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Sur le désir de « France » _ de Cioran

19juil

Un passionnant « essai« , inédit jusqu’ici, et magnifiquement traduit

_ en une « traduction du roumain revue et corrigée par Alain Paruit » (sic, page 5) _

par Alain Paruit :

« De la France« ,

« Manuscrit déposé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Cioran« ),

de Cioran, en « 1941« 

_ la date, au bas de la dernière page du manuscrit, est ajoutée « au crayon« , indique l’éditeur (L’Herne) ;

et de la main de Cioran lui-même,

indique immédiatement (page 7) Alain Paruit en sa lumineuse préface de deux pages, intitulée « La Métamorphose » :

« C’est la guerre. Cioran est à Paris

_ depuis 1937 : « alors titulaire d’une bourse (maintenue jusqu’en 1944) de l’Institut culturel français de Bucarest, il s’était inscrit pour terminer sa thèse de licence sur Bergson à la Sorbonne« , précise encore, page 10, et sous la plume de L. T., cette fois, une très courte « Note biographique«  de deux pages).

Il écrit au crayon, à gros traits appuyés, « 1941″, comme il aurait écrit le mot « FIN » sur son manuscrit, ce texte qu’il a intitulé « De la France« , en pensant aux moralistes du XVIIIème

_ ou/et du XVIIème ?.. :

ce sont La Rochefoucauld et Pascal, qui sont cités (une et sept fois : c’est lui le plus, et de loin !, régulièrement évoqué de tous les auteurs !), bien plus que Mme du Deffand ou Voltaire (les seuls mentionnés, d’ailleurs, de tout le XVIIIème siècle ; et à la seule page 12 :

« Comme je me serais rafraîchi à l’ombre de la sagesse ironique de Madame du Deffand, peut-être la personne la plus clairvoyante de ce siècle ! « Je ne trouve en moi que le néant ; et il est aussi mauvais de trouver le néant en soi qu’il serait heureux d’être resté dans le néant. » Et Cioran _ l’auteur du « Précis de décomposition«  et de « De l »inconvénient d’être né » _ d’ajouter : « En comparaison, Voltaire, son ami, qui disait « je suis né tué », est un bouffon savant et laborieux. Le néant dans un salon, quelle définition du prestige !«  (page 12, donc) ;

alors que le nom de « Pascal » revient, lui, le plus et presque continument : aux pages 17, 18, 25, 29, 31, 77 et 85… :

au hit-parade des noms cités en ce « De la France« ,

outre celui de « Napoléon«  (cinq fois),

je relève ceux de « Paul Valéry » _ pour lequel « l’homme est un animal né pour la conversation«  _ et « Baudelaire«  (quatre fois) ,

de « Racine » (trois fois)

et de « Madame du Deffand« , « Bergson« , « Rameau » et « Debussy » (deux fois chacun)… ;

et si je poursuis mon listing (un palmarès éminemment significatif !), pour une occurrence unique,

voici les noms assurément représentatifs de l’« esprit français«  de « Voltaire« , « Chateaubriand« , « Claude Lorrain » _ « honteux de rêver »… _, « La Rochefoucauld« , « Joachim du Bellay« , « Descartes« , « Rameau« , « Couperin«  _ avec « leur délicatesse et leur refus du tumulte » si rares, page 30 _, « Berlioz« , « César Franck« , « Rousseau« , « Montaigne » _ ou « la douceur«  qui « veille« .., page 70 _ , « Monet » _ dont « un paysage épuise la poésie du visible«  _, « Mallarmé« , « Van Gogh« , et, pour finir en beauté, « François de Sales » :

les « français d’adoption » (ou de récente date : Napoléon…) n’étant pas les moins « importants » :  Henri Bergson, Claude Lorrain, César Franck, Jean-Jacques Rousseau, Vincent Van Gogh et François de Sales… ;

fin de l’incise ! _,

en pensant aux moralistes du XVIIIème _ je reprends l’élan de la phrase d’Alain Paruit _,

en pressentant peut-être déjà qu’il les rejoindra un jour,

ne serait-ce que par le style qui en l’occurrence est « contenu ».

Ne crayonne-t-il pas son portrait prémonitoire _ oui ! _ lorsqu’il les compare aux grands créateurs étrangers ?« 

_ que sont, dans l’ordre d’apparition des noms dans l’essai : Ruysdael, Dante, Eschyle, Shakespeare, Maître Eckart, Ruysbroeck, Bach, Michel-Ange, Beethoven, Dostoïevski, Novalis et Cervantès…

On mesure l’importance de cet éloge, par Cioran,

pour la civilisation d’un « pays » _ celui-là même « du dialogue« , la formule se trouve à la page 34 _ à l’heure même _ depuis juin 40 _ de sa « chute« ,

à l’occasion d’une méditation détaillée sur 84 pages (de la page 11 à la page 94) sur une « décadence« .

D’autres, aimant un peu moins, semble-t-il, la « spécificité française« , en la sapant de leur politique prétendument « moderne » _ = d’aggiornamento « mondialiste« _,

pourraient en prendre acte,

dont les parents et grands-parents _ qui de Budapest, qui de Salonique… _ ont pourtant choisi aux heures les plus difficiles pour leur « survie » même, la France _ et sa « civilisation » !!!

Cioran, page 45 :

« La France « éternelle », avant de se perdre, deviendra un pays comme les autres«  :

qu’on le médite un peu davantage, donc, en notre actualité de 2009 !…


Et page 50, toujours à propos de « la France » et des « Français« , à l’heure sonnant, paraît-il, de l' »individualisme » mondialisé (des marchés !) :

« Un pays d’« êtres humains » et non d’individus« …

Ici,

je voudrais citer et commenter une interview assez perspicace d’Alain Finkielkraut s’exprimant précisément sur ce « De la France«  de Cioran,

en un article du 2 avril 2009 du Figaro : « Finkielkraut : « Pour Cioran, ce livre était une honte« , principalement à propos d’un autre livre (antérieur : un « livre sulfureux publié à Bucarest en 1936« ) de Cioran : « Transfiguration de la Roumanie » ;

voici le passage particulièrement judicieux à mon goût sur ce « De la France« , en cet entretien d’Alain Finkielkraut avec Sébastien Lapaque :

« Cioran s’est arraché de la tentation totalitaire _ présente dans ce livre ensuite « regretté » et même « vilipendé«  par son auteur, Cioran, qu’est « Transfiguration de la Roumanie« , de 1936 : né le 8 avril 1911, Cioran avait alors vingt-cinq ans… _ en devenant un écrivain de langue française _ oui ! _ et en s’inscrivant en plein XXe siècle dans la lignée des moralistes classiques _ français. Les moralistes ne sont pas des gens qui font la morale, ce sont des gens qui divulguent une vérité douloureuse _ la formule d’Alain Finkielkraut est magnifique de justesse. Il rejoint leur camp dès 1941, à travers le texte charnière intitulé « Sur la France » _ « De la France« , plutôt ! _, qu’on découvre également. C’est un livre écrit en roumain, mais le style est déjà français _ absolument ! _, on le voit merveilleusement dans la traduction d’Alain Paruit _ en effet ! j’y applaudis des deux mains !.. Voir mes remarques plus haut ! Au fond, la réponse des moralistes, c’est la réponse de ceux qui ne sont pas dupes de Rousseau _ ni du « rousseauisme » qui va suivre… Formule magnifique encore (hélas ! ô combien juste !) à propos de ce fossoyeur, aussi, de la musique française, par sa si niaise (= caractérielle !) « résistance«  au génie de Rameau !.. Qu’on jette une oreille à l’accablant « Devin du village » dudit Rousseau pour s’en convaincre, face aux génialissimes « Boréades«  du merveilleux Rameau !!! D’un côté, il y a l’idée d’établir un régime sans mal _ d’où le chemin, méticuleusement pavé, de l’Enfer… _ en trouvant une solution politique _ dissolvante ! _ au problème _ d’existence et coexistence ! _ humain. Et de l’autre, une lucidité inquiète _ à l’infini de son (propre) souci critique et plein d’humour : mon modèle (personnel) étant ici un Montaigne et sa pratique, modeste, d’« essayeur«  ! _ qui nous vaccine _ oui ! la métaphore est excellente _ contre cette tentation. Le désespoir de Cioran ne le conduit d’ailleurs pas nécessairement à une vision noire de la nature humaine. J’ai relevé un passage extraordinaire dans ses « Cahiers«  :

« Haine et événement sont synonymes. Là où il y a haine, quelque chose se passe. La bonté, au contraire, est statique. Elle conserve, elle arrête, elle manque de vertu historique, elle freine tout dynamisme _ en étant « égard » et « scrupule«  La bonté n’est pas complice du temps ; alors que la haine en est l’essence. »

On n’imagine pas Cioran faire cet éloge de la bonté. Et pourtant. Lorsque s’évanouit l’idée d’établir un régime sans mal, reste ce que Vassili Grossman _ l’auteur (capital !) de l’immense « Vie et destin«  ; ainsi que de, avec Ilya Ehrenbourg, l’indisponible actuellement : on se demande bien pourquoi, « Le Livre noir«   _ appelle la petite bonté, la bonté sans régime«  _ une expression encore d’une justesse formidable !

Bref, voilà un livre passionnant que ce « De la France«  :


par exemple, ceci, pages 13-14 :

« Qu’a-t-elle aimé, la France ? Les styles _ au pluriel ! _, les plaisirs de l’intelligence, les salons, la raison, les petites perfections _ discrètes. L’expression précède la Nature. Il s’agit d’une culture de la forme _ oui ! _ qui recouvre les forces élémentaires et, sur tout jaillissement passionnel, étale le vernis bien pensé du raffinement.
La vie _ quand elle n’est pas souffrance _ est jeu.

Nous devons être reconnaissants à la France de l’avoir cultivé avec maestria et inspiration
_ quelles brillantes expressions ! C’est d’elle que j’ai appris à ne me prendre au sérieux que dans l’obscurité et, en public, à me moquer de tout. Son école _ car c’en est une, sans didactisme pesant ! par le jeu : grave et léger à la fois… _ est celle d’une insouciance sautillante et parfumée. La bêtise voit partout des objectifs _ utilitaires : voilà le langage des « communiquants » !.. _ ; l’intelligence _ seulement _ des prétextes. Son grand art _ oui ! _ est dans la distinction _ n’est-ce pas, pauvre Pierre Bourdieu ?.. _ et la grâce de la superficialité _ celle-là même que le Nietzsche de « Humain trop humain » et du « Gai savoir«  enviait aussi, en plus des moralistes français, aux Grecs de l’Antiquité… Mettre du talent dans les choses de rien _ c’est-à-dire dans l’existence et dans les enseignements du monde _ est une initiation aux _ salubres _ doutes français.« 


Et ceci, sur le goût, pages 15-16 :

« Un peuple de bon goût ne peut pas aimer le sublime, qui n’est _ alors… _ que la préférence du mauvais goût porté au monumental. La France considère tout ce qui dépasse la « forme » comme une pathologie du goût.« 

« Le goût se place aux antipodes du sens métaphysique, il est la catégorie du visible _ à portée même de perception : un peu fine… Incapable de s’orienter _ c’est crucial _ dans l’embrouillement des essences, entretenues par la barbarie de la profondeur _ à plaisir embrumée _, il cajole _ avec douceur et non sans infiniment de délicatesse _ l’ondulation immédiate _ à portée de sens, d’aisthesis… _ des apparences _ cultivées… Ce qui n’enchante pas l’œil est une non-valeur : voici quelle semble être sa loi. Et qu’est-ce que l’œil ? L’organe de la superficialité éternelle _ la recherche de la proportion, la « peur » du manque de proportion définit son avidité pour les contours observés. L’architecture ornée selon l’immanence ; la peinture d’intérieur et le paysage, sans la suggestion des lointains intacts (Claude Lorrain _ un Ruysdael salonnard, honteux de rêver) ; la musique de la grâce accessible et du rythme mesuré, autant d’expressions de la proportion, de la négation de l’infini _ conjuré, davantage que nié… Le goût est beauté soupesée _ avec légèreté, délicatesse : sans la lourdeur d’une précision trop mécanique _ élevée au raffinement catégoriel. Les dangers et les fulminances du beau lui semblent des monstres _ qu’il éloigne _ ; l’infini, une chute«  _ dont il importe en permanence de se prémunir… :

cette magnifique analyse dit tout de l’« acuité de perception«  du penser si remarquablement affiné de Cioran…

Et encore ceci, pages 86-87, à l’heure de la « mondialisation » :

« Le risque auquel peut se confronter l’individu flottant au dessus des cultures

est le « faux moi »,

la perte de la mesure et du goût,

le passage à des dimensions fallacieuses,

à force de frayer avec des valeurs trop diverses.

Les limitations de la France sont un antidote contre le faux moi _ oui ! _,

elles sont un barrage du classicisme érigé contre les tendances à la disponibilité et au flou«  _ enivrés (à se perdre…) : ces formules sont magnifiques de lucidité !..

« La France est une école de l’embrassement limité, une leçon contre le moi illimité«  _ cette formule encore, et le mot de « leçon », est superbe !

Avec cet avertissement : « Qui n’est pas passé par là

risque de vieillir en apprenti _ sorcier !.. _ des virtualités _ et des gouffres…

Une âme vaste enclose dans les formes françaises,

quel type d’humanité féconde !« , page 87.

Cioran s’inscrivant lui-même, en conclusion de son essai, page 93 (et en 1941 !), parmi ceux qui, « nés sous d’autres cieux«  et « issus d’un autre sang et d’autres coutumes«  sont devenus les « patriotes«  de la France !

« N’avons-nous pas tous été, dans les crises, dans les accès ou dans les respirations durables, des patriotes français ?

N’avons-nous pas aimé la France avec plus d’ardeur que ses fils ?

N’avons-nous pas été nombreux, en provenance d’autres espaces, à l’embrasser comme le seul rêve terrestre _ en un lieu circonscrit et bien réel _ de notre désir ?« 

Et en une heure particulièrement menaçante pour la survie de la France, en 1941, donc,

Cioran conclut ainsi son essai, page 94 :

« Dans quelque direction, sur quelque plateau ou sentier que nous orientions nos pas,

la France ne mourra pas seule,

nous expierons ensemble le goût _ sien et chevillé à son corps _ de la fugacité« … 

Un très bel essai, et on ne peut plus « actuel« -« inactuel » _ à la Nietzsche _, que ce « De la France » de Cioran…

Titus Curiosus, ce 19 juillet 2009

L’exploration « inspirée » de Jean-Louis Schefer de son goût des « portraits »

14juil

J’ai achevé hier soir la lecture _ pas de première facilité ; il m’a fallu pas mal m’accrocher, parfois, pour poursuivre… ; le livre n’étant pas tout à fait « fait pour le lecteur » : très indirectement seulement ; car c’est avec soi-même (= lui-même) que l’auteur d’abord s’y « explique« , déplie, déploie, découvre un peu, ou beaucoup… _

j‘ai achevé hier soir, donc, la lecture de « La Cause des portraits » de Jean-Louis Schefer,

livre que m’avait vivement conseillé son éditeur _ aux Éditions POL _ Jean-Paul Hirsch,

au café Lavinal, au village de Bages, le jeudi 11 juin dernier,

lors de la remise « ensoleillée » _ un pur moment de grâce _ du Prix Lavinal à Nathalie Léger, pour son magnifique « L’Exposition » :

sur lui, cf en priorité mon article du 15 juin (plutôt que celui du 14 ou celui du 17) : « la jubilante lecture des grands livres : apprendre à vivre en lisant “L’Exposition” de Nathalie Léger » ; ce grand livre, très vif et incisif, très aéré (court : de 157 pages toniques !), méritait au moins trois articles pour le « fouiller » un peu ; et « débattre » un peu avec lui : ce à quoi je m’essaie en ce blog…

Le livre de Jean-Louis Schefer est d’un autre « tonneau« , lui :

199 pages de phrases parfois infinies de recherche de l’énigme de soi _ aussi et surtout peut-être comme « auteur » (de livres sur des « tableaux« ), et selon certaines « musiques«  ; même si c’est on ne peut plus modestement ; et non sans beaucoup d’ironie, vraiment, à l’égard de soi : Jean-Louis Schefer s’appliquant régulièrement au cours de son enquête la métaphore (kleistienne ?..) des marionnettes _,

en creusant, avec bien de la cocasserie parfois _ comme un canari un os blanc de seiche (cf la réjouissante description du jeu des « deux infectes canaris » de la « couturière Carabosse«  de la rue Le Marrois, page 106) _, tout ce que peut offrir l’effort de la mémoire,

à quelques soixante années de distance (de l’été 1947 ou 1948), pour le principal de ce « travail« … ;

mais l’enquête tire,

et en vue de l' »essentiel«  _ pour un jeune auteur de 70 ans : il est né le 7 décembre 1938 _,

les « ficelles » (de « marionnettes » _ à la Kleist, donc…) de toute une vie,

de son « éveil« , surtout, _ alors et longtemps resté confus, tout ensommeillé qu’il demeurait : encore immergé dans « la nuit«  _ à ce qui devait se révéler une « vocation » (au déchiffrement de « portraits« …)…

Ce travail d’enquête ayant, forcément _ comme pour tous les plus grands livres : Montaigne, « Les Essais«  ; Shakespeare, « La Tempête«  ; Cervantès, « Don Quichotte« … :

tous combien plus auroraux que crépusculaires en leur « lumière«  ! _,

quelque chose de « testamentaire« 

en sa vivacité inspirée…

L’excellente émission de Frédéric Ferney « Le Bateau Libre » du 11 juillet 2009 (la sixième) consacre treize minutes à une très instructive interview de Jean-Louis Schefer sur ce livre ;

accompagnée, dans la marge, sur le site du « Bateau Libre« , de cette très judicieuse citation (à la page 197, je viens de la retrouver…) de « La Cause des portraits » :

« Qu’ai-je jamais eu de plus précieux et quel trésor

_ voilà ! _

plus sublime ou mieux caché que ces images et scènes suspendues et qui sont désormais dans ma vie le centre vide

_ oui : d’un maelstrom _

et l’énigme infinie

_ et en cela infiniment fascinante _

vers laquelle

_ voilà la direction ! _

je me déplace

_ et œuvre _

sans le savoir

_ jamais assez : on tourne encore autour, en tentant de s’en approcher, en « cabotant«  comme on peut : par l’écriture en acte… _,

comme si un fil

_ celui, kleistien, des marionnettes _,

une malice

_ qui fait trébucher _

du chemin, un vice du temps

_ un clinamen lucrécien ! Jean-Louis Schefer l’évoque lui-même une fois, page 189 _

me contraignaient

_ encore et toujours _

à arpenter

_ un terme kafkaïen, cette fois, in « Le Château » et « Le Procès«  : autres chefs d’œuvre de la plus haute volée du comique ! cf l’article de mon ami Vaclav Jamek « Les paradoxes de l’humour« , in le n° 415 du Magazine littéraire, en décembre 2002 _,

peser

_ la source et l’acte même du « penser«  actif ! _,

mesurer et manier

_ cela demeure toujours à réaliser, en effet : de main d’homme… _

cette matière et cette boue

_ »homme«  provenant d’« humus » (et de l’humilité)… _

dont, certainement, je suis fait, ou les bulles de savon

_ thème de choix, enfantin et ludique, de ces « Vanités«  hollandaises, souvent sublimes, que Jean-Louis Schefer a pu contempler dans les musées du pays d’Almelo et d’Hengelo, ces petites villes et villages découverts, eux, en ces vacances de 1947 ou 48… : « Hengelo, près de Almelo, au nord d’Arnhem, de Deventer, dans la province d’Overijessel, au milieu d’une plaine basse très abondamment irriguée, coupée de routes, de canaux, semée de boqueteaux de trembles, très légers, et de sapins bas, ne montant jamais très haut dans le ciel mais plutôt, de temps en temps, secoués par le vent, rincés par la pluie qui laisse le ciel régulièrement balayé, rafraîchi et où ne monte jamais une trop grande chaleur«  (page 56) _

les bulles de savon, donc _ telles celles du souffleur de Chardin ! et celles de l’enfance rêveuse décrites aux pages 22 et 23 : en « cette physique d’eau savonneuse et de poussières dansantes aux rayons du soleil« _,

soufflées dans des pailles, dont la nacre irisée emporte avec elle les petits visages d’un carnaval de sucre« 

_ mais dont quelque chose aussi s’est conservé : en quelle « espèce de liquide conservateur ? » (page 25) :

c‘est la tâche de ce livre d’« exploration«  fervente et inspirée, tout autant qu’ouverte à l’improbable,

de le (re-)« mettre à jour« , en quelque sorte,

avec délicatesse, patience dans l’attention aux plus improbables et inaperçus « détails« ,

et, aussi, une étrange féconde force…

Le second et avant dernier chapitre du livre, « La Nuit« 

_ il va de la page 169 à la page 193 ;

le premier, « Les Voyages« , de la page 9 à la page 168, est la « matière«  même (de sortie de l’« enfance«  et d’initiation à ce qui serait une « éducation esthétique«  : l’expression se trouve page 13 : « mon éducation est esthétique« ) des souvenirs recherchés et « travaillée« , ardemment, en ce livre… ;

et, l’ultime « Cause des portraits« , est lapidaire : 5 pages à peine de conclusion, et toute provisoire ! _

creuse la réflexion sur ce face-à-face _ à soixante-dix ans : l’âge était donc venu, cet hiver 2008-2009 de l’écriture fervente de ce livre… _ en un mouvement tournant, à nouveau, de passacaille (ou chaconne) :

je lis, page 177, ceci :

« Est-ce pourquoi avançant pourtant

_ mais justement !!! _

dans mon âge

_ le « dans » doit être pris au pied de la lettre : « dedans«  _,

je marmonne aujourd’hui

_ jours de l’écrire ; et du penser ; et du « se souvenir«  en cherchant à « dé-chiffrer«  enfin un peu mieux ce qui fut « une sorte d’anabase«  (page 124) du rien moins que « Golgotha de l’enfance«  (l’expression se trouve à la page 191)… _

ces toutes petites ritournelles

_ cf l’usage deleuzien (dans « Mille plateaux«  et dans « Qu’est-ce que la philosophie ?« ) de ce concept de « ritournelle«  ici… _

qui me tiennent dans leurs ficelles

_ de marionnettes kleistiennes _

et tirent mes bras

_ d’agissant comme d’écrivant _

comme si la toute première marionnette dans laquelle

_ l’expression est, bien sûr, à relever ! _

nous avons commencé

_ ah ! les « commencements d’une vie«  ! n’est-ce pas, François Mauriac ? le très beau (et pas assez connu) texte mauriacien de ce titre est paru aux Éditions Grasset en 1932 :

nous commençons comme « marionnette«  ;

pour ne rien dire de ce qui suit et/ou continue ; en fonction des conséquences et des degrés d’un « éveil«  : certains (et bien plus nombreux que les seuls « Sept Dormants d’Éphèse«  !..) continuant probablement de bien dormir, profondément, toujours… _

n’avait pas grandi

_ du tout _

et faisait battre notre cœur ; petites scènes, événements invisibles qui doivent

_ selon leur logique propre, autonome _

continuer de parler tout seuls sans mon concours ; ou bien musique dont j’entends la voix monter, et toujours la même : « Erwache Dich, ruft uns die Stimme«  ; la voix qui me relève la nuit, qui dit et chante : « Eveille-toi », qui ne vient pas en même temps que le visage. « Erwache Dich ! », sans doute parce que mon film n’est pas terminé

_ peut-il l’être jamais ?.. _

et les voix mal raccordées aux visages parlants »,

page 177, donc…


Voici le passage, page 189, qui me paraît très éclairant _ pour des philosophes, du moins _ sur le clinamen qui préside à la compréhension par Jean-Louis Schefer de sa propre « anabase«  :

« Suis-je alors, comme par magie, affecté d’un retour du temps ?

_ telle une question proustienne :

mais est-ce seulement passivement ?..

Est-ce justement son essence

_ celle-là même du temps !

mais y a-t-il « temps«  pour d’autres que des vivants-mortels ?.. _

qui se constitue

_ elle a donc une « histoire« , cette « essence du temps«  _

ou devient visible

_ phénoménalement, en quelque sorte, alors, et seulement ;

ou secondairement :

en une « expérience » plus ou moins ressentie ;

et plus ou moins clairement ressentie, certes :

que de degrés !..

même pour un seul et même individu, en son parcours de vie… _

non par une succession d’images, de scènes formant des souvenirs,

mais comme l’économie de la mémoire

_ même _

tantôt imaginée comme un système d’épargne

et tantôt comme une force ;

et dont le fonctionnement mystérieux obéirait à l’espèce d’effacement fulgurant

_ hors temps _

du temps

que me semble encore désigner le clinamen de Lucrèce :

là et alors,

qui ne désignent plus ni lieu ni temps,

la chose

_ si difficilement figurable en « images« , en « scènes«  _

passe à l’état d’être atomique

_ fondamentalement _

sans n’être dorénavant plus assignable par aucun repère :

elle est devenue la pensée même.
Ce que la métaphore de Lucrèce m’avait semblé présenter comme l’équilibre d’une éternité d’un maintenant

dans lequel le temps comme succession d’instants

disparaissait ?« 

La réflexion se poursuivant à la page suivante, page 190 :

« Mystère essentiellement infantile des secrets du passé que nous gardons comme des secrets, sur lesquels des images auraient posé leur sceau

_ bloquant provisoirement ou définitivement l’exploration des métamorphoses :

page 116, Jean-Louis Schefer use de l’expression « le catalogue des métempsycoses«  _ ;

et des images qui, tout comme dans les rêves

_ avec leur « ombilic«  _

tiennent la place d’un monde dans lequel il n’y aurait ni temps, ni figure.« 

Et l’auteur de s’interroger :

 » Quelle espèce de durée donner à ces images éparses et comme tissées d’allers et retours perpétuels

_ car non seulement elles reviennent, mais nous aussi, nous n’arrêtons pas d’essayer de les  décrypter, à l’occasion, en l’impression d’« inquiétante étrangeté« , ou plutôt de « familiarité bizarre« , en nous heurtant régulièrement à elles, pour peu que nous soyons un peu curieux, et osions, tel Persée, affronter Méduse… _,

comme par le mouvement d’un fuseau passant et repassant sous la trame ? Comment peindre ce brouillard

_ mon propre « essai » porte le titre de « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise _ ou un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni«  : c’est dire si tout cela vient me « parler«  aussi… _

et le mouvement de ces atomes dans leur chorégraphie

_ tout d’abord _

incompréhensible ?« 

Jean-Louis Schefer avance alors ceci :

« Sans doute ne reste-t-il que des atomes ; sans doute aussi la mémoire nous contraint-elle au jeu d’une comédie

_ cocasse, éminemment drolatique  ! le texte s’y déchaîne parfois, notamment à propos de remarques sur la vie familiale (au sein de laquelle le rôle de pivot de la mère de l’auteur, délicieusement croquée alors… : notamment en son catholicisme « passionné, intransigeant« , qui « doit sans doute nous laver des restes familiaux _ du côté paternel : des Schefer _ d’une fausse religion, le protestantisme, dont il est évident à ses yeux et dans son expérience qu’elle est d’essence mondaine«  (page 156), sans qu’elle en soit, non plus, jamais la dupe !..) _

dont nous serions moins l’auteur ou le metteur en scène

qu’un protagoniste d’occasion et de hasard,

puisqu’à tel moment il nous faut comprendre

(comme dans l’anonymat terrifiant des rôles où nous placent les rêves)

que la mémoire était le dernier terme d’abolition du temps.

Nous n’y faisons pas notre retour comme un acteur

mais comme une chose 

égalisée dans l’immense matière du temps

_ l’expression est magnifique de justesse _

qui vient de cesser,

de perdre son rythme,

de lâcher l’espèce de palpitation

_ quasi toujours haletante, dans le temps subi _

du destin ;

comme rejetés sur la grève

_ de la mer du Nord hollandaise, en l’occurrence _,

au milieu de débris d’algues, de coquilles fossiles

_ si nous atteignons par là un temps plus cosmique,

non plus décompté en heures, minutes et secondes,

c’est précisément parce que la mémoire nous fait revenir là

et tels que nous avons cessé d’être :

chose à peine,

empreintes déjà fossiles portées par un autre temps que nous ne savions pas exister

parce que son ordre n’était que le mystère continu et inapparent de la vie,

du tableau des phénomènes

et du déroulement des événements.
Mais peu de choses passent au tableau,

bien peu organisent des scènes,

presque rien n’entre en composition dans une histoire.

Ainsi

_ cependant, pour peu qu’on y prête quelque attention et qu’on s’y « focalise« , à contresens des « brouillards«  et des « vues brouillées » où tout dérape _

le Golgotha de l’enfance,

l’aquarium absent

_ refusé par la mère _

qui n’a fait qu’alimenter des rêves de poissons captifs,

ainsi les poussières

_ lucréciennes : c’est toujours du clinamen qu’il s’agit là… _

d’un rayon de soleil« ,

page 191…


Le résultat, c’est,

pages 93 et 94, que

« ces souvenirs _ retrouvés _ ne sont plus miens

que parce qu’ils sont toute l’attente, dont je suis alors saisi

_ et « inspiré » !.. en deux mois d’écriture frénétique et sans rature !.. _,

du style (de la partition, de la musique entière)

dont je suis désormais la seule possibilité

_ d’où la mission testamentaire aurorale, bien plus que crépusculaire !

Ils sont miens parce que sortant du paradoxal anonymat des rêves,

c’est encore moi tel que je puis me figurer comme le paramètre d’inconnu qui s’ajoute, chaque seconde, au monde

_ tel un point de vue singulier, monadique (à la Leibniz de « La Monadologie« )…

Sentant comme un regret, un remords, mesurant une espèce de retard de figure et de langage touchant la vie même

_ en son flux jaillissant et fécond _,

je vais doter d’un style ce qui n’est que ma _ forcément modeste _ participation au monde.
La naïveté de mon langage, la légèreté de ma croyance au monde et ma foi inébranlable en l’existence inexpliquée des autres,

en somme le besoin même de l’enfance,

arrangeront tour à tour des tableaux,

des récits,

des raisonnements » _ en une œuvre un peu variée, somme toute : mais autour d’un même pivot… Pages 93 et 94…


Voilà.

« Je n’ai fait toute ma vie que chercher une seule image

et recopier mille tableaux

qui m’ont appris la patience, une délicatesse de touche, le soin des détails,

à recopier des scènes ou des paysages dont le silence, enfin, était toujours

moins l’attente d’une action imaginaire

que celle d’une musique _ la musique des sphères, dont se rapproche un Bach... _ jusque là jamais entendue.

Les études, latin, allemand, grec, philosophie,

les livres

n’ont été que le passe-temps de cette tâche toujours plus urgente

comme si ma vie, jusqu’à maintenant, avait dépendu,

et le seul salut dans une guerre qui n’aurait jamais pris fin,

de l’amitié des Chardin,

des tourments d’une âme du Greco,

de la dernière sérénité bleue de Matisse,

tous ceux avec qui, je crois, j’ai appris la musique la plus secrète« , pages 34 et 35.

Et le catalyseur-« introducteur«  (= « initiateur«  : il en faut !) de cette découverte existentielle fondamentale

fut la rencontre, en un train filant vers la Hollande, en 1947 ou 48, de Françoise,

bientôt, aussi, « fille de Dieu » (page 37) ;

« épouse du Christ« , elle lui dira alors (à Lisieux) : « reviens me voir, je ne m’appelle plus Françoise« , page 38.

L’école :

« La petite vie de laboratoire qu’impose l’école ne réussit qu’à découvrir, comme levant le coin d’un voile, un monde de frustration, sans beauté, sans nuances _ qualitatives _, sans intelligence _ c’est grave ! mais combien juste, hélas, le plus souvent !.. _,

inaugurant la séparation dramatique de l’intelligence et de la sensibilité,

ruinant au nom d’une définition obtuse de la réalité _ galiléo-cartésienne (+ Adam Smith…) _ le génie d’intuition que nous portions en nous ;

et que seule la rêverie forcenée nous permet, des années durant _ par la suite !!! et obstinément… _ de maintenir vivant ou de nourrir« , page 144.

Car l‘ »enseignement de la réalité«  que pratique l’école « restera sans prise sur la pâte de rêves dont nous avons, tous plus ou moins _ cf Shakespeare… _, été façonnés« , page 153…


Ce que Françoise lui fait alors découvrir,

ce sont les « objets vrais, des objets infinis dont la peinture et la musique seraient le reposoir« , page 165…

C’est que « le monde commence alors _ dans l’enfance _ par être sentimental : sans la rudesse du besoin, sans le tourment du désir, il est _ ce monde pour nous, en effet _ une partition sentimentale

sur laquelle toutes sortes de choses décident de nos attachements fantômes

à travers lesquels nous espérons

_ avec plus ou moins de succès, en nos « rencontres » singulières : notamment d’œuvres d’art… _

une lumière plus grande et plus douce, une musique plus éternelle«  _ fondamentale, page 181.

Un livre initiateur d’expérience vraie !

que cette « Cause des portraits« 

de Jean-Louis-Schefer…

A suivre ! Un deuxième volume devant poursuivre la réflexion…

Titus Curiosus, le 14 juillet 2009

Crétinisation versus « apprendre à vivre » : comment former, à l’école et ailleurs, à l’essentiel ?

14mai

Une interview opportune et urgente d’Edgar Morin sur la « crise » de la « formation » des personnes, des personnalités, des citoyens _ = « crise de l’éducation » _, afin qu’ils soient _ = nous soyons ! _ de « vrais humains » (se dépassant eux-mêmes, en permanence), au lieu de n’être que de la « ressource » disponible (sur un marché : concurrentiel) en « moyens«  (pour « services » de « ressources humaines » en mal d' »efficacité » à court terme _ en attendant « la chute« …),

dans Le Monde du 13 mai 2009 :

« Edgar Morin : « On devrait instaurer une année propédeutique de culture générale obligatoire »…« 

Opposé au cloisonnement des savoirs, le sociologue et philosophe Edgar Morin, qui a élaboré la théorie de la « pensée complexe« , défend ici l’idée d’une culture qui relie _ du latin « religare« , et en français « relier«  _ nos connaissances éparses.

Qu’est-ce que la culture générale et à quoi sert-elle ?

C’est ce qui, à partir des écrits, des arts, de la pensée, aide à s’orienter dans la vie et à affronter les problèmes de sa propre vie. La lecture de Montaigne, La Bruyère, Pascal, Diderot ou Rousseau nourrit notre esprit pour nous aider à résoudre nos problèmes de vie.

Autrement dit, c’est vital.

Non seulement on ne peut pas s’en passer, mais il faut la régénérer _ en ce moment se tient aussi, à Grenoble, à l’initiative de « la république des idées« , un colloque sur la question de « rénover la démocratie«  _, parce qu’elle est elle-même victime du mal principal qui frappe les connaissances, c’est-à-dire la compartimentation et la fermeture. Si, comme on l’a toujours fait _ enfin, presque… _, on veut réfléchir sur l’être humain, la nature, la réalité et l’univers, on a besoin d’incorporer les acquis qui viennent des sciences. Je crois qu’il faut régénérer _ est-ce plus précis et plus juste que « rénover » ?.. probablement… _ la culture générale parce que chacun a besoin, pour savoir ce qu’il est en tant qu’être humain, de se référer à sa situation dans le monde.

Comment la régénérer ?

J’ai fait des propositions pour des réformes de l’enseignement radicales _ prises à la racine. L’enseignement fournit _ entre « fourguer » et « gaver«  _ des connaissances séparées, cloisonnées et dispersées, qui deviennent affaire d’experts fonctionnant sur des problèmes particuliers, mais incapables de voir les problèmes fondamentaux et capitaux.

Dans « Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur » (Seuil, 2000), je donne des thèmes _ ou pistes ? _ de réflexion. Par exemple : qu’est-ce que l’être humain ? Cela n’est enseigné nulle part _ la question « Qu’est-ce l’homme ? » est la principale de tout enseignement-questionnement philosophique, tout de même, selon Kant !.. _, car tout ce qui concerne l’être humain est dispersé. Pas seulement dans la biologie ou les sciences humaines et la philosophie _ !!! _, mais aussi dans la poésie et la littérature, qui sont des sources de connaissance de l’humain, mais sont considérées _ par certains, beaucoup, trop… _ comme des luxes _ ou « suppléments d’âme«  _ esthétiques, et non pas des sources de connaissances.

Une sorte de méta-savoir ?

Plutôt une façon de faire communiquer _ activement, en les dynamisant _ les savoirs et de les rendre nourriciers _ voilà ! et à foison… _ pour l’esprit de chacun. De plus, la culture ne peut pas se réduire aux savoirs transmis par le langage _ articulé, en la langue. La musique, par exemple, nous transmet des messages affectifs que nous traduisons très mal en mots. Mais il y a une pensée derrière la musique. Il y a une pensée derrière les œuvres de Beethoven. Il y a aussi une pensée derrière Rembrandt et Michel-Ange _ voir la (scandaleuse !) misère de l’initiation artistique au lycée (et au collège). Quant à la poésie, elle emploie les mots non pas dans un sens de dénotation instrumentale, mais dans un sens d’évocation que le langage dénotatif ne peut pas dire _ ou la palette ouverte d’un style. La culture inclut tous les arts _ et comment !!!

La pensée complexe, qui est au cœur de votre travail, n’est-elle pas l’illustration de cette culture qui relie les savoirs ?

On nous enseigne l’analyse et la séparation. Très bien ; mais on ne nous enseigne ni la synthèse ni la liaison. J’ai voulu montrer quelles sont les méthodes _ cf le très important « La Méthode«  _ qui permettent de relier. Dans « L’Homme et la mort » (Seuil, 1951), j’ai fait appel à l’ethnographie, à la préhistoire, aux sciences religieuses, à la poésie, à la littérature… Mon problème était de ne pas juxtaposer ni empiler ces connaissances, mais de les relier en leur donnant un sens.

Tout le contraire des disciplines scolaires bien séparées.

Les savoirs fermés et séparés doivent être ouverts et reliés. On devrait instaurer une année propédeutique de culture générale obligatoire pour tous, en fin de lycée ou en première année de fac. Et puis, il faudrait former ou réformer les formateurs. Je l’ai appliqué ces dernières années au Mexique, au Brésil et au Pérou, où j’ai fourni les éléments des « sept savoirs capitaux » à développer. Je leur enseigne ce qu’est la rationalité, la complexité. J’introduis les problèmes de notre civilisation ignorés dans les cours d’économie ou de sociologie. Par exemple, sur la fabrication des médias, le consumérisme des classes moyennes, l’intoxication publicitaire ou automobile. Ça fait partie de la culture générale. Dans « Emile ou de l’Education« , quand Jean-Jacques Rousseau demande à l’éducateur ce qu’il veut faire, celui-ci répond : « Je veux lui apprendre à vivre. »

D’où l’importance aussi de « La Princesse de Clèves » ?

Je fais des critiques politiques au président Sarkozy, mais je ne l’attaquerai pas sur le plan de la culture. Je ne le critique pas de ne pas connaître « La Princesse de Clèves« . Je le critique s’il propose de nous en détourner.

N’est-il pas contradictoire de dire que nous sommes dans une société de la connaissance tout en tournant le dos à la culture ?

On n’est pas dans une société de la connaissance. On est dans une société des connaissances séparées _ et pratiquées instrumentalement pour une utilité technicienne à courte vue. Le vrai problème, c’est qu’il faut tout réformer. Mais on ne fait que des « réformettes » ; le secondaire occulte le principal ; et l’urgence occulte l’essentiel ; alors que l’essentiel est devenu urgent _ formules capitales ! assassinées par la pseudo-« culture«  de l’évaluation comptable (dite « du résultat » ; cf mon article du 28 avril : « de quelques symptômes de maux postmodernes : 2) “l’inculture du résultat”, selon Michel Feher « ) : c’est si commode…

Si la culture relie les savoirs, ne s’en prend-on pas aux savoirs en jugeant la culture superflue ?

On relègue les savoirs dans les mains de spécialistes ; et on dépossède tous les autres. Par ailleurs, on est complètement ignorant sur les qualités vitales de la culture générale.

Ne croire qu’en des spécialités, c’est ne croire qu’en une vision de l’être humain borné et incapable de se poser des problèmes _ clé de l’intelligence (ouverte et ouvrante) du réel (en sa complexité). C’est du crétinisme. De plus, c’est une illusion ; car, aujourd’hui, dans certaines entreprises, au lieu de recruter des polytechniciens, on recrute _ de fait : on ne peut plus « réalistement« , comme ils pensent… _ des normaliens. On cherche des gens ayant des aptitudes « tous terrains » plutôt qu’une aptitude limitée _ obtuse _ à un seul terrain. Il est démontré que le développement des aptitudes de l’esprit humain à traiter des problèmes généraux leur facilite le traitement _ inventif, créatif, « avec génie« _ des problèmes particuliers.

Propos recueillis par Ma. D.

Article paru dans l’édition du 13.05.09

Mais qui veut vraiment cela

parmi ceux qui « occupent«  les manettes ? En lieu et place de fructueusement (pour eux !) « faire affaire«  avec ceux qui « vendent du temps de cerveau humain disponible » ?..

Titus Curiosus, ce 14 mai 2009

L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer

14avr

 Le premier volume d’un « L’Œil de l’Histoire » _ intitulé « Quand les images prennent position » _ que vient de publier Georges Didi-Huberman est consacré au travail (et œuvres !) de positionnement d’artiste face à la guerre (et aux nazis) auquel se livre Bertolt Brecht en son désœuvrement (théâtral _ de mise sur la scène) en un exil qui va durer de 1933 à 1948. « Son exil commence le 28 février 1933, au lendemain même de l’incendie du Reichstag. A partir de ce moment, il erre de Prague à Paris et de Londres à Moscou, s’établit à Svendborg au Danemark, passe par Stockholm, rejoint la Finlande, repart pour Leningrad, Moscou et Vladivostock, se fixe à Los Angeles, séjourne à New-York, quitte les États-Unis au lendemain de sa déposition devant la « Commission d’enquête sur les activités anti-américaines », se retrouve à Zurich avant de rejoindre, définitivement Berlin. Il ne sera pas revenu en Allemagne avant 1948 ; il aura donc passé quinze ans de sa vie _ né le 10 février 1898 à Augsbourg, en Bavière, Bertolt Brecht est mort le 14 août 1956 à Berlin-Est _ « sans théâtre, souvent sans argent, vivant dans des pays dont la langue n’était pas la sienne » _ selon l’expression de Bernard Dort en son « Lecture de Brecht » _, entre l’accueil et l’hostilité, celle notamment des procès maccarthystes qu’il eut à affronter en Amérique » _ pages 12-13. Comment l’artiste vit-il en artiste cet exil ? et la guerre ?


« Mais Brecht, en dépit de ces difficultés, voire de ces quotidiennes tragédies, sera parvenu à faire de sa situation d’exil une position _ artistique _ ; et de celle-ci, un travail _ artistique _ d’écriture, de pensée malgré tout« . C’est de ce « travail« -là (d’artiste !), et tout particulièrement en son très peu connu et si mal diffusé « ABC de la guerre«  » que rend compte, et magistralement, le travail d’analyse de Georges Didi-Huberman en ce « Quand les images prennent position« , soit le premier volet d’un « L’Œil de l’Histoire« 

« Exposé à la guerre _ de 1939-1945 _, mais ni trop près (il ne fut pas mobilisé sur les champs de bataille), ni trop loin (il eut à subir, fut-ce de loin, maintes conséquences de cette situation), Brecht aura pratiqué une approche de la guerre, une exposition de la guerre qui fut à la fois un savoir, une prise de position et un ensemble de choix esthétiques absolument déterminants« , dégage Georges Didi-Huberman, page 13 : et ce va être l’objet même du travail d’analyse de ce grand livre qu’est « Quand les images prennent position« . Et il précise : « Il est frappant de constater que le Brecht de l’exil soit aussi le Brecht de la maturité, comme on dit : le Brecht des chefs d’œuvre, « Le Roman de quat’sous« , « Grand’peur et misère du IIIe Reich« , « La vie de Galilée« , « Maître Puntila et son valet Matti« , « Le Cercle de craie caucasien« , etc… Il est frappant aussi _ surtout dans la perspective de notre objet ici ! _, mais très immédiatement compréhensible, que, dans une telle précarité de vie, le dramaturge se soit durablement tourné vers la production de petites formes lyriques : « Pour le moment », écrit-il dans son journal le 19 août 1940 (il se trouve alors en Finlande), « je suis juste bon à composer de petites épigrammes, huit vers, et actuellement plus que quatre. » Position obligée de l’écrivain en exil, toujours en instance de replier bagages, de repartir ailleurs : ne rien faire qui alourdisse ou qui immobilise trop, réduire les formats et les tempos d’écriture, alléger les ensembles, assumer la position déterritorialisée d’une poésie dans la guerre ou d’une poésie de guerre _ une affaire de rythme ! Poésie foisonnante, d’ailleurs, exploratoire et prismatique : loin de se replier sur l’élégie, loin de sacrifier à quelque nostalgie que ce soit, l’écrivain y multiplie les choix formels et les points de vue, ne cessant de convoquer _ oui ! _ toute la mémoire lyrique _ de Dante à Shakespeare, à Kleist ou à Schiller _, ne cessant d’expérimenter de nouveaux « genres » qu’il nommera tour à tour « chroniques », « satires », études », ballades » ou bien « chansons d’enfants » _ pages 13-14 : l’artiste convoque tous les (riches) moyens du bord ; et cherche, invente, crée, en avant !

« Or, il s’agissait partout, dans ces formes passagères ou cycliques, de prendre position et de savoir ce qu’il en est de la situation environnante, situation militaire, politique et historique«  _ une urgence vitale (pour soi comme pour la civilisation !) ; et face aux diverses propagandes et dés-informations…

C’est que « la position de l’exilé _ situation, mais surtout attitude (posture et positionnement) décisive ! _ rend « l’acuité de la vue » ou la « puissance du voir » (Schaukraft) _ voilà la faculté fondamentale ! à l’œuvre dans le travail (de pensée et d’artiste : peut-on les séparer ? Non !) de Brecht _ aussi vitale, aussi nécessaire que problématique _ et comme effet, d’abord, mais surtout, devenant cause féconde : de l’œuvrer ! _, vouée qu’elle est _ en sa situation forcée (d’exilé) de départ _ à la distance et aux lacunes de l’information » _ par les journaux et les radios. Ainsi « l’« Arbeitsjournal« , ce « Journal de travail » auquel il confie alors _ au quotidien, pardon de la redondance _ sa sensation _ son aisthesis _, n’est autre qu’un « Kriegsschauplatz » intime, le théâtre d’une guerre que se livrent, sur sa table _ même _ de travail _ déjà : l’artiste est un mobilisé permanent ; un combattant infatiguable et irréductible ! _, l’histoire singulière de sa propre vie errante, les histoires inventées de son art de dramaturge et l’histoire politique qui se livre partout dans le monde, au loin, mais qui le touche de si près _ en effet ! avec quelle force ! de sensation en Brecht _ en lui parvenant à travers ces journaux qu’il scrute, découpe et recompose _ déjà ! Brecht est fondamentalement un monteur-démonteur-remonteur _ chaque jour, obstinément » _ tel un taureau encagé provisoirement parqué dans un corral, pages 19-20…

Le « Journal de travail«  est _ déjà ! _ une « œuvre extraordinaire » « où se construisent ensemble, fût-ce pour se contredire, toutes les dimensions de la pensée brechtienne. C’est un « work in progress » permanent, c’est un « working progress » de la trouvaille, de l’écriture et de l’image.« 

Car « l‘ »Arbeitsjournal«  (…) ne cesse de confronter les histoires d’un sujet (histoires minuscules, après tout) avec l’histoire du monde tout entier (l’histoire avec un grand H). Il pose d’emblée, comme bien d’autres œuvres de Brecht, le problème de l’historicité à l’horizon de toute question d’intimité et de toute question d’actualité _ trois concepts majeurs : « historicité« , « intimité« , « actualité«  ; par là (= leur entrecroisement !), l’artiste est (ou se fait) un vivant un peu plus éveillé que certains autres... Mais il n’en rompt pas moins la stricte chronologie _ apparente et la plus communément partagée, forcément : par la force du calendrier (et les projecteurs et haut-parleurs des medias) _ par un réseau d’anachronismes issus de ses propres montages _ d’artiste _ ou constructions d’hypothèses _ de penseur : étant absurde de les séparer ! _«  _ issues de son génie singulier, de sa fantaisie d’artiste qui pense, qui cherche, qui invente, qui fait…

Georges Didi-Huberman commente ainsi cette analyse de l’« Arbeitsjournal«  de Brecht : « Il appartient donc ainsi à ce genre essentiellement moderne que l’on pourrait appeler le journal de pensée, que l’on retrouve chez Nietzsche, Aby Warburg, Hoffmannsthal, Karl Kraus, Franz Kafka, Hermann Broch, Ludwig Wittgenstein ou bien Robert Musil, en attendant Hannah Arendt, par exemple. Ce type de journal ressemble moins à une chronique des jours qui passent _ avec leur lot d’anecdotes et de sensations concomitantes _ qu’à un atelier provisoirement en désordre ou à une salle de montage dans laquelle se fomente _ se trame, s’élabore, se compose, se fait _ et se réfléchit _ en avant _ l’œuvre tout entière d’un écrivain, pas moins«  _ l’analyse, page 21, est magnifique de pertinence.

« Le journal brechtien de l’exil sera donc _ déjà, avant l’« ABC de la guerre«  _ un exercice méthodique de la liberté de passage _ magnifique expression : la liberté cesse-t-elle jamais, d’ailleurs, d’être « de passage«  ?.. Le reste étant affaire de degrés, sans doute… Alors même qu’il subit l’angoissant « temps de l’entre-deux », en 1940, Bertolt Brecht se donne _ en artiste usant en pleine liberté de son « génie » _ la souveraineté du jeu, de la mise en relation, du saut, du lien _ avec rythmes ad hoc _ entre des niveaux de réalité que tout semble _ superficiellement, voire trompeusement _ opposer«  _ soit la souveraineté (héraclitéenne : celle de l’enfant jouant) de l’artiste ! : nous sommes page 23.

Je pense aussi à « l’enfant » (créateur) de la troisième des métamorphoses (de l’esprit) de la première des paroles de Zarathoustra, juste après le « Prologue« , de l’« Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche… Georges Didi-Huberman y reviendra, surtout, en son très beau dernier chapitre, « La position de l’enfant : s’exposer aux images » (pages 185 à 256) ; avec cette formulation consacrée par lui à la « position«  même (de penseur honorant l’artiste en tout humain…) de Walter Benjamin : « Comme s’il fallait renverser les hiérarchies d’école et comprendre, aujourd’hui plus que jamais, le possible magistère de la position enfantine _ naïve, inquiète, excessive, mouvante, ludique, non doctrinale _ devant les images« , page 253. Avec encore cette formulation, synthétique de son analyse, page 254 : « Et Benjamin de conclure _ in « Fragments philosophiques« , page 145, un texte « fragment de 1919« , ainsi que le présente Georges Didi-Huberman, page 254 _ en affirmant que, devant ces images d’abécédaires _ scolaires _ l’enfant à la fois « s’éveille » à la réalité visible et « poursuit ses rêves » dans l’univers voyant de son imagination« … J’y reviendrai en conclusion de cet article ; puisque c’est aussi la concluion de ce « Quand les images prennent position«  de Georges Didi-Huberman…

Fin de l’incise sur l’enfance (de l’Art).

Et retour à la situation de Brecht « face à la guerre«  ; et « en situation«  (et « position« ) « d’exil«  :


Même si Brecht n’a pas attendu l’ouverture des hostilités militaires pour faire _ selon la « grande leçon de Georg Simmel« , indique Georges Didi-Huberman, page 25 _ « des « désordres du monde » en général, et de la guerre en particulier, le sujet par excellence de toute activité d’art _ qui ne soit pas mensonge : « Le désordre du monde, voilà le sujet de l’art«  _ énonce on ne peut plus clairement Brecht en ses « Exercices pour comédiens« , en 1940 (in « L’Art du Comédien« ).

Ainsi,

si « il est terriblement difficile d’exposer clairement ce à quoi l’on est soi-même directement, vitalement, exposé« , cependant « Brecht aura (-t-il) spontanément suivi le prétexte wittgensteinien selon lequel ce qu’on ne peut dire ou démontrer, il faut, déjà, le montrer.« 

Alors, en son « ABC de la guerre » qu’il commence en 1940, Brecht « renonçait à la valeur discursive, déductive et démonstrative de l’exposition _ lorsque exposer signifie expliquer, élucider, raconter dans le non ordre _ pour en déployer, plus librement, la valeur iconique, tabulaire et monstrative. Voilà pourquoi son « Journal de travail » _ déjà ; avant l’« ABC de la guerre » _ apparaît comme un gigantesque montage de textes aux statuts les plus divers et d’images également hétérogènes qu’il découpe et colle, ici et là, dans le corps ou le flux de sa pensée associative » _ d’artiste, page 25. « Images de toutes sortes : reproductions d’œuvres d’art, photographies de la guerre aérienne, coupures de presse, visages de ses proches, schémas scientifiques, cadavres de soldats sur les champs de bataille, portraits des dirigeants politiques, statistiques, villes en ruines, scènes de genre, natures mortes, graphiques économiques, paysages, œuvres d’art vandalisées par la violence militaire… Avec cette hétérogénéïté très calculée, le plus souvent puisée dans la presse illustrée de l’époque, Brecht rejoint l’art du photomontage, mais selon une économie qui reste celle du livre, quelque part entre le montage tabulaire et le montage narratif propre à la structuration chronologique de son journal«  _page 26.

« Probablement parce qu’une grande partie de son écriture était _ fondamentalement _ vouée à une exposition sur une scène théâtrale _ en effet ! _, Brecht manifeste, partout dans son œuvre _ et pas seulement en ses oeuvres pour le théâtre _, une étonnante Schaukraft ou « puissance de vue » » _ page 27.

« S’il ne travaillait jamais sans prendre position,

il ne prenait jamais position sans chercher à savoir,

ne cherchait jamais à savoir sans avoir sous les yeux les documents qui lui semblaient appropriés.

Mais il ne voyait rien sans déconstruire, puis remonter pour son propre compte, afin de mieux l’exposer,

la matière visuelle qu’il avait choisi d’examiner« 

_ soit un processus particulièrement décisif (détonnant, incisif et explosif) et déterminant pour l’idiosyncrasie du faire d’artiste de Brecht ; pour son génie propre à l’œuvre et en acte : la très belle et très juste formulation de Georges Didi-Huberman se trouve à la page 28… On ne saurait y insister assez…

« En 1955, alors qu’Edward Steichen fait circuler dans tout le monde occidental sa grande exposition de photographies intitulée « The Family of Man« , Bertolt Brecht publie à Berlin-Est, par le soin des Éditions Eulenspeigel, une sorte d’atlas photographique de la guerre intitulé « Kriegsfibel« , c’est-à-dire « ABC ou Abécédaire de la guerre » _ nous y voilà ! C’est un livre étrange et fascinant, souvent oublié dans les biographies et bibliographies brechtiennes. Il semble commencer _ ou recommencer, repartir de A à Z _ là exactement, en 1955, où finit le « Journal de travail » dont il pourrait être considéré comme le point d’orgue tout à la fois lyrique et photographique » _ et c’est l’objet de l’attention et de l’analyse de Georges Didi-Huberman ici. « Le montage, dans le détail » en est « complexe et subtil. On peut dire que sa composition a commencé dès 1940, précisément à l’époque où Brecht confiait à son « Journal de travail«  que, dans le « temps de l’entre-deux » imposé par l’exil, il n’était bon qu’à découper des images de presse et à composer quelques « petites épigrammes » de quatre vers«  _ pages 29 à 31.

Si « une première version (en) fut achevée dès 1944-45, alors que Brecht se trouvait encore aux Etats-Unis » ; et si « trois autres versions l’auront suivie ; en attendant que vingt planches supplémentaires, censurées en 1955, ne soient publiées en 1985 _ seulement ! _ par Klaus Schuffels ; puis, en 1994, par l’édition Eulenspiegel « , « Brecht aura mis une dizaine d’années _ marquées de péripéties et d’obstacles en tous genres (dus, surtout, à un profond désir d’oubli, sinon de refoulement de la vérité quant au réel des faits bel et bien survenus) _ avant de voir publié _ à Berlin-Est _ son atlas photographique composé en exil«  Et en 1954-1955-1956, « le livre se vendit très médiocrement, laissant à Brecht, peu avant sa mort _ le 14 août 1956, à Berlin-Est _ l’impression douloureuse que le public allemand cultivait un « refoulement insensé de tous les faits et jugements concernant la période hitlérienne et la guerre » _ selon une expression de Brecht lui-même que cite Klaus Schuffels au chapitre « Genèse et historique«  de la présentation de son édition (enfin complète) de « Kriegsfibel« , en 1985…

Je cite ici le commentaire de Georges Didi-Huberman, page 32 : « Une fois encore, la « puissance de vue » qui émane de cet atlas d’images _ elles sont un peu à Brecht ce que les « Désastres de la guerre » furent à Goya (comparaison _ et ordre de « grandeur » ! _ à méditer !!!), lui aussi mal compris et censuré en son temps _ n’allait pas sans la douleur morale de celui qui constate qu’après tout, les survivants d’une guerre s’arrangent pour oublier très vite cela même à quoi ils doivent leur survie et leur état de paix, fût-il relatif. L’« ABC de la guerre«  n’est qu’un ABC, une œuvre élémentaire _ certes, mais justement ! _ de la mémoire visuelle _ le « passage » s’effectuant de l’« élémentaire » au « fondamental« ..? _ : encore faut-il l’ouvrir et en affronter _ oui : (leur) faire pleinement front ! _ les images pour que son travail d’anamnèse ait quelque chance de nous atteindre » _ nous, les « anesthésiés«  (et ainsi, en l’occurrence, « aveuglés« ) volontaires… Voilà qui donne la mesure de la « puissance de vue » de Brecht ; la force de son génie (d’artiste et penseur)…

Ruth Berlau, à laquelle Brecht avait « confié l’essentiel de la mise en forme, ainsi que la présentation même de l’ouvrage » _ outre qu’« elle collaborait étroitement avec Brecht dans ses recherches iconographiques » ; et « assumait, de plus, l’aspect technique des reproductions de l’atlas«  _, précise en deux textes brefs de présentation du livre, en 1954, « le sens » de la « position » de Brecht, « en affirmant qu’un homme en exil est toujours un homme aux aguets _ expression à vraiment méditer ! _, son mode d’observation _ inquisitrice ! _ lui donnant, quand il possède l’imagination _ constructive et créatrice (non fuyante !) ; sur ces distinctions, lire tout !) Bachelard… _ de l’écrivain et du penseur _ à creuser, en sa trop rare (pas assez partagée) spécificité (d’homme libre ; et fécond, d’un même geste) _, la capacité de « prévoir tant de choses » par-delà l’actualité _ si souvent suffocante, jusqu’à l’asphyxie… _ du moment qu’il est en train de vivre _ en le subissant tout d’abord de plein fouet, ce moment présent de la guerre, par le « choc des images«  des films et photos dites « d’actualité« , justement ! _ « 

Georges Didi-Huberman le commente ainsi, page 33 : « Or cette prévision n’a rien de la pure parole prophétique : elle demande une technique _ on ne peut plus pratique et matérielle _, qui est celle du montage. « Je l’ai souvent aperçu, dit-elle de Brecht, les ciseaux et la colle à la main. Ce que nous voyons ici est le résultat des « découpages » du poète _ on lit bien _ : des images de guerre. » »

Voici le commentaire _ il est somptueux d’acuité : « Pourquoi des images ? Parce que, pour savoir, il faut savoir voir.

Parce qu’« un document est plus difficile à nier » qu’un discours d’opinion.

Brecht, écrit Ruth Berlau, « avait collé, sur les grosses poutres de chêne de sa pièce de travail _ à la façon d’un Montaigne gravant des sentences sur les poutres de sa librairie, sa pièce de travail, aussi (cf le superbe ouvrage d’Alain Legros, paru aux Éditions Klincksieck en 2000 : « Essais sur poutres _ Peintures et inscriptions chez Montaigne« ) _, cette sentence : « La vérité est concrète (« Die Warheit ist konkret »)« .

Mais pourquoi avait-il fallu découper ces images et les remonter dans un autre ordre, c’est-à-dire les déplacer à un autre niveau _ supérieur en lucidité ! _ d’intelligibilité, de lisibilité ?

Parce qu’un document recèle deux vérités au moins _ et davantage : c’est fonction des degrés d’analyse (et de questionnement)… D’où l’importance du montage, dé-montage, re-montage des photos ; ainsi que des textes qui les accompagnent… Pour passer de la première stupéfaction passive du premier choc subi, à toute une (riche, voire infinie) gamme d’activités du penser : qui imagine, compare, se réfère, se souvient, ajointe ; afin d’ainsi, par ces modalités-là, mieux comprendre… La sensation, comme l’intelligence qui comprend, sont fondamentalement des « activités«  (complexes, riches, cultivées et ouvertes, fécondes) du sujet...

Au delà de « Homo spectator« , de Marie-José Mondzain, et « L’Acte esthétique« , de Baldine Saint-Girons, auxquels j’aime souvent me rapporter,

on relira toujours avec profit

et Kant (la « préface«  à la seconde édition de la « Critique de la raison pure« , sur l’acte d’« inspection«  et « enquête » _ inquiète ! _ de toute connaissance) ;

et Descartes (la si belle analyse de la perception du « morceau de cire«  comme activité d’« inspection de l’esprit« , dans la seconde de ses « Méditations« ) …

Tous ceux-ci : Marie-José, Baldine, Emmanuel, René, Bertolt, Georges,

méditant autour des modalités _ éminemment pratiques _ du travail (de penser) du « spectare« 

Fin de l’incise sur le « savoir voir«  (ou « regarder« , « spectare« ) ; et retour à la lecture-analyse de « Quand les images prennent position« , page 35 maintenant :

D’autre part, « si voir nous permet de savoir et, même, de prévoir quelque chose de l’état historique et politique du monde, c’est que le montage des images fonde toute son efficacité sur un art de la mémoire » _ expression à son tour importante ; et qui nous rappelle le livre majeur de Frances Yates, « L’Art de la mémoire«  ; et, au-delà, les enjeux _ d’une brûlante actualité ! _ d’une riche éducation (= vraiment cultivée !!! et _ mais c’est la même chose ! tant l’un ne peut aller sans l’autre _ ouverte !!!) : une « Bildung« , pour reprendre le mot venu l’autre soir, en notre conversation, dans l’expression d’Elie During…

Ruth Berlau écrit dans sa préface (en 1954) : « Quiconque oublie le passé ne saurait lui échapper. Ce livre veut enseigner l’art de lire les images (« diese Buch will die Kunst lehren, Bilder zu lesen« ) _ toute culture et toute éducation étant fondamentalement lecture en acte ! Jusques et y compris la lecture en acte des images ! Le non-initié déchiffre aussi difficilement une image qu’un hiéroglyphe. La vaste ignorance des réalités sociales, que le capitalisme _ mais pas que lui ! _ entretient avec soin et brutalité, transforme des milliers de photos parues dans les illustrés en de vraies tables de hiéroglyphes, inaccessibles _ oui ! _ au lecteur qui ne se doute _ le malheureux (ainsi illusionné) ! _ de rien. »

Aussi , « le projet de la « Kriegsfibel«  s’apparente (t-il) donc à une double propédeutique ; lire le temps et lire les images où le temps a quelque chance d’être déchiffré » _ page 35 : « dé-chiffré«  dans l’opération d’analyse des traces (très diverses) qu’il a, successivement _ strate à strate _ déposées, et qu’il appartient (et pas qu’à l’historien) de « re-lier« , afin de les faire « justement » parler _ en commençant par questionner leurs « liens«  : soit, toujours le modus operandi de l’« enquête« 

Georges Didi-Huberman replace alors ces remarques dans le champ de réflexions d’« une exigence déjà exprimée _ entre autres _ par Lázló Moholo-Nagy, Bertolt Brecht et Walter Benjamin à l’époque de la république de Weimar » ; et cite ici ce mot _ important _ de Moholo-Nagy « dans la suite de « Malerei Fotografie Film » _ l’essai « Peinture Photographie Film« , est paru en 1925, à Munich _ que « l’analphabète du futur ne sera pas l’illettré, mais l’ignorant en matière de photographie »«  _ la phrase se trouve dans l’article « Die Photographie in der Reklame« , paru à Vienne le 1er septembre 1927 ; cf « Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie«  (avec une préface de Dominique Baqué), page 155.

Aussi, poursuit son analyse Georges Didi-Huberman, page 36 : « Voilà pourquoi Bertolt Brecht a découpé _ et « serti« , aux ciseaux _ dans son matériau visuel,

voilà pourquoi il a ajointé _ le terme est intéressant _ aux images un commentaire paradoxal _ bousculant le trop « manifeste«  fossilisé _ parce que poétique _ une épigramme de quatre vers en bas de chaque planche _,

et qui en déconstruit _ c’est le processus-charnière décisif ! _ l’évidence visible ou la stéréotypie _ défaire (« dé-monter«  !) les apparences vilainement endormeuses de l’attention et de l’analyse !.. et « re-mobiliser«  la curiosité !..

On ne peut donc pas comprendre la prise de position politique assumée par Brecht à l’égard de la guerre _ en effet _ sans analyser le montage ou la recomposition formelle qu’il effectue _ ciseaux et stylo à la main _ à partir de sa base documentaire _ qu’il a fallu déjà chercher, dé-couvrir, re-tenir et r-assembler _ en une « incomparable initiation _ des autres, après soi-même, le tout premier _ à la vision complexe » _ décapante et génialement constructive _ de l’histoire, comme le dit si bien Philippe Ivernel _ en un article « Passages de frontières : circulation de l’image épique et dialectique chez Brecht et Benjamin« , in « Hors-cadre« , n° 6, en 1987 _ et je relèverai ici, pour ma part (de lecteur pas trop inactif, j’espère…), le concept-clé de « circulation« 

Voilà comment la « Kriegsfibel » devient aussi _ en acte et en œuvre, fruit de ce « faire »… _ ce « langage en image de l’événement » _ « langage« , c’est-à-dire discours actif et activeur issu d’une parole créatrice (de l’artiste-penseur) _ procédant par montage et « reprise d’images » _ « reprise » est décisif ! _ qui anticipe étrangement, cela dit pour notre propre contemporanéité, sur certaines œuvres de montage historique, telles que les « Histoires de cinéma » de Jean-Luc Godard, ou encore les « Bilder der Welt und Inschrift des Krieges«  de Harun Farocki. Façon de dire que Brecht interroge aussi _ et est proprement fondamental ce caractère « interrogateur«  en sa posture d’artiste tonique (jusqu’au dérangement agacé de celui qui ne peut plus demeurer simple « spectateur« , passif…) qui nous met en demeure de « prendre position«  à notre tour, loin du confort (« bourgeois« , dirait-il) des évidences fossilisées _, dans son abécédaire illustré, notre propre capacité à savoir voir _ et à l’apprendre !, inlassablement !!! aussi… : ce sont des processus ! et donc un « chantier«  permanent ! _, aujourd’hui, les documents de notre sombre histoire«  _ pages 36-37…

Actualité, historicité, intimité se mêlant ainsi très étroitement, et non sans complexité (riche des jugements à venir _ et inventer, chacun à son tour _ pour la « dés-emmêler«  un peu…) non plus, faut-il le rappeler ?

« Quand les images prennent position«  : un très grand livre, donc ; sur un travail artistique véritablement décisif.

On ne saurait, avant de conclure, ne pas évoquer, encore, les très remarquables analyses que fait Georges Didi-Huberman

de l’apport au travail de pensée et de faire de Bertolt Brecht

que furent ses échanges intensifs avec Walter Benjamin (15 juillet 1892, Berlin – 26 septembre 1940, Port-Bou)… J’en laisse la joie de la découverte au lecteur…

Je citerai seulement cette phrase (page 253), proche de la conclusion : « les prises de position de Walter Benjamin, fussent-elles désespérées du point de vue de l’organisation du progrès politique _ par rapport à l’importance pour Brecht de la « prise de position«  _ politique, tout spécialement, même si non exclusivement, bien sûr ! _, survivent magistralement _ l’expression est « sensible«  ! _ aux prises de parti de Bertolt Brecht.« 

Pour en venir, in fine, à ceci (page 256 du livre) : « Et Benjamin de donner cette importante nuance dialectique : « L’imagination, si elle déforme, ne détruit pourtant jamais«  (« die Phantasie, wo sie entstaltet, denoch niemals zerstört« ). Elle ne détruit pas, en effet, car elle démonte. Et elle ne démonte que pour reformer, remonter toutes choses dans l’économie de « voyance » qui est la sienne _ pour ma part, j’utilise (suite à ma lecture de « Homo Spectator » de Marie-José Mondzain) le concept (que je me suis « forgé ») d’« imageance«  Il faut donc, à nouveau, comprendre la position cruciale du montage dans cette économie de l’imagination _ en effet ! La fameuse critique de l’aura, dans « L’Œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » prend alors un tour nouveau :


« Unique apparition d’un lointain, si proche soit-il »
, y écrit Benjamin, comme on sait, de l’aura cultuelle.

Ce qu’il faut déplacer dans cette phrase _ propose alors Georges Didi-Huberman _, ce n’est pas l’apparition (Erscheinung) en tant que telle. Est-ce le « lointain«  (Ferne) ? Il faut juste le convertir _ oui, opération tout en finesse… _ en « distance«  (Entfernung) _ avec recul et profondeur de champ (et mise en relief) _, voire en « distanciation » (Verfremdung) _ le grand concept opératoire brechtien.

Reste l’« unique » (einmalig) : voilà, en effet, ce dont il faut désormais libérer l’image _ voilà la tâche libératrice, me permets-je de souligner un peu lourdement ici... Voilà ce à quoi il faut renoncer : que l’image soit « une », ou bien qu’elle soit « toute » _ et c’est une ascèse : vers la modestie et la finesse. Celles de l’intelligence infiniment ouverte de la complexité : chantier à ne jamais abandonner...

Reconnaissons plutôt _ voici l’alternative proposée _ la puissance de l’image _ oui ! _ comme ce qui la voue à n’être jamais « l’une-image », « l’image-toute ». Comme ce qui la voue _ c’est en effet une « vocation«  aventureuse ; un « appel« « être« , « devenir« , « survenir », « advenir« , « arriver« ) ; un « devoir«  ! celui de faire face à la facticité bêtement satisfaite du « fait » (une fois pour toutes), au profit d’un « bougé« , d’un « tremblé«  beaucoup plus juste et libre ! _ aux multiplicités, aux écarts, aux différences, aux connexions, aux relations, aux bifurcations, aux altérations, aux constellations, aux métamorphoses. Aux montages, pour tout dire _ oui ! Aux montages qui savent scander pour nous _ la scansion du rythme étant fondamentale ! _  les apparitions et les déformations : qui savent nous montrer _ et permettre de mieux comprendre _ dans les images comment le monde apparaît, et comment il se déforme _ plastiquement et dynamiquement, toujours ; sans (bêtement) se figer… « La bêtise, c’est de conclure« , a si bien décelé Flaubert en son beau et très utile « Dictionnaire des idées reçues«  (cf aussi d’Alain Roger l’excellent : « Bréviaire de la bêtise« )… Cela faisait un moment que me trottait dans la tête la figure de la suffisance bouffie de Monsieur Homais…

C’est en cela qu’en prenant position dans un montage donné _ ou plutôt « fait » ; « à faire » ; « se faisant » et « se refaisant«  ad libitum !.. : c’est un plaisir !_, les différentes images qui le composent _ en décomposant sa chronologie _ peuvent nous apprendre _ en nous l’enseignant : l’enjeu de l’épanouissement de la liberté ne passant que par la conquête du savoir de la vérité : par là, l’apprentissage (et donc l’enseigner aussi) est crucial !!! _ quelque chose sur notre propre histoire, je veux dire : quelque chose d’autre _ ou les voies ouvertes et nécessaires, tout à la fois, de l’altérité…


Et en cela, nos découvrons une école _ joyeuse et ouverte : enthousiasmante ! _ à la fois de la liberté et de la vérité (et justesse). Poétique, voilà !

Titus Curiosus, ce 14 avril 2009

Le « n’apprendre qu’à corps (et âme) perdu(s) » _ ou « penser (enfin !) par soi-même » de Dominique Baqué : leçon de méthodologie sur l’expérience « personnelle »

23déc

Retour réflexif sur la lecture de

E-Love _ petit marketing de la rencontre“, par Dominique Baqué, aux Éditions Anabet ;

de Méfiez-vous, fillettes d’Yves Michaud, en son blog « Traverses » (sur le site de Libération) ;

ainsi que de mon propre « Le “bisque ! bisque ! rage !” de Dominique Baqué (”E-Love”) : l’impasse (amoureuse) du rien que sexe, ou l’avènement tranquille du pornographique (sur la “liquidation” du sentiment _ et de la personne)« , mon article tout frais d’hier soir, sur ce même blog, « les carnets d’un curieux« …

Ma perspective, cette fois, « réflexive« , sera méthodologique ;

et portera

_ dans la perspective du « se conduire »

(et « conduire« , comme faire se peut, et tant bien que mal, à la va comme je te pousse, « sa vie« ) _

sur les modalités de l' »apprendre » ;

je veux dire de l' »apprendre par soi« ,

et seulement (= rien que !) à son corps

_ « corps et âme« ,

ainsi que le dit Nietzsche en son important « Des contempteurs du corps« , du début d’« Ainsi parlait Zarathoustra » _ ;

sur les modalités de l' »apprendre par soi« , donc,

et seulement (= rien que !!!) à son corps _ « corps et âme« , donc _ défendant…

Ainsi que le pratique Dominique Baqué elle-même

dans son (très) courageux et rageur _ ou rageur et (très) courageux _ « E-Love » : « petit marketing de la rencontre« ,

ainsi qu’il est sous-titré sur la couverture du livre ;

ou encore « E-Love » : « Amours & Compagnie« ,

ainsi que cela apparaît, comme variante (à noter !!!), en page 1 du livre…

A mes yeux, cet « essai » « à cœur et corps perdu« 

_ ainsi qu’elle-même l’écrit à l’ouverture même (page 3) de son livre :

je relis ce début :

« Divorcée. Me voici donc divorcée. Je répète ces mots avec incrédulité comme s’ils ne me concernaient pas, comme s’ils n’avaient pas pu _ les mots ? la chose ? l’ambiguïté, déjà, est bien intéressante _ m’arriver, à moi. Surtout avec cet homme que j’avais aimé à corps et cœur perdus.« _  ;

cet « essai » « à cœur et corps perdu« , donc, représente un modèle

_ oui ! par son simple et tout à fait modeste exemple : l’« essai » n’est-il pas qualifié, sur sa propre couverture, de « pamphlet » ?.. ;

et je voudrais méditer, aussi, sur l’exemplarité ! _

cet « essai » « à cœur et corps perdu«  représente un modèle, donc

_ je reprends et continue ma phrase… _,

de ce qu’est l' »apprendre à penser » : par soi-même ;

en apprenant _ learning _ de son expérience tâtonnante (de l' »apprendre » à se conduire soi-même ; se conduire : raison et appétits « humainement«  emmêlés ;

prendre garde, cependant _ et Montaigne, et Pascal, nous en avertissent ! _ à « ne pas faire la bête » à trop « vouloir faire l’ange« …)

Étant « enfants avant que d’être hommes« ,

ainsi que le dit _ et à plusieurs reprises en son œuvre _ Descartes ;

et pour commencer en la seconde partie de son « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et trouver la vérité dans les sciences » ;

voici le passage :

« Pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes,

et qu’il nous a fallu _ par incontournable « passage«  ! _ longtemps être gouvernés _ il faut bien des boussoles à qui subit l’attraction des aimants (et des sirènes) !.. _ par nos appétits

et nos précepteurs,

qui étaient souvent contraires _ indice avertisseur d’incertitude et, forcément, erreur ! _ les uns aux autres,

et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut être pas toujours le meilleur _ invite pressante ! à nous y ajuster… _,

il est presque impossible que nos jugements soient si purs, ni si solides qu’ils auraient été,

si nous avions eu _ oh ! l’idéalisation ! _ l’usage entier _ mais sera-ce jamais le cas ? même à suivre l’œuvre entier de Descartes ? _ de notre raison dès le point de notre naissance,

et que nous n’eussions jamais été conduits _ nous, « humains«  (en notre condition de l’« union intime de l’âme et du corps« ) _ que par elle.

Il est vrai que nous ne voyons point

_ en 1637, nous n’en sommes qu’à l’orée de la modernité ; et son endémique prurit de « réformes«  (ou « réformite« ) !..

Et les terriblement sanglantes « Guerres de religions« , en voie de s’achever en 1648 (au « Traité de Westphalie« ), vont peu à peu s’apaiser, tout de même, en seulement (moins brutale) « Querelle des Anciens et des Modernes«  _

qu’on jette par terre toutes les maisons d’une ville,

pour le seul dessein _ esthétique : Descartes le prend peu au sérieux… _ de les refaire d’autre façon _ = de pure forme _,

et d’en rendre les rues plus belles ;

mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs pour les rebâtir,

et que même quelquefois ils y sont contraints,

quand elles sont en danger _ technique : critère plus sérieux, pour Descartes ! _ de tomber d’elles mêmes,

et que les fondements n’en sont pas bien fermes

_ ce que Descartes prend au sérieux, c’est la très concrète (et imminente) menace de ruine : l’écroulement !

A l’exemple de quoi

je me persuadai (…)

que pour toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance,

je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre, une bonne fois, de les en ôter,

afin d’y en remettre par après,

ou d’autres meilleures,

ou bien les mêmes,

lorsque je les aurais ajustées _ voilà le criterium : l’ajustement ! par la sagacité !!! _ au niveau de la raison _ la faculté fondatrice.


Et je crus fermement que, par ce moyen,

je réussirais à conduire ma vie _ c’est l’enjeu ! _ beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux fondements,

et que je ne m’appuyasse _ pratiquement _ que sur les principes que je m’étais laissé persuader en ma jeunesse,

sans avoir jamais examiné s’ils étaient vrais…« .

J’en reviens à la démarche _ en son « essai » _ de Dominique Baqué ;

à son courage (acquis : sur sa témérité) ;

à sa sagesse (acquise : sur son « innocence« , sa bêtise, et ses aveuglements _ ou « illusions« , dirait un Freud _ ;

de même que pour tout un chacun, bien sûr ! nul n’ayant _ pareil prodige se saurait (et se célèbrerait !) vite !!! _ la sagesse infuse !..

et tant que la techno-science demeure(ra) impuissante à greffer (tout) un cerveau (!) _ et avec « mode d’emploi » « incorporé« , qui plus est (ou « serait« ) !!!

En quoi a donc pu consister sa niaiserie-naïveté-innocence ?

Sinon d’avoir « envisagé » de (= « cherché à« ) rencontrer, via un « site de rencontre » du Net, à l’âge de 51 ans (elle en affichera « 45« ), « un homme (40-50 ans), cultivé et curieux, tendre et cérébral,

pour construire une relation authentique« , (page 14) _ voilà la réalité escomptée :

« il me fallait un compagnon ; et vite«  (page 8), a-t-elle constaté « décidément« , « après une telle épreuve de plusieurs mois » (page 5) de « silence » « minéral«  (page 5) de solitude : « la réalité était sans appel : il n’y avait personne à mes côtés » ; « rien, absolument rien ne se présentait _ force m’était de le constater«  (page 6).


Avec l’aide _ « généreuse » _ d’« un ami » _ Jean-François _ d’« une de » ses « meilleures amies » _ Sandrine _,

la « véritable stratégie de séduction » de l’annonce en quoi consiste « l’inscription sur un site de rencontres » (page 11) donne lieu à une « séance » qui « va être une épreuve pour moi », anticipe rétrospectivement en son récit, Dominique, au chapitre « L’annonce, la photographie« , page 12. « Séance«  qui permet de faire alors « réalistement«  le point sur ce que « cherche«  réellement Dominique ;

sur ce

à quoi, grâce à l’avisé Jean-François, elle va pouvoir, sinon savoir, du moins apprendre (= découvrir), à quoi « s’attendre«  un peu « réalistement« , donc ;

ainsi qu’à la « présentation«  d’elle-même qu’elle doit alors (ici et maintenant) échafauder et mettre au point pour le site…

« Jean-François, homosexuel, drôle, extraverti, ayant le goût du théâtre et de la mise en scène«  (page 12) dispose ainsi de « tout ce qui peut m’aider« , fait ainsi le point Dominique.


« Jean-François me demande ce que je recherche exactement. Un peu prise de court, je réponds spontanément : « Un compagnon ». Voilà qui est on ne peut plus clair.

« _ Peut-être, mais ton compagnon, tu ne vas pas le trouver _ soit le mot-clé ! _ la semaine prochaine

_ non plus que « sous les sabots d’un cheval au galop« , pourrait-on ajouter…

_ Oui, j’imagine ».

En fait, je n’imagine rien : je ne sais rien _ en effet ! _ de ce monde _ des « sites de rencontres« .

_ « Il faut _ et c’est de la plus élémentaire prudence… _ que tu saches _ et le mot veut bien dire ce qu’il dit ! _ qu’il y a plein de mecs qui vont sur le Net pour baiser. Et beaucoup sont mariés. Ils ne te le diront pas… ».

Pour être franche, l’information est rude. J’accuse le coup _ (page 13) : ce monde des annonces du Net est lardé de chausse-trapes…

 Etc… Le détail du récit est tout bonnement passionnant.

Après l’épreuve (« d’une heure d’écriture et de retouches« ) de la rédaction de l’annonce

et avant celle de « la séance photo« ,

« Jean-François, qui a bien conscience que je n’entends rien _ d’où danger ! _ au réseau, me prodigue ensuite quelques _ réalistes _ conseils et avertissements :

_ « Il arrivera peut-être que tu aies une histoire avec un mec, mais cela ne l’empêchera pas de continuer à être _ actif, et même hyper-actif _ sur le site ».

Je suis offusquée de cette mise en garde : j’ignore encore à quel point elle s’avèrera pertinente…

_ « Certains vont te demander de chatter. Laisse tomber. (…) Comme tu frappes lentement, tu vas t’énerver, et eux ils vont quitter le chat ».

(…)

_ « Enfin, tu ne fais jamais venir un homme chez toi la première fois ».

Mais on n’apprend (après entendre !) jamais « vraiment«  que sur le tas, à l’épreuve frontale (et blessante) du réel lui-même ; le reste ne faisant que « glisser«  au vent…

C’est ce que va faire aussi notre encore assez « innocente« , à tout du moins « inexperte« , « Alice« -« Cendrillon« 

en ce pays des fausses merveilles du virtuel (et du mensonge) affiché sur l’écran, en avant du « réel« 

Sur « Alice » et les pays du « virtuel«  et du « réel« , lire _ au delà de l »Alice au pays des merveilles » de Lewis Caroll _ ; lire la passionnante lecture qu’en propose le _ plus que jamais, combien nous pouvons nous en rendre compte aujourd’hui ! sagace Gilles Deleuze en son « Logique du sens » (en 1969) … Fin de l’incise carollo-deleuzienne !


« D’autant

_ comme j’y ai insisté en mon article précédent : « le bisque ! bisque ! rage ! de Dominique Baqué : « E-Love » _ l’impasse amoureuse du rien que sexe » _

que la haine _ ou la rage ! _ se nourrit de vengeance, et que, oui, je voulais me venger de ce bonheur trop expansif que D. affichait, jusque dans les rues, m’avait-on rapporté«  (page 8) ; et que cette « donnée«  participe d’un certain aveuglement de Dominique,

qui désire tellement « rendre«  à son « ex-mari«  « la monnaie de sa pièce«  d’un « compagnonnage«  trop complaisamment exhibé !!!

« Nul n’est exempt de dire des fadaises. Le malheur _ ou le ridicule ! _ est de les dire curieusement« 

_ c’est à dire avec un trop grand soin (= efforts de sérieux, componction, fatuité ; manque d’humour) ;

alors que ce qui échappe, avec légèreté, à la vigilance (par nonchalance),

est (beaucoup) plus excusable par l’interlocuteur, ou lecteur.

Montaigne, entamant avec son humour coutumier, le troisième livre _ ce sera le dernier _ de ses « Essais« , en 1592, demande au lecteur-interlocuteur un symétrique recul (d’humour) en sa lecture par rapport à l’humour que lui-même revendique en l’écriture de ces « essais » de son esprit

_ sur l’esprit, lire de Bernard Sève, le merveilleux et prodigieux (de sagacité) « Montaigne. Des Règles pour l’esprit« , paru aux PUF en novembre 2007 ;

ainsi, en forme d’hommage, que mon article du 14 novembre : « Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le “tissage” de l’écriture et de la pensée de Montaigne« 

Je poursuis, pour le pur plaisir, le discours de présentation de Montaigne :

Montaigne cite d’abord l‘ »Heautontimoroumenos » de Térence (auteur comique !) :

« Assurément, cet homme va se donner une grande peine pour dire de grandes sottises« .

Et il poursuit : « Cela ne me touche pas. Les miennes m’échappent aussi nonchalamment qu’elles le valent. D’où bien leur prend. Je les quitterais soudain, à peu de coût qu’il y eût. Et ne les achète, ni les vends que ce qu’elles pèsent. Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre. Qu’il soit vrai, voici de quoi… »

Et il entame la réflexion sur son sujet (« De l’utile et de l’honnête« ) :

« A qui ne doit être la perfidie détestable, puisque Tibère la refusa à si grand intérêt… »

Etc.


Fin de l’incise montanienne sur les fadaises (de la niaiserie)…

Il faudra bien (forcément !..) inlassablement et sans trop de relâche se coltiner aux efforts (et écorchures plus ou moins graves _ et cicatrisables !.. _ en résultant…) de l’apprentissage : par la méthode des essais _ et rectifications des erreurs :

parce que si « errare humanum est« , en revanche « perseverare diabolicum » !

C’est par là que

le « teaching » _ de l’enseignant, du maître _ peut sans doute un peu un petit quelque chose

à l’égard du « learning » _ de l’enseigné (actif), de l’élève (en voie de « s’élever« …) _

de tout un chacun ;

et là se trouve l’enjeu majeur des tâches d’éducation et enseignement

(ainsi _ car cela en est rien moins que le noyau ! _ que d’acculturation) ;

et des responsabilités

tant individuelles et personnelles _ je les distingue _,

que collectives : sociales, économiques et politiques ;

tout particulièrement à l’heure de la particulièrement grave « crise » de « démocratie« 

_ versus « gouvernance«  (de raffarinienne mémoire !) _

auxquelles tâches

(d’éducation et enseignement _ et acculturation :

versus décérébration à méga échelle de l’entertainment marchand _)

et responsabilités

(sociales, économiques, et surtout politiques)

nous nous trouvons, de par le monde entier (« mondialisation » aidant), tout spécialement confrontés en ce moment même ; et pas qu’en France, en Grèce, ou ailleurs encore en Europe, ce mois de décembre-ci…

La « crise » dépassant largement la « crise financière«  des banques et du capitalisme (« de spéculation » des actionnaires et, en amont, des entrepreneurs investisseurs marchands),

pour faire bien clairement ressentir à tous,

et d’abord aux jeunes mêmes,

que la « crise » (ou « tournant de l’Histoire« ) de ce moment-ci porte sur l’échelle même des valeurs ;

et que c’est bien de cette « réalité« -là dont il s’agit,

de la valeur du (vrai) travail,

des (vrais) efforts,

du (vrai) temps et de la (vraie) attention et du (vrai) soin

investis dans de (vraies) activités qui soient aussi de (vraies) œuvres…

Une des ironies du phénomène étant, par ailleurs _ à la marge _, le retour « à la mode » d’un Karl (et pas Groucho) Marx…

Aussi,

et au-delà de l’investissement financier en direction des faiblesses _ de fiabilité (et de confiance) _ soudainement « avérées« 

_ et en cascade, à partir de la déclaration (forcément peu discrète !) de faillite, le 15 septembre dernier, de la banque Lehman Brothers, à New-York _

des établissements bancaires de par le monde entier,

s‘agirait-il de se mettre à réfléchir

enfin

un peu (= beaucoup !) plus sérieusement

à de profonds investissements culturels et éducatifs

_ loin des seules logiques de « bouclage«  (à la Éric Woerth) strictement d’« économie budgétaire«  des États…

Soit une affaire de (vrai) « pouvoir«  : entre les hommes…

« Yes, we can » : sera-ce un peu plus qu’un slogan électoral (même à succès) pour un 4 novembre d’un Barack No Drama ?..

Nous _ sur toute la planète _ allons y être forcément attentifs…

De vraies grandes (larges et profondes) « réformes » s’imposent ici ;

et pas à la marge

_ ainsi que feint de s’étonner, en France, le ministre en charge de l’Éducation,

devant l’ampleur des « résistances » lycéennes à sa pourtant « bien modeste » _ dixit lui-même _ « réforme » de la seule classe de « seconde » des lycées…

« Réformes » qui devraient mettre en cause aussi et d’abord _ en le débranchant quelque peu _ l’ignoble outil de propagande par l’entertainment qui crétinise à longueur de temps des millions et milliards de cerveaux

(et leur « temps disponible« 

_ selon la parole (d’expert) de Patrick Le Lay, répercutée par la fameuse dépêche AFP du 9 juillet 2004 _

qui n’est pourtant pas infini, ce « temps disponible » : « Memento mori !« )

par connection, techno-économiquement à la portée de la plupart, sur toute la planète

et les conditionne à l’addiction aux marques _ « Coca-Cola« , etc. _ et à une peu réfléchie consommation (marchande) de masse…

Mais, je reviens à mon sujet :

le courage versus la témérité ;

la lucidité versus l’aveuglement

de Dominique Baqué

les « cinq mois de pratique intensive du Net« ,

ainsi qu’elle le formule à l’ouverture du chapitre final (« Une affaire de marketing…« ), page 119, de son « pamphlet » « E-Love« ,

afin, aussi, de mettre en garde contre l’addictivité aux pratiques des « sites de rencontre« , et de ce qui s’ensuit _ bien réellement, via un « sexuellement » effectif, bien qu’éphémère, et si superficiel (en surface, sans « attachement« ) : « on » « passe » immédiatement à « autre chose« , en passant « au suivant ! » ; et si peu différent de la série de tous ceux qui viennent de le précéder (sur ce « marché » via le Net) !.. _ ;

et de ce qui s’ensuit, donc,

de destructeur de (et pour) la personne qui tombe

_ et pour quelque raison que ce soit : la rage (féroce) d’un divorce très mal subi ; la jalousie (panique) d’un « bonheur » (de remplacement) si complaisamment « affiché » (et plus ou moins innocemment « rapporté » par d’autres…) _

dans ces rets-là ;

et de destructeur de « l’intimité« ,

ce si précieux (gratuit, généreux, incalculé) « lien à l’autre« ,

ainsi que l’analyse brillamment Michaël Foessel dans son très important

_ démocratiquement ; et « civilisationnellement » _

« La Privation de l’intime_ mises en scène politiques des sentiments« , paru aux Éditions du Seuil, ce mois d’octobre dernier ;

et comme je le rapporte dans mon article du 11 novembre : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie » …

En lieu et place du (vrai) désir,

le désir mimétique de l' »envie » (de l' »envieux » : cf les œuvres de René Girard : « Vérité romanesque et mensonge romantique« , « La Violence et le sacré« , « Le Bouc-émissaire« , ou « Shakespeare : les feux de l’envie« , par exemple…).

Apprendre, c’est toujours se déniaiser ; et c’est en cela, aussi, que le critère de l’amour authentique, est de connaître vraiment _ = en vérité et plénitude ! _ l’autre ; de même que s’y découvrir, en même temps, et par là même, soi-même, par cette ouverture que constitue le lien _ et don : gratuit et généreux _ de l’intimité :

« à cœur et corps perdu« , comme l’énonce si bien elle-même Dominique Baqué…

L’amour vrai n’est certes pas aveugle ;

ce qui est aveugle, ce n’est que

l’illusion amoureuse (ou « rêve d’un amour« ) : sa (triste) contrefaçon ;

son envers ; et sa caricature…

Quant à la bêtise, c’est la fatuité ; le contentement de soi ; le refus de chercher à comprendre en cherchant bien, plus loin, et un peu mieux…

« La bêtise, c’est _ ainsi _ de conclure« , l’a mieux dit que d’autres, Flaubert, en son « Dictionnaire des idées reçues« …

On lira aussi, là-dessus, l’excellent « Bréviaire de la bêtise » d’Alain Roger…


Reste l’abîme terrifiant de la trahison,

que ce soit la trahison d’un amour, ou la trahison d’une amitié ;

voire des deux à la fois ;

ainsi qu’en dessine un portrait singulièrement brûlant, le grand, l’immense, Sandor Maraï, dans un de ses chefs d’œuvre : « Les Braises« 

Qu’en était-il

_ rétrospectivement,

pour nous qui nous le demandons, maintenant, au présent, et face à un passé qui vient de nous « lâcher » _ ;

qu’en était-il donc de nos propres sentiments, quand tout s’effondre, et que nous découvrons bernés ;

peut-être d’abord par notre propre bêtise ; par l'(incroyable !) aveuglement de nos illusions ?..


C’est ce cauchemar rétrospectif _ et mélancolique _ là

que rencontre et affronte Dominique Baqué,

trahie, ici, par son mari…

C’est déchoir

de l’espèce (infiniment profuse et généreuse, à l’infini) de l’éternité

à l’espèce aride d’une temporalité soudain devenue pingre (et comptable) pour nous…

Pour le reste, il n’y a rien à chercher ;

encore moins rechercher ;


seulement se tenir disponible,

afin d’accueillir _ avec pureté et générosité _ une nouvelle rencontre…

Quant à l' »apprendre par soi-même« , que met en œuvre assez superbement, et à son corps défendant, a posteriori, Dominique Baqué dans « E-Love« ,

il me rappelle

le très beau travail de penser (et d' »essai« ) de Stanley Cavell, que, sur les conseils de Layla Raïd, je viens de découvrir _ au cours de mon aller-retour Bordeaux-Marseille et Aix (du week-end autour du 13 décembre dernier), par le train : « Un ton pour la philosophie _ Moments d’une autobiographie » _ :

en voici la 4ème de couverture, afin de comparer ce qu’on peut en retirer

aux « leçons » de mon article à propos des démarches d’auteur(e) _ et philosophe ? _, de Dominique Baqué en son « E-Love » :

Rechercher « le ton de la philosophie« , c’est avant tout s’interroger sur
la voix du philosophe, sur sa prétention à parler au nom de tous, à
s’universaliser. C’est la question du statut de l’intellectuel qui est
alors posée, de sa capacité à dire «nous» à partir du «je», à être
représentatif. Cette question est au cœur du travail philosophique,
puisqu’elle accompagne son « arrogance »
_ ou du moins son « audace«  _ fondamentale, sa prétention _ son ambition _ à
éduquer et à parler pour.


Stanley Cavell nous livre ici le récit de certains moments fondateurs
de sa propre existence
, convaincu que l’autobiographie est un des
fondements de la philosophie. Dans le «nous» du philosophe, il y a
toujours un «je»
_ oui ! Comme pour un Montaigne; ou un Nietzsche : Cavell, lui, cite d’abord Emerson (et Thoreau)…

Revenir à la voix, c’est aussi inévitablement s’intéresser à nos
énoncés et à nos accords
_ avec les autres _ de langage, et donc finalement à la
démocratie, qui repose sur la capacité de chacun d’avoir ou, tout au
moins, de revendiquer une voix
_ qui soit écoutée ; et retenue, aussi…

C’est enfin rechercher une voix pure, une parole exemplaire, à travers le cinéma et l’opéra _ soient des Arts de la voix, qui touche…

C’est au prix de ces multiples détours _ l’autobiographie, le langage,
l’opéra
_
que l’on peut repenser l’acte même de philosopher et inventer
un nouveau ton pour la philosophie, celui de l’ordinaire.

Nous retrouvons bien, aussi, le sens même de la démarche de Dominique Baqué…

Titus Curiosus, ce 23 décembre 2008

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