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Pour aborder le continent Cixous (II)

09mai

Pour continuer mon exploration du continent Cixous,

après mon  du 25 avril derniersoit ma première étape de cette approche _, qui concernait ma lecture de Homère est morte… (2014), Eve s’évade _ la Ruine et la Vie (2009), et Si près (2007), 

j’en viens à mes lectures de Hyperrêve (2006) et Tours promises (2004).


Par conséquent,

à partir de ma lecture de Hyperrêveparu le 7 septembre 2006,

je place ce jour à mon dossier d’approche

cet article

La Peau du Temps

de notre ami René de Ceccatty,

publié dans Le Monde, le 8 septembre 2006

_ article au sein duquel j’intercale, au passage, ainsi que j’aime le faire, quelques menues farcissures de commentaire (ou précisions factuelles) de mon cru, en vert.

Si ces farcissures dérangent, le lecteur a, bien sûr, entier loisir de les shunter.

Voici donc cet article de René de Ceccatty, de 2006, à propos de Hyperrêve d’Hélène Cixous,

et autour de la question qui vient plus particulièrement ici _ car elle est permanente ! _ travailler l’auteur

de ce qui continue d’une vie _ le podcast de la voix d’Hélène Cixous, enregistrée le 15 septembre 2006, dure 4′ 28 ; et c’est bouleversant de beauté de la vérité ! Les voix, en effet, sont tellement fondamentales ! et perdre la voix et la parole d’un interlocuteur (ne serait-ce qu’au téléphone !) ajoute à la tragédie de la perte pour nous de sa personne _ par-delà cette interruption que constitue, pour nous qui vivons, la mort physique de la personne dont la conversation nous fait désormais cruellement défaut :

La peau du temps

Hélène Cixous explore les tragédies
de l’intime dans Hyperrêve, un récit habité par le vieillissement de sa mère
et le deuil du philosophe Jacques Derrida 

Certains lecteurs _ c’est donc d’abord aux capacités et incapacités de la lecture (des divers lecteurs) que vient s’intéresser le lecteur lui-même qu’est ici René de Ceccatty, notons-le pour commencer _ ont perdu le sens musical, celui qui leur permettrait de retrouver, chez un auteur, les tonalités familières qui leur donneraient le sentiment d’être en sécurité _ en un très long flux continu, qui vient les envelopper et les exalter, en la chaude et vraie familiarité continuée, ou reprise, maintenue en tout cas _, le temps de la lecture _ serpentine d’une telle œuvre à longues phrases. Les mélomanes connaissent bien cette sensation qui fait que, entendant pour la première fois une pièce musicale, ils l’attribuent _ aussi _ sans difficulté à un compositeur _ dont ils reconnaissent, parce qu’il s’y sont plus ou moins familiarisés avec, l’unicité d’un style : singulier. « Le style, c’est l’homme même« , dit Buffon. Hélène Cixous, pour être lue et aimée, demande que les lecteurs récupèrent cette faculté _ musicale, en effet ; ce qui implique de relier l’opus en train d’être lu à d’autres précédemment lus de cet auteur ; dans l’œuvre de laquelle tout se tient, se prolonge, se continue, se perpétue, en se renouvelant sans cesse ; car il y faut ce dynamisme-là, et non la simple répétition (mécanique, ou algorithmique, maintenant). Elle a construit son œuvre, contrairement aux préjugés qui traînent encore _ hélas : le buzz des médias est difficile à contrebalancer, comme venir à bout de la mauvaise herbe _ et qui en ont interdit l’accès à ceux qui seraient prêts à y entrer, avec une parfaite _ c’est-à-dire totale _ liberté _ sans la moindre compromission, et jubilatoire, qui plus est : ce point est capital. Ici, les résonances durent longtemps ; et règnent : dans la grâce.

Joyce, auquel elle a consacré sa thèse _ L’Exil de James Joyce, ou l’art du remplacement, en 1968 _, lui a montré _ déjà _ une voie _ où engager sa propre écriture. Puis Kafka, puis Proust _ en effet. Et il y a l’ami « pour toujours », Jacques Derrida, avec lequel elle a entretenu un dialogue constant _ si dès 1955 elle l’a entendu, lui « de dos« (en une leçon d’agrégation à la Sorbonne), c’est en 1962 que leur dialogue a commencé, pour ne plus jamais s’interrompre _, qu’elle prolonge _ oui, par ce qu’elle nomme ici hyperrêves _ au-delà de la mort du philosophe _ survenue le 9 octobre 2004 ; il avait soixante-quatorze ans. Et le théâtre, pratiqué essentiellement avec Ariane Mnouchkine et parfois avec Daniel Mesguich, l’a incitée à adopter une autre forme _ encore _ de communication, se tournant vers d’autres mondes sans se couper _ jamais non plus _ d’elle-même _ c’est-à-dire des diverses voix résonnant toujours en elle-même : dans l’éternité temporelle.

Depuis quelques livres, on dit qu’Hélène Cixous est devenue « plus facile » _ à lire. Elle a rendu plus directe _ c’est-à-dire frontale _ une réflexion sur son père _ Georges _, sur sa mère _ Eve _, sur son fils _ Stéphane _ né handicapé et disparu très petit _ en 1961 _, sur ses ascendances juive et allemande _ côté sépharade comme côté ashkénaze _, sur sa jeunesse algérienne _ de sa naissance à Oran, le 5 juin 1937, à son départ pour Paris (et la khâgne du lycée Lakanal), en septembre 1955, à l’âge de dix-huit ans. Mais les thèmes étaient tous _ déjà _ là, dès les premiers livres _ oui. De même que demeure toujours ici l’usage très vif _ et terriblement libre : c’est-à-dire pleinement poiétique _ de la mythologie, de la psychanalyse, de la littérature aimée (Stendhal, Montaigne, Balzac et bien d’autres) _ ce sont, chaque fois, des dialogues ouverts : toutes ces voix parlent, questionnent et répondent, en de véritables conversations suivies, ouvertes et prolongées, continuées. Toujours, Hélène Cixous a _ en effet _ parlé _ dans ses livres _ de sa vie familiale _ une forme d’ancrage physique éminemment charnel, en ses divers déplacements effectifs _, de ses rencontres _ passionnées et vitales _, du monde extérieur et intérieur – les guerres, les violences politiques, l’existence quotidienne, les liens affectifs, et quelques lieux _ privilégiés _, près d’Oran, près d’Arcachon _ où elle écrit au calme de son intériorité interrogée et hyper-attentive, l’été _, dont _ aussi, et éminemment _ la tour _ chérie et vénérée _ du château de Montaigne _ oui _, au sens symbolique très fort —  dans un monologue _ poursuivi à l’infini avec toutes ces voix qui lui parlent _ que suspendent parfois _ mais oui _ des saynètes oniriques _ importantes _ ou que viennent tempérer des dialogues très simples, très vivants, très drôles _ absolument ! _ : avec son frère _ Pierre, d’un an plus jeune qu’elle _ qu’elle avait un peu prématurément décidé, dans un livre précédent _ Tours promises _ de réduire au silence _ comme personnage (dans ses livres), pas comme personne (dans sa vie) ; suite à un mot malencontreusement reçu (d’elle ; et à l’oral comme à l’écrit) par lui : le mot de « versatilité« … Cf à la page 85 de Tours promises _, et avec sa mère _ Eve, plus que jamais présente, avec sa formidable vitalité malicieuse et rayonnante, à quatre-vingt-quinze ans en 2005 .

Stupéfiante digression

Cette mère, Eve Klein, d’origine allemande _ née à Strabourg, alors allemande, le 14 octobre 1910 ; et d’une famille d’Osnabrück : les Jonas et les Meyer… _, est le centre de ce récit. Disons plutôt _ oui, car le lien (par hyperrêves…) à Derrida disparu (encore récemment : le 9 octobre 2004) est au moins aussi important _ que c’est un thème principal. Ce n’est pas la première fois, mais jamais il n’avait été traité avec autant de présence, de ferveur, de précision _ oui : c’est à la fois très sobre et chaleureusement lumineux, et parfois flamboyant. Les clashes ne manquent pas. Elle est atteinte d’une maladie de peau, rarissime, auto-immune, qui n’affecte que les nonagénaires et exige des soins quotidiens (que sa fille, Hélène, lui prodigue). Cette intimité _ on ne peut plus pragmatique _ ne provoque chez le lecteur aucun sentiment de gêne. Pas plus que la réflexion de l’auteur, qui la sait « avant la fin », c’est-à-dire au seuil de la mort _ Eve Cixous décèdera huit ans plus tard, le 1er juillet 2013, en sa cent-troisième année. Le lecteur n’est pas embarrassé, parce qu’il ne s’agit pas d’impudeur : tout est matière à approfondissement, à intériorisation, à connaissance _ voilà ! et en permanence enrichie, mais c’est là par la vertu de l’acte même de l’écrire si ouvert et fécond d’Hélène Cixous _ de soi et de l’autre _ les deux pôles reliés, et c’est cela qui est éblouissant, dans sa simplicité et profondeur intrinsèquement liées : à fleur des soins quotidiens à la peau crevassée de sa mère… Ne sont gênants en littérature que les allusions _ frustrantes _, les appels usurpés à une basse complicité _ obscène _, les demi-mesures _ bancales. Le traitement frontal _ voilà : sans chichi, dans sa très simple et lumineuse évidence _ d’un sujet _ quel qu’il soit _ ne suscite aucun malaise. « Je serai cette peau demain » _ eh oui ! _, tranche l’auteur en oignant _ scrupuleusement, et quasi sacralement _ le corps de sa mère. Cela suffit à déchirer le voile de distance _ et entre elles deux, et avec nous qui lisons _ que pourrait tendre une excessive crudité _ qui nous violenterait. Ici c’est la plus humaine douceur tactile qui règne dans le ballet de la gestique, ponctuée d’un coruscant jeu verbal (à la Marivaux ?) et musical (à la Mozart ?) d’acérées et pétulantes frictions de mots, et leur piquant de pointes d’ironie et humour échangées.

Le vieillissement d’un être cher ne peut être aussi _ forcément _ que le nôtre _ un peu moins évident seulement. La peau d’Eve devient alors l’image visible _ et sensible _ du temps _ voilà ! « Tu es le temps » _ c’est magnifique ! _, répète Hélène à sa mère _ vieillarde, page 110 : elle en est simplement exemplaire. Et le livre tout entier apparaît comme un chant lyrique _ oui _ adressé _ sacralement _ au temps _ où se déploie (et qui nourrit) la dynamique de la vie ; et de toute vie. « Quand je peins ma mère, je peins _ aussi _ la peau du siècle _ qu’elle a traversé et vécu. Ce vingtième siècle si grand vu de loin, si petit vu de l’intérieur quand on est dans son wagon archiplein _ allemand notamment _ à ramper pour trouver une couchette et qui n’a pas arrêté un instant de faire _ en de plus que terribles chahutements _ l’histoire de ma mère _ et de sa famille (les Jonas) en Allemagne. Chaque fois qu’un ulcère cicatrise, il y en a un autre qui prend la suite du pus. On ne peut pas guérir. » De ce temps _ obstinément _ circulaire _ d’où survit, se dresse, court et rugit la formidable vitalité d’Eve _ se détachent quelques dates, quelques événements. Non pas seulement l’année 1971 où Eve Klein a dû quitter _ contre son gré : expulsée et complètement spoliée _ l’Algérie où elle avait vécu _ jusque là _, en exerçant le métier de sage-femme. Mais des dates qui appartiennent à un « patrimoine _ commun et général _ de l’humanité ». La particularité du « ton Cixous » _ voilà _ est qu’avec le plus grand naturel _ oui : tout coule de source et se déploie en longs flux de phrases : musicaux _, l’écrivain passe _ en un transport parfaitement naturel _ de tableaux intimes et familiaux à des analyses politiques et culturelles _ et dans une admirable palette de tons vivaces les plus divers et humainement variés. De la scène intime à la scène publique _ voilà. C’est, du reste, une des leçons du Théâtre du Soleil _ de son amie Ariane Mnouchkine avec laquelle elle a beaucoup travaillé, à Vincennes _, qui pour toute évocation d’un drame historique ou politique a, en général, préféré le langage individuel, de personnages obscurs, à la représentation démonstrative des grands de ce monde _ à hauteur de plus éclairants détails ; la remarque de René de Ceccatty est tout à fait précieuse.

Un événement familial très étrange (la récupération d’un sommier de Walter Benjamin, à la fin des années 1930 _ et dans le XIVe arrondissement de Paris, où s’étaient regroupés beaucoup d’Allemands anti-nazis : Hannah Arendt, Arthur Koestler, Erich et Herta Cohn-Bendit, Walter Benjamin, donc, ou Lisa et Hans Fittko… _) est le point de départ d’une stupéfiante digression. « Ton livre est sur Benjamin ? dit mon frère. – Sur les astres du déménagement dis-je, sur les trous dans les murs du dernier refuge, sur l’état des tapisseries. – C’est étrange, dit mon frère. J’aimerais comprendre. »

Le deuil de Jacques Derrida envahit, bien sûr _ forcément : les coups de fil au téléphone manquent désormais sévèrement à Hélène ! _, ces pages _ et davantage encore, à mes yeux, que l’inquiétude visionnaire d’Hélène Cixous pour le devenir de sa mère alors nonagénaire. Mais d’une autre manière que dans les essais que l’écrivain lui a consacrés (Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif, Voiles, ou, plus récemment, Insister). Le philosophe est là, avec quelques-unes de ses phrases _ voilà _ qui résonnent encore douloureusement : « On peut toujours perdre encore plus. » Ou « Moi, je suis toujours et chaque fois en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin, trop vite. » Ou le commentaire de la phrase de saint Augustin « Sero te amavi » (« Je t’ai aimée trop tard »). Il faut lire ces pages comme des échos _ en rappels sonores et dans les harmoniques de leurs résonances ! _ d’analyses plus discursives que l’on trouvera ailleurs. Comme des échos tremblants _ oui _ d’émotion, dans cette zone intermédiaire _ voilà _ entre les visions du sommeil et leur description éveillée _ qui constitue précisément ces hyperrêves. Hélène Cixous a rédigé son livre, ses livres, dans cette marge-là _ vivante, vibrante, voyageante. Transporteuse et exaltante.

… 

René de Ceccatty

Relire Hélène

Bien que l’on ait dit qu’Hélène Cixous avait « changé de style » avec Or, Les lettres de mon père, suivi par Osnabrück (éd. Des femmes, 1997 et 1999) et par Les Rêveries de la femme sauvage (Galilée, 2000) qui ouvre un véritable cycle autobiographique – Le Jour où je n’étais pas là (ibid. 2000), Benjamin à Montaigne (2001), etc. –, il n’est pas d’œuvre plus fidèle au projet initial, lancé par sa thèse sur Joyce, L’Exil de Joyce ou l’art du remplacement (Grasset, 1968). Si, depuis son premier recueil, paru chez Grasset en 1967 (Le Prénom de Dieu), suivi par son prix Médicis, Dedans (ibid. 1969), ses publications se sont divisées en « fictions », « théâtre » et « essais », croisant souvent son travail d’enseignante à l’université de Vincennes (qu’elle a cofondée), puis de Nanterre, poursuivi par son séminaire au Collège international de philosophie et ses activités de dramaturge dans la compagnie d’Ariane Mnouchkine, elles ne sont jamais fermées sur elles-mêmes, mais se renvoient l’une à l’autre.

Et l’on est en présence d’un ensemble d’une rare cohérence _ oui : tout se tient, et résonne en échos qui se répondent, musicalement _ : chaque livre _ creusant son sillon propre, avec ses nouvelles focales _ pouvant servir de filtre ou de clé _ voilà _ aux précédents _ d’où nos fréquentes reprises de références… La multiplication de ses éditeurs (outre ceux qui ont été cités, Gallimard, pour La, 1976, et Le Livre de Promethéa, 1983, le Seuil pour Tombe, 1973, Prénoms de personne, 1974, Révolution pour plus d’un Faust 1975) est à l’image  est à l’image non de ses hésitations, mais des incertitudes éditoriales et des influences internes aux grandes maisons _ ce n’est donc pas du tout du côté de l’auteur que se trouve l’incohérence et l’infidélité. Il est temps de relire les premiers livres d’Hélène Cixous, NeutreIllaSoufflesAngst (disponibles pour la plupart aux éditions Des femmes), à la lumière limpide _ conquise à force de creusements et de multiplication des angles de vues _ des derniers (parus chez Galilée).

R. de C


Et,

toujours en remontant dans le temps,

et donc dans l’ordre inverse de celui des publications des œuvres d’Hélène Cixous,

c’est cette fois sur Tours promises,

ouvrage publié aux Éditions Galilée le 9 septembre 2004,

que voici cet autre article de René de Ceccatty paru le 13  novembre 2004 dans le Monde :

Hélène Cixous sur la scène du rêve et de l’amitié

_ avec, à nouveau interposées, mes menues farcissures de commentaire ou précisions factuelles, en vert.

Et si ces farcissures dérangent, le lecteur a toujours, bien sûr, loisir entier de les shunter. Chaque lecture a son rythme ; au lecteur d’en décider.

Hélène Cixous, sur la scène du rêve et de l’amitié

L’écrivain, qui a été une des figures de proue du féminisme, publie Tours promise: elle fait le point sur sa démarche littéraire _ et c’est bien là le point décisif ! C’est bien de cela, en effet, de cette « démarche littéraire » (à la fois extrêmement exigeante et infiniment jouissive en sa complexité et fécondité), qu’il s’y agit fondamentalement ! Car ces « tours promises« , ce sont d’abord, mais oui, des livres : des livres à venir ! (telles des « promesses » s’esquissant et dont l’auteur se réjouit du futur accomplissement…) et qui, une fois réalisées, viendront, achevées, se dresser, verticalement ! ; ainsi, aussi, que des livres qui ne parviendront pas, eux, jusqu’à ce stade de livres matérialisés et publiés, et qui ne prendront donc pas, eux, la forme de livres debout (ou couchés), et accessibles matériellement à tout moment sur les étagères d’une bibliothèque (personnelle ou publique) ; et dont les « promesses« , non réalisées, seront demeurées au stade (mais qui a aussi une forme, sa forme, de réalité…) de « promesses«  _  où se mêlent fiction, théâtralisation et réalité _ les « tours«  (ainsi « promises« ) étant donc aussi et d’abord ici ces livres en puissance d’être placés en position verticale, sur les rayons de la pièce-bureau où travaille et écrit l’auteur : à Paris ou à Arcachon ; ou ailleurs… Livres présents ; livres à venir ; livres demeurés (ou demeurant) dans les limbes… Soit des promesses accomplies, pour les uns ; en gestation ou en dormance, pour d’autres ; et peut-être à jamais avortées, pour d’autres encore ; mais qui toutes ces dernières n’en ont pas moins acquis une forme de réalité (semi-clandestine) en ce qui a été, assez durablement, leur gestation, voire leur simple éventualité plus ou moins envisagée et travaillée, déjà : dans la tête de leur auteur… C’est à ces ombres de livres promis et prometteurs que n’oublie donc pas de penser aussi, ici, Hélène Cixous.

Dans son appartement parisien _ en son autre chez elle, à Arcachon, en sa « tour » d’écriture probablement favorite où elle écrit l’été, Hélène Cixous n’a jamais reçu quiconque qui n’est pas de sa famille, vient-elle de me confier au téléphone, quand je lui ai proposé de venir lui rendre visite cet été à Arcachon, depuis Bordeaux ; c’était jeudi matin le 3 mai, il y une semaine ; Hélène Cixous réservant très rigoureusement, et sans la moindre exception pour quiconque d’étranger à sa famille, son été à Arcachon à l’absolu de la concentration de sa tâche sacrée d’écriture ! Je la comprends parfaitement _, lumineux, vaste et moderne, qui porte les marques de l’Orient, tapis de l’Algérie natale et tissus soyeux d’une Inde rêvée _ un lieu que René de Ceccatty connaît, par conséquent _, Hélène Cixous vit avec ses chattes, qui ont leur place _ oui : existe en effet aussi entre elles un dialogue silencieux qui mérite d’être abordé par elle _ dans ses livres _ tels qu’ils sont publiés. L’environnement quotidien, son séminaire fidèlement tenu le samedi, son travail au Théâtre du Soleil avec Ariane Mnouchkine, ses conférences aux Etats-Unis,  ses rêves _ ou très précieux hyperrêves _ notés en pleine nuit dans de brefs réveils _ il faut les recevoir et conserver avec le plus grand soin ! ce sont des messages (sacrés) d’interlocution avec des absents et surtout disparus, avec lesquels maintenir une exceptionnelle communication ainsi _, ses dictionnaires, sa mémoire familiale, la visite quotidienne de sa mère, Eve Klein, personnage-clé de son œuvre : les repères sont nets, rappelés dans les textes écrits et dans la conversation. Cette conversation, tous ceux qui approchent Hélène Cixous, la savent fluide _ oui _, brillante et joyeuse _ oui _, toujours éclairée de rires _ et quelque chose de cela s’entend très audiblement encore dans le flux sonore, musical, si merveilleusement vivant, des phrases du livre.

Sa thèse sur Joyce (avec Jean-Jacques Mayoux _ immense angliciste et américaniste (1901-1987) : un maître de lecture pour moi aussi ! cf par exemple son somptueux William Shakespeare _ qui l’a mise sur le chemin de l’écriture), ses recherches sur le langage, ses cours à l’Université de Vincennes, puis de Saint-Denis, la création d’une chaire d’Etudes féminines, ont élaboré une figure _ certes _ d’auteur « difficile », en réalité éloignée _ mais oui ! _ de la personne vibrante et passionnée _ voilà ! _ que ses publications dévoilent _ et donnent merveilleusement à ressentir : pour ma part, seule celle-ci m’intéresse. Exigeante et disciplinée, certainement. Tant dans la construction de ses livres que dans l’organisation de sa vie intellectuelle, strictement partagée entre le théâtre, l’enseignement et l’écriture, et sur un mode plus discret, l’activité politique en faveur des populations déplacées. Mais aussi curieuse, spontanée, attentive, affective _ dont acte : l’essentiel est dit là. L’amitié _ sans nul doute _ détermine ses engagements, comme elle le rappelle dès qu’on l’interroge sur son parcours.

Parce que Tours promises (Galilée, 266p.  26€) se réfère, plus encore que les précédents ouvrages, à la part d’autobiographie réinventée _ tiens donc ! mais où passe ici la frontière entre le réel et le vécu effectivement advenus, et l’« autobiographie réinventée«  ? Est-ce aisé à repérer ? Est-ce même assignable ?.. Nul doute que nous avons affaire, ici aussi, à un jeu malicieux (mais déjà actif dans le moindre travail de mémoire de quiconque) entre souvenirs et fiction… _ que comportent ses fictions _ le terme est parfaitement clairement annoncé ! et donc assumé… _, on est tenté, à partir de cette parution, de proposer un bilan _ René de Ceccatty, lecteur merveilleux et magnifiquement scrupuleux, le peut, en 2004 ; moi-même, pas ; du moins pas encore, en 2018. Si la destruction des Twin Towers _ le 11 septembre 2001 _ est évoquée, c’est d’une autre tour qu’il est _ surtout, très concrètement, et d’abord (mais pas seulement elle, cette tour aimée là…) _ question : celle _ merveilleusement exemplaire : le modèle même (et vénéré !) de toute chambre porteuse d’écriture ! _ du château de Montaigne ; et à travers elle _ en effet _ l’amitié passionnée de l’auteur des Essais et de la Boétie _ et leur conversation sans égale. C’est sur le terrible manque (et son effort de « remplacement« ) éprouvés par Montaigne, qu’ont dû s’élaborer et s’ajouter (et ré-écrire, rectifier par précisions permanentes : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« …) les essais, eux-mêmes merveilleusement plurivoques ; et même à plusieurs encres dans leur ajoûts à la relecture et à la re-pensée. Cf là-dessus le magnifique livre d’Alain Legros (à propos du dialogue de Montaigne avec ses inscriptions latines et grecques sur les poutres de sa librairie) Essai sur poutres ; et aussi, du même Alain Legros, Montaigne manuscrit ; et cf mon article du 30 septembre 2011 :  L’amitié, la passion _ oui _ : toutes deux constamment présentes _ absolument ! Chez Hélène Cixous comme chez Montaigne. Et ici je me permets de renvoyer à l’article inaugural de mon blog En cherchant bien _ le carnet d’un curieux, rédigé en quelque sorte programmatiquement au mois de mai 2008, il y a exactement dix ans : Le Carnet d’un curieux. On y lira ce qui me lie personnellement, moi aussi, et à Montaigne, l’auteur des Essais, et à sa tour (et sa magique librairie). Puisque j’ai vécu toute mon enfance dans le voisinage et la proximité de cette toute simple et en même temps si humaine tour, pouvant m’y rendre à pied dans la journée. Et c’est avec ferveur que j’y ai souvent conduit des amis.

Le frère d’Hélène _ Pierre, son cadet d’une année, et médecin à Bordeaux _ a longtemps accompagné la rédaction des livres. Comme Eve, la mère, le frère médecin apparaissait, donnant une tonalité souvent gaie et décalée _ oui : très plaisante ! _ au récit. Et voilà _ suite à une vexation à propos du terme de « versatilité » employé (à l’oral et à l’écrit) par sa sœur pour le caractériser ! Alors qu’à la page 199 de son Photos de racines, Hélène Cixous a écrit on ne peut plus positivement à propos de ce mot même de « versatilité« , ceci : « Peut-être que la virtuosité ou la versatilité verbale qu’il y a dans mon écriture, je la tiens de mon père : comme s’il m’avait fait cadeau de clés ou des linguistiques  » ; ce « cadeau » (de richesse de verbalisation), son frère Pierre l’a donc lui aussi reçu !.. _ qu’il ne veut plus être un personnage _ voilà _ des livres de sa sœur _ et à ces rapports entre personne et personnage René de Ceccatty est d’autant plus sensible que c’est le titre même (Personnes et personnages) qu’il a choisi de donner à sa toute première publication, aux Éditions de la Différence, en 1979… Et, plus encore, qu’il s’agit là d’un lien (entre personnes et personnages) qui continue, lui auteur, de le travailler ; cf mon article du 12 décembre 2017 sur son magnifique Enfance, dernier chapitre : … Comment le remplacer _ ce personnage de frère _ et, du reste, est-il remplaçable ? L’écrivain _ et nous lecteurs, à sa suite ! _ va être surpris par le destin, qui lui offre sur-le-champ un substitut _ qualifié de « semifrère«  _, en la personne de François Tremblay, un ami d’enfance _ à Alger _ qui resurgit _ en effet, page 212 : au Canada  _ cinquante ans plus tard. Devenu photographe au Canada _ page 248 _, il ressuscite _ qu’en penser ? est-ce bien là réalité ? ou fiction ?.. Nous hésitons. François Tremblay, photographe canadien, existe bien ! _ une part obscure de la vie du père d’Hélène Cixous _ peu avant son mariage (le 15 avril 1936, à Oran) avec Eve Klein _ : il se serait fiancé avec la sœur aînée de François, qui s’appelait Albertine _ page 196. Comme l’Albertine disparue de Proust. Le livre tout entier devient _ et c’est un point capital ! _ une méditation sur la disparition et le remplacement _ en effet : « J’écris un livre sur le remplacement. C’est maintenant que je mesure l’immensité rusée du sujet« , écrit on ne peut plus clairement Hélène Cixous page 167. Un processus présent tant dans le travail du rêve que dans les dynamiques de la fiction poiétique…

Stendhal, Proust, Kafka, Montaigne _ eux, mais aussi bien leurs personnages de fiction _ accompagnent les « promenades crépusculaires », qui rythment _ successivement _ cette enquête intérieure, où se dégagent des figures ou, comme préfère le dire Hélène Cixous, des « trans-figures » fraternelles et amicales _ qui sont les interlocuteurs privilégiés et probablement nécessaires de l’auteur (ainsi en dialogue) qu’est Hélène Cixous ; de même que de telles « trans-figures fraternelles et amicales«  étaient nécessaires aux méditations de conversation en absence… de Montaigne lui-même s’essayant en la librairie de sa tour chérie à ce qui, plume à la main, et avec encre et papier, devient, feuillet après feuillet, le jeu abouté de ses essais. Peu à peu, sans doute depuis les lettres retrouvées qui ont inspiré Or (Editions des femmes, 1997), l’œuvre s’est centrée _ mais simplement exemplairement _ sur l’histoire familiale : « J’ai toujours écrit à partir du matériel _ de base _ de la littérature, de la scène primitive _ voilà _ de toute littérature, qui est une scène de famille _ le concept, bien sûr, est freudien. On pourrait le dire d’Eschyle… Ce n’est pas une façon de tout ramener à ma famille, mais de considérer que c’est une famille qui peut avoir valeur universelle _ voilà _, si j’ai le regard suffisamment analytique ou poétique _ les deux ! Et la poiesis, bien sûr, est en l’affaire capitale ! _ pour en dépasser l’écorce _ platement et conventionnellement _ réaliste _ voilà : une simple affaire de capacité d’exemplarité, donc ; un exemple comme un autre, mais présent, là, et disponible, à proximité. A part mon « avant-premier livre », si je puis dire, Prénom  de Dieu,  que je laisse dans la préhistoire, dans la caverne, parce que c’est une chose, j’appelle ça une « chose », une larve, qui m’a toujours fait peur, qui venait des profondeurs, qui était hallucinatoire, et qui m’a même menacée. D’ailleurs j’étais, il faut le dire, dans une période de grande folie. Il me semblait que j’avais là la preuve de ma folie. J’ai tenu cette chose à distance, et c’est resté, cette chose-là. A part donc ce  recueil de nouvelles, de mythes éruptifs, des laves et des larves,  dès que j’ai écrit Dedans, j’ai eu honte qu’on prenne ce que j’avais écrit pour un livre : c’était simplement pour moi la _ simple _ manifestation littéraire _ comme il peut en exister bien d’autres manifestations _ d’une tragédie qui était pour moi primitive _ Hélène avait dix ans et cesse alors de n’être qu’une enfant _, c’est-à-dire la mort de mon père. Dedans ne commençait pas et ne finissait pas _ comme est censé le faire un livre _, enfin il explosait, eh bien là, c’était déjà, la scène de famille, mais transposée _ simplement. Je crois que ma signature, c’est la transposition » _ pleinement assumée.

Des amitiés _ de fait peu fréquentes : exceptionnelles, donc ; aujourd’hui, a contrario, se dit là-dessus n’importe quoi… _, Hélène Cixous parle comme de « miracles » _ elle n’a pas tort : l’amitié vraie rompt la chaîne de l’utilitarisme égocentré cyniquement triomphant dans le relationnel aux autres : chez les puissants, et les malheureux qui, médias et propagandes aidant, en sont contaminés. Le premier, ce fut donc la rencontre de Jacques Derrida, en deux temps. La première fois, en 1955, où, à peine arrivée en France _ pour accomplir sa khâgne au lycée Lakanal _, elle assiste _ à la Sorbonne _ à une « leçon » d’agrégation _ sur la pensée de la mort, se souvient-elle _,  comme elle le raconte _ page 47 _ dans ces Tours promises. La deuxième fois, sept années plus tard _ toujours page 47 _, où elle lui donne à lire son premier texte. « J’ai rencontré, juste au moment où j’aurais pu ne pas écrire, Derrida.. J’ai un sentiment de reconnaissance _ voilà _ à l’égard de la vie, figurez-vous… _ le sentiment de gratitude profonde et radieuse de Montaigne, et que Montaigne sublime en l’écriture jubilatoire de son sublime ultime essai L’angoisse s’est déplacée. L’angoisse _ terrible _ de mon enfance et de ma jeunesse était dans un coin de la pièce, très proche de moi : j’avais du mal à me tenir à l’écart de cette angoisse qui provenait des événements tragiques _ atrocement subis par sa famille ; et pas seulement en Allemagne hitlérienne. D’avoir vu, d’avoir été témoin _ en Algérie, enfant, déjà, puis adolescente _ de l’horreur de la guerre. De savoir, sans aucune hésitation possible, sans aucun voile, ce qui se produisait pendant la guerre. Je savais, je savais ce qui se passait dans ma famille _ même ; et pas seulement les Jonas _, je savais ce qu’était un camp de concentration _ et d’extermination. Je n’avais pas du tout de marge d’illusion _ dont acte à elle. Là-dessus, donc, des enchaînements tragiques dans mon existence, très vite, les uns après les autres _ oui. Et ensuite, inversement _ en un contraste puissant _, avec un peu de temps, j’ai eu la possibilité de mesurer la grâce _ voilà : elle existe.  Et la grâce, c’est d’avoir auprès de moi des gens d’une immense probité _ oui ! Et inconditionnelle. J’aurais pu ne pas avoir rencontré _ certes _ les êtres que j’aime, que je vénère ou avec qui je partage des choses essentielles _ sur ce phénomène de la rencontre, cf ma propre célébration :  J’aurais pu ne pas parler ma langue _ sa langue conquise d’auteur. Or, je peux parler ma langue _ celle, tout à fait sienne, conquise, qui apparaît d’abord peut-être dans l’écriture ; mais pas seulement l’écriture : qu’on l’écoute parler !!! _ avec quelques personnes _ qui savent l’entendre et la lire ; et échanger avec, bien sûr. Ça m’a permis de donner une part de ma scène intérieure _ voilà : celle qu’elle développe en ses livres _ à des états d’âme légers, heureux, joyeux, comiques _ bien présents, en effet, dans les livres ; et on partage la réjouissance de leur souffle joyeux. Je crois que le rire qu’il y a dans mes textes _ mais oui ! et presque tout le temps : on l’entend parfaitement… _ et qui n’est pas toujours perçu _ par les indiligents lecteurs dont voulait se préserver Montaigne dans le merveilleux Avant-Propos de ses Essais : « Indiligent lecteur, quitte ce livre !«  _, exprime cette gratitude _ voilà ! et c’est fondamental _ à l’égard de ce que la vie peut accorder » _ et qui se trouve être le dernier mot (testamentaire : le legs le plus heureux !) du sublime dernier chapitre des Essais : De l’expérience (livre III, chapitre 13).

René de Ceccatty

Voilà donc pour continuer cette exploration mienne du continent Cixous

par un dialogue de lecture redoublé,

et avec l’auteur Hélène Cixous elle-même,

via la succession de mes lectures successives de quelques livres marquants d’elle,

et avec notre ami à tous deux, René de Ceccatty,

via la succession de mes lectures et commentaires de quelques articles déjà bien fouillés de lui à propos de ses lectures lucides des livres successifs d’Hélène Cixous :

quel sublime concours de chances ! _ et à portée de toutes simples lectures attentives, du moins pour commencer… Avant de nous parler en creusant plus encore peut-être en profondeur.

Ce mercredi 9 mai 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le superbe « Nettoyer une expression » de Marie José Mondzain en son « Confiscation des mots, des images et du temps »

15mar

Aux Éditions des Liens qui libèrent, Marie José Mondzain vient de faire paraître, le 22 février dernier, un magnifique et dynamisant Confiscation des mots, des images et du temps ;

qu’elle a pris soin de m’adresser ;

et que j’ai lu cette fois à nouveau avec intense jubilation, tant je partage,

(depuis mes lectures de Image, icône, économie _ les sources de l’imaginaire contemporain, en 1997, L’Image peut-elle tuer ?, en 2002, Le Commerce des regards, en 2003, Homo spectator : voir, faire voir, en 2007, Images (à suivre) : de la poursuite au cinéma et ailleurs…, en 2011, pour m’en tenir à ses ouvrages proprement théoriques, si je puis dire, assez improprement…),

et combien profondément !, ses analyses

_ cf mes articles du 26 novembre 2011, Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain », et du 22 mai 2012, Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012 », celui-ci après notre entretien à propos de cet Images (à suivre) dans les salons Mollat le 16 mai 2012… Et Homo spectator constituant une référence quasi permanente sous ma plume…

Au passage, je remarque l’identité de l’expression « opérations imageantes« 

sous la plume de Marie-José Mondzain,

et dans la bouche de Michel Deguy, qui lui parle d' »opérations poétiques« , en notre (merveilleux !) entretien (de 75′) à la Station Ausone jeudi dernier 9 mars,

à propos du magnifique et très riche La Vie subite (aux Editions Galilée) de cet immense penseur, poète et philosophe _ et à chaque ré-écoute de ce podcast, je me surprends à rire chaque fois davantage de la finesse toujours discrète, mais bien perceptible, de l’humour, en sa parole, en son souffle, en son rythme, du merveilleux Michel Deguy…

Cf aussi mon article du 23 décembre 2009 sur le livre décisif de Martin Rueff sur la poétique de Michel Deguy, Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel :

la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du « culturel » : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff

Or, en regardant d’un peu près la bibliographie de Marie-José Mondzain, je constate qu’en novembre 2008 est paru un recueil d’articles en hommage à Roland Barthes, intitulé Vivre le sens, qui rassemblait les signatures de Marie-José Mondzain et de Michel Deguy, ainsi que celles du grand Carlo Ginzburg, d’Antoine Culioli et de Georges Didi-Huberman.

Cette proximité de penser entre Michel Deguy et Marie-José Mondzain, me frappe donc.

Fin de l’incise ; et retour à la lecture de ce Confiscation

La quatrième de couverture de ce Confiscation résume excellemment à la fois les origines et les finalités de l’exercice exigeant du penser

auquel se livre, à nouveau ici, cette chère Marie-José Mondzain ;

la voici donc, pour commencer, cette quatrième de couverture, avec mes farcissures :

Confiscation

Ne faut-il pas rendre _ voilà ! _ au terme « radicalité » sa beauté virulente _ vivement réveillante ; mais c’est aussi qu’il y a péril aux endormis ! _ et son énergie _ rendant effectivement le courage de se remettre bien debout, ainsi que la vaillance de s’y tenir _ politique ?

Tout est fait aujourd’hui _ par la très massive propagande (et incessant pilonnage) des médias inféodés aux pouvoirs dominants des puissances d’argent _ pour identifier _ faussement, malignement : George Orwell, au secours ! _ la radicalité aux gestes les plus meurtriers et aux opinions les plus asservies. La voici réduite à ne désigner _ aux oreilles et yeux des adhérents à cette doxa  dénués du moindre esprit si peu que ce soit critique : le public addictif de leurs suiveurs dociles…  _ que les convictions doctrinales _ fossilisées en dogmes arrêtés très vite fermés à la moindre ombre d’interrogation ou de soupçon tant soit peu critique _ et les stratégies _ les plus cyniques et mortifères _ d’endoctrinement.

La radicalité _ véritable, et probe _, au contraire, fait appel au courage _ ainsi qu’à la vaillance : versus paresse et lâcheté ; cf l’actualité comme jamais aujourd’hui de Kant en son lumineux Qu’est-ce que les Lumières ? _ des ruptures _ vis-à-vis de ces doxas et catéchismes en tous genres _ constructives _ elles, et véritablement _ et à l’imagination la plus créatrice _ cf ici le merveilleux L’Institution imaginaire de la société du plus grand que jamais Cornelius Castoriadis ; alors que le livre est paru en 1975.

Cf aussi les divers volumes de ce grand livre qu’est Le Principe Espérance, d’Ernst Bloch.

La véritable urgence _ à l’encontre de toutes celles qui acculent, de plus en plus massivement de jours en jours, d’années en années, au burn-out ; cf le remarquable travail de Pascal Chabot en son très incisif Global burn-out, paru en janvier 2013 _ est bien pour nous le combat _ à mener, sans relâche et sans fin, sans jamais renoncer _ contre la confiscation _ voilà ! _ des mots, des images et du temps _ mots, images et temps (de la vie, unique, pour chacun) constituant les tous premiers biens fondamentaux de notre humanité véritable (inlassablement en chantier de construction !), en tant, à la fois, que personnes et que citoyens, pour le moment encore, du moins ; et biens qui sont, en les divers usages que nous avons à en faire, en permanence à élaborer, former, forger, élever, construire, affiner, et pas seulement réparer au fur et à mesure des raréfactions, dégâts, blessures, mutilations, disparitions, aliénations (surtout insensibles ; cf la grenouille ébouillantée peu à peu, à petit feu, sans qu’elle cherche à nul moment à sauter hors du bocal…) qu’ils subissent.

Ici, que devient l’école ? Et son service public ? Cf le grand livre (indispensable !) de Denis Kambouchner, L’École, question philosophique, paru en 2013, ainsi que mes (modestes) articles des 24 février et 14 mars 2013 sur ce livre majeur : Penser vraiment l’école : l’indispensable et urgent débrouillage du philosophe _ l’admirable travail de Denis Kambouchner et Ecole et culture de l’âme : le sens du combat de Denis Kambouchner _ appuyé sur le « fait du bon professeur »

Les mots les plus menacés sont ceux que la languetelle une nouvelle LTI ; cf la lumineuse analyse de Victor Klemperer à l’égard des dégâts opérés sur la langue allemande de Goethe par la langue des Nazis : LTI, la langue du IIIe Reich _ Carnets d’un philologue  _ du flux mondial de la communication verbale et iconique _ existe en effet aussi un terrible impérialisme des images (dont celles des nouveaux multi-médias) que décrypte si bien Marie-José Mondzain _ fait peu à peu disparaître _ rien moins : la langue, vivante, en effet, évolue au fur et à mesure de ses usages, et en particulier, forcément, de ses usages statistiquement dominants ! via les médias de masse _ après leur avoir fait subir _ à ces mots les plus menacés : ici la réflexion de Marie-José Mondzain se focalise sur les mots « radicalité« , « radicalisation« , « déradicalisation«   _ torsion sur torsion _ voilà _ afin de les plier _ voilà _ à la loi du marché _ et de ce que leurs commanditaires cherchent à faire croire au public adhérant et vite captif, en addiction ; sur le marché (et la révolution culturelle libérale), cf Dany-Robert Dufour : Le Divin marché. Peu à peu, c’est la capacité d’agir _ voilà _ qui _ par la paresse et la lâcheté induites par ces habitudes de croire, et de croire penser ! _ est anéantie _ voilà ! de plus en plus monopolisée qu’elle est, cette « capacité d’agir« , par les pouvoirs de l’argent et ses séides, affaiblissant jusqu’à ceux qui s’y opposent et leur résistent _ par ces confiscations mêmes, qui veulent anéantir toute énergie transformatrice _ qui irait au détriment de (et en résistance à) leurs intérêts de pouvoir (surtout financier). Si ces propositions font penser que je crois dans la force révolutionnaire de la radicalité _ vraie : créatrice et libre, imaginante _, on ne s’y trompera pas, à condition de consentir à ce que la révolution ne peut exister qu’au présent. La lutte n’est et ne sera jamais finale, car c’est à chaque instant que nous sommes _ en permanence, sans relâche, y compris et d’abord physique, nerveuse… _ tenus _ voilà ! C’est là le devoir même

(à l’égard de soi comme surtout des autres : je déteste personnellement l’expression « se devoir de«  quand elle se substitue à l’élémentaire et très impératif « devoir«  ! telle la racine des plus éhontés cynismes sans vergogne ! auxquels nous assistons maintenant, aujourd’hui même, de la part de politiques aspirant (ô la belle exemplarité !) à la fonction présidentielle !!!) ;

c’est là le devoir même d’assumer sa condition d’humain, peu à peu conquise, à l’échelle des peuples comme à celle, aussi, des indivividus-personnes-citoyens ; mais ce qui a été gagné et s’est construit, à la fois lentement, mais aussi par sauts, par bonds, peut, forcément, aussi se détériorer, s’abimer, se ruiner, se perdre et être perdu, peut-être, ou parfois, sans retour ; « Civilisations, nous savons que nous sommes mortelles« , mais résistons !.. _ ;

car c’est à chaque instant que nous sommes tenus

d’être les hôtes _ accueillant _ de l’étrange _ cet étrange même à oser (« Sapere aude ! » est bien la devise des Lumières, comme nous l’a appris Kant), à oser concevoir, oser penser, donc, par ce que personnellement je nomme « imageance« , à partir de ce que Marie-José Mondzain, quant à elle, nomme « opérations imageantes«  _ et de l’étranger _ en un devoir d’hospitalité et d’accueil _ pour faire advenir ce _ c’est-à-dire cette radicalité créatrice, donc _ qu’on _ c’est-à-dire ces pouvoirs et leurs inféodés _ nous demande justement de ne plus attendre et même de repousser _ avec agressivité, colère, fureur, même. La radicalité n’est pas un programme _ ni a fortiori un complot _, c’est la figure de notre accueil _ authentiquement créatif ; du moins s’y essayant : à la Montaigne en ses Essais… ; et de ce qui s’y partage _ face à tout ce qui arrive _ de non programmé, et cela via quelque algorithme que ce soit _  et ainsi continue de nous arriver _ pour peu que ces arrivées-là, en leur diversité, hors de nous et aussi en nous, ne soient pas tout bonnement assassinées, noyées, anéanties et effacées de ce qui s’expérimente jusque dans le plus quotidien.

Pour moi,

le fond du problème _ civilisationnel _ abordé dans ce livre important, consiste dans le crucial et complexe processus de constitution et destruction-annihilation

(menant, non pas à quelque « radicalisation« , mais bien à ce qu’il faut qualifier de « fanatisme » : par « fanatisation« , donc, si on veut, pour bien nommer ce processus _ cf ici les fortes analyses d’Étienne Borne, en son lucidissime Le Problème du mal, publié en 1958 aux PUF)

de la subjectivation _ concept détaillé notamment par Michel Foucault _ dans le devenir même, tout au long de leur vie, des personnes ;

avec la place qu’y prennent et occupent

et la liberté

_ ainsi que la responsabilité qui va avec, notamment face au mal ; cf à propos du constat, pages-131 130, qu’« il n’y a pas de réelle contradiction entre la radicalité du mal chez Kant, et la banalité du mal chez Arendt, parce que l’un et l’autre reconnaissent l’irréductible liberté propre à tout homme. La radicalité renvoie à l’énigme de la liberté, la banalité à la possibilité pour tous de devenir le sujet du mensonge et de la cruauté« , les deux superbes citations, pages 131 et 133, empruntées à l’article, en 1994, Kant et l’idée du mal radical, de Myriam Revault d’Allonnes : « On voit déjà pourquoi le mal radical peut être dit « banal » : il est radical parce qu’il est banal. Il est le mal de tous, même si tous ne le font pas. » et « C’est nier l’insondable pouvoir de la liberté que de vouloir _ par une politique de la régénération (on dirait aujourd’hui « déradicalisation«  !) _ extirper du cœur de l’homme jusqu’au désir de faire le mal : le mal est le mal de la liberté«  : c’est très clair ! _

dans le moindre de nos actes,

et aussi, justement, la radicalité _ voilà ! _ de nos opérations imageantes, à chaque instant ;

radicalité telle que l’analysent _ à partir, par exemple, de quelques lectures très précises de Platon (Timée) ou Aristote (De l’âme) _ un Cornelius Castoriadis,

mais aussi un Ferdinand Deligny, thérapeute,

ou un Masao Adachi, cinéaste,

dans les analyses passionnantes qu’en livre ici Marie-José Mondzain.

Sur le fanatisme

_ un mot curieusement absent ces derniers temps ; et plutôt que de « radicalisation« , pourquoi ne parle-t-on donc pas, ou plus, de « fanatisation » ?.. _ 

comme une des « trois figures essentielles du mal humain« ,

voici ce que disait en 1958, en Le Problème du Mal, Étienne Borne :

Le devoir, inséparable d’une attitude polémique contre le mal, c’est-à-dire de débat _ voilà _ et de combat avec le monde et les hommes, trouve sa vérité philosophique et concrète dans la passion. Rien ne trahit plus le cœur humain que la réduction de la vie morale à une lutte de la raison contre les passions en vue de la possession d’une sagesse paisible. Ôtée la passion, il ne resterait de l’homme qu’une plate caricature, une ombre sur un mur _ oui : désubjectivée… L’immoralité lorsqu’elle va jusqu’au bout d’elle-même poursuit la même dégradation : le propre du vice est d’être sans passion, comme un rituel et une mécanique _ voilà. L’Enfer est le désert de la passion et il faudrait le dire de glace et non de feu _ en effet ! L’homme entre _ oui _ en immoralité l’expression est bien intéressante ! _ lorsqu’il organise la fuite _ oui, par un dispositif _ devant la passion, comme l’avouent si elles sont correctement interrogées les trois figures essentielles du mal humain, le dilettantisme, l’avarice, le fanatisme. Les décrire serait la tâche d’une phénoménologie morale ; on se contentera de les analyser brièvement comme autant de philosophies en action _ contre lesquelles mettre en garde.

Le dilettantisme est un don juanisme _ voilà _ du cœur, des sens et de l’esprit. Rendez-vous élégant de tous les humanismes et de toutes les cultures, produit précieux des civilisations décadentes par excès de richesses, le dilettantisme est monstrueusement intelligent, il excelle à montrer la relativité et le mélange indéfinis du bien et du mal dans les intentions et les actions humaines, il se garde de la partialité et de l’engagement comme d’une grossière faute de goût, il se réclame des apparences successives et contradictoires de la nature et de l’histoire. Le dilettante pratique une technique d’évanouissement du mal _ voilà ! _ qui fait du monde un beau mensonge. Parce qu’il refuse la passion, l’accès à l’existence lui est interdit _ oui. Parce qu’il a peur de prendre le mal au sérieux dans l’angoisse _ que nous avons à assumer, en dépit de son inconfort immédiat _, toute réalité et la sienne propre deviennent de purs possibles sans substance. Le dilettante ne vit pas, il a l’air de vivre _ désubjectivé qu’il est.

L’avarice, en dépit d’un lieu commun tenace, n’est pas une passion. Ne pas vouloir dépendre, s’enfermer dans un système de sécurité, chercher une expérience de parfaite suffisance à soi, c’est l’avarice même _ oui _ et le contraire de la passion qui est l’épreuve continue _ oui : splendide vérité ! _ d’une vulnérabilité à autrui _ voilà : la passion s’expose à l’altérité, et dans la durée longue de la fidélité. L’avare vrai est Gobseck et non pas Harpagon, ce timide, inconséquent et comique apprenti. L’avare intégral entasse l’argent pour ne rien devoir à personne et pour avoir entre ses mains l’infaillible solution de tous les problèmes, pour constamment se retirer et dominer sans le faste puéril du pouvoir visible, bref pour tenir toujours efficacement le mal _ de la dépendance envers autrui _ à distance. L’argent n’est qu’un moyen _ mais très général, en l’apparence de son efficace _ d’y parvenir, plus vivement symbolique, parmi beaucoup d’autres. Le pharisaïsme, ce respect littéral de la loi, qui demande austérité et vertu réelles, est une technique sûre _ car littérale et mécanique _ de préservation du péché et par conséquent une forme d’avarice et une même carence de passion. L’avare est toujours ce prudent, ce vertueux qui a la morale avec lui et qui a su se séparer du mal. Incapable de reconnaissance, il se perd dans une ingratitude de dimensions métaphysiques, parce qu’il n’a pas voulu s’engager _ voilà _ dans la passion qui dissout _ en effet _ les sécurités _ et les prévisibilités _ et dans le risque qui s’ouvre à _ l’inconnu de _ l’espérance.

Le dilettante et l’avare étaient des êtres de solitude, des hommes psychologiques ; le fanatique est un être de communauté, un homme foncièrement sociologique _ un suiveur de pur conformisme. Le dilettantisme était une esthétique universelle, l’avarice un absolu de morale, le fanatisme est une religion politique _ oui _ qui entend résoudre dans l’histoire le problème du mal par des techniques d’écrasement et d’extirpation radicale _ par le meurtre généralisé.  Il professe une doctrine de salut par la nation, la classe ou le parti. Le fanatique est aussi bien esclave terroriste que maître despotique : c’est le même esprit de tyrannie, le même manichéisme qui ne supporte pas le partage des valeurs, le dialogue _ voilà _ des expériences _ une expression que reprendrait, j’en suis sûr, Marie-José Mondzain ; mais pour qu’il y ait « expérience« , encore faut-il qu’il y ait un « sujet«  ; et que celui-ci ait pu, déjà, se constituer en un processus un peu développé de « subjectivation« … ; là-dessus, relire Walter Benjamin et Hannah Arendt… _ et qui a besoin pour se rassurer _ mais très mal ! et pas vraiment ! très illusoirement !!! _ sur le bien et le vrai d’une unification _ artificieuse et criminelle _ des consciences _ réduites alors à de purs réflexes pavloviens !!! et panurgiques… _, impériale, charnelle, violente. Familier des procès d’hérésie, le fanatique poursuit à la fois le déshonneur, la réfutation et la mort de l’adversaire. Sa cruauté est le fruit d’une haine sans passion _ la passion impliquant toujours, elle, un processus long et complexe ; et comportant un engagement envers l’autre, ou envers de l’altérité en son objet visé _ qui s’exerce légalement, mécaniquement _ voilà _, rituellement _ aussi. Le fanatique réduit ses victimes à une condition anonyme, substitue à leur visage concret _ voilà _ la définition abstraite de l’hérétique et du traître _ ôté tout visage… Il résout le problème du mal par la destruction des méchants, comme on vient à bout d’une invasion de microbes et d’un vol de sauterelles _ ou d’une infestation de poux. Mais dépersonnalisant _ et désubjectivant _ l’esprit et lui ôtant la moindre opération d’imageance _, perpétuant la guerre par sa mythologie de la dernière des guerres avant la victoire totale, il paraît parfois se confondre avec l’esprit du mal.

Dilettantisme, avarice et fanatisme ne cessent d’ajouter au mensonge, à l’ingratitude, à la haine ; ils sont le mal parce que dès le départ ils ont refusé cette participation au mal dans l’angoisse _ celle de la liberté (et de la responsabilité), et aussi de l’amour _ qui est la seule voie _ qui prend toujours un minimum de temps, de réflexion, voire de débat avec d’autres, qui soient des interlocuteurs proposant des objections, un dialogue _ vers la libération ; chacun d’eux est un système cohérent et fort de liquidation _ annihilation _ du mal, une solution intégrale _ supposée ! _ du problème — ; et vécus ils aboutissent à une exaspération du mal. Il manque aux moralismes comme aux immoralismes de connaître que la passion est la substance de la vie ; ou plutôt ils n’en ont que trop conscience, tant sont savantes et habiles les précautions qu’ils prennent pour ne se point brûler à cette flamme.

La passion sera alors pour la conscience morale critère d’authenticité. L’âme du devoir est ce prophétisme qui, depuis les temps de l’ancien Israël, se manifeste par la dénonciation des tyrannies et des servitudes, la protestation contre l’iniquité de la mort, la guerre aux idoles, c’est-à-dire au partage de Dieu en valeurs ennemies. Le dilettantisme oubliait, en moquant l’esprit de sérieux, que la colère et l’indignation sont les premiers sentiments moraux. La conscience morale ne sera fidèle à sa propre essence que si elle ne renie pas ses origines. En ce premier sens et comme par enracinement _ à nouveau du radical _, le devoir est déjà passion, ou dilettantisme vaincu.

Fin de citation.

Ici,

et commentant le nettoyage entrepris superbement par Marie-José Mondzain des mots et expressions à partir de « radical« , « radicalisé« , « radicalisation » et « déradicalisation, »

je mettrai donc l’accent sur l’apport magnifique à l’intelligence des enjeux de ce qui nous _ sujets que nous essayons de constituer _ menace et de ce contre quoi il nous faut défendre les sources et ressources _ oui _ de notre liberté la plus effective, efficiente et la plus concrète _ à l’œuvre et en œuvres _ à déployer, développer, épanouir, faire resplendir en actes et en œuvres dans la joie,

que constituent et donnent les trois derniers chapitres de Confiscation,

que Marie-José Mondzain intitule « Image » (aux pages 143 à 164), « Zone et zonards » (aux pages 165 à 189) et « Paysages » (aux  pages 193 à 207).

Analysant, au sous-chapitre (d' »Image« ), qu’elle intitule justement « L’imaginaire radical » (aux pages 153 à 164), les démarches et positions-propositions très riches de Cornelius Castoriadis,

Marie-José Mondzain précise, page 156 :

« L’image est justement le site _ un terme à méditer _ inassignable _ voilà ce qu’elle va, et très brillamment, expliciter et justifier : notamment en commentant, un peu plus loin, au chapitre suivant, certaines pages (37 d) du Timée de Platon, à propos de la « Chôra«  ; et, aussi, des pages du traité De l’âme d’Aristote, à propos du « Diaphane« … _ qui met _ avec audace et pertinence à la fois _ en rapport _ dynamisant et fécond _ ce qui est _ apparemment, au départ du penser-juger, pour soi-même, en son effort courageux de méditation-analyse-prospection _ sans rapport« .

Et, page 157, elle cite l’extrait suivant de la page 481 de L’Institution imaginaire de la société, de Cornelius Castoriadis :

« La représentation est la présentation perpétuelle, le flux incessant dans et par lequel quoi que ce soit se donne. (…)

Le flux représentatif fait précisément voir _ percevoir, concevoir _ l’imagination radicale comme transcendance immanente _ expression-oxymore  que ne renierait pas Michel Deguy ! _,

passage _ voilà ! _ à l’autre _ en son altérité profonde de départ _,

impossibilité pour ce qui « est » d’être

sans _ simultanément _ faire être _ voilà ! _ l’autre (…)

En tant qu’imagination radicale _ nous y voilà ! _,

nous sommes ce qui « s’immanentise » dans et par la position d’une figure

et _ d’un même inséparable mouvement _ « se transcende » en détruisant cette figure par le faire-être d’une autre figure« .

Extrait que Marie-José Mondzain commente aussitôt ainsi :

« L’écriture de Castoriadis est en général si claire qu’on ne peut qu’être encore surpris _ et ébranlé _ par la difficulté et l’absence de fluidité qui surgissent ici dans son expression même« .

Et elle poursuit ce très significatif commentaire pensif, voire interrogatif, de l’extrait, un peu plus loin (page 160) :

« Cet extrait énigmatique est un véritable tour de force conceptuel _ nécessaire et fécond, en son défi _

qui fait qu’une source obscure et même ténébreuse _ plus loin, elle va lui appliquer le terme de « zone«  _ éclaire de tous les feux de l’incarnation _ encore elle ! _ ce qui donne naissance non seulement au sujet _ voilà _, mais à la société tout entière.

Elle est le brasier nucléaire,

détenteur d’une puissance quasi atomique

et sans lequel il n’y a ni invention de l’ordre ni création des événements de l’histoire « .

Et encore :

« Le texte mérite qu’on y examine de plus près les termes _ oui _ dans lesquels l’hypothèse de « l’imagination radicale » plaide pour la radicalité de toute exigence _vraie _ de _ vraie _ liberté, qu’elle soit individuelle ou collective« .

Et cela pour mettre l’accent, page 161, sur le fait que

« chez Castoriadis, la défense de la radicalité

modifie la fable _ du labyrinthe de Dédale et du fil d’Ariane (à impérativement suivre à rebours afin de parvenir à s’en sortir) _

et lui confère au contraire son tranchant »

_ et cela, à l’exact inverse de la pensée « qu’il tient à la continuité _ douce et réconfortante _ d’un fil qu’il suffirait de suivre en le faisant défiler dans sa main _ d’instituer la fidélité des trajectoires et de permettre à la fois d’en finir avec la terreur _ telle celle du Minotaure _ et de retrouver la lumière vivante de l’ordre »

Et de poursuivre :

«  »Tranchant » est un mot radical et fondateur _ voilà, les deux ! _ dans le labyrinthe des explorations, des carrefours et des choix _ à effectuer.

Trancher, c’est choisir en opérant une coupure ;

et pour cela il faut que le fil soit celui du rasoir,

celui de la lame aiguisée, prête pour le combat « .

Ainsi, Marie-José Mondzain avance-t-elle, pages 162-163 :

« Le tranchant du fil _ avec la conséquence de la déprise-rupture qui s’ensuit _ transforme _ donc _ le récit labyrinthique

car le triomphe du Minotaure ne tient qu’à un fil, et sa défaite aussi.

Si le labyrinthe est une affaire

non plus d’architecte abritant la voracité « d’un monstre de la folie unifiante »,

mais de géographe et de géomètre,

alors ce qui importe à chaque carrefour _ voilà _,

ce n’est pas, comme pour le Petit Poucet, de conjurer l’égarement par la conservation des traces ou la continuité d’un fil,

mais au contraire de créer la scène de la séparation _ ou audace de la déprise _ :

pas de fil d’Ariane,

mais à chaque carrefour un combat

pour pouvoir emprunter justement le chemin barré.

La ruse salvatrice du fil d’Ariane consistait à retrouver son chemin,

donc à pouvoir rebrousser

afin de sortir par une issue qui n’est autre que l’entrée elle-même.

Bien au contraire, les carrefours du labyrinthe sont des sites décisifs, sans retour _ voilà ! _,

dont le franchissement ne s’opère qu’en termes de lutte et d’énergie imaginaire c’est-à-dire créatrice.

Pour Castoriadis,

on ne peut pas se perdre si on invente _ soit un acte d’institution imaginaire : acte(s) d’institution de soi comme sujet, comme acte(s) d’institution de la société _ la suite _ cf ici les analyses de ce que sont la « suite » et la « poursuite » dans le travail précédent de Marie-José Mondzain : Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleursAinsi que mes articles : Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain et Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012

Choix radical et créateur sur un territoire construit et pensé comme un réseau de chemins _ se croisant, se ramifiant _

où l’on évite les fils _ non créateurs _ de retour et ceux de l’égarement. »

« Le labyrinthe impose _ ainsi _ la nécessité _ courageuse _ du saut (…),

le choix d’une voie périlleuse dont l’issue ne tient pas à la continuité d’un fil,

mais qui tisse lui-même _ de son initiative _ le fil arachnéen où vient se poser _ maintenant, hic et nunc _ son pas et s’inventer son itinéraire.

On ne subit pas le labyrinthe comme un piège préétabli et élaboré par d’autres pour notre perte,

on évolue labyrinthiquement dans des espaces sans retour _ mais qui ont une histoire, et qui, aussi, vont la faire _

dont l’énergie inaugurale _ voilà : aude sapere ! _ nous est sans cesse à charge _ avec espérance.

Quand l’énergie de la provenance n’est autre que celle de la destination elle-même,

les carrefours et les bifurcations inscrivent dans l’espace des zones _ le mot apparaît ainsi ici _ imprévisibles

où se décide à chaque instant _ par nous comme sujet décidant, et sur le champ _ une forme _ voilà _ sans précédent.« 

Avec cette conclusion, pages 163-164, de ce chapitre « Image » et cette sous-partie « L’imaginaire radical » :

« L’image est l’apparition _ survenant alors _ de cette forme ;

la zone est le site de cette géographie des possibles _ s’esquissant ainsi, et ayant à se préciser, dessiner, par nous.

Et on appelle peut-être « artiste« 

le corps qui donne à l’apparition de cette forme une visibilité autorisant le partage,

c’est-à-dire donnant à ce partage le nom d’un acteur qui est celui d’un auteur.« 

Et « c’est à partir de cette zone _ nécessairement indistincte au départ, en même temps, et surtout, que formidable gisement-source d’énergie… _

que je propose

d’inscrire un nouveau déploiement de la radicalité imaginative _ voilà _,

créatrice d’espaces et de temporalité communs » ;

et « je déplacerai le curseur de la lecture de Platon,

pour y repérer (…) une indication fondatrice du rapport de l’image à la temporalité

et à l’exercice étonnant qu’il fait de sa propre fantasia

pour penser l’inscription radicale de l’image dans un site _ ou « zone » _ d’absolue indétermination« .

Dans le chapitre suivant intitulé « Zone et zonards« , pages 165 à 189 _ de Confiscation,

et à partir des lectures _  commentées _ de passages du Timée de Platon par Cornelius Castoriadis et Jacques Derrida,

Marie-José Mondzain en vient, page 167 et suivantes,

« au point nodal où la problématique de l’eidos _ l’idée _ croise _ voilà _ celle de l’eikôn _ l’image.

Platon, plus haut dans le Timée, avant d’inscrire et de décrire son « imaginaire radical »,

avait nommé le temps image _ eikôn _ mobile de l’éternité (37d, 5).

Dire du temps qu’il est image,

et dire de cette image qu’elle est éternité en mouvement,

est une formulation d’une audace et d’une puissance inouïe oui !

Dans une formule de trois mots,

Platon hausse eikôn à hauteur de la zone où se joue le devenir sensible et visible du monde intelligible lui-même,

en se déployant dans le réel selon le nombre en mouvement.

L’image est donc ce qui met en relation dans le temps,

l’éternité de l’idée

et l’espace où nous expérimentons la réalité sensible du devenir dans son apparition _ même.

L’image est apparition voilà ! _ de l’idée dans le monde du devenir temporel.

Mais Platon veut aussitôt préciser la nature de ce « lieu » inassignable,

celui du troisième genre de l’être

où cette relation opère,

où l’eikôn est mouvement de l’eidos, de l’idée en son éternité.

L’image est pour toujours du « troisième genre », lieu non de l’être, mais du « naître ».

C’est pourquoi l’étape suivante de la méditation platonicienne

vient répondre à la question du lieu de naissance _ voilà _ de l’apparition sensible de l’idée.

Platon imagine, au sens plein _ voilà _, la béance _ voilà _ de ce lieu vide _ vacant _ qu’est le site de la gestation du visible.

Il en fait l’hypothèse, le fait surgir, comme si c’était un néologisme, sous le nom de chôra.

Evidemment, ce mot n’est pas un néologisme,

il existe à côté et à distance de topos, qui est le mot de la localisation (…).

Et pourtant, atypique, chôra arrive ici dans le champ philosophique comme une énigme lexicale

qui n’en finira pas de poser un problème de traduction.

Dans la langue commune, il désigne l’espace non urbain.

Il est le champ qu’on peut cultiver, le hors-champ de la cité,

qui échappe à la détermination des limites et des institutions.

Ainsi le mot va-t-il occuper un site intermédiaire,

entre friche et culture, bornage et illimitation,

dont le nom a la porosité de la membrane qui sépare et compose le voisinage entre le logos, qui le désigne, et le muthos, qui l’hallucine.

Platon, pour l’introduire, doit absolument inventer _ oui ! _ ce troisième genre de l’être (triton genos)

qui ne relève

ni du monde intelligible et solaire des idées,

ni du monde des ombres sensibles propre aux incertitudes et aux apparitions précaires.

On doit donc imaginer _ voilà ! _ une « zone » _ voilà ! _ d’où un régime de visibilité surgit _ voilà ! _

à l’image _ seulement, certes _ de l’éternité _ mais incarnant bel et bien celle-ci ! _,

une « zone » d’indétermination originaire _ et féconde _,

sans laquelle _ toutefois _ il serait impossible pour un vivant pensant et parlant d’envisager,

de donner son visage à l’apparition de l’idée _ apparition de l’idée qui, donc a besoin d’un tel visage

Imaginer cette zone sans jamais la voir,

c’est reconnaître en elle la condition _ voilà : comme transcendantale _ de la visibilité elle-même« , page 169.

Et, poursuit Marie-José Mondzain,

« Aristote hérite de cette exigence « mythique » _ de Platon _ lorsque, dans le traité De l’âme, il donne le nom de « diaphane » à une instance sans nom (anonymos)

qui est _ aussi et encore _ la condition invisible de la visibilité.

La chôra platonicienne a bien la diaphanéité, la transparence, de ce qui est _ à la fois _ le recueil et la matrice du visible.

L’origine du visible se trouve _ ainsi _ dans l’invisibilité matricielle de la chôra,

chôra dont il _ Platon _ nous dit qu’elle est obscure (amudron), difficile à penser (kalepon noient), à peine croyable (mogis piston), donnée comme en rêve (oneiropoloumen) et de façon batarde (nothos).« 

Marie-José Mondzain peut donc conclure ce passage, pages 169-170 :

« Platon est donc en effet le premier à formuler en philosophie la nécessité de poser dans sa radicalité _ voilà ! _ une instance imaginaire,

c’est-à-dire de poser l’hypothèse sans laquelle on ne peut rien voir _ voilà ! le regard (tout regard) a une histoire : le regard doit impérativement se former, dès les premiers moments et jours de l »ouverture des yeux du nourrisson ; cf ici par exemple les analyses, dès 1958, de René Spitz (1887-1974) dans Du regard à la parole _ la première année de la vie Et il faut ici aussi se pencher sur le devenir de l’appréhension des formes signifiantes chez les animaux, dans les travaux des éthologues… _

qui donne dans la vie sensible

son lieu voilà ! _ à la pensée

et sa possibilité au savoir« . 

Ajoutant tout aussitôt, page 170 :

« Castoriadis _ tout anti-platocien qu’il se veut _ doit bien à Platon cette symbiose théorique entre originaire et imaginaire,

même s’il ne traduit pas _ lui, Castoriadis _ chôra,

que je traduis ici _ écrit-elle _ par « zone ».

Ce réceptacle du visible en est la source, la matrice (métra),

nourrice (tithènèn) du visible (48a-52e).

L’invisible est _ ainsi _ la condition du visible,

à partir d’un espace sans lieu _ voilà ! _

qui opère radicalement _ comme source féconde _ comme pure indétermination matricielle et donc féconde sans avoir eu besoin d’être fécondée _ mais qui va peu à peu nourrir le visible s’élaborant à partir d’elle, de la réception-assimilation plus ou moins riche, de références culturelles, de tout ce qui va s’apprendre des échanges de signes (dont, pour les humains, la langue !) avec les autres.

On peut saisir au passage la raison pour laquelle les penseurs chrétiens se sont saisis de cette chôra

pour nommer _ en effet _ la Vierge, matrice et nourrice d’un divin bâtard,

membrane diaphane et intacte, qui met au monde, comme on fait apparaître sur un écran l’image naturelle,

archétype de toutes les images possibles, image inengendrée de l’inengendré,

visibilité qui ne cesse de mourir pour ressusciter.

Cette matrice est bien ce qui donne son visage à la transcendance,

ce qui permet (…) d’envisager la visibilité de l’idée.« 

« Traduire chôra par « zone »

est assez fidèle au dispositif spéculatif qui formule les conditions de l’image et du visible,

car zonè est la ceinture _ voilà ! cet élément est important _,

le périmètre _ mais vague et indéterminé, lui, à la différence de la ligne distincte, elle, de l’eidos !.. qui donne sa forme au visible,

la limite de l’incirconscriptible

en même temps que _ déjà, aussi _ l’inscription _ graphè _ de l’illimité.

Mais ce graphe défie l’écriture et sa lisibilité ;

il opère en excès, en débordé de la matérialité des signes.

Le grapheus, lorsqu’il fait des images, est _ ainsi _ un « zonard »,

comme l’est tout artiste dont les gestes _ s’inventant _ qui font naître le sensible

se posent _ dans leur fulgurance _ sur le seuil indiscernable du visible et de l’invisible.

Affaire de membrane, que les Grecs ont désignée du nom d’hymen », pages 170-171.

Marie-José Mondzain explique alors pourquoi elle a « choisi d’appeler « zone  » cette chôra » de Platon et de Castoriadis :

« la raison la plus forte est que cela permet aux zonards, sans domicile fixe et sans identité assignée,

aux exilés et exclus de toutes provenances,

de partager _ avec fécondité _ un site d’hospitalité inconditionnelle,

où tout est possible,

où rien n’est soumis à l’empire _ implacable _ de la nécessité.

Nous pouvons partager avec les zonards la liberté _ ouverte et ouvrante  _ de cette imagination radicale,

c’est-à-dire les débats collectifs sur les conditions de la communauté,

les conversations du regard _ cf Le Commerce des regards _

qui font advenir à la parole _ et c’est très important _ les expériences de la sensibilité.« 

Et elle en déduit que

« nous devons construire ensemble la scène de ce partage.


C’est dans la zone de ce partage de l’appartenance de tout vivant à un espace de liberté et d’invention,

dans cet espace transgénérique, propre à l’image,

que s’inscrivent _ à la fois _ nos gestes inventifs

et nos résistances.« 

Avec cette conséquence cruciale :

« La confiscation _ revoici le mot ! _

et la perte de cette ressource de la radicalité _ ou le cœur du problème abordé en ce livre important ! _,

réduisent tout sujet _ non sujet, en fait, car seulement et totalement passif, décérébré _ de ce dépérissement _ amenant à une terrifiante désubjectivation, annihilation (et suicide) de (ce) qui avait vocation à constituer et devenir un vrai sujet… _

à tenter les expériences _ mais en sont-ce vraiment ? _ extrêmes

que sont la _ fausse _ piété fanatique _ le mot « fanatisme«  apparaît bien ici _,

les rites _ faussement _ purificateurs

et _ tragiquement (en tout ce qu’ils détruisent en les autres comme en soi) _ initiatiques du sacrifice meurtrier et suicidaire _ sadisme et masochisme sont toujours de très puissants facteurs _,

les fureurs de l’intolérance _ envers autrui _

et l’obéissance aveugle _ et affreusement vide _ à des recruteurs impitoyables.  « , page 172.

« Il faut cesser de voir trop commodément _ les convertis à la terreur comme des barbares, des monstres ou des fous.

Ils incarnent _ plus simplement _ la misère profonde _ tant culturelle qu’économique, ainsi que les résultats _ de l’imaginaire collectif

que le capitalisme ne cesse de tarir (…) avec les produits euphorisants, qui se veulent salvateurs, du divertissement et de la guerre sainte » :

ce précisément contre quoi Marie-José Mondzain appelle ici à résister.


Car, dit-elle, pages 172-173,

« c’est au nom de cette résistance possible

que je plaide ici

pour la radicalité émancipatrice de tous les gestes d’hospitalité

et de création« .

Et « créer, c’est sortir de l’impuissance« .

Et « donner à sentir, c’est produire du commun« _ authentiquement partageable _, page 188.


Le dernier chapitre, intitulé « Paysages« , de Confiscation

aborde ce que Marie-José Mondzain appelle, pages 193-194,

« la porosité des espaces

dans lesquels se joue le passage _ mais oui _ de la violence inhospitalière du monde habité,

au site _ de création artiste, ou autre, à la place de la violence et du meurtre ! _ où l’imagination radicale produit la zone sismique _ de création, donc, avec ses cataclysmes _ où poussent avec obstination les saxifrages irréductibles« .

Marie-José Mondzain prend en priorité deux exemples,

touchant « à la question cruciale du hors champ » ;

question qui l’intéresse depuis longtemps, en ses analyses d’images, au cinéma et ailleurs :

_ le hors champ de Poussin et de ses paysages tragiques _ tels ceux des « Quatre saisons« , au Louvre, mais aussi le « Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé«  (du Städel Museum de Francfort-sur-le-Main) _ ;

_ et le hors champ du cinéaste japonais Masao Adachi _ notamment dans son film de 1969 « A.K.A. Serial Killer« , et d’après son texte de 1971 « Questions imaginaires au tueur en série. L’affaire Norio Nagayama« .

Avec cette thèse, pages 200-201 :

« Le paysage est bien le palimpseste toujours déchiffrable _ pour qui incline à décrypter… _ de toutes les passions,

c’est-à-dire de tous les crimes commis et de toutes les violences subies,

et même de tous les chagrins éprouvés par ceux qui laissent derrière eux les traces innocentes et visibles de leur disparition violente.

L’événement _ lui-même, en tant que tel _ disparaît du champ _ de vision du regardeur _ ;

et c’est son hors champ, donc le paysage, qui devient mémoire sans fin _ du moins potentiellement _ des crimes invisibles » _ qui y ont eu lieu.


« En suivant l’analyse d’Adachi,

on peut entendre que le premier crime du serial killer est toujours déjà le deuxième,

dans la mesure où il s’inscrit sur la toile _ voilà ! _ des violences désubjectivantes _ voilà !! _

et donc destituantes du paysage

dont il est l’infime symptôme, le misérable rejeton _ superbe analyse !

Les crimes les plus terribles (…) sont commis par des corps pour ainsi dire déshérités d’eux-mêmes _ oui : de sujets désubjectivisés ! nihilistes parce qu’annihilés _,

qui imaginent  _ bien illusoirement _ pouvoir exister _ enfin ! _ dans le regard  _ !!! _ des autres

à la seule condition _ qui soit accessible aux locataires de ces corps, via les médias de masse d’aujourd’hui offerts _ d’organiser le spectacle des tueries qu’ils perpètrent au prix de leur propre disparition.

Examiner la scène où se déroulent des scénarios du désastre,

déchiffrer dans l’espace des villes

la violence inhospitalière et la brutalité de ce qui n’est plus « rencontre », mais « choc accidentel avec le corps de la terreur »,

voilà ce que Masao Adachi voulait filmer

en laissant sa caméra glaner les signes _ voilà ! _ de la déréliction, du désespoir et de la haine dans l’espace urbain de Tokyo.

Si Adachi ne cherchait pas à connaître ou à faire connaître la personne du serial killer,

c’est parce qu’il n’était « personne ».

Le criminel n’était _ certainement _ pas radical.

Adachi déplace _ donc _ la question de la terreur et du crime

pour envisager _ et nous faire envisager, aussi _ dans sa radicalité la responsabilité politique _ oui _ du geste cinématographique _ lui-même _ dans son adresse à la communauté tout entière« , page 202.

« Je crois que nous pourrions de la même façon aujourd’hui filmer

ou décrire l’espace que nous traversons chaque jour

pour en laisser voir _ et faire voir _ la violence dans les signes de la pauvreté _ voilà _,

pour montrer la matière même et les traces visibles et tangibles de l’isolement et de l’inhospitalité « ,

poursuit Marie-José Mondzain.

Et, page 203 :

« Dans le mouvement de sécularisation,

dont on dit qu’il est la marque du désenchantement du monde,

la réanimation sauvage du sacré _ superbe expression _

redonne du service à des fanatismes _ revoici le mot _

qui, précisément, indiquent un besoin de réenchantement dans les propositions les plus extrêmes _ et pas les plus « radicales«  !

Les nouveaux catéchismes imposent des fidélités factices _ certes ! _

et des dépendances suicidaires.

 

Faute de confiance _ authentique_ et de fiabilité _ vraie _,

on se jette à corps perdu _ c’est le cas de le dire ! _ dans les croyances les plus ineptes »

_ et à mes yeux la lente mais profonde détérioration de l’école, pour des raisons probablement d’abord d’économie de budget (mais aussi de mépris des personnes), a sa part de responsabilité aussi ;

celui qui a enseigné (avec bonheur, mais oui !!!) à philosopher durant quarante-deux années, peut rétrospectivement en juger…

Alors, page 204 :

« Y aurait-il des paysages où l’on ne peut _ nécessairement, fatalement _ que tuer ou mourir ?

N’est-ce pas dans le vaste hors champ des actes terroristes qu’a lieu la destruction criminelle de la planète _ Michel Deguy dirait, lui, de la Terre _ elle-même ? « 

Alors, et cependant, Marie-José Mondzain voit dans ce qu’elle nomme « un geste d’art« , page 205,

« le fait de tout geste prenant le risque _ aussi vertigineux _ de manifester cette puissance _ ouverte _ de l’informe

dans la forme même _ de ce qui devient œuvre.

C’est ce que je souhaiterais faire entendre, poursuit-elle, page 205-206, en disant que l’art est toujours zonard,

traitant toujours de l’intraitable _ et acceptant de s’y affronter _

et faisant advenir dans le sensible la temporalité singulière d’une phantasia turbulente et joyeuse _ parce que joyeusement joueuse.

C’est dans l’espace atomique sans limites des opérations imaginantes _ voilà _

que se développe cette zone privilégiée et insigne

où se déploient _ oui _ les jeux _ voilà _ de notre liberté.

Et je crois que la radicalité véritable _ puisque là est le fond de la question de ce livre _ est inséparable de la force irrésistible du rire et de la joie.

Même quand ils s’emparent du pire,

les gestes d’art nous rendent _ très effectivement _ heureux,

car nous y puisons les ressources _ fécondes _ de la joie et du partage.

La joie et le rire sont une source irrépressible d’énergie politique. »

Avec cette conclusion, page 207 :

« Au cœur d’un même événement,

deux régimes sonores se font _ ainsi _ entendre,

deux énergies

dans leur tension _ essentielle _ turbulente et jubilatoire _ oui !!! _ :

celle des craquements jaillissant des fractures _ « saxifrages », dit l’auteur ! _ qui détruisent les chaînes _ d’aliénation _

et rompent le silence de la fatalité _ à immanquablement subir _ et des enchaînements _ mécaniques, algorithmiques, robotisés _,

et celle qui surgit, dans la stridence _ d’art _ des voix, des corps qui dansent ou vagabondent sans orientation prévue,

car ils s’en remettent _ voilà _ à la pure radicalité _ oui : un pur commencement à ouvrir et déployer _ de la rencontre _ vraie : cf mon propre texte, en 2007, Pour célébrer la rencontre, que publia, alors, sur son site, Bernard Stiegler… _ avec celui ou celle qui arrive,

qu’on n’attend pas

et qu’on ne doit _ simultanément _ jamais cesser d’attendre _ afin de savoir être toujours prêt à l’accueillir, en son vivace et souvent bref passage ;

et d’abord apprendre à être apte à savoir, à la seconde, voir, puis saisir, ce qui (et d’abord qui), là, passe furtivement et très vite ;

à l’image du joyeux en même temps que tranchant divin Kairos, aux chevilles ailées,

qu’il peut nous arriver de croiser !

Pour rester radicalement fidèle à cette énergie _ voilà ! _

il faut bien consentir à ce qu’il n’y ait jamais de « lutte finale »,

mais une fidélité tenace _ oui, de chaque instant ! _

envers tout ce que nous devons

ne jamais cesser de combattre

si nous voulons ne pas cesser d’inventer _ oui _

pour le partager » _ absolument.

En trois pages excellemment ramassées,

la conclusion du livre, aux pages 209 à 211, vient relier lumineusement

la double thèse finale de Marie-José Mondzain, soient ces « deux propositions«  _ d’action on ne peut plus effective ! _ que sont

et « l’urgence d’une réappropriation _ par chacun et par tous _ de la parole« ,

et « l’impérieuse nécessité d’un combat _ tout à la fois puissant et joyeux _ contre la confiscation _ éhontée et à très grande échelle : mondialisée ; mais l’art peut, lui aussi, beaucoup ; et même une seule courageuse personne, parfois  _ des images et des mots« ,

à ce qui,

au long des analyses-explorations très fouillées de l’ensemble de ce livre,

est venu, justement, les fonder :

« C’est dans la composition _ au sens de la dynamique des forces, en physique _ sociale _ un art éminemment subtil à construire _ des relations d’échanges et de luttes _ les deux, qui sont liées _

que la paix _ vraie : « union des âmes«  dit Spinoza _ signifie un état positif de la vie antagonistique _ cf ici les décisives analyses de Nicole Loraux, en son La Cité divisée _ l’oubli dans la mémoire d’Athènes

Deux forces radicales _ à la fois de fond, et de capacité de commencement _ agissent dans cette composition _ avec sa résultante _ :

celle qui produit consistance et liaison _ au lieu de schize et déliaison haineuse _ dans un espace de fiabilité _ tellement et ô combien bafouée ces derniers temps-ci _ de la parole

et celle qui fait surgir _ dans l’inattendu de gestes d’essais de création _ des formes inédites _ voilà ! _ dans le voisinage périlleux _ parfois, sinon souvent, vécu dans l’angoisse _ de l’informe _ avec ses ressources de plasticité _ et la béance _ ouverture féconde _ d’un chaos _ généreux _ « …

Et « ces deux énergies s’originent peut-être _ ensemble ! _ dans une zone indiscernable d’indétermination radicale,

où le temps met en mouvement les images de l’éternité« .

Ce qui permet à Marie-José Mondzain de souligner, en commentaire :

« C’est cela, l’imaginaire _ ou «  »imageance« je préfère, pour ma part, ce terme, forgé à partir d’un participe présent de verbe d’action-création… _,

c’est cela, sa radicalité » _ ou puissance (formidable !) de commencement.

Et on comprend que les pouvoirs installés craignent cette puissance rivale de leurs efforts de main-mise, et cherchent à la domestiquer ou l’asservir, en (se) la payant, pour leur exclusif profit !!! Sur ce point, le rappel (in Image, icône, économie _ les sources byzantines de l’imaginaire contemporain) des querelles de l’iconoclastie, est aussi bien éclairant…

Et c’est à cette capacité d' »imageance« -là, en chaque sujet humain,

qu’il nous faut permettre d’apparaitre, surgir ;

et c’est elle qu’il faut protéger, préserver, encourager, en ses commencements,

afin d’aider à la cultiver vraiment par les meilleurs moyens qui soient

et contribuer à ce qu’elle se déploie pleinement,

en chacun des hommes,

afin d’aider à étendre, en se réalisant, en un processus épanouissant de subjectivation, leur humanité vraie,

attaquée qu’elle est par les opérations de décérébrage et désubjectivation à échelle mondiale,

de misérables (!) marchands d’illusions …

Merci, chère Marie-José, pour ce travail  bien utile, dans ces combats pour la culture vraie,

versus les impostures installées…

Titus Curiosus, ce mercredi 15 mars 2017

Le « Montaigne » en marche _ sur le tapis roulant à rythme variable (de la vie) _ de Thierry Roisin, au TnBA, bientôt : en février

23jan

 A propos de la venue à Bordeaux, au TnBA (Port-de-la-Lune), les 10-11-12 & 13 février prochains,

du très prometteur

_ au moins pour le « montanien » qu’il me plaît d’essayer d’être : cf l’article programmatique de ce blog, le 3 juillet 2008, « le carnet d’un curieux » _

« Montaigne » de Thierry Roisin…

voici, en forme d' »échantillon », pour y goûter, s’y « préparer » _ et pas trop indiscrètement _,

des extraits d’un échange de correspondances :

   De :       Ophélie Couailhac
Objet :     Spectacle Montaigne
Date :     5 janvier 2009 17:28:05 HNEC
À :       Titus Curiosus


Bonjour Monsieur,

Je me permets de vous écrire par l’intermédiaire de Bernard Sève

_ l’auteur de cette lumineuse entrée au « monde » (de pensée), si riche, de Montaigne, qu’est son « Montaigne. Des règles pour l’esprit« , paru aux PUF en novembre 2007 ; cf mon article du 14 novembre 2008 : « Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le “tissage” de l’écriture et de la pensée de Montaigne« , consécutif à sa (très belle : « jubilatoire » !) conférence pour la Société de philosophie de Bordeaux, la veille, le 13 novembre _

et Thierry Roisin

pour vous informer que le TnBA accueille au mois de février le spectacle « Montaigne » mis en scène par Thierry Roisin.

Je vous envoie en pièce jointe de la documentation sur ce spectacle, et je me tiens à votre disposition pour tout complément d’information.
Cordialement,

Ophélie Couailhac
Responsable des relations avec le public

Je signale, au passage, que la billetterie du TnBA pour ce spectacle est ouverte de 13h à 19h.

T +33 (0)5 56 33 36 80 ;

les places peuvent aussi être réservées par Internet sur le site www.tnba.org


Ce qui justifie cet extrait d’échange de correspondance suivant (du 15 décembre) :

De :       Bernard Seve
Objet :     Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:11:56 HNEC
À :       Titus Curiosus


Cher Titus,

(…) La Comédie de Béthune donne à Bordeaux (en février) un spectacle à partir des « Essais« .  Je l’ai vu deux fois, c’est très intéressant, parfois réellement prenant, et au total c’est tout à fait réussi.  J’en ai fait une « critique » sur le blog de Lille-3, il me semble que je te l’avais envoyé, si ce n’est pas le cas je le ferai volontiers.  J’ai parlé de toi à Thierry Roisin (le Directeur de la Comédie de Béthune, je travaille un peu avec eux depuis que je suis à Lille), m’autorises-tu à lui communiquer ton adresse mail ? Thierry Roisin est un grand amoureux de Montaigne, c’est lui qui a écrit le texte à partir des « Essais«   (c’est par ce spectacle que nous nous sommes connus il y a un an).

J’espère que tu te portes bien,

Amitiés,

Bernard

De :       Titus Curiosus
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 21:45:59 HNEC
À :       Bernard Seve

Merci de tout cela.

J’ai passé le week-end à Aix-en-Provence, où j’ai donné ma petite conférence sur le « rencontrer ».
Avec jubilation.
Même si ce que j’ai pu dire m’a semblé trop court (notamment sur ce qui suit le « rencontrer » ; qui n’est pas une fin en soi ; tout en n’étant pas un moyen) ;
et je n’ai pas réellement « commenté » la séquence ferraraise
de « Par-delà les nuages » (chef d’œuvre de Michelangelo Antonioni en 1995) que j’avais choisi de « montrer » pour illustrer ce que je voulais dire…

Dans le train (12 heures de trajet aller-retour Bordeaux-Marseille), j’ai lu l' »essai » de Stanley Cavell « Un Ton pour la philosophie _ moments d’une autobiographie »
qui s’apparente par bien des aspects à la tradition montanienne…
C’est Layla Raïd qui m’a conseillé la lecture de Cavell…
Ce n’est pas un « immense » livre, mais la démarche est tout à fait intéressante ;
Emerson _ le fin auteur de « La confiance en soi » _ y apparaît comme un pôle important d’un certain travail de penser américain.

J’ai admiré à Aix, à la galerie d’Alain Paire,

une expo « Paysages et natures mortes«  d’aquarelles d’Anne-Marie Jaccottet, l’épouse de Philippe…
Très belles.

Dans une sorte de lignée « heureuse » de Chardin, Cézanne, Matisse, face au réel…
A noter aussi un très bel essai _ dans le livre qui en témoigne : « Arbres, chemins, fleurs et fruits » _
de Florian Rodari, lié aux Jaccottet…

_ cf mon article du 30 décembre : « le chant des fruits de la vie« …


Et je pense que je referai prochainement le voyage de Marseille pour assister à une représentation du « Dernier quatuor d’un homme sourd » de François Cervantès _ paru aux Éditions Lemeac en 1989 _, d’après le 16ème quatuor de Beethoven,
que met en scène François Cervantès lui-même (auteur de l’œuvre aussi, par conséquent)
sans doute au mois de février…

Une version récente en concert de ce quatuor (n°16, opus 135, de Beethoven) par les Prazak _ CD « Prazak Quartet in Concert« , CD Praga Digitals PRD/DSD 350 045,

avec le quatuor à cordes n°6 opus 50 de Haydn, lequatuor n°3 de Martinů, et le quintette avec saxophone de Feld _

est de toute beauté : je te la recommande très vivement, si tu n’as pas déjà acquise !..

Et François Cervantès, excellent homme de théâtre, est le compagnon
de Michèle Cohen
qui m’a invité à sa galerie la NonMaison à Aix ;
nous allons travailler sur ce qu’est être un « passeur » d’Art…

Mon adresse :
Titus Curiosus
Bordeaux.

Quant à ta critique du spectacle à partir des « Essais » de la Comédie de Béthune, non, tu ne me l’as pas envoyée ; je la lirai avec grand plaisir ;
et tu peux, bien sûr, communiquer mon adresse mail à Thierry Roisin…

Je vais très bien.

Et je te lirai avec très grand plaisir.

Titus

De :       Bernard Seve
Objet :     Rép : Montaigne, encore
Date :     15 décembre 2008 22:02:59 HNEC
À :      Titus Curiosus


Cher Titus,

merci de ta prompte réponse.

(…) Je communique donc ton adresse à Thierry Roisin.
Et je recopie sous ma signature la « critique » que j’avais faite du spectacle.

A bientôt, amitiés,

Bernard

Montaigne à Béthune, jusqu’au 26 janvier 200

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé “Montaigne” présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène. Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? (”Essais“, III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable. D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles “manipulateurs” !) viennent figurer cette variété du monde dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes “Montaigne” et “La Boétie”, par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer une représentation puriste ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les “Essais” sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les “grands thèmes” sont là, les facettes de ce “génie tout libre qu’était Montaigne d’après Pascal brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable “Des prières” (I, 56), dans “C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance” (I, 27) ou dans plus d’une page de l’”Apologie de Raimond Sebond” (II, 12). Mais rassurons-nous : le “Montaigne” de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne “à thèse”, encore moins un Montaigne “de  thèse”, c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent “que c’est que croire” (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire “ce que c’est que croire“. Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue, difficile et pourtant si claire, portée par la diction impeccable de Yannick Choirat. J’ai lu plusieurs fois les “Essaisin extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux. Montaigne est un “oral”, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs). Les “Essais” gagnent un poids considérable à cette verbalisation. A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le “rythme” du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur la prose poétique de Montaigne. Cette musique est nécessaire.

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète “Montaigne” (la pièce), qui interprète Montaigne (le  philosophe, l’homme). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif du “vieux sage sceptique” ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme. Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : “Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions… (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?…), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps. Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique. S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les “Essais“. On répondra que ce spectacle étant une “interprétation théâtrale” des “Essais“, il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des “Essais“. Mauvais argument ; les “Essais” parlent abondamment des “Essais” en train de s’écrire. Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des “Essais” (III, 3, “De trois  commerces“).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle. Les abeilles“, écrit Montaigne, “pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui (I, 26, p. 152).  Montaigne est cette abeille qui “pillote“, c’est-à-dire qui pille (”pilloter” vient de “piller”), qui butine et qui s’approprie. A sa façon, Roisin lui aussi “pillote” Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au “Palace” (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la “Rose des Vents”, à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Ce qui peut donner, avec « farcissures » _ montaniennes (?) _ de ma part, cette fois, ceci :

Je suis allé mercredi 16 janvier voir le spectacle intitulé « Montaigne » présenté par la Comédie de Béthune. J’y allais en confiance, comme il convient d’aller au théâtre, mais non sans quelque réserve. J’ai trop vu d’absurdes et arbitraires adaptations théâtrales de textes non-théâtraux ! Ces réserves _ de principe ; que je partage… _ aussi ont été très vite dissipées. Mieux : j’ai été  complètement convaincu par le travail de Thierry Roisin (avec la collaboration d’Olivia Burton). Je lis et travaille Montaigne depuis près de vingt ans, je peux dire que je l’ai rencontré, en corps et en voix _ l’expression est magnifique : « rencontrer » est aussi ce qu’on doit attendre de la mise en présence avec une œuvre d’art (et qui la justifie, tant pour l’auteur que le spectateur-auditeur : tous « rencontreurs », en quelque sorte ! selon une exigence de vérité ; qui en fait _ c’est une condition sine qua non _ la beauté…) _, à Béthune.

Un ingénieux dispositif scénique (je n’en dis pas plus, il faut laisser au spectateur le plaisir de la découverte) permet à l’acteur qui interprète Montaigne de marcher sans  cesse en avant, sans tourner en rond sur la scène _ en fidélité en cela, à Montaigne ! jamais ratiocinateur… « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ?«  (« Essais« , III, 9, PUF p. 945).  S’il est une expérience de Montaigne que le travail de Thierry Roisin met admirablement en valeur, c’est bien cette marche, cette quête  inlassable _ oui ! D’innombrables et mouvants accessoires (bravo aux habiles « manipulateurs » !) viennent figurer cette variété du monde _ oui ! _ dont Montaigne, plus que quiconque à la Renaissance, a su interroger _ sans relâche, ni fléchissement (de fatigue) ; et combien gaiment ! _ l’énigme proprement philosophique. Certains de ces accessoires sont peut-être un peu trop didactiques pour moi (les pancartes « Montaigne » et « La Boétie », par exemple), mais le parti-pris est cohérent. La drôlerie _ montanienne (et gasconne) _ n’en est pas absente, on est dans la note juste. Je me demande quand même ce que donnerait ce spectacle sans accessoires, avec simplement Montaigne marchant et parlant, et la musique dont je parlerai dans un instant. Et si Thierry Roisin décidait une fois, un soir, de donner soirée libre aux manipulateurs pour essayer _ montaniennement, bien sûr ! _ une représentation puriste _ tout du moins épurée de ces accessoires _ ?.. Dans ce cas, me prévenir…

Le texte ? Les « Essais » sont un massif immense, une Bible, une épopée. Il fallait choisir, couper, monter, parfois modifier. Travail gigantesque, travail réussi. Les « grands thèmes » sont là, les facettes de ce « génie tout libre » _ avec une (arrière-) pointe de critique, alors ? _ qu’était Montaigne d’après Pascal _ cf « Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne« , de Léon Brunschvig : le texte a été disponible en Press-Pocket… _ brillent tour à tour. Une seule d’entre elles est un peu éclipsée, la facette strictement religieuse de Montaigne, telle qu’elle s’exprime dans l’admirable « Des prières » (I, 56), dans « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance » (I, 27) ou dans plus d’une page de l' »Apologie de Raimond Sebond » (II, 12). Mais rassurons-nous : le « Montaigne » de Thierry Roisin n’est pas un Montaigne « à thèse », encore moins un Montaigne « de  thèse », c’est un Montaigne en liberté de ses interrogations, de ses convictions, de ses amours et de ses amitiés.

Quelques modifications de texte s’imposaient. Pour prendre un exemple minuscule, quand Montaigne écrit que nombreux sont ceux qui ne savent « que c’est que croire » (II, 12, p. 442), Thierry Roisin fait dire « ce que c’est que croire« . Il a raison, évidemment. Mais la langue de Montaigne est là, drue, charnue _ certes ! comme trop rarement dans la tradition (du moins dominante) française _, difficile et pourtant si claire _ formidablement même ! _, portée _ ah ! _ par la diction impeccable de Yannick Choirat _ bravo ! J’ai lu plusieurs fois les « Essais » in extenso, je crois les connaître un peu, et pourtant il y a des phrases que j’ai littéralement découvertes ce soir-là _ et parmi les passages les plus fameux _ quel compliment ! Montaigne est un « oral » _ parfaitement ! sa voix chante ! _, un homme de parole (à tous les sens de cette expression, d’ailleurs _ mais oui ! et on ne le mettra jamais assez en avant ! _ ). Les « Essais » gagnent un poids considérable _ oui ! _ à cette verbalisation _ du dit ; et à quelqu’un qui l’écoute, qui plus est ; et qui pourrait bien, à son tour, se mettre à parler, lui répondre… A cet égard, c’est une idée excellente d’avoir intégré de la musique, et de la musique  d’aujourd’hui, dans le spectacle. François Marillier a composé une musique inventive et précise, parfois descriptive, parfois non, toujours prise dans le « rythme » _ capital _ du spectacle, et confiée à un ensemble homogène de six instruments à vent très bien joués par deux instrumentistes (Agnès Raina et Yann Deneque). Je ne saurai pas bien dire pourquoi, mais cette musique qui scande et ponctue le discours _ toujours syncopé (et poétique) _ de Montaigne lui donne comme une résonance, un écho, un prolongement. Comme si cette musique révélait quelque chose de la polyphonie (au sens de Bakhtine) qui travaille en profondeur _ mais oui ! _ la prose poétique _ nous y voilà _ de Montaigne. Cette musique est nécessaire _ car Montaigne est intensément « musical »…

Un pareil spectacle repose, non exclusivement certes, mais directement, sur les épaules de l’unique comédien qui interprète « Montaigne » (la pièce), qui interprète _ « incarne », cette fois, et surtout par le flux sans cesse contrasté, profondément vivant, balayé de (puissants) traits d’humour, de la voix _ Montaigne (le  philosophe, l’homme _ et qui s’adresse à nous, trop souvent « indiligents lecteurs » !..). En choisissant Yannick Choirat, Thierry Roisin a choisi un acteur dont la jeunesse, la présence et la beauté donnent corps et vie _ il le faut, au théâtre ! _ à Michel de Montaigne. Merci de nous avoir épargné le poncif _ certes _ du « vieux sage sceptique » _ que Montaigne ne fut jamais : bouillonnant trop d’engagement !.. _ ! Choirat est épatant. Il donne au texte de Montaigne une chair, un corps, un regard, et une voix, une respiration, un rythme _ c’est on ne peut plus prometteur ! Il lui donne aussi une gestuelle, qui est un autre rythme. Un moment absolument merveilleux est celui où Yannick Choirat met en gestes la longue liste des expressions que peuvent prendre les mains : « Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions…«  (II, 12, p. 454). Ludique (effet d’accumulation _ sans oublier que Montaigne est gascon ! il « parle avec les mains » !!!) et sérieux (si les mains parlent si distinctement, qu’est-ce que le langage ?… _ question fondamentale, en effet ! _), comme toutes les listes chez Montaigne, ce long catalogue est merveilleusement interprété par un acteur complètement maître de l’espace  intérieur de son corps _ ce n’est pas là un mince compliment ! Ce pourrait être un exercice, redoutable, pour un cours de théâtre. C’est ici une évidence théâtrale non moins qu’une évidence philosophique _ mazette ! le compliment n’est, décidément, pas mégoté… S’il y a  une page dans tout Montaigne qui appelle la mise en théâtre, c’est celle là. Je regrette presque que ce moment magique ne vienne pas plus tôt dans la représentation : toute la gestuelle de Yannick Choirat en serait comme rehaussée.

Reste une question. A aucun moment, dans tout ce spectacle, n’est évoquée l’idée que Montaigne a écrit, et, notamment, a écrit les « Essais« . On répondra que ce spectacle étant une « interprétation théâtrale » des « Essais« , il ne pouvait, sans bizarrerie logique, parler des « Essais« . Mauvais argument ; les « Essais » parlent abondamment _ en effet ! _ des « Essais » en train _ oui… _ de s’écrire _ = « s’essayer« ... Ce silence du spectacle sur le fait d’écriture _ expression superbe de vérité _ qu’est le livre même dont il est issu a une conséquence paradoxale et fâcheuse, qui est que les autres livres qui peuplent _ oui : de leurs voix prenantes _ la vie et le livre de Michel de Montaigne sont également absents. Étrange Montaigne que ce Montaigne sans Plutarque, sans Virgile, sans Cicéron, sans Sénèque, sans Platon, sans César, sans Lucrèce, sans ce commerce _ oui ! « commerce » dont la « réalité » fut considérable pour le bonhomme Montaigne (né le 28 février 1533, au château de Montaigne _ à Saint-Michel-de-Montaigne, en Dordogne _ et mort le 13 septembre 1592 en ce même château de Montaigne), privé d’assez de conversations, à la disparition de l’ami interlocuteur incomparable La Boétie (né à Sarlat le 1er novembre 1530, et décédé _ trop vite _ à Germignan, au Taillan-Médoc, près de Bordeaux, le 18 août 1563) _ ;

sans ce commerce des livres qui est, de son propre aveu, le troisième commerce de l’auteur des « Essais » (III, 3, « De trois  commerces« ).

J’ignore pourquoi Thierry Roisin a fait ce choix. Pourtant l’idée apparait, là où on ne l’attend pas, sous une forme iconique particulièrement cryptée. Le programme _ du spectacle _ est en effet illustré par une abeille. Une abeille, dont nulle mention n’est faite (sauf inattention de ma part) dans le spectacle _ même. « Les abeilles« , écrit Montaigne, « pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui«  (I, 26, p. 152 _ quelle langue ! savoureuse !).  Montaigne est cette abeille _ sachant aussi piquer _ qui « pillote« , c’est-à-dire qui pille (« pilloter » vient de « piller » _ non sans espièglerie ! et charme… _), qui butine et qui s’approprie _ melliflorement. A sa façon, Roisin lui aussi « pillote » Montaigne.


Allez pilloter à votre tour. Vous l’avez compris, il faut aller voir ce spectacle. C’est à Béthune, au « Palace » (juste à côté du Théâtre Municipal, à deux pas de la place du Beffroi), les mardis et jeudis à 19h30 et les mercredis, vendredis et samedis à 20h30, tél. 03 21 63 29 19.

Ce spectacle se donnera aussi à la « Rose des Vents », à Villeneuve d’Ascq, les mardi 20 mai, mercredi 21 mai, vendredi 23 mai à 20h et les jeudi 22 ami et samedi 24 mai à 19h.

Je vous en reparlerai d’ici là.

    Bernard Sève

Puis, en suivant :

De :       Titus Curiosus
Objet :     La pièce de François Cervantès
Date :     15 décembre 2008 22:13:07 HNEC
À :       Bernard Seve

(…)

Merci : ton article, en plus d’être (tellement) « montanien », est aussi « sévien » : il vibre, porte, chante ! tu es un efficace partageur d’intelligence : d’un enthousiasme lumineux…


Titus

Et encore ceci, toujours ce 15 décembre :

De :       Titus Curiosus
Objet :     Oralité et écriture de Montaigne
Date :     15 décembre 2008 22:25:16 HNEC
À :       Bernard Seve


En effet, Montaigne se déploie bien
et dans la parole et le souffle, d’une part, et ses rythmes,
et en même temps dans les rapports du lire et de l’écrire, comme instruments de prolonger, ressusciter ou susciter le parler,
au-delà du vivre même.
Mais pour retrouver toujours la vivacité d’un parler…

Ce qui est amusant, est que la réflexion de Cavell tourne elle aussi autour de la voix,
autour des polémiques opposant Austin et Derrida…

Titus

Et enfin _ at last but not at least pour compléter encore ce « dossier » « Théâtre »_
cet article-ci, de René Solis, en date du 20 janvier :

« «Montaigne» ou la pensée en marche« , dans l’édition du 20 janvier de Libération,
à propos du spectacle « Montaigne » de Thierry Roisin donné en ce moment même à Montreuil :


Théâtre 20 janvier 6h51 «Montaigne» ou la pensée en marche

Théâtre. A Montreuil, Thierry Roisin adapte les «Essais» du philosophe du XVIe siècle dans un envoûtant voyage immobile _ pour les pieds du comédien, peut-être ;

mais certainement pas pas pour sa « pensée » (« à sauts et à gambades« , elle) ; ni les nôtres (de même, à sa suite…)

en l’écoutant se les « dire » à « haute-voix » ;

et pour que, ainsi « notées » par qui les « saisit » _ par l’esprit ; ou la plume _, elles soient un tant soit peu, mais en leur (fol) élan surtout, retenues et un peu, par delà l’instant _ ou une vie _, transmises, avec leur élan _ généreux !)…

par René Solis

Montaigne d’après les «Essais» de Montaigne, mise en scène de Thierry Roisin, Nouveau Théâtre de Montreuil, 10, place Jean-Jaurès (93). Lundi, vendredi, samedi, 20 h 30, mardi et jeudi 19 h 30, dimanche 17 h. Jusqu’au 6 février. Renseignements : 01 48 70 48 90.

Le décor est un tapis roulant. Dans les coulisses, s’affairent quatre bagagistes qu’on n’aperçoit jamais. Ce sont eux qui nourrissent la bête, y déposent un bric-à-brac qui tient du vide-grenier. Fripes, ustensiles et bassines, malles et cartons, rouleau de faux gazon, vraies tourterelles… Chaque accessoire n’a droit qu’à un petit tour : ici _ comme dans la vie réelle _, on ne repasse pas les plats.

Eloge.

Sur le tapis, un homme marche, souvent à contre-sens, évite un objet, en ramasse un autre. Il réfléchit à haute voix _ la voilà ! _ et ses réflexions, que l’auteur nomme ses «fadaises», suivent le mouvement. Toujours changeantes _ « le monde n’est qu’une balançoire perpétuelle » _ ou « branloire pérenne« , à l’original, plus savoureux ! _, elles fonctionnent par « sauts et gambades«  _ oh combien !_ : associations, bifurcations, retours en arrière _ ou ce qu’est méditer vraiment.

Nulle précipitation dans cet éloge de la pensée en mouvement : si le tapis ne s’arrête jamais, il lui arrive d’avancer _ seulement _ imperceptiblement _ mais on peut jamais dire ni qu’il (lui, le tapis) se retourne ; ni qu’il s’arrête ; héraclitéennement.

L’homme, pour sa part, n’est guère plus pressé qu’un mime en sa marche immobile. Un voyageur paisible : telle est l’image que l’acteur Yannick Choirat prête à Montaigne dans ce spectacle imaginé _ conçu à figurer : sur la scène _ par Thierry Roisin à partir d’extraits des « Essais » ; et créé il y a un an à la Comédie de Béthune, qu’il dirige.

Sur les voyages en général, et sur les Français en voyage en particulier, Montaigne a écrit des pages que l’on pourrait mettre en exergue de tous les guides touristiques d’aujourd’hui : « La diversité des façons d’une nation à l’autre ne me touche _ un mot crucial ; on le retrouve sous la plume de François Couperin _ que par le plaisir de la variété. Chaque usage a ses raisons. […] J’ai honte de voir [mes compatriotes] enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leur façon, et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure […]. La plupart ne prennent l’aller que pour le retour. Ils voyagent couverts et resserrés _ ah ! ah ! _, d’une prudence taciturne et incommunicable ; se défendant de la contagion d’un air inconnu […] On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé. » _ ô combien merci, de nous le rappeler ! A mettre sous le nez de certains de nos présents ministres…


Fraise.

De l’énorme somme des « Essais« , Roisin n’a bien sûr pu retenir que quelques pages. Un pot-pourri d’autant plus judicieux qu’il échappe à la solennité. Son Montaigne est un jeune homme curieux et étonné _ toujours : avec l’inépuisable énergie de la jeunesse (durable : d’esprit !) _ qui, s’il ne ressemble guère à l’autoportrait que l’auteur dresse de lui-même _ à l’ultime chapitre des « Essais« , II, 13, « De l’expérience« , surtout _, se met lui aussi _ tel Montaigne en son écriture si vivement oralisée ! _ littéralement à nu, quand il troque son costume moderne pour le haut-de-chausse, le pourpoint, la fraise et le chapeau de l’homme de la Renaissance.

Dans une langue légèrement modernisée, et accompagnée par deux musiciens, le « Montaigne«  _ l’homme, la pièce ? mais ils font, probablement, quasi corps… _ de Thierry Roisin est à l’écoute _ tel l’homme (et auteur) Montaigne le premier ! et comment ! _ des préoccupations d’aujourd’hui. Quoi de plus « modernes » que les pages dénonçant la colonisation de l’Amérique : « Notre monde vient d’en trouver un autre […] Bien crains-je que nous aurons très fort hâté son déclin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons vendu bien cher nos opinions et nos arts. » Dans l’éloge souriant de la tolérance et du libre arbitre, pointe aussi une colère _ certes ! _ dont on entend tout _ on peut accompagner la lecture des « Essais » du livre très juste et très instructif de Géralde Nakam : « Les Essais de Montaigne : miroir et procès de leur temps«  ; ainsi que de son « Montaigne et son temps _les évènements et les Essais : l’histoire, la vie, le livre«  : un temps (violentissime) de guerres civiles et de fanatismes. « A quoi faire le théâtre, si l’entendement n’y est pas ? » aurait pu dire Montaigne. L’entendement et le théâtre y sont.

René Solis

Voilà pour ce très bon article aussi.

Et maintenant, je reviens au présent _ du 23 janvier _ de l’écriture :

A Bordeaux, les représentations de ce « Montaigne » de Thierry Roisin
auront lieu au Théâtre du Port-de-la-Lune
les mardi 10, mercredi 11, jeudi 12 et vendredi 13 février, à 20 heures.
Le spectacle se déroule l’espace d’une heure vingt…

Assurément, le verbe de Montaigne

(tapis roulant _ de la mise en scène de Thierry Roisin _ ; et jeu d’acteur _ de Yannick Choirat _, aidant, qui plus est…),

n’a rien de statique ; non plus que d’un sur place ; ou d’un tourné-en-rond :

sa musique _ alors même qu’elle est intime _, en « avançant » sans cesse, est intensément mobilisatrice, pour qui _ lecteur-auditeur _ y prête si peu ce que ce soit

son oreille ;

une oreille à une voix…


La (chaleureuse) recommandation de Bernard Sève à « aller pilloter«  à notre tour est d’expert _ s’il en est…

Montaniennement

_ si je l’osais : en gascon… _,

Titus Curiosus, le 23 janvier 2009

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