Posts Tagged ‘Filiation

La double filiation (entrelacée) Buchholz – Lauterpacht de Philippe Sands en son admirable « Retour à Lemberg »

15avr

N’ayant que trop conscience de l’himalayesque difficulté de mes lecteurs

_ y compris « Dear Philippe« , qui n’a guère de temps à s’échiner à suivre de prolixes vétilles de superfétatoire commentaire de son œuvre, lui l’avocat d’autrement pressantes affaires de droit international _

à se perdre dans les poussives velléités de synthétiser les rhizomes baroques de mes hirsutes efforts pour mettre clairement  au jour ce qui court et brûle explosivement dessous _ mais maintenu discret, caché, tenu secret, pour ne pas être affreusement crié… _ les longues phrases serpentines des auteurs de ma prédilection

_ René de Ceccatty (cf mon article du 12 décembre dernier sur son Enfance, dernier chapitre«  ; et écouter le podcast de notre entretien du 27 octobre 2017),

Philippe Forest (en son absolument déchirant et torturant Toute la nuit),

Mathias Enard (en son immense et génialissime Zone),

le grand Imre Kertesz (en ce terrifiant sommet de tout son œuvre qu’est Liquidation),

William Faulkner (l’auteur d’Absalon, Absalon !), 

Marcel Proust (en cet inépuisable grenier de trésors qu’est sa Recherche…), 

et quelques autres encore parmi les plus grands ;

mais pourquoi ne sont-ce pas les œuvres souveraines et les plus puissantes des auteurs qui, via de telles médiations médiatiques, se voient le plus largement diffusées, commercialisées par l’édition, et les mieux reconnues, du moins à court et moyen terme, du vivant des auteurs, par le plus large public des lecteurs ? Il y a là, aussi, un problème endémique des médiations culturelles et de ses vecteurs, pas assez libres de l’expression publique de leurs avis, quand ils sont compétents, car, oui, cela arrive ; mais bien trop serviles, au final, dans leurs publications, inféodés qu’ils se sont mis à des intérêts qui les lient, bien trop exogènes à l’art propre : j’enrage… _,

j’éprouve,

au lendemain de l’achèvement de mon article _ et qui me tient à cœur ! _   de dialogue serré avec le Retour à Lemberg de l’admirable Philippe Sands

le besoin _ possiblement vain _ de proposer un regard plus synthétique et bref _ et probablement impossible _ sur l’œuvre et son auteur.

Voilà.

La piste que je propose de surligner ici

est celle de la double filiation

et entrecroisée : d’abord géographiquement à Lemberg-Lwow-Lviv _ les carrefours de lieux et moments, tel celui d’Œdipe en route peut-être vers Deiphes, se révèlent décisifs !!! _,

qui lie, tant dans sa vie personnelle que dans sa vie d’auteur, et dans sa profession d’avocat, aussi,

Philippe Sands

_ et cela, via sa mère Ruth (née à Vienne, en une courte étape très peu de temps après l’Anschluss, le 17 juillet 1938) _,

d’une part, à son merveilleux grand-père Leon Buchholz (Lemberg, 1904 – Paris, 1997) ;

et, d’autre part, _ et cette fois via son professeur, maître à l’université, et mentor de sa carrière d’avocat et d’universitaire : Sir Elihu Lauterpacht (Cricklewood, Londres, 13 juillet 1928 – Londres, 8 février 2017) _, à ce grand juriste britannico-polonais qu’est Hersch Lauterpacht (Zolkiew, 16 août 1897 – Londres, 8 mai 1960)…

Car c’est le croisement de ces deux filiations-là,

la filiation familiale

et la filiation professionnelle de juriste en droit international,

qui fait

non seulement la base et le départ,

mais tout le développement, et cela, jusqu’à la fin,

de l’entrelacement serré des lignes et chapitres constituant le fil conducteur fondamental du récit

de l’extraordinairement passionnante enquête

que mène vertigineusement, six années durant, de 2010 à 2016,

Philippe Sands

en ce merveilleux Retour à Lemberg

Entrelacement serré des lignes

_ de vies et morts multiples : dont les fantômes ne nous quitteront plus _ 

qui constitue d’abord l’occasion _ biographico-anecdotique, qui aurait fort bien pu n’être que superficielle… _ du départ de cette enquête que vont narrer les 453 pages aussi époustouflantes que profondément émouvantes du récit de ce livre,

puisque Lviv _ où avait été invité au printemps 2010 l’avocat britannique spécialisé en droit international qu’est Philippe Sands _ va se trouver constituer bientôt pour Philippe Sands le carrefour _ complètement insu de lui, forcément, au départ _ de deux questionnements qui, à la fois, s’emparent très vite de lui, et lui sont personnels, singuliers, propres :

_ le questionnement proprement familial sur ce que fut le parcours de vie de son grand-père, Leon Buchholz _ décédé il y avait treize ans (c’était en 1997, à l’âge de quatre-vingt-treize ans) au moment de ce voyage à Lviv en octobre 2010 _, d’une part _ grand-père dont son petit-fils savait (mais seulement vaguement, puisque son grand-père ne lui en avait pas une seule fois parlé !) qu’il était né à Lemberg, puis en était parti, encore enfant… _ ;

_ et le questionnement sur ce que furent les parcours de vie (ainsi que, d’abord _ afin de rédiger sa conférence d’histoire du droit ! _, sur ce qu’avait été la genèse de leur œuvre juridique, à chacun) des deux grands juristes que sont Lauterpacht et Lemkin _  qui ont, eux aussi, vécu en cette même cité de Lemberg-Lwow-Lviv, et y ont fait leurs études de droit (ce qui n’était pas du tout manifeste au départ de la prise de connaissance par Philippe Sands de leurs thèses de droit international ; et c’est même là un euphémisme !) _ ;

et qui sont, eux deux, à l’origine et au fondement même de la discipline juridique que pratique au quotidien l’avocat en droit international qu’est Philippe Sands ;

et qui lui a, très factuellement, valu cette confraternelle invitation à Lviv, en Galicie ukrainienne, au printemps 2010.

..

C’est donc la simple préparation _ on ne peut plus anodine, en quelque sorte _ de cette conférence sur l’histoire de la genèse des concepts au fondement du Droit international,

qui, au cours de l’été 2010, va faire découvrir à Philippe Sands, loin de toute attente préalable de sa part _ et donc avec une immense surprise pour lui, le conférencier à venir, à l’automne ! _

que Lemkin comme Lauterpacht avaient, eux aussi, des liens puissants

avec cette cité de Lviv :

des liens tant biographiques, pour y avoir vécu un moment de leur vie,

que juridiques, pour y avoir étudié, l’un et l’autre, le Droit, en son université :

l’université de ce qui était encore la Lemberg autrichienne, pour Hersch Lauterpacht, entre l’automne 1915 et le printemps 1919 _ l’Autriche perdant sa souveraineté sur Lemberg par sa défaite militaire de novembre 1918 ; perte confirmée lors de la signature du Traité de Versailles, le 28 juin 1919 _ ;

et l’université de ce qui était la Lwow polonaise, pour Raphaël Lemkin, entre l’automne 1921 et le printemps 1926.

 

Et cette découverte

que fait cet été 2010 Philippe Sands en préparant sa conférence à venir de l’automne,

se révèlera, et à sa grande surprise, aussi une découverte pour ses invitants ukrainiens de la faculté de Droit de Lviv,

qui ignoraient

non seulement tout des personnes de Hersch Lauterpacht comme de Raphaël Lemkin,

mais, a fortiori, de ce que ces derniers avaient pu recevoir de l’enseignement de leurs professeurs de droit en leur université même de Lemberg-Lwow et maintenant Lviv…

Mais l’enquête est loin de se cantonner à cette première découverte biographique concernant Leon Buchholz, Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin.

Car le détail des multiples micro-enquêtes successives auxquelles va se livrer Philippe Sands,

et dans le monde entier, entre 2010 et 2016 _ 2016 étant l’année de la première publication du livre en anglais, à New-York et à Londres _,

avec leurs incessants rebondissements,

concernant les quatre principaux protagonistes que sont Hersch Lauterpacht, Raphaël Lemkin, Hans Frank et Leon Buchholz,

mais aussi le cercle de leurs proches,

va livrer à son tour de très nombreuses découvertes, et à multiples rebondissements, elles aussi, au fur et à mesure,

faisant apparaître d’autres parentés, ou plutôt de très intéressantes similitudes de vie,

concernant cette fois les identités personnelles,

et cela jusqu’à leur intimité la mieux préservée de la publicité, pour la plupart d’entre eux,

de nos principaux protagonistes…

Il est vrai que ne découvrent

que ceux qui cherchent vraiment !

je veux dire ceux qui cherchent avec méthode, patience, constance, obstination,

grâce à l’examen le plus attentif qui soit des documents que peuvent receler des archives, ou bien publiques ou bien privées, qu’ils vont dénicher ;

et grâce, aussi, à l’obtention, mais recherchée par eux, elle aussi, de témoignages,

tant que vivent encore et que consentent à leur parler, des témoins

_ cf ici par exemple, la démarche de recueuil (et l’œuvre cinématographique) extrêmement féconde d’un Claude Lanzmann ; et les indispensables réflexions de fond d’un Carlo Ginzburg, par exemple en son très remarquable Un Seul témoin

Nous découvrirons alors que l’identité des personnes,

en leur intimité même, et la mieux protégée,

à côté de leur vie manifeste et publique de membres de groupes et de communautés,

est quelque chose _ c’est-à-dire un processus vivant _ d’ouvert, complexe, riche, assez souvent secret et, parfois, douloureusement vécu, eu égard aux regards (et jugements, et condamnations _ jusqu’aux violences et même parfois meurtres… _) des autres ;

et cela que ce soit sur un terrain parfaitement public,

ou sur un autre, plus privé, lui, et tenu au moins discret, sinon caché ou secret…

J’ajoute aussi l’importance des filiations,

tant biologiques qu’affectives

ainsi que professionnelles ;

et qui marque puissamment aussi _ et, que ce soit voulu ou pas, assumé ou pas, cela travaille obstinément les consciences et finit le plus souvent par émerger… _,

jusqu’aux générations suivantes :

ainsi, dans ce récit,

outre le cas princeps de Philippe Sands, son petit-fils,

par rapport à Leon Buchholz, son grand-père ;

les cas de Elihu Lauterpacht, son fils,

par rapport à Hersch Lauterpacht, son père ;

de Niklas Frank, son fils,

par rapport à Hans Frank, son père ;

ou même celui de Horst von Wächter, son fils

par rapport à Otto von Wächter, son père ;

mais aussi _ et faute de descendance pour lui ; et du fait de la détresse morale de son neveu Saul Lemkin _,

le cas de Nancy Ackerly, sa dernière confidente et collaboratrice,

par rapport à Raphaël Lemkin, son ami de l’année 1959 et employeur occasionnel _ et in extremis… 

Le Droit _ auxquel Leon Buchholz désirait vivement que son petit-fils Philippe se consacre _

se révèle ainsi, in fine, une fondamentale mission de défense de la personne

en sa liberté même d’exister et s’épanouir _ et aimer _,

avec d’autres,

ou quelque autre, peut-être unique et singulier _ en quelque chaleureuse intimité préservée…

Et il me semble que c’est là un point très important de ce qu’apporte l’analyse de Philippe Sands.

Ce dimanche 15 avril 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

« La lumière plus chaude du soir » : la lucidité puissante de Jean Clair dans « Les Derniers jours »

29oct

Avec Les Derniers jours, Jean Clair nous offre ce mois d’octobre la poursuite et le creusement, puissant, de son travail de récit-méditation-mémoire entrepris dans Journal atrabilaire (en 2002), Lait noir de l’aube (en 2007), La Tourterelle et le chat-huant (en 2009) et Dialogue avec les morts (en 2011), tous déjà importants.

« La lumière du soir (…) plus chaude«  (page 19), probablement, du moins si en « quinze ou vingt ans, une profondeur s’est installée, ombres et lumières se distribuent différemment, et le temps s’est creusé au lieu de s’aplatir«  (page 19),

accorde au mémorialiste quelque _ préciosissime ! _ don mystérieux, de comprendre mieux le présent et parfois même de lire l’avenir«  (page 21) _ au moins dans ce que cet avenir offre d’un tant soit peu envisageable à qui a, peu à peu, appris, voilà !, à faire un peu mieux attention à la suite de ce qui advient, et surtout à décrypter son sens, dans l’Histoire collective, dans laquelle chacun d’entre nous, avec les autres, se trouve bien sûr d’abord pris et emporté, dans le main stream

Dans la lignée des Essais de Montaigne, adressés d’une part à l’ami disparu La Boétie, et, d’autre part, à la parentèle qui survivra au Seigneur de Montaigne et qui pourra y retrouver quelque chose, voire beaucoup, de l’auteur lui-même une fois qu’il aura physiquement, lui, disparu _ mais « rassasié de jours«  (l’expression de Jean Clair se trouve à la page 306) ; cela donne aussi le sublime Ich habe genug de Jean-Sebastian Bach _,

la double dédicace du livre de Jean Clair, page 9, s’adresse « In memoriam » à J.-B. Pontalis, d’une part, et d’autre part « À Esther, Emile, Élisée et Ulysse« , « qui vivent leurs premiers jours« …

Une autre fois encore peut-on trouver dans le corps du livre l’expression « les derniers jours » : page 163, à propos des tags.

« Dans ce monde à l’envers, le tag n’est plus destiné, comme autrefois le camouflage, à tenter de préserver les biens, mais à en précipiter la ruine, à les désigner à la vindicte et à la destruction, comme on peignait d’une croix rouge la porte de la maison où habitaient les pestiférés vivant leurs derniers jours « …

Ainsi, par la vertu des bonheurs de l’écriture,

les « visages rencontrés » et les « paysages parcourus«  (page 20) par celui qui s’est précédemment qualifié, non sans humour, de voyageur égoïste, « ne seront plus des imaginations«  seulement,

mais « ils se représenteront dans la mémoire comme ayant jadis et pour de bon existé » ; « ils défileront l’un après l’autre devant mes yeux (…) pour accompagner cette fois la ronde des Quatre Âges de la vie, de l’enfance jusque dans la vieillesse«  (page 21).

Même si « entre l’analyse et la confidence, la sociologie et l’aveu _ en effet… _, ce livre _ prévient obligeamment l’avis « Au lecteur« , page 11 _ est plus liquide _ qu’une Bildung, dans laquelle « il y a trop d’architecture« 

Ce n’est pas le récit d’une construction, mais d’une déconstruction, d’une dissolution peut-être, un retour à l’état premier, quand il n’y avait rien« … Comme si tout se défaisait de soi, comme de la civilisation ;

cf la conclusion, page 301, du chapitre « Le Citoyen idéal » :

« Burckhardt, l’historien de la Renaissance et l’ami de Nietzsche, pensait que le XIXe siècle n’avait pas été le siècle du progrès, mais celui de la décadence, et que le XXe siècle serait celui de la barbarie. Die Bilding Alteuropas, la civilisation de la vieille Europe, c’était sa définition, et c’est ce qu’il cherchait à sauver. Il n’en est sans doute plus temps « …

La lucidité de Jean Clair comporte ainsi certains chapitres particulièrement saisissants et terribles, que je mettrai ici en exergue :

Ainsi, d’abord, le chapitre « La Fête des fols«  (pages 251 à 265),

à propos de Venise _ cf ma propre série d’articles sur « Arpenter Venise« d’août à décembre 2012, à commencer par celui-ci :  : Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire  _ et à propos de « ces gens cacophoniques _ descendants dégénérés de cette « touristocratie » que Séféris fut l’un des premiers à voir ravager son pays » (page 253), où émerge, à propos du grégarisme mimétique, la très forte proposition, page 257, selon laquelle « le modèle de la société moderne est le camp de prisonniers, le stalag, l’oflag…«  :

« Au fond, il semble que l’homme ne puisse plus se supporter en exemplaire unique. Il ne se montre plus qu’en reproductions multiples. Rencontrer un homme, un homme seul, est devenu une expérience insolite _ hélas !!! L’espèce ne paraît survivre qu’à l’état de colonies. C’est sous cet aspect qu’elle envahit les rues, remplit les carrefours, grimpe le long des escaliers, s’infiltre dans les musées, pareille à des moisissures, des polypes, des mousses pullulant au fond d’une boîte de Petri.

L’homme évite son visage _ voilà !

Et page 104, Jean Clair écrit : « La prosopagnosie est une maladie neurologique qui se caractérise par le fait que celui qui en est atteint ne reconnaît plus les visages. C’est une société entière qui semble aujourd’hui atteinte de cette maladie dégénérative, qui plonge dans la nuit de l’oubli le très ancien prosôpon grec. L’homme ne se reconnaît plus« _,

L’homme évite son visage _ le sien comme celui des autres ; il préfère leur substituer les caricatures de stéréotypes ;

cf ceci, pages 285-286 : « L’homme devenu invisible à lui-même et sans vis-à-vis, sans visage, et transparent aux autres, sans forme repérable et sans nom : ces caractères de la vie concentrationnaire sont aussi ceux qui définissent la plupart des traits de la figure dans l’art moderne : un art sans visage, un art dévisagé par des procédures systématiques, du cubisme au surréalisme, des formes qui, ramenées au stéréotype, ne peuvent ni renvoyer à une identité ni relever d’une nomination« … ; et ce phénomène a empiré par la déferlante de la dérision… _

L’homme évite son visage

et ne peut plus se déplacer qu’en amas. Le modèle de la société moderne est le camp de prisonniers, le stalag, l’oflag… (…) C’est ce supplice que la société d’aujourd’hui semble insensiblement _ via les schèmes complaisants et soft de l’idéologie _ avoir imposé à tous, un lieu où le secret a disparu _ un thème important de ce livre de Jean Clair _, comme si le modèle à suivre était de reproduire dans la société civile les conditions de la captivité«  _ névrotiquement désirée, telle une servitude volontaire _, page 257.

« Comme si dans ces compulsions de répétition où le névrosé n’apaise son angoisse de vivre qu’en revivant sans fin les épisodes désagréables de son passé « , page 258 : ainsi les pulsions masochistes, ainsi, aussi, que les pulsions sadiques,

ont-elles, en effet, une place considérable (!) dans les humeurs si complaisamment déployées de notre modernité ; comme cela ne se perçoit que trop évidemment dans l’invasion massive du trash et de l’excrémentiel dans le pseudo _ = auto-revendiqué… _  « art contemporain« .

Cela aussi Jean Clair le développe ici ;

cf par exemple le chapitre (pages 115 à 119) « L’ordure« , autour des exemples d’objets _ revendiquant le statut d’« œuvres » ! _ de Piero Manzoni, Joseph Beuys, Duchamp, Serrano :

« De Piero Manzoni à Serrano et à son verre de pisse dans lequel trempe un crucifix, l’excrémentiel a étendu son empire _ voilà ! _ jusqu’à recouvrir _ sans commentaire ! _ l’homme et sa production la plus haute.

La régression _ voilà ! _ continue dans l’ordre sexuel,

la démarche de l’art à exhiber des pulsions les plus archaïques jusqu’à confondre l’amour et la destruction,

pour offrir finalement ses déchets,

serait le destin de la création d’aujourd’hui,

l’image que l’homme voudrait, à tout prix du marché, retenir de lui-même« , page 118…

Cf aussi, là-dessus, mon article du 12 mars 2011 OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture », à propos de L’Hiver de la culture de Jean Clair.

Ensuite, le chapitre « Le Citoyen idéal«  (pages 295 à 301),

dans lequel Jean Clair applique une remarque d' »Ernest Renan critiquant le Code civil issu de la Révolution » à « ce qui allait s’accomplir dans les premières années du XXIe siècle » (page 295) à propos des enfants « sans filiation et sans union«  (page 296) et du « célibataire » :

le « célibataire _ pareil à la machine du même nom qu’avait là encore imaginée un artiste, Marcel Duchamp _ vivant seul dans sa chambre, comme aujourd’hui, dit-on, la moitié des habitants à Paris,

le producteur capable d’assurer le maximum d’efficacité et de rendement dans sa force de travail, au sein de la société où il a surgi,

sans attaches, sans passé, sans projet, né de parents inconnus, le produit anonyme de la gestation pour autrui«  (page 296) :

« Ce citoyen « idéal » (…) sera la créature _ toute de pleine positivité _ qui ignore la maladie,

triomphe d’une humanité biologiquement parfaite et moralement dérivée de toute attache humaine«  (page 297) ;

« Cet être idéal de Renan incarnera alors le pur producteur et le parfait consommateur, sans amour et sans lien, tout entier et uniquement producteur et consommateur de sa propre production, sans l’embarras des liens familiaux, des regrets et des ambitions, des défaillances du cœur, et dont la seule raison d’être (…) sera (…) d’être (…) le pur _ et simple : simplifié ! _ acteur, l’objet sans projet ni regret, l’individu sans filiation, sans hérédité et sans mémoire, exempt de toute maladie génétique, et qui pourra toute sa vie de bâtard et d’orphelin, sans origine et sans descendance, si « naturel » qu’il ne consacrera son temps qu’à la société anonyme _ en parfaite (et si commode, techniquement…) adaptation à elle (exclusivement ! surtout jamais d’accommodation inventive, créative !!) _, sans visage et sans nom«  ;

« Qu’en est-il du sens de pareille existence, sans échappée _ ni horizon(s) un peu lointain(s) _ possible, (…) dont le seul et unique soin restera l’entretien de cet organisme précieux qu’est son corps _ cf ici l’admirable portrait du « dernier homme » de Nietzsche dans le lucidissime Prologue de son Ainsi parlait Zarathoustra _, enchaînant jour après jour de pénibles exercices musculeux rassemblés sous le nom de fitness, la pratique des sports devenue obsessionnelle dans la poursuite de plus en plus nauséeuse de la performance, de sorte que, née de rien et promise à rien (page 298), cette carcasse soit un jour encore, un jour de plus, capable de satisfaire pleinement, sans erreur, sans retard, sans humeurs _ telle une mécanique ad hoc _, aux horaires, aux agendas, aux commandes, aux impératifs d’une profession et aux illusions _ de pseudo jouissance : « Que du bonheur !!! » en est la scie… _ d’une vie sociale _ clubs de rencontre et « réseaux sociaux » _ dont la nécessité et l’utilité auront cependant cessé d’être visibles ? À ce point de non-sens, de nullité et d’ennui, une telle vie, soumise à l’eugénisme à son apparition, ne suppose-t-elle pas d’être _ aussi _ euthanasiée à son terme ?

Les héritages, tant spirituels que matériels, seront à la mort dispersés à l’encan, les liens qui unissaient entre eux les choses dont ils étaient constitués, physiques ou immatériels, seront rompus. Ou bien n’auront jamais eu lieu.

Il n’y a plus rien à garder de ce que l’on aura vécu, pas plus qu’il n’y a à se poser la question de savoir d’où l’on vient.

Le citoyen idéal n’a nul besoin de s’embarrasser du passé ni de la possession des choses qui témoignent de son devenir et qui posent la question de son sens _ question réputée bien trop « prise de tête«  pour tant et tant… Un individu sans histoire _ réduit à un présentisme infantile ! _ : l’écriture de sa vie, sa biographie, serait tout bonnement impossible. Restera un animé, à peine un animal, relevant du monde de la zoologie _ ce qu’était l’esclave (prolétaire), pur « instrument animé« 

Deviendrait alors tout aussi inutile, dans ce monde réduit _ en effet ! _ aux calculs de la globalisation bancaire, la transmission matérielle _ le soin des héritages » (page 299).

« Plus rapide que la circulation des tableaux, des meubles, des livres qui constituaient en un lieu précis les biens d’une famille, il serait tellement plus avantageux, pour une société éprise d’efficacité _ ah l’ampleur des dégâts du pragmatisme utilitariste ! _ de n’en plus considérer que la _ techniquement très commode _ contrepartie fiduciaire, « une jouissance toujours appréciable en argent », non plus la valeur éthique, spirituelle ou esthétique, mais le prix sur un marché fluctuant, jusqu’au point où (…) le monde entier, en un seul jour, glisse à l’abîme.

Un viager globalisé comme forme de la catastrophe planétaire«  (page 300) : une expression magnifique !

« Ne restera plus de notre société qu’un vaste orphelinat d’individus solitaires, prostrés ou agités comme les fous dans la cour des asiles, maniaco-dépressifs et hypocondriaques, que prendra en charge _ et encore !?!.. _ l’administration glacée et impavide de l’État «  (page 301).


Et aussi le très fort chapitre « La Jeune fille et la mort«  (pages 313 à 323),

à propos de la reconnaissance du « vertige » – « désarroi » de se « découvrir incomplet« , lors de la toute première rencontre _ sexuée _ avec « un corps qui, de toute évidence, par sa souplesse, son organisation et son odeur, différait du mien«  (page 313).

« Reproductible, je m’étais découvert mortel » : « c’était la jeune fille qui, en me tirant de la mort qui se cachait en moi, m’avait remonté vers la vie, tiré du vide dont je sentais persister la morsure.

Je n’ai jamais plus depuis éprouvé sensation si violente et si sourde.

Et plus tard, si les obsessions de castration, d’impuissance, les configurations œdipiennes et autres formations biscornues de l’âme qui naissent, dit-on, de la différence des sexes, ne m’ont guère inquiété,

est demeuré longtemps en moi le souvenir de ce froid intérieur, soudain et passager«  (page 314).

Pourtant, quelle étrange chose d’imaginer que la continuité de l’être humain _ comme espèce _, et que la noblesse de ses créatures,

fussent en réalité fondées _ voilà _ sur l’attirance élective, l’accouplement automatique, mécanique, magnétique, machinal, animal en tout cas, de ces deux parties du corps, les organes de la génération, en général dissimulées, qui ne se trouvaient être, en général froidement considérées, qu’assez repoussantes, autant qu’elles étaient désirables, dans l’indécision de leur forme et leur trop-plein de sécrétions, si bien qu’on y revenait toujours, sans cesse, au fond, avec une fureur de plus en plus vive, jamais lassé, curieux d’y découvrir le mystère, jusqu’au fond justement _ oui ! _, alors que dans ce fond il n’y avait décidément rien à voir, ni crèche de Noël ni grandes eaux de Versailles, ni homoncule ni diablotin,

et que le peintre peut-être le plus sensuel, le plus curieux des fonctions naturelles, au siècle précédent, Gustave Courbet, était finalement resté _ en sa désormais célèbre Origine du monde _ sur le seuil, incapable de franchir la frontière et de desserrer les deux lèvres, mais d’autant plus poussé, avec une admirable maîtrise, à en peindre les contours, les clôtures et les ombres » (page 315)

_ Ici, incise : la description-analyse que donne Jean Clair, page 102, du tableau de Courbet (et de l’ouverture ou pas de ses « chairs frisées, roses ou rouges, toutes baignées d’huile, ces peaux grenues ou fripées, ces béances, ces chaos, ces organisations« , etc., lit-on encore page 315), est rien moins que fascinante de justesse ; je lis, page 102 donc :

« Quelqu’un qui a voué un culte à Lacan parle du tableau de Courbet que le psychanalyste avait possédé : « … le sexe ouvert d’une femme, juste après les convulsions de l’amour, c’est-à-dire ce que l’on ne montre pas et ce dont on ne parle pas… un sexe féminin écarté… »

Jean Clair alors commente :

« Les convulsions de l’amour, le terme est repris de Maxime Du Camp, qui l’avait lui-même emprunté au vocabulaire de la psychiatrie naissante. Mais « ouvert » ? « écarté » ? On n’y voit que ce que chacun peut en voir : une fente rectiligne, divisant les deux cosses d’un fruit charnu, fermé, caché, clos sous l’ombre de la toison, et qui semble n’avoir jamais été pénétré, parfaitement identique dans la géométrie rituelle et indéfiniment reprise de son dessein au triangle pubien avec le sillon vulvaire, inscrit sur les parois de la grotte Chauvet, trente ou quarante mille ans avant notre ère.

Ces lèvres n’ont jamais été entrouvertes et le bijou reste muet. Il est fermé sur lui-même, comme on dit justement d’un visage qu’il est « fermé » _ et sa représentation interdit qu’on en puisse identifier le propriétaire. Cette pièce d’anatomie féminine, faite pour susciter le désir, doit aussi, pour remplir sa fonction, être en même temps un morceau d’obstétrique, l’agent d’une genèse qui, pour se poursuivre, conserve jusqu’au bout son anonymat«  (page 102).

Fin ici de l’incise, et retour aux « ressorts physiologiques«  de « depuis toujours » à la page 316 :

(…) « Comment donc pouvaient-ils donc avoir été, tous ces ressorts physiologiques, simplement et mystérieusement physiologiques, depuis toujours, le fondement même de notre vie, de notre histoire, et le foyer formateur d’industries ingénieuses, de tout ce qu’on appelait, non sans orgueil, notre culture ? » (page 316).

(…) « Comment ces deux organes avaient-ils, pendant des millénaires, assuré, dans leur usage de plus en plus  réglé, l’ordre de nos sociétés leur permanence ? (…)

Mais cela n’était vrai qu’aussi longtemps que s’éprouverait, à l’origine, dès la première fois, cette blessure si singulière que j’avais ressentie, que se feraient entendre au fond de moi cet éboulement soudain _ comme si mon sexe avait été lui aussi descellé _ et ce froid intense qui m’avaient révélé que mon corps n’était ni mon corps tout entier ni même mon corps tout court, non que j’eusse ressenti, comme diraient les savants, quelque angoisse à découvrir que la femme n’« en » avait pas, mais plutôt qu’il ne servait à rien d’en avoir une, aussi longtemps qu’elle serait solitaire«  (page 319).

« La découverte aveuglante d’une vulnérabilité que tout humain doit un jour éprouver en lui, je l’avais ce jour-là pressenti en serrant ce corps étranger contre moi «  (page 320).

« Mais tout cela aussi, désormais, appartenait à un temps révolu. Les temps nouveaux affirmaient que l’homme, grâce au progrès médical, serait bientôt immortel, tout comme l’avaient été, aux origines, les andres des poèmes hésiodiques. Et, tout comme eux, et pour les mêmes raisons, les unions des deux sexes ne seraient plus fondées sur leur nécessaire distinction puisque le soin de la filiation serait lui aussi confié au progrès _ maîtrisé et contrôlé _ des techniques«  (pages 320-321).

« Peut-être fallait-il mieux (…) décider, au nom des « droits » de l’individu, de tout laisser aller, de tout laisser courir, ne plus distinguer _ voilà _ les frontières, les genres et les interdits, jusqu’à faire s’épouser les homosexuels, et louer les ventres disponibles comme un ouvrier tous les jours loue ses bras et sa force de travail«  (page 321).

Cependant : « oser faire se rencontrer, au fond des éprouvettes, des animalcules choisis et numérotés, et de petits œufs de confection couvés dans des ventres de location, n’était-ce pas peut-être aussi, dans le secret de la chambre à coucher, assurer subrepticement, au nom du socialisme _ de la loi Taubira _ et de l’homme libéré, la victoire posthume du nazisme ?« 

(…) « Fallait-il décidément jeter aux orties ce qui avait été pendant deux ou trois mille ans l’assise de la pensée et de la morale de l’Europe, chez les Juifs, les Grecs, les Chrétiens ? Fallait-il que le mariage ne fût plus, dans cette déroute soudaine de la langue et ce mépris des mots, que le vocable niais désignant à présent un événement « festif », à la façon dont les Chinois et les Japonais viennent, au Palais-Royal à Paris, ou bien sur les bords de la Loire à Tours, célébrer des mariages « romantiques », sans origine et sans lendemain, vidé du sens que lui avaient donné nos philosophies et nos croyances ? (…) Un midrash rappelle que Dieu créa le Monde en six jours et qu’il se reposa le septième. Il pose la question, mi-plaisante, mi-ironique, de ce qu’il fit par la suite. Veiller, répond-il, à la pérennité des couples des humains. cela suffirait à l’occuper pour le reste du temps, fussent-ils infinis«  (pages 322-323).

Ainsi se comprend la conséquence qu’en tire Jean Clair, page 325 : « Cette classe, cette intelligentsia tant admirée (…), il m’apparaît aujourd’hui qu’animée de la joie mauvaise du refus des distinctions et du respect des commandements, elle aura trahi, installée qu’elle est de par sa propre volonté et par sa propre paresse, dans un exil culturel permanent et profond« …

Bien sûr, on peut ne pas partager le degré de pessimisme qui affecte Jean Clair à propos de l’action de Mediapart (face au secret), ou à propos de la loi dite « du mariage pour tous » et de ses conséquences à court ou à long terme…

Mais la question de la place du rapport des individus (de la société) à l’altérité est bien capitale !

 

De même qu’on peut regretter,

et alors même que Jean Clair fait le vibrant éloge de Comenius, « le fondateur de l’art de tout enseigner à tous«  (page 234)

et des « Tchèques » qui « plus souvent que d’autres » « se seront inquiétés de cette éclipse de la cultura animi » _ Jean Clair évoque ainsi page 236 « Jan Patocka, dans son livre Platon et l’Europe« , qui « s’est inscrit dans cette quête du souci de l’âme prise dans la lumière de la réminiscence platonicienne : « Le souci de l’âme est donc ce qui a engendré l’Europe » » ;

mais aussi, « morave comme Comenius« , voici le nom de « Gustav Mahler : « La culture n’est pas la conservation des cendres, mais l’entretien du feu » » ;

et encore « morave encore, Sigmund Freud«  qui « en 1928, impute à l’Europe un certain Malaise dans la culture, un malaise dans l’âme européenne, car c’est en Europe et en Europe seule qu’a été créé le concept de culture comme principe universel de civilisation, c’est-à-dire d’humanité. Ç’avait été l’idéal de Comenius« , page 237  _ ;

de même, donc, qu’on peut regretter cette position de Jean Clair, page 53 (au beau et important chapitre « L’Assimilation« ), quant à sa perte du « goût de transmettre » ;

je cite :

« Quand je compare la joie et la variété de ces échanges _ au lycée Jacques Decours, entre 1951 et 1956 _, qui naissaient entre des garçons qui venaient de partout en Europe _ et particulièrement de l’Europe centrale et de l’est… _ et des milieux les plus divers,

à la grossièreté de sa langue comme à la brutalité de l’école d’aujourd’hui,

je mesure la décadence d’un pays _ la France _ qui m’a donné la possibilité d’apprendre,

mais qui, dans le déclin rapide de son éducation, m’a retiré _ in fine _ le goût de transmettre « …

Ce goût de transmettre

_ cf mes deux articles sur L’Ecole, question philosophique :

Penser vraiment l’école : l’indispensable et urgent débrouillage du philosophe _ l’admirable travail de Denis Kambouchner

et Ecole et culture de l’âme : le sens du combat de Denis Kambouchner _ appuyé sur le « fait du bon professeur ;

ainsi que mon entretien (d’une heure environ) avec Denis Kambouchner à la librairie Mollat le 18 septembre dernier _

est tellement décisif !!!

Ne jamais renoncer, y compris contre le main stream

Titus Curiosus, ce 29 octobre 2013

Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l' »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus »

09avr

C’est éperdu d’admiration _ et de reconnaissance envers l’historien passionnément rigoureux d’une génération de pourchassés (de 1930 à 1945 : comme délinquants communistes, comme immigrés illégaux et sans-papiers, et enfin comme Juifs…) _ que le lecteur que je suis se retrouve à l’issue de sa troisième lecture _ toujours plus attentive _ d’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, d’Ivan Jablonka, aux Éditions du Seuil ;

avec, aussi et en sus, le plaisir de l’impact de son intervention d’historien _ qui sait confier l’ampleur de sa recherche et la rigueur de ses analyses à une écriture vibrante, celle de son enquête méthodique, sans jamais se laisser aller à la dérive d’une imagination qui dévierait du souci de la stricte vérité (historique), sans cesse à démontrer et mettre à l’épreuve de ce qui infirmerait les hypothèses avancées : « il faut tout à la fois assumer ses incertitudes comme faisant partie d’un récit plein et entier, et repousser les facilités de l’imagination, même si elle remplit merveilleusement les blancs« , écrit l’auteur, page 265 _ à propos des liens entre histoire et littérature, à l’Escale du livre, dimanche il y a huit jours, le 29 avril dernier : un grand souffle (et de parfaite probité ! en toute modestie et même humilité, mais passionnés) en la présentation magnifiquement claire et percutante de ce qui dans son travail et son écriture se tisse entre histoire et littérature (entendue à l’exception de toute fiction, en son cas).

Sur ces liens entre travail de l’historien et souffle poétique,

on se reportera déjà avec profit et joie à son maître-article du 30 octobre 2007, à propos du déjà exemplaire, en sa singularité, et prodigieux de force ! Les Disparus de Daniel Mendelsohn _ une enquête-modèle ?.. _, sur le site de laviedesidees.fr : Comment raconter la Shoah

J’en distingue ici ces lignes :

« Le frottement entre l’histoire et la littérature, entre le témoignage, l’archive et le roman, fait jaillir comme une étincelle _ fécondissime ! _ la part d’inventivité _ fruit du génie à l’œuvre ; loin des calculs d’intérêt et plans de carrière ! _ qu’il y a dans toute tentative historienne et même dans toute recherche de vérité _ oui ! L’histoire n’est certes pas un artifice littéraire, une fiction verbale ; il n’en reste pas moins que, sans le grain de folie qui la fait lever _ voilà : le levain du génie de la curiosité inspirée ; la générosité d’une passion plus que vraie : vitale ! _, la vérité _ sinon inerte… _ reste invisible » ;

ainsi que la remarque de conclusion :

« Dans son étude History and Memory after Auschwitz, Dominick LaCapra affirme que l’important n’est pas de se souvenir, mais de se souvenir de manière pertinente _ et non selon des clichés ! Le danger est que la mémoire alterne entre répétition nostalgique et agitation superficielle, pour finalement transformer l’absence entêtante des victimes en présence _ = héroïsation ou/et hagiographie _ sanctifiée et honorée ; d’où la nécessité de ne jamais disjoindre le savoir, l’éthique et l’esthétique _ voilà ! Après lui, Mendelsohn nous montre qu’à l’étouffant « devoir de mémoire » _ seriné pour bien des motifs idéologiques : frelatés et mensongers ! _, il faut substituer la liberté créatrice du ressouvenir » _ fervent et maîtrisé…


C’est à ce bilan tout en camaïeu de demi-teintes précises-là

que nous confronte avec une émotion contrôlée mais contagieuse par sa parfaite vérité

_ « il est vain d’opposer scientificité et engagement, faits extérieurs et passion de celui qui les consigne, histoire et art de conter, car l’émotion ne provient pas du pathos ou de l’accumulation des superlatifs : elle jaillit de notre tension vers la vérité. Elle est la pierre de touche d’une littérature qui satisfait aux exigences de la méthode « , écrit l’auteur page 363 de cette Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus  : on ne saurait mieux dire ! _,

Ivan Jablonka en ses sublimes _ de justesse d’émotion vraie et d’analyse probe _ remarques de conclusion de son « enquête«  _ car tel est le sous-titre revendiqué et splendidement assumé de son livre, dans le droit-fil de la décision de démarche d’Hérodote… : l’amplitude des contextualisations et des références pertinemment convoquées et appliquées rend très admiratif ! _,

quand il déclare, page 363,

après ses ultimes _ diverses : toutes et chacune passées au plus précis et rigoureux des tamis du plausible et du quasi impossible : soient les denses et terribles pages 323 à 363 du dernier chapitre, « De l’autre côté du monde«  : sur ce qui a pu advenir (ou pas) de Matès et Idesa Jablonka à Auschwitz _ hypothèses à la recherche ce qui est advenu de facto à son grand-père Matès et à sa grand-mère Idesa à Auschwitz, en leur provisoire et à plus ou moins court terme _ jours ? mois ? années : 1943 ? 1944 ? _ survie, après avoir été débarqués « du convoi n° 49 » (en provenance de Drancy) sur la rampe le 4 mars 1943, « au crépuscule, disons vers 17 heures en cette fin d’hiver polonais«  (page 335) ; tout cela se lisant avec rien moins qu’une « une terreur sacrée«  (l’expression se lit à la page 291) :

« Voilà. Ma recherche touche à sa fin.

Au matin j’accueille tout le monde _ son épouse et ses filles _ à la table du petit déjeuner, les yeux brûlants, hagards. Mon enquête _ de rien moins que cinq années _ ne m’a pas apporté la paix. Je suis capable de regarder en face leur vie et leur mort _ telles qu’approchées au plus près possible par le travail infatigable de la recherche (et ses richissimes contextualisations : l’auteur a tout lu ! et décrypté !) ; mais celui-ci bute aussi sur quelques terriblement fâcheux points-aveugles (!) qui résistent… _, mais je resterai toujours ce petit garçon

_ rédigeant, se souvient-il, un « testament à l’âge de sept ans et demi« , en juin 1981, dans lequel il évoquait ses grands-parents comme des « dieux tutélaires«  « adorés qui veilleront sur moi » :

« je penserai à vous toute ma vie. Même quand ma vie à mon tour sera finie, mes enfants vous auront connus. Même leurs enfants vous connaîtront quand je serai dans la tombe. Pour moi, vous serez mes dieux, mes dieux adorés qui veilleront sur moi, que sur moi. Je penserai : mes dieux me couvrent, je peux rester dans l’enfer ou dans le paradis« , avait-il indiqué à l’ouverture de son livre, pages 9 et 10. Se demandant alors : « vocation d’historien ou résignation d’enfant écrasé par le devoir de transmission, maillon d’une chaîne de morts ?« 

Et à la veille, rétrospectivement, d’entreprendre l’enquête qui allait prendre les cinq années allant de 2007 à 2011, l’auteur se demandait, page 10 : « Ai-je encore la force de porter _ tel Énée, Anchise (cf « je suis historien comme Énée quittant Troie en flammes avec son père sur les épaules« , page 364) _ ces êtres dont je suis la projection dans le temps? Ne puis-je nourrir leur vie _ si vilainement trop vite oblitérée _ de la mienne _ d’historien au travail _, plutôt que de mourir sans cesse _ mélancoliquement _ de leur mort ?«  Le défi, n’était-il pas, alors (page 10 toujours) cette « folie que de vouloir retracer _ et en la seule vérité de la probe recherche méthodique historienne _ la vie d’inconnus à partir de rien ! Vivants, ils étaient déjà invisibles ; et l’Histoire les a pulvérisés« 

Mais il se trouve aussi que, toujours page 10 en suivant, « ces poussières du siècle ne reposent pas dans quelque urne _ scellée et parfaitement privée _ du temple familial ; elles sont _ bel et bien _ en suspension dans l’air _ qui nous est commun _, elles voyagent _ partout _ au gré des vents, s’humectent à l’écume des vagues, paillettent les toits de la ville, piquent notre œil et repartent sous un avatar quelconque, pétale, comète ou libellule, tout ce qui est léger et fugace.« 

C’est-à-dire surtout que « ces anonymes, ce ne sont pas les miens, ce sont les nôtres » !

Il est donc urgent, avant l’effacement définitif, de retrouver _ et apprendre à décrypter et interpréter _ les _ moindres _ traces, les empreintes de vie qu’ils ont laissées, preuves involontaires de leur passage dans le monde« .

Ce qui permet à l’auteur de conclure ainsi l’ouverture de son « enquête« , page 11 :

« Conçue à la fois comme une biographie familiale _ par sa focalisation ; mais sans exclusive, car le projecteur orienté sur eux est mis aussi sur toute une génération de pourchassés ! _, une œuvre de justice _ de réparation morale ! _ et un prolongement de mon travail d’historien,

ma recherche commence » : c’était donc en 2007…  _

mais je resterai toujours ce petit garçon _ de sept ans et demi, en 1981,

je reprends l’élan de la phrase de la page 363 _

couché dans sa tombe, avec les dieux qui le veillent.

Leur mort coule dans mes veines, non comme un poison, mais comme ma vie même.

Pour mes filles _ soit la génération qui vient maintenant (celle des arrière-petits enfants : les filles d’Ivan Jablonka vont encore à l’école maternelle) _, je rêve d’autre chose : proclamer la dignité d’un homme et d’une femme dont la mort est une borne, pas un destin. Pour moi, c’est trop tard !

Même si en ce qu’il qualifie de son « échec » ici

_ « je n’éprouve aucune satisfaction. Je ne sais rien _ d’objectivement assuré, au-delà d’indices, cependant, de témoignages rigoureusement décryptés ! tels ceux, évidemment si précieux, de la cousine Annette (et ce qu’elle a recueilli du boucher de la rue des Maronites, Szloma Niremberg, revenu d’Auschwitz…) et ceux de l’autre cousine Maria et de sa fille Sarah, de retour d’Auschwitz, ces deux dernières-ci aussi ! _ de leur mort _ à Auschwitz _ et pas grand chose de leur vie« , écrit-il au final de l’enquête, et du chapitre d’Auschwitz, page 364. Ils sont bourrelier et couturière, révolutionnaires du Yiddishland, persécutés pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils font _ pas seulement en Pologne, dans la France de la IIIe République, et en celle de Vichy, puis par les Nazis _, jusqu’à la fin tragique de leur existence ; je suis un chercheur parisien, social-démocrate, presque un bourgeois. Mon franco-judaïsme assimilé contre leur judéo-bolchévisme flamboyant. Nous n’avons aucune langue en commun« 

Et pis encore, en suivant : « Ce n’est pas seulement pour cela que je suis condamné à rester extérieur à leur vie. Il suffit de se prendre soi-même en exemple pour sentir le caractère dérisoire de mon pari : la somme de nos actes ne révèle pas ce que nous sommes, et quelques actes épars ne révèlent rien du tout.

Après avoir brassé, réuni, comparé, recousu, je ne sais rien.

Ma seule consolation, c’est que je ne pouvais _ en historien qui décrypte des traces _ faire mieux«  _,

même si en ce qu’il qualifie de son « échec » d’historien,

émerge une formidable admiration et leçon de courage et de vie, c’est-à-dire de liberté

envers et contre tout,

de la part de ses grands-parents pourchassés _ comme militants communistes, puis immigrés illégaux sans-papiers, et enfin Juifs… _, comme de ceux qui les ont aidés et accueillis _ à commencer par l’ouvrier anarchiste breton (de Fougères) Constant Couanault et son épouse Annette, la cousine (venue, elle, de Maloryta, en Biélorussie) _ :

« Je distingue les miens _ écrit aussi (et peut-être surtout) Ivan Jablonka pages 365-366-367 ; et c’est cela qui anime le plus fort l’historien, à contresens de sa pente personnelle mélancolique… _ parce qu’ils symbolisent toute une génération.

Parce qu’ils sont plus grands qu’eux-mêmes.

Au nom de quoi ? Une marche du shtetl vers l’Occident ? Une tragédie vécue entre Staline et Hitler ? Un amour brisé par la Shoah ? Vie et mort d’un homme du Sonderkommando ? Biographie de mes grands-parents ?

Les mots _ jusque ceux du scientifique et historien, en l’occurrence _ sont mensongers. A peine prononcés, ils trahissent le foisonnement des êtres _ magnifique expression _, bafouent leur liberté.

Quand je dis « Juifs », je referme sur mes grands-parents la chape identitaire que, toute leur vie, ils ont voulu faire sauter pour embrasser l’universel » : voilà ! nous touchons ici le fond de leur histoire de personnes !

C’est cette conquête on ne peut mieux concrète de la liberté qui les a, comme personnes singulières, animés, même s’ils ont été, tellement trop jeunes, en leur course éperdue de par l’Europe et le monde (vers l’Argentine ?), pris dans la nasse et fauchés (jusqu’à Auschwitz), avec et comme d’autres qu’eux, par d’autres forces de l’Histoire…

Mais « nul renoncement _ voilà ! _ n’entache leur vie semée d’échecs. Leur rage d’émancipation les porte _ sans cesse et en dépit de tout : jusqu’à la capture dernière, 17 passage d’Eupatoria et Drancy, puis la mort injustement reçue, à Auschwitz _ au-delà d’eux-mêmes « 

_ et en comparaison, ajoute leur petit-fils, né, lui, à la fin de 1973 : « ma révolte à moi, bien faible révolte en vérité, se dresse contre l’oubli et le silence, contre l’ordre des choses, l’indifférence, la banalité«  : ce n’est pas (non plus) rien !..

Et « ils sont désormais rendus _ par la justesse de ce livre _ à leur jaillissement natif, au débordement _ que tant, ici, là, et encore ailleurs, avaient cherché à étouffer _ : des êtres irréductiblement, démesurément faits pour la vie«  _ qui se construit, se déploie et se crée… Voilà un essentiel, filial comme historiographique, hommage !

« Au moment de la séparation _ d’avec eux, qu’est le terme de ce livre pour celui qui est encore en train de l’écrire, fin 2011 _,

je voudrais leur dire que je les aime,

que je pense à eux souvent _ ils sont devenus désormais tellement plus présents ! _,

que j’admire leur vie telle qu’ils l’ont vécue,

leur liberté telle qu’ils l’ont brandie _ voilà ! _,

que j’éprouve de la gratitude à leur égard parce que ma vie en France, dans un pays en paix, libre et riche, c’est à eux que je la dois _ même s’ils ne voyaient peut-être pas les choses ainsi.

Je voudrais

_ en ce dialogue avec les morts ; cf mon article du 27 mars 2011 sur le livre de ce titre, Dialogue avec les morts, de Jean Clair : Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies _

qu’ils sachent que j’aurais aimé les connaître, trouver leur accent bizarre, leurs cadeaux un peu décalés, leurs histoires merveilleuses.

Je voudrais leur raconter aussi la suite : leurs enfants _ Suzanne (Sorè), née le 22 janvier 1939, et Marcel (Moyshelè), né le 29 avril 1940 _ ont été naturalisés après la guerre et leurs trois petits-enfants _ ma cousine, mon frère et moi _ ont fait de bonnes études, par lesquelles la République a montré un autre visage que celui qu’ils ont connu. »

Alors, à la question (qu’Ivan Jablonka se pose lors d’une journée complète passée par lui sur le site d’Auschwitz, page 344) : « Mais eux, où sont-ils ?« ,

et puisqu' »il faut bien qu’ils soient quelque part, puisqu’ils ne sont ni sur la terre ni au ciel« ,

l’auteur (et petit-fils) répond ceci, page 344 :

« Ils sont en caractères d’imprimerie dans le Mémorial de Klarsfeld,

en lettres d’or sur le mur des noms au Mémorial de la Shoah,

en langage informatique dans les bases de données de Yad Vashem.

Tamara, la fille de Henya _ (1917-1996) la plus jeune de la fratrie de Matès Jablonka _, a gentiment fait graver leurs noms sur la tombe de sa mère, comme s’ils étaient là, dans le cimetière-cactée de Hadera chauffé à blanc par le soleil israélien.

Ils sont _ aussi et surtout désormais _ dans ce livre que je mûris,

alors que, sur le pré d’herbe verte _ d’Auschwitz-Birkenau _, la minute de silence s’écoule« , se disait lors de cette minute-là leur petit-fils et historien...

...

De fait, on découvre et comprend bien, en méditant sur ce livre, que (pages 163-164)

« la distinction entre nos histoires de famille et ce qu’on voudrait appeler l’Histoire, avec sa pompeuse majuscule,

n’a aucun sens.

C’est rigoureusement la même chose _ cf aussi l’article-entretien avec Michelle Perrot et Alain Corbin : « Silences et murmures de l’Histoire » ; ou encore ce livre-maître de micro-histoire d’Alain Corbin : Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot _ sur les traces d’un inconnu (1798-1876) _,

il n’y a pas, d’un côté, les grands de ce monde, avec leurs sceptres et leurs interventions télévisées, et, de l’autre, le ressac de la vie quotidienne, les colères et les espoirs sans lendemain, les larmes anonymes, les inconnus dont le nom rouille au bas d’un monument aux morts ou dans quelque cimetière de campagne.

Il n’y a qu’une seule liberté,

une seule finitude,

une seule tragédie

_ humaine et inhumaine _

qui fait du passé _ tout à la fois _ notre plus grande richesse et la vasque de poison dans laquelle notre cœur baigne.

Faire de l’histoire,

c’est prêter l’oreille à la palpitation du silence,

c’est tenter de substituer à l’angoisse, intense au point de se suffire à elle-même,

le respect triste et doux qu’inspire l’humaine _ et commune : universelle _ condition.

Voilà mon travail« ,

en concluait Ivan Jablonka, page 164, au sein du chapitre « Les Sans-Papiers juifs de ma famille« …

Les grands livres , comme les grandes œuvres, sont trans-genres : par la puissance et la grâce tout à la fois _ c’est là la vertu du style ! _ de la singularité de l’objet qu’ils s’essaient à cerner, faire apparaître, figurer, et éclairer et connaître et pleinement ressentir, aussi, et enfin, en une singulière, elle aussi, aisthesis.

A cette catégorie singulière (rare !) -là

_ avec, par exemple, Les Disparus de Daniel Mendelsohn, et, dans la fiction, Liquidation d’Imre Kertész ou Zone de Mathias Enard, ou en musique l’œuvre génialissime, d’après la guerre, de Lucien Durosoir _

appartient cet immense livre si riche _ il m’évoque, à l’échelle des vies de Matès et Idesa Jablonka, la richesse des témoignages réunis par Saul Friedländer dans Les Années d’extermination _,

si fort, si juste et si bouleversant,

et plus nécessaire aujourd’hui que jamais pour reconnaître (et accepter) ce qu’est l’humanité (libre) vraie,

qu’est cette Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka, aux Éditions du Seuil…

Au moment de conclure,

je m’aperçois que je n’ai quasiment rien dit des prodiges de rigueur et de fécondité _ admirables : non, la moisson n’est pas vaine !!! _ de cette enquête : dans les archives, comme sur le terrain, et à la recherche de témoins, directs ou indirects, et témoignages

Les efforts d’établissement des faits, comme ceux d’interprétation des indices, ou de comparaisons avec des témoignages similaires dans des situations comparables, sont absolument passionnants !

Tant pour les chapitres de la vie en Pologne, à Parczew (« Jean Petit-Pommier« , pages 13 à 53, « Révolutionnaires professionnels », pages 55 à 93, et « Un antisémitisme plus « civilisé »« , pages 95 à 126), que ceux de la déjà difficile vie à Paris sous la IIIe République finissante (« Les sans-papiers juifs de ma famille« , pages 127 à 168 et « Automne 1939 : les étrangers s’engagent« , pages 169 à 213), que pour la vie sous Vichy (« Le dentiste providentiel« , pages 215 à 263 et « Un bloc d’humanité vraie« , pages 265 à 295), qui se clôt sur l’essai _ passionnant ! _ de reconstitution (par recueil méthodique et patient d’indices et de témoignages) de la capture, 17 Passage d’Eupatoria, à Ménilmontant, le « 25 février 1943, tôt dans la matinée, à l’heure des éboueurs et des laitiers » (page 265).

Après le chapitre reconstituant l’existence des enfants, Suzanne et Marcel, à Luitré, en Île-et-Vilaine, chez un couple de retraités, les Courtoux, de mai 1943 à novembre 1944 (dans le chapitre « A l’abri d’une haie de thuyas« , pages 297 à 321),

l’ultime chapitre « De l’autre côté du monde« , pages 323 à 369, s’efforce d’établir le plus précisément possible, et en interprétant avec le maximum de rigueur l’ensemble des moindres indices et témoignages recueillis, rassemblés et confrontés, ce que furent les circonstances de la fin de vie et de la mort et d’Idesa et de Matès Jablonka à Auschwitz :

Matès ayant très probablement _ selon (ou grâce à) la conjonction établie de trois indices (ou « éléments de preuve« , dit Ivan Jablonka page 325) rapportés et interprétés, selon la plus rigoureuse méthode historiographique, pages 325 à 333 : sans doute le climax de toute cette enquête ! _ survécu un certain temps en tant que « croquemort« , c’est-à-dire membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau : ce qui est rapporté et confronté à l’ensemble des témoignages accessibles à ce jour dans ces livres parmi les plus terribles du XXe siècle que sont Des voix dans la nuit _ la résistance juive à Auschwitz, de Ber Mark (Plon, 1982) et le collectif Des voix sous la cendre _ Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau (Mémorial de la Shoah-Calmann-Lévy, 2005, sous la direction de Georges Bensoussan)…

Le travail _ et tension (sans le moindre pathos) du récit _ d’Ivan Jablonka est tout particulièrement ici _ faut-il le souligner ? _ lumineux…

Sur le concept d’enquête, et sa magnifique fécondité,

je renvoie à trois de mes articles précédents :

celui, récent, du 22 février 2012, à propos du livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi :

Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi » ;

et ceux, plus en amont _ à l’ouverture même de mon blog en juillet 2008 _ des 16 et 17 juillet 2008, à propos du livre (-enquête aussi !) de Jean-Marie Borzeix, Jeudi saint, à propos d’une rafle oubliée, au pays de Bugeat, en Haute-Corrèze, non loin de Tarnac, la semaine de Pâques, en 1944 : 

Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation) _ « étude critique »

et lacunes dans l’Histoire

Titus Curiosus, ce 9 avril 2010

la postérité-filiation (musicale) de l’immense Gustav Leonhardt : Pierre Hantaï, Elisabeth Joyé, Benjamin Alard…

19fév

Comment rendre _ enfin ! j’ai appris son décès, survenu le 16 janvier, le 18 janvier : cela fait un mois… _ l’hommage le plus juste qui soit, à un talent musical tel que celui de Gustav Leonhardt ? qui nous a procuré tant et tant des plus hautes jouissances qu’un musicien peut offrir tant au concert qu’au disque ?..


Car nous avons eu bien de la chance, à Bordeaux, que le maître apprécie non seulement la beauté élégante et noble (sans ostentation) de notre ville, mais aussi la singularité de l’orgue Dom Bedos de l’abbatiale Sainte-Croix, au point d’y revenir souvent donner des concerts : d’abord, peut-être, à l’amphi 700 de la Faculté des Lettres, pour le Gram ; mais aussi et surtout au Temple du Hâ, pour le Carré, à de nombreuses et ô combien heureuses reprises ; mais aussi au Grand-Théâtre ; et encore en quelques beaux châteaux de vin, tels que Yquem ou Carbonnieux ; et encore Soutard, pour un concert privé de clavicorde… Sans compter, outre plusieurs grands récitals d’orgue à Sainte-Croix, l’enregistrement si marquant, en juin 2001, du CD Alpha 017 L’Orgue Dom Bedos de Sainte-Croix de Bordeaux, à l’advenue duquel j’ai ma modeste participation, outre ma contribution au livret « la construction de l’orgue Dom Bedos en l’abbatiale Sainte-Croix de Bordeaux sous la réforme mauriste« , pages 16 à 23. Et côtoyer au quotidien le maître, et son humour incisif, outre son élégance, n’est certes pas peu en une vie d’amoureux de la musique… Je l’ai revu et écouté aussi à Arques…

Aussi, mets-je à profit pour ce blog

ce courrier adressé ce matin même à mon ami Jean-Paul Combet, le fondateur d’Alpha,

pour lui faire part de l’article de Renaud Machard dans Le Monde daté de ce dimanche 19 février 2012, qui à l’occasion de concerts du très doué et toujours « parfait » Benjamin Alard, lui rend au passage aussi hommage,

en saluant l’amitié et la collaboration éditoriale (pour Alpha) qui les unissait, Gustav et Jean-Paul…

Voici donc ce courriel :

De :  Titus Curiosus
Objet : Benjamin Alard, Gustav Leonhardt et Jean-Paul Combet : texte choisi à lire aux funérailles
Date : 19 février 2012 08:42:17 HNEC
À :   Jean-Paul Combet

Un bel article d’hommage(s),
que tu as dû relever, dans Le Monde
(édition papier de ce dimanche 19 février)…

Sinon, le voici…
http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/02/18/benjamin-alard-fait-sonner-saint-louis_1645273_3246.html


J’espère que tu vas bien,
amitié(s)

Titus

P.s. : sais-tu ce qu’est ce texte
« magnifique » (!)
que Gustav Leonhardt a fait lire à ses funérailles ?

Benjamin Alard fait sonner Saint-Louis

MUSIQUE | | 18.02.12 | 13h42

On ne l’avait pas revu depuis quelque temps : Benjamin Alard, 27 ans, a toujours la même allure et ces traits juvéniles à la Harry Potter que lui donnent parfois des lunettes cerclées, mais il n’est plus tout à fait le benjamin de l’école de clavecin et d’orgue française. Elle est si florissante (ce que Murray Perahia, le grand pianiste américain, confirme quand on lui parle de clavecin, un instrument qu’il adore et joue en privé) que, chaque semestre, un nouveau talent _ tel, à Bordeaux, Aurélien Delage… _ semble éclore _ grâce au génie de la transmission d’Elisabeth Joyé, me faut-il tout spécialement ajouter ! Une fée !

Mais Benjamin Alard est d’une graine différente _ et singulière. On pourrait dire que ce grand jeune homme discret, fin, réservé mais à l’humour subtil, a su être vieux _ c’est-à-dire pleinement mature _ de bonne heure. Dès ses premières apparitions publiques, après l’obtention du très prestigieux Premier Prix du Concours international de Bruges, en 2004 (sorte de Concours Tchaïkovski ou Chopin du clavecin et de la musique ancienne), le musicien semblait avoir tout compris des chefs-d’oeuvre de la littérature pour le clavier, ce qu’il démontrait avec l’aplomb sans tapage d’un sage : un jeu extrêmement calme et affûté, dégraissé mais d’une souplesse merveilleuse, comme géré par un subtil entrelacs de tensions savamment poussées et relâchées _ c’est parfaitement énoncé !

Pour ceux qui ne connaîtraient pas ses _ merveilleux ! _ disques d’orgue ou de clavecin, distribués par les labels Hortus, puis Alpha _ par exemple le génial double CD des Partitas de Bach : Clavier Übung – I, le CD Alpha 157 _, il est possible d’entendre Benjamin Alard un dimanche par mois, à l’heure du déjeuner, à la tribune de l’église Saint-Louis-en-l’Ile, où il est organiste titulaire, et au clavecin, lors de concerts organisés à l’hôtel de Lauzun, à quelques pas, quai d’Anjou. Deux séries en écho et en intelligence, la première dans la vaste nef, la seconde dans une salle de 90 places seulement.

L’ensemble fait la part belle à Jean-Sébastien Bach, mais fait entendre aussi des compositeurs auxquels Alard est très sensible, ceux de la jointure des XVIIe et XVIIIe siècles, comme Samuel Scheidt _ 1587-1654, en fait : c’est un contemporain de Schütz… « Sa programmation permet de prendre des distances avec les concerts d’orgue, parfois un peu poussiéreux, du dimanche après-midi« , avoue Benjamin Alard. « Je n’y vois rien de mal, mais je tiens à faire passer un message vraiment musical et exigeant, et aussi à mettre en regard, en « contrepoint », le terme qui sert de titre à la série, la littérature des deux instruments. »

Alard dit aussi vouloir faire découvrir la beauté de l’orgue Bernard Aubertin dont il est le cotitulaire depuis 2005 : « C’est un instrument neuf qui est construit d’après les canons anciens pour jouer spécifiquement la musique allemande des XVIIe et XVIIIe siècles. Son statut et son état sont exceptionnels, surtout si on les compare à ceux de beaucoup d’orgues de la capitale, dont certains sont en mauvaise santé et attendent des restaurations, comme les tribunes de Saint-Nicolas-des- Champs ou Saint-Merri« , précise Alard.

On s’étonne de la jauge de la petite salle de l’hôtel de Lauzun et de son incidence sur l’économie du projet : « Ce projet n’a, en fait, pas vraiment d’économie car notre association, Claviers en l’Isle, ne possède pas la licence de concert. D’ailleurs, ce n’est pas l’esprit de ces rencontres avec le public, que nous voulons singulières et au service premier de la musique. » Singulières mais en rien élitistes, assure Alard : « C’est juste que le clavecin n’est pas fait pour être joué dans des grandes salles et ce n’est que dans un tel cadre qu’on peut vraiment l’entendre » _ oui ! ; comme, aussi, dans les salons ou chambres de l’Hôtel de Soubise, où je suis venu écouter la perfection d’Elisabeth Joyé dans un récital (sublime !) de musique française…

Le festival Contrepoints est aussi soutenu par L’Autre Monde, l’association créée par Jean-Paul Combet, fondateur du label discographique Alpha. « Jean-Paul, qui est un ami, ne fait pas qu’éditer notre dépliant, mais il nous conseille dans la programmation. » Benjamin Alard doit beaucoup à M. Combet : « Il a publié la plupart de mes disques, mais je lui suis redevable de ma découverte _ in vivo : à l’Académie Bach, d’Arques-la-bataille, en Haute-Normandie, près de Dieppe _ de Gustav Leonhardt« , confie le claveciniste à propos du « pape » de l’instrument, qui vient de mourir le 16 janvier.

« C’était en Normandie, ma région natale, lors d’un concert organisé par Jean-Paul. Je me souviens encore avec émotion de ce choc. » Le choc pour l’orgue eut lieu très jeune. Le jeune Alard s’initie à l’instrument grâce au curé de sa paroisse. « Le son de cette machine me fascinait« , se souvient-il. Il travaille avec Louis Thiry, pour lequel il ne cache pas sa vive admiration. Le clavecin vient après. Mais il ne cessera de jouer de conserve les deux types de clavier.

De Leonhardt, auquel on l’a plusieurs fois comparé pour la noblesse _ oui ! _ de leurs jeux, Benjamin Alard n’a cependant pas été l’élève. « J’ai été comme beaucoup extrêmement impressionné par son dernier concert, donné à Paris _ c’était le 12 décembre dernier _, quelques jours _ un mois à peine _ avant sa mort. Et très marqué aussi par les textes _ de sagesse de la vie _ qu’il avait choisi de faire lire à ses funérailles _ à la Westerkerke d’Amsterdam. Des textes magnifiques qui disaient tous le doute _ actif _ face à l’existence. Cet homme suggérait, aidait les musiciens à puiser ce qu’il y a de meilleur et singulier en eux. Il doutait _ positivement _, ne proférait rien. C’est cela qu’il nous laisse en héritage« , conclut Benjamin Alard, visiblement ému.

Contrepoints,
par Benjamin Alard (orgue). Eglise Saint-Louis-en-l’Ile, 19 bis, rue Saint-Louis-en-l’Ile, Paris 6e. Un dimanche par mois, jusqu’au 10 juin. Prochain concert : le 19 février à 12 h 30. Œuvres de Samuel Scheidt, Dietrich Buxtehude. Entrée et participation libres. Durée du concert : une heure, sans entracte.

Renaud Machart

Article paru dans l’édition du 19.02.12

Titus Curiosus, ce 19 février 2012

 

Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies

27mar

Dialogue avec les morts, de Jean Clair,

qui paraît ce mois de mars aux Éditions Gallimard,

est un livre (de vérité ! _ par sa profonde probité ! _) rare à ce degré d’intensité (!!!)

de trouble… :

tant de son auteur l’écrivant,

que des lecteurs qui le découvrent _ et partagent !

et s’en enchantent !!! _,

au fil de ses chapitres,

dont voici les titres successifs :

l’âge de lait (pages 13 à 50),

l’âge de craie (pages 51 à 91),

les mots (pages 93 à 116),

la ville morte _ c’est Venise ! splendidement analysée : un labyrinthe (sans perspectives…) pour métamorphoses (carnavalesquement et très discrètement, à la fois…) secrètes !.. _ (pages 117 à 135),

Hypnos (pages 137 à 153),

l’âge de fer (pages 155 à 178),

la débâcle (pages  179 à 205),

l’âge de chair (pages 207 à 234),

Eros (pages 235 à 254) ;

et, enfin (pages 255 à 280) _ c’est le chapitre ultime du livre : le cinquième et dernier volume de l’autobiographie de Thomas Bernhard, porte (après L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid…) presque le même titre : Un Enfant, lui… _,

une enfance

Il s’agit,

en l’aventure intensément troublante de cette écriture (de rare probité : celle à laquelle nous a accoutumés Jean Clair ! de livre en livre, comme de commissariat d’exposition en commissariat d’exposition…) en dialogue avec des voix désormais tues

_ mais lumineusement audibles à qui ose se rendre (et se tendre…) vers elles, et les recevoir (accueillir, écouter) : humblement « dialoguer«  _ oui, voilà… _, enfin… ; si loin, mais en même temps si près, ces « voix«  ombreuses-là, pour peu que l’on ait appris (et consenti) à devenir, silence fait autour (et muri…), enfin « véritablement«  attentif à leur ténue et essentielle musique

qui, encore, s’adressant à nous, toujours, persiste… _

il s’agit, donc,

d’un face à face rétrospectif,

l’âge venu _ celui des rétrospections : « Je suis né le 20 octobre 1940. Ce jour-là, à Paris, pouvait-on lire dans les journaux, il n’y avait plus une seule patate à vendre _ ni, surtout, à pouvoir acheter et se mettre sous la dent… _ sur les marchés. C’était la débâcle. On m’envoya à la campagne«  : en Mayenne, le pays d’origine de sa mère ; ainsi débute le livre, page 15… _,

avec _ ce face à face, donc, rétrospectif… _

avec la formation de lui-même _ de Jean Clair _,

en ses enfance, adolescence et jeunesse

_ du temps que son prénom n’était pas Jean, et que son nom, reçu de son père, morvandiau, était Régnier : mais on trouve aussi des Régnier, et en Flandres, et à Venise (Ranier, ou Ranieri…) ; cf à la page 264 : « Quel étrange détour par l’écriture me faisait réexhumer des passages et réinscrire des palimpsestes que des arrière-parents, dont je ne savais rien, avaient autrefois tracés, quelque part entre Bruges et la Sérénissime ?«  ; avec ce résultat, majeur !, page 265 : « L’écriture est un refuge et un foyer : ce qu’elle désigne, c’est précisément l’impossibilité d’en appeler au Père. Elle trace les repères d’une topographie imaginaire _ où Venise est alors, dans le cas de Jean Clair, à la façon de New-York pour d’autres transhumants encore, un passage (de ressourcement créatif !) crucial ; et pour toujours ! _, dans l’espoir insensé _ malgré tout ! _ d’y découvrir une toponymie familiale« … : j’y reviendrai ! ce point est capital ! _ :

rétrospection

de la naissance (le 20 octobre 1940) jusqu’à la mort de son père (en 1966 ou 1967),

quand le jeune homme passablement turbulent et « en colère » qu’il avait été (en cette jeunesse

_ « quelque temps même ce purgatoire _ celui de son enfance mayennaise, à la Pagerie : cf les premiers chapitres : « l’âge de lait« , « l’âge de craie«  _ devint un enfer« , page 237 : « je devenais la proie de colères violentes » ;

au point qu’« on m’envoya consulter dans ce qu’on appelait alors un dispensaire public d’Hygiène sociale. J’y fus accueilli par une jeune psychologue qui, un peu désemparée, m’adressa à un « psychanalyste », mot nouveau, étrange, inconnu, qui cachait sans aucun doute des savoirs étonnants« , page 237 toujours. « C’était une femme d’une cinquantaine d’années, l’une des premières en France à avoir imposé en hôpital public cette spécialité et à pouvoir l’exercer » : une rencontre déterminante ! « Elle avait été comme ma seconde mère » (celle qui « avait appris la parole » (page 240), même si « les mots ne me viendraient jamais comme il faut _ « faute d’une aisance de naissance que je ne posséderais jamais«   _, comme si je n’avais _ jamais _ pu _ in fine… _ tout à fait _ voilà ! _ me réconcilier« … : j’y reviendrai aussi : c’est l’épisode-seuil sur le chemin de soi, en critique d’art exigeant !, de Jean Clair !.. _),

quand le jeune homme passablement turbulent et en colère, donc, qu’il avait été

_ et demeure, d’une certaine façon (mais contenue et polissée…) encore ! : « la seule rage qui m’habite encore, c’est celle du malappris que je suis resté, et qui parfois explose en mots orduriers. Comme un réflexe primitif, l’enfance remonte en moi. La colère, je crois, ne me quittera jamais« .., voilà !, page 240 _

perdit

_ lui-même était alors en sa vingt-septième année : « à vingt-six ans, quand il _ le père, donc _ avait disparu _ soit en 1966, ou 67 _, j’avais quitté mes études, et, mal à l’aise, n’avais rien décidé de mon avenir, perdais mon temps et multipliais les échecs.

Beaucoup de mon comportement et de mes décisions ultérieurs serait dicté par l’angoisse de réparer _ voilà ! _ cette impression _ laissée au père _, alors qu’il avait dû, en vérité _ tous les mots comptent ! _ emporter sa tristesse et ses craintes dans sa tombe, irrémédiablement », page 254 : voilà ce à quoi il faut donc impérativement et  comme cela se pourra, « remédier«  ! et ce qu’accomplit, probablement, ce livre !!!

même si on lit, page 279, soit à peine vingt-cinq lignes avant le mot final (« les armoires fermées à clef de son enfance« , page 280..), ceci : « J’imagine en ce moment que mon père frappe à la porte, que je lui ouvre et qu’il me dit : « Pardonne-moi, je suis en retard »… Sans prendre le temps d’être saisi, je me précipiterais vers lui et je l’enlacerais, et ce baiser serait si long, pour dissiper le silence et l’absence de toutes ces années d’enfance où il était là et où je ne lui parlais pas, qu’il y faudra tout le temps _ voilà ! _ qui me sépare de ma propre mort« _

quand le jeune homme

turbulent et en colère

perdit, donc,

son père…

Jean Clair entre maintenant _ le 20 octobre 2010 _ en sa septième décennie de vie :

quel nom donne-t-il à ce nouvel « âge » sien-ci de vie ?..

Peut-être celui _ tant qu’il est encore temps : de l’écrire ! Jean Clair est (toujours, encore…) un homme davantage de l’écrire que du parler… : « parler, c’est toujours un peu commander, au moins imposer le silence autour de soi. C’est un travers. Pourquoi parler en tout cas, quand ce n’est pas pour demander ou pour commander ?« , lit-on page 96… _

du « règlement de la dette« 

envers ceux auxquels

l’homme accompli qu’est devenu Jean Clair

doit le plus…

_ cf le commentaire au cadeau paternel de « la tourterelle grise et rose, attrapée dans les champs de son pays« , le Morvan (ce récit, avec cette expression, se trouve page 252 ; cf aussi La Tourterelle et le chat-huant ; ainsi que mon article du 27 mars 2009 : Rebander les ressorts de l’esprit (= ressourcer l’@-tention) à l’heure d’une avancée de la mélancolie : Jean Clair…) : « C’est la colombe qui, succédant au corbeau, vient annoncer aux passagers de l’Arche que la terre approche, et avec elle le salut. Symbolisant le vol de l’âme, serrée dans la main tendue par-dessus le vide, l’oiseau blanc assure la transmission des générations _ voilà ! _, le geste d’amour qui permettra aux enfants de reconnaître la dette et de la diminuer peut-être« , aux pages 252-253 : des éléments cruciaux, comme on voit…

Car « retrouver l’écho _ voilà ! persistant ! et non repoussé… _ des voix de ceux qui ont disparu

me retient désormais _ voilà ! _ avec une force que j’ignorais autrefois _ tant inconsciemment que consciemment : les deux !

C’est sans doute que,

le temps aidant _ il faut le prendre à la lettre : le temps peut, et très effectivement !, « aider » ! si on y met aussi un peu du sien : à travailler avec lui, en ses forces… _,

le fait de me rapprocher d’eux

et de m’éloigner des vivants

_ en proie à bien des « débâcles« , tant et tant (même si pas tous : beaucoup trop !..) ; cf la terrible vérité des croquis de personnes dans le très beau chapitre « La Débâcle«  ; par exemple, à côté de ceux des S.D.F., celui, pages 195-196, du « monomaniaque du mobile« , avec cette conclusion-ci : « ce dialogue avec les spectres, où un individu dans le désert des hommes ne connait que lui-même, me paraît plus inquiétant que celui du bigot ou du fou quêtant son salut ou apprenant sa damnation d’une voix qui sort de bien plus loin que du petit cercle de ses semblables. Cette clôture _ étroitissime ! _ de l’homme sur l’homme seul et parmi les hommes, c’est ce qu’on appelait jadis, probablement, l’Enfer«  _

me les fait entendre plus distinctement _ oui _, et sur un ton plus grave _ et comme profond : d’« élévation« , en fait et plutôt : « monter, accéder à la lumière, élucider, maîtriser les apparences, ce sont des images qui me paraissent préférables à celles qui supposent de se laisser couler vers on ne sait quel abîme _ profond ! et sans fond… _ de l’être, qui n’est que ténèbres, étouffement et solitude« , précise Jean Clair, page 100… _,

par un phénomène spirituel _ voilà _ guère différent de l’effet Doppler en physique« ,

peut-on lire page 97…

Et Jean Clair de préciser, un peu plus bas, pages 97-98 :

« Ce dialogue _ avec réciprocité : davantage qu’autrefois, moins timide… _ avec les morts,

une fois qu’on ne peut plus les entendre _ in vivo _,

prend une forme singulière quand il devient un dialogue avec ses parents ou ses proches

_ Jean Clair évoquera aussi, même si ce sera fort discrètement et très, très rapidement, et à l’occasion du goût

(voire de la cuisine _ cf page 247, en un passage, du chapitre « Eros« , intitulé « L’Apprentissage du goût«  : « Les femmes que l’on a aimées vous ont ouvert avec douceur le royaume des sensations nouvelles jusqu’à pousser la porte de la cuisine. La mère nourricière se confond avec l’amante attentive, dans l’apprentissage _ voilà ! être homme, c’est apprendre ! _ qu’elles offrent l’une et l’autre, au palais du jeune homme que l’on fut, des saveurs, des douceurs et des amertumes d’un genre plus domestique que celles de l’amour des corps, et néanmoins aussi précieux. « Ici aussi les dieux sont présents », avait dit Héraclite près de son four _ une citation qui m’est aussi très précieuse ! C’est une autre version de la Madone au bol de lait, ou à l’auréole d’osier, avec l’ange qui vient familièrement s’inviter à la table« , page 247, donc… _ ),

en de furtifs superbes portraits à peine crayonnés _ à la Fragonard… _,

Jean Clair évoquera aussi, donc,

les femmes qu’il a aimées,

et ce qu’elles lui _ ainsi « conduit par de jeunes fées« , dit-il, page 246 _ ont

merveilleusement généreusement donné

_ le livre lui-même est dédié, page 9, « A la jeune fille«  ;

de même, qu’a pour titre « La Jeune fille«  une partie (très courte) du chapitre « Eros«  ;

que voici, même, in extenso :

« Plus elle avance dans la vie _ voilà ! _

et plus,

sur le cliché qu’on a pris d’elle un jour, bien avant que je la rencontre,

et où elle apparaît radieuse, les mains tendues vers un inconnu demeuré hors champ,

je la vois rajeunir,

me semble-t-il,

comme si les années qu’elle additionne de ce côté-ci du temps

lui étaient à mesure retirées de la photo ancienne,

au point qu’elle finira par m’apparaître sans doute comme cette adolescente

que je regretterai toujours de n’avoir pas connue« 

On échange _ enfin ! _ avec eux

_ « ses parents ou ses proches« , donc,

je reprends le fil de la citation, après l’incise de « La Jeune fille«  _

on échange avec eux

les mots qu’on aurait aimé leur adresser quand ils étaient vivants

et qu’il n’était pas possible _ = trop difficile, alors ! On n’en avait encore acquis la force d’y parvenir ! _ de leur dire.

Ces mots, on les imagine _ maintenant ; et désormais.

Et comme ils ne provoquent pas de réponse _ nette _,

ils se fondent dans un silence embarrassé« …

_ voilà qui m’évoque le dialogue (bouleversant de probité, lui aussi !) avec son épouse disparue, Marisa Madieri,

de l’immense (triestin

_ et Trieste, sinon Magris lui-même, est présente dans ce livre-ci de Jean Clair : aux pages 257 à 266… ;

ces pages, intitulées « Les Miroirs de Trieste« , ouvrent même l’ultime chapitre du Dialogue avec les morts de Jean Clair , « Une enfance« )

voilà qui m’évoque, donc,

le dialogue (bouleversant de probité, lui aussi !) avec son épouse disparue (en 1997), Marisa Madieri,

de l’immense (triestin) Claudio Magris,

en son si intensément troublant (et étrange, et profondément grave), lui aussi,

et sublime,

Vous comprendrez donc :

...

Dialogue avec les morts et Vous comprendrez donc : deux immenses livres

intensément troublants

qui s’adressent à la plus noble (et formatrice : civilisatrice !) part d’humanité des lecteurs que nous en devenons…

De Marisa Madieri,

séjournant de l’autre côté de l’Achéron depuis 1997,

lire le lumineux Vert d’eau, édité en traduction française à L’Esprit des Péninsules…

Et sur la Trieste de Claudio Magris,

courir au merveilleux Microcosmes !!

Et, un peu plus bas encore, page 98,

face à la difficulté de,

en ce quasi impossible dialogue à rebrousse-temps (irrémédiablement passé !), avec les disparus,

face à la difficulté, donc,

de partager (avec eux, les années ayant passé…) la pratique d’une même langue :

« Mais la plupart du temps, comme dans les rêves,

il n’est pas besoin de parler,

la présence suffit

_ voilà !

précise Jean Clair ; parmi un monde de fuyards s’absentant (frénétiquement ou pas) de tout, à commencer d’eux-mêmes et de l’intimité (charnelle) aux autres ; cf ici le beau livre (important !) de Michaël Foessel, La Privation de l’intime ; et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie

On parle le langage des sourds-muets.

On ne signifie rien,

on ne signale pas,

on signe, simplement« …

_ on fait (enfin ; et pleinement !) simplement acte (plénier)

de reconnaissance : de sujet humain à sujet humain ;

de visage à visage

_ sur la « visée du visage« ,

à partir de l’exemple de la peinture d’Avigdor Arikha (« une peinture qui dit tout, rien que tout, mais tout du tout qui se présente aux yeux« , page 59…),

et débouchant sur une « histoire (…) qu’il faudrait enseigner dans les écoles« , celle qui lie et relie Monet, Bonnard, Balthus et Lucian Freud : « de Monet à Freud, une chaîne s’est formée d’individus qui se reconnaissaient _ voilà _ et qui cherchaient à se parler _ oui ! _ et à transmettre un métier« … : c’est tellement précieux !

Et « de Balthus à Lucian Freud : toute une famille de peintres a rappelé, après la guerre comme avant, qu’un visage était sans prix _ voilà !

Les trois derniers _ soient Bonnard (1867-1947), Balthus (1908-2001) et Lucian Freud (né en 1922) _ ont été les témoins d’une époque où, mû par une idéologie démente, on s’était mis à immatriculer les gens. Ces gens qu’on dénombrait, après les avoir dévisagés, et dont on inscrivait le chiffre sur la peau à l’encre indélébile, craignait-on qu’on n’arrive plus, au Jugement dernier, à les reconnaître et à les distinguer ?

Ce fut l’entreprise la plus meurtrière que l’homme _ individus, un par un, comme l’espèce entière ! _ ait affrontée.

Les vivants ont le nez droit ou recourbé, court ou allongé, mais la mort a le nez camus ; tous les morts ont le nez camus. Pour les distinguer à nouveau, il faut leur refaire un visage. Le peintre y répond _ en peintre ! _ comme il peut : les gens se reconnaissent, non pas à leur numéro d’abattage comme les brebis, mais à leur visage, à leurs traits. Et les nommer, les peindre un par un, les transformer en personne, c’est les tirer _ en leur irréductible singularité ! de sujet ! et pour jamais !!! cf, déjà, les (sublimes) visages du Fayoum… ; là-dessus, lire, de l’excellent Jean Christophe Bailly, le très fin et très puissant L’Apostrophe muette _ de la mort« , page 63 ;

sur la « visée du visage« , donc,

lire (et méditer : longtemps !) l’admirable passage qui court de la page 60 à la page 63 :

par exemple,

« L’homme, en tant que personne, ne se remplace pas. Il n’est pas interchangeable, ni renouvelable, il est unique à chaque fois ; et c’est bien là le mystère auquel le peintre doive s’affronter, et qui suffit à occuper _ certes ! _ toutes ses forces«  ;

et « Dénommer, appeler, rappeler les apparences, c’est sauver l’homme de la mort. Dénommer et non pas dénombrer, désigner et non pas mesurer ou quantifier. Dire et peindre, c’est rappeler les êtres à la vie, c’est le contraire de les précipiter dans le nombre » _ soit le contraire du (stalinien) « à la fin, c’est la mort qui gagne !« 

« Représenter un visage humain et lui donner sa valeur unique, est (…) rare et compliqué puisqu’il est là, devant soi, embarrassant, et qu’on ne peut pas ruser _ voilà ! _ avec sa présence » : c’est elle qu’il faut ainsi, et pour jamais, ressentir et donner…

Et lire aussi l’admirable passage intitulé « Les Guichets« , aux pages 198 à 201 du chapitre « La Débâcle«  :

« On ferme l’un après l’autre les guichets qui étaient à l’homme laïque des temps républicains ce qu’étaient les confessionnaux à l’homme pieux des temps religieux. (…) J’imagine l’homme solitaire, la veuve, la petite vieille, l’étudiant célibataire ; ils vont rester des jours sans pouvoir _ de fait, simplement _ adresser la parole à quiconque.

La disparition lente et sournoise des bistrots où l’on allait prendre un petit blanc au zinc, moins pour se désaltérer que pour acheter le droit, moyennant trois sous, d’échanger quelques propos avec des inconnus, semble le point final de cette métamorphose _ régressive : barbare ! _ urbaine.

(…) Nous nous apprêtons à vivre dans un monde _ psychotique _ de solitaires contraints au silence,

qui, n’auront pas, contrairement aux ordres contemplatifs, le consolant espoir d’une vie dans l’autre monde.

Parallèlement à ce retrait de l’art _ mais oui ! _ de la conversation _ ce fut un art français… _ ,

la multiplication du « self-service »

_ , qu’il s’agisse de se restaurer, de faire un plein d’essence, de réserver un billet de train ou de poster un paquet, il n’est plus possible de s’adresser _ si peu que ce soit _ à quelqu’un ayant face humaine… _

est assurément la trouvaille la plus cynique de l’esprit _ dit : auto-proclamé ! _ moderne,

qui réussit à faire passer _ et le tour est joué ! _ pour une libération

ce qui n’est qu’une servitude _ et comment ! _ supplémentaire.

Plus éprouvante encore que cet effacement _ avec la dé-subjectivation qui l’accompagne ; cf Michel Foucault… _ de la personne,

est l’imposition d’une voix sans visage.

Dois-je me faire livrer un bien, louer une voiture, requérir un service,

je serai « mis en relation » avec un inconnu dont je n’ai jamais vu et dont je ne verrai jamais le visage, et qui, à distance, m’adressera les règles nécessaires et m’adjoindra _ et quasi m’enjoindra : on est au bord de l’injonction !.. _, sans trop de politesse, d’y satisfaire sans trop tarder _ sinon, tant pis pour moi !..

Aucun recours bien sûr _ la marge du recours est un critère déterminant du degré de civilisation… _ s’il se produit, par accident, une confusion ou une erreur.

Si nul ne vous voit,

nul non plus n’est jamais vu

et nul par conséquent _ pas vu, pas pris _

n’est jamais responsable _ ne répond jamais,

en effet.

La relation est devenue immatérielle.

Le visage a disparu.

Vous êtes décidément seul et sans secours.

Maladie mortelle de la société,

la prosopagnosie généralisée _ voilà ! _

d’un monde où les visages pullulent,

mais où nul n’est plus jamais connu, ni reconnu.

(…)

Dans le même temps pourtant,

comme il semble que nous sommes passés insensiblement du visuel à l’abstrait,

pour satisfaire au besoin de la mise en chiffres,

jamais les visages n’auront été aussi continûment photographiés, identifiés, enregistrés et mis en fiche,

de l’aéroport au magasin de mode.

(…)

A peine aurai-je acheté quelques brimborions dans une entreprise de ci ou de ça

que je me verrai envahi d’un courrier promotionnel à mon nom commençant par « Cher client » ou pourquoi pas « Cher ami »,

et que ma boîte électronique débordera de « spams » à mon intention toute « personnelle ».

Anonyme, invisible, inexistant là où je réclame une parole, une aide, un mot,

 je suis enregistré, diffusé, sollicité, sommé et menacé partout où je ne demande rien« ,

lit-on en ces magnifiques lucidissimes « Guichets« , aux pages 198 à 201…

Et voici _ pages 100-101 _

ce qu’apporte

(ou pourrait apporter : à l’écrivant Jean Clair, ici),

et tant bien que mal _ infiniment modestement, en effet ! _,

l’écriture

(en l’occurrence de ce qui peut-être deviendra le livre, soit ce Dialogue avec les morts-ci…) :

« J’écris pour (…) me prouver que j’existe.

Écrire me rassure,

plus qu’une parole ou une rencontre, toujours trop incertaines.

Quand je doute,

de moi, des autres, de la réalité des choses,

je me mets à écrire,

et le maléfice se défait,

le lien _ qui nouait et entravait (tout)… _ se dénoue : je peux vivre à nouveau.

Dans le désarroi du matin,

la langue apporte sa certitude«  _ elle tient !

(…)

Écrire « est le dernier artifice avec lequel se protéger de la tyrannie de la durée que la mécanique puis l’électronique ont numérisée _ à entier rebours de la durée (qualitative !) vivante qu’analysait Bergson _,

dénombrée


_ cf aussi, page 111 : « la dénumération détruit à mesure la réalité sensible que la dénomination avait si patiemment créée. Les nombres détruisent les images _ mentales et spiritualisées , quand les images sont des œuvres !

On croit, par la mesure, comprendre le monde. Vanité des sociologues, de leurs chiffres, de leurs courbes et de leurs statistiques.

Vanité pire encore des psychologues, de leurs graphiques, de leurs pourcentages.

Les chiffres livrent peu _ et c’est un euphémisme ! _ de la réalité singulière des choses _ elles la nient !..

L’étape ultime est la digitalisation,

qui vide peu à peu les rayons des magasins de leurs disques, et les rayons des bibliothèques de leurs livres.

Triomphe d’un monde virtuel où nous appelons des spectres au secours de notre mémoire défaillante.

La philosophie du rationalisme _ en son appendice du pragmatisme utilitariste _ a pour fin, ici comme dans le domaine de l’art et de son marché, d’éliminer le problème des valeurs _ par un coup de baguette magique ! mais ultra-efficace !!! par ses effets dé-civilisationnels sur la foule de plus en plus majoritaire d’esprits bel et bien dé-subjectivisés : l’ignorance et la désinformation coûtent tellement moins cher que l’instruction et le travail de culture… _ pour se limiter au domaine du quantifiable et du mesurable » _ et monnayable… _,

jusqu’à la rendre _ cette « tyrannie de la durée numérisée«  _ insupportable _ et vainement fuie dans la vanité (symétrique !) du vide de l’entertainment aujourd’hui mondialisé : ah les profits expansifs de l’industrie du divertissement (efficacité de l’amplitude de la crétinisation aidant !)… _ comme la goutte d’eau du supplice chinois« …

(…)

« Au contraire de la langue de bois, si bien nommée,

qui flotte à la surface des eaux, qui monte et qui descend mais qui n’avance pas,

les mots que l’on ose et que l’on dépose _ dans le silence pacifié du recueillement _ sur la page

sont des mots singuliers _ voilà ! on y arrive peu à peu… _,

jetés par milliers

_ un trésor infini (« trésor des mots« , dit à plusieurs reprises Jean Clair, par exemple page 112) que celui de la générativité de la parole en le discours qu’offre au parlant la langue reçue, partagée et ré-utilisée, avec du jeu… cf Chomsky… ;

quand il ne s’agit pas de la misérable « langue de bois«  de la plupart des médias (tant la plupart y sont tellement complaisants !), en effet… ; et des « clichés«  que celle-ci répand et multiplie de par le monde… _

comme les laisses du langage sur l’estran du temps,

qui vous pousse et qui vous soutient » _ les deux : à la fois…

« Quand tout a disparu, quand tout est menacé,

il n’y a que les mots que l’on voudrait sauver encore,

l’un après l’autre _ et en leur singularité, en effet ! _,

mesurant _ certes ! _ le dérisoire aspect de l’entreprise,

et cependant convaincu _ qu’on est : aussi ! et plus encore ! _ que

le fil des mots _ voilà : en sa dynamique et son ordre… ; et à rebours des clichés ! _,

si on réussit à le conserver _ il y faut du souffle, et un peu de constance : cela s’apprend, avec le temps, et un peu de vaillance et de courage ! en le travail de subjectivation de soi (et du soi)… _,

suffirait _ et, de fait, il suffit ! _ à tirer du néant _ = ramener et retrouver _

tout ce qui s’y est englouti

_ et en sauver ainsi peut-être, si peu que ce soit, quelque chose,

même si c’est (passablement) encore ridiculement :

en osant espérer que cela ne soit, tout de même, pas trop

ridicule :

« Honneur des hommes, saint langage !« , a proposé le cher Paul Valéry…

J’en viens alors à l’apport plénier, à mes yeux, tout au moins, de ce très grand livre :

comment on apprend _ tel Jean Clair ; ainsi qu’un nouveau Montaigne en ses propres « essais« _ à se former

_ ce que Michel Foucault appelle le processus de subjectivation _,

se donner un peu plus de consistance,

selon une exigence de « forme« , en effet,

de vérité et beauté,

tournant, in fine, plus ou moins à un style un peu singulier,

mais « vraiment« ,

sans pose, posture,

ni, a fortiori, imposture…

En toute vraie modestie…

Déjà, dans la Mayenne de l’enfance de Jean Clair, dans la décennie des années quarante,

« il n’était pas rare, dans cette campagne, qu’on gardât dans la maison une pièce plus belle, plus claire, plus apprêtée que les autres, fournie de quelques meubles et de bibelots gagnés dans les foires et que l’on croyait précieux. Elle était aussi balayée, dépoussiérée, cirée, mais elle demeurait fermée à clef et les rideaux tirés. (…) C’était plutôt une chambre idéale _ voilà ! _, la projection imaginaire, « comme à la ville », d’un lieu où l’on remisait ce qui était jugé « beau » _ voici une première approche de l’« idée«  _, et d’une beauté qui interdisait donc qu’on en fît usage _ ni encore moins commerce, échange.

Même ici, je le découvrais, la vie se déroulait selon deux plans bien distincts : le temps long et éreintant des journées ; et puis un autre temps, à la fin du jour, où l’on imaginait ce que pouvait être une existence autre _ et supérieure _, à laquelle on avait sacrifié _ noblement _ un espace et laissé quelques gages matériels, comme des offrandes à un dieu lare« , page 27…

« Cette permanence d’un monde invisible qui doublait le monde réel était sans doute nécessaire pour supporter la dureté du quotidien. Elle offrait l’attrait d’un au-delà plus sensible et plus simple à imaginer que celui dont parlaient les mystères de la messe dominicale.

Cette chambre vide était en fait un tombeau (…) qui permettait de rêver _ déjà _ à une vie supérieure«  _ voilà ! une vie plus et mieux accomplie ! _, page 28…

En venant de ce monde de « taciturnes » (page 240) « taiseux« , sinon de « rustres » (page 252),

« un doute m’en est resté pourtant.

A l’Université, on me demanda un jour comment quelqu’un comme moi, à peine sorti des champs, avait eu l’envie de consacrer sa vie à un domaine aussi futile et féminin que le goût de la beauté et l’inclination pour les arts.

(…) Il m’en est resté un malaise. Le sentiment ne m’a jamais tout à fait quitté d’avoir _ étant à jamais, en quelque sorte, un « déplacé«  _ trahi, abandonné un front _ celui du plus dur labeur _, gagné _ lâchement _ le confort _ paresseux _ des arrières.

Plus encore quand le soupçon m’a pris, confronté à des œuvres en effet trop souvent inutiles et fort laides, que j’avais lâché la clarté d’un Désert habité par des sages pour gagner paresseusement l’ombre des musées peuplés de gens frivoles et de dandys.

J’ai toujours eu une double identité.

Je demeure un assimilé _ voilà : imparfaitement… _,

parlant un langage emprunté _ voire chapardé _,

traître à ma foi _ avec quelque culpabilité… _

comme un marrane au judaïsme« , pages 45-46 :

à relier à la remarque des pages 242-243 à propos de la psychanalyste qui fut à Jean Clair comme « ma seconde mère » (page 240),

en lui ouvrant le « trésor des mots _ voilà ! _,

un coffre des Mille et Une Nuits,

un Wortschatz possédant la magique propriété de s’agrandir _ oui ! _ à mesure qu’on puisait en lui, et de rendre au centuple _ voilà ! _ l’emprunt qu’on lui faisait » (page 241)

_ « Finalement je me retrouvais _ en cette psychanalyse _ jubilant _ rien moins ! _,

au sortir de l’adolescence comme au sortir de mon mutisme,

prêt à franchir le seuil de ce qui me semblait l’antichambre d’un Paradis« , lit-on aussi, page 238 ; et ce fut bien, en effet, cela qui advint !!! _ :

« Cette femme qui écoutait l’adolescent que j’étais

avec tant de patience et tant d’attention,

venait elle aussi du Peuple élu.

Elle m’avait proposé cette analyse sans rien me demander,

là où l’argent, la « passe », le billet furtivement glissé comme honteux dans la main du praticien deviendraient monnaie courante chez la plupart de ses confrères« …

Fin de l’incise sur ce sentiment de « déplacé »

_ et d’à jamais « en colère« … : « la colère, je crois bien, ne me quittera jamais« , page 240 aussi _

de Jean Clair…

Autre élément éminemment déclencheur de la vocation

au goût de la beauté (et de l’Art)

de Jean Clair,

cette toute première « rencontre » avec la peinture,

à l’école primaire, au final de la décennie _ pauvre ! _ des années 40,

par la grâce d’un instituteur de campagne

de la Mayenne profonde…

A l’école, dans la salle de classe,

première rencontre, donc,

avec « deux peintures dont je me souviens » :

« une nature morte de Braque » et « un paysage de Matisse » :

« Cette Annonciation de la Beauté, comme un ange en Visitation, si inattendue dans la grisaille et la pauvreté d’une classe de l’après-guerre,

cette lumière plus vive qui soudain traversait la salle,

furent une énigme qu’il me faudrait saisir« , page 54…

« Que peut donner la peinture

que le reste du visible ne vous offre pas,

et dont cette expérience enfantine me proposait l’énigme ?« , re-pense ainsi, rétrospectivement, Jean Clair, page 55…

Et puis,

force est aussi de constater que « ce _ tout premier _ don avait, à mes yeux, faibli _ ensuite _ avec le temps« …

« La question ne s’était pas posée aussi longtemps que la peinture avait eu pour mission _ lumineuse ! _ de célébrer _ voilà ! _ la gloire de Dieu et d’en donner l’idée. Elle participait de sa lumière et elle avait par ailleurs la capacité  de nous en faire un peu comprendre les mystères.

Mais, une fois rendue à elle-même, la peinture « libérée » des modernes, (…) coupée du ciel, rendue à l’ici-bas, la peinture finissait par paraître bien pauvre. Plus pauvre encore quand, se détournant de son devoir de représenter le visible pour annoncer l’invisible, elle prétendait à elle seule se représenter, s’auto-représenter, représenter non pas les apparences de telle ou telle chose, mais représenter la façon même dont elle les peindrait s’il lui prenait par hasard la fantaisie de les peindre, cette peinture finissait par cabrioler dans le vide _ voilà ! _ et quêter les applaudissements d’un public _ bien trop _ complaisant.
Ces tours de force forains
_ de bateleurs imposteurs _ m’apparurent finalement dérisoires, répétitifs, lassants et arrogants à la fois« , pages 55-56…

« Le malheur de l’art contemporain _ ensuite ! _, c’est de défendre des théories sur les pouvoirs de l’homme tout en les privant de leur theos, et par conséquent en les rendant impuissantes _ un défaut rédhibitoire ! pour un faire…  _ à illustrer, comme autrefois aux yeux des Anciens la sidération _ voilà ! cf le concept d’« acte esthétique«  selon la merveilleuse Baldine Saint-Girons, in L’Acte esthétique ! un must ! je ne le dirai jamais assez ! _ des formes et des couleurs, ou l’acte de contemplation _ même remarque ! _, ce qui glorifiait Dieu, comme premier et seul Créateur, et la beauté de l’univers qu’il avait créé à leurs yeux, entre six soirs et six matins« , pages 56-57…

Cependant, déjà,

« la petite chambre fermée à clef, à la ferme, qui ne servait à rien,

était un exemple _ un modèle : une première intuition… _

de ce discret appel vers le haut _ voilà _

qui permettait d’échapper à l’ennui répété des jours et de rêver à des vies _ supérieures : plus et mieux accomplies ! _ dont on imaginait mal _ au départ _ les aspects _ précis et détaillés _ et la félicité _ qui serait très effectivement ressentie : une aisthesis

Cela valait l’offrande,

et donnait _ déjà ! _ aux gestes les plus simples et les plus communs

une apparence de nécessité et une obligation de perfection » _ voilà ! voilà ! avec une extrême et permanente (voire perpétuelle) rigueur !, en ce qui se découvrira, plus tard, du travail de l’œuvre de l’artiste « vrai«  ! Jean Clair le découvrira ! Page 58.

Plus généralement,

« C’est du temple _ en effet ; au sens étymologique : un espace élu… _ que le monde se contemple.

Les dieux ne sont pas seulement les protecteurs des frontières, ils sont aussi les gardiens de la forme.

Ils sont là pour protéger du chaos, du monstrueux, et de l’illimité _ tel Apollon terrassant Python sur le territoire de Delphes.

Pareille croyance devient peu à peu incompréhensible en un monde qui se veut sans frontière et sans limite,

comme il est sans norme _ hélas _ dans la construction des formes _ du n’importe comment capricieux _ qu’il propose à notre appréciation.

Celles-ci sont proprement _ en effet ! _ devenues inhumaines si l’on rappelle que l’humus est et la terre nourricière et le mot fondateur _ oui ! _ de notre humanité _ un oubli payé au prix le plus fort !

Ce culte originaire, lié au sacré,

Cicéron l’appelait cultura animi, la culture de l’âme.

Cette belle expression s’est atrophiée sous le raccourci de « culture » _ cf aussi de Jean Clair, L’Hiver de la culture ; ainsi que mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur “l’art contemporain” : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en “L’Hiver de la culture”

Mais cultura animi se retrouve encore chez saint Ambroise…

La suite n’est guère qu’une lente décadence _ certes _ du sens original si riche, profane ou sacré, de « culture ».

Nous n’habitons plus guère _ que dirait Hölderlin ?.. _ le monde _ émondé ! au profit de l’immonde ! _ ;

et les paysans qui le cultivaient

ont à peu près tous disparu _ aujourd’hui : survit une minorité de producteurs de produits agricoles.

La culture de l’âme elle aussi a disparu, du coup.

Dans son Docteur Faustus, Thomas Mann fait dire à Méphisto que « depuis que la culture s’est détachée du culte pour se faire culte elle-même, elle n’est plus qu’un déchet. »

La culture au sens où nous l’entendons aujourd’hui, n’est qu’un culte _ minimaliste _ rendu à l’homme par l’homme seul, une fois que les dieux se sont éloignés. C’est une idolâtrie _ voilà _ de l’homme par lui-même, une anthropolâtrie.

Méphisto, dans le récit de Thomas Mann, en tire la conséquence, avec un sourire ironique : la culture dont vous vous glorifiez est moins qu’un résidu, une ordure, l’émission à jets continus d’un « moi » malodorant ».

(…) La culture laïque, et ses produits, livres, œuvres d’art, musique profane, tout occupée de ne célébrer que l’individu, est allée au désert« , pages 66-67…

« Il n’y a _ a contrario de ces pentes nihilistes _ qu’un dialogue qui vaille _ vraiment : il est sans prix ! _, (…) c’est celui qu’on engage avec les voix des morts.

Ce dialogue ne prétend pas abolir l’espace mais plonge _ avec fécondité : il l’embrasse vraiment… _ dans le temps, discret et silencieux,

et ne réclame de l’interlocuteur qu’un peu de connaissance et de bienveillance.

Chaque fois que j’ouvre un livre _ « vrai« , du moins ; œuvre d’un « vrai«  auteur, qui le signe « vraiment«  !.. _,

se renouvelle un petit miracle _ mais oui ! _ qui me fait entendre, inaudibles à l’enregistreur électronique mais perceptibles à mes propres sens _ voilà : en un « acte esthétique«  _, les voix singulières, jamais confondues _ quand ces voix accèdent à un vrai style, qui soit « vraiment«  (tout naturellement) le leur : pas par artifice de « décalage«  calculé ! _, d’écrivains que je n’ai jamais vus et que je n’ai jamais entendus, parmi tant d’autres perdus dans les siècles.

Ils sont loin,

et pourtant dans les modulations et le rythme de leur style respectif _ et effectivement singulier, sans artifice ! _,

je les distingue _ oui ! _,

je comprends d’emblée _ oui ! _ ce qu’ils veulent dire,

je mesure à chaque ligne le pouvoir indéfiniment renouvelable _ de l’écriture « vraie«  de l’auteur _ et transmis par le simple geste de la main qui sort le livre des rayons _ suivi de l’acte (attentif) de ma lecture… _ qui, sans artifice et sans contrainte, me fait goûter leur présence _ voilà _ et partager leur génie«  _ à l’œuvre, se déployant dans les phrases, irradiant dans les lignes, dans le tracé qui est demeuré, et que je puis toujours contempler… _, pages 70-71…

« La beauté, autrefois, c’était la politesse de la forme« , dit ainsi Jean Clair, page 90, à propos de la statuaire _ dont celles d’Aristide Maillol (1861-1944), Arturo Martini (1889-1947), Raymond Mason (1922-2010) _ quand elle sait se tenir…

Et sur la forme,

cette « belle réflexion de Paul Valéry dans Tel Quel :

« La forme est essentiellement liée à la répétition. L’idole du nouveau est donc contraire au souci de la forme« .

Le drame de la modernité, dans sa composante hystérique, est là résumé.

La forme, en musique, du grégorien à Bach, est répétition ; comme en peinture la forme en écho, des figures des vases grecs à celles de Poussin.

Vouloir innover, ce n’est jamais que casser la forme, faire voler en éclats la plénitude de l’objet sonore ou plastique, qui relève en effet de la répétition, comme d’une loi de la biologie qui répète les formes« , pages 101-102…

Une autre initiation et impulsion à l’Art

(et au goût de la beauté),

fut l’exemple de la psychanalyste des quinze ans

de celui qui n’était pas encore Jean Clair,

à propos de ce qui allait _ « vraiment«  _ devenir son goût de l’Art…

D’abord à propos de la personnalité de cette psychanalyste elle-même :

« Je devais aussi remarquer assez vite que,

parallèlement à la collecte et à la pesée des mots,

il y avait chez elle le goût de la collection et l’amour de l’art _ voilà !

C’était la première fois que je voyais accrochés aux murs d’une maison,

outre la petite gravure de Rembrandt

_ « Au-dessus du divan où j’étais allongé, il y avait, je me souviens _ a-t-il déjà noté, page 239 _, Les Trois Arbres. Je fixais sur eux mon regard. Ils me semblaient d’une infinie solitude. Ce n’était pas les Trois Croix et moins encore la sainte Trinité, c’était les spécimens végétaux d’une triade naturaliste, pleins d’une vie que je devinais riche, emplie d’ombres et d’odeurs, mais qui n’avait pas encore éclaté au milieu de la plaine immense et déserte des polders »  _,

des tableaux de peintres dont je connaissais un peu les noms.

Je me souviens d’un Marquet, d’un Kisling.

Les liens secrets qui unissent l’art et l’or,

je passerais bien plus tard ma vie à en deviner les ressorts,

à en analyser la puissance ou la perversion,

sans doute pour donner quelque raison et quelque apparence de sérieux à une activité, la critique d’art, jugée si étrange _ par d’autres _ quand elle se manifeste chez quelqu’un qui vient d’ailleurs.

Ils avaient pris _ ces liens-là… _ leur forme parfaite

chez ceux sur qui pesait encore l’ancien interdit de la figuration :

la collection de beaux objets,

comme la pratique quotidienne de la lecture

et l’usage des langues

demeuraient essentiels

pour mieux se fondre

et se fonder

là où ils s’établiraient.

Éloigné de mes origines
_ campagnardes _,

j’ai pu me sentir proche _ en effet _ de ceux-là

dont la patrie,

située en nul lieu de l’étendue

mais au cœur même du temps,

se recrée,

non pas dans un terreau appelé « nation »,

mais partout où sont,

mêlés au texte saint,

les livres et les tableaux« , page 243…

Et ceci, encore, sur la psychanalyse même, cette fois,

à la page 244 :


« L’effacement lent de la psychanalyse

et les attaques forcenées dont elle fait aujourd’hui l’objet

ont accompagné ce que, faute de mieux, je ne peux appeler que la débâcle de l’intelligence  _ voilà !


La petite voix sourde,

si vulnérable et si précieuse

de l’analyse,

nul ne peut plus l’entendre aujourd’hui.

Et ce qu’elle dit,

nul ne veut plus l’écouter.

Elle était la dernière sagesse d’un monde

après qu’il a repoussé Dieu,

ou du moins avait-elle été sa dernière discipline.

Thomas Mann l’avait très tôt écrit, je crois, dans sa conférence de 1938.

Bien plus que l’existentialisme de Sartre,

la psychanalyse de Freud avait été un humanisme.

Le dernier sans doute.

Refusée, oubliée, moquée,

elle laisse aux fanatismes du jour,

et d’abord aux fondamentalismes religieux ou idéologiques, nourris de la bêtise du temps,

tout le loisir de reprendre la main

et de faire entendre à nouveau leurs vociférations« , page 244…

Par là,

« la société moderne ne peut fonctionner qu’à l’amnésie« , page 245 :

ce que ne peut certes pas faire un artiste tant soit peu « vrai » ;

tels

un Monet,

un Bonnard,

un Balthus

ou un Lucian Freud (cf pages 62-63) ;

ou, encore, un Avigdor Arikha (cf pages 59 à 61) ;

et un Zoran Music (cf pages 129 à 133), aussi…

Dernier élément que j’aimerais relever :

le rapport (complexe, enchevêtré…) entre création et filiation ;

et la question adjacente du pseudonyme et de la signature…

J’ai déjà relevé, page 265, cette remarque

que

« l’écriture est un refuge et un foyer :

ce qu’elle désigne, c’est précisément

l’impossibilité d’en appeler au Père« …


Jean Clair va creuser plus avant et profond ce point-là…

D’abord, aux pages 268-269 :

« Le désir du retour dans la patrie

n’est pas que la nostalgie du retour à une matrice originelle,

c’est la nostalgie du Vaterland,

autant que celle de la Heimat.

Malade, on est rapatrié,

on n’est pas ramatrié.

On y regagne son feu et son lieu. Hic est locus patriæ.

Pervers, celui qui ne retrouve pas sa voix dans le père,

celui qui se croit,

dans l’excès de ses actes et de ses manifestations,

sans égal et sans pair.« 

Mais : « Rechercher la terre du père, c’est trouver la mort : « Quid patriam quaerit, mortem invenit. »

Était-ce si sûr ? » _ les questions vont bon train…

Jean Clair continue donc de creuser…

Et il en arrive à ceci, vers la conclusion de ce livre,

aux pages 276-277, d’un livre qui en compte 280 :

« Prendre à quinze ans un pseudonyme et rejeter le patronyme _ voilà… _,

ce n’était pas seulement, comme on l’a dit, vouloir attenter à la vie du père.

C’était affirmer l’inutilité de signer une œuvre.

C’était du moins rappeler la vanité de vouloir attacher son nom à ce que l’on fait.

Ce que l’on fait, n’importe qui en ce bas monde, le pourrait faire«  _ pense-t-on alors, à quinze ans…

« Non que les êtres soient interchangeables,

mais que chacun vient en son temps, appelé par la nécessité du moment _ de l’époque, en quelque sorte _,

et non pas mû par la vocation d’un génie _ jugé probablement alors comme une illusion romantique…

Pourquoi donc vouloir « illustrer » son nom _ son patronyme : le nom, aussi, donc, de son père… _ lorsque la création est d’essence anonyme ?

Rien dans ce que faisais _ alors, vers 1955 et après… _, ne justifiait mon patronyme.

Aucune origine _ ni filiation, donc _ n’expliquait mon besoin de tracer des lignes jusqu’à les ratifier _ voilà : par une due signature ! _ d’un nom,

à la façon dont la noblesse justifie ses titres de propriété en exhibant ses armoiries… »

« Qui exactement fait ceci ou cela

dans cette chaîne ininterrompue d’échanges, d’emprunts, de citations, de calques, de moules et de copies _ ouf ! _

dont une œuvre se constitue ?

L’originalité d’une œuvre est sans origine.

L’homme passait _ tout simplement, en un pur et simple relais _ la main.

Et c’était là son pouvoir,

que la femme n’avait pas _ nous étions là dans les années cinquante...

Et c’était ainsi _ et pas autrement ! _,

cette _ pseudo _ nuée ardente de la création :

le nom n’était que la diffusion dans la nuit d’une lumière dont la source serait à jamais inconnue« , page 276…

« Un pseudonyme imposait en revanche ses obligations,

comme si le nom _ que l’on s’attribuait, ex nihilo _ portait avec lui des responsabilités égales à celles qu’on s’engage à assumer envers un enfant qu’on adopterait.

J’avais pu croire le mien _ « Jean Clair« , donc… _ le plus innocent.

Sa sonorité lunaire et transparente, son côté un peu niais,

auraient dû m’assurer l’impunité de l’anonymat.

Mais non : je ne commençai d’écrire que lorsque ce nom prit consistance et force,

prit son vrai sens à vrai dire,

qui est d’avoir le tranchant et la transparence du matériau dont il est fait.

On ne troque les responsabilités héritées de la filiation

que pour mieux assumer les devoirs entraînés par une paternité d’adoption« , page 277… 

Pour conclure, toujours page 277,

et à propos de l’étymologie :

« A défaut d’un lignage, d’un historial, d’une chronique ou d’un récit familial,

je veux,

fils de paysans sans nom et sans renommée,

dans le développement d’une langue aussi commune que celle de la gens d’où je viens,

trouver dans l’origine de ses mots _ de cette langue partagée _,

les traces d’une histoire et d’un

lieu,

les racines mêmes des raisons _ voilà _

pour lesquelles je vis ici et aujourd’hui« …

Et pour en revenir, enfin, au « goût des formes » de Jean Clair

et conclure là-dessus,

encore ce passage-ci, page 253, à propos de son père :

« Cet homme, mon père, d’une grande pudeur et d’une bonté désarmée

_ mais un paysan a-t-il le droit de se montrer tendre ? _,

je l’avais méprisé.

Que les fils tuent les pères

et qu’ils quittent les mères,

oui,

cela se sait, depuis toujours.

Mais au moins, comme on dit, il convient d’y mettre les formes.

Je l’avais fait avec violence _ voilà !

De là peut-être

que,

dans ce qui suivit,

je fus attentif

à reconnaître et à aimer,

sinon à respecter _ on notera la nuance _ les formes.

Bien sûr, ma plus grande peine

est _ et demeurera _ de penser

que mon père est mort avec l’impression

que le fils dont il était si fier,

et pour lequel il avait travaillé bien au-delà de son temps,

était en réalité quelqu’un

qui ne valait rien de bon« …

Voilà,

avec ce beau et grand Dialogue avec les morts,

l’hommage

_ et la réparation ! _

du(s),

par un homme (et auteur) de très grande probité,

à ce père

« d’une bonté désarmée« …


Titus Curiosus, le 27 mars 2011

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur