Le récent beau CD « Mozart – R. Strauss – Lieder« , avec Sabine Devieilhe _ Erato 5054197948862, enregistré à l’Opéra de Paris au mois de juillet 2023 (ainsi que le 5 janvier 2024, à Boulogne-Billancourt, pour « Morgen« , avec le violon de Vilde Frang : écoutez-le ici)… _, confirme une nouvelle fois, et si besoin encore en était, le très grand talent du pianiste Mathieu Pordoy, comme accompagnateur (ou chef de chant) hyper subtilement attentif : cette fois dans un beau récital, bien composé, de Lieder et Mélodies de Mozart et Richard Strauss…
Et voici un lien au très précis commentaire intitulé « L’évidence » qu’en a donné le 29 mars dernier sur le site de ForumOpera Charles Sigel…
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Sabine Devieilhe : Lieder de Mozart et Richard Strauss
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29 mars 2024
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L’évidence
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En somme c’est Zerbinetta et la Reine de la nuit chantant le lied. Avec tant de facilité apparente, de naturel, d’évidence que, pour un peu, on en oublierait d’admirer…
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Réussite parfaite à laquelle concourt à égalité le piano de Mathieu Pordoy, très coloré, jamais lourd, et d’une variété de toucher infinie, partenaire idéal _ oui _ respirant à l’unisson de la voix. Tous deux dans une prise de son magnifique, équilibrée et brillante.
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Chez Sabine Devieilhe, c’est peut-être la maîtrise de la ligne qui émerveille d’abord (outre l’intonation d’une justesse évidemment jamais prise en défaut). Ce legato qui ne faiblit jamais et traduit l’immobilité de Die Nacht(Strauss), l’effroi de l’avancée d’une nuit engloutissant toutes choses. Tout cela impliquant une maîtrise, un souffle, un placement de la voix de haute volée. Au seul bénéfice finalement de l’esprit du lied, de cette incertitude blême où est plongé l’auditeur. Le sens du poème est donné in extremis : « O die Nacht, mir bangt, sie stehle Dich mir auch – Oh, j’ai peur que la nuit t’arrache aussi à moi. »
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C’est le premier Strauss de l’album, la plage 2. Je suggère d’écouter juste après le premier des Mozart mélancoliques, la plage 9, l’étonnant An die Einsamkeit (À la solitude). Mélodie ou lied ? On peut en discuter. Plutôt lied, je crois, puisque c’est un état d’âme. Et Mozart y semble, en sol mineur, préfigurer Schubert. Pas de prélude au clavier (Mathieu Pordoy, si délicat, si attentif _ oui, oui). Mozart expose tout de suite la ligne musicale, une mélodie reprise trois fois (en principe quatre, l’une des strophes est ici coupée) sur un texte un peu sentimental (de Johann Timotheus Hermes, romancier à succès) que la musique transfigure. Et puis la transparence du timbre, les ornements légers des reprises, le dépouillement pour ne pas dire l’effacement de l’interprète, le sentiment pur… C’est très beau et tout simplement, oui, évident.
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De la même façon, pour revenir à Strauss, Waldseligkeit (Béatitude en forêt) semble en lévitation avec ces notes tenues inépuisables sur un souffle sans fin, ces montées sur les sommets, ces longues paraboles qui semblent s’envoler toujours plus haut avant de redescendre vers le dernier vers (« Da bin ich ganz nur Dein – Là je suis tout à toi »). Technique vocale souveraine mise au service de l’expression.
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En lévitation
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Lévitation, le mot reviendrait naturellement sous la plume pour évoquer l’effet étrange, un peu hypnotique, que crée Meinem Kinde, regard émerveillé porté sur un enfant qui dort. On cherche les explications : est-ce le tempo lentissime, le timbre si limpide, les passages impalpables en kopfstimme (sur Sternlein), l’intensité de certains forte (sur segne, umher, ou Liebe) sans parler des spirales obsédantes du piano ?
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Mystères de l’interprétation… Qui se perpétueront dans la plage suivante, le fameux Morgen, ondulant, halluciné, avec ses longues tenues non vibrées, portées par le violon effusif de Vilde Frang, ses silences qui s’allongent, comme certains mots (« die Augen schauen ») s’étirent à l’infini _ écoutez- le ici… L’ineffable va bien à Richard Strauss… Lied extatique sur un poème de John Henry Mackay au sous-texte homosexuel : demain, Morgen, nous serons libres (c’est du moins ce que révèle _ en effet, à la page 12 du livret _ le commentaire de Richard Stokes).
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Autre lied illustre, Ständchen (Sérénade), et sa prestesse, sur les guirlandes ondoyantes du piano : le sous-texte (pas tellement caché d’ailleurs) est ici ouvertement érotique _ oui _, jusqu’aux « Wonneschauen » de la fin, des frissons de bonheur au sens dépourvu d’équivoque. La voix se fait aussi légère que celle du rossignol (Die Nachtigall) qui assiste à la scène, tandis qu’une rose en rougit. Version parfaite d’un lied dont Strauss se plaignait déjà qu’il fût galvaudé, mais restitué ici dans toute sa fraîcheur amoureuse.
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Virevoltes
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On classera aussi au dossier Zerbinetta l’invraisemblable Amor, qui tient du défi permanent et de l’équilibrisme dangereux : coloratures en cascades, trilles en batteries serrées, défilé de notes perchées, des contre-ut à foison …. Si la gageure est de faire croire que c’est facile, elle est tenue, comme en se jouant. De même pour Kling ! aérien et folâtre, qui semble répondre à la petite comédie de Schlagende Herzen (Cœurs battants) où Mozart semble préfigurer les ballades des Romantiques.
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Ainsi va ce récital qui batifole entre fantaisie et mélancolie, comme pour attester, si besoin était, de la richesse de la palette de Sabine Devieilhe, et de la cyclothymie de Strauss, sans doute le dernier de ces Romantiques, qui passe incessamment de la virtuosité à la morosité, celle qu’il laisse s’épancher dans le Rosenkavalier, nostalgisant sans fin sur la fuite du temps (dans Winterweihe -Dédicace d’hiver) mais toujours amoureux (Ich schwebe – Je plane).
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Érotisme fin-de-siècle
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Les mélodies très Modern Style du cycle Mädchenblumen(Fleurs de jeunes filles), écrites en 1889, publiées en 1891, font partie de la première vague composée par Strauss, qui ne s’adonnera à l’exercice qu’épisodiquement. Ces quatre vignettes, sur des poèmes de Félix Dahn, filent la métaphore entre fleurs et petites jeunes filles, avec maintes arrière-pensées d’un érotisme à peine estompé et pas mal de doubles sens transparents. Strauss, faisant mine d’en rougir, écrit à son éditeur Eugen Spitzweg : « J’ai achevé un nouveau volume de lieder, mais ils sont très compliqués et constituent des expériences si curieuses qu’il me semble que je vous rendrais service en les refilant à un autre éditeur… »
Elles ont été enregistrées notamment par Edita Gruberova et Diana Damrau. Sabine Devieilhe les surpasse en aisance et en naturel (un naturel très sophistiqué, bien sûr). Les courbes serpentines et les modulations pastel de Kornblumen (Bleuets), le brio virevoltant deMohnblumen (Coquelicots), les insinuantes allusions d’Epheu(Lierre) – « Denn sie zählen zu den seltnen Blumen, die nur einmal blühen – Car elles comptent parmi les fleurs qui ne fleurissent qu’une fois »-, l’érotisme torpide de Wasserrose(Nénuphar), sur le piano liquide de Mathieu Pordoy qui semble scintiller dans une lumière matinale… C’est un univers préraphaélite, voluptueux et diaphane dont Sabine Devieilhe varie constamment les couleurs et l’éclairage, aussi attentive au texte qu’à la musique.
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Pudeurs mozartiennes
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Juste après, La violette de Mozart (Das Veilchen) semblerait bien frêle et bien chaste en comparaison… Écrasée par le pied d’une bergère étourdie… Ce pourrait être une bluette très Hameau de la Reine. Par le simple (?) jeu des harmonies, Mozart lui prête la mélancolie d’une réflexion sur la vie et la mort, très troublante. D’autant plus quand elle s’illumine de la fausse candeur du timbre de Sabine Devieilhe. Une mélodie composée en 1785, l’année des 20e et 21e concertos… C’est Mozart lui-même qui ajouta aux vers de Goethe sa propre conclusion : « Das arme Veilchen ! Es war ein herzige Veilchen – La pauvre violette ! C’était une violette pleine de cœur », prétexte à une fin abrupte qui laisse étonné. Tant d’arrière-plans en 2’30’’…
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Moins profonde, Das Traumbild (Vision en rêve) est une gentille romance en mi bémol majeur très semblable à Die Einsamkeit, dont elle n’a peut-être pas la mélancolie. Là encore une phrase musicale revient quatre fois (l’une d’elles coupée aussi). Curieux de penser qu’elle a été composée à Prague le 6 novembre 1787 neuf jours après l’achèvement de Don Giovanni.
De l’été de la même année, An Chloe, n’a elle aussi que l’attrait d’une romance -mais une romance de Mozart, tout de même ! De l’une comme de l’autre Sabine Devieilhe fait de très jolies choses (les vocalises de la coda d’An Chloé sont d’une grâce impalpable _ regardez-et écoutez…). Chapeau bas devant le toucher _ oui _ de Mathieu Pordoy qui touche son piano (un Steinway on suppose) comme il ferait d’un piano-forte, pour ne pas dire un clavicorde _ c’est dire…
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Mais l’étonnant, c’est que le même jour qu’An Chloé (24 juin 1787) Mozart écrit aussi ce qui passe pour être le premier vrai lied jamais composé,Abendempfindung (Sentiment du soir), point de départ d’une aventure qui ne s’achèvera qu’avec Malven, composé par Strauss à Montreux le 23 novembre 1948 (donc après les Quatre derniers lieder).
Le mot important ici, c’est Empfindung. Méditation morose sur la vie et surtout la mort. Que Sabine Devieilhe effleure comme sans y toucher, le charme de la voix estompant (de façon très mozartienne) la gravité sous l’apparente légèreté. Un bref rallentando suffisant à changer fugitivement le climat _ écoutez-ici…
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On n’aura garde d’oublier quelques miniatures au fini parfait, Oiseaux, si tous les ans, une des deux seules mélodies de Mozart en français et Komm, lieber Zither, komm, petite chose écrite pour voix et mandoline, dont le plus étonnant est qu’elle fut composée alors qu’il était tout entier à l’écriture d’Idomeneo.
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Enfin on saluera les débuts précoces au disque de Lucien Pichon, qui vient ponctuer l’exquis Das Kinderspiel de Mozart de sa voix de tout petit garçon qui fut à bonne école avant même de naître… et rien n’est plus charmant que le rire de sa mère l’écoutant.
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Charles Sigel
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Mathieu Pordoy est toujours subtil, fin et élégant : c’est ce que je désirais souligner…
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Bravo !!!!
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Ce vendredi 12 avril 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa
Le vif plaisir éprouvé à l’écoute toute récente du CD Glossa GCD 921134 « Carl-Philipp-Emanuel Bach – The Hamburger Symphonies Wq 182 » par le décidément toujours épatant Orchestra of the Eighteenth Century _ cf mon article « La contagieuse vitalité jubilatoire des merveilleuses « Symphonies de Hambourg » de Carl-Philipp-Emanuel Bach, en 1773 » du 17 mars dernier _, m’a conduit à commander très vite les dernières réalisations de cet orchestre, dont le CD Glossa GCD 921130 « The Hidden Reunion« …
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Or ce CD comporte notamment la « Suite pour orchestre en si mineur n° 2 BWV 1067 » de Johann-Sebastian Bach.
Et il se trouve que mes disquaires préférés m’ont chaudement recommandé le CD Ramée RAM 2301 « Bach Triple » réalisé par Les Muffatti ; lequel CD se trouve comporter cette même « Suite pour orchestre en si mineur n° 2 BWV 1067 » de Johann-Sebastian Bach…
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De fait, la comparaison de ces deux interprétations, la première enregistrée au mois d’août 2021, et la seconde au mois de mai 2023, se proposait donc à moi.
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Eh bien ! la première, par un ensemble de 25 musiciens _ avec Marc Destrubé, au violon concertmaster _, s’impose d’elle-même, par sa vie, sa fluidité, son élégance et sa joie pure _la toute simple évidence du bonheur de se retrouver afin de jouer ensemble ; écoutez-en ici la Badinerie finale… _, sur la seconde, plus lourde et même triste, par un ensemble pourtant de 15 musiciens seulement…
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Et dans le n° 732 de ce mois d’avril 2024 du magazine Diapason, chroniquant ce CD Ramée « Bach Triple » des Muffatti, à la page 73, Loïc Chahine déclare ceci, à propos spécialement de leur interprétation _ regardez-ici cette vidéode la Polonaise… _ de cette Suite en si mineur :
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« Tout augurait du meilleur. Il faut pourtant passer sur une Suite en si mineur décevante – lecture assez scolaire, en mal d’imagination : écoutez le Rondeau, systématique, la Badinerie plus vainement agitée que badine. La flûte, curieusement paraît plus d’une fois à la peine.«
Et c’est là exactement ce que j’ai moi aussi éprouvé.
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Dans ce CD Ramée RAM 2301 « Bach Triple » des Muffatti, comme l’estime lui aussi en son article de Diapason Loïc Chahine, c’est bien le triple Concerto pour Traverso, Violon, Clavecin, Cordes et Basse Continue en la mineur BWV 1044, qui fait l’intérêt majeur de cet enregistrement de l’Ensemble des Muffatti, avec Frank Theuns, au Traverso, Sophie Gent, au violon et Bertrand Cuiller au clavecin ;
et c’est fort justement que Loïc Chahine parle à propos de cette œuvre-ci de Bach « d’un impérieux sens du tragique« , et à propos de son interprétation en ce CD des Muffatti, de « sommet de l’album » :
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« À son meilleur, l’orchestre déploie des teintes sombres, inquiétantes dans le redoutable BWV 1044, et alimente un dialogue soutenu. Carl-Philipp-Emanuel Bach n’est pas loin, comme en témoigne l’allure empfindsam de l’Adagio ma non tanto e dolce auquel le violon de Gent , presque « altisant », confère une couleur automnale très en rapport avec les cieux tourmentés des deux autres mouvements. Sommet de l’album, distillant mystères et angoisses, cette version offre une alternative de choix à celle, plus vive, du Café Zimmermann (Alpha)« . C’est fort bien vu.
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Et pour ma part,
à ce programme choisi par Les Muffatti comportant cette « Suite pour orchestre en si mineur n°2 BWV 1067 » de Johann-Sebastian Bach, je préfère l’esprit bien plus ludique, fluide et heureux de naturel animant le choix du programme, comme de l’interprétation, du CD « The Hidden Reunion » de l’Orchestra of the Eighteenth Century _ heureux tout simplement de se retrouver pour jouer de nouveau ensemble après les confinements de l’épidémie de Covid…_,
associant, lui, à cette belle « Suite n°2 BWV 1067« , ainsi qu’au « Concerto brandebourgeois n° 6 BWV 1051« , de Johann-Sebastian Bach, la lumineuse et tendre « Suite pour viole de gambe et cordes en ré majeur TWV 55:D6 » de _ l’heureux de tempérament ! _ Georg-Philipp Telemann _le parrain de Carl-Philip-Emanuel Bach, dont Georg-Philipp fera l’héritier de son poste à Hambourg… _,
un Telemann jamais aussi épanoui et splendide que dans ses inventives et généreuses Suites pour orchestre, d’esprit de civilisation ludique et accompli, en douceur et naturel, si français…
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Dont acte.
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Ce samedi 30 mars 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa
Qu’est devenu le ténor de la tragédie lyrique au _ moment du _ Romantisme ? De son saisissant_ oh que oui ! _ baryténor (allez, formons le « registre » !), Michael Spyres répond _ plus que superbement ! _ avec le grand air du Joseph de Méhul : l’héroïsme vocal _ voilà : solaire !Beethoven le teindra vite d’ombres, et comment ne pas saisir dans l’élan, l’articulation, la primauté du mot de théâtre sur l’émotion de la note de ce « Gott ! » ce qui, au sein même d’une révolution (et sans lendemain : Fidelio n’aura pas de postérité, ovni !), dit assez de cette Pangée née en France, et y rester.
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Le continent lyrique va virer à l’héroïque _ en effet. À ce titre, regret : chez Wagner, que Michael Spyres n’ait pas poussé jusqu’à Siegmund _ il y viendra bientôt, est-il annoncé à Bayreuth… _, même hors cadre _ choisi pour ce CD _ de ces années de l’apogée du Romantisme qu’illustre si justement le _ superbe lui aussi _ Leicester rossinien (chanté ici avec un art de l’émotion si rare _ oui ! _), ou le Masaniello d’Auber _ lui aussi magnifique ! _ face à l’horreur du massacre.
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Polyglotte parfait, chanteur stylé _ et comment ! _ avant même d’être ce phénomène vocal qui ressuscite un continent perdu _ oui, oui, oui _, Michael Spyres peut adosser son art à celui des Talens Lyriques et de Christophe Rousset : ils arpentent, de Charles Gounod à Louise Bertin, cet autre âge d’or, sachant tout ce qui, d’un autre monde, s’y mire encore.
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LE DISQUE DU JOUR
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In the Shadows
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Airs d’Étienne Méhul (1763-1817), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Gioacchino Rossini (1792-1868), Giacomo Meyerbeer (1791-1864), Carl Maria von Weber (1786-1826), Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871), Gaspare Spontini (1774-1851), Vincenzo Bellini (1801-1835), Heinrich Marschner (1795-1861) et Richard Wagner (1813-1883)
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Michael Spyres, ténor Jeune Chœur de Paris Les Talens Lyriques Christophe Rousset, direction
Œuvres de : Méhul, Beethoven, Rossini, Meyerbeer, Von Weber, Auber, Spontini, Bellini, Marshner, Wagner.
Michael Spyres, ténor ; Les Talens Lyriques, direction : Christophe Rousset.
2024.84.49.
Livret en allemand, français, anglais Textes en langue originale.
Erato 5054197879821
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« Dans les Ténèbres ». Ce nouvel enregistrement du ténor américain, Michaël Spyres, propose de remonter aux sources de l’inspiration de Richard Wagner _ tel est le sens de ce CD. Compte tenu du tempérament exalté, de l’insatiable curiosité littéraire, musicale, politique du compositeur de Tristan, le défi _ déjà musicologique _ est immense _ oui.
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Sait-on qu’en 1832, à dix-neuf ans, passant par Vienne en pleine épidémie de choléra, il _ Richard Wagner _ parvint à surmonter sa panique, sortir de sa chambre et suivre chaque jour les foules enflammées par le « démon de la valse », Johann Strauss père ? Exemple parmi beaucoup d’autres.
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Il s’agira donc ici beaucoup plus d’une incursion _ mais déjà très significative ! _ parmi les œuvres et compositeurs contemporains de la jeunesse du compositeur de Rienzi que d’une vision exhaustive, ce qui n’enlève rien _ pour sûr ! _ à l’intérêt _ tant performatif de la part du chanteur que musicologique _ de ce parcours.
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C’est l’opéra biblique « Joseph » du Français Méhul, daté de 1807 _ et bien trop méconnu de nous _, qui introduit le récital. Après un détour par des extraits de Rossini, de Meyerbeer en italien et de Weber et Spontini en allemand, la langue française réapparaît avec La Muette de Portici de Daniel Auber _ créée en 1828 _ avant que l’air de Pollione (Norma) de Bellini n’introduise quatre pages en allemand, l’une de Marschner, trois de Richard Wagner se terminant par Mein lieber Schwan ! (Lohengrin).
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Or cette période qui s’étend des années 1807 à 1848 correspond à une fracture majeure _ voilà ! _ dans l’histoire de l’Occident européen en général, dans celle de l’opéra et de l’art du chant en particulier. Devenue une entreprise commerciale, La Grande Boutique c’est à dire l’Opéra _ de Paris _, sous la direction du Docteur Véron, va complaire au goût pour le sensationnel et le romantisme matérialiste tandis que l’école de la vocalité rossinienne, de la sensibilité et de la noblesse d’expression va être éclipsée _ voilà _ par des machines avec profusion de chanteurs, de costumes et de décors. La musicalité, l’art des demi-teintes, le magnétisme d’une Maria Malibran, Cornélie Falcon ou du plus grand ténor des années 1826 – 1836, Adolphe Nourrit, créateur du rôle de Masaniello interprété ici, vont céder la place aux effets sonores dont l’ut de poitrine rapporté d’Italie par Gilbert Duprez _ tout cela est bien sûr capital ici.
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C’est dire combien les compositeurs présentés ici sollicitent des techniques et des esthétiques extrêmement disparates _ voilà ! Michael Spyres se joue magistralement de toutes ces difficultés _ oui ! _ pour deux raisons : ses qualités belcantistes d’abord, qui privilégient l’expressivité _ voilà ! _ avant tout ; l’évolution de sa voix, ensuite _ mais oui _, plus sombre et plus large, tout en ayant conservé souplesse, dynamique, maîtrise des sons mixés comme des demi-teintes _ tout cela est parfaitement vu.
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Parmi les découvertes _ mais oui _ qu’il nous offre, la merveilleuse sérénade funèbre avec harpe de Meyerbeer _ dans « Il crociato in Egitto » _ resplendit saturée de lumière. Contraste saisissant avec le lyrisme agité, la course à l’abîme de Max dans le Freischütz de Weber. L’air de Masaniello (la Muette de Portici), d’Auber souffre de cette proximité et les teintes sombres, parfois lourdes à l’orchestre, ne mettent pas le compositeur en valeur.
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En revanche, les vocalises, le contre-chant orchestral, les ponctuations instrumentales et la sensation d’une texture toujours en mouvement sous la ligne vocale, culminent dans l’air Der Strom wälzt ruhig seine dunklen Wogen (premier enregistrement mondial en allemand) extrait d’Agnès von Hohenstaufen de Gaspare Spontini _ une des slendeurs éclatantes de ce CD. L’orchestre Les Talens Lyriques sous la baguette avisée de Christophe Rousset y déploient une progression dramatique des plus efficaces.
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Pollione martial, l’engagement de l’interprète de Norma forme un contraste à nouveau très réussi avec la ferveur et la douceur de l’extrait de Konrad Marscher dans son rare Hans Heiling.
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Parmi les trois extraits des premières œuvres du maître de Bayreuth, Die Feen et Rienzi, tout d’élans et de passion, conduisent au poétique adieu au cygne de Lohengrin, rôle que le ténor vient d’inscrire brillamment à son répertoire _ à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg, ce mois de mars 2024.
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En dépit d’un point de départ un peu spécieux -le thème des sources de Wagner méritant un traitement _ du moins musicologique _ d’une autre envergure- ce programme longuement médité innove et séduit par son intelligence, sa beauté _ oui _ et son interprétation de très haute volée _ absolument. Contrairement au titre lugubre, beaucoup de lumière _ ici _ dans les ténèbres.
tous les deux à propos du merveilleux CD « Michael Spyres – In the Shadows – Wagner« , le CD Erato 5054197879821, enregistré à Paris en décembre 2022, et sous la direction de Christophe Rousset,
en aval historique dans la carrière de chanteur de Michael Spyres,
en amont de ce passionnant cheminement du chanteur de Michael Spyres,
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voici que je m’extasie à nouveau,
après aussi les CDs « Baritenor« , soit le CD Erato 0190295156664, enregistré à Strasbourg en août et octobre 2020, et sous la direction de Marko Letonja,
et « Michael Spyres – Contratenor« , soit le CD Erato 5054197293467, enregistré à Lonigo en septembre 2020, et sous la direction de Francesco Corti,
sur l’extraordinaire étendue, une fois de plus constatée, du répertoire _ et avec quelles formidables perfections de style ! _ de ce prodigieux interprète à tous égards (incarnation des rôles, et beauté des interprétations, pour commencer) qu’est Michael Spyres
la prise du rôle en ce moment même par Michael Spyres, du rôle de Lohengrin, dans l’opéra éponyme de Richard Wagner, sur la scène de l’Opéra national du Rhin à Strasbourg…
À l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg, Michael Spyres incarne un Lohengrin somptueux d’élégance.
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Crédit photo : Klara Beck.
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Il y avait deux formidables raisons de courir _ vite _ à Strasbourg pour écouter et voir Lohengrin : la prise du rôle du chevalier au cygne par le ténor américain Michael Spyres qui chante ici, hors le Steuermann et Erik _ du récent, lui aussi, « Vaisseau fantôme« , à Hambourg, en décembre 2023… _ , son premier grand rôle wagnérien à la scène _ voilà ! _, et la direction musicale du chef ouzbek Aziz Shokhakimov, le patron de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, déjà fort remarqué dans Les Oiseaux de Braunfels voici deux ans.
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Côté scène, si Florent Siaud ouvre des perspectives sociétales dans le programme de salle, il est bien en peine de les porter sur le plateau. Sa production en reste classiquement à l’opposition du bien et du mal, dans une société post-romantique en ruines, et sous la coupe du sabre et du goupillon, avec chambre nuptiale-chœur d’église dont le fond s’ouvre sur le monde du Graal, sans le moindre cygne, hors un anneau qui en figure le lien magique.
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Sans proposition marquante
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Un beau décor unique à variables signé Romain Fabre, inspiré de Caspar David Friedrich, mais sans son génie atmosphérique, et des éclairages lunaires de Nicolas Descoteaux, rehaussent une direction d’acteurs plate et trop embarrassée des chœurs (ONR et Angers-Nantes, excellents par ailleurs) mais ne font pas une proposition marquante. Comme la distribution, inégale qui souffre du forfait d’Anaïk Morel, remplacée en Ortrud par Martina Serafin tout juste débarquée pour la générale, et qui doit composer avec le trampoline d’un aigu dévasté. Le beau Hérault d’Edwin Fardini, lauréat Voix des Outremers 2021, est encore un peu vert pour avoir l’impact du rôle, alors que Le Roi Henri de Timo Riihonen, qui prend l’acte I pour trouver ses marques, s’impose par une voix noire et profonde. Josef Wagner, formidable Barak à Lyon il y a peu, n’est pas à son meilleur en Telramund : la voix, les couleurs peinent à marquer avant la fin du II. La salle aidant, Johanni van Oostrum chante parfaitement Elsa, mieux qu’à Bastille même en septembre, mais ne sort pas de la convention du rôle : là où Florent Siaud la voit comme une résistante engagée, elle fait bien pâle héroïne.
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Michael Spyres, exceptionnel
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Mais l’exceptionnel _ nous y voici ! _ en cette première est bien l’incarnation _ voilà, une nouvelle fois si pleinement juste ! _ de Michael Spyres dans son appropriation d’un domaine vocal qu’il avait soigneusement évité jusqu’à présent _ oui. Du baroque à Berlioz, de La Vestaleà l’opérette, son parcours a su jouer d’une technique pointue pour maîtriser souverainement _ voilà ! _ un ambitus allant du baryton au ténor _ voilà ! _ et des styles d’une formidable variété _ et voilà ! Timbre et projection disent ici clairement qu’en Wagner, il ne cherche ni la force ni l’effet, mais bien un art du chant _ voilà !! _ hérité d’une souplesse vocale post bel-cantiste _ oui _ qui fut celle _ mais oui _ des premiers interprètes du compositeur saxon, avant que l’usage ne crée les chanteurs wagnériens _ oui : c’est bien de cette histoire-là qu’il s’agit de manifester les inflexions et les tournants… Le résultat, sans faille, somptueux de racé, d’élégance _ oui ! _, et de séduction _ n’en jetez plus, d’éloge… _, est plus que convaincant _ oui : stupéfiant de splendeur ! Reste à voir comment il appliquera _ bientôt _ cette leçon aux Siegmund et Walter annoncés à Bayreuth _ voilà ! _, et à Tristan plus tard _ wow !
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Faut-il préciser que la réussite des grands récits – dont un Adieu au cygne fascinant – tient aussi à l’entente entre le chanteur et le chef, dont la sensibilité est en osmose avec cet art du chant raffiné _ oui : lyrique. Loin des grands bruits, l’orchestre – à quelques cuivres malheureux près – est l’instrument fluide de la narration sous une baguette qui possède à la fois le sens du grand arc dramatique (la montée en tension irrésistible au final du II), du détail raffiné (la fin du duo Elsa Ortrud) qui sait aussi admirablement sertir le chant d’une aura adaptée.
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Quel décidément extraordinairement talentueux interprète, et prodigieux passeur de cet art, est Michael Spyres !
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Ce vendredi 29 mars 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa
L’article d’hier mardi 30 janvier de Jean-Charles Hoffelé, intitulé « Danse funèbre« , sur son site Discophilia,
m’a grandement mis l’eau à la bouche à propos du CD « La Danse« _ le CD Warner Classics 5054197896804, tout juste sorti le 26 janvier dernier… _ du jeune pianiste anglais Martin James Bartlett_ né à Londres le 20 juillet 1996 ; le découvrir aussi dans sa vidéo du « Liebestraüme » n°3 , de Franz Liszt (4′ 58), du 3 mai 2019… _,
consacré principalement à 3 chefs d’œuvre absolus de Maurice Ravel, « Pavane pour une infante défunte« , « Le Tombeau de Couperin » et « La Valse« ,
ainsi que quelques autres pièces _ superbes, elles aussi ! _ de musique française, autour :
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une « Gavotte et ses six doubles« , extraite de la « Suite en la mineur » des « Nouvelles Suites de clavecin » de Jean-Philippe Rameau,
« Les Barricades mystérieuses« , la pièce n°5 du Sixième Ordre du « Second Livre de pièces de clavecin » de François Couperin,
l' »Andantino n°1 » des « Arabesques » de Claude Debussy,
et _ surtout _ deux pièces _ d’un charme fou _ du « Ruban dénoué » de Reynaldo Hahn : « Décrets insolents du hasard » et « Les Soirs d’Albi » _ qui forment le sommet de charme français de ce merveilleux CD !
Que l’on ne croit _ surtout _ pas le titre de ce papier. L’œuvre _ très effectivement, oui _ la plus ouvertement noire de ce disque que l’on classera à Ravel _ soit « La Valse » pour l’apocalypse viennoise… _ est emporté dans un clavier absolument solaire, dont les vertiges érotiques, les grands gestes d’un piano absolument orchestral, ne danseront jamais au bord d’un volcan. Cette Valse n’est pas _ ici… _ un monde qui s’effondre _ ce qu’elle est bien, en sa vertigineuse réalité ! _, mais un pur spectacle esthétique _ voilà, délié… _ où les canons de l’art de Ravel sont magnifiés par un jeu athlétique absolument clouant. La lettre oui, et c’est rare de l’entendre à ce point réalisée dans une partition où les chausse-trappes abondent, mais l’esprit aussi _ mais _ sans le tragique _ ce qui n’est tout de même pas peu… Et pour ma très modeste part, personnement je le regrette…
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Le tragique, vous le trouverez _ subtilement _ masqué _ tapi _ dans un _ tout à fait _ émouvant Tombeau de Couperin, tout en apartés, phrasé avec une imagination de tous les instants, dansé (le Rigaudon est leste, les ornements de la partie centrale faisant vraiment paraître Couperin) mais surtout ému (la Forlane, hors du temps, belle à pleurer _ oui ! _). Ce tragique affleurera dans l’assombrissement du Menuet, moment saisissant, et sera à peine suggéré dans une Pavane pour une infante défunte admirablement tenue _ oui, oui, oui. C’est magnifique !
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La variété du toucher, la présence d’une main gauche diseuse, le grand son mis à Rameau ou Couperin laissent espérer que Martin James Bartlett reviendra aux clavecinistes français qu’il entend avec bien plus d’art qu’un certain confrère plus chenu _ lequel ? _, mais l’autre merveille _ absolument ! _du disque, plus encore que la face Ravel, plus que l’Arabesquede Debussy qui sous ses doigts a un petit côté Clair de lune, ce sont bien _ oui, oui, oui _ les deux _ merveilleuses _ pièces tirées du _ formidable _ Ruban dénoué _ ce délicieux pur chef d’œuvre, mais pas encore assez connu, de Reynaldo Hahn, composé pourtant dans les tranchées, en 1915 _ où le rejoint l’ami Alexandre Tharaud, romance nostalgique _ sublimisssime !!! _ des Décrets indolents du hasard, petit contredanse anisée des Soirs d’Albi, perles tirées d’un cycle de valses merveilleux _ oui, oui, oui _ tout juste enregistré dans son intégralité par Eric Le Sage et Frank Braley (voir ici) _ et voir aussi mon article enchanté « Le génie de Reynaldo Hahn : le charme fou du « Ruban dénoué » sous les doigts de velours d’Eric Le Sage et Frank Braley aux pianos… » du 13 janvier dernier.
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LE DISQUE DU JOUR
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La Danse
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Jean-Philippe Rameau
(1683-1764)
… Gavotte et six doubles
(No. 7, extrait de la « Suite en la mineur, RCT 5 »,
des « Nouvelles suites de pièces de clavecin, 1727 »)
… François Couperin
(1668-1733)
… Les Barricades mystérieuses (No. 5, extrait de l’« Ordre VI », du
« Second livre de pièces de clavecin, 1717 »)
… Maurice Ravel (1875-1937)
… Le Tombeau de Couperin, M. 68 Pavane pour une infante défunte, M. 19 La Valse, M. 72 (version pour piano deux mains)
… Reynaldo Hahn (1874-1947)
… Le ruban dénoué (2 extraits : No. 1. Décrets indolents du hasard ; No. 2. Les soirs d’Albi)*
… Claude Debussy (1862-1918) Arabesque No. 1, CD 74/1. Andantino con moto
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Martin James Bartlett, piano *Alexandre Tharaud, piano
_ celui de « La Valse » de Maurice Ravel, dans une version pour piano à deux mains ici (11′ 36)
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Pour ma part,
de ce formidablement délicieux CD de sommets de charme fou du meilleur de la musique française,
je regrette seulement _ un peu, car l’interprétation est vraiment magistrale !! quelle clarté de lecture ! _ la dilution _ un poil trop purement hédoniste ici, à mon goût ; je ne partage donc pas toutà fait l’avis, pour une fois, de Jean-Charles Hoffelé… _ du tragique absolu, pourtant, de « La Valse » _ une œuvre génialissime !_ de l’apocalypse viennoise de l’immense Maurice Ravel,
cette sublime course à l’abîme et à la chute que décidément elle est bien, cette « Valse » pour Vienne…
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Mais, à la suite de plusieurs infiniment jouissives ré-écoutes de ce piano à deux mains de Martin James Bartlett _ sans Alexandre Tharaud donc… _ en cette splendidissime « Valse » de Maurice Ravel,
il me faut rendre les armes : le jeu de Bartlett est magistralement lumineux !
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Et complètement fidèle à Ravel : au final du morceau, simplement ça s’arrête…
Tel l’ictus foudroyant, sans secours et sans grondement (ni pathos gras et redondant), de l’implacable mort subite.
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Sobre et humble élégance ravélienne.
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Bravo !
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Un récital de piano somptueux !
Qui va droit à l’essentiel…
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Ce mercredi 31 janvier 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa
C’est un Ravel parfaitement idoine que Philippe Bianconi vient de nous donner en son parfait double album « Ravel – L’œuvre pour piano » (la dolce volta LDV 109.0), en 143′, enregistré dans la Grande Salle de Arsenal-Metz en Scènes du 11 au 28 avril 2022, sur un piano Steinway D-274.
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… Bien sûr, le piano de Ravel a été d’assez nombreuses fois parfaitement servi déjà _ ainsi les Intégrales de Robert Casadesus (en 1951), Walter Gieseking (en 1954), Samson François (en 1967), Vlado Perlemuter (en 1973), Dominique Merlet (en 1991), Alice Ader (en 2002), Roger Muraro (en 2003), Alexandre Tharaud (en 2003), Jean-Efflam Bavouzet (en 2003), Steven Osborne (en 2011), Bertrand Chamayou (en 2016), et probablement quelques autres, moins bien rangées et mieux cachées, figurent-elles en ma discothèque personnelle… _ ;
il n’empêche, le piano de Ravel de Philippe Bianconi est ici idéalement réussi, en une justissime adhésion à l’alpha et omega de l’esprit du compositeur discret et pudique en sa vie, mais extrêmement exigeant envers lui-même et la musique en son œuvre, parfaite.
Maurice Ravel (1875-1937) : L’œuvre pour piano seul ; Ma mère l’Oye pour piano à quatre mains.
Philippe Bianconi ; Clément Lefebvre (pour Ma mère l’Oye).
2022.
Notice en français, en anglais et en japonais.
143’00’’.
Un album de deux CD La Dolce Volta LDV 109.0.
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Formé au Conservatoire de Nice, sa ville natale, Philippe Bianconi (°1960) participe très jeune à des concours, sous l’impulsion de Pierre Cochereau, alors directeur de l’institution. Il remporte un premier prix à Belgrade (il a 17 ans), puis à Cleveland en 1981, avant de se classer deuxième, quatre ans plus tard, au Concours Van Cliburn, remporté par le Brésilien José Feghali, le Britannique Barry Douglas étant troisième. A son programme, Bianconi a déjà inscrit un extrait des Miroirs de Ravel. Dès 1987, il se produit à Carnegie Hall, sa carrière internationale est lancée. Il se révèle aussi un accompagnateur de premier ordre en signant avec Hermann Prey les trois grands cycles de lieder de Schubert au milieu des années 1980 (Denon). Bientôt, il se produit dans le monde entier et ses disques, y compris de musique de chambre, sont applaudis. Entre 2015 et 2021, il est gratifié à trois reprises par des Jokers de Crescendo pour des récitals, déjà parus à La Dolce Volta, consacrés à Chopin, Schumann et Debussy.
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Près de trois décennies se sont écoulées depuis que Philippe Bianconi a proposé une première intégrale de l’œuvre pour piano seul de Ravel chez Lyrinx. Du 11 au 18 juin 2022, il a remis le couvert dans la Grande Salle de Arsenal-Metz en Scènes. Dans un copieux entretien qui sert de notice, Bianconi explique le sens de sa démarche actuelle : Ce nouvel enregistrement a rendu plus fort et plus personnel _ voilà _ le rapport que j’ai depuis toujours à l’œuvre de Ravel. J’ai redécouvert le bonheur du son ravélien, mais j’ai également pris la mesure de la face sombre _ oui _ de sa musique. Avec le temps, et lors de cette année que j’ai passée à travailler avant l’enregistrement, j’ai réalisé que je l’avais auparavant perçue de façon plutôt univoque : irradiante, diurne et claire _ lumineuse, oui. On lira avec le plus grand intérêt la dizaine de pages dans lesquelles le pianiste évoque une série de thèmes, comme la part de solitude _ oui _ que l’on peut percevoir chez le compositeur, notamment dans l’Alborada del gracioso ou dans Une barque sur l’océan, le terme « expressif » _ voilà ! _ que l’on trouve de façon récurrente dans ses partitions, la pudeur, la rigueur _ alliées, unies, en une forme d’oxymore… _, la sensualité, le lyrisme, la couleur pianistique ou la richesse de ses petites pièces. Bianconi souligne encore la nécessité _ absolue _ du tact _ le plus fin qui soit _ et de la subtilité _ bien sûr _ nécessitée par des inflexions très fines _ finesse est un des mots cruciaux ravéliens _, et insiste sur la liberté _ aussi ! _ de l’interprète qui, dans un tel contexte, veillera à ne pas appuyer ou rechercher les effets, à laisser la phrase s’épanouir, la laisser respirer tout en s’efforçant d’être expressif _ voilà, voilà…
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Tout est dit dans cet entretien passionnant, dont on salue l’initiative de l’éditeur (ce n’est pas la première fois : le Debussy de 2020 en proposait un autre). Ce que nous résumons, brièvement, des propos de Bianconi se trouve mis en évidence à chaque instant de ce remarquable album de deux disques qui donne de l’œuvre pour piano seul de Ravel une vision d’une élégance exemplaire _ élégance est aussi un mot-clé ravélien… Celle-ci se manifeste dès les Jeux d’eautransparents qui ouvrent le programme, avant des Miroirsau sein desquels les remarques relevées dans l’entretien (ah ! ces Oiseaux tristes !) sont appliquées, entre austérité et sensualité _ toujours l’oxymore atteindre sans la moindre lourdeur. La Pavane pour une infante défunte étale sa grâce, la Sonatine se déroule entre ravissement et générosité. Et quelle beauté dans la sonorité ! _ oui. On apprécie hautement les _ admirables _ Valses nobles et sentimentales dont les deux adjectifs sont signes de sensibilité et d’émotion. Elles sont investies de moments entre lumière et ombre que Gaspard de la nuit va porter à son paroxysme _ à l’acmé du soutenable / insoutenable _ : une Ondine cristalline, un Gibet blafard, un Scarbo qui effleure le fantastique, sans sombrer dans la tentation _ qui serait grossière et malvenue _ de la virtuosité. Quant au Tombeau de Couperin, il est chargé de pudeur _ encore un mot-clé ravélien _ , alors que le Menuet antique respire la fluidité _ à mille lieues de la moindre lourdeur.
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Chaque approche de Bianconi se révèle d’un grand équilibre _ oxymorique. Il souligne aussi, dans l’entretien, le fait que son caractère ne le pousse pas à l’extravagance, défaut que Ravel craignait _ oui _ en raison des tempéraments parfois trop envahissants des interprètes de son époque. Son parcours captive en raison d’un style assumé entre intensité et délicatesse _ voilà _, qui trouve aussi son épanouissement dans la série de petites pièces, qualifiées par Bianconi de bijoux. Il les cisèle avec un art consommé, entre saveur de l’instant, charme fugace et lyrisme prenant _ toujours le périlleux mais discret défi de l’oxymorique… En complément de l’intégrale, on découvre une délicieuse _ oui _ version à quatre mains de Ma mère l’Oye, partagée avec Clément Lefebvre, lauréat du Concours Long-Thibaud-Crespin en 2019, qui a gravé lui-même un récital Ravel en 2021 chez Évidence _ cf mes articles « En forme de parenthèse, au réveil ce matin, l’enchanteresse pudeur délicatissime du piano de Maurice Ravel par Clément Lefebvre… » et « Bravissimo au ravelissime CD Ravel de Clément Lefebvre » des 18 novembre et 30 décembre 2021.
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Cette intégrale démontre à quel point Philippe Bianconi a poursuivi une longue réflexion sur ce corpus de Ravel. Son intelligence sensible, la maturité de son approche, entre lumière et ombre, le tout servi par une technique de haute volée, avec un jeu de pédales savamment dosé, place cet album indispensable et superbement présenté sur le premier rayon moderne de toute discothèque ravélienne _ c’est dit et parfaitement dit.