la forme de l’encyclopédisme classique ou des référentiels de compétences béhavioristes _ amertume ici de Philippe Meirieu : à nuancer sans doute un peu… Il n’y a pas que des enseignants stupides et complètement insensibles à (et ignorants de) la constitution effective (et aventureuse) des savoirs qu’ils sont censés pas seulement diffuser, mais bien faire connaître (et faire comprendre !) : mais cela demande aussi, forcément, et du temps, et du suivi, et de la patience ; à l’heure des drastiques réductions d’horaire ; et émiettages en tous genres…

Dans cette perspective, le savoir programmatique est à lui-même sa propre pédagogie, et toute médiation, tout travail sur le désir _ essentiel, en effet : mais pas forcément selon les conceptions du marketing d’un Edward Bernays ! _, relèvent d’un pédagogisme méprisable. Je regrette profondément l’ignorance de l’histoire de la pédagogie dans la culture française : elle nous aiderait à débusquer nos contradictions et nos insuffisances, et à réinventer _ sur le terrain : en la salle de classe _ l’école.

M. G. : Que savons-nous de ce que veut dire « apprendre » ? _ c’est la question du Ménon de Platon. Presque rien, en réalité : nous passons sans transition du rat de laboratoire et de la psychologie cognitive aux compétences qui intéressent les entreprises. Mais l’essentiel se trouve entre les deux, c’est-à-dire l’acte d’apprendre _ to learn _, distinct de connaître _ et acte-processus qui est la condition concrète effective de la constitution de tout savoir personnel tant soit peu incorporé _, auquel nous ne cessons, à tort _ par paresse quant aux processus effectifs (et aux efforts qu’ils nécessitent) _, de le ramener. Apprendre, à la base, pour l’enfant, c’est d’abord entrer _ et ce portail est décisif (et dure toute la vie !) _dans l’univers des signes graphiques par la lecture et l’écriture, et accéder par ce moyen aux ressources du langage _ voilà : en son infinie richesse ouverte : cf Chomsky _ que fait apparaître son objectivation écrite _ ce à quoi revient inlassablement Bernard Stiegler livre après livre…

Une opération infiniment difficile avec laquelle nous n’en avons jamais fini, en fait _ voilà ! Car lire, ce n’est pas seulement déchiffrer _ eh ! oui ! _, c’est aussi comprendre _ en s’investissant dans l’effort. Cela met en jeu une série d’opérations complexes d’analyse, de contextualisation _ oui _, de reconstitution sur lesquelles nous ne savons presque rien. Comment parvient-on à s’approprier le sens d’un texte ? _ d’abord par la curiosité et la qualité de notre attention-concentration !

On constate empiriquement que certains y parviennent sans effort, alors que d’autres restent en panne, de manière inexplicable _ faute de curiosité, d’attention-concentration, de patience ? Au moins autant affectivement qu’intellectuellement. Sur tous ces sujets, nous sommes démunis : nous nous raccrochons à un mélange de routines plus ou moins obsolètes et d’inventions pédagogiques plus ou moins aveugles.

Ph. M. : De même qu’aucun métier _ jamais strictement mécanique, par là ? _ ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour l’exercer, aucun savoir ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour le maîtriser. Les compétences graphiques, scripturales, orthographiques, grammaticales suffisent-elles pour entrer dans une culture lettrée ? Je n’en crois rien, car entrer dans l’écrit, c’est être capable de transformer les contraintes de la langue _ qui sont aussi des bases et des rails directionnels de l’intellection _ en ressources pour la pensée _ en sa quête de sens, quand (et si) quête de sens il y a ; et donc désir de sens… Il faut ici donner à apprendre à prendre confiance en ses propres efforts, et les encourager (et toujours avec exigence _ subjectivée _ de lucidité sur l’exigence objective de la qualité)…

Ce jeu _ mais oui ! et il doit même devenir succulent pour la personne… _ entre contraintes et ressources relève d’un travail pédagogique _ de la part du maître _, irréductible à l’accumulation de savoir-faire et à la pratique d’exercices mécaniques _ de la part de l’élève. Il renvoie à la capacité _ en le maître _ à inventer des situations génératrices de sens _ à vérifier en permanence, plus encore que ludiquement : joyeusement ! _, qui articulent étroitement découverte et formalisation _ voilà ! Or, nous nous éloignons aujourd’hui à grands pas de cela avec des livrets de compétences _ réduits et réducteurs _ qui juxtaposent des compétences aussi différentes que « savoir faire preuve de créativité » et « savoir attacher une pièce jointe à un courriel » _ noyant l’essentiel dans le très secondaire intellectuellement… Soit la confusion de la hiérarchie (même un peu plastique et souple) des fins et des moyens…

Que peut bien signifier alors _ et pour quel bureaucrate servile ? _ « l’élève a 60 % des compétences requises » ? La notion de compétence renvoie tantôt à des savoirs techniques reproductibles _ mécaniques, voire automatisables _, tantôt à des capacités invérifiables _ car plus subtiles : de finesse (non quantifiable, déjà) _ dont personne ne cherche à savoir comment elles se forment. Ces référentiels atomisent _ = émiettent désespérément _ la notion même de culture _ de même qu’est « atomisée«  la personne même : cf le concept (et ses applications) de « ressources humaines«  !!! _ et font perdre de vue _ avec des dégâts considérables _la formation à la capacité _ personnelle _ de penser _ au profit de réflexes (cf la logique du « temps de cerveau disponible«  ; et du « vu à la télé« …).

A l’heure où nous passons des connaissances aux compétences, quels sont les leviers politiques qui permettraient de réinventer l’école ?

M. G. : L’école est à réinventer, mais elle ne pourra pas le faire seule dans son coin. Ce n’est pas un domaine de spécialité comme un autre qu’il suffirait de confier aux experts _ purement techniques et techniciens de la chose… _ pour qu’ils trouvent les solutions. Le problème éducatif ne pourra être résolu dans ces conditions. C’est une affaire qui concerne au plus haut point _ tant importent les valeurs et finalités commandant ces processus _ la vie publique _ et au premier chef politique, à l’aune de l’idée (vraie, et non menteuse, démagogue, populiste) de « démocratie«  _, qui engage l’avenir de nos sociétés _ et cultures/incultures _ et ne peut être traitée que comme une responsabilité collective qui nous concerne tous _ en une démocratie qui soit « vraie«  _, et pas seulement les parents d’élèves.

L’une des évolutions actuelles les plus inquiétantes réside dans l’installation au poste de commandement _ des pouvoirs _ d’une vision purement économique _ et c’est peu dire : cf les aspects idéologiques du thème de la « dette«  publique ! _ du problème, élaborée et développée à l’échelle internationale _ par l’ultra-libéralisme ; cf de Michaël Foessel, l’excellent État d’urgence _ critique de la banalité sécuritaire, aux Éditions Le Bord de l’eau.

Ce que résume l’écho donné aux résultats des enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), pilotées par l’OCDE. Le ministère de l’éducation nationale ne fait plus que répercuter _ voilà _ des conceptions très discutables du type de performances auxquelles doivent tendre les systèmes éducatifs.

Très discutables, je le précise, y compris du point de vue de l’emploi et de l’efficacité économique. Qui peut prendre au sérieux _ mais est-ce seulement un souci ? Que valent seulement ces segments de population-là ?.. _ le livret de compétences introduit au collège dans le but de mieux évaluer les acquis des élèves ? _ on atteint en effet ici des sommets de ridicule bureaucratique…

Dans le travail comme dans le reste de l’existence _ en effet ! _, c’est avec de la pensée _ seulement ! _ que l’on peut progresser, à tous les niveaux. La fonction _ finalité suprême _ de l’école, c’est tout simplement d’apprendre _ à l’enseigné _ à penser, d’introduire à ce bonheur _ oui ! _ qu’est la maîtrise par l’esprit _ devenant un peu plus intelligent _ des choses que l’on fait, quelles qu’elles soient. C’est, de très loin, la démarche la plus efficace _ comment peut-il être nécessaire d’avoir à en convaincre les décideurs ?.. Mais combien préfèrent les machines, et, à défaut, les esclaves ; et les abrutis !..  L’illusion du moment est de croire qu’on obtiendra de meilleurs résultats pratiques en abandonnant cette dimension humaniste _ cf aussi l’important livre de Martha Nussbaum dont vient de paraître la traduction en français : Les Émotions démocratiques _ comment former le citoyen du XXIe siècle

Ph. M. : Je suis entièrement d’accord avec Marcel Gauchet sur l’importance d’une mobilisation politique sur la question de l’éducation, qui dépasse d’ailleurs celle de l’école _ cf les dégâts (d’ampleur considérable) de la pratique des médias, les jeux vidéos, etc. ; et l’impact (énorme) des diverses propagandes… Les programmes éducatifs des deux principaux partis politiques français ne proposent rien de plus que de nouvelles réformes scolaires : il n’y est nullement question de la famille, du rôle des médias, de la présence des adultes dans la ville, des relations transgénérationnelles _ cf les travaux de Bernard Stiegler ; par exemple, Prendre soin 1 _ de la jeunesse et des générations

Marcel Gauchet et Philippe Meirieu, alors que vous appartenez à des mouvances différentes, vous avez cherché à dépasser l’opposition entre « pédagogues » et « républicains », cette vieille querelle qui divisait les soi-disant partisans des savoirs de la transmission et ceux qui prônaient l’exclusive transmission des savoirs. Est-ce le signe de la fin d’un clivage tenace mais sclérosant ?

M. G. : L’opposition entre pédagogues et républicains me semble derrière nous. Je m’en félicite, car j’ai toujours travaillé à la dépasser. La divergence très relative entre Philippe Meirieu et moi-même tient simplement à la différence de point de départ. Philippe Meirieu part de la pédagogie, là où je pars d’une préoccupation plus politique.

Il est certes important de connaître le patrimoine pédagogique, mais je suis peut-être plus sensible que Philippe Meirieu au caractère inédit de la situation. Aucun discours hérité ne me semble immédiatement à la hauteur _ voilà _ de la réalité scolaire _ dans toute son amplitude (et sa complexité) : au travail ! _ dont nous faisons aujourd’hui l’expérience.

Ph. M. : A l’heure actuelle, l’essentiel est d’inventer une école qui soit délibérément un espace de décélération _ facteur très important ; cf l’essai d’Harmut Rosa : Accélération _, un lieu d’apprentissage de la pensée _ ce qui demande toujours du temps et du suivi dans l’investissement (et l’incorporation même de ce qui s’apprend) : quand, à l’inverse, on nous émiette et atomise et désintègre tout !!! _ et d’expérience d’un travail collectif solidaire _ aussi ! Or, sur ces questions, le patrimoine pédagogique _ Marta Nussbaum y insiste, elle aussi, en son Les Émotions démocratiques _ comment former le citoyen du XXIe siècle _ m’apparaît d’une extrême richesse. Le clivage politique, quant à lui, se situe entre ceux qui chargent l’école de transmettre une somme de savoirs techniques garantissant _ qu’ils disent ! _ à terme l’employabilité du sujet _ item au sein de la masse de la « ressource humaine«  à gérer en ses flux et cohortes… _, et ceux pour qui l’école a une vocation culturelle _ des personnes (et citoyens d’une vraie démocratie) _ qui dépasse la somme _ quantitative _ des compétences techniques _ et commerciales _ qu’elle permet d’acquérir.

C’est là une question de société qui appelle un véritable débat démocratique _ et comment !

Marcel Gauchet, historien et philosophe

Né en 1946, est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et au Centre de recherches politiques Raymond-Aron. Rédacteur en chef de la revue « Le Débat » (Gallimard), qu’il a fondée avec Pierre Nora en 1980, il a récemment publié « La Condition historique » (Stock, coll. Les Essais, 2003), un entretien avec François Azouvi et Sylvain Piron qui retrace son parcours intellectuel et politique depuis 1968, « L’Avènement de la démocratie », t. 1 « La Révolution moderne », t. 2 « La Crise du libéralisme » et t. 3 « A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974″ (Gallimard, 2007-2010).
Sur l’école, il a publié, en collaboration avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi, « Pour une philosophie politique de l’éducation » (Hachette Littératures, 2003) et « Les Conditions de l’éducation » (Stock, 2008).

 Philippe Meirieu, pédagogue et essayiste

Né en 1949, Philippe Meirieu a été instituteur, professeur de collège et de lycée (général et professionnel). Il est aujourd’hui professeur des universités en sciences de l’éducation. Il fut responsable d’un collège expérimental, rédacteur en chef des « Cahiers pédagogiques », formateur d’enseignants. Il participa à la création des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), présida la consultation Quels savoirs enseigner dans les lycées ? en 1997-1998. Il dirigea l’Institut national de recherche pédagogique et l’IUFM de l’académie de Lyon. Actuellement vice-président de la région Rhône-Alpes délégué à la formation tout au long de la vie, il a notamment écrit, aux éditions ESF, « Le Choix d’éduquer » (1991), « Frankenstein pédagogue » (1996), « Faire l’école, faire la classe » (2006). Il vient de publier un livre d’entretiens avec le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis, « L’Ecole et son miroir » (Jacob-Duvernet, 144 p., 24,95 €).

« Les retours du dimanche », une émission France Culture-« Le Monde »

Chaque dimanche, de 17 à 18 heures, l’émission « Les retours du dimanche », coproduite et coanimée par Agnès Chauveau, directrice exécutive de l’Ecole de journalisme de Sciences Po et Nicolas Truong, responsable des pages « Débats » du « Monde », proposera un retour critique et éclairé sur les temps forts de l’actualité de la semaine. Un ou deux invités d’honneur, choisis pour la qualité de leurs analyses et le caractère intempestif de leur pensée, tenteront d’élucider des faits notables de l’actualité. Autour de ce grand entretien, une chronique sur la vie des idées, un tour du monde des débats et des extraits sonores jouent les éclaireurs.

C’est dans ce tempo propice d’une journée tournée vers la détente mais aussi vers la réflexion que « Les retours du dimanche » se pencheront avec des intellectuels sur les « infos » les plus saillantes afin d’aiguiser le sens critique des auditeurs de France-Culture et des lecteurs du « Monde ».

(Première émission, le 4 septembre).

Article paru dans l’édition du 03.09.11 du Monde.

Brefs des questions éminemment pratiques essentielles

quant au devenir _ et collectif, et personnel _

de l’humanité.

Titus Curiosus, ce 3 septembre 2011

le regard de la musicologue sur le regard du philosophe (Bachelard) sur l’activité féconde de l’imaginer

12juil

Ceci

serait comme une conclusion un peu synthétique à la seconde partie de mon article précédent, A propos de la poïétique, deux exercices d’application : Jean-Paul Michel et Gaston Bachelard,

je veux dire un bilan de ma lecture de l’essai de la musicologue Marie-Pierre Lassus _ celle-ci est maître de conférences HDR en musicologie à l’université de Lille-3… _ Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres

Le titre lui-même de l’essai, déjà, fait un peu difficulté :

ce serait par pur quiproquo qu’un tel essai se retrouvât au rayon « musique«  (ou au rayon « Beaux-Arts« ) d’une bibliothèque _ comme d’une librairie, aussi.

Car le terme « musicien » est pris ici métaphoriquement par Marie-Pierre Lassus :

Gaston Bachelard n’est pas (du tout ; en rien) compositeur de musique ;

ni _ ou trop peu _ non plus, praticien de quelque instrument que ce soit (de musique ; ni même d’une voix s’adonnant au chant !)… Il semble avoir renoncé à toute pratique instrumentale _ peut-être le violon… _ au décès de sa femme, en 1920 _ il avait trente-six ans.

Si la « thèse » de Marie-Pierre Lassus (les expressions qui suivent se trouvent aux pages 15 et 16 du livre)

est bien que

« cet art«  _ la musique ! _ fut le véritable fantôme de son imagination _ œuvrante en Gaston Bachelard : jusque, et surtout, dans l’écriture de ses essais de poïétique : la part probablement la plus originale de sa recherche de pensée, de son travail d’analyste-philosophe : consacré à l’« imaginer«  (ou « rêver«  ; cf, en forme de synthèse, sa Poétique de la rêverie, publiée en 1960… _,

le « clair-obscur » _ irradiant _ de son être,

sa partie vibrante _ et, ainsi, inspirante… ; rien moins ! _ ;

ce qui amène Marie-Pierre Lassus à se demander illico, page 16 :

« Mais qu’est-ce que la musique pour ce poète ? _ l’auteur devrait ici un peu plus et mieux distinguer le caractère poétique de l’écrire (et penser) de Gaston Bachelard d’avec l’objet de l’analyse visé par celui-ci : la Poiesis, à l’œuvre dans l’activité féconde de l’« imaginer«  (que Bachelard nomme aussi, ou baptise, « rêverie« , ou « rêver«  _ Comment écrire ce pur mouvement de la vie ?«  ;

et aussi, encore, page 20, à pointer

que

Bachelard « possédait des dons exceptionnels _ de perception ? d’écoute ? _ de musicien

qu’il a su mettre à profit dans son écriture au style _ = rythme ? _ inimitable » ;

au point que, toujours page 20,

« le philosophe _ analyste de la poiesis _ était _ rien moins que _ habité _ hanté, donc, avec la plus grande fécondité : celle du « génie« , dirait un Kant… _ par cette pensée _ creusante, labourante, fécondante : voilà ! _ musicale,

tellement intégrée à son discours, qu’elle fut pour lui une seconde peau«  _ celle qui ressent, en tout cas, en vibrant de (et par) toutes ses pores ; pas seulement un étui translucide et élastique pour les organes… ;

« la musique était pour Bachelard de l’ordre de l’expérience immédiate« , page 21.

il n’empêche qu’il ne s’agit pas là d’un travail de musicien-compositeur de la part de Gaston Bachelard ;

non plus, d’ailleurs que

d’un travail de poète _ même si tout au long de l’essai Marie-Pierre Lassus parle de la « poésie de Gaston Bachelard«  _ ;

mais de poïéticien…


Par exemple, page 23,

après avoir affirmé que,

à partir d’une « poésie induite » de la musique, « Bachelard a découvert le secret de l’activité poétique, d’origine musicale,

qui doit créer son lecteur et le vivifier«  _ oui ! _,

et noté, dans l’élan, que

« de fait, après une lecture _ de notre part, comme de la sienne à elle, l’auteur de cet essai… _ de Gaston Bachelard,

l’effet éprouvé est comparable à celui qui anime l’auditeur à la sortie d’un concert

ou à l’écoute d’un disque

qui l’a é-mu : on se sent plus vif, plus actif,

et on a la même _ voilà _ impression d’entrer _ mais oui ! _ dans un monde _ riche et cohérent en ses diaprures _ de mouvements et de forces _ c’est bien là LE facteur décisif ! en effet ! _,


Et Marie-Pierre Lassus d’en conclure :

« De là cette magie de l’écriture bachelardienne

_ voilà l’objet de l’analyse de la musicologue ici : ou comment la « poésie«  (en acte !) du style de Bachelard est l’instrument approprié (et efficient) à l’objet de sa recherche analytique (philosophique) : comprendre la poïesis œuvrante de l’« imaginer«  ;

objet traqué par notre philosophe bourguignon sous les espèces variées sensibles et plus ou moins mouvantes (et chatoyantes) de l’air, du feu, de l’eau et de la terre _

qui est le résultat d’une activité intense _ du poïéticien _, transmise au lecteur par l’intermédiaire du texte _ écrit _ et de sa musicalité » _ rien moins !!! page 23.

Et, page 24 :

« Chez Bachelard, « l’excès de vie »

_ Marie-Pierre Lassus emprunte l’expression à la page 40 des Fragments pour une Poétique du Feu, œuvre posthume (inachevée) de Gaston Bachelard, établie et publiée par les soins de sa fille Suzanne Bachelard en 1988 : « si nous pouvions faire sentir que dans l’image poétique brûlent un excès de vie, un excès de paroles,

nous aurions, détail par détail, fait la preuve qu’il y a un sens à parler d’un langage chaud _ voilà : une lave en fusion ! dirais-je, pour ma part… Bachelard mettant l’expression « langage chaud«  en italiques ! _,

grand foyer _ autre métaphore _ de mots indisciplinés

où se consume de l’être,

dans une ambition quasi folle _ de la part du poïéticien qu’il se fait alors… _ de promouvoir un plus-être, un plus qu’être« … :

curieusement, Marie-Pierre Lassus interrompt sa citation à « excès de vie«  : et manque le reste ! si merveilleux ! si lumineusement parlant de l’ambition du style même de Gaston Bachelard à l’œuvre, à l’écritoire ! _ ;

Chez Bachelard, « l’excès de vie », donc _ je reprends le fil de ma citation initiale _,

perçu dans le fil (et l’élan) des « images poétiques«  à déchiffrer-analyser,

provient de son expérience _ sonore (timbres et silences compris)… _ de musicien«  _ toujours cet usage ambigu…

Et d’ajouter, toujours page 24 :

« Bachelard a conservé dans sa poésie _ encore un autre usage ambigu !!! _ cet arrière-plan musical _ à relief et développements _ qui le caractérise »…

Là où l’intuition de Marie-Pierre est beaucoup plus heureuse _ que ces ambiguïtés de formulation et d’usage des termes de « musicien«  et « poète«  _,

c’est dans l’exploration ultra-fine de ce qui demeure de « musical » dans le style philosophique d’écrire et de penser _ mais est-ce dissociable ? _ de Gaston Bachelard s’essayant à l’exploration _ « quasi folle » ?.. _ du poïétique _ opération de « de promouvoir un plus-être, un plus qu’être«  : ces expressions sont cruciales !.. On eût apprécié que Marie-Pierre Lassus s’y arrête, les relève, les retienne, en en déduise (davantage qu’elle ne le fait : trop vite, et trop en passant) ce qu’elles impliquent et de la méthode et de l’ambition quant à l’ontologie (et au rapport de soi et de l’exercice à affiner de ses sens à l’être) _ :


« En répertoriant tous les noms de musiciens, musicologues et chanteurs cités dans ses livres,

nous avons trouvé des révélations sur sa manière _ générale autant que particulière et singulière _ d’entendre », page 24.

« Il nous est apparu ainsi que

la discontinuité

qui est au fondement de la pensée bachelardienne

rejoignait une notion centrale dans la musique du début XXème siècle« 

_ et « parmi les contemporains de Bachelard, Claude Debussy nous est apparu le plus proche en tant que créateur d’une nouvelle manière d’écouter la musique _ celles des choses, ou de l’être, ou du moins de ses flux, de ses ondes, aussi ?.. auxquels se rapporter, soi et ses sens… _ au XXème siècle« , ajoutera l’auteur, Marie-Pierre Lassus, page 25… _

: « loin de se soumettre à une continuité supérieure, d’essence mélodique (comme le pensait H. Bergson),

le temps _ musical, tout autant que bachelardien _ y est toujours jaillissant,

et non donné d’avance

_ ici je renvoie à mon article (du 10 mars 2009) : « la poétique musicale du rêve des “Jardins sous la pluie”, voire “La Mer”, de Claude Debussy, sous le regard aigu de Jean-Yves Tadié« , une lecture de l’essai remarquable de Jean-Yves Tadié : Le Songe musical _ Claude Debussy

En musique, cela correspond au rythme

qui surgit de cet ensemble _ si riche en la complexité qualitative sensible et mouvante, sans cesse « altérée« , activement et ultra-finement « variée« , de son tissu déroulé… : cf ici l’analyse magnifique de Bernard Sève : L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe… _ constitué par les sons _ ou, mieux, « les timbres« _ et les silences« , pages 24-25…


Avec ce résultat, page 25, que,

si « le temps est essentiellement affectif » _ la citation est empruntée par Marie-Pierre Lassus à L’Intuition de l’instant (page 39) _,

« la poésie _ de l’écrire, tel que se l’assigne Gaston Bachelard (en sa poïétique), selon Marie-Pierre Lassus _ doit être polyphonique et verticale,

comme la musique et l’homme«  _ cf ici L’Air et les songes (page 283) ; voir aussi L’Intuition de l’instant (page 224)…

Au passage, cela m’évoque la thèse de l’« angularité«  que formule l’assez génial, lui aussi, Henri Van Lier, en son Anthropogénie, paru récemment, aux Impressions nouvelles ; cf le bel article sur ce livre (et ce philosophe hors des sentiers battus : Henri Van Lier), par Robert Maggiori, le 6 mai 2010 dans Libération : « Le tour de l’homme« 

Chez Gaston Bachelard aussi, nous avons affaire et à une anthropologie, et à une « anthropogénie«  ! Je note au passage seulement ici cette remarque de Robert Maggiori à propos des aperçus de Van Lier sur la voix : « Pour la voix, Van Lier ne se contente pas de voir les modifications anatomiques du visage et de la cavité buccale qui ont permis son apparition : il fait une théorie du ton, du timbre _ voilà ! _, du son, du chant, du rythme _ nous y sommes !!! _, des instruments musicaux, une histoire de la musique dans le monde grec, l’Inde ou la Chine, une sémiotique du signe musical, une étude de ses fonctions incantatoires, de la magie, du chamanisme, etc.« … Avec cette thèse : « la chance de l’Homme, c’est qu’il fait des angles »… A comparer avec les intuitions de Bachelard sur ce que la verticalité vient apporter (humainement) à l’horizontalité ; et l’importance décisive, ou cruciale, du rythme… Fin de l’incise Van Lier…


Par là, « l’esthétique bachelardienne et l’esthétique sino-japonaise _ Marie-Pierre Lassus y renvoie de façon judicieuse, notamment via l’œuvre de Tchouang-Tseu ! elle y revient à plusieurs reprises en ce livre ; et la page de couverture du livre présente trois illustrations (« Libellules à fleur de l’eau«  ; « Papillon poudré émergeant des fleurs«  ; et « Les Phénix chantent en harmonie« ), d’après des planches extraites du Fengxuan xuanpin, « un des manuels de cithare qin présentés dans la compilation Qinqu jicheng (introduction à l’étude du qin) dite QQJC, pp. 407 et 398«  _ partagent une même conception du monde fondée sur les éléments de la Nature dans laquelle tout est signe pour l’homme, appelé à en déchiffrer les mystères« , page 26.

Aussi, « en tant qu’imaginaire commun à l’humanité, la Nature, et ses mouvements, fut aussi le point de départ de la musique de Debussy (fervent amateur des estampes japonaises) et de la poésie (sic) bachelardienne« , toujours page 26.


Et Marie-Pierre Lassus d’annoncer qu’elle précisera en le détail des analyses de son livre « en quoi consiste l’universalité de son « esthétique concrète »

et ce que signifie, d’autre part, l’expression de « conscience créante » en regard de la notion d’activité issue de son expérience musicale (sic),

créatrice d’une poétique _ oui ! _ conçue comme une « philosophie de l’acte » ou « philosophie de vie en action »« ,

pour aboutir à cette proposition séminale, page 27 :

« C’est à cette source musicale _ en amont _ que Bachelard revient toujours _ en son écrire ! (ou style) _, en sollicitant _ en aval _ la mémoire sensorielle du lecteur qui, au contact de ses livres _ et à son tour : en lisant vraiment ! _, se reconstruit _ voilà ! _ en apprenant _ en le lisant ! donc… _ à bien respirer (ou à chanter).

Ce faisant, il a ouvert une voie nouvelle à la pensée _ poïétique : dont l’objet d’exploration (=visé) est la poiesis_ et a suivi d’autres chemins que les voies _ traditionnelles, déjà tracées et déjà empruntées par certains _ théoriques _ Aristote distinguait theoria, praxis et poiesis _ ou esthétiques _ en tant que déjà configurées, formées, sinon formatées…

En concevant _ c’est du moins l’hypothèse de travail ici de Marie-Pierre Lassus _ la musique comme une phénoménologie _ en acte (et en œuvres ! en résultant…) _ liée à une expérience humaine _ se faisant et défaisant, et métamorphosant sans cesse : à son plus vif, du moins… _,

il s’est intéressé à ce qui est au fondement _ radical ! _ de la relation _ vivante _ entre les êtres et les choses.

La musique, telle qu’elle est envisagée _ implicitement _ par Bachelard à travers _ principalement _ sa pratique d’écoute,

n’est pas un domaine réservé aux seuls spécialistes et musicologues. Elle fait partie _ de même que la poésie (des poètes ; ainsi que de quelques uns, aussi, des prosateurs…) _ de la vie« …


Alors, « elle est chez lui à l’origine d’une ontologie,

ou d’une « poétique de la relation »

pouvant permettre à l’homme de mieux habiter _ hölderliniennement ! « en poète » ! _ le monde,

à condition de se faire lui-même _ eh ! oui ! sans le craindre, mallarméennement… _ instrument, « harpe éolienne » _ cf le final musical éolien de Vendredi in le Vendredi et les limbes du Pacifique de Michel Tournier… _, à l’écoute des sonorités des êtres et des choses« …


Et Marie-Pierre Lassus de proposer, au final de son « Coup d’archet » d’introduction à son essai,

d' »inviter le lecteur à écouter cette action secrète de la musique sous les mots _ voilà ! c’est ce que signifie le mot « style » ! _

et à les vivre comme le recommandait Bachelard afin de mieux s’éprouver lui-même« , page 28 ;

et mieux penser (musicalement et poétiquement) en le ressentant mieux (ainsi !)

ce qui n’est pas nécessairement visible (= repérable ; ni calculable : ainsi un rythme n’est-il certes pas une cadence mécanique programmable !) :

tels les timbres et les silences, par exemple ;

et les rythmes…

Une dernière chose sur cet essai, Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres, de Marie-Pierre Lassus :

si le livre ne donne pas lieu à une réelle et claire synthèse en son final, ainsi que je le relevai en mon article précédent,

c’est que l’écrire même de Gaston Bachelard _ à l’instar de celui d’un Montaigne, ou d’un Nietzsche, et de quelques autres de ce même acabit, tel un Pascal aussi… _ ne s’y prête guère,

me semble-t-il…


Et se révèlent infiniment précieuses à cet égard
,

alors,

les remarques de Suzanne Bachelard, sa fille, en Avant-Propos : Un livre vécu (de la page 5 à la page 24) au livre posthume de son père, dont elle a établi une version qu’elle a proposée (au lectorat un tant soit peu curieux) en janvier 1988 : les Fragments pour une Poétique du Feu :

« Quand mon père entreprenait la rédaction d’un livre, après des lectures nombreuses et des notes accumulées,

il commençait par le commencement _ futur, définitif _ du livre _ achevé et proposé ainsi à la lecture du lecteur à venir _,

il ébauchait _ voilà ! _ l’introduction,

plus exactement _ et la précision a toute son importance ! on va s’en aviser… _ le commencement de l’introduction,

parfois avec une note marginale : « un début possible ».

Il travaillait par reprise et rectification. Il ne raturait pas _ mais re-commençait… Il annotait le déjà écrit et récrivait.

Nombreuses sont _ ainsi _ les pages où n’étaient marquées que les premières phrases

auxquelles il attachait _ voilà ! un « départ«  ! _ une valeur dynamique _ de propulsion du penser : de l’écrire comme du lire !

Je me souviens qu’en lisant les Monologues de Schleiermacher il me parla avec admiration du « grand coup d’archet » par lequel commence le livre : « Keine köstlichere Gabe vermag der Mensch dem Menschen anzubieten, als war er im Innersten des Gemüths zu sich selbst geredet hat ».

Écrire les premières pages, c’était prendre son élan _ oui ! se lancer… _,

se donner confiance _ comme c’est juste ! la joie du résultat de l’essayer !

Ces pages ébauchées,

la ligne d’intérêt _ la piste _ suffisamment définie pour être un premier guide _ un premier phare, fût-ce rien que la lueur vacillante d’une lanterne, ou la flamme gracile d’une chandelle ; avec son encouragement ! _,

il se mettait à la tâche, dans un continuel va-et-vient entre l’introduction et les chapitres du livre.

Cette fois _ -ci : pour ce qui ne put pas aller plus loin que des Fragments pour une Poétique du Feu _,

le livre projeté est resté, pour reprendre une expression de mon père, « en chantier ».

Le livre n’est pas resté seulement inachevé. Le livre s’est fait _ aussi ! ou plutôt est demeuré… _ plusieurs. Les intérêts _ les pistes commencées de tracer et explorer… _ se sont multipliés, entrecroisés.

Le choix (éditorial ! impératif !) _ difficile _ est resté ouvert.


Plus loin, page 17,

Suzanne Bachelard note aussi, à propos de l’exploration de l’image du Phénix,

à partir de cette citation de son père : « Pour écrire un livre sur le Phénix il faudrait être maître d’une riche érudition. Il faudrait devenir un historien instruit des mythes et des religions » :

Mon père n’en avait ni la possibilité _ temporelle : il vieillissait _ ni fondamentalement le goût. D’autres intérêts _ d’autres pistes _ l’animaient _ voilà le terme moteur !

Pourtant un regret était _ à demeure et obstinément _ actif _ toujours ce vecteur dynamique ! _ de ne pas être assez instruit.

Éternel écolier _ voilà le sort valeureux de ceux qui ont l’âme sempiternellement curieuse ! _,

mon père aimait _ encore et toujours ! _ apprendre.

On peut noter dans ses livres maintes évocations de l’enfance. Ces évocations sont le signe, non pas d’une nostalgie d’un état _ comme induré _ d’enfance,

d’une nostalgie de l’innocence _ dépassée _,

mais bien plutôt d’une nostalgie des capacités _ voilà ! ludiques ! joyeuses… _ de l’enfance,

capacité d’émerveillement de l’enfant rêveur et libre,

mais aussi capacité d’apprendre _ voilà _ et de se transformer _ ou les métamorphoses de l’épanouir passionné ! 

Le désir se renouvelait constamment de lectures de livres érudits _ à la fois ouvreurs d’autres chemins, encore, et rassureurs de connaissances elles aussi joyeuses…

Transparaissait une tension _ voilà _ entre l’audace de l’imagination libre _ ouverte à de l’altérité et créatrice : génialement peut-être… _

et le contrôle _ plus rigoureux _ d’une pensée instruite _ par-dessus l’ignorance première.

Était en jeu également le besoin de rassurer un imaginaire qui se voulait excessif« …

Voilà…

Une quête sans fermeture d’horizon, de la part de Gaston Bachelard…

C’est de là que m’est venue l’affect (= l’impression première) d’un certain piétinement de la démarche de Marie-Pierre Lassus, en son livre ;

comme si celle-ci (ou plutôt celui-ci, ce livre !) ne nous livrait qu’un état encore un peu trop frais, pas assez (éditorialement) reposé ou muri (= épanoui), de sa propre découverte à elle (= la chercheuse), peu à peu,

du « chantier » infiniment ouvert, et laissé ainsi, de la Poétique (fastueuse en ses audaces comme en sa densité, parfois !) de Gaston Bachelard : des années trente à sa mort, le 16 octobre 1962…

Le dossier est ainsi très riche ; et son exploration par Marie-Pierre Lassus

vaut assurément le détour, déjà…

Merci de ce travail

patient, ample et probe !


Titus Curiosus, ce 12 juillet 2010

De la latitude de faire comprendre la complexité de l’Histoire : l’éclairante conférence d’Emmanuelle Picard à propos de « La Fabrique scolaire de l’Histoire »

27mar

Jeudi soir dernier, 25 mars 2010, Emmanuelle Picard est venue présenter, dans les salons Albert-Mollat, le travail collectif qu’elle a co-dirigé, avec Laurence De Cock, et publié au sein de la collection « Passé & Présent » des Éditions Agone, et sous l’égide du « Comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire« , intitulé La Fabrique scolaire de l’Histoire _ ouvrage sous-titréIllusions et désillusions du roman national.

L’enregistrement écoutable et podcastable de cette conférence, avec la participation d’Alexandre Lafon, professeur d’Histoire-Géographie au Lycée Bernard-Palissy d’Agen et doctorant en Histoire, et Éric Bonhomme, professeur d’Histoire en Khâgne au Lycée Michel-Montaigne de Bordeaux et président de l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie d’Aquitaine ; et modérée par Francis Lippa, philosophe, dure 67 minutes.

Emmanuelle Picard est chargée de recherche au Service d’Histoire de l’Éducation de l’Institut National de la Recherche Pédagogique, à l’École Normale Supérieure. Elle a participé tout récemment à un important travail collectif européen _ qu’elle a très opportunément cité, et auquel elle a renvoyé, au cours de sa conférence _ : Atlas of the Institutions of European Historiographies _ 1800 to the Présent, publié aux Éditions Palgrave MacMillan, à Londres, en 2009 ; une référence à prendre en note : afin d’en faire usage !

Avec une magnifique clarté, ampleur et profondeur de vue,

Emmanuelle Picard nous a présenté les tenants et les aboutissants de ce travail collectif de huit chercheurs

_ Marc Deleplace (Comment on enseigne la Révolution française _ Quelques questions à l’écriture scolaire de l’Histoire),

Benoît Falaize (Esquisse d’une théorie de l’enseignement des génocides à l’école),

Charles Heimberg (Constructions identitaires et apprentissage d’une pensée historique _ L’Histoire scolaire en Suisse romande et ailleurs),

Évelyne Héry (Le Temps dans l’enseignement de l’Histoire),

Françoise Lantheaume (Enseignement du fait colonial et politique de la reconnaissance),

Patricia Legris (Les Programmes d’Histoire dans l’enseignement scondaire),

André Loez (La Fabrique scolaire de la « culture de guerre »)

et Marie-Albane de Suremain (Entre clichés et Histoire des représentations : manuels scolaires et enseignement du fait colonial) _,

présenté par les deux co-directrices de l’ouvrage Laurence De Cock (Avant-Propos ; II Quelle place pour les acteurs historiques dans l’Histoire scolaire ? Des prescriptions officielles aux manuels ; III Entre devoir de mémoire et politique de la reconnaissance, le problème des questions sensibles dans l’école républicaines et IV Pour dépasser le roman national) et Emmanuelle Picard (I Programmes et prescriptions : le cadre réglementaire de la fabrique scolaire de l’Histoire ; II Quelle place pour les acteurs historiques dans l’Histoire scolaire ? Des prescriptions officielles aux manuels et IV Pour dépasser le roman national ),

et pourvu d’une préface de Suzanne Citron (Un Parcours singulier dans la fabrique scolaire).

J’en ai d’abord retenu l’importance de la latitude plus ou moins accordée _ en marges de temps données et en diversité d’intensité de pression de l’étendue des programmes et autorité des prescriptions imposées _ aux professeurs d’Histoire (aux divers échelons de l’institution scolaire, mais principalement, ici, aux lycées et collèges)

et cela en fonction de la qualité _ parfois menacée ! _ de leur propre formation _ passée, certes (au moment de leurs études et de la préparation des concours de recrutement), mais aussi continuée ! _ universitaire

afin de leur permettre,

pas seulement de faire connaître et d’expliquer _ plutôt que de faire croire ou de faire savoir, au sens de « communiquer«  seulement ; comme tend à y inciter une instrumentalisation pressée (et pas assez authentiquement démocratique ! cf par exemple le livre de Nicolas Offenstadt L’Histoire bling-bling _ le retour du roman national, aux Éditions Stock)… _,

mais bien de faire comprendre, et dans toute sa complexité _ du moins en la respectant suffisamment, eu égard aux impératifs de transmission et de vulgarition des connaissances historiographiques mêmes, scientifiques (= celles des historiens eux-mêmes) _ ;

de faire comprendre, donc,

à leur élèves _ dans la diversité (et parfois grande hétérogénéité) de la composition des classes _

avec clarté,

mais sans simplifications abusives, ni généralisations faussement simplificatrices,

le sens (riche) du devenir historique collectif de l’humanité,

des hommes regroupés en États et Nations entretenant des rapports complexes, et souvent tragiquement (= violemment) conflictuels…

Et en s’efforçant de décentrer l’approche de cette intelligence (enseignée) du devenir collectif

de perspectives un peu trop nationalement centrées _ les échanges de la conférence ont confronté un traditionnel (et conservateur) franco-centrisme à un certain européo-centrisme (en chantier) ; mais aussi à une « global history« , ou, mieux, une « world history« _,

au profit d’une intelligence un peu plus critique _ ainsi qu’auto-critique ; ce qui n’est pas le plus facile… _ des propres représentations de départ de chacun (= représentations d’abord reçues et idéologiques : ce n’est certes pas une nouveauté à notre époque ; mais le poids des instruments de communication et de propagande leur procure une force d’impact d’autant plus considérable qu’inaperçue et reçue naïvement, sans assez d’interrogation ni de débat critiques)…

Tout cela demande, sinon beaucoup de temps (= d’heures d’enseignement pour la discipline), du moins une marge de latitude _ pédagogique : dans la conduite de l’heure de cours _ suffisante de l’enseignant afin de permettre

et avec une qualité suffisante

l’activité de l’effort de compréhension des élèves eux-mêmes,

dont l’attention et la curiosité _ c’est capital ! _ doit être mobilisée par l’enseignant en sa classe

au-delà de ce qui n’est que le travail _ de base _ du faire connaître, de l’expliquer

la complexité, déjà, du jeu des causes et des effets,

sans inciter à faire penser et/ou croire une détermination univoque et téléologique de ce devenir collectif des hommes

qu’est l’Histoire historique elle-même _ = l’objet même qui doit essayé d’être éclairé et compris par la discipline historienne.

Dans cette marge de latitude orientée vers le faire comprendre,

la part du questionnement _ épistémologique _ des historiens au travail (en amont, donc, de l’enseignement de la discipline de l’Histoire à l’école, par les professeurs d’Histoire en leurs classes _ et les professeurs devant impérativement y accéder eux-mêmes autrement qu’à travers des résumés rapides ! _),

n’est pas mince ;

ni celle des débats historiographiques _ Emmanuelle Picard l’a fort justement et très clairement évoquée à partir des exemples de la pratique scolaire de l’Histoire dans l’Allemagne d’aujourd’hui ; ou en Suisse romande, avec l’accent mis sur la préoccupation, aussi, des compétences à former des élèves _

au-delà de la seule érudition (à partager, donner, diffuser auprès des élèves)…


On voit bien la nature ici de ces enjeux pédagogiques
_ et au-delà d’une didactique plus ou moins mécanicienne ; ou du stress, tant des professeurs que des élèves…

Voilà ce à quoi le regard éminemment compétent, tant sur les enjeux pédagogiques (et citoyens) que de connaissance

et lumineusement éclairant _ et vivant ! _

d’Emmanuelle Picard

nous introduit

et dans le livre La Fabrique scolaire de l’Histoire qu’elle a et co-dirigé, avec Laurence De Cock, et publié dans la collection « Passé & Présent » aux Éditions Agone,

et dans cette belle et claire conférence donnée dans les salons Albert-Mollat jeudi 25 mars dernier ; et désormais écoutable par tous…

Merci à elle ! ainsi qu’à tous ceux qui ont été ses interlocuteurs…


Titus Curiosus, ce 27 mars 2010

Post-scriptum :

En un courriel à Emmanuelle Picard, j’ai apporté quelques précisions à cette idée de « latitude«  (à « faire comprendre la complexité de l’Histoire« ).

Le voici, tel quel :

Mon article est rapide et circonstanciel et ponctuel ;
je n’ai retenu qu’un trait : celui de la « latitude » (de).
Mais il est pour moi crucial…

La « latitude » (de), est un pouvoir ; une liberté (de pouvoir faire, ou ne pas pouvoir)…

Il me semble que c’est sur cela que vous avez voulu mettre l’accent dans votre regard
sur le « jeu » entre les programmes (prescriptifs, parfois jusqu’à l’autoritarisme…
_ eu égard aux horaires draconiennement fixés, tout particulièrement !..) et la marge de manœuvre du professeur
comme auteur de sa pratique d’enseignement…


C’est en cela qu’au-delà du concept de « roman national » (d’après Pierre Nora, vous l’avez rappelé _ dans le livre aussi, déjà : cf page 153 et suivantes ;

vous renvoyez aussi, en note, page 202, à votre article du n°113 de la revue « Histoire de l’Éducation« , en janvier 2007 : « Quelques réflexions autour du projet de l’European Science Foundation : « Representations of the Past : The Wrinting of National Histories in Europe« ),
c’est le concept de « récit » qui dérange au sein de la pratique pédagogique…

Mais vous avez bien distingué ce qui ressort de la connaissance en tant que telle, voire de l’érudition _ y compris chez les élèves _
et ce qui ressort des « compétences » à former ;
les unes allant, aussi, avec les autres…


Je n’ai pas pris le temps de développer des remarques là-dessus (le « récit« ), me contentant d’une allusion trop elliptique à l’œuvre de Ricœur ;
de même que je n’ai pas posé une question précise là-dessus _ ce que j’aurais fait si je n’avais pas eu à partager le questionnement avec mes collègues Alexandre et Éric… _ ;
mais ce moyen, voire cet objectif (pédagogique)-là fait problème pour le développement et la formation même de l’esprit critique des élèves,
face au cours et à ce qu’il donne à organiser (et connaître, expliquer et comprendre) des faits historiques…

Mais l’objectif de pareille conférence est principalement de donner le goût d’aller lire le livre dont il est question ;
de même que l’objectif du livre est de faire réfléchir et (se) questionner…

Et sur ces objectifs dynamiques, il me semble que nous avons été assez « positifs« ,
dynamisants…

La « latitude » est capitale, donc…
Chez le professeur, comme chez l’élève (et l’historien même).
Bref, chez l’homme.
Elle est gestuelle, physique
_ comme mentale.

Sur la spatialité et la joie qui s’y déploie, répand, étale, éclate,

cf le très beau livre de Jean-Louis Chrétien La joie spacieuse _ essai sur la dilatation

Bien à vous,

Titus

P.s. : vous ai-je parlé de « Versant d’Est » de Bernard Plossu (consacré au Jura, pour une expo à Besançon) :
il est superbe…
Poétique…

Jeudi 25 mars à 18 h, dans les salons Albert Mollat, Emmanuelle Picard présente « La Fabrique scolaire de l’Histoire » (aux Edition Agone)

23mar

Après-demain jeudi 25 mars, dans les salons Albert-Mollat, 11 rue Vital-Carles à Bordeaux,

l’historienne Emmanuelle Picard viendra présenter l’important travail qu’elle a co-dirigé, aux Éditions Agone, avec Laurence De Cock, La Fabrique scolaire de l’Histoire _ ouvrage sous-titré « Illusions et désillusions du roman national« 

La fabrique scolaire de l’Histoire
Conférence suivie d’un débat autour de l’ouvrage du même nom, sous la direction de Laurence De Cock et d’Emmanuelle Picard (Marseille, Éditions Agone, 2009)
dans les Salons Albert-Mollat de la Librairie Mollat, 11 rue Vital-Carles, Bordeaux,
jeudi 25 mars 2010 à 18h.


A l’heure de la mise en place de la Réforme des lycées (qui poursuit celle entreprise au collège), et notamment autour de la détermination des programmes en Histoire,

plusieurs acteurs du système scolaire, historiens, chercheurs, enseignants, reprennent dans ce livre stimulant qu’est
La Fabrique scolaire de l’Histoire _ aux Éditions Agone, sous la direction de Laurence De Cock et Emmanuelle Picard _ le dossier des modalités de l’élaboration de l’enseignement de l’Histoire à l’école de la République.

L’enseignement de l’Histoire, comme construction et transmission d’un « récit historique » produisant un socle culturel partagé, a pour finalité importante la prise de conscience du « vivre ensemble ». Une difficulté présente est de répondre à la fois à ce postulat de départ, et aux grandes évolutions sociales dont les lois mémorielles récentes témoignent… D’autant que l’enseignement de l’Histoire doit faire avec les changements d’orientation politique et l’apparition de nouvelles sensibilités qui placent différents groupes en position d’attente vis-à-vis de « mémoires » particulières : ce qui pose la question de l’articulation entre Histoire (telle qu’elle « se construit » dans la recherche permanente des historiens), enseignement de l’Histoire et « mémoires » s’élaborant, elles aussi, au sein de la société…

De ces questions « sensibles » s’entrecroisant,  et de la prise en compte de l’ensemble des acteurs de la « fabrique » scolaire de l’Histoire _ concept décidément crucial _ les auteurs de ce livre s’emparent et le proposent à la connaissance et au débat public sans faux semblants, avec sérieux et pertinence.

Emmanuelle Picard, co-directrice avec Laurence De Cock de ce La Fabrique scolaire de l’Histoire _ Illusions et désillusions du roman national _ publié aux Éditions Agone, présentera ce travail collectif,
en une conférence animée par Francis Lippa
_ philosophe _, modérateur, avec Alexandre Lafon, professeur d’Histoire-Géographie au Lycée Bernard Palissy d’Agen, et Éric Bonhomme, président de l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie d’Aquitaine ;
suivie d’un débat.

En introduction à cette conférence et à ce débat _ avec pas mal de professeurs d’Histoire _,

Alexandre Lafon _ professeur d’Histoire-Géographie au Lycée Bernard-Palissy d’Agen, ainsi que doctorant en Histoire _ propose cette lecture-ci de ce recueil passionnant qu’est La Fabrique scolaire de l’Histoire :

Décidément, l’Histoire, et singulièrement l’Histoire comme discipline scolaire ne laisse pas de nourrir débats et controverses tant elle reste au carrefour d’attentes collectives fortes et complexes.

En ces temps de « Réforme » des programmes du lycée et devant les débats suscités par les différentes lois mémorielles et les velléités d’instrumentalisation actuelle de l’Histoire dans son usage public, ce petit livre dense apporte une saine et pertinente réflexion sur les enjeux de l’enseignement de l’Histoire dans le système scolaire français. Il ne se contente pas de proposer de penser superficiellement sa « fabrique » scolaire, à la fois au prisme des valeurs qu’elle est sensée porter dès l’origine et encore aujourd’hui, valeurs à la fois scientifiques, morales et civiques ; mais également en se tournant vers les acteurs concernés, décideurs de ses grandes orientations, groupes de pressions, manuels scolaires ou enseignants. Cette approche résolument socio-historique conduit le lecteur à prendre en compte l’ensemble des facteurs qui déterminent cet objet singulier.

Articulé autour de quatre parties centrées tour à tour sur les cadres réglementaires de la fabrique scolaire de l’Histoire, la place des acteurs historiques dans l’Histoire enseignée, les questions sensibles telles l’enseignement des génocides ou du fait colonial, et enfin sur la question de la mise en récit du « roman national » à l’école, l’ouvrage est lui-même construit, comme le souligne Laurence De Cock, sur le modèle d’un « aller retour entre plusieurs échelles d’analyse », de la synthèse des problématiques citées à l’étude de cas éclairant pertinemment chacune d’elle.

La première partie insiste sur la fabrique institutionnelle de l’Histoire scolaire à travers l’élaboration des programmes et le traitement du « temps » historique à l’école. L’Histoire en tant que discipline scolaire a pris dès l’origine dans la France républicaine une place essentielle : tout à la fois discipline pensée comme dispensatrice de connaissances permettant aux élèves de comprendre mieux le monde dans lequel ils vivent et doivent s’intégrer, elle fut aussi pensée comme une « fabrique » de la citoyenneté républicaine. Ce postulat originel permet de mieux comprendre les débats et questions qui agitent l’enseignement de l’Histoire aujourd’hui encore. L’article de Patricia Legris revient justement sur l’évolution de la rédaction des programmes scolaires depuis la Libération, notant sur les questions de fond le rapport de force quasi continu entre historiens, politiques et monde enseignant, avec pour point d’orgue la définition de l’Histoire comme « connaissance du passé » qui pose le problème de la conception du temps historique. La linéarité du temps de l’histoire scolaire permet-elle de rendre compte de l’enchevêtrement des temps qui devrait caractériser la démarche historienne ? Problème loin d’être anodin tant il met en lumière le sens même que l’on veut donner à la discipline enseignée et à ses effets pédagogiques, à court comme à long terme.

L’Histoire à l’école est conçue comme l’apprentissage d’une triple conscience : historique, critique et civique, contre les lieux communs de l’immédiateté et la surface des événements. La question du temps et de son apprentissage, complexe, enchevêtré,  se pose alors avec acuité. L’organisation des programmes et l’histoire scolaire dans notre république, certes, souvent téléologique et instrumentalisée, comme le rappelle Évelyne Héry, devrait offrir à partir de la lecture du passé, des clés du « vivre en semble » aujourd’hui et pour l’avenir. Mais confrontée à des attentes politiques, sociales lisibles dans la conception très conventionnelle et conservatrice, au final, des programmes, comment la « fabrique » de l’Histoire peut-elle s’affranchir de la continuité et de son instrumentalisation, afin de penser le passé dans toutes ses composantes (temps longs, temps court, passerelles) ? Vaste question qui demeure en suspens.

Dans une seconde partie, les auteurs s’intéressent logiquement à la traduction pratique des données institutionnelles à travers l’élaboration des manuels scolaires, domaine effectivement largement délaissé par la réflexion critique, alors même que les manuels, présents dans tous les cartables des élèves, constituent la traduction concrète la plus immédiate des programmes et le support logiquement essentiel de l’élaboration des séquences pédagogiques, du primaire au lycée. A cela près que, comme le rappellent les contributeurs à plusieurs reprises, « le manuel n’est pas le cours ». D’un côté, des logiques commerciales et pratiques pèsent sur son élaboration, alors même que les enseignants n’en font pas forcément un usage systématique. Depuis une vingtaine d’années, les manuels se sont construits autour de documents « incontournables », souvent reproduits d’une collection à l’autre, alors même qu’en parallèle le succès d’une histoire culturelle souvent réductrice et du retour dans son sillage de l’Histoire politique centrée sur l’individu et l’opinion publique appauvrissent la complexité des points de vue sur le passé. L’étude de Marie-Alban de Suremain met ainsi en lumière les évolutions du traitement du fait colonial, portant de plus en plus, en lien avec ce renouvellement historiographique, sur les représentations. Mais cette propension, sans doute au départ positive, à insister sur les représentations, s’ancre encore, en priorité, sur un point de vue européocentré, notamment à travers le choix des documents proposés. Il s’agirait alors pour l’auteur de « sortir d’une histoire des représentations fonctionnant pour elle-même » (p. 83), en travaillant davantage sur le statut des documents utilisés. Il reste à mettre à distance les « images », confrontées plus lucidement à la présentation des réalités, en particulier de celle des colonisés ; et à mieux rendre, également, la complexité de ces réalités, comme par exemple l’engagement de certains Africains dans l’armée coloniale par « tradition ». En quelque sorte, sortir des stéréotypes en analysant généalogie et circulation des représentations (p.92).

Le cas du traitement de la « Grande Guerre » dans les manuels apparaît de ce point de vue symptomatique, comme le montre avec justesse André Loez. Comme pour le fait colonial, les programmes et manuels reprennent de grands concepts clés en main, donc un peu trop séduisants, issus d’une historiographie culturelle dominante et pourtant contestée par bien des historiens, simplifiant à outrance les réalités : « consentement », « culture de guerre », « brutalisation » se retrouvent ainsi comme l’alpha et l’oméga de la « Grande Guerre » totalisante, les deux derniers termes ou expressions évoqués souffrant de définitions pourtant changeantes, témoignant d’un flottement entretenu au départ dans la sphère scientifique elle-même. Cette simplification scientifique à partir d’une histoire culturelle partant des représentations des élites et du discours officiels, qui laisse de côté la complexité des motivations, de la réception de ces discours dominants, aboutit donc à une simplification de l’événement, diffusée dans les manuels : simplification pratique qui évacue les « acteurs », d’autant que le temps imparti pour enseigner la « Grande Guerre » est court, le facteur temps étant particulièrement crucial, à l’heure de la tendance forte à la « réduction » des horaires d’enseignement pour les enseignés. La fabrique scolaire de l’Histoire, on le voit, laisse alors comme un goût de désenchantement, bien qu’elle puisse être armée pourtant pour produire tout à la fois un apprentissage de connaissances et d’esprit critique.

Il apparaît donc bien que l’école se trouve au carrefour de plusieurs enjeux contradictoires : les ressources produites par les historiens, le débat public sur lequel les communautés mémorielles pèsent avec plus de force aujourd’hui et le souci de l’institution de construire un « récit » historique, linéaire, sensible et politiquement partagé. Mais la connaissance de l’Histoire, son intelligence, est-elle de l’ordre du récit à assimiler ?

Dans ce contexte, et alors que l’émergence de la figure de la « victime » dans l’espace civique, traduite à l’école par le succès d’une formule comme le « devoir de mémoire », semble renforcer l’émotion comme vecteur d’apprentissage, la question des « enseignements sensibles » prennent de plus en plus d’acuité sur le terrain de la classe. La question de la fragmentation des identités et du communautarisme est en jeu, et pose problème : une Histoire enseignée devant construire un « bien commun » compris comme tel et effectivement partagé. L’Histoire coloniale, si elle a connu une évolution certaine dans la manière dont elle est enseignée (place du point de vue des colonisés, référence à la torture pratiquée pendant la guerre d’Algérie, par exemple), laisse de côté des éléments pourtant essentiels à sa compréhension en terme de pratiques et de conséquences sur les sociétés, tout en s’appuyant sur des considérations plus morales qu’historiques. Françoise Lantheaume montre ainsi, en le contextualisant, le processus complexe qui sous-tend l’enseignement du fait colonial : intervention des associations d’historiens ou de militants œuvrant pour une politique de reconnaissance (mémoires négatives, discrimination des minorités), des gouvernants (loi de 2005), virulence du débat public ; et finalement intervention de l’enseignant qui tente simplement de « tenir » sa classe en lissant les sujets sensibles, tout en profitant d’un tel cours pour continuer à faire passer le message républicain essentiel de tolérance.  L’enseignement des génocides, et particulièrement du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale qui en constitue l’élément central, appelle lui aussi à s’intéresser à la genèse de son intégration dans les programmes scolaires, sa spécificité (en particulier cette « indicibilité ») qui en fait un objet d’émotion, comme si l’impératif mémoriel prenait le pas sur le devoir d’histoire. Benoît Falaize évoque les difficultés des enseignants à concilier autour de cet objet d’analyse justement l’impératif cognitif d’Histoire, alors que l’émotion suscitée surexpose l’événement et les victimes, attisant une « concurrence des mémoires » qui en relativiserait la portée. Sur cette question, on a du mal à comprendre le rapprochement entre le génocide arménien et la « brutalisation » des rapports humains dans les sociétés européennes proposé par les nouveaux programmes de collège, alors même que cette dernière affirmation est largement contestée. Ainsi donc, généralisation et pathos pèsent sur l’enseignement des sujets « sensibles », car conditionnés par des impératifs politiques et/ou émotionnels, transformant le cours et l’enseignant plus en commémoration qu’en apprentissage de l’Histoire.

Dans une dernière partie sous forme de conclusion, les auteurs reviennent sur la question du lien entre la fabrique scolaire de l’Histoire et le « roman national », lien organique revitalisé par les nouveaux programmes de collège qui remettent le récit au centre des apprentissages. Pourtant, le récit d’Histoire scolaire semble encore à inventer tellement il reste spécifique et marqué par ses postulats originels. Le cas des séquences dévolues à la Révolution française en classe montre « la remarquable persistance d’un modèle disciplinaire » fondé sur un récit à portée civique. La fabrique scolaire de l’Histoire navigue ainsi, de fait, entre vérité, subjectivité, analyse critique, devoir civique, mais toujours centrée principalement sur l’Histoire nationale, malgré quelques tentatives parfois intéressantes (le manuel franco-allemand d’Histoire), au résultat final bien maigre… Laurence De Cock et Emmanuelle Picard soulignent qu’il serait souhaitable de plonger, à l’école, dans une global history permettant aux élèves de penser tout à la fois le monde et l’Histoire en tant que science.

Au final, l’ensemble des articles, au contenu et au questionnement riches et stimulants, conforte le lecteur dans l’idée que l’Histoire, et l’Histoire comme discipline enseignée, apparaît comme nécessaire, comme apprentissage de savoir et comme apprentissage du regard critique des élèves, gage d’une citoyenneté bien comprise. Suzanne Citron, revenant dans la préface sur son parcours scolaire « singulier », ne fait pas autre chose, en enjoignant historiens et enseignants, comme s’y emploient tous les auteurs de La Fabrique scolaire de l’Histoire, à adopter eux aussi un regard critique sur leurs pratiques et le cœur de leur discipline.


Alexandre Lafon, Professeur d’Histoire-Géographie, au Lycée Bernard Palissy d’Agen

En post-scriptum un peu _ voire pas mal… _ décalé par rapport à cette belle recension par Alexandre Lafon de
La Fabrique scolaire de l’Histoire,

j’ajouterai ce courriel à Emmanuelle Picard,

lors de la correspondance qui a suivi notre rencontre à Marseille le vendredi 22 janvier :

De :   Titus Curiosus

Objet : Un texte assez opportun d’Eric Sartori dans Le Monde + Lanzmann sur le roman de Haenel…
Date : 30 janvier 2010 15:11:21 HNEC
À :   Emmanuelle Picard

Un texte à placer dans le débat

que cet article d’Éric Sartori ouvre dans Le Monde parmi les lecteurs…

L’apprentissage (de la complexité) et la réflexion (épistémologique sur la construction _ ou « fabrique«  _ des savoirs)
demandent du temps ; et une « école » réelle (avec assez de temps et d’argent !)…

Il faut aussi apprendre (= aussi enseigner à) à comparer les démarches des historiens _ soit une initiation effective à l’épistémologie.
Et cela vaut pour toute (!) démarche scientifique…

Cf aussi l’article de Claude Lanzmann sur le roman de Haenel, « Jan Karski » (dans Marianne, le 23 janvier) : « Jan Karski de Yannick Haenel : un faux roman« …

ainsi qu’un article d’Éric Sartori, le 28 janvier dans Le Monde : « Histoire, terminales scientifiques et identité nationale« …


Je recopie ce dernier en post-scriptum

J’ai lu le « Jan Karski » de Haenel,
mais n’ai pas encore écrit d’article sur lui…

Les arguments (sur le « roman » de Haenel) de Claude Lanzmann, après ceux d’Annette Wieviorka,
sont à verser au dossier…

Le problème _ voici où je veux en venir ! _ est celui de l’articulation entre l’imagination historienne et l’imagination poétique… Une chose d’importance !
En plus de l’articulation mémoire / Histoire !..


Je ne connais pas la position là-dessus (i.e. sur le « Jan Karski » de Haenel) de Georges Bensoussan _ avec qui je suis en relation de temps en temps.
En janvier 2008, j’étais allé accueillir le Père Desbois (à l’aéroport) venant à un colloque à Bordeaux… Etc…
C’est encore une autre histoire… Le dîner le soir avec lui, et Georges Bensoussan, m’a formidablement marqué…
C’est là que j’ai fait connaissance avec eux !

Mais je peux dire, pour en revenir au « roman » de Haenel, que j’avais été irrité par le modérateur de la conférence de Yannick Haenel (chez Mollat, le 20 octobre 2009), faisant du Karski historique une sorte de héros picaresque !
J’étais même intervenu !
Haenel m’avait paru, lui, bien plus « intelligent« …
Cependant, les « pensées » qu’il prête à Karski auprès de Roosevelt, ainsi qu’après 1945, aussi, font en effet problème !!!
Attention aux amalgames !

En cela la polémique qui se lève
n’est peut-être pas inutile !!!

De même que ne seront pas inutiles les éléments filmés de l’interview de Karski (non retenus dans le film « Shoah« ) que va présenter maintenant Claude Lanzmann _ en un nouveau film : Le Rapport Karski : diffusé sur Arte le mercredi 17 mars dernier ; je rajoute cette précision à mon courriel…

Et le « témoignage » de Karski _ Mon témoignage devant le monde _ Histoire d’un État clandestin _ sur sa résistance
va lui aussi enfin reparaître en sa traduction française ! _ c’est fait : il est reparu aux Éditions Robert Laffont ce mois de
mars, lui aussi…


Cet été (2009), j’ai écrit 7 articles sur Le Lièvre de Patagonie (qui m’a passionné à de multiples égards)
_ au passage, l’auteur du conte placé en exergue (La liebre dorada), Silvina Ocampo,
est l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy Casares (ma mère est une Bioy, d’Oloron)…


Voici ces articles sur Le Lièvre de Patagonie :

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ présentation I

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ quelques “rencontres” de vérité II


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ la nécessaire maturation de son génie d’auteur III


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ dans l’imminence de la fulguration selon la “loi” et le
“mandat” de l’oeuvre IV


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ l’amplitude du souffle et le goût, toujours, du “bondir” V


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ le film “nord-coréen” à venir : “Brève rencontre à Pyongyang”
(VI)

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ dans l”écartèlement entre la défiguration et la permanence”,
“là-haut jeter le harpon” ! (VII)



Et maintenant,
la déclaration d’Éric Sartori :

LEMONDE.FR | 28.01.10 | 22h42

Histoire, terminales scientifiques et identité nationale par Éric Sartori

Un débat chasse l’autre, c’est la méthode Sarkozy. Alors, avant que passe, avec l’approbation de certaines associations de parents d’élèves, une réforme tendant à priver près de la moitié des élèves de la filière générale d’un enseignement d’Histoire en terminale, tentons un dernier baroud. L’historien des sciences que je suis ne peut évidemment se résigner à cet appauvrissement de notre enseignement : veut-on que les scientifiques dont nous avons tant besoin soient ces spécialistes idiots que dénonçait déjà Comte ?

HISTOIRE ET IDENTITÉ NATIONALE

Commençons par cette remarque d’un connaisseur : « Un peuple qui n’enseigne pas son Histoire est un peuple qui perd son identité « , François Mitterrand, 1982. Le débat sur l’identité nationale est l’occasion de relire le texte de Renan de 1882, Qu’est-ce qu’une nation ? Pour Renan déjà, la nation se construit contre le communautarisme : « Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n’ont entre elles presque rien en commun. Or l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s’il est burgonde, alain, taïfal, wisigoth« . La nation est construite par l’Histoire : « La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens… » Et la nation vit par l’Histoire et par la volonté de continuer l’Histoire : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel… L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs, l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis… Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore. »

En France donc, l’identité nationale s’enracine dans la culture historique, comme le note Antoine Prost dans son ouvrage remarquable Douze leçons sur l’Histoire. Les républicains ont compté sur l’histoire pour développer le patriotisme et l’adhésion aux institutions _ c’était tout le projet magnifique de Lavisse. Ce fait _ l’importance de l’Histoire _ n’est peut-être pas aussi universel que le pensait Renan _ il semble par exemple que l’Angleterre se pense, se représente à elle-même davantage par l’économie politique. Mais en France, l’importance de l’Histoire est indiscutable ; c’est sans doute le seul pays où l’enseignement de l’Histoire est, au sens littéral, une affaire d’Etat, qui peut être évoquée en conseil des ministres… et provoquer de véritables passions.

Il faut donc sans doute que nos gouvernants actuels connaissent bien mal leur pays ou qu’ils s’en sentent bien détachés pour avoir pensé que la suppression des cours d’Histoire dans les terminales scientifiques, principalement pour des raisons d’économie maquillées en volonté de renforcer les filières littéraires, passerait sans provoquer de réactions.

L’HISTOIRE CONTRE LES MANIPULATIONS DE LA MÉMOIRE

Il faut aussi bien méconnaître l’Histoire pour confondre Histoire et mémoire et mettre celle-ci au service de médiocres manipulations politiques, comme le fait l’actuel président qui voudrait bien nous plonger dans une dictature quasi orwellienne de l’émotion. Dans un texte célèbre, Pierre Nora a bien démontré l’opposition profonde entre mémoire et Histoire : « La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’Histoire, parce qu’opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique… La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude… il y a autant de mémoire que de groupes, elle est par nature multiple et démultipliée. L’Histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel » (Les Lieux de mémoire). Lucien Febvre est même allé plus loin, retrouvant la fameuse nécessité d’oublier dont parlait Renan : « Un instinct nous dit qu’oublier est une nécessité pour les groupes, pour les sociétés qui veulent vivre. L’Histoire répond à ce besoin. Elle est un moyen d’organiser le passé pour l’empêcher de trop peser sur les épaules des hommes » (Vers une autre histoire). A trop et mal manipuler les « devoirs de mémoire« , on renforcera les communautarismes au détriment de la nation. Au contraire, l’Histoire doit permettre de préparer l’avenir. « On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire, mais rappeler un événement ne sert à rien, même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas. Il vaut mieux que l’humanité se conduise en fonction de raisons que de sentiments« , note Antoine Prost (Douze leçons sur l’Histoire).


Il y a vraiment une méchante ironie à lancer un débat sur l’identité nationale et à supprimer en même temps l’Histoire en terminale pour les séries scientifiques, en cette année de terminale qui doit clore le socle commun de l’enseignement et permettre une réflexion plus approfondie sur le mode moderne grâce au savoir historique – que l’on pense au superbe programme exposé, rêvé par Braudel dans sa Grammaire des civilisations.

On a parfois reproché aux socialistes de vouloir par idéologie détruire les formations élitistes. Ils n’ont rien fait de tel, et les plus courageux ou les plus lucides ont défendu l’élitisme républicain. Il est paradoxal de voir aujourd’hui la droite, du moins celle qui est au pouvoir, s’acharner à dévaloriser la section S, ce qui, évidemment, ne fera aucun bien à la section L, qu’on n’aide d’ailleurs pas en raillant l’étude de La Princesse de Clèves. Faut-il chercher ici d’autres raisons que le faible intérêt porté à l’enseignement dans la famille présidentielle ? Qu’en pensent des électeurs de droite plus traditionnels ?

Il faut donc se battre, au nom de l’identité nationale, de l’intégration, mais surtout au nom de l’intelligence et même de l’efficacité économique pour que l’enseignement continue à former des têtes bien faites et harmonieusement remplies ; donc pour l’enseignement de l’Histoire en terminale scientifique et son rétablissement dans l’enseignement technique. Et aussi pour un enseignement scientifique dans les classes littéraires, un enseignement qui permette d’acquérir une bonne connaissance des principes, méthodes et résultats fondamentaux des sciences et qui pourrait être basé sur l’Histoire des sciences et des techniques.

Éric Sartori est l’auteur d’Histoire des femmes scientifiques, Plon 2006.

Bref,

un dossier

_ pour lequel je recommande aussi « La mémoire, l’Histoire et l’oubli« , de Paul Ricœur, auteur majeur sur les problématiques du « récit » ; ainsi que le « Régimes d’historicité _ présentisme et expériences du temps » de François Hartog : deux ouvrages majeurs sur la question ! _

et un questionnement

passionnants : jeudi prochain, 25 mars, à 18 heures, dans les salons Albert-Mollat, 11 rue Vital-Carles à Bordeaux,

autour d’Emmanuelle Picard _ historienne de l’enseignement de l’Histoire _ et de La Fabrique scolaire de l’Histoire (aux Éditions Agone)…


Titus Curiosus, ce 23 mars 2010

De la place de la pudeur dans l' »intimité Plossu » : conversation à distance…

25fév

Pour continuer d’explorer l’intimité dans la poïétique des artistes qui me touchent le plus,

telle Elisabetta Rasy _ cf mon article du 22 février : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy » _,

ou tel Bernard Plossu _ cf mes articles du 27 janvier : « L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma” » ; et du 14 février derniers : « Bernard Plossu de passage à Bordeaux : la photo en fête ! pour un amoureux de l’intime vrai… » _,

voici un article, « Plossu Cinéma au FRAC PACA » _ signé Nathalie Boisson _, du magazine (gratuit) marseillais Ventilo tel qu’il vient de m’être transmis, hier soir, par l’ami Bernard Plossu :

De :   Bernard Plossu

Objet : Trans. : suite mail précédent interview Taktik Ventilo en fait !!
Date : 24 février 2010 19:15:11 HNEC
À :   Titus Curiosus

interview dans la revue Ventilo

plo

—–E-mail d’origine—–
De : Denis Canebière

A : Bernard Plossu

Envoyé le : Mercredi, 24 Février 2010 17:03
Sujet : suite mail précédent interview Taktik Ventilo en fait !!


Bernard,
Dans mon mail précédent, je te parle de Taktik qui est l’ancêtre du journal gratuit actuel Ventilo !
C’était au siècle dernier !
Correction donc !
Il s’agit de Ventilo et pour me faire pardonner, au cas où tu ne l’aurais pas déjà, voici le lien : http://www.journalventilo.fr/expo/ 
Amitiés
Denis C

Le voici donc ici aussi ! Farci, selon ma coutume, de commentaires miens (en vert)…

expo

Plossu cinéma au FRAC PACA

Publié le 24 fév 10 dans Expo

L’interview : Bernard Plossu

Rencontrer Bernard Plossu, c’est un peu comme réactiver la célèbre formule de Lautréamont : « Beau comme la rencontre _ voilà _ fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection » _ en un peu moins potache (!) et surréaliste, probablement… C’est convoquer _ gentiment ! _ une esthétique de la surprise _ en effet ; en douceur _, une poésie du quotidien où la beauté est une trouvaille fugace _ c’est tout à fait cela ! à apprendre à accueillir… Généreux _ et comment ! _, le photographe a accepté de partager une partie de sa sagesse _ ça peut se dire ainsi… _ en se soumettant au questionnaire de Sophie Calle _ même si assez peu plossuïen (ou plossuïenne : pour la dame) ; et c’est un euphémisme ! : remarquer le niveau particulièrement gratiné de « négativité«  de la moindre des pistes proposées par ce « questionnaire«  callien ! : « mort« , « rêve« , « détester« , « manquer« , « renoncer« , « défendre« , « reprocher«  et « servir«  ! nous voilà en plein dans l’air nihiliste du temps ; et donc aux antipodes d’un Bernard Plossu !!! mais Bernard n’entre pas dans ce piège… _, puis de se dévoiler _ un peu : avec délicatesse _ le temps d’un abécédaire improvisé _ pourquoi pas ?

Plossu-portrait.jpg


Quand êtes-vous déjà mort ?

Je suis mort de douleur en 1985, mais je ne révèlerai pas pourquoi. En revanche, je suis retourné à la vie en 1986.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Eh bien je les rêve encore. Plutôt que de rêves, je parlerais du réel de l’enfant _ « réel«  tout imaginatif, ludique ; lire là-dessus (le génial) Winnicott… _, et en ce qui me concerne, un enfant qui lisait beaucoup de bandes dessinées et a donc appris à cadrer avec la ligne claire très tôt _ un élément important dans l’historique de la poïétique photographique Plossu ! A quand, après le Plossu Cinéma, un « Plossu BD ligne claire«  ?.. Ce qu’il y a dans le carré explique _ fait comprendre _ tout le reste, ce qui se passe autour _ le hors cadre : le monde autour… Et en fait la photo, c’est la mise en rectangle ou en carré des leçons _ voilà comment procède l’intuition foudroyante (à mille à l’heure) de l’artiste _ que j’ai apprises _ voilà ! quand la plupart n’apprennent jamais rien ! de rien ! ni de personne ! ah ! la pédagogie ! quel art d’atteindre (= dégeler ; et disposer à l’élan et à la joie de réfléchir) les cervelles !… _ de la ligne claire en BD. Donc, ce ne sont pas les rêves d’enfant, c’est plutôt le côté rêveur _ à la Bachelard (l’art de la rêverie), alors ; pas à la Freud (et le rêve nocturne : inconscient, lui) ; ou plutôt « le côté joueur« , à la Winnicott !.. Un très grand ! A re-découvrir ! _ d’une vie d’enfant _ continué toute sa vie d’adulte par l’artiste, « jouant«  : mais oui !!! on ne peut plus sérieusement et joyeusement à la fois. Vivre, c’est « habiter«  la vie « en poète«  : en dansant… Et c’est divin : cf Nietzsche : « je ne croirais qu’en un dieu qui sache danser«  !…

Citez trois artistes que vous détestez
Le mot est trop fort _ un peu violent _, il y a _ seulement _ une énergie _ voilà ! _ qui ne me correspond pas _ simplement… _ : « entrer en correspondance«  avec une énergie est bien, en effet, la « proposition«  de l’artiste ; et au spectateur, lui, et alors, de « se connecter«  ou pas (« à la chinoise«  : cf François Jullien, par exemple dans La Grande image n’a pas de forme…), à l’énergie « proposée« , en fonction de la co-disposition des formes (elles-mêmes encore un peu mouvantes ; et plus ou moins émouvantes) présentées, par cette œuvre rencontrée, venant entrer ici et maintenant en composition avec ses propres dispositions cinesthésiques du moment (de cette rencontre avec l’œuvre) ; ou de toujours, aussi : c’est cette « connexion« -là que Baldine Saint-Girons nomme on ne peut mieux proprement « acte esthétique » (son livre, passionnant, est magnifique !) ; et souvent, sinon le plus souvent même, nous, spectateurs potentiels, nous y refusons, à cette « connexion«  d’énergies, nous n’y sommes pas prêts ; ou carrément la rejetons ; et ce pour des raisons de non agrément qui peuvent même être, parfois, parfaitement fondées !.. D’autres fois, et même le plus souvent, nous subissons seulement les conditionnements des autres, sous forme de goûts (socialement) institués (c’est ici qu’on peut lire Bourdieu ; ou Lahire ; ou Nathalie Heinich…), formatés, et figés, fossilisés ; et notamment sous l’aspect de « modes«  (sociales ; et idéologiques). Bref, que ce soit pour de bonnes, ou pour de mauvaises raisons, je veux dire qui soient fondées ou pas, nous nous anesthésions nous-mêmes le plus souvent face aux « propositions«  (ludiques pourtant) des œuvres des artistes… En peinture, je n’aime pas Fernand Léger, De Stael, Mathieu _ trop massifs, probablement ; voire, pour le dernier du moins, poussifs, ajouterais-je… En photo, plutôt que de nommer _ un Gary Winogrand ? un Sebastiaõ Salgado ?.. là, c’est moi seul qui m’avance ! pas Bernard ! _, je préfère ne dire que ce que je n’aime pas : le trop grand angle _ trop embrassant, mal étreignant… _, le spectaculaire _ voilà ! soit l’inverse de ce que je qualifierais de l’attention fine du  « choix de l’intime«  plossuïen… _ qui en fonçant le ciel des images rajoute _ vulgairement : en surlignant ; pour les un peu trop lourds, ou pas assez finauds, qui risqueraient, les disgraciés, de ne pas assez vite « piger » ce qu’il y aurait ici à leur « communiquer« , en le pointant plus fort du doigt : ce sont, ceux-là, des « communiquants«  (et ils « savent faire »…) ; et on comprend que le succès, via les médias, leur arrive ; et se répande, massif : c’est plus gros et facile à repérer (comme « marque«  de fabrique)… _

le spectaculaire qui en fonçant le ciel des images rajoute, donc, une couche au drame _ à ces « couches«  massives lourdingues, la touche toute de vivacité de Bernard Plossu préfère un grain léger très fin… C’est exactement le même principe qu’au cinéma, lorsque la musique devient _ pléonastiquement _ dramatique _ trémolos aidant _ pour que le public soit bien conditionné _ et pris : voilà ! Une bonne photographie, c’est une photo qu’on _ ou qui ? _ ne doit pas conditionner à l’avance _ ce qu’Umberto Eco baptise du joli nom d’« œuvre ouverte«  Enfin, je n’aime pas le manque de pudeur _ voilà le mot-clé lâché. Ils sont plus que trois, les photographes qui font de mauvaises photos de nu _ par exemple : trop près d’être « pornographiques«  ! _ et n’ont pas compris que la plus grande beauté de la photo, c’est la pudeur _ et on en trouve quelques unes, de ces photos de « nu«  éminemment pudiques, dans l’œuvre Plossu, sans chercher très loin.

Vous manque-t-il quelque chose ?
Vu la passion _ voilà : sans ce moteur (proprement thaumaturge), que peut-il jamais se faire, en Art du moins (mais dans la vie aussi) ?.. rien qui ait de l’élan, en tout cas… _ que j’ai pour l’objectif de 50 mm, il ne me manque rien, je crois _ c’est magnifique ! Bernard n’a rien, lui, chère Sophie Calle, d’un frustré : de Sophie Calle, je me souviens surtout de l’inénarrable « No sex to-night » : quelle sublime expérimentation ! Combien de gogos suivent cela ?.. Le 50, c’est l’objectif de la redoutable intelligence et de l’acuité visuelle _ voilà ! l’acuité du regard et son intelligence ! C’est une jolie métaphore que de s’apercevoir qu’un objet technique peut t’apporter _ en prolongement du travail propre de l’œil, en quelque sorte ; c’est à dire le déploiement de l’acte crucial du regard : sur ces « lunettes« -là, se faisant parfois « télescope« , et parfois « microscope« , bref : mouvement d’accommodation constant, on trouve une sublime remarque de Proust dans Le Temps retrouvé ; le passage est fort justement célèbre… _ l’âme _ voilà _ que tu recherches _ et c’est la tienne, l’artiste ! qu’il te faut simplement désherber de ce qui l’encombre… _, et en même temps c’est un choix très rigoureux _ au résultat photographique net et impitoyable (y compris avec du flou !)…Et c’est aussi cela que je trouve dans le cinéma (= l’œil en mouvement formidable) d’Antonioni…

Sur cet œil-là « au travail« , je conseille le très beau journal de travail du film Par delà les nuages (Al di là delle nuvole), en 1995, qu’a tenu très scrupuleusement Wim Wenders : Avec Michelangelo Antonioni _ chronique d’un film (aux Éditions de l’Arche, en 1997)… C’est un document irremplaçable sur la poïesis du cinéaste Antonioni _ à l’œil incomparablement photographique ; là-dessus j’ai écrit tout un essai : « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise« , avec ce sous-titre un peu explicitatif : « Un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni«  : inédit…

A quoi avez-vous renoncé ?
Aux voyages lointains, pas uniquement à cause de l’âge, parce que j’ai déjà beaucoup voyagé, mais aussi parce que les pays « motivants » ont été complètement matraqués _ oui _ de voyages organisés, où les gens _ débarqués en « touristes«  et constamment pressés… _ ont abusé _ oui _ de la photo et emmerdé le Tiers Monde _ oui _ en leur mettant un numérique sur le nez sans aucun respect, aucune pudeur _ par rien moins que « vols d’âmes«  Il faut voyager en ami _ mais oui _, pour partager ses photos _ et être « reçu » avec une hospitalité « vraie«  _, pas en conquérant _ que de malotrus prédateurs (= touristes grossièrement voyeurs en même temps qu’exhibitionnistes) de par tous les déserts (forêts, montagnes) les plus reculés du monde, désormais !..


Que défendez-vous ?

Les jeunes photographes, passionnément _ mais oui ! Et, je déteste qu’on dise d’un jeune photographe qu’il me copie. Il ou elle a tout à fait le droit de copier _ = prendre modèles, pour « commencer«  _ ses aînés _ qui l’ont simplement « précédé«  dans le temps ; c’est-à-dire « essayé«  déjà, eux aussi, un peu, avant lui-même… _ pour se trouver _ voilà, voilà le but : un artiste a à « se former« , peu à peu, acte après acte, avec patience et obstination, afin de « se découvrir« , peu à peu, et « devenir« , enfin, peu à peu aussi, et de plus en plus, et de mieux en mieux, presque « lui-même«  (la coïncidence n’étant qu’un idéal asymptôtique ! jamais complètement pleine ! ni, encore moins, et heureusement, définitive ! il y a toujours, et joyeusement, à continuer à « œuvrer«  !) ; l’identité se construit (toute une vie) dans la multiplicité des rencontres, des apports, des échanges, des « introjections«  assumées et dépassées ; et surtout celles, rencontres, qui sont « vraiment«  fécondes et « vraiment«  ouvertes ; pas dans la fermeture et l’isolation ! qui sont pauvreté ; et négation de soi ! Moi aussi, j’ai copié _ c’est-à-dire imité : « mimesis«  est le mot qu’employaient Platon et Aristote… _ tout le monde _ comme les peintres débutants (et continuant toujours à se former, évoluer), apprennent en imitant les maîtres (= en apprenant d’eux et par eux) ; l’isolement est une stérilisation ! une barbarie ! qu’on y réfléchisse un peu plus et mieux à l’heure de la diminution imposée (pour raisons de « saine économie« , qu’ils serinent et claironnent ! en pratiquant la charité la mieux « ordonnée«  qui soit, bien entendu, ces « vertueux«  en exhibition ! ici, lire Molière, en plus de La Fontaine…), à l’heure de la diminution imposée des horaires d’enseignement (eh ! oui !) en classe… Là-dessus, lire aussi l’indispensable Prendre soin _ de la jeunesse et des générations du vigilant et infatigable et passionnant Bernard Stiegler… L’exposition Plossu cinéma, ça n’est que _ ici, comme une exagération orale : rhétorique… _ de la copie de cameramen

_ ceux d’Antonioni ; ou le Coutard de Godard : cf la phrase, page 180 de Plossu Cinéma, dans l’échange magnifique et si important avec Michèle Cohen dans la voiture entre la Ciotat et Aix : « Récemment je t’ai écrit que je trouvais les scénarios d’Antonioni rasoirs et bourgeoisement convenus ; mais je dois, je me dois, en homme d’image, de dire que la photographie de la trilogie en noir et blanc est grandiose ! La Notte avait pour directeur de la photo Gianni di Venanzo, L’Avventura, Aldo Scavarda, et L’Eclisse, Enzo Serafin _ Bernard le sait par cœur ! Comme c’est étrange que ce soient trois directeurs différents ! Pourtant le ton, ultra photographique, est si semblable : du coup totalement du Antonioni ! La séquence de la fin de L’Eclisse, ces quinze ou vingt minutes tout en photographies filmées, est tellement belle, tellement moderne, comme on aime à dire maintenant, d’un mot qui veut tout dire vaguement.«  Etc.. Et Bernard de citer derechef Raoul Coutard, par exemple dans Alphaville de Godard… « Le rôle des « directeurs de la photo » n’est pas assez connu du public. Les musiques, après tout, font parler d’elles au cinéma. Alors pourquoi ne parle-t-on pas plus des photographes de films ? » Voilà !.. _, et c’est ce que j’aime dans cette expo _ Plossu Cinéma _, montrer d’où je viens _ ce que Alain Bergala nomme, dans sa contribution (aux pages 16 à 27), dans le livre, si beau, Plossu Cinéma : « Le cinéma séminal de Bernard Plossu » : « séminal » en sa poïétique photographique ! rien moins !.. Fin de l’incise sur la photo au cinéma lui-même ! _

Il y a un côté courageux et culotté de montrer ses racines _ voilà _ et de dire qu’on a copié _ c’est-à-dire qu’on s’est « inspiré » des autres, tout simplement… Nul n’est une île !

Que vous reproche-t-on ?
De faire trop de livres. L’expo du FRAC montre à quel point je fais des livres comme un cinéaste fait des films. Je fais deux sortes de livres : les purement créatifs ou expérimentaux, comme Plossu Cinéma _ sur une idée (de génie !) de Michèle Cohen, la directrice de la galerie LaNonMaison à Aix-en-Provence : comment le petit Bernard est devenu Plossu ! _, qui correspondent à mon langage _ ainsi que sa poïétique, en mon vocabulaire (cf Le Poétique de Mikel Dufrenne, en 1963, aux PUF)… _, et les commandes _ ce sont celles-là qui lui sont reprochées (ou plutôt, en fait, jalousées !) ; cf mon article d’indignation du 15 juillet 2008 : « Probité et liberté de l’artiste« , à propos d’une critique acerbe à l’égard du si beau et si juste (= si rigoureux dans la réalisation de ses objectifs) Littoral des lacs, une « commande« , en effet, du Conservatoire du littoral pour les deux départements de Savoie… L’article n’a pas vieilli ! Donc, au final, ça fait beaucoup _ soit une œuvre ! Mais cette démarche a permis _ oui ! Eluard dit que le poète est « moins l’inspiré que l’inspirant«  _ à d’autres jeunes photographes d’oser _ oui ! on est d’abord timide ! trop craintif, pour la plupart… _ le faire. Au fond, un éditeur a plusieurs auteurs pour vivre, pourquoi un auteur n’aurait-il pas droit lui aussi à plusieurs éditeurs ?

A quoi vous sert l’art?
L’art sert

_ un mot bien ambigü… ; mais l’art a toujours des visées, en effet ; même s’il n’est jamais simplement « moyen«  en vue d’une rien qu’« utilité«  (servile) ; auquel cas, il s’agit seulement d’une « technique« , mécanique et reproductive : mécanisable… ; et quant à l’Art (avec la majuscule) servile, il s’agit de celui des propagandes, et pas seulement celles, plus commodes à stigmatiser (tant elles sont peu discrètes), évidemment, des régimes totalitaires !.. Par exemple, ce pseudo Art admirable qui se met au service relativement discret des saints et saintes « Communication« , « Idéologie » (relookée et maquillée style invisible-imperceptible, désormais) et « Marketing« … _

l’art sert, donc, avant tout à partager (pour les autres _ ce qu’il donne à ressentir et éprouver : merci de cette générosité inépuisable… _) et à être curieux (pour soi _ et à l’infini : et Titus Curiosus d’opiner ! à son tour… _). Je dis souvent à mes élèves de ne pas s’intéresser _ de manière désintéressée : cela ne se forçant pas… _ qu’à la photo _ certes ! les « voies«  du sens et de la sensibilité (et donc de la création : tout ensemble !) sont multiples ; et s’interconnectent, aussi !.. Aujourd’hui, je rentre du jardin de Monet à Giverny. A quoi sert ce jardin ? Il a été un prétexte, « un motif » _ oui ! qui met en « mouvement » et « émeut« , rend plus « mobile«  : voilà son étymologie ! il « inspire«  ; et fait mieux respirer ! _ pour l’art de Monet _ lui-même, d’abord _, et il a tellement marqué l’histoire de l’art que c’est devenu un jardin pour le monde entier. On retombe sur cette idée de partage entre le particulier et l’universel _ et du jeu d’ouverture entre ce qui est « dans«  le cadre, et ce qui du monde autour y entre, « venant y pénétrer«  discrètement, presqu’invisiblement, aussi, pour qui s’y sensibilise, à ce « cela«  (presqu’invisible) du monde, avec et grâce à l’artiste, qui nous le fait ainsi délicatement « entrevoir« , percevoir et recevoir ; a contrario des foules d’« anesthésiés«  (et donc insensibles, sourds, aveugles, etc.., Béotiens satisfaits d’eux-mêmes, « idiots«  au sens littéral du terme !) « auto-anesthésiés«  par précaution ; en expansion, hélas, par les temps qui courent : l’humanité est en train d’en crever !.. Cf la fausse sagesse mesquine (criminelle autant que suicidaire pour la civilisation !) des trois singes… D’où la bêtise sans nom et le crime grave qu’est l’absence d’apprentissage véritable (grâce à un enseignement, d’abord, effectivement digne de son nom ! suffisant ! et pas light !) et suffisamment développé de ce que sont les démarches d’Art (= la poïesis en acte et en œuvres !) à l’école : au lycée !!! L’art, c’est aussi un effort _ un geste, un écart, d’un millième de seconde même, le plus souvent… _ qui nous oblige à ralentir _ voilà : dans un monde de pressés, aux « ratiches«  si longues, qu’elles labourent le sol ! ceux-là ne sont pas des artistes !_, à ne pas faire comme cette personne qui vient de passer à toute vitesse avec son 4×4 _ ah ! les 4×4 ! et le mépris des autres… _ dans un endroit où il y a des gens _ qui passent, eux aussi ; et peuvent se faire écraser : par ceux-là, du 4×4, sans égard… L’art, c’est être capable de lever le pied _ tel le narrateur de Du côté de chez Swann, s’abîmant une heure entière à contempler en son détail, tellement luxueux, une haie (éblouissante en son éclat) d’aupébines… _, c’est lutter contre la vulgarité _ certes : que de faux artistes blin-bling, encore, courant nos rues, nos places, nos avenues ; et même nos palais de la république : avec la complicité obséquieuse des micros et caméras des medias ! cf mon article, par exemple, du 12 septembre 2008 : « Decorum bluffant à Versailles : le miroir aux alouettes du bling-bling« …

PETIT ABECEDAIRE

Plossu

A comme… Afrique :

le continent de l’origine _ peut-être pas toute, tout de même… Mozart, ainsi, n’était pas « Africain« … Bernard parle ici surtout du jazz… et du rythme… _ de la musique, de la danse… L’Amérique ne serait rien culturellement _ hum ! hum ! _ sans la musique africaine. Tous les musiciens blancs, d’Elvis à Dylan, ont été influencés par elle _ certes ; mais ce n’est là qu’un type de musique : celui que diffusent le plus (et aident à « consommer«  et faire acheter, plus encore, sans doute…) les radios…

C comme… Chocolat :

j’aime beaucoup / Cézanne : j’avoue ne pas aimer ses verts et ses bleus _ moi si ! mais Cézanne est (comme il s’est reconnu lui-même !) un « couillu » ; Bacon, aussi : Bernard ne l’apprécie pas trop, lui non plus, je sais ; moi, si !.. _, pour moi le sud, c’est Soutine _ pulvérisant sublimement les clichés ! en effet ! _ / Cubisme : un photographe, c’est un danseur qui du haut de son entrechat voit cubiste _ merveilleuse définition ! qu’on se le dise ! Quand on bouge, les lignes de force _ oui ! voilà le vivant ! la « Nature naturante« , dirait un Spinoza, à côté des Chinois !.. se mouvant juste, juste en-dessous des « formes«  un peu moins (mais à peine…) mobiles, elles, et donc un tout petit peu plus (c’est affaire de degrés : infinitésimaux !) arrêtées ; un peu, à peine, moins musicales, en conséquence de quoi, ou un peu, à peine, moins rythmées, si l’on préfère, de la « Nature naturée«  ! Cf ici, en France (et même en Provence, au pays des cyprès qui s’élancent, se tordent…) un Van Gogh à Arles et Saint-Rémy ; ou un Cézanne se posant face à la Sainte-Victoire afin de la regarder se mettre à danser !.. _

quand on bouge, les lignes de force , donc,

que l’on voit tout le temps _ déjà ! et en relief, donc ! _ changent _ voilà : c’est là le bougé-dansé, musical, de Plossu ! La photo, c’est du cubisme en mouvement _ c’est magnifique !

E comme… Espagne :

j’adore y aller. C’est le pays du très grand photographe Baylon _ un grand ami ; et un complice en poïesis _ et du peintre Miguel Angel Campano.


H comme… Histoire / Hésitation :

donc la connaissance, mais le doute _ certes : lire Popper (et son critère décisif de « falsiabilité«  pour la « vraie«  recherche scientifique) ; ou Alain : « penser, c’est dire non«  Mais Hélas l’Histoire n’hésite pas à se répéter _ sans « leçons«  ; cf Hegel…

I comme… Italie !

A lui seul ce mot veut _ pour Bernard ; pour moi aussi : (presque) tout y virevolte et danse ; avec le charme de l’élégance et, aussi, passablement d’humour… _ tout dire…
Illusiones optica : le dernier film que j’ai vu.

J comme… Jawlensky :

j’aime ses portraits _ moi aussi : ils fouillent loin ; quelles profondes couleurs !..
Jalousie :

le sentiment le plus difficile à vaincre, à surmonter _ peut-être pas pour tous, pourtant…
Je :

Céline disait « Je, le pronom le plus dégoûtant » ou un truc comme ça. Je, c’est l’ennemi de l’intelligence _ quand le Je n’est qu’égocentrique, du moins ; mais il peut aussi être « départ de perspective«  (et de construction « vraie«  d’une « personne« …), par son ouverture, précisément, profonde et grave, en même temps que joyeuse, sans peur, sur l’altérité ; cf Montaigne… Ne pas trop le détruire, ce Je-là ! ni le « haïr«  (à la Pascal)…

L comme… Lumière :

en photographie, c’est le noir et blanc, le gris _ leur infini intense camaïeu ; le jeu profondément soyeux de leurs vagues. En beauté, j’aime celle _ si sensible par la tension calme et tellement puissante de sa quasi transparence flottante _ du nord : Vermeer, Brueghel, Constable…


N comme… Napoléon :

l’homme qui n’a pas hésité à faire mourir de froid des milliers de soldats pendant la campagne de Russie. Quelle folie de pouvoir envoyer des êtres humains mourir de froid ! _ sur le froid : lire Le Froid de l’immense Thomas Bernhard, avec son rire formidablement si « humain«  : « tout est risible quand on pense à la mort« … Un rire, à ce degré d’« humain« , qui nous manque très fort aujourd’hui ; même si nous avons, tout de même, l’immense, lui aussi, Imre Kertész (l’auteur du grand Liquidation) : en ces temps de « déshumanisation«  galopante…

Propos recueillis par Nathalie Boisson


Intime conviction

Au FRAC, l’exposition Plossu cinéma présente une œuvre singulière _ eh ! oui ! _ au carrefour de la photographie et du cinéma autour de cinq thématiques. Brillant !

Plossu.jpg

Montrer ses racines, dire d’où l’on vient _ en deux expos (au FRAC de Marseille et à La NonMaison d’Aix-en-Provence) et un livre tels que ce (en trois volets, si l’on veut) Plossu Cinéma _ est un exercice difficile _ a priori, du moins, dans une société assez intimidante et plutôt décourageante, en général. Il s’agit de se livrer _ oui : un peu, au moins… _ à travers l’autre _ effleuré : dans les photos _ tout en gardant une distance respectueuse, une distance amoureuse _ voilà ! Cette distance, c’est celle du regard de Plossu _ absolument ! Il s’est construit très tôt _ en effet ; par son regard même… _ à travers le cinéma de la Nouvelle Vague, où l’image, en prise avec le réel _ oui ! _, dénuée de tout artifice _ quel défi ! _, retrouvait de sa brutalité _ du moins de sa probité, de sa vérité et de sa liberté face au réel (et par là de sa force !) ; puis par l’exercice de plus en plus passionné de la photographie ! à la Plossu… Ces images constituent un double, une entité _ réalisée _ pour lui _ et qu’il lui fallait (existentiellement, humainement !) retenir (du vivre passant : qui passe vite…)… On retrouve à la lecture du Livre de l’Intranquillité de Pessoa quelque chose de cette doublure photographique interprétative, et plus précisément dans le regard de Bernardo Soares : « Voir, c’est avoir vu » _ avec la perspective, nourrissante, de la mémoire : une culture vive et vivante incorporée, en quelque sorte… Comment être proche et distant ? _ par le regard : voilà ! Comment être intime et pudique ? _ c’est l’essentiel !!! Pour l’artiste _ « vrai«  qu’est Bernard Plossu _, la pudeur est l’une des clés de la photo _ davantage : le sas « humain » obligé ! _ et c’est ce qui ressort de cette exposition _ oui ! oui ! _ où la réflexion _ du spectateur convié et comblé _ doit se saisir d’un paradoxe _ oxymorique, comme tout ce qui est essentiel ! _, des deux faces _ absolument indissociables _ de l’intime : « enfoui et fouillé, dedans et dehors »

_ lire aussi là-dessus mon article juste précédent (du 22 février) sur l’écriture sublime, en la sobriété de sa pudeur, d’Elisabetta Rasy, se retournant sur l’histoire de son « intimité«  avec sa mère, mise à vif (à pleurer ! sinon hurler…) lors du cancer terminal de celle-ci, dix huit mois durant, dans L’Obscure ennemie : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy« 

L’intime opère _ voilà : il est dynamisant ! c’est un élan ! _ donc systématiquement dans un entre-deux _ absolument : se mouvant quasi reptiliennement, en danses… _, se situant entre l’apparition et la disparition _ oui ! _, la « monstration » et l’effacement du sujet _ avec, à la réception (active) de l’Homo spectator, encore, ce qui doit s’appeler un Acte esthétique du même ordre (clignotant !)… Le sujet ici, c’est à la fois _ et tout ensemble ! : l’« intime«  est une relation, un vecteur magnifiquement en tension : vers l’altérité désirée et à jamais possédée, hors de « saisie«  (et de « maîtrise« ) en tant que telle, de l’autre… _ celui qui est photographié et le photographe _ en un unique mouvement se déployant, dansé. Au spectateur, à travers ses déambulations au sein des cinq thématiques (« Plossu cinéma », « Le déroulement du temps », « Les cinémas de l’ouest américain », « Réminiscences » et « Train de lumière » _ de l’exposition Plossu Cinéma_), de se laisser porter _ oui : avec délicatesse et plénitude d’attention, aussi… en toute amitié… et avec douceur… _ par l’univers poétique et mystérieux _ qui tout à la fois vient nous cueillir et vient nous accueillir _ d’un homme _ « humain » !.. _ à l’âme voyageuse et au cœur cinéphile.

Nathalie Boisson


Plossu cinéma : jusqu’au 17/04 au FRAC Provence Alpes Côte d’Azur (1 place Francis Chirat, 2e) et à la Non-Maison (22 rue Pavillon, Aix-en-Provence). Rens. 04 91 91 27 55 / www.fracpaca.org

A noter également :
Le 27/02 à 14h au Cinémac (63 avenue d’Haïfa, 8e) : présentation en avant-première des films Le voyage mexicain
(30 mn) de Bernard Plossu et Un autre voyage mexicain (1h50) de Didier Morin,  en présence des réalisateurs.
Le 20/03 à 14h30 au FRAC, dans le cadre du Week-end Musées Télérama : projection du film Le voyage mexicain, en présence de Bernard Plossu et Dominique Païni.
Le 26/03 à 17h à l’Alcazar : rencontre avec Bernard Plossu autour du processus de création de ses livres : « Faire un livre, c’est comme faire un film », suivie d’une projection cinématographique.

Merci beaucoup à ce très intéressant article de Nathalie Boisson !

Celle-ci a su obtenir de Bernard Plossu _ et quasi mine de rien… _ des analyses (de son Art) profondes : absolument passionnantes ! Chapeau !

Titus Curiosus, le 25 février 2011

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