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Call me by your name : le captivant film de Luca Guadagnino

12mar

J’ai pu voir cette fin de matinée le film de Luca Guadagnino Call me by your name, en version originale _ mêlant anglais, italien et français, en fonction des  adresses à leurs divers interlocuteurs des divers personnages du film : ainsi, par exemple, la mère d’Elio, Annella Perlman, étant à demi-italienne (par son père, prénommé déjà Elio ; et juif…) et à demi française (par sa mère), s’adresse à Elio en français ; de même que c’est en français que conversent Elio et sa bientôt petite amie Marzia ; etc. D’autant que les interprètes de ces divers personnages d’Annella (Amira Casar), Elio (Timothée Chalamet) et Marzia (Esther Garrel) sont au moins eux-mêmes à moitié français. De même, d’ailleurs, et c’est un élément très important, que le réalisateur lui-même, Luca Guadagnino, par sa mère, elle-même à moitié algérienne et française, est imprégné de cette perception française (soit un certain tropisme classique : à la Ravel, disons…) de son esprit et de ses goûts, du moins me le semble-t-il… Une certaine culture française imprègne donc pas mal (et irradie sur) ce film, en plus d’une certaine culture juive, d’une culture italienne, bien sûr, et même de ce que j’oserai qualifier de « culture gay » : un éloge du métissage, de l’ouverture, et de l’accueil à l’altérité des minorités (âmes en peine des déplacés et errants)… Et je n’ai même pas parlé de la très importante part française, aussi, de ce juif italo-turc francophone venu d’Alexandrie qu’est André Aciman, l’auteur du roman de départ du scénario, Appelle-moi par ton nom

D’abord, voici, à titre d’introduction ici,

et précédant ma vision du film

une présentation _ il s’agit à l’origine d’un courriel : j’aime m’adresser à un interlocuteur particulier, et en rien anonyme _ préliminaire, factuelle, à propos de ce que j’ai pu, de bric et de broc, reconstituer tant bien que mal de la genèse _ assez longue et tortueuse _ de la conception, puis fabrication du film :

Ce matin,
je vais pouvoir aller voir Call me by your name en salle _ n’allant que très rarement au cinéma ; seulement quand un film me fait vraiment envie. Ce qui renforce mon désir du film…
Et cela, afin de confronter à la réalité du film en son entièreté les premières impressions _ forcément très partielles _ issues des clips fragmentaires et divers commentaires et interviews nécessairement partiels.

Même si celle-ci n’est qu’anecdotique, l’histoire de la gestation du film en amont de sa réalisation est assez intéressante.

L’achat des droits d’auteur en vue de la réalisation à venir d’un film
précèderait même, paraît-il _ mais oui ! aussi étrange que cela puisse paraîttre !!! _, la sortie (en 2007 et aux États-Unis _ en anglais, donc _) du livre d’André Aciman !!!
Ah ! ah !

C’est en effet une équipe _ solide, soudée _ de producteurs (homosexuels et juifs californiens _ installés à Los Angeles-Hollywood _) autour de Peter Spears (né en 1965) et Howard Rosenman (né en 1945),
ainsi que de l’agent des stars _ dont le jeune Timothée Chalamet… _ Brian Swardstrom (né en 1962 ; et compagnon de Peter Spears),
qui ont réalisé en 2007, il y a 11 ans !, l’achat de cette option sur une adaptation cinématographique à réaliser du livre même pas encore paru _ mais on devait déjà en parler ! : il faudrait creuser cela plus avant… _ d’Aciman.

Ainsi, pour le projet de ce film,
et au sein de cette équipe de producteurs _ californiens, à Hollywood _ possédant les droits d’adaptation du roman,
l’italien Luca Guadagnino a-t-il été _ la précision des dates serait ici pour sûr intéressante _ successivement consultant _ probablement au triple titre, aux yeux de l’équipe des producteurs réunie autour de Peter Spears, d’italien (ayant une bonne du terrain, en l’occurrence les divers lieux en Italie évoqués parfois très allusivement dans le roman), de cinéaste, bien sûr, et enfin de gay… _, puis producteur exécutif, puis co-scénariste (avec le grand James Ivory), et enfin le réalisateur unique _ on imagine le terreau riche de conflits de toutes sortes (et concurrentiel) qui constitue le contexte de gestation de ce passionné et de très longue haleine projet cinématographique, avec les rivalités de conception qui n’ont pas manqué de l’entourer-constituer, au long de ses diverses péripéties à rebondissements… Au point qu’on pourrait presque s’étonner, au su de cette genèse cahotée, de son résultat apollinien si abouti, si maîtrisé, si apaisé…

Avant Luca Guadagnino_ l’heureux réalisateur in fine _,

avaient été successivement pressentis à cette réalisation, avant de s’en retirer _ pour des raisons que j’ignore _ : Gabriele Muccino, Sam Taylor-Johnson, puis James Ivory.
Et sont cités aussi _ sans préciser leur part d’investissement (ou pas) au travail collectif _ les noms de Ferzan Oztepek et Bruce Weber…

De fait, James Ivory a travaillé 9 mois à l’adaptation du roman d’Aciman : de septembre 2015 à mai 2016.
Et ce serait, semble-t-il, principalement son âge (approchant les 90 ans _ il est né le 7 juin 1928 _) qui l’aurait fait exclure par certains des financeurs de la production (notamment français)
de la tâche de réalisation du film ;

ainsi laissée à Luca Guadagnino _ le réalisateur d’Amore (sorti en 2009) et A Bigger splash (sorti en 2015)..

Le tournage, autour de chez lui à Crema, en Lombardie _ non loin de Crémone _,

Crema où réside Luca Guadagnino,

eut lieu en moins de six semaines, du 11 mai au 20 juin 2016 _ et chaque soir du tournage, le réalisateur-maître d’œuvre du film, rentrait dormir dans son lit, a-t-il raconté, en riant, à diverses reprises…

Timothée Chalamet, quant à lui, était venu plus tôt séjourner à Crema : 5 semaines avant ce début du tournage, soit à partir du 6 avril 2016, en se mêlant (incognito !) aux jeunes de son âge de la petite ville, à travailler à s’imprégner de son personnage d’Elio, et, à raison de une heure et demi chaque séance (soit quatre heures et demi en tout), à parfaire sa connaissance du piano, à apprendre à jouer de la guitare, et maîtriser sa pratique de la langue italienne ; cf cet article du Los Angeles Times du 17 novembre 2017 : Timothée Chalamet is Hollywood’s next big thing with ‘Call Me by Your Name’ and ‘Lady Bird’  ; ou celui-ci de Libération du 26 février 2018 : Timothée Chalamet, appelez-le par son nom… Fin de l’incise.


On voit par là combien Luca Guadagnino a fait de ce film une affaire toute personnelle !!!

Et cette intimité-là, avec son équipe de tournage comme avec ses acteurs, se ressent très positivement à la vision fluide et intimiste, sereine et heureuse, du film…

« J’ai trouvé Elio ! », déclara l’agent des stars Brian Swardstrom à son compagnon le producteur Peter Spears, à propos de Timothée Chalamet (qu’il avait vu dans la saison 2 de Homeland en 2012), dont il devient tout aussitôt l’agent _ Timothée Chalamet avait alors 16 ans ; c’était donc en 2012, puisque Timothée est né le 27 décembre 1995.
Et c’est en 2013 que Swardstrom présente Timothée Chalamet à Luca Guadagnino, qui l’intègre aussitôt au casting du film à venir.

Quant à Armie Hammer,
c’est Luca Guadagnino _ tombé amoureux de lui (dixit le réalisateur lui-même) en voyant The Social Network (de David Fincher), en 2010 : Armie Hammer y tient avec maestria les rôles de deux jumeaux : Cameron et Tyler Winklevoss _ qui l’intègre au casting du film en 2013, lui aussi, après l’avoir vu dans The Lone Ranger (de Gore Verbinski)_ le film est sorti sur les écrans américains le 3 juillet 2013…

Dernière chose sur ce très remarquable et magnifique acteur, lui aussi :
Armie Hammer a une superbe voix grave, profonde et très ductile à la fois ;
et les extraits de sa lecture du roman d’Aciman auxquels on peut accéder, sont carrément impressionnants ! : nous tombons immédiatement sous le charme ;
l’acteur est donc vraiment très bon,

et n’est pas seulement

_ et l’article, en anglais, auquel envoie ce lien quasi anodin (!!), est le plus juste de tous ceux que j’ai lus jusqu’ici sur ce film !!! _  

juste un beau gosse _ une expression que je n’aime pas _, ou un bel homme pour l’affiche…

Le contraste, d’ailleurs,

entre son interprétation magistrale et parfaitement évidente du très fin et élégant, ainsi que retenu et secret _ sans, par son naturel éminemment fluide et sobre, en donner le moindre soupçon : si c’est une certaine partie de son jeu qu’il cache, ce n’est certes pas la plus grande partie de son corps exposé au soleil  _ personnage d’Oliver _ son seul moment d’un peu d’extraversion, avant les moments de relations plus intimes avec Elio (mais très discrètement filmés, avec pudeur et sans exhibitionnisme, par le réalisateur), est la sublime séquence (de 44 ‘) dans laquelle, yeux et poings fermés, Oliver se lâche presque dionysiaquement sur la piste du dancing de Crema, sur le rythme lancinant de Love my Way _,

et ses prestations extraverties d’acteur faisant la promotion du film,

est, lui aussi, marquant : c’est dire combien la direction d’acteurs de Luca Guadagnino est elle aussi excellente ; autant que sont vraiment parfaits ses acteurs dans l’incarnation subtilissime des moindres nuances de leurs personnages !!!

A nous, aussi, de bien les percevoir…

Ainsi, dans la gestation de ce film,

le choix, au casting, des titulaires _ Armie et Timmy, donc _des deux principaux protagonistes _ Oliver et Elio _, dès 2013,

précède-t-il donc _ il faut le noter _ celui, final, de Luca Guadagnino comme réalisateur,
même si celui-ci a fait très tôt partie de l’équipe aux commandes _ la date en serait à préciser, ainsi que son pourquoi et son comment… _ dans ce projet _ au long cours et à rebonddissements divers _ de production : d’abord comme consultant.

Tout cela est donc assez intéressant ; même si cela reste malgré tout anecdotique par rapport au principal : la valeur artistique du film…
Je vais bien voir !

A suivre…
Je pars au cinéma…

P. s. :

Timothée Chalamet :


Timothée Hal Chalamet naît le 27 décembre 1995 dans le quartier de Hell’s Kitchen, à New York. Il est le fils du français Marc Chalamet, ayant travaillé _ comme éditeur _ pour l’UNICEF, et de l’américaine Nicole Flender _ née en 1960 _, diplômée de Yale, actrice, danseuse à Broadway, puis agent immobilier. Il étudie au lycée LaGuardia pour jeunes artistes, d’où il sort diplômé en 2013. Il a une sœur aînée, Pauline, une actrice qui vit à Paris.


Depuis son enfance, Timothée Chalamet et sa famille ont régulièrement passé des vacances _ l’été _ au Chambon-sur-Lignon _ haut-lieu de la résistance civile (protestante) au nazisme ! cf l’admirable travail de Jacques Sémelin : Persécutions et entraides dans la France occupée : comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort ; et mon article du 30 juin 2013 : « …  _, en Haute-Loire, dans une maison où habitaient son grand-père paternel Roger Chalamet, pasteur _ voilà ! _, et sa grand-mère Jean, une canadienne _ née Jean Elizabeth Asthworth, et décédée en octobre 2010.


La famille de sa mère, d’origine juive russe et autrichienne _ tiens, tiens ! _, est très présente dans le cinéma : son grand-père maternel est le scénariste _  new-yorkais, né dans le Bronx _ Harold Flender (1924 – 1975), son oncle Rodman Flender _ né le 9-6-1962 _ est réalisateur et producteur, et sa tante Amy Lippman, épouse de celui-ci, également productrice _ et dialoguiste.


De nationalité américaine et française _ les deux ! _, il parle couramment l’anglais et le français _ dont acte.

Puis, ce courriel à un ami, cet après-midi, à mon retour du cinéma :

Cher …,

tu serais, je pense, bien plus critique que je ne le suis à l’égard de ce film _ attentif aux chicanes de premiers émois amoureux au moment de l’entrée dans l’âge adulte _ : je suis, en effet, assez bon public _ au moins a priori : la critique est plus aisée et prompte que l’art ! L’œuvre, que ce soit de cinéma, de littérature, de musique, ou toute autre, a besoin d’abord être accueillie et reçue avec un minimum d’attention bienveillante (et d’appétit…) ; le regard critique ne doit pas être un a priori fermé et massif comme un coup de gourdin ; mais ne venir qu’après, avec finesse et à bon escient ; soucieux de ce qu’on peut estimer constituer les visées de fond de l’œuvre en question… Du moins quand, public, nous avons fait l’effort d’aller à la rencontre de cette œuvre-ci : en l’occurrence nous déplacer jusqu’à la salle de cinéma… Et je remarque, qu’au cinéma, les projections des subjectivités des spectateurs, se déchaînent sans vergogne ! Les unes et les autres reprochant au film de ne pas leur offrir ce qu’eux, tout spécialement et très égocentriquement, les spectateurs se trouvent parfaitement légitimes d’en attendre ! C’est le monde à l’envers ; et c’est infantile… Il faut commencer par accepter de décentrer son regard de ses habitudes subjectives. Et accueillir vraiment l’altérité de l’objet offert…

Le point de vue privilégié par le réalisateur du film _ Luca Guadagnino, à la suite, et dans les pas, du point de vue choisi par le romancier, André Aciman _ est celui du regard, mi-neuf, mi-perspicace (en analyses de signes à décrypter : Aciman a dû lire le Proust et les signes de Deleuze…), du jeune garçon _ vierge, puceau (au moins quant à l’homosexualité : il vient juste de faire l’amour avec Marzia…) _ de 17 ans, Elio, face au très séduisant inconnu, Oliver, qui débarque au mois de juillet dans la demeure familiale _ ouverte et accueillante (même si discrète, par tradition familiale, en Italie, sur sa judéité) _, près de Crémone,

et auquel, en la fougue de ses élans pulsionnels adolescents, le très fin, intelligent, sensible et cultivé, Elio est assez vite _ à condition, bien sûr, de se voir vraiment agréé aussi, et non rudement refusé, par l’aimé _ prêt à se livrer _ corps et âme… Mais les signaux, les feux verts, et cela des deux côtés, manquent encore de clarté, ainsi que de constance : d’où des blessures (réciproques) et des retards par divers malentendus et quiproquos successifs…
Nous sommes en 1983 _ a choisi le réalisateur Luca Guadagnino, plutôt qu’en 1987, à l’origine dans le roman d’André Aciman _, dans une Italie d’avant Berlusconi _ c’est le moment, confus, de Benito Craxi _, et d’avant le Sida…

Le choix de ce point de vue du regard d’Elio

facilite, bien sûr, l’identification avec le personnage d’Elio _ très brillamment interprété par le merveilleusement  expressif (ses regards !) Timothée Chalamet _, de pas mal des spectateurs _ à commencer, bien sûr, par le vaste public (visé ?) des jeunes ; mais pas seulement lui : il est bien connu de tous que, quand on aime, on a toujours vingt ans ; et c’est vrai ! L’élan est puissant.

L’astuce romanesque _ du film comme du roman _,

c’est que le bel objet désiré, le splendide _ mais pas que _ universitaire américain _ il enseigne déjà à Columbia et publie ses livres : et c’est précisément pour préparer l’édition en traduction italienne de son travail sur Héraclite (dit l’Obscur) qu’il est venu en Italie, et chez le Professeur Perlman, cet été là, au moment de ses propres vacances universitaires : il s’est d’abord rendu en Sicile, puis va passer un mois et demi (soit quasiment la même durée que le tournage !) dans la résidence d’été du Pr. Perlman et sa famille _, Oliver,

qu’interprète avec beaucoup d’élégance et brio et finesse, Armie Hammer,

use de pas mal d’artifices de fuite (later, later, ne cesse-t-il de répéter pour se défiler des approches _ il les voit, bien sûr, venir ! _

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et tentatives d’emprise sur lui du jeune Elio… _ et le titre du roman choisi lors de sa première parution en français, en 2008, aux Éditions de l’Olivier, était Plus tard ou jamais ; de même que le titre de la première partie du roman  d’Aciman est Si ce n’est plus tard, quand ? ; c’est à relever… Il y comme de l’urgence dans l’air ; le temps leur est compté… _ ) ;

mais longtemps dans le film, nous non plus, n’en pénétrons pas bien les raisons…


Á la suite d’Elio,

dont nous ne cessons à nul moment de partager et suivre le regard, l’angle de vue, le cadrage, au présent de la survenue frontale des événements (et non rétrospectivement, au filtre de la mémoire),

nous aussi, spectateurs, nous sommes souvent déroutés par le comportement d’Oliver…

Et c’est là un élément décisif _ voulu par le réalisateur, à la suite du choix, aussi, du romancier _ de notre perception de l’intrigue  !!!

Ce sont donc ces yeux-là d’Elio,

non seulement hyper-curieux, mais aussi extrêmement inquiets car follement épris et séduits,

que nous, spectateurs du film, avons sans cesse

pour le beau et très retenu, et discret _ à l’exception de sa plastique exposée au soleil _, sinon secret, Oliver !

Et ce ne sera qu’a posteriori _ après le retour chez lui aux États-Unis d’Oliver, une fois son stage de six semaines auprès du Professeur Perlman terminé, et le texte de sa traduction en italien scrupuleusement revu et achevé _,

in extremis donc,

que nous comprendrons que ces diverses esquives _ arrogance ? timidité ? goujaterie ? s’était-on demandé _ et mesures dilatoires _ later, later... _ du bel Oliver

étaient, tout au contraire, chargées d’infiniment d’égards et de délicatesse _ protectrice ! _ envers le jeune Elio _ de 17 ans ; et le contraste physique entre eux deux est très net ! _,

eu égard aux obstacles auxquels lui-même, Oliver, s’était, en sa récente adolescence _ lui-même n’a, après tout que 24 ans ! _, heurté et durement blessé,

et probablement se blessait maintenant encore, chez lui aux États-Unis (à commencer en son milieu familial)

_ fort discret (c’est-à-dire prudent ! : larvatus prodeo…), Oliver parle d’autant moins de lui-même, nous semble-t-il, que c’est seulement via le regard d’Elio que nous, spectateurs, dans le film, avons accès à lui, c’est-à-dire à ses gestes et expressions, mais pas à ses sentiments et pensées : à cet égard le film, moins bavard (et cahoté) quant aux élucubrations du garçon ne sachant jamais sur quel pied danser avec Oliver, est beaucoup mieux réussi que le roman !)  ; Elio ne cessant passionnément d’essayer (non seulement il est d’un naturel extrêmement curieux de tout, mais il est surtout très épris !), de percer à jour d’abord ce que ressent l’apparemment versatile Oliver, mais ensuite surtout peut-être le tréfonds de ses secrets… _ :

afin de tempérer (un peu) et filtrer (sinon les refroidir vraiment, car le désir, nous le découvrirons, est bel et bien _ mais à partir de quel instant ? c’est très difficile à situer en regardant pour la première fois le film, assez subtil en cela… _ réciproque…) les fougueuses ardeurs du jeune garçon, Elio :

d’où la succession de péripéties à rebondissements de l’intrigue _ retournements de situations, surprises après atermoiements, révélations, semblants de démentis, prises de conscience… _ survenant _ et nous surprenant, nous aussi ! _ le long des 2 heures du film.

Il s’agit donc ici, d’abord _ mais immédiatement derrière, même si c’est habilement et très discrètement suggéré, sont tapis les secrets de la vie (passée, présente, mais à venir aussi…) d’Oliver : car celui-ci a des projets, tant professionnels que personnels (voire conjugaux et de paternité aussi), déjà en voie de formation, et à mener à long terme… _,

de la première (mais décisive) éducation sentimentale _ qualifions-la ainsi ! _ d’Elio _ pour la vie ! : avec une dimension verticale (et fondamentale !) d’éternité. Qu’en adviendra-t-il donc ? Et pour l’un, et pour l’autre ?..

Pour la vie est aussi _ il faut le noter _ le mot d’Elio lui-même pour sa proclamation _ émue et parfaitement sincère _ d’amitié envers Marzia, sa petite amoureuse _ très joliment interprétée par Esther Garrel _, une fois que celle-ci a bien compris, et osé très ouvertement le lui déclarer, que c’était d’Oliver qu’Elio était vraiment épris, et non d’elle _ qui ne l’en aimait pas moins, pour autant !.. Car Elio est fondamentalement honnête ! S’il lui arrive _ souvent désemparé qu’il se trouve, bousculé par ce qui survient de non anticipé par lui, pourtant si réfléchi _ d’être indécis et partagé, Elio n’a rien d’un traitor

Car il se trouve, aussi, qu’ici nul des protagonistes _ pas un seul ! _ n’a de mauvaises, ni a fortiori perverses, intentions ! Pas un seul méchant ou salaud…

Même ceux qui sont déçus ou blessés :

tous ceux qui s’expriment à propos de leurs relations inter-personnelles, sont ce qu’on appelle maintenant _ même si je n’aime pas du tout cette expression _ de belles personnes

Et cela agace, voire irrite, certains spectateurs, soucieux de davantage de réalisme cinématographique.

Et reste _probablement pour les faire davantage encore enrager de trop de concentré de beauté ! _,

au dessus de tout, la sublime lumière _ magnifiée par le doigté magique du chef opérateur d’Apichatpong Weerasethakul : Sayombhu Mukdeeprom ! C’est mon amie Marie-José Mondzain (cf le podcast de mon entretien avec elle sur ce livre, le 16 mai 2012) qui me les a fait découvrir et connaître en son Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs _

qui nimbe la luxuriance tranquille des verts paysages de Lombardie _ y compris Bergame et la montagne bergamasque, pour les Alpi Orobie, à la fin du séjour italien d’Oliver, en grimpant vers les cimes, à la montagne… _ en ce si bel été qui va être brutalement interrompu.


Ainsi que l’intérieur du très beau palazzo de la Villa Albergoni, à Moscazzano, dans  la province de Crémone…

Et avant le vespéral paysage de neige de la nuit de décembre, le soir de Hanouka,

à la fin du film…

Le point culminant du film est probablement la double réaction finale _ chacun de son côté, et en deux temps nettement séparés, au mois d’août, puis au mois de décembre _ des deux parents d’Elio :

d’abord, et immédiatement, au mois d’août, le regard et les gestes compréhensifs et très tendres de sa mère (la très belle, et toujours parfaite, sublime, Amira Casar), au moment du départ _ pour jamais ? _ du bel américain, lors du parcours du retour en voiture d’Elio, en larmes _ telle Ariane abandonnée de Thésée à Naxos _, à la maison ;

et plus encore le sublime discours détaillé (et les confidences très personnelles à son fils) de son père, le Professeur Perlman (Michaël Stuhlbarg, d’une splendide humanité !), révélant à Elio, six mois plus tard, en hiver, tout à la fin du film, son admiration _ admiration tue de sa part, il le lui dit, à tout autre que lui, Elio : y compris son épouse Annella… _ pour la chance qu’Elio, lui et au contraire de lui-même, en sa propre jeunesse _, a su _ not too late !!! sur cela, et pour célébrer cette fois le miracle de la naissance d’une amitié (et pas d’un amour), cf en mon Pour célébrer la rencontre rédigé au printemps 2007, ma référence au divin Kairos et à l’impitoyable châtiment (de la main coupée !) infligé à ceux qui (too late !) ont laissé passer leur chance et voulu, mais trop tard, la ressaisir… _ courageusement saisir à la volée _ au contraire de lui-même, donc ; avec les regrets qui lui en demeurent encore maintenant, mais oui !, et il le confie alors, magnifiquement, à son fils _, et lui conseillant d’en tirer (sans amertume ou aigreur, ni oubli _ ou refoulement _ non plus) le meilleur pour la suite de sa vie adulte qu’adviendra-t-il donc de la vie amoureuse future d’Elio ?.. Le film, à très bon escient, en restera là…

Mais des suites viendront, très probablement, dans quelques années : le passage du temps ayant fait son office…


Soit, ici avec ce père intelligent si magnifiquement humain… _ une autre identification possible pour les spectateurs de ce film.

Et je suppose que c’est bien pour faciliter ces diverses identifications des spectateurs à ces divers personnages du film, face à la relative énigme _ qui demeure en grande partie à la fin du film (et à la différence du roman) _ du personnage d’Oliver

_ bien différent en cela de l’ange terrible qu’incarne Terence Stamp dans le brûlant Théorème de Pasolini _,

que,

prenant en mains la réalisation du film,

Luca Guadagnino a choisi de renoncer au procédé du commentaire _ rétrospectif, mélancolique, un peu trop auto-centré sur les regrets du narrateur : passéiste ; à rebours des très vifs effets de présent recherchés en ses spectateurs par le cinéaste !.. _

par une voix-off,

qu’avait d’abord retenu James Ivory !

Et c’est probablement le jeu très précis, subtil et infiniment nuancé _ leur incarnation de ces nuances complexes de leurs personnages est vraiment magnifique ! _ des acteurs

qui produit _ en plus de cette merveilleuse lumière qui nimbe les paysages de l’été italien _ le principal impact,

émotivement très puissant,

de ce si émouvant et si beau film.


La poursuite de ce décryptage par le spectateur de ces images en mouvement que sont un film _ mieux capter chacune de leurs nuances furtives, à l’instar du regard scrutateur et interrogatif d’Elio lui-même _ accroît ainsi

l’urgence d’aller revoir un tel film,

avec un nouveau surcroît d’attention de notre regard

pour le moindre de ses détails qui nous aura échappé…

Tu vois comme je suis gentil.

Parmi les critiques du film que j’ai lues _ aucune de très subtile ni de vraiment fouillée jusqu’ici ; mais je ne m’abreuve probablement pas aux meilleures sources !

Cf cependant celle-ci, par Isabelle Régnier, dans Le Monde du 28 février dernier : « Call Me by Your Name » : entre ombre et secret, l’été amoureux de deux garçons … ;

ou celle-là, quoique un peu trop contournée pour mon goût, par Johan Færber, dans la revue Diacritik du 27 février :  Call Me By Your Name : l’académisme est un sentimentalisme… _,

certaines trouvent au film trop de longueurs ;
alors que, à l’inverse, d’autres se plaignent que le film _ d’une durée paraît-il de 4 heures en sa toute première version _ souffrirait un peu trop des ellipses _ notamment concernant les personnages secondaires _ résultant des coupures opérées au montage pour améliorer le rythme du récit.

Pour ma part, je n’ai éprouvé aucune de ces deux impressions ; et j’ai regardé le film avec une forme d’empathie _ la mienne a priori quand (et puisque) je décide d’aller voir un film, de lire un livre, d’écouter un CD : la critique sera seulement a posteriori ; je me répète… _ pour les divers protagonistes, très humains _ chacun à sa manière… _ de cette intrigue…

Lequel d’entre nous _ qui sommes sexués _ ne tombe pas un jour amoureux ?.. et passera complètement à côté d’émotions questionnantes de ce genre ?..

Ou ignorera complètement les chagrins d’amour ?


Et cela, ici, à la vision de ce film, avec un très grand plaisir : celui de baigner pleinement par le regard dans les parfums, saveurs et couleurs d’une Italie aimée ;

tout en sachant aussi que l’Italie est certes loin de se réduire à ces images idylliques _ ce qui ne manque pas d’agacer, voire irriter, certains des spectateurs du film, jugé par eux trop idyllique…


De même que semblent, malgré tout, encore assez menues, et surtout peut-être réparables, les blessures infligées _ par de tels chagrins _ à la personnalité des principaux personnages, notamment le jeune Elio…

Mais là je suis peut-être un peu trop optimiste…

D’abord, en effet, un premier amour n’a pas de substitut ! Sa marque, oui, indélébile, est et demeure pour toujours la référence…

Ici, je repense, a contrario, à l’humour acéré et absolument terrible de Pasolini (Théorème _ en 1968 _)…
Ou à la verve pleine de charge comique très incisive d’un Fellini (Amarcord _ en 1973 _)…

Mes références _ et alors que je suis d’abord un très fervent antonionien (Par delà les nuages, Identification d’une femme, L’Eclipse, sortis respectivement en 1995, 1982 et 1962…) _ seraient plutôt ici les auras solaires d’un Bertolucci (La Luna _ en 1979 _) ou d’un Rosi (Trois frères _ en 1981 __ qui me comblent aussi ; même si, à la revoyure de ces films, je m’aperçois bien que chacun d’eux et tous comportent une dose très importante de réalisme tragique ; aucun d’eux n’est vraiment idyllique…

Mais le tragique, ici, est d’un autre ordre.

Bref, j’y ai éprouvé du plaisir.
Comme celui pris aux films _ Chambre avec vue, Maurice, Retour à Howard Ends, en 1985, 1987 et 1992… _ de James Ivory : est-ce un hasard ?

Francis

P. s. :

Je viens de lire une interview particulièrement niaise (et donc agaçante) d’André Aciman _ vaniteux, pour aggraver son cas _, dans En attendant Nadeau _ il me faudra lire le roman afin d’être plus juste envers lui !..

Enfin,

existe en audio-livre, la lecture _ en anglais, bien sûr _, par le magnifique Armie Hammer

_ quelle spendide voix ! et quelle merveilleuse lecture ! Quel grand acteur il est donc !!! Et aurait-il pâti jusqu’ici, en sa carrière d’acteur (il est vrai à Hollywood surtout) de sa trop manifeste beauté ?.. Que l’on se donne la peine de revoir la scène magnifique (de 44 ‘) de sa danse presque sauvage, yeux et poings fermés, aux prises peut-être, seul avec quelque fantôme de son histoire, au milieu de la piste du dancing à Crema… ; et que l’on écoute, à côté, ses confidences amusantes (1 et 2) d’acteur sur les circonstances particulièrement « uncomfortable«  pour lui du tournage de cette sublime hyper-sensuelle séquence… _

du roman Call me by your name, d’André Aciman ;

la lecture _ splendide par cette voix si bien timbrée et si juste en ses intonations comme en sa fluidité ! _ dure 7 h 45 _ en existait bien un podcast, mais le lien en a été, depuis ma mise en ligne, effacé !

C’est superbe !

La principale question que pose toute rencontre, surtout, bien sûr, toute rencontre heureuse,

est celle de son devenir, par delà tout ce qui peut la menacer, corroder, ruiner ;

de son suivi, de ses suites ;

de la dynamique _ à inventer davantage qu’à subir _ de sa poursuite-perpétuation-renouvellement d’enchantement…

Et c’est bien ce qu’il y a de terrible

dans le dernier regard _ mouillé, car très probablement se sentant coupable de partir ainsi, sans projet de vraiment revenir bientôt (ou jamais) ; et le sentiment non dilatoire, cette fois, de quelque too late !.. _, dans le compartiment du train _ qui démarre et s’en va _, du personnage d’Oliver en direction du personnage d’Elio ;

Elio, demeuré, lui _ abandonné, telle Ariane à Naxos… _ à quai,

comme plombé, là, par la peine-douleur de cette séparation, sur le quai de cette toute petite gare de Clusone, au pied des Alpi Orobie livré, totalement, là en vrac, à son impuissance d’agir face au train qui imparablement éloigne Oliver vers Milan et les Amériques. Elio (qui va entrer en classe Terminale) n’a pas pu retenir Oliver, qui rentre (sans nul retour ?) chez lui, aux États-Unis, retrouver son travail et sa carrière à l’université, sa famille, ses projets déjà formés, etc. _ ;

et très bientôt en larmes.

Elio, totalement désemparé par cette séparation _ sans remède ? à jamais ? _ d’avec son amant de ces quelques journées volées au reste du monde, 

Elio, va, au téléphone public de cette gare perdue de Clusone _ n’existaient pas encore, en 1983, les telefonini dont vont très vite raffoler les Italiens _, prier sa mère de bien vouloir venir en voiture jusque là _ c’est assez loin de Crema : à plus d’une heure de route… _ le récupérer et le ramener chez eux…

Mais s’ensuivra, encore _ ultime rebondissement du lien (puissant…) entre Elio et Oliver dans le film _ la séquence finale du coup de fil d’Oliver à Elio, le soir de Hanouka, le 6 décembre 1983.

On comprend aussi combien est intelligent le choix

_ de classicisme et de ligne claire : à la française ; et à la Ravel, donc… _

de Luca Guadagnino

d’avoir interrompu à ce moment précis le récit des rapports entre Elio et Oliver,

sans le prolonger sur ce qui les suivra bien plus tard

_ mais ce sera là matière, pour plus tard, pour un ou plusieurs autres films, quand se retrouveront, et en quel état, à l’aune de l’éternité (car tel est là le critère !), Elio et Oliver _,

comme l’a fait André Aciman dans le roman.

C’est bien l’aune de l’éternité, en son impact _ hyper-puissant _ sur les personnages,

qui doit prévaloir

et triompher…

Ce lundi 12 mars 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

Un homme de vérité : Miguel Delibes (1920-2010)

13mar

Un article superbe à la mémoire d’un écrivain d’exception _ d’une sorte assez peu nombreuse : casta n’étant peut-être pas le terme le mieux adéquat à cette qualité-là… _, mis en ligne le jour même de sa disparition, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, en sa ville de Vieille-Castille, Valladolid : le grand, mais assez peu médiatique _ il n’a pas reçu, lui, l’onction d’un Prix Nobel : pas le plus politiquement correct, quand le choix s’est proposé, probablement : ainsi lui préféra-t-on un José Camilo Cela (1916-2002), en 1989… _, Miguel Delibes (17 octobre 1920 – 12 mars 2010 ; auteur de cet immense livre qu’est « L’Hérétique » !), par un ami, philosophe, Emilio Lledó _ qui vécut pas mal en Allemagne, au cours et de sa formation, et des péripéties de sa carrière universitaire _, dans ce grand journal qu’est El Pais, à la date du 12 mars :

« Un hombre de verdad«  _ avec de petits commentaires miens, en vert…

Confieso que evoco con mucho dolor mis recuerdos. Son tantos que en una situación como esta, no sé cómo seleccionarlos, qué decir. Tuvimos la suerte de conocer personalmente a Miguel Delibes cuando en 1962, después de muchos años en Alemania, vinimos Montse y yo, con nuestro primer hijo Alberto, de Heidelberg a Valladolid. Habíamos conseguido cátedras de Instituto en la ciudad castellana _ cité universitaire, en effet _ y esa posibilidad de juntar nuestros puestos de funcionarios de la enseñanza publica en la misma ciudad, nos animó, entre otras razones digamos más idealistas, a dar el nada fácil paso. Nunca nos arrepentimos. Los tres años en Valladolid fueron una época de felicidad, por muy duro _ certes _ que fuera, en aquellos tiempos, cambiar la orilla del Neckar por la del Pisuerga. Dos personas inolvidable, Julio Valdeón, que he tenido que recordar también en su reciente muerte y, ahora Miguel Delibes, simbolizan, ya en la memoria, ese prodigio humano _ une rareté possiblement miraculeuse, sans doute, en effet _ de la amistad.

Conocíamos la obra de Delibes _ 1962 est l’année de « Las Ratas« , après « El Camino« , en 1950 et « La Sombra deel ciprés es alargada« , en 1947 _ y admirábamos al sorprendente y extraordinario escritor. Sorprendente y extraordinario porque su literatura, en un mundo en buena parte fantasmagórico y oscuro, era una mano que nos mostraba la realidad _ quand régnaient les mensonges en cette Espagne à la chape de plomb du franquisme _, una mano tendida hacia las cosas, hacia la vida _ cettte formulation est très belle. Me gustaría que al hacer resucitar _ voilà _ estos recuerdos frente a este paisaje de tristeza, las pocas palabras con las que tengo que expresarlo hicieran latir _ battre, tel un cœur qui continue de battre… _ aquellas realidades, paradójicamente ideales, que aprendimos con él : la amistad, la memoria, las palabras.

Conocíamos, como digo, algunos libros de Delibes, pero la persona, la personalidad de Miguel era tan luminosa y sugestiva _ tiens donc ! _ como su obra. Se me inunda la memoria de anécdotas, de momentos que han quedado en ese profundo hueco del pasado y que, sin embargo, jamás se esfumarán en el olvido. Creo que mientras palpite el tiempo en el fondo de nuestro corazón _ oui _ vive en él _ toujours _ la vida de aquellos que hemos perdido y que nunca podremos dejar de querer. Una modesta, hermosa, melancólica y alegre forma de humana inmortalidad _ voilà, en forme de reconnaissance, et mélodieuse, qui ne cessera pas.

No quisiera cortar estas líneas que se inundan de recuerdos sin mencionar algo que no tiene tanto que ver con su persona sino con su obra. Aunque si bien se mira lo que hacemos y sobre todo, lo que hablamos o escribimos es siempre lo que somos _ oui ! Porque de su pluma surgía esos personajes maravillosos, creados por unos ojos brillantes de bondad _ la maldad oscurece la mirada (comme tout cela est juste ! et comme cette lumière de la bonté brille le plus souvent, hélas, par sa consternante absence ou, du moins, sa trop grande exceptionnalité…) _, de compasión _que quiere decir « sentir con el otro » _, y de inagotable ternura _ tendresse : par l’attention vraie à cette altérité de l’autre ; à l’inverse des rapacités égocentriques qui se déchaînent ces derniers temps, sous prétexte bien fort proclamé d’efficacité réaliste et de mondialité…

Delibes no es sólo el gran escritor de Castilla, el creador de un universo vivo, palpitante de realidad, sino el autor también de El hereje _ « L’Hérétique« , paru en traduction française le 20 janvier 2000, aux Éditions Verdier _, uno de los grandes libros _ en 1999 _ de la cultura española. Un libro en el que ya no se miraban los senderos de aquellos campos que recorría _ en chasseur, souvent _, de aquellos personajes con los que conversaba, sino de otros campos y otros personajes de sus sueños y, sobre todo, de la memoria histórica en que los soñaba _ je pense ici à cet autre chef d’œuvre de la littérature hispanique, où est aussi évoquée la Valladolid d’alors (et de ses hérétiques !..), qu’est le sublime « Terra nostra«  du mexicain (non nobelisé, lui non plus) Carlos Fuentes (cet extraordinaire chef d’œuvre est paru en 1975 à Barcelone)… Creo que, en cierto sentido, ese libro _ « L’Hérétique« , donc _ es una especie de ajuste de cuentas _ tranquille mais ô combien puissant ! _ con el país en el que su autor vivía _ voilà… _ : el país de la degeneración mental, de la hipocresía, de la falsedad _ ici tout est dit ; et cette Espagne là n’est certes pas morte, ni même prête à se mettre à genoux (et demander pardon) ; c’est l’Espagne des séides toujours bien vivaces des Jose María Aznar et Esperanza Aguirre ; cf aussi les films à coup sûr non obsolètes de Luis Bunuel : « Tristana« , etc…. Un libro que es preciso conocer _ = qu’il faut connaître ! _ porque, en el espejo _ véridique _ de sus páginas, podemos encontrar algunos de nuestros peores defectos _ dit ici le philosophe espagnol qu’est Emilio Lledo _ y alguna de nuestras esperanzadas, maltratadas, hostigadas, virtudes _ aussi : au singulier, ici, cette vertu : le service de la probité... La historia es efectivamente, « maestra de la vida » y su magisterio _ = son enseignement, la transmission la plus large de sa connaissance véridique _ no debe cesar nunca _ c’est un devoir de l’exigence authentiquement (et pas seulement formellement) démocratique. El escritor de Castilla _ qu’est le très grand espagnol Miguel Delibes (qu’un cancer vient, maintenant, de nous enlever) _ planteó en su obra una valerosa, clara simbología _ voilà : lumineuse ! _ en la que se hacían transparentes _ parfaitement visibles, donc, à la lecture ! _ los verdaderos _ OUI ! _ problemas de una sociedad frente a la que, indefensamente, luchaba la « libertad de conciencia« , que Cervantes _ mais lire aussi « Terra nostra« _ pone en boca del maltratado Ricote _ le marchand maure expulsé d’Espagne (et qui y revient, expatrié qu’il était en Allemagne), au chapitre XXXIV de la deuxième partie des aventures de l’ingénieux hidalgo de la Mancha, « Don Quichotte« 

Miguel Delibes pertenece a la casta _ peu nombreuse : mais par le seul mérite du courage de l’œuvre et des actes ; rien d’hérité (ni de fermé) ici… _ de los hombres de verdad _ c’est dit ! No deja de ser un consuelo _ oui ! _ ante tantos personajillos _ on apprécie le poids du suffixe _ vacíos y ambiciosos _ une paire d’adjectifs on ne peut mieux parlants _ que, a veces, pretenden confundirse con ellos. Pero no pueden _ tant que demeurent des vigilances et résistances aux petits puissants hargneux de notre air du temps ; ce combat-là ne peut jamais cesser.

Emilio Lledó es filósofo y escritor.

Merci

à Miguel Delibes, pour son œuvre de vérité ;

à Emilio Lledo, pour ce très bel hommage ;

et à un journal tel qu’El Pais, pour sa mission au quotidien…


Titus Curiosus, ce 13 mars 2010

La connaissance intime de l’autre via la « cardiognosie » du romancier moderne (en son usage du monologue intérieur) : à l’aune de l’augustinisme, par Jean-Louis Chrétien

15mai

Un remarquable article de Nicolas Weill dans Le Monde de ce jour, le 15 mai 2009, vient conforter à la fois mon grand intérêt pour le livre important de Jean-Louis Chrétien « Conscience et roman 1 _ la conscience au grand jour« , paru le 23 avril dernier aux Éditions de Minuit ; et un certain agacement à l’égard de ce que je ressens comme un hyper-pessimisme augustinien.

J’ai achevé la lecture de ce grand livre il y a plus d’une semaine ; et en laissais la lecture « reposer » (= « mitonner« ) un peu dans l’alambic à circonvolutions de ma mémoire-pensée avant de m’y « attaquer » sérieusement un peu frontalement ; jusqu’à découvrir ce matin cet excellent article de Nicolas Weill, qui partage mon angle de vision : quant au perspectivisme augustinien de Jean-Louis Chrétien _ auteur d’un « Saint Augustin et les actes de paroles« , pas encore lu, mais à lire urgemment…

Il faut dire que j’avais grandement apprécié le livre précédent de Jean-Louis Chrétien : « La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation« , davantage en empathie, cette fois-là, avec ce que je pourrais qualifier, le plus modestement possible, de spinozisme et de « waltwhitmanisme«  _ de Walt Whitman, lire le formidablement dynamisant « Feuilles d’herbe » _ de ma propre idiosyncrasie

Ce travail-ci, aujourd’hui, de Jean-Louis Chrétien nous introduit au cœur d’une des questions majeures de la modernité (et de son devenir ; son avenir même : face au nihilisme qui le ronge et détruit ce qu’il recèle pourtant de forces de « vie » !) :

celle de l’identité personnelle se forgeant, fondamentalement, par la qualité des liens à l’autre (et à l’altérité)

_ c’est-à-dire ce qui se nomme proprement,

selon l’analyse qu’en fait on ne peut mieux lucidement Michaël Foessel,

l' »intimité«  :

cf là-dessus, de Michaël Foessel, le très important « La Privation de l’intime« 

(sur ce livre, majeur lui aussi pour l’intelligence de l’aujourd’hui, cf mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« ).

Ainsi que de leur connaissance, et de leur accessibilité, ou pas

_ à cette identité et à cette intimité des personnes _, à d’autres (que soi) :

à la page 17, Jean-Louis Chrétien cite un mot de François Mauriac, « en 1928, dans son ouvrage « Le Roman«  »,

en réponse à ces affirmations de Jacques Maritain, dans « Trois réformateurs » (en l’occurrence, Luther, Descartes, Rousseau), en 1925 : « Il y a un secret des cœurs qui est fermé _ même _ aux anges, ouvert seulement à la science sacerdotale du Christ. Un Freud aujourd’hui, par des ruses de psychologue, entreprend de le violer. Le Christ a posé son regard dans les yeux de la femme adultère, et tout percé jusqu’au fond ; lui seul le pouvait sans souillure. Tout romancier lit sans vergogne dans ces pauvres yeux ; et mène son lecteur au spectacle. »

François Mauriac remarque : « Je ne sais rien de plus troublant que ces  lignes pour un homme _ soit un romancier tel que lui-même ! _ à qui est départi le don _ sic _ redoutable de créer des êtres, de scruter le secret des cœurs« . Voilà donc ce qui fait ici question !

Et à la page 18, est citée la réponse ferme de Mauriac : « Ce secret des cœurs, dont Maritain nous assure qu’il est fermé aux anges eux-mêmes, un romancier d’aujourd’hui ne doute pas que sa vocation la plus impérieuse soit justement de le violer.« 

Etant (bien) entendu que de la qualité de ces liens (dont ceux des « cœurs« ) à l’autre, découle aussi, en aplomb et en surplomb _ cf déjà les analyses de Mélanie Klein sur l' »introjection » du moi chez le petit enfant, avant la parole… _, car les impliquant et les commandant, rien moins que la conception de soi, et du rapport à soi

(ainsi que des autres, et des rapports à eux) :

question éminemment cruciale, que celle de la conception

(et de la formation effective : au sein des processus d’éducation et d’enseignement, ainsi que d’initiation vraie à une culture riche)

de l’identité personnelle

_ à l’heure grotesque, sinon ubuesque, de l’inflation misérable des ego, d’autant plus narcissiques, que plus vides, ces « baudruches« , ces « outres de vent » gonflées de la prétention de leur « rien » !..

Et que _ ou combien ! _ de mauvais _ hauts ! _ exemples, ici, de « bassesses« , sur les tribunes, les estrades, sur lesquelles se focalisent les projecteurs et les sunlights, et les lucarnes blafardement luminescentes des pauvres écrans de télévision…

Sur ma lecture du livre de Jean-Louis Chrétien

et de ses six chapitres (après celui de présentation de la problématique) :

1) je me suis amusé à l’alacrité jouissive de la description de la comédie mondaine stendhalienne (surtout dans « Lucien Leuwen » et « Le Rouge et le Noir » ;

2) j’ai apprécié la très grande qualité de vista de l’approche, si riche (= pleine) de détails, du « monde » dans l’œuvre balzacien (surtout à travers de remarquablement fines analyses de « La Cousine Bette » et d' »Albert Savarus« )

_ au point que « en régime d’omnisignifiance _ tel que l’envisage l’option d’une Création infiniment bonne _ le détail révélateur, le détail qui n’a rien de contingent _ du moins dans l’absolu du cadre (théologique) ainsi envisagé _ (se) soulève la question de savoir s’il y a vraiment quelque chose comme des détails« . Alors « c’est lui _ le détail ! _ qui hérite de l’omnisignifiance chrétienne en la métamorphosant : dans la lumière de l’humain, il n’est rien qui ne fasse sens«  _ et soit absolument absurde ! Avec cette référence, alors , déjà, page 31, à Balzac : « Ceux qui se lassent des descriptions balzaciennes méconnaissent que voir une demeure et les choses qui s’y trouvent, c’est déjà explorer l’âme et l’histoire de ceux qui l’habitent. L’importance croissante du concept de « milieu », si bien étudié par Leo Spitzer et Erich Auerbach, va dans le sens de cette omnisignifiance. Tout étant solidaire, il n’y a plus de détails.«  Et tout spécialement : « un lieu réel d’omnisignifiance est la ville, et particulièrement la grande ville«  « Une ville est un lieu de saturation du sens », énonce Jean-Louis Chrétien, page 32. Etc… Fin de l’incise sur le « monde » balzacien…

3) j’ai découvert l’impressionnante ampleur, et hauteur, et profondeur, de vue métaphysique d’un Hugo (tant dans « Les Misérables » que dans « L’Homme qui rit » et « Les Travailleurs de la mer » ;

4) j’ai retrouvé la richesse de l’approche woolfienne de la complexité du réel, des points de vue, jusqu’à la morbidité

_ qui m’avait irrité dans le film, s’inspirant et de son style, et de son aventure personnelle (suicidaire, jusqu’au suicide effectif conclusif) du film « The Hours » (de Stephen Daldry, en 2003), d’après le roman de même titre de Michaël Cunningham, en 1999 : en français « Les Heures » _,

dans la lecture de l’incommunication (tragique) des personnages des (magnifiques) « Vagues » de Virginia Woolf ;

5) j’ai un peu déploré le choix de « Lumière d’août » pour entrer dans l’univers faulknerien, plutôt que les alternatives du « Bruit et la fureur« , ou « Sanctuaire« , ou « Absalon ! Absalon !« , à cause d’une vision davantage marquée, ici, par le poids du péché (que dans d’autres des romans de cet auteur tellement majeur ! en effet) : où se trouve, ici, l' »allègement » (« Light« ) de l’héroïne, Lena Grove, qui, enceinte, vient par hasard accoucher ce mois d’août-là au pays de « Yoknapatawpha County« , entre l’Alabama d’où elle vient, et la Louisiane vers où elle va ; et croise le parcours (= la via crucis) du martyr Joe Christmas…

et 6) j’ai pris grand plaisir à entrer dans l’univers (torturé : à je ne sais quel quantième degré !) beckettien par ce choix de « L’Innommable« , que je ne connaissais pas…

Voici donc, maintenant, l’article très clair et très juste de Nicolas Weill,

un peu truffé, à ma façon, de « commentaires« , au fil des phrases :

« Conscience et roman, I. La Conscience au grand jour », de Jean-Louis Chrétien : le roman et son péché originel« 

in LE MONDE DES LIVRES | 23.04.09 | 10h54  •  Mis à jour le 23.04.09 | 10h54

Pourrions-nous lire un roman si nous ne présupposions pas à l’avance que son auteur, à l’instar de Dieu, possède le don

_ possiblement éclairant pour le lecteur : à quoi « servirait«  sinon le temps pssé à la lecture d’un livre ? et cela depuis les premiers livres : sacrés ! cf le grand Nietzsche d’« Ainsi parlait Zarathoustra« , au chapitre magnifique « Lire et écrire«  : « Jadis l’esprit était Dieu ; puis il s’est fait homme ; maintenant il est plèbe » (en 1882-83) ; et aussi : « encore un siècle de lecteurs, et il va se mettre à puer« _

le don de sonder les reins et les cœurs de ses personnages ? Cette convention, qui a fini par avoir valeur d’évidence, Jean-Louis Chrétien s’y attaque dans ce premier volet d’une entreprise qui en comportera deux. Pour le philosophe, il s’agit de mener une réflexion de grande ampleur _ oui ! _ sur l’histoire de la conscience _ rien moins : c’est son objet ! _, telle qu’elle a été mise en forme _ oui, afin de mieux « ressentir«  (en l' »aisthesis« )… _ par le roman _ soit le « genre«  de livre le plus lu désormais : ce « miroir«  (de l’identité moderne), comme le nomme Stendhal, placé « le long du chemin«  de la vie de la plupart : « l’ai-je bien parcouru ? »  (ou « bien descendu ? » _ plutôt que « grimpé !« , on le remarquera : soit le « sens » de la pente « attractive«  et ultra-majoritairement dominante…) _ au cours des deux derniers siècles.

Les colères _ en effet !!! _ de ce penseur, lui-même grand lecteur des Pères de l’Eglise _ oui ! _, apparaissent très vite. Et ses développements _ riches d’une très grande perspicacité ! _ se révèlent imprégnés d’une indignation _ oui _ à la Bernanos face à la démesure _ ou le sacrilège… _ d’une littérature qui ose _ certes ! _ se substituer au Créateur. Cette irritation s’exprime en notes, remarques et apartés, sur le mode du coup de griffe à notre civilisation _ et à son pauvre nihilisme si ridiculement narcissique, et tragiquement (c’est à craindre) égocentré… Doit-on pour autant le ranger dans la catégorie, forgée par Antoine Compagnon, des « Antimodernes«  ? Oui, mais à condition de ne pas assortir l’expression de ses connotations politiques d’usage…

L’aventure du roman accompagne une métamorphose du sujet moderne _ oui !!! là-dessus, lire aussi le premier grand livre, en 1963, de Marthe Robert : « L’Ancien et le nouveau » (reparu dans la collection « Les Cahiers rouges«  des Éditions Grasset _ qui ne trouve guère grâce _ et pour cause ! _ à ses yeux. Celle qui transforme le moi en subjectivité recroquevillée _ oui ! _, sous l’effet des mutations propres à la société bourgeoise et individualiste. L’illustration caricaturale d’une telle évolution est l’actuel piéton urbain enfermé maladivement derrière ses écouteurs _ assourdissant (et anesthésiant, carrément !) tout : là-dessus, lire le très grand livre aussi, mais pas assez remarqué, d’Alain Brossat « La démocratie immunitaire » (paru à La Fabrique, en 2003, déjà) ; en plus du livre tout aussi remarquable et tout récent, lui, de Guillaume Le Blanc : « L’Invisibilité sociale«  : il est paru le 18 mars 2009, aux PUF... Pour Jean-Louis Chrétien, ce moi-là est des plus haïssables. Fait-il au moins de la bonne littérature ? La réponse est donnée à travers le parcours d’une figure de style : le monologue intérieur. Comme le style indirect libre, qui fera l’objet du prochain volume, ce procédé a le mérite de serrer au plus près _ en effet, pour la délectation de ce qui s’y révèle à notre connaissance _ l’entrelacement de la conscience contemporaine et du roman.

L’inspiration phénoménologique et religieuse de l’auteur _ oui _ lui permet d’établir une hiérarchie _ oui ! _ entre les diverses œuvres abordées, à partir de leur usage respectif du monologue intérieur. Il s’agit des « Misérables« , d’Hugo, ici magnifiquement réhabilité comme penseur de haut vol _ et Jean-Louis Chrétien donne envie de lire aussi « L’Homme qui rit » et « Les Travailleurs de la mer » : Victor Hugo prenant la dimension (à la Whitman !!! ) d’un immense métaphysicien ! _, des « Vagues« , de Virginia Woolf, de « Lumière d’août« , de Faulkner, de « L’Innommable« , de Beckett, ou de « La Comédie humaine« , de Balzac _ le premier chapitre du livre (après celui d’introduction : « L’Exposition de l’intime dans le roman moderne« , pages 7 à 40) étant tout de même consacré, pages 43 à 92, à l’œuvre de Stendhal : « Stendhal et le cœur humain presque à nu« 

LE SCEAU DE LA DÉMESURE

Tous ces classiques sont confrontés à une aune secrète _ absolument ! _ qui désigne un idéal _ doublement « chrétien« , si je puis me permettre pareille expression en cette occurrence particulière-ci… _ dont le sujet et la fiction modernes s’éloignent le plus : le moi des « Confessions« , auquel Jean-Louis Chrétien a consacré un admirable « Saint Augustin et les actes de paroles » (PUF, 2008). Le moi augustinien, en cherchant la vérité, découvre en lui un au-delà de lui-même _ et qui est aussi un infini (plein) _, alors que notre subjectivité à nous n’exhumerait que les faux-semblants d’une _ misérable _ intériorité narcissique _ vide : lire là-dessus la lecture pascalienne des si audacieux « Essais«  de Montaigne en ses « Pensées » : soit une résistance augustinienne toujours vivace (ou plutôt ravivée) à l’ère d’un premier avènement d’une magnifiquement humaine assomption de l’« humanité » : « bien faire l’homme« , dit Montaigne, au sublime chapitre final (Livre III, chapitre 13 : « De l’expérience« )…

Le geste fondateur du romancier, parce qu’il ose _ oui _ s’instituer en scrutateur _ certes _ des consciences et s’arroge le droit, jusque-là divin

_ en effet : c’était aussi l’audace, mais non sur le mode, biaisé (lui) de la fiction, de Montaigne en ses « Essais« , donc : en se donnant, lui, Montaigne, à pénétrer (par l’« indiligent lecteur« , qui sortirait un peu de son « indiligence«  : c’est là le seuil et le sas !.. « Hic Rhodus, hic saltus« …) ; à pénétrer, donc, un peu, en son activité de penser « sur«  son penser même, « en acte«  _

de pénétrer par effraction _ par son surplomb de romancier, ce « mensonge«  en acte qui prétend « dire la vérité«  (dixit Aragon _ assez expert, semble-t-il, en la chose…) sur les autres que lui-même… _ la conscience d’autrui,

se retrouve frappé du sceau de la démesure. Pour la nommer _ cette « effraction« _, le philosophe a forgé le néologisme de « cardiognosique », qui désigne ce viol de l’intimité _ nous y voilà _ propre au roman tel que nous le connaissons _ en « notre«  modernité.

Cet arrachement au sacré _ certes _ et à l’altérité _ en son mystère : saccagé par ce « réductionnisme » vandale ! _ laisse les personnages seuls avec eux-mêmes

_ et sans amour (vrai : d’un autre) ; sans liens d’intimité (authentique) avec la personne (sacrée) de l’autre : au-delà du corps (ou de la viande : cf le trouble que provoquent les images sidérantes-médusantes d’un Francis Bacon… ; ou d’un Lucian Freud) ; au-delà du corps de l’autre, donc, tenu entre ses bras, en quelque sorte ; au-delà de ce qui se réduit de plus en plus à des comportements érotiques pornographiques (lire là-dessus, peut-être Jean-Luc Marion : « Le Phénomène érotique« , paru aux Éditions Grasset en 2003) _,

dans une société en décomposition _ putride. Reste à savoir si l’écrivain y participe avec plus ou moins de scrupules _ lui-même… Écrits par un Stendhal qui fut à l’école des « idéologues«  _ Destutt de Tracy, etc… _, héritiers révolutionnaires des Lumières, les monologues intérieurs omniprésents dans « Lucien Leuwen » ou « Le Rouge et le Noir«  incarnent une sorte de cas-type _ et cible première de Jean-Louis Chrétien ici, dénonçant son « théâtre«  mesquinement, en sa « comédie » sociale, « mondain«  _ de l’intériorité claquemurée dans l’individualisme conquérant _ des égotismes don juanesques beyliens, en ce premier exemple… Chrétien soutient même que Stendhal anticipe les analyses de Durkheim sur l’« anomie », cette déliaison sociale que la sociologie considère comme caractéristique de l’époque contemporaine.

A l’autre bout de la chaîne, dans « L’Innommable« , Samuel Beckett pousse au contraire la pratique du monologue à un point de rupture salutaire _ par tout ce que lui, Beckett, casse en sa dénonciation jubilatoirement desespérante.

Le fil rouge de cet essai se révèle donc plutôt comme le récit d’un renoncement progressif _ au XXème siècle, donc, beaucoup moins complaisant pour l’égotisme que le siècle précédent (et son abcès de fixation « romantique« …) ; du moins pour les chefs d’oeuvre (woolfiens, faulkneriens et beckettiens) sur lesquels choisit de faire pencher son attention et sa vigilance l’analyste _ au privilège de la « cardiognosie ». Plus un écrivain hésite devant ce privilège _ et carrément le casse en mille morceaux, le brise, le pulvérise _, plus il est grand, suggère Chrétien. A l’inverse, cette voix d’aujourd’hui, qui me réduit aux murs  _ insonorisés et anesthésiants _ du « monde privé », est comparée à celle du ventriloque _ misérablement narcissiste _ qui n’entend que lui. Pour Chrétien, parler sans personne à qui s’adresser _ cf le terrifiant (malgré lui, à son corps défendant ; et non fictif !!!) « E-Love _ petit marketing de la rencontre » de Dominique Baqué (ainsi que mon article du 13 décembre 2008 sur lui : « Le “n’apprendre qu’à corps (et âme) perdu(s)” _ ou “penser (enfin !) par soi-même” de Dominique Baqué : leçon de méthodologie sur l’expérience “personnelle” » )… _ est l’indice d’une souffrance particulière à notre temps. C’est aussi le péché originel de la littérature _ romanesque ? ou romanesque seulement ?… Quid de l’« essai«  à la Montaigne ? ou du penser d’un Nietzsche ?.. _, et sa leçon.


CONSCIENCE ET ROMAN, I. LA CONSCIENCE AU GRAND JOUR de Jean-Louis Chrétien. Minuit, « Paradoxe« , 288 p., 28 €….

Nicolas Weill

Soit, une brillante analyse d’un livre très important qui nous donne de quoi méditer sur un enjeu civilisationnel profond, grave : essentiel, même !Hier, je relisais avec mes élèves le discours du « dernier homme » que le Zarathoustra de Nietzsche fait prononcer, en un monologue intérieur, en son propre discours du « surhumain » (au chapitre 5 du « Prologue » d' »Ainsi parlait Zarathoustra » : le « discours du surhumain » s’étendant, lui, sur les trois chapitres 3, 4 & 5) à celui qui « va vivre le plus longtemps » :celui-ci, le « dernier homme » ne cessant de répéter, en disant (bien !) « nous« , et en clignant des yeux (et c’est d’abord à lui même que s’adresse la recherche de « connivence » !) :« nous avons inventé le bonheur« ..….Je cite ces « paroles« (de « monologue intérieur » autant que d’« adresse à d’autres«  ;

et qui ne sont, ces « autres« -là, que des « semblables« , « tout pareils aux mêmes »…)

in extenso (dans la traduction de Georges-Arthur Goldschmidt) :

« Qu’est l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est le désir ? Qu’est une étoile ?« 

« Voilà ce que demande _ aux autres ou/et à lui-même _ le dernier homme ; et il cligne de l’œil« , fait dire Nietzsche à son personnage de Zarathoustra, cherchant à « parler » à la « fierté » de ceux « qui ne (le) comprennent pas » en son appel à un sursaut (du « surhumain« ) à l’encontre du nihilisme…

Puis : « Nous avons inventé le bonheur« ,

« disent les derniers humains ; et ils clignent des yeux. »

Et : « Jadis tout le monde était fou« ,

« disent les plus finauds ; et ils clignent des yeux« .

Et à nouveau : « Nous avons inventé le bonheur« ,

« disent les derniers hommes ; et ils clignent des yeux. »


Quant à la description que donne le Zarathoustra de Nietzsche, de cette « sagesse » terminale

(de « fin d’humanité » et de « fin de l’Histoire » ! ô la sublime parousie, ici !!!),

au style indirect, alors,

elle est prodigieuse de vérité sur l’« opinion » _ en voie d’unanimisme, peut-être _ de notre temps :

« La terre alors sera devenue petite et le dernier homme y sautillera qui rend _ à son image ! _ toute chose petite. Son espèce est indestructible comme le puceron des bois ; le dernier homme, c’est lui qui vivra le plus longtemps » _ et les records de longévité effectivement se battent…

« Ils ont quitté les contrées _ nordiques _ où il est dur de vivre : car l’on _ noter la forme impersonnelle de la grégarité : majoritaire ; et malheur à l’isolé ! _ a besoin de chaleur. On aime encore _ pas par désir, et encore moins par passion ; mais par « besoin«  ! attention à la chute, quand le service déçoit ! ou déchoie... _ le voisin _ à commencer par les dits « compagnons« , « copains » et « copines » avec lesquels on partage le pain et (tout) le quotidien… _ et l’on se frotte à lui, car l’on a besoin de chaleur. »

« On marche avec précaution _ lire ici, en assomption triomphante de ce « souci« , Hans Jonas : « Le Principe responsabilité«  Fou donc celui qui trébuche encore sur des pierres ou des humains«  _ c’est-à-dire d’autres que soi (et « non encore « in-humains » !..« , préciserait Bernard Stiegler…)…

« On travaille encore car le travail est un divertissement _ vive l’« entertainment » !.. Mais on prend soin _ on a appris à « gérer«  !.. _ que ce travail ne soit pas trop fatigant.

On ne devient plus ni riche ni pauvre, l’un et l’autre sont trop pénibles. Qui veut encore gouverner ? _ quelques uns s’agitent bien encore un peu, sur ce terrain-ci… _ qui veut encore obéir, l’un et l’autre sont trop pénibles.

Point de berger et un troupeau. Chacun veut la même chose : chacun sera pareil, celui qui sentira les choses autrement, ira volontairement _ de lui-même _ à l’asile d’aliénés » _ se re-faire « conformer« 

Et enfin : « On est malin et on sait tout ce qui s’est passé : ainsi on n’en finit pas de se moquer. On se querelle encore mais on se réconciliera bientôt _ sinon ça abîme l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais l’on révère la santé
 »
_ plus que tout : c’est elle la panacée, qui fait « durer« 

Qu’adviendra-t-il de nous et par nous ?.. Ce sont-là _ à notre échelle, du moins _ des enjeux à ne pas trop négliger :

de ce devenir-là de l' »humain » ; au risque de l' »in-humain« …

Le premier mérite de ce livre important qu’est « Conscience et roman 1 _ la conscience au grand jour« , de Jean-Louis Chrétien,

est de nous en faire bien ressentir non seulement l’ampleur, mais les « prises » (singulières) de toute son amplitude sur l’identité des « soi » et leurs rapports à l’altérité des « autres » ; dans le jeu (voire la disparition !) des « liens » discrets, sinon « secrets » (pour des tiers _ que ces « liens » ne regardent pas !), de l' »intimité » même ;

en l' »incalcul » de sa générosité (ou « amour« )…

Titus Curiosus, ce 15 mai 2009

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