Posts Tagged ‘formation

Ce qu’on peut apprendre aussi du précédent récital d’airs d’opéra de Michael Spyres, « Espoir », en 2017

25oct

Le précédent récital d’airs d’opéra de Michael Spyres, en 2017, pour le label Opera Rara, s’intitulait « Espoir«  _ ORR 251 _,

et était exclusivement réservé au répertoire d’opéra d’un des plus grands ténors de la première moitié du XIXe siècle : Gilbert-Louis Duprez (Paris, 6 décembre 1806 – Paris, 23 septembre 1896), qui arrêta brutalement sa carrière en 1849.

Dans une remarquable interview, en date du 24 janvier 2017, par François Lesueur, pour concertclassic.com, intitulée « Celui qui perd sa voix, c’est qu’il l’a cherché » _ un entretien à croiser avec celui, très remarquable aussi, avec Emmanuelle Giuliani, paru, un an et demi plus tard, dans La Croix du 4 octobre 2018 ; je le donne aussi ci-dessous _,

Michael Spyres revenait de façon précise et très intéressante sur sa formation de chanteur, en assez grande partie _ et volontairement, il l’explique… _ autodidacte, à partir de ses vingt ans, en 1999 _ il est né à Mansfield, une petite ville du Missouri, le 12 avril 1979 _ ;

ainsi que sur son parcours professionnel de chanteur, disposant d’une voix atypique _ casse-tête des classifications de voix jusqu’ici autorisées.. _, pour laquelle il s’est résolu, in fine, à forger ce néologisme de « baritenor« …

Et, ce 24 janvier 2017,

Michael Spyres situait, en ce parcours professionnel sien, la venue imminente, deux semaines plus tard _ la deuxième semaine du mois de février 2017, par conséquent _, des séances d’enregistrement _ au Stoller Hall de la Chetham’s School of Music, à Manchester, indique le livret de ce CD que j’ai sous les yeux _ de ce CD encore à venir (« Espoir« ), pour Opera Rara, consacré à une anthologie choisie par lui du répertoire créé, en Italie et en France, par Gilbert-Louis-Duprez, ténor :

il s’agit d’airs extraits des opéras

Othello de Rossini, créé en version française à Paris en 1844 ;

Rosmonda d’Inghilterra, de Donizetti, créé à Florence le 27 février 1834 _ en italien _  ;

Guido et Ginévra, d’Halévy, créé à Paris le 5 mars 1838 ;

Jérusalem, de Verdi, créé à Paris le 26 novembre 1847 ;

Dom Sébastien, de Donizetti, créé à Paris le 13 novembre 1843 ;

Le Lac des fées, d’Auber, créé à Paris le 1er avril 1839 ;

Benvenuto Cellini, de Berlioz, créé à Paris le 10 septembre 1838 ;

La Favorite, de Donizetti, créé à Paris le 2 décembre 1840 ;

La Reine de Chypre, de Donizetti, créé à Naples le 18 janvier 1844 ;

et Lucia di Lammermoor, de Donizetti, créé à Naples le 26 septembree 1835 _ en italien…

J’y joins ici,

du Donizetti des Martyrs (créé à Paris, toujours avec Duprez, le 10 avril 1840),

la vidéo de l’air « Oui, j’irai dans les temples« ,

en un enregistrement de Michael Spyres du 4 novembre 2014, au Royal Festival Hall de Londres, avec l’Orchestre of the Age of Enlightenment, sous l’excellente direction de Jonathan Cohen, pour Opera Rara… 


Voici donc ce bien intéressant entretien de Michael Spyres avec François Lesueur,

en date du 24 janvier 2017 :

FRANÇOIS LESUEUR
Michael SPYRES
Michael Spyres ne ressemble à aucun autre : jovial et immédiatement sympathique _ oui ! _, il répond avec naturel et franchise aux questions, volubile, drôle, n’hésitant pas à donner de la voix pour vous montrer l’étendue de son registre. Sérieux et cultivé _ en effet _ dès qu’il s’agit de parler de musique, ce natif _ le 12 avril 1979 _ de _ la petite ville de _ Mansfield dans le Missouri _ au cœur du Middle West des États-Unis _, reconnaît que le chemin vers le succès a été long, et qu’en autodidacte, il a dû quitter son pays où son type de voix _ trop atypique _ n’aurait jamais été compris. Aujourd’hui fêté pour ses prouesses vocales et son extraordinaire versatilité _ et c’est ici une qualité, et non pas un défaut _, il est de passage à Paris pour débuter dans Don José auprès de la première Carmen de Marie-Nicole Lemieux, les 31 janvier et 2 février _ 2017 _ au Théâtre des Champs-Elysées. Place à un chanteur _ plutôt _ hors normes.

La dernière fois que nous vous avons entendu à Paris, c’était en novembre dernier _ 2016 _, dans Ermione de Rossini au TCE, où vous allez bientôt chanter votre premier Don José. Entre le rôle de Pirro et celui de Don José, il y a un monde, que vous êtes l’un des rares chanteurs à pouvoir relier _ voilà… _  aujourd’hui. Quel type de ténor êtes-vous donc ?
Michael SPYRES : (Rires …) Je fais partie de la catégorie des « baritenore », comme l’était au XIXème siècle Andrea Nozzari _ Vertova, 27 février 1776 – Naples, 12 décembre 1832 . Un de mes amis a procédé à une batterie de tests sur ma voix lorsque j’étais à l’Université, et après les avoir étudiés de près, comparés sous différents aspects scientifiques ; il en a déduit que ma voix était celle d’un baryton à l’aigu développé, mais pas celle d’un simple ténor, car le spectre de mon instrument n’est pas le même.


Je suis donc baritenore, car je chante des rôles qui mélangent des éléments, ou des zones qui appartiennent aux deux catégories, ce que beaucoup de gens ont du mal à comprendre. La plupart du temps j’entends dire que je ne devrais pas aborder tel ou tel emploi, mais si on regarde ce que les chanteurs des années cinquante inscrivaient _ de fait _ à leur répertoire, on se rend bien compte que les voix _ voilà _ ont considérablement changé ! Pour ce qui me concerne, j’ai entendu tout et son contraire, et même les plus fameux professeurs que j’ai pu rencontrer m’ont asséné des choses tellement contradictoires, que j’ai bien pensé un moment ne jamais y arriver.


L’important est donc de bien connaître son instrument et d’acquérir une technique suffisamment sûre pour être capable de savoir très précisément ce qui est bon pour sa voix. Une des difficultés que j’aie rencontrée est celle liée à la hauteur de la voix : comme j’avais des aigus on me disait que j’étais ténor, mais vous entendez bien que je n’ai absolument pas une voix haut perchée, elle est au contraire basse. Le premier air que j’ai travaillé a été celui du « Catalogue » de Leporello (que Michael Spyres s’empresse de chanter : « Madamina, il catalogo è questo » …) qui n’a pas été écrit pour un ténor que je sache…

le contes d'hoffmann liceu 2013
​…
Dans Les Contes d’Hoffmann en 2013 au Liceu de Barcelone © michaelspyres.com
Est-il exact que cette incertitude vous a poussé à étudier seul pendant plusieurs années pour façonner votre technique autour de deux axes : Rossini et Mozart ? Pour quelles raisons ?


M.S. : Oui c’est exact. Lorsque mon professeur a dû partir pour New York _ en 2000 _, je me suis retrouvé seul et son départ a été déterminant, d’autant qu’il m’avait dit qu’au fond j’étais « un ténor paresseux ! ». Comme il ne pouvait plus m’aider et m’avait lancé cette pique, j’ai pris la décision de travailler seul ma technique en écoutant beaucoup d’enregistrements du passé, en véritable autodidacte. J’ai donc pris le temps d’écouter les autres et me suis découvert un talent insoupçonné, en entendant un jour un célèbre imitateur américain. Je me suis rapidement amusé à contrefaire ma voix comme lui, m’imaginant capable de faire du doublage de cartoons. Aussi amusant que cela puisse paraître, cette initiation, ce travail particulier, m’a conduit vers Alfredo de La Traviata ; je pouvais donc faire comme ce grand professionnel, imiter, passer d’une voix, d’un timbre à l’autre, sans difficulté ; et cela m’a ramené vers le chant.


J’ai donc essayé à cette époque d’étudier mes premières partitions d’opéra pour ténors. Je dois vous dire qu’entre 21 et 23 ans _ entre 2000 et 2002 _ j‘ai beaucoup chanté sans pour autant monter sur scène. J’ai travaillé pour payer mes études, car j’avais quitté mes parents, et je me revois encore conduire des grues à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, tout en chantant à tue-tête : c’était très drôle. Puis, je suis retourné un moment dans le giron familial où j’ai pu profiter du piano pour m’accompagner et m’enregistrer quotidiennement afin de suivre mes progrès. J’ai ainsi pu comprendre qu’elle était ma voix en la comparant à celle de ma sœur Erica, qui chante aujourd’hui des comédies musicales à Broadway et ailleurs, et à celle de mon frère Sean qui est un ténor fantastique avec lequel j’ai d’ailleurs gravé Otello de Rossini (Naxos). Il faut vous dire que toute ma famille est musicienne, mes parents chantent, jouent divers instruments et enseignent. Je leur dois énormément car ils ont toujours fait preuve de patience et cru en moi. Grâce à eux, j’ai pu très tôt intégrer différents chœurs, en tant que ténor, ce qui m’a permis d’être en contact avec la musique et de travailler en groupe.

Pourquoi avez-vous choisi de vous rendre en Europe ? Est-ce parce que les Etats-Unis n’étaient pas en mesure de comprendre votre instrument ?

M.S. : Absolument. Vers 22 ans _ en 2001 _ j’ai passé des auditions à Philadelphie, New York et Chicago, sans succès ; on ne me comprenait pas et certains professeurs de renom m’ont même conseillé de chanter Puccini et Verdi. Vous imaginez, si jeune, cela aurait été un carnage ! J’étais désemparé et en colère, ce qui m’a poussé à partir en Europe pour apprendre des langues, ce que je n’aurais pas pu faire convenablement en restant en Amérique. J’ai été retenu à Vienne sur audition et mon passé de choriste s’est révélé très précieux. J’ai pu partir en tournée, travailler et découvrir le monde.
Vous savez lorsque l’on vit dans le fin fond des Etats-Unis, se rendre à New York représente déjà un long voyage… Mes parents m’ont laissé faire, car ils avaient confiance en moi et en ma bonne étoile ; j’ai profité de cette chance et l’Europe m’a sauvée. J’ai également pu intégrer le Conservatoire de Vienne, tout en étudiant des rôles avec des coachs et en me produisant enfin sur scène. D’audition en audition, j’ai réussi à me faire connaître et surtout à me faire accepter, car il faut du temps pour se construire et construire une voix comme la mienne. Ces cinq années de formation _ à Vienne _ m’ont été utiles, mes premiers emplois rossiniens m’aidant à prouver que je pouvais aussi chanter Mozart.

Un de vos premiers succès a d’ailleurs été Tamino à Berlin en 2008, suivi quelques mois plus tard par Otello de Rossini à Bad Wildbad. Vous avez pourtant en quelques années interprété un nombre considérable de rôles extrêmement variés. N’y avait-il pas un risque de vous abîmer la voix ?

M.S. : J’ai en effet chanté énormément de rôles différents à cette époque ; c’est intéressant car beaucoup de gens ne comprennent pas la technique et ce qu’elle permet d’obtenir. Comme je vous le disais, nous sommes les plus habilités, car nous connaissons notre instrument mieux que personne. Cette connaissance intime nous permet d’accepter ou de refuser un rôle. A l’exception de quelques œuvres contemporaines qui font appel au cri et peuvent s’avérer dangereuses, aucun répertoire ne peut ruiner une voix bien préparée. Si un chanteur abîme son instrument c’est qu’il l’a brutalisé en forçant dessus, sinon c’est impossible.
L’artiste connaît mieux que quiconque sa propre voix et de nos jours les « spécialistes » confondent un peu tout et se trompent sur les chanteurs. Je le répète très sérieusement, celui qui perd sa voix, c’est qu’il l’a cherché : écouter les chanteurs wagnériens des années trente, aucun ne hurlaient, tous chantaient de manière extrêmement contrôlée, nuancée et lyrique _ voilà !

L’autre rencontre importante est celle que vous avez faite avec l’opéra français dont vous appréciez l’écriture et les couleurs : La muette de Portici, Guillaume Tell, Le pré aux clercs, Faust, Les contes d’Hoffmann, Les Martyrset tant d’autres ; là aussi votre répertoire est vaste. Ne craignez-vous pas de brouiller les pistes auprès du public ?

M.S. : Je vois ce que vous voulez dire… Mais le public doit essayer de nous comprendre et accepter ce que l’on réalise ; je fais attention à Verdi et à Puccini parce que tout le monde pense qu’avec des kilos en trop un artiste est en mesure de chanter correctement tous les rôles qu’ils ont composés. Pour moi, les registres contrastés ne me sont pas interdits, je n’ai peur ni des intervalles, ni des écarts, ni des aigus, car j’ai habitué ma voix, travaillé Rossini avant de me diriger vers Mozart, ai pris mon temps, sans brusquer mon instrument et aujourd’hui les répertoires qui semblent opposés ne me posent aucun problème. Nous devons également éduquer les mélomanes à écouter Halévy, Auber pour qu’ils acceptent d’entendre Carmen autrement que chantée par des voix de stentors.

Vous êtes aujourd’hui réputé et attendu pour votre virtuosité, vos graves profonds et vos aigus stratosphériques qui vous permettent des sauts d’octave vertigineux. Après Andrea Nozzari et Adolphe Nourrit vous allez ressusciter cette année _ce mois de février 2017 _ Gilbert Duprez avec un nouvel album gravé pour Opera Rara. Pouvez-vous nous parler de ce projet et des particularités de ce célèbre interprète ?

M.S. : Oui, dans deux semaines _ la deuxième semaine de février _ je serai en studio _ à Manchester. Duprez était un chanteur extraordinaire, sans doute le plus révolutionnaire parmi les trois que vous avez cités, celui qui a modifié la technique vocale en profondeur ; il a changé la perception qu’avait avant lui le public, sans pour autant être parfaitement compris ; il était célèbre en son temps pour son « ut de poitrine », mais si vous regardez bien les partitions, cette note était écrite avant qu’il ne la rende fameuse. Lui, l’a simplement transcendée, car il était plus porté que ses prédécesseurs sur la technique, ce qui ne l’a pas empêché d’avoir une carrière assez brève.


De nos jours, nous avons accès à tous les disques, à une grande quantité de témoignages du passé, et n’avons qu’à faire notre marché, en essayant ce que d’autres avant nous ont mis des années à élaborer, ce qui était impossible au XVIIIème et au XIXème siècles où tout s’inventait. Les orchestres étaient moins puissants aussi, et l’acoustique n’était pas la même. Tout a changé et s’est accéléré depuis les années soixante ; on veut plus de son et on fait moins attention à la technique. Caruso lui aussi a été mal compris en son temps, si vous l’écoutez attentivement sur disque vous vous rendez compte de la qualité de sa technique, de son chant jamais forcé et de son style hérité des règles du bel canto.


Duprez est très intéressant, car il a lutté pour apporter les bases d’une nouvelle ère. Connu pour son ut de poitrine, il a pourtant veillé à chanter peu de rôles dramatiques : il était un ténor lyrique, interprétait Auber, auteur léger comme Boieldieu et Donizetti :  « Ange si pur » de La Favorite était un de ses chevaux de bataille, ce qui nous montre bien que l’on est loin de Samson et Dalila. J’espère pouvoir faire comprendre quel styliste il était en proposant un panorama des œuvres qu’il a créées. Benvenuto Cellini a été le rôle le plus lourd qu’il ait été amené à chanter. Berlioz était fan de cet artiste. J’ai choisi d’interpréter plusieurs œuvres inédites telles que Le lac des fées d’Auber (1839), Guido et Ginevra de Halévy (1838) et l’air d’entrée d’Otello de Rossini dans sa version française, donnée à Paris aux Italiens : ce sera une première. Nous avons fait de nombreuses recherches pour préparer ce programme. Auber est mon compositeur préféré _ et c’est bien sûr à retenir ! _ et ce qu’il a écrit pour Nourrit est magnifique ; on connaît moins son travail pour Duprez, pourtant superbe, dont l’héritage été utilisé par Wagner.


Je dois également enregistrer dans quelques semaines Les Troyens de Berlioz (pour Warner à l’Auditorium de Strasbourg) ; c’est une année incroyable pour moi, plus insensée encore que la précédente.

Marie-Nicole Lemieux, partenaire de Michael Spyres les 31 janvier et 2 février 2017 au Théâtre des Champs-Elysées © Denis Rouvre
Quand on est habitué comme vous à faire se soulever le public de son siège avec des airs à vocalises, qu’est-ce que vous apporte un rôle comme Don José ?
M.S. : Je ne fais pas de distinction entre Rossini, Berlioz, Bizet ou Puccini : lorsque je chante La Bohème par exemple, je mets autant de soin à toucher l’auditeur, car je pense toujours à celui ou à celle qui découvrira peut-être l’opéra pour la première fois ; et qu’il s’agisse d’un air à vocalises ou d’un duo d’amour, je dois veiller au phrasé, aux couleurs, aux nuances pour faire passer le message et susciter l’émotion.

Chanter Don José pour la première fois représente un beau défi, surtout à Paris ; et je ne peux m’empêcher de penser que cet ouvrage a été créé Salle Favart, dans une salle de petite taille, et qu’il s’agit d’un opéra-comique composé avec de nombreux dialogues parlés, depuis longtemps coupés. Je dois lutter contre ces préjugés et faire de mon mieux.

Je reviens toujours à la partition, à la dynamique, au respect des moments calmes et à ceux plus dramatique, même si j’adore Nicolaï Gedda, un modèle pour moi, le plus grand Don José. Je serai capable de devenir fou si ma mère était mourante et que l’on m’empêchait d’aller la retrouver.
© michaelspyres.com
Pouvez-vous me dire comment vous avez conçu le programme de votre concert en hommage à Méhul que vous devez donner à Londres, le 10 février, en compagnie de Jonathan Cohen à la tête de l’Orchestra of the Age of Enlightenment, un rendez-vous initié par le Palazzetto Bru Zane ?
M.S. : Les membres du Palazzetto Bru Zane m’ont parlé de ce projet il y a deux ans, car Méhul est _ hélas _ méconnu et peu enregistré, alors qu’il a été  le premier à changer les choses en France, et mérite à ce titre d’être réhabilité ; certes il y avait eu Lully et Rameau qui ont écrit de belles pages, mais pas de partitions révolutionnaires. Lui a composé des œuvres magnifiques sur des thèmes humains où la mythologie n’était plus souveraine, tout en apportant du drame sur la scène. L’équipe du Palazzetto a donc fait des recherches poussées pour trouver des œuvres rares et significatives. Je suis donc heureux de chanter Méhul (Mélidore et Phrosine, Uthal, Une folie, Euphrosine et Coradin), mais aussi Fidelio _ de Beethoven _, car le public là non plus ne comprend pas pourquoi on peut aborder Florestan avec une voix plus légère.

La tradition veut que les ténors soient puissants, mais Anton Dermota était parfait et n’avait pas une voix si large. Le 1er air est très technique bien sûr, mais on peut le chanter avec moins de muscle et faire comprendre que Méhul a influencé Beethoven, ce que l’on a tendance à oublier.

Méhul est un grand compositeur qui a révolutionné la musique doucement, à la différence de Berlioz. Auber en écrivant La muette de Portici a apporté tant de choses, comme après lui Rossini, le plus français des compositeurs italiens, et Berlioz. Ce trio _ Auber, Rossini, Berlioz _ a changé l’histoire de la musique et du style français. Meyerbeer aussi, bien sûr, mais ses premiers opéras sont un hommage à Rossini.

D’autres projets qui vous tiennent à cœur ?……M.S. : L’an prochain je dois interpréter Benvenuto Cellini en concert à Carnegie Hall avec Gardiner ; et en France ma prochaine prise de rôle aura lieu au Palais Garnier, où je donnerai mon premier Tito dans La clemenza de Mozart (en novembre-décembre 2017 ndlr). Ah !, j’oubliais ma participation au Festival Berlioz l’été prochain, avec La damnation de Faust également dirigée par Gardiner…….

Propos recueillis le 24 janvier 2017 et traduits de l’anglais par François Lesueur.

Toujours sur ce CD « Espoir » de 2017,
on pourra lire le très intéressant compte-rendu qu’en faisait Stéphane Lelièvre le 20 avril 2018, pour Olyrix, en un article intitulé « Michael Spyres : Espoir fait revivre le légendaire Gilbert Duprez » :

Michael Spyres : Espoir fait revivre le légendaire Gilbert Duprez

Le 20/04/2018 Par Stéphane Lelièvre
Avant son récital très attendu du 4 mai à l’Opéra Comique, Ôlyrix fait le point sur l’art de Michael Spyres en rendant compte de son CD Espoir, gravé chez Opera Rara en hommage au légendaire Gilbert Duprez.

Au-delà des titres d’albums ou de concert (Maria Cecilia Bartoli à la mémoire de Malibran, Arias for Rubini de Juan Diego Florez, Écho de Joyce El-Khoury en hommage à Juliette Dorus-Gras, A tribute to Gilbert Duprez de John Osborn), il est sans doute parfaitement vain de chercher à reconnaître dans tel ou tel chanteur d’aujourd’hui la voix, la technique et le style d’une des gloires des temps passés, tant_ certes _ les voix, les techniques et les styles ont changé, ne serait-ce qu’entre l’aube des enregistrements audio et le début de notre siècle. En revanche, composer un programme avec certains titres appartenant au répertoire d’un même chanteur, et chantés par lui au cours d’une période précisément délimitée dans le temps, peut s’avérer _ tout à fait _ intéressant. C’est l’option retenue par Michael Spyres pour ce récital regroupant des pages tirées d’œuvres interprétées _ et le plus souvent, même, créées _ par le ténor Gilbert Duprez (1806-1896) au cours de la décennie 1835-1845. Nous pouvons ainsi nous faire une idée _ voilà  _ des moyens qui devaient être ceux de Duprez dans les années 1840, peut-être les plus glorieuses de sa carrière, avant un rapide déclin qui lui fera quitter la scène vers 1850. Mais nous pouvons également mettre en perspective plusieurs pages tirées d’œuvres qui faisaient les beaux soirs des mélomanes parisiens en ces années-là : après avoir perfectionné sa technique en Italie (où il séjourna et travailla à partir de 1828, et où il se lia avec Donizetti), Duprez revint effectivement en France en 1837 pour y interpréter entre autres rôles ceux gravés par Michael Spyres dans le présent CD – à l’exception de l’air d’Enrico tiré de Rosmonda d’Inghilterra qu’il créa à Florence en 1834.

Le premier intérêt de ce CD réside donc dans le choix des pages enregistrées (qui, heureusement, ne recoupent pas complètement celles gravées par John Osborn dans un enregistrement lui aussi dédié à Duprez : A tribute to Gilbert Duprez, paru chez Delos) : elles permettent, à côté d’airs bien connus du lyricophile (Benvenuto Cellini, La Favorite, Lucia di Lammermoor), d’en entendre d’autres plus rares (Jérusalem de Verdi, La Reine de Chypre d’Halévy), voire inconnus, tel celui du Lac des fées d’Auber, créé en 1839. Cet opéra s’inscrit dans la lignée des œuvres mettant en scène ondines et sirènes (Undine de Hoffmann, Les Fées du Rhin d’Offenbach, Rusalka de Dvořák, Goplana de Żeleński, Sadko de Rimski-Korsakov), dont il semble être l’un des premiers représentants. Il reçut en son temps un accueil très négatif de la critique, et l’air enregistré par Michael Spyres, même s’il ne permet pas, évidemment, de préjuger de la qualité de l’œuvre complète, ne présente un intérêt musical que très relatif : on y entend, certes, un coloris orchestral délicat, mais la mélodie est très peu inspirée, et entachée par ailleurs de problèmes de prosodie ou d’accentuations malvenues : ainsi le désagréable hiatus « Fée immortelle » est-il d’autant plus gênant qu’il est répété plusieurs fois ; et quelle curieuse idée, dans le syntagme « Fille des airs » d’avoir mis l’accent sur le mot « des » et de l’avoir surligné par un aigu ! En revanche, la scène de Gérard, dans La Reine de Chypre, est une belle découverte ; et surtout, les extraits de Guido et Ginévra (toujours d’Halévy) donnent vraiment envie d’en entendre plus. L’air de Guido à l’acte III est fort beau (difficile également avec ses aigus « à attraper » et à insérer dans le chant sans en briser la ligne), et surtout, le duo Guido/Ginévra de l’acte IV s’avère d’un dramatisme puissant.

Spyres s’est entouré d’un orchestre de qualité (The Hallé), d’un chef précis et concerné (Carlo Rizzi), mais aussi de Joyce El-Khoury pour lui donner la réplique (même si le timbre de la soprano libano-canadienne, peu phonogénique _ en effet _, fait entendre certaines duretés et certaines couleurs métalliques beaucoup moins prégnantes en live). Il aurait pu également solliciter un chœur : il aurait ainsi pu effectuer l’indispensable reprise de la page finale de Lucia, qu’il ne chante ici qu’une fois, agrémentée d’un aigu extrapolé (« Teco ascenda il tuo fedel ») qui devrait ne se faire entendre, précisément, que dans le cadre d’un da capo. Il aurait également pu conserver la grande scène de Gaston dans le Jérusalem de Verdi, l’une des pages pour ténor les plus extraordinaires jamais écrites par le compositeur ! D’autant que Michael Spyres délivre une magnifique interprétation de la première partie de cette scène, poignante entre toutes lorsqu’on l’entend dans son intégralité – l’équivalent de la scène d’Amneris face aux juges de Radamès au quatrième acte d’Aida.

Interprétant le même répertoire que son (excellent) collègue John Osborn, Michael Spyres dispose d’un timbre plus clair, moins nasal, et d’une prononciation de l’italien ou du français quasi parfaite _ oui. Même les nombreux « ui » (pierre d’achoppement de presque tous les chanteurs étrangers !) dont est émaillé le premier air de l’Otello de Rossini version française (« puis », « suis-je », « conduisant ») sont impeccables. Seul le « R » final de « dernier » dans « C’est mon dernier souhait », répété plusieurs fois, aurait pu être corrigé. Michael Spyres se présente avec cet air en tant que baryténor rossinien _ voilà _, assumant crânement grave abyssal et puissant aigu. Les vocalises sont d’une grande précision sans que le ténor recoure pour autant au staccato, désagréable lorsqu’il est systématique et trop accentué.

Michael Spyres pare son chant de mille nuances _ oui _, toujours au service de l’interprétation et de la caractérisation du personnage _ en effet. Les changements de couleurs, le chant sur le souffle, le recours au chant piano sont autant de procédés permettant de faire de certaines phrases de vrais moments d’émotion _ oui ! _ : tendresse éplorée du « Je reviendrai pour dire encore » (Guido et Ginévra), émotion de « Mon dernier jour me sera doux » (Jérusalem), désespoir de « Tu n’as donc pu fléchir le sort » (Guido et Ginévra). Parfaitement maître d’une voix souple et ductile, il aurait toutefois pu chanter certains aigus en voix mixte (on pense notamment aux aigus difficiles du bel air de Guido « Quand paraîtra la pâle aurore ») et user ici ou là d’un chant piano ou pianissimo, par exemple pour la reprise d’ « Ange si pur » (La Favorite), ou dans l’attaque du « Seul sur la terre » de Dom Sébastien.

Son contrôle de l’émission vaut à l’auditeur quelques splendides diminuendi _ oui _ (dans Rosmonda d’Inghilterra, ou encore dans Lucia, juste avant le dernier « Rispetta almen le ceneri »), tandis que son exemplaire contrôle du souffle lui permet de chanter le dernier « Ah ! Que ne suis-je un pauvre pasteur ! » (Benvenuto Cellini) d’un trait, là où d’autres (et non des moindres) segmentent la phrase en trois morceaux.

C’est peu de dire que le public attend Michael Spyres avec impatience pour son concert du 4 mai prochain _ 2018 _ à l’Opéra Comique, dans un programme entièrement français dont le détail vient d’être dévoilé !

Et pour éclairer la parcours très original courageusement entrepris (dès ses 20 ans, en 1999) et assumé tout le long, depuis, par Michael Spyres,
je joins à nouveau ici le très remarquable entretien, lui aussi,
de Michael Spyres avec Emmanuelle Giuliani, paru dans La Croix le 4 octobre 2018 :

Entretien avec Michael Spyres

Afin de préparer un portrait, à paraître dans La Croix (publié ce vendredi 5 octobre, veille de la représentation, samedi 6, de Fidelio au Théâtre des Champs-Élysées, où le ténor américain incarne Florestan), j’ai eu la chance de recueillir cet entretien avec Michael Spyres.

Il est long mais si éclairant _ oui ! _ sur la personnalité et l’engagement _ magnifique _ de ce formidable artiste _ oui ! _ que je vous le propose dans son intégralité.

Non sans remercier chaleureusement ma collègue Célestine Albert qui en a assuré la traduction, bien mieux que je ne l’aurais fait.

Bonne lecture et à très bientôt !

 Vous interprétez prochainement à Paris le rôle de Florestan dans Fidelio de Beethoven. Comment abordez-ce personnage ? Comment le décrire musicalement et psychologiquement ? Quelle sont les difficultés du rôle.

Michael Spyres : Je pense que la meilleure façon d’aborder le personnage de Florestan est de le faire à travers le prisme des Lumières. Il faut comprendre la densité et la profondeur des personnages typiques de cette période _ voilà, c’est capital. L’allégorie de la grotte de Platon est très présente dans le livret et l’on doit voir Florestan comme l’incarnation de l’injustice _ subie _ ou, en des termes qui correspondent davantage à la philosophie jungienne, de l’animal piégé dans une forme humaine.

Le personnage de Florestan représente la condition humaine, et la lutte intérieure qu’un homme éprouve dans sa quête d’espoir et de liberté. Beethoven, comme Mozart avant lui, était bien conscient de ces mythes ancrés dans la tradition maçonnique _ en effet _ (il n’y a certes toujours pas de preuve irréfutable que Beethoven ait été lui-même Franc-maçon, mais il avait de nombreux amis qui l’étaient). En fait, le parcours et la dualité de Florestan et Leonore sont à mettre en parallèle avec ceux de Pamina et Tamino, dans la Flûte enchantée. L’objectif _ commun à ces deux œuvres _ est de réaliser que nous devons œuvrer ensemble à trouver une harmonie intérieure, au sein du monde physique. Nous devons tous aspirer à être justes et courageux, afin de donner un sens à ce monde _ voilà. Tous les personnages et thèmes évoqués mettent en perspective les désirs du public de l’époque de se libérer de gouvernements tyranniques.

Face à l’étendue de ces sujets, je dirais que la plus grande difficulté dans l’interprétation du rôle de Florestan est de rester dans la technique, et de ne pas se laisser emporter par l’émotion _ le pathos _ en chantant…

 Votre répertoire est extrêmement vaste. Est-ce important pour vous de chanter des œuvres si variées, de Mozart à Gounod en passant par Berlioz ? Comment abordez-vous un nouveau personnage ? Y en a-t-il que vous savez que vous allez abandonner avec l’évolution de votre voix ? Est-ce difficile ?

Michael Spyres : C’est amusant que vous me demandiez cela, car j’ai fait énormément de recherche sur les répertoires des chanteurs passés. Florestan sera mon 77e rôle dans, au total, 70 opéras différents. Placido Domingo est le seul ténor contemporain ayant interprété plus de rôles que moi, et j’ai bon espoir de rattraper son total de 150 rôles ! Je ne dis pas cela pour me vanter, mais plutôt pour que les gens prennent conscience qu’il n’est pas si rare qu’un chanteur ait une carrière aussi variée que la mienne, même au XXe siècle. Si l’on s’intéresse aux grands ténors du passé, tels que Jean de Reszke, Mario Tiberini, Manuel Garcia, Giovanni David ou, le plus grand d’entre tous, son père Giacomo David _ Presezzo, 1750 – Bergame, 1830 _, on constate à quel point les répertoires de ces chanteurs légendaires étaient vastes. Leur carrière est devenue pour moi une réelle obsession _ voilà. Si eux l’avaient fait, j’en étais capable aussi.

Au fil de mon parcours, j’ai appris quelque chose d’absolument essentiel _ voilà _, que peu de gens _ surtout ceux qui font carrière de chanteurs _ ont la chance d’intégrer : la voix et la technique ont besoin de ces variations pour rester performantes, ne pas devenir rigides. Je dois avouer qu’il est de plus en plus difficile de maintenir certains rôles à mon répertoire, comme les Rossini les plus légers, mais je chanterai toujours du Rossini et du Mozart, tout en continuant, dans les années à venir, à m’essayer aux répertoires plus lourds : Verdi, Wagner et le grand opéra français.

Au Met à la fin des années 1800, De Reszke chantait Roméo, Tristan et Almaviva dans la même semaine, ce qui nous semble insensé aujourd’hui. Très peu de personnes sont prêtes à sortir de leur zone de confort, mais c’est pourtant précisément ce qui m’a permis d’acquérir l’expérience et la technique qui en découle _ voilà _, pour survivre _ et épanouir ! _ dans cette folle profession !

De plus en plus, vous devenez un grand interprète de l’opéra français _ en effet ! Est-ce un répertoire que vous aimez particulièrement ? Pourquoi ? Et comment avez-vous travaillé votre diction pour parvenir à ce point de perfection ? 

Michael Spyres :J’aime le répertoire français dans toute sa splendeur. La musique et les sujets abordés _ Michael Spyres ne les sépare pas ! _ sont d’un génie inégalé _ voilà ! Les idéaux fondamentaux de la Renaissance et de la Révolution sont au cœur même du Grand Opéra français, et il n’y a pas de forme d’art plus élevée qu’une pièce comme Les Troyens de Berlioz.

J’ai grandi en pensant que j’aimais l’opéra italien, puisque c’est l’une des seules formes d’opéra populaire aux Etats-Unis. Mais dès que j’ai commencé à étudier l’opéra sérieusement, le style français a pris possession de mon cœur et mon âme. Si les grandes questions de la vie vous importent et que vous lui cherchez un sens, comment ne pas être en admiration face aux accomplissements de la France, depuis l’époque Baroque et jusqu’au XXe siècle ? La France était le centre névralgique de tous les idéaux occidentaux et il n’est pas étonnant que Rossini, Donizetti, Meyerbeer et Verdi soient tous allés chercher leur liberté artistique en France.

Quant à mes capacités linguistiques en Français, je suis totalement autodidacte. J’ai toujours été assez entêté, mais je crois aussi que, comparé à d’autres, j’ai un don pour imiter les sons parfaitement, parce que je suis obsédé par la conception même des sons. Pour tout vous avouer, mon objectif dans la vie était de devenir doubleur de dessins animés, et c’est d’ailleurs ainsi que je me suis mis au chant. Honnêtement, le français est la langue que j’ai eu le plus de mal à maîtriser à cause de  son incroyable manque de logique en termes de voyelles ! Ce n’est pas du tout une critique, mais tout comme avec l’anglais, il est très difficile pour une personne dont le français n’est pas la langue maternelle d’en maîtriser toutes les exceptions…

Quelle est votre relation avec votre voix ? Est-ce toujours une amie, devez-vous parfois lutter avec elle? Devez-vous penser à la ménager ou au contraire à repousser ses limites ?

Michael Spyres :Je peux sincèrement dire que ma vie est le chant. J’ai commencé à chanter avant même de savoir parler. Je viens d’une famille qui vit en musique, dans laquelle chaque personnes sait chanter et a toujours chanté. Ma mère et mon père étaient tous deux professeurs de chant et nous chantions en famille à chaque mariage, enterrement, ou événement de notre enfance. Ma sœur est aujourd’hui à Broadway et mon frère et moi tenons la compagnie d’opéra de notre ville natale. Ma femme _ Tara Stafford _ est également chanteuse et, en avril dernier, nous avons produit ma version et traduction de Die Zauberflöte. Ma femme chantait la Reine de la nuit, ma mère s’est chargée des costumes, mon père a fabriqué le décor et mon frère interprétait Tamino, en plus d’être assistant metteur en scène. Comme vous pouvez le constater, je ne suis jamais seul dans mon voyage musical, et je peux toujours compter sur ma famille lorsque j’ai besoin d’aide.

Je crois qu’il est nécessaire de repousser ses limites en tant que chanteur pour comprendre son instrument. J’ai le sentiment que très peu de personnes explorent réellement leur voix et, du coup, très peu savent la maîtriser. J’ai eu la chance d’avoir assez tôt deux professeurs de musique en l’espace de trois ans. Ils m’ont appris les bases d’une bonne technique lyrique, mais j’ai abandonné les études à 21 ans _ en 2000 _ pour prendre une direction radicale. J’ai constaté que la seule façon pour moi de prendre le contrôle de ma vie et de réussir dans le monde de l’opéra était d’apprendre de mon côté _ par moi-même _ à contrôler cet instrument qui est en moi. Le chemin pour devenir ténor a été long et plein d’épreuves mais, finalement, le chant doit être un accord organique entre vous et votre voix, sans influence extérieure. Les professeurs et livres de technique ont un rôle inestimable mais, si vous n’avez pas une confiance absolue dans vos propres axiomes et votre structure, vous êtes voué à l’échec.

Il y a peu de ténors, c’est une voix qui fascine le public et on imagine que vous subissez une grande pression de la part du monde musical. Comment y résistez-vous ? Comment refusez-vous les propositions qui ne vous conviennent pas ou ne vous plaisent pas ?

Michael Spyres : Pour être tout à fait honnête, je n’arrive pas vraiment à dire non, et c’est quelque chose que j’essaye d’apprendre avec l’âge. L’an dernier, je suis arrivé à un stade de ma carrière assez crucial, parce qu’ il y a dix ans, je m’étais fixé comme objectif  d’explorer un maximum de répertoires, et je m’épanouis dans les « challenges ». Mais j’ai été confronté à mes limites physiques et au vieillissement. Au cours de la saison 2017-2018, j’ai joué dans 8 productions, fait 7 concerts dans 8 pays différents, et j’ai fini par devoir, pour la première fois, annuler un concert et une représentation parce que j’étais malade. Au cours de cette dernière année, mes opportunités de carrière ont vraiment pris un tournant, et je suis dans la position merveilleuse de pouvoir choisir ou décliner une proposition.

La plupart des gens considèrent que le chanteur est seul responsable de son parcours, mais vers 20 ans _ en 1999 _, j’ai constaté que l’image que l’on se fait de sa propre voix n’est pas forcément celle que se font les autres. L’une des principales raisons qui m’a poussé à varier autant mon répertoire venait aussi du constat que chaque pays avait sa propre opinion de ma voix. J’ai découvert que, pour réussir, il fallait trouver un compromis entre ce que vous voulez faire et les besoins de l’industrie et du marché musicaux. Je fais partie d’un groupe très restreint de chanteurs qui peuvent dire non. Mais le plus important dans ma prise de décision est de savoir si le rôle me correspond _ voilà _ et s’il fait _ vraiment _ évoluer ma carrière.

Je n’ai que récemment atteint un niveau qui me permet de choisir un rôle. Je me demande alors : « cette œuvre a-t-elle une bonne raison d’exister ? » La plupart des gens n’aiment pas l’avouer, mais de nombreux opéras ont été composés simplement dans une recherche de profit ou par pur narcissisme, et, de ce fait, me semblent n’avoir guère ou même aucune de raison _ solide _ d’être interprétés.

Je ne me prononce pas sur les différentes productions, intellectuelles ou non, mais je suis vraiment heureux de pouvoir désormais choisir sans avoir à dire oui à tout. Je veux aller de l’avant, et je consacre ma carrière à promouvoir les opéras les plus bouleversants et les plus importants, ceux qui ont été composés pour élever l’humanité à un plus haut niveau de conscience en nous forçant à l’introspection et à l’éveil de notre esprit.

Quels sont les interprètes actuels ou passés, chanteurs ou instrumentistes (ou même comédiens, écrivains, peintres…) qui vous inspirent et enrichissent votre propre travail d’artiste ?

Michael Spyres : La liste est longue, mais je dirais que les personnes qui m’ont le plus influencé sont, toutes catégories confondues : Wassily Kandinsky, Francisco Goya, René Magritte, Hieronymus Bosch, Michael Cheval, Norman Rockwell, Harry Clarke, Thomas Hart Benton, Jan Saudek, Hundertwasser, Alphonse Mucha, Jordan Peterson, Jonathan Haidt, Thomas Sowell, Michio Kaku, Stephen Pinker, Camille Paglia, Mario Lanza, Nicolai Gedda, Roger Miller, Nick Drake, Tom Waits, Air, Andrew Bird, Harry Nilsson, Kishi Bashi, Sleepwalkers, J Roddy Walston and the Business, Vulfpeck, Maria Bamford, Hans Teeuwen, Norm Macdonald, Reggie Watts, Thaddeus Strassberger,  Le Shlemil Theatre, John Eliot Gardiner, Wes Anderson, Terry Gilliam, Alejandro Jodorowsky, Rossini, Berlioz, et surtout, ma famille.

Comment avez-vous décidé de consacrer votre vie au chant ? Avez-vous parfois douté ? Comment, aux Etats-Unis, la musique classique (et, plus particulièrement l’opéra) est-elle considérée dans la société ? Est-ce un art populaire ou au contraire plutôt élitiste ?

Michael Spyres : Comme je vous le disais, la musique coule dans les veines de ma famille, mais je ne me suis mis à envisager cette carrière qu’à 21 ans _ en 2000. Mon rêve était de devenir le futur Mel Blanc (la voix qui doublait tous les dessins animés d’antan) et d’entrer dans ce milieu de l’animation, si possible en devenant acteur pour Les Simpson. Après une période de réflexion, j’ai compris que si je ne tentais pas une carrière dans la musique et plus particulièrement, l’opéra, je le regretterais.

Je suis l’homonyme de mon oncle Michael. Son rêve était de devenir chanteur d’opéra, mais il est décédé d’un cancer de la gorge à l’âge de 38 ans, alors que je n’étais qu’un bébé. J’ai grandi dans l’ombre de cette histoire, en sentant que mon destin était au moins d’essayer d’embrasser la carrière qu’il n’avait jamais pu avoir.

Bien-sûr, j’ai eu des doutes, toute ma « vingtaine » _ entre 1999 et 2009, donc _ a été remplie de doutes… Mais quand j’ai eu trente ans _ en 2009 _, j’ai su avec certitude que je pouvais faire carrière dans l’opéra.

La musique classique, et l’opéra en particulier, sont considérés comme une forme d’art élitiste aux Etats-Unis, mais cette perception est en train de changer avec les plus jeunes générations qui découvrent la joie et les messages profonds véhiculés par la musique. Mais soyons honnêtes, l’opéra et la musique classique ont, en effet, toujours été une forme d’art élitiste, tout simplement parce qu’il faut beaucoup d’argent et de temps aux artistes pour arriver au niveau de compétence nécessaire à cette profession. Pour réussir quelque chose d’aussi beau que le classique ou l’opéra, l’élitisme est et a toujours été une force. Même si je pense que tout le monde peut apprécier cet art, il reste dominé par un petit groupe d’artistes et de philanthropes.

Je peux dire toutefois que l’opéra et la musique classique me semblent bien plus démocratiques aux Etats-Unis qu’en Europe où une grande partie du budget est subventionné par l’Etat. Chez nous, les gens sont très fiers d’apporter leur soutien et nos budgets sont presque entièrement financés par des personnes privées.

Êtes-vous engagé sur le plan social, éducatif, voire politique ? Être un artiste donne-t-il selon vous des responsabilités dans la société ?

Michael Spyres :Je suis très investi dans le monde des arts, et je crois de tout mon cœur qu’il est de notre devoir en tant qu’artistes d’enseigner et de donner son temps à la communauté et à la société au sens large. L’enseignement est aussi dans mon ADN, puisque tous les membres de ma famille ont été professeurs à un moment ou un autre.

J’ai, en outre, la chance de pouvoir changer la vie de beaucoup de personnes à travers mon rôle de directeur artistique de la compagnie d’opéra de ma ville natale : l’opéra régional de Springfield _ tout proche de la petite ville natale, Mansfield, de Michael Spyres. Mon frère, ma mère et moi avons réalisé des projets ensemble, ils ont notamment écrit deux opéras pour enfants. Nous avons tourné dans les écoles les plus pauvres de notre région avec ces deux créations originales et, à travers l’opéra, nous avons réussi à transmettre des leçons importantes sur la vérité et la responsabilité.

Je crois que beaucoup d’artistes oublient qu’il est de leur devoir de mettre en lumière certains problèmes de la société. Éduquer le public au sens large est primordial. Mon père, comme professeur de musique, m’a appris que cet art était une forme de méta-éducation et qu’à travers elle, on pouvait enseigner une grande variété de sujets. Avec une simple chanson, vous pouvez apprendre une langue, des maths, de la géographie, de la sociologie, de la philosophie… La musique est un point d’entrée vers la compréhension de l’humanité _ voilà ! _ et, en tant qu’artistes, nous sommes en possession d’un outil de transmission très puissant, qui connecte les gens.

Lorsque vous voyagez pour vos concerts, avez-vous le sentiment que, depuis l’élection de Donald Trump, l’Amérique est vue différemment dans le monde ?

Michael Spyres : Je suis sûr que certaines personnes perçoivent désormais les Etats-Unis différemment, mais cela n’a jamais été un problème pour moi. Ayant vécu 17 ans en Europe, dans six pays différents, j’ai pu voir des aspects à la fois merveilleux et terribles dans chacun d’entre eux, y compris le mien.

Mais j’ai fini par comprendre qu’il ne fallait pas s’attarder sur les effets que la pensée ou la projection collective d’une nation toute entière peuvent avoir sur vous. Je crois en la souveraineté individuelle et à l’éveil intellectuel _ soit l’idéal kantien d’autonomie de la personne… _ et j’essaye de vivre et d’avancer en fonction de cela.

L’un des plus beaux moments de ma vie a été de chanter en duo avec ma femme à Moscou, à un moment où la relation avec les Etats-Unis était assez compliquée… Après le concert, deux hommes sont venus nous parler dans un anglais parfait pour nous dire à quel point cela les avait touchés de m’entendre chanter dans leur langue natale et combien ils pensaient que notre concert avait apaisé les tensions. Certaines personnes se sont mises à pleurer lorsque j’ai chanté « Kuda, kuda… » dans Eugène Oneguin, et il n’y a pas de sentiment plus grand, ni de façon plus douce, d’apaiser les mœurs que par la musique.

J’ai l’impression que, trop souvent, les gens se laissent dominer par des tendances naturelles « tribales », mais un grand air ou lied peut transcender tout cela, et aider au bien commun de l’humanité, dans la lutte, la joie, le deuil ou l’amour.

En dehors du chant, quelles sont les arts ou les activités qui vous sont nécessaires, qui nourrissent votre esprit et votre émotion ? Comment parvenez-vous à garder votre équilibre de vie avec un métier si exigeant et si prenant ?

Michael Spyres : J’ai très peu de hobbies parce que ma vie est principalement partagée entre ma carrière de chanteur, ma compagnie d’opéra et mon rôle de père. Je joue de la guitare et du piano quand j’en ai l’occasion, chez moi, et j’aime emmener mes fils explorer les bois de notre ferme. Mais honnêtement, quand je ne travaille pas, je passe une grande partie de mon temps à lire des livres de philosophie, de psychologie, d’économie et de sciences.

Quant à la recherche d’un certain équilibre, c’est vraiment le défi le plus difficile à mes yeux, parce que lorsque vous adorez votre job et que vous aimez travailler autant que moi, vous devez constamment vous forcer à faire des pauses. Le fait d’avoir mes deux fils et ma femme m’aide à rester ancré dans la réalité, et je dirais que le plus dur avec cet emploi du temps de plus en plus chargé est de trouver l’équilibre entre mon t,emps de travail et ma famille.

J’ai beaucoup de chance d’avoir cette carrière, et je n’ai pas encore trouvé beaucoup d’aspects négatifs liés au succès, outre la pression grandissante que je m’impose pour me donner à 100%. J’ai eu beaucoup d’emplois différents dans ma vie, gardien, jardinier, professeur, serveur, ouvrier du bâtiment, et je suis vraiment heureux de pouvoir gagner ma vie en rendant les gens heureux… Qu’y a-t-il de plus gratifiant ?

Une nouvelle saison musicale commence, vous préparez bien sûr les prochaines… quels sont les projets mais aussi les envies qui vous tiennent le plus à cœur : nouveaux rôles, nouveaux chefs, metteurs en scène ou partenaires, nouveaux pays ? 

Michael Spyres : Comme l’an passé, je suis incroyablement pris, mais j’ai évidemment hâte de jouer dans Fidelio, et ensuite, de retourner au Carnegie Hall avec John Eliot Gardiner. En octobre, je ferai mes débuts au Concertgebouw d’Amsterdam et juste après, j’interprèterai mon premier récital avec Mathieu Porduoy, à Bordeaux. Au début de l’année 2019, je jouerai pour la première fois au Teatro Carlo Felice de Gênes à l’occasion d’un récital avec ma chère amie Jessica Pratt, puis je me rendrai au Wiener Staatsoper !

Après Vienne, je ferai mes débuts à Genève, aux côtés de ma collègue Marina Rebeka, pour une Le Pirate de Bellini que nous enregistrerons également. En avril, j’aurai le privilège de jouer le fameux rôle de Chapelou dans la production de Michel Fau du Postillon de Longjumeau, qui sera présenté pour la première fois depuis 1894 à l’Opéra-Comique. Fin avril, j’aurai la chance de réaliser un nouveau rêve en m’associant avec de fantastiques collègues, Joyce Didonato et John Nelson, dans l’interprétation et l’enregistrement pour Erato de mon rôle préféré : Faust dans La Damnation de Faust, de Berlioz.

En mai 2019, je reviens une fois de plus à Paris en tant que soliste du Lelio de Berlioz, avec François Xavier-Roth. Je ferai également mes débuts en tant que Pollione dans Norma de Bellini, et le mois sera marqué par mon retour à l’Opernhaus de Zurich. Entre ces deux performances, je retournerai à l’Oper Frankfurt dans le cadre d’une tournée en récital. Je terminerai la saison en jouant le rôle principal dans l’opéra épique Fervaal, de Vincent D’Indy, au Festival de Radio France Occitanie, à Montpellier.

Souhaitez-moi bonne chance et… une bonne santé !

Emmanuelle Giuliani

Voilà.

En ce magnifique parcours de chanteur de Michael Spyres,

qui sait trouver ses voix _ et ses rôles de personnages à interpréter, que ce soit sur la scène, ou au disque _,

le CD « Espoir« , centré, en 2017, sur la carrière et les rôles d’un seul chanteur, Gilbert-Louis Duprez, a constitué ainsi un très intéressant jalon,

anticipant sur le plus large, merveilleux et éclatant « Baritenor« , anthologique de rôles très divers d’entre 1781 (pour Idomeneo) et 1937 (pour Carmina Burana),

le récital se concluant par l’air, de toute beauté, et sublimement interprété, « Glück, das mir verblieb« , de Die tote Stadt, de Korngold, en 1920…

en cette année 2021…

Et du splendide art d’interprétation, si subtil et délicat, de Michael Spyres,

je suis très impatient de suivre attentivement les suites…

Ce lundi 25 octobre 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

Et à nouveau un point d’étape sur les progrès de la recherche à propos du terreau favorable à l’épanouissement musical de Théotime Langlois de Swarte

29juin

Après le petit récapitulatif du dimanche 20 juin,

,

voici, pour un nouveau point d’étape des avancées de cette recherche :

_ lundi 21 juin : 

_ mardi 22 juin : 

_ mercredi 23 juin : 

_ jeudi 24 juin : 

_ vendredi 25 juin : 

_ samedi 26 juin : 

_ dimanche 27 juin : 

_ et lundi 28 juin : 

La recherche exige pas mal de patience, ainsi que de constance et de méthode dans l’effort ;

ainsi que le bienveillant et inespéré secours, forcément capricieux, de la sérendipité !



À suivre…

Ce mardi 29 juin 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’admirable engagement du ténor Michael Spyres : deux passionnants entretiens sur l’humanité splendide de son parcours pas seulement musical

19déc

En écoutant le très beau récital Espoir _ soit le CD Opera Rara ORR251 _

du ténor américain Michael Spyres

_ né en 1980 à Mansfield (Missouri) _,

admirable tout spécialement tant dans le répertoire rossinien que dans Berlioz

ainsi que l’opéra français,

je découvre un  très bel _ et très attachant : quelle humanité splendide éclaire et fait rayonner cet artiste !!!entretien, en 2018, de celui-ci

avec Emmanuelle Giuliani.

Le voici _ avec mes farcissures.

Entretien avec Michael Spyres

 

 

 

 

 

Afin de préparer un portrait, à paraître dans La Croix (publié ce vendredi 5 octobre, veille de la représentation, samedi 6, de Fidelio au Théâtre des Champs-Élysées où le ténor américain incarne Florestan), j’ai eu la chance _ oui ! _ de recueillir cet entretien avec Michael Spyres.

Il est long mais si éclairant sur la personnalité et l’engagement de ce formidable artiste que je vous le propose dans son intégralité. Non sans remercier chaleureusement ma collègue Célestine Albert qui en a assuré la traduction, bien mieux que je ne l’aurais fait.

Bonne lecture et à très bientôt !


 Vous interprétez prochainement à Paris le rôle de Florestan dans Fidelio de Beethoven. Comment abordez-ce personnage ? Comment le décrire musicalement et psychologiquement ? Quelle sont les difficultés du rôle.

Michael Spyres : Je pense que la meilleure façon d’aborder le personnage de Florestan est de le faire à travers le prisme des Lumières _ en effet. Il faut comprendre _ bien sûr ! _ la densité et la profondeur des personnages typiques de cette période. L’allégorie de la grotte de Platon est très présente dans le livret et l’on doit voir Florestan comme l’incarnation de l’injustice ou, en des termes qui correspondent davantage à la philosophie jungienne, de l’animal piégé dans une forme humaine.

Le personnage de Florestan représente la condition humaine et la lutte intérieure qu’un homme éprouve dans sa quête d’espoir et de liberté _ une thématique qui résonne puissamment dans la personnalité même de Michael Spyres, et son parcours existentiel, au-delà de son parcours professionnel. Beethoven, comme Mozart avant lui, était bien conscient de ces mythes ancrés dans la tradition maçonnique (il n’y a certes toujours pas de preuve irréfutable que Beethoven ait été lui-même Franc-maçon, mais il avait de nombreux amis qui l’étaient). En fait, le parcours et la dualité de Florestan et Leonore sont à mettre en parallèle avec ceux de Pamina et Tamino, dans la Flûte enchantée. L’objectif est de réaliser que nous devons œuvrer ensemble à trouver une harmonie intérieure, au sein du monde physique. Nous devons tous aspirer à être justes et courageux _ un idéal en perte de vitesse à l’heure du narcissisme égocentré d’un utilitarisme de très courte vue… _, afin de donner un sens à ce monde. Tous les personnages et thèmes évoqués mettent en perspective les désirs du public de l’époque de se libérer de gouvernements tyranniques _ oui.

Face à l’étendue de ces sujets, je dirais que la plus grande difficulté dans l’interprétation du rôle de Florestan est de rester dans la technique et de ne pas se laisser emporter par l’émotion en chantant…

 Votre répertoire est extrêmement vaste. Est-ce important pour vous de chanter des œuvres si variées, de Mozart à Gounod en passant par Berlioz ? Comment abordez-vous un nouveau personnage ? Y en a-t-il que vous savez que vous allez abandonner avec l’évolution de votre voix ? Est-ce difficile ?

..;

Michael Spyres : C’est amusant que vous me demandiez cela, car j’ai fait énormément de recherche sur les répertoires des chanteurs passés _ et pas seulement des compositeurs : voilà qui est passionnant. Florestan sera mon 77e rôle dans, au total, 70 opéras différents. Placido Domingo est le seul ténor contemporain ayant interprété plus de rôles que moi, et j’ai bon espoir de rattraper son total de 150 rôles ! Je ne dis pas cela pour me vanter, mais plutôt pour que les gens prennent conscience qu’il n’est pas si rare qu’un chanteur ait une carrière aussi variée _ un point notable _ que la mienne, même au XXe siècle _ voilà qui élargit considérablement les focales… Si l’on s’intéresse _ culturellement _ aux grands ténors du passé, tels que Jean de Reszke, Mario Tiberini, Manuel Garcia, Giovanni David ou, le plus grand d’entre tous, son père Giacomo David, on constate à quel point les répertoires de ces chanteurs légendaires étaient vastes. Leur carrière _ et ce qui en découle pour l’interprétation _ est devenue pour moi une réelle obsession. Si eux l’avaient fait, j’en étais capable aussi _ voici le défi que se donne Michael Spyres pour ses propres interprétations…

Au fil de mon parcours, j’ai appris quelque chose d’absolument essentiel, que peu de gens ont la chance d’intégrer : la voix et la technique ont besoin de ces variations _ de répertoire _ pour rester performantes, ne pas devenir rigides _ voilà. Je dois avouer qu’il est de plus en plus difficile _ physiquement, pour la voix, en son évolution _ de maintenir certains rôles à mon répertoire, comme les Rossini les plus légers, mais je chanterai toujours du Rossini et du Mozart, tout en continuant, dans les années à venir, à m’essayer aux répertoires plus lourds : Verdi, Wagner et le grand opéra français.

Au Met à la fin des années 1800, De Reszke chantait Roméo, Tristan et Almaviva dans la même semaine, ce qui nous semble insensé aujourd’hui. Très peu de personnes sont prêtes à sortir de leur zone de confort, mais c’est pourtant précisément ce qui m’a permis d’acquérir l’expérience _ voilà _ et la technique _ aussi _ qui en découle _ tout se tient… _, pour survivre dans cette folle profession !

De plus en plus, vous devenez un grand interprète de l’opéra français. Est-ce un répertoire que vous aimez particulièrement ? Pourquoi ? Et comment avez-vous travaillé votre diction pour parvenir à ce point de perfection ? 

Michael Spyres : J’aime le répertoire français dans toute sa splendeur _ c’est dit. La musique et les sujets abordés _ qui importent donc à Michael Spyres _ sont d’un génie inégalé. Les idéaux fondamentaux de la Renaissance et de la Révolution sont au cœur même du Grand Opéra français _ voilà _ et il n’y a pas de forme d’art plus élevée qu’une pièce comme Les Troyens de Berlioz _ en effet !

J’ai grandi en pensant que j’aimais l’opéra italien, puisque c’est l’une des seules formes d’opéra populaire aux Etats-Unis. Mais dès que j’ai commencé à étudier l’opéra sérieusement, le style français a pris possession de mon cœur et mon âme _ voilà une affinité essentielle qu’a ainsi découverte Michael Spyres. Si les grandes questions de la vie vous importent _ voilà _ et que vous lui cherchez un sens _ au-delà des utilités fonctionnelles de circonstance… _, comment ne pas être en admiration face aux accomplissements de la France _ et du génie français, voilà _, depuis l’époque Baroque _ dès le début du XVIIe siècle et le gallicanisme des rois Bourbon _ et jusqu’au XXe siècle ? La France était le centre névralgique de tous les idéaux occidentaux _ oui _ et il n’est pas étonnant que Rossini, Donizetti, Meyerbeer et Verdi soient tous allés chercher leur liberté artistique _ voilà le concept _ en France.

Quant à mes capacités linguistiques en Français, je suis totalement autodidacte. J’ai toujours été assez entêté, mais je crois aussi que, comparé à d’autres, j’ai un don pour imiter les sons _ les phonèmes _ parfaitement, parce que je suis obsédé par la conception même des sons. Pour tout vous avouer, mon objectif dans la vie était de devenir doubleur de dessins animés, et c’est d’ailleurs ainsi que je me suis mis au chant. Honnêtement, le français est la langue que j’ai eu le plus de mal à maîtriser à cause de  son incroyable manque de logique en termes de voyelles ! Ce n’est pas du tout une critique, mais tout comme avec l’anglais, il est très difficile pour une personne dont le français n’est pas la langue maternelle d’en maîtriser toutes les exceptions…

Quelle est votre relation avec votre voix ? Est-ce toujours une amie, devez-vous parfois lutter avec elle? Devez-vous penser à la ménager ou au contraire à repousser ses limites ?

Michael Spyres : Je peux sincèrement dire que ma vie est le chant. J’ai commencé à chanter avant même de savoir parler. Je viens d’une famille qui vit en musique, dans laquelle chaque personne sait chanter et a toujours chanté. Ma mère _ Terry Spyres _ et mon père _ Eric Spyres _ étaient tous deux professeurs de chant _ voilà _ et nous chantions en famille à chaque mariage, enterrement, ou événement de notre enfance. Ma sœur _ Erica Spyres _ est aujourd’hui à Broadway, et mon frère _ Sean Spyres _ et moi tenons la compagnie d’opéra _ the Springfield Regional Opera _ de notre ville natale _ Springfield, Missouri, est en effet la grande ville proche de sa petite ville natale, Mansfield, Missouri. Ma femme _ Tara Stafford-Spyres _ est également chanteuse et, en avril dernier, nous avons produit ma version et traduction de Die Zauberflöte. Ma femme chantait la Reine de la nuit, ma mère _ Terry _ s’est chargée des costumes, mon père _ Eric _ a fabriqué le décor et mon frère _ Sean _ interprétait Tamino en plus d’être assistant metteur en scène. Comme vous pouvez le constater, je ne suis jamais seul dans mon voyage musical et je peux toujours compter sur ma famille lorsque j’ai besoin d’aide.

Je crois qu’il est nécessaire de repousser ses limites en tant que chanteur pour comprendre _ voilà _ son instrument. J’ai le sentiment que très peu de personnes explorent réellement leur voix _ l’authentique curiosité est bien rare ! _ et, du coup, très peu savent la maîtriser. J’ai eu la chance d’avoir assez tôt deux professeurs de musique en l’espace de trois ans. Ils m’ont appris les bases d’une bonne technique lyrique, mais j’ai abandonné les études à 21 ans pour prendre une direction radicale. J’ai constaté que la seule façon pour moi de prendre le contrôle de ma vie et de réussir dans le monde de l’opéra était d’apprendre de mon côté _ de manière autonome _ à contrôler cet instrument qui est en moi. Le chemin pour devenir ténor a été long et plein d’épreuves mais, finalement, le chant doit être un accord organique entre vous et votre voix, sans influence extérieure _ « Vademecum, vadetecum« , telle est la juste devise des éducateurs libérateurs… Les professeurs et livres de technique ont un rôle inestimable mais, si vous n’avez pas une confiance absolue dans vos propres axiomes et votre structure, vous êtes voué à l’échec _ oui. L’apprentissage cultivé (à bonne école) de son autonomie est en effet fondamental.

Il y a peu de ténors, c’est une voix qui fascine le public, et on imagine que vous subissez une grande pression de la part du monde musical. Comment y résistez-vous ? Comment refusez-vous les propositions qui ne vous conviennent pas ou ne vous plaisent pas ?

Michael Spyres : Pour être tout à fait honnête, je n’arrive pas vraiment à dire non, et c’est quelque chose que j’essaye d’apprendre avec l’âge _ oui, cela aussi s’apprend, et toujours à son corps défendant ; en apprenant, peu à peu, à toujours un peu mieux résister. L’an dernier _ en 2017, donc _, je suis arrivé à un stade de ma carrière assez crucial, parce qu’ il y a dix ans, je m’étais fixé comme objectif  d’explorer un maximum de répertoires, et je m’épanouis dans les « challenges » _ les défis à soi-même. Mais j’ai été confronté à mes limites physiques et au vieillissement. Au cours de la saison 2017-2018, j’ai joué dans 8 productions, fait 7 concerts dans 8 pays différents et j’ai fini par devoir, pour la première fois, annuler un concert et une représentation parce que j’étais malade. Au cours de cette dernière année _ 2017 _, mes opportunités de carrière ont vraiment pris un tournant et je suis dans la position merveilleuse _ oui, à l’âge de 38 ans en 2018 _ de pouvoir choisir ou décliner une proposition.

La plupart des gens considèrent que le chanteur est seul responsable de son parcours, mais vers 20 ans, j’ai constaté que l’image que l’on se fait de sa propre voix n’est pas forcément celle que se font les autres. L’une des principales raisons qui m’a poussé à varier autant mon répertoire venait aussi du constat que chaque pays avait sa propre opinion _ réception _ de ma voix _ toujours en fonction d’un contexte culturel particulier… J’ai découvert que, pour réussir _ professionnellement : obtenir des contrats _, il fallait trouver un compromis entre ce que vous voulez faire et les besoins de l’industrie et du marché musicaux. Je fais _ donc désormais _ partie d’un groupe très restreint de chanteurs qui peuvent dire non. Mais le plus important dans ma prise de décision est de savoir si le rôle me correspond _ vocalement et culturellement _et s’il fait évoluer _ positivement : progresser _ ma carrière _ selon l’idéal que Michael Spyres se donne.

Je n’ai que récemment atteint un niveau qui me permet de choisir un rôle. Je me demande alors : « cette œuvre a-t-elle une bonne raison d’exister ? » _ en elle-même, et indépendamment du contexte des circonstances où  elle a pu voir le jour… La plupart des gens n’aiment pas l’avouer mais de nombreux opéras ont été composés simplement dans une recherche _ très circonstancielle _ de profit ou par pur narcissisme _ de son créateur _, et, de ce fait, me semblent n’avoir guère ou même aucune de raison d’être _ maintenant, et à l’aune de l’éternité _ interprétés.

Je ne me prononce pas sur les différentes productions, intellectuelles ou non, mais je suis vraiment heureux de pouvoir désormais choisir sans avoir à dire oui à tout. Je veux aller de l’avant _ artistiquement et culturellement : voilà ! _ et je consacre ma carrière à promouvoir les opéras les plus bouleversants et les plus importants, ceux qui ont été composés pour élever l’humanité _ culturellement _ à un plus haut niveau de conscience en nous forçant à l’introspection et à l’éveil de notre esprit _ cette prise de position est donc à bien remarquer.

Quels sont les interprètes actuels ou passés, chanteurs ou instrumentistes (ou même comédiens, écrivains, peintres…) qui vous inspirent et enrichissent votre propre travail d’artiste ?

Michael Spyres : La liste est longue mais je dirais que les personnes qui m’ont le plus influencé sont, toutes catégories confondues _ on remarquera ici que Michaël Spyres commence par citer des peintres, bien avant des chanteurs, des chefs d’orchestre (un seul : John Eliot Gardiner) et des compositeurs (deux : Rossini et Berlioz) _  : Wassily Kandinsky, Francisco Goya, René Magritte, Hieronymus Bosch, Michael Cheval, Norman Rockwell, Harry Clarke, Thomas Hart Benton, Jan Saudek, Hundertwasser, Alphonse Mucha, Jordan Peterson, Jonathan Haidt, Thomas Sowell, Michio Kaku, Stephen Pinker, Camille Paglia, Mario Lanza, Nicolai Gedda, Roger Miller, Nick Drake, Tom Waits, Air, Andrew Bird, Harry Nilsson, Kishi Bashi, Sleepwalkers, J Roddy Walston and the Business, Vulfpeck, Maria Bamford, Hans Teeuwen, Norm Macdonald, Reggie Watts, Thaddeus Strassberger,  Le Shlemil Theatre, John Eliot Gardiner, Wes Anderson, Terry Gilliam, Alejandro Jodorowsky, Rossini, Berlioz, et surtout, ma famille.

Comment avez-vous décidé de consacrer votre vie au chant ? Avez-vous parfois douté ? Comment, aux Etats-Unis, la musique classique (et, plus particulièrement l’opéra) est-elle considérée dans la société ? Est-ce un art populaire ou au contraire plutôt élitiste ?

Michael Spyres : Comme je vous le disais, la musique coule dans les veines de ma famille, mais je ne me suis mis à envisager cette carrière qu’à 21 ans. Mon rêve était de devenir le futur Mel Blanc (la voix _ le fait est très remarquable _ qui doublait tous les dessins animés d’antan) et d’entrer dans ce milieu de l’animation, si possible en devenant acteur pour Les Simpson. Après une période de réflexion, j’ai compris que si je ne tentais pas une carrière dans la musique _ et pas seulement la diction _  et plus particulièrement, l’opéra, je le regretterais.

Je suis l’homonyme de mon oncle Michael. Son rêve était de devenir chanteur d’opéra mais il est décédé d’un cancer de la gorge à l’âge de 38 ans, alors que je n’étais qu’un bébé. J’ai grandi dans l’ombre de cette histoire, en sentant que mon destin était au moins d’essayer d’embrasser la carrière qu’il n’avait jamais pu avoir.

Bien-sûr, j’ai eu des doutes, toute ma « vingtaine » a été remplie de doutes… Mais quand j’ai eu trente ans, j’ai su avec certitude que je pouvais faire carrière dans l’opéra.

La musique classique, et l’opéra en particulier, sont considérés comme une forme d’art élitiste aux Etats-Unis, mais cette perception est en train de changer avec les plus jeunes générations qui découvrent la joie et les messages profonds _ c’est donc fondamental pour Michael Spyres _ véhiculés par la musique. Mais soyons honnêtes, l’opéra et la musique classique ont, en effet, toujours été une forme d’art élitiste, tout simplement parce qu’il faut beaucoup d’argent et de temps _ bien sûr _ aux artistes pour arriver au niveau de compétence _ artisanale _ nécessaire _ oui ! _ à cette profession. Pour réussir quelque chose d’aussi beau que le classique ou l’opéra, l’élitisme est et a toujours été une force. Même si je pense que tout le monde peut apprécier cet art, il reste dominé par un petit groupe d’artistes et de philanthropes.

Je peux dire toutefois que l’opéra et la musique classique me semblent bien plus démocratiques aux Etats-Unis qu’en Europe où une grande partie du budget est subventionné par l’Etat. Chez nous, les gens sont très fiers d’apporter leur soutien et nos budgets sont presque entièrement financés par des personnes privées.

Êtes-vous engagé sur le plan social, éducatif, voire politique ? Être un artiste donne-t-il selon vous des responsabilités dans la société ?

Michael Spyres : Je suis très investi dans le monde des arts et je crois de tout mon cœur qu’il est de notre devoir en tant qu’artistes d’enseigner _ oui ! _ et de donner son temps à la communauté et à la société au sens large _ c’est là une mission civilisationnelle. L’enseignement est aussi dans mon ADN, puisque tous les membres de ma famille ont été professeurs à un moment ou un autre.

J’ai, en outre, la chance de pouvoir changer la vie de beaucoup de personnes à travers mon rôle de directeur artistique de la compagnie d’opéra de ma ville natale : l’opéra régional de Springfield _ Missouri. Mon frère _ Sean _, ma mère _ Terry _ et moi avons réalisé des projets ensemble, ils ont notamment écrit deux opéras pour enfants _ dont Voix de ville. Nous avons tourné dans les écoles les plus pauvres de notre région avec ces deux créations originales et, à travers l’opéra, nous avons réussi à transmettre des leçons importantes sur la vérité et la responsabilité.

Je crois que beaucoup d’artistes oublient qu’il est de leur devoir de mettre en lumière certains problèmes de la société. Éduquer le public au sens large est primordial _ et c’est fondamental : face à la crétinisation galopante des esprits. Mon père, comme professeur de musique, m’a appris que cet art était une forme de méta-éducation et qu’à travers elle, on pouvait enseigner une grande variété de sujets _ bien sûr. Qu’est-ce qu’une éducation qui n’est pas artistique !?! Avec une simple chanson, vous pouvez apprendre une langue, des maths, de la géographie, de la sociologie, de la philosophie… La musique est un point d’entrée vers la compréhension de l’humanité _ oui _ et, en tant qu’artistes, nous sommes en possession d’un outil de transmission _ et plus encore formation-libération _ très puissant, qui connecte _ de manière désintéessée et généreuse _ les gens _ pour le meilleur, et pas pour le pire.

Lorsque vous voyagez pour vos concerts, avez-vous le sentiment que, depuis l’élection de Donald Trump, l’Amérique est vue différemment dans le monde ?

Michael Spyres : Je suis sûr que certaines personnes perçoivent désormais les Etats-Unis différemment, mais cela n’a jamais été un problème pour moi. Ayant vécu 17 ans en Europe, dans six pays différents, j’ai pu voir des aspects à la fois merveilleux et terribles dans chacun d’entre eux, y compris le mien.

Mais j’ai fini par comprendre qu’il ne fallait pas s’attarder sur les effets que la pensée ou la projection collective d’une nation toute entière peuvent avoir sur vous. Je crois en la souveraineté individuelle _ de la personne ayant conquis son autonomie _ et à l’éveil intellectuel _ et culturel : seul vraiment épanouissant _ et j’essaye de vivre et d’avancer en fonction de cela.

L’un des plus beaux moments de ma vie a été de chanter en duo avec ma femme _ Tara _ à Moscou, à un moment où la relation avec les Etats-Unis était assez compliquée… Après le concert, deux hommes sont venus nous parler dans un anglais parfait pour nous dire à quel point cela les avait touchés de m’entendre chanter dans leur langue natale et combien ils pensaient que notre concert avait apaisé les tensions. Certaines personnes se sont mises à pleurer lorsque j’ai chanté « Kuda, kuda… » _ l’admirable air de Lenskidans Eugène Oneguine et il n’y a pas de sentiment plus grand, ni de façon plus douce, d’apaiser les mœurs que par la musique.

J’ai l’impression que, trop souvent, les gens se laissent dominer par des tendances naturelles « tribales », mais un grand air ou lied peut transcender tout cela _ vers l’universel _ et aider au bien commun de l’humanité, dans la lutte, la joie, le deuil ou l’amour.

En dehors du chant, quelles sont les arts ou les activités qui vous sont nécessaires, qui nourrissent votre esprit et votre émotion ? Comment parvenez-vous à garder votre équilibre de vie avec un métier si exigeant et si prenant ?

Michael Spyres : J’ai très peu de hobbies parce que ma vie est principalement partagée entre ma carrière de chanteur, ma compagnie d’opéra et mon rôle de père. Je joue de la guitare et du piano quand j’en ai l’occasion, chez moi, et j’aime emmener mes fils explorer les bois de notre ferme. Mais honnêtement, quand je ne travaille pas, je passe une grande partie de mon temps à lire des livres de philosophie, de psychologie, d’économie et de sciences _ des livres d’humanités.

Quant à la recherche d’un certain équilibre, c’est vraiment le défi le plus difficile à mes yeux, parce que lorsque vous adorez votre job et que vous aimez travailler autant que moi, vous devez constamment vous forcer à faire des pauses _ certes. Le fait d’avoir mes deux fils et ma femme m’aide à rester ancré dans la réalité _ oui _ et je dirais que le plus dur avec cet emploi du temps de plus en plus chargé est de trouver l’équilibre entre mon temps de travail et ma famille.

J’ai beaucoup de chance d’avoir cette carrière et je n’ai pas encore trouvé beaucoup d’aspects négatifs liés au succès, outre la pression grandissante que je m’impose pour me donner à 100% _ bien sûr. J’ai eu beaucoup d’emplois différents dans ma vie, gardien, jardinier, professeur, serveur, ouvrier du bâtiment, et je suis vraiment heureux de pouvoir gagner ma vie en rendant les gens heureux… Qu’y a-t-il de plus gratifiant ?

Une nouvelle saison musicale commence, vous préparez bien sûr les prochaines… quels sont les projets mais aussi les envies qui vous tiennent le plus à cœur : nouveaux rôles, nouveaux chefs, metteurs en scène ou partenaires, nouveaux pays ?

Michael Spyres : Comme l’an passé, je suis incroyablement pris mais j’ai évidemment hâte de jouer dans Fidelio et ensuite, de retourner au Carnegie Hall avec John Eliot Gardiner _ que Michael Spyres apprécie tout particulièrement. En octobre _ 2018 _, je ferai mes débuts au Concertgebouw d’Amsterdam, et juste après _ le 6 novembre 2018 _, j’interprèterai mon premier récital _ intitulé Foreign Affairs (avec le merveilleux À Chloris, de Reynaldo Hahn)_ avec Mathieu Pordoy _ au piano _, à Bordeaux _ au Grand-Théâtre. Au début de l’année 2019, je jouerai pour la première fois au Teatro Carlo Felice de Gênes à l’occasion d’un récital avec ma chère amie Jessica Pratt, puis je me rendrai au Wiener Staatsoper !

Après Vienne, je ferai mes débuts à Genève, aux côtés de ma collègue Marina Rebeka, pour une Le Pirate de Bellini que nous enregistrerons également. En avril _ du 30 mars au 9 avril _, j’aurai le privilège de jouer le fameux rôle de Chapelou dans la production de Michel Fau _ merveilleux metteur en scène _ du Postillon de Longjumeau _ d’Adolphe Adam _, qui sera présenté pour la première fois depuis 1894 à l’Opéra-Comique _ bravo ! Fin avril, j’aurai la chance de réaliser un nouveau rêve en m’associant avec de fantastiques collègues, Joyce Didonato et John Nelson, dans l’interprétation et l’enregistrement pour Erato de mon rôle préféré : Faust dans La Damnation de Faust, de Berlioz

_ cf mes articles des 13  et 14 décembre derniers :  et

En mai 2019, je reviens une fois de plus à Paris en tant que soliste du Lelio de Berlioz, avec François Xavier-Roth. Je ferai également mes débuts en tant que Pollione dans Norma de Bellini, et le mois sera marqué par mon retour à l’Opernhaus de Zurich. Entre ces deux performances, je retournerai à l’Oper Frankfurt dans le cadre d’une tournée en récital. Je terminerai la saison en jouant le rôle principal dans l’opéra épique Fervaal, de Vincent D’Indy, au Festival de Radio France Occitanie, à Montpellier.

Souhaitez-moi bonne chance et… une bonne santé ! _ certes !

Emmanuelle Giuliani

Voici encore un autre très intéressant entretien _ en anglais cette fois, en janvier 2016, et avec Rose Marthis _ avec Michaël Spyres, et à propos de son engagement très actif auprès du Springfield Regional Opera,

chez lui, dans le Missouri :

SIX QUESTIONS WITH MICHAEL SPYRES

The Mansfield native has performed in operas all over the world, and is now artistic director of Springfield Regional Opera.


BY ROSE MARTHIS

Jan 2016

Michael Spyres of the Springfield Regional Opera

Photo by Kevin O’Riley

Michael Spyres spent his childhood in Mansfield _ Missouri _ singing at every town wedding and funeral with his musically-inclined family. He became interested in opera because he was named after an uncle who aspired to be an opera singer but died at a young age _ 38 ans _ from throat cancer. His mother _ Terry _ and father _ Eric _ were both music teachers, and he grew up on stage. After landing his first role at the Springfield Regional Opera when he was 18 years old, Spyres found his way to Europe at age 24. Now, in addition to his singing career, he has come back to take over the artistic direction of the opera company that gave him a shot—and he’s bringing innovations that could usher in a new era in opera.

… 

417 Magazine : Why did you decide to come back to SRO _ Springfield Regional Opera _ while continuing your career in Europe?


Michael Spyres : The big reason I wanted to come back was to help out the company that gave me the first chance _ voilà. I wouldn’t be in this position without having had the opportunities that I had in Springfield. By the time I was 22 years old, I had already done six roles in a real opera company with an orchestra. Most of my colleagues and friends when I was in these other programs were 22 but they had never even gotten to sing with orchestras. Because Springfield was such a perfect place for me to learn, I got to grow with this company. I just thought it was a perfect time in my career for me to come back and teach the next generation of people _ voilà : donner (avec reconnaissance) comme l’on a reçu _ and give them what has been lacking in the last few years. Give some of these wonderful talented kids from our Ozarks area _ son terroir natal _ a direction and show them that it is absolutely possible and you can achieve your dreams _ oui : « Deviens ce que tu es » !.. _ and do exactly what I did.  I’m from the smallest town you can think of where people have never even heard of opera, but now they know what opera is because I sing all over the world. And I did it from the Ozarks.

…  

417 : Did you make any connections in Europe that can help you in your new role?


M.S. : I have some really good friends in France, Italy and Austria that I’ve kind of recruited and have talked to them about my vision for the opera company. They have all agreed to come to Springfield for very little money and help me with my vision to turn Springfield into an internationally known regional company that does innovative things _ bravo !

… 

417 : Tell us about your vision for SRO.


M.S. : One of the big things that we’re going to be doing is streaming our operas live on YouTube and Facebook. The technology has been around for a couple years but no one has ever done it. Most of my friends who are well known directors, they are going to be coming to Springfield and will be bringing a completely international flair to Springfield by putting on their productions. We’ll be using local talent for singers, and a few of my other friends who are bigger names will come in and be able to sing with our company while teaching at the same time. I want it to be a training grounds _ quel projet  magnifique !

417 : How do you want opera to influence the arts scene in 417-land?


M.S. : I love Springfield but it does seem that a lot of the arts organizations think that there’s a competition going on, but there isn’t. There’s enough public, there’s enough money in the art scene for it to all go around, and it all helps if we bring each other in and we help each other. That’s one of the big things that Christopher Koch, the new music director, and I have been talking about a lot. It’s the inclusion and taking everybody from the theater, and the symphony and the ballet to come together for a project. The opera is a very, very important art form because it’s the first and only one that includes everybody _ oui _ : actors, singers, dancers, composers, directors, lighting people, sound tech, everything is all in one. That’s what opera was originally conceived to do, to be a conglomeration of all the arts _ oui _, where everyone was working together. One of our biggest goals is to always have a project that connects either the symphonies or ballet or street actors or circus performers.

417 : How do you want to partner with the other local arts organizations?

I don’t want to give too much away, but we do have the next three years planned. In opera, we don’t use amplification of the voice;  it’s the natural human voice that has to project over the orchestra. That’s why opera is such a different art form than musicals. Traditional musicals were like that, and they are now sometimes, but for the most part everyone’s miked, which takes away, for me, some of the art and the craft. We are definitely going to be showing people what the power of the human voice can be and how incredible it is _ voilà. To go, wow are they going to get through and be able to sing it ? You know, make it a spectator sport.

… 

417 : What do you want people here to learn about opera?


M.S. : The big thing that I want to do in these next years is educate people about what opera actually is and what it isn’t _ voilà. Everyone has these preconceived notions about what opera is. You say “opera” and they all think, “Oh yeah, fat lady with horns.” And they just think Wagner _ oui. It’s just so not that. Once you understand the origins of what opera is you start to realize, oh my gosh, that’s what influenced everything. Musicals and movies and everything was composed after opera _ oui. Opera was the base for everyone to come together with ideas. Movies would have never happened without opera _ c’est dit.

Five Tips for Opera Novices

Springfield Regional Opera artistic director Michael Spyres shares what you need to know about opera.

1. Opera was conceived as an art form that was the first of its kind in an attempt bring together all of the various art forms into one performance. Opera was born out of the Renaissance period and the etymology of the word actually means “to work”. The Italians chose this word for their new art form in order to symbolize the message of this new art form. Opera was truly conceived to be a transformative art form both for performers and the public as it sought to enlighten and inspire change in society _ l’opera est en effet conçu comme ouvert à un large public : à Venise d’abord.

2. Not all Opera is in Italian ! While it is true that many Operas are composed in Italian, Operas have been written in virtually every language. Generally speaking they are categorized into Italian, German, French, Russian and English genre operas. In the last 150 years new operas have been and are still being composed in various languages spanning entire globe. Again, Opera is a transformative and reflective art form that most always seeks to hold up a mirror to society in order to provoke change _ oui _ and so it is no wonder that Opera is being composed in almost every language worldwide!

3. Opera is an art form, but also as a collaboration, a partnership of people and community. There is no grander form of live entertainment (with the exception of live television.) Depending on the size of production an Opera will bring together anywhere from a hand full to more than 300 participants working simultaneously backstage as well as in the orchestra and on stage _ oui : l’entreprise est collective. You can see why many people consider Opera to be a living art form in that massive amounts of people come together for a common cause and every performance is different. In fact, if Opera had not laid out this massively collaborative art form we would surely not have our beloved art forms of musicals or even movies.

4. Don’t worry if you don’t speak the language that it is in. Supertititles (Translation to a screen above) are the norm in most opera houses. Even if there are no supertitles if you just pay attention and enjoy the art form that is in front of you, you will easily understand what is going on onstage. A good rule of thumb is to do just a little bit of research online before coming to the Opera _ par exemple _ ; so you can get a good framework of the storyline. After all most of us don’t go blindly to a movie without researching beforehand and opera is no different.

5. Don’t be afraid of Opera. We all have preconceived notions about what Opera is (large people yelling in funny hats often comes to mind) but if you have never been to an Opera you really are missing out. If you ask yourself “why is this artform still around after over 400 years ?” you are on the right track. The answer to this question I would propose is because of its intoxicating potion of complexity. Opera is an evolving artform that is tailored to evoke thought and change within _ voilà. It is true that some opera was conceived to just have a good time and entertain like most Hollywood box office films, but the majority of opera is composed in essence like folk music in that there is a reason and strong story behind the subject matter. Love, anger, reverence, and awe are just some of the emotions that are within us ; and Opera provides a beautiful art form in which to celebrate and transform the human condition. Don’t just take my word for it, come see for yourself!

L’admirable degré d’humanité _ et engagement de terrain _ de Michael Spyres

est splendide !

Ce jeudi 19 décembre 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

« Dark », d’Edgardo Cozarinsky, ou comment l’irruption d’un « Hollywood sauvage et sans sous-titres » dans la vie d’un adolescent argentin accouchera d’un écrivain et cinéaste

12août

Poursuivant ma lecture des récits d’Edgardo Cozarinsky,

après Loin d’où

_ cf mon article du 8 août dernier : Admirable Loin d’où d’Edgardo Cozarinsky  _,

je viens de lire Dark (publié en 2016 ; et chez Grasset en traduction française, le 11 janvier 2017) ;

et commenterai ici la très juste critique qu’en a donné l’excellent Mathieu Lindon

dans le Libération du 20 janvier 2017:

Edgardo Cozarinsky, mineur de bas-fonds

EDGARDO COZARINSKY, MINEUR DE BAS-FONDS

Dark est un roman d’aventure et d’apprentissage _ oui, mais qui n’est pas vraiment ni une éducation sentimentale, ni sexuelle : seulement une importante ponctuation, durablement marquante en ses impacts à long terme, de la prime jeunesse _ auquel, indépendamment des faits précis, on _ c’est-à-dire nous, lecteurs _ accorde un caractère si autobiographique _ pour ce qui concerne le lien de l’auteur même à son personnage principal, qui s’auto-prénomme fictivement Victor en la fiction, et qui sera devenu un auteur « soixante ans plus tard« , au présent même du récit, en 2015 ou 16… _ qu’on le lit comme une vaste réponse _ de l’auteur à soi-même, d’abord : mais qui demeure ouverte, béante ; encore non classée… _ à la fameuse question : «Pourquoi écrivez-vous ?» _ oui. L’intrigue _ du passé de jeunesse rapporté _ se déroule dans les plus ou moins bas-fonds de Buenos Aires dans les années 50 _ oui ; un certain nombre de lieux (bars, bouis-bouis, bordels, cinémas, etc.) sont évoqués (et ainsi visités), en divers quartiers et faubourgs de la ville. Il y a deux personnages principaux. L’un apparaît sous deux avatars : âgé, il est dénommé «le vieil écrivain» ; adolescent, «poussé par un désir de fiction» _ l’expression, en effet très significative, se trouve à la page 28 _, il dit s’appeler Victor à l’autre héros, un inconnu _ inquiétant autant que fascinant du début à la fin _ quadra ou quinquagénaire, Andrés _ qu’un autre personnage, Franca (une croate), nommera plus loin, à la page 68, « Fredi«  _, qui lui adresse la parole dans un bar _ « l’Union Bar, aujourd’hui démoli, au coin de la rue Balcarce et de l’avenue Independencia« , à Buenos Aires (page 23, pour être précis dans la localisation)… «L’écrivain ne sait pas _ et ne s’en soucie guère ! _ si la chronologie de ce qu’il essaye _ c’est important : la tentative demeure toujours fragmentaire et partielle, grandement lacunaire _ de raconter _ rétrospectivement _ respecte celle des faits rappelés» _ page 65 ; « En revanche, il sait que la mémoire efface plus qu’elle ne garde. L’imagination, rusée, récupère tout ce que la mémoire a effacé et l’attrape _ très heureusement _ dans les filets de la fiction«  : ce que personnellement je nomme, en lisant bien Marie-José Mondzain, « l’imageance« . Et tel est bien le point (de ce récit) qui me paraît crucial !.. Pour le principal, il n’y a pas trop de doute, s’il s’agit _ pour l’auteur, suggère fortement le critique _ de faire comprendre _ tout en délicatesse, et sans la moindre lourdeur ; avec beaucoup de raccourcis ! et toujours fragmentairement _ comment l’adolescent est devenu _ voilà ! _ l’écrivain. Victor a aussi une cousine _ Cecilia, de trois ans plus âgée que lui. «Et avec ça, comment tu te débrouilles ?» demande-t-elle après quelques regards sur la braguette de son cousin _ page 47. C’est elle qui l’aidera «à atteindre _ in concreto _ la prestance _ purement technique _ nécessaire» _ page 48 _, lui indiquera «les mouvements qu’il trouverait très vite spontanément», et il se souviendra du «parfum de sa cousine, qui imprégnait draps et oreiller, et que de toute sa vie il ne retrouverait en aucun autre» _ pages 48-49. Andrés est au courant, car l’adolescent et l’homme mûr acquièrent vite une intimité _ entre eux deux _ reposant sur la vie _ passablement _ aventureuse _ et c’est peu dire ! _ de celui-ci, sur les découvertes _ à connotations érotiques, bien qu’indirectes, tout particulièrement _ qu’il propose à son jeune ami. Andrés est un homme à femmes, apparemment _ selon ses dires et ce qu’en laissent paraître aussi ses actes _, qui ne déteste rien tant que les hommes à hommes, mais un mystère, quand même _ c’est sûr ! _, pèse sur l’intensité de sa relation _ complexe à qualifier frontalement _ avec l’adolescent _ ce qui pose aussi, forcément, question : que cherche-t-il à ménager, et pour quelles raisons, en le jeune homme ?

Edgardo Cozarinsky est né en 1939 à Buenos Aires _ de parents et grands-parents émigrés d’Europe de l’Est _ qu’il quitta en 1974 pour Paris. Enrique Vila-Matas le présente ainsi en 2003 dans Paris ne finit jamais _ page 164 _, après avoir écrit le rencontrer souvent au cinéma : «Cozarinsky, un borgésien tardif selon Susan Sontag _ ?!? _ , était un exilé argentin qui semblait avoir fini par se sentir à l’aise dans son rôle _ un rôle ? ce n’est guère juste !… _ de personne déplacée _ ?!? Cf plutôt, outre les pages qu’il lui consacre en son indispensable Mes Argentins de Paris, l’article de René de Ceccatty Edgardo Cozarinsky, le voyageur sans terre cité en mon article du 8 août dernier : Admirable Loin d’où d’Edgardo Cozarinsky. Ecrivain et cinéaste _ c’est très important ! l’imageance et le fictionnel ne sont pas que littéraires ou romanesques, mais aussi cinématographiques !!! _, il vivait entre Londres et Paris, j’ignore où il vit maintenant, je crois qu’il ne vit plus qu’à Paris _ écrivait alors Vila-Matas, en 2003. Je me souviens que je l’admirais parce qu’il savait concilier _ voilà _ deux villes et deux activités artistiques […], je me souviens aussi que j’avais vu certains de ses films et lu son essai sur Borges et le cinéma, ainsi que son étude sur le ragot comme procédé narratif et d’autres textes, tous très captivants. Dix ans après avoir quitté Paris, j’ai admiré tout particulièrement son livre Vaudou urbain [traduit chez Bourgois, ndlr], un livre d’exilé, un livre transnational dans lequel il utilise une structure hybride […] A noter aussi cet étonnant dialogue entre l’auteur et un supposé interwiever, au chapitre 3 (pages 20 à 22 de Dark) : Dialogue sur le «kintsugi» dans Dark, avant qu’on en vienne à l’histoire de Victor et Andrés : «C’est l’art japonais qui consiste à remplir les fissures d’un objet brisé, de porcelaine par exemple, avec de la résine où on a dilué de la poudre d’or. Au lieu de dissimuler la fente, on la souligne avec une substance lumineuse, qui a parfois plus de valeur que l’objet même. C’est ainsi qu’on ennoblit l’objet : au lieu de cacher les cicatrices de sa vie _ expression à relever ! _, on les exhibe. – N’est-ce pas ce que fait _ rabouter-repriser et embellir-ennoblir… _ tout romancier avec sa propre vie ? – C’est ce qu’il tente de faire» _ page 22. L’expression « exhiber les cicatrices de sa vie«  est bien sûr à mettre en rapport avec l’expression ultime du texte, page 142 : « surnagent les restes d’un naufrage« 

Sexe, politique, exotisme, il s’en passe, dans Dark, et sous diverses perspectives _ plus ou moins intriquées, mais toujours très sobrement traitées. C’est cette multiplicité des points de vue qui fait aussi l’écrivain, qui en fait un privilégié, comme Andrés _ ou Fredi _ le dit à l’adolescent _ pages 98-99. «Ce pays _ l’Argentine des années cinquante _ est un cas désespéré. […] Mais ne te gâche pas la vie avec la politique, toi tu t’en sortiras, tu fais des études, tu auras une profession, qui sait, si ça se trouve tu deviendras un écrivain célèbre, respecté. Moi, en revanche, je suis un type qui n’est que de passage _ à jamais un migrant _, je l’ai toujours été et le serai toujours. Va savoir où je me retrouverai demain. Toi, si l’ordure t’éclabousse, tu t’en débarrasseras rien qu’en secouant les épaules. Moi, elle se colle à moi, elle me marque, si je ne fais pas attention elle m’écrase.» Alors, pour que «surnagent les restes d’un naufrage» _ c’est sur cette expression-ci que se termine justement le livre, page 142 _, il faudra que l’adolescent devienne écrivain _ et s’essaie, à sa façon singulière, tâtonnante, à « retrouver » à raviver-rédimer, tel le Proust de la Recherche, son propre « temps perdu«  _ cet écrivain qui, dans les premières pages du texte, victime d’une crise de panique, résiste à s’en remettre à un psy de quelque obédience que ce soit, «comment confier son âme à quelqu’un qui n’a pas lu Dostoïevski ni saint Augustin» _ page 8 _, prêtant à certains une inculture exagérée. On prétend que chacun se souvient de la première fois où il a dit «je t’aime». Mais la tâche de l’écrivain est à la fois plus simple et compliquée : il s’agit ici de remettre en scène la première fois où il a entendu _ entendu se dire à lui, jeune homme _ ces mots _ ici : « Je t’aime, morveux !« , page 139 _, dans quelles circonstances, avec quelle oreille, et quel autre mot _ « morveux« , donc… _ accompagnait cette très étrange déclaration _ in extremis : Andrès et Victor ne se reverront jamais plus de leur vie.

Mathieu Lindon 

Edgardo Cozarinsky
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Lu. Grasset, 142 pp.

Mathieu Lindon, je remarque, n’évoque ni le Vautrin, ni le Lucien de Rubempré, ni le Rastignac, de Balzac

dans cette genèse de cet écrivain _ et de sa sexualité, aussi… _ qu’est Edgardo Cozarinsky.

Il faudrait lire ou relire ici aussi Edmund White, qui lui aussi, a croisé notre auteur,

et en parle _ un peu…

Ce dimanche 12 août 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

les humbles progrès en amour lents de Mathieu Lindon : l’admirable délicatesse de sa conférence-entretien avec Xavier Rosan

12fév

Mardi 8 février 2011, les salons Albert-Mollat ont été le théâtre d’une des plus belles _ par son intensité dans la délicatesse ! _ conférences auxquelles il m’a été donné d’assister _ je me souviens en particulier de celle très impressionnante par le poids du moindre mot et du moindre silence de Aharon Appelfeld… _ : la conférence-entretien _ d’une durée de 65′ pour le podcast _ de Mathieu Lindon, avec Xavier Rosan _ parfait de clarté chaleureuse en la relance toute simple et sobre de ses questions justes _ à propos du récit si vibrant de justesse de Mathieu Lindon, aux Editions P.O.L. : Ce qu’aimer veut dire.

Mathieu Lindon est d’une magnifique humilité : toute sa vie, il sera celui qui, fondamentalement, apprend _ voilà ! _ d’abord _ et cela en matière de sentiment et d’« intimité«  (il s’agit là d’un « rapport« , et « vectoriel« , vibrant ; ainsi que l’analyse admirablement l’ami Michaël Foessel en son très important La Privation de l’intime, aux Éditions du Seuil) _ des autres ;

aujourd’hui, en sa vie comme en ce livre (qui s’essaie humblement à y réfléchir _ en un merveilleux « tremblé«  de la phrase qui s’y livre : tel l’admirable « tremblement du temps«  que naguère Gaëtan Picon repéra dans les Mémoires d’Outre-tombe du dernier Chateaubriand ; le livre de Gaëtan Picon, admirable Admirable tremblement du temps, paru aux Éditions Albert-Skira, dans la collection si belle Les Sentiers de la création, mérite, et urgemment, une ré-édition ! _),

ces « autres » _ qu’il aime et qui l’aiment _  sont Rachid et Corentin ; comme hier, ce furent et Jérôme Lindon et Michel Foucault sur les liens affectifs avec lesquels ce Ce qu’aimer veut dire se penche admirablement humblement tout spécialement !

Toute vie est faite de rencontres,

et infiniment diverses en leur multiplicité, intensité, poids, conséquences.

Mais certaines aident considérablement à la formation-déformation _ déflagration jusqu’à la désintégration parfois même _ de notre identité de personne,

toujours, toujours en chantier.


C’est ce chantier-là de la formation de soi

que le discret et très humble (et magnifique d’humanité « vraie » !) Mathieu Lindon s’essaie ici,

en ce livre infiniment délicatement sensible _ la braise y chante en permanence sous la cendre _,

de cerner, tracer, retracer ;

et qui peut servir _ et Mathieu Lindon d’évoquer au passage une remarque à ce propos de Christine Angot : sur cet enjeu-ci pour le lecteur… _ d’amer (de repérage) à tout un chacun :

puisqu’il nous arrive à tous de croiser en nos vies

et un père,

et un ami un peu plus âgé,

et des amis plus jeunes,

et un ou quelques amours aussi :

encore faut-il, et chaque fois, en réussir _ c’est toujours à divers degrés ; et selon une gradation de nuances très complexe ! _ l’occurrence

_ j’avais d’abord écrit : « l’expérience«  : mais celle-ci n’a rien d’expérimental ; et c’est toujours, vulnérablement, et chacun, « à son corps défendant«  face à (et avec ! consubstantiellement ! les deux !) l’autre : c’est en cela qu’aimer « vraiment«  est absolument admirable…

J’entends, d’ailleurs, toujours ici, personnellement, le mot que Gilles Deleuze, dans Logique du sens, relève dans La Fêlure, de Francis Scott Fitzgerald :

« Toute vie est bien entendu un processus _ éperdument généreux ! _ de démolition« …

Bref :

le livre Ce qu’aimer veut dire

comme la conférence-entretien de Mathieu Lindon, avec Xavier Rosan, le 8 février dernier dans les salons Albert-Mollat,

sont une expérience

et de lecture

_ cf mon article du 14 janvier dernier : Les apprentissages d’amour versus les filiations, ou la lumière des rencontres heureuses d’une vie de Mathieu Lindon _

et d’écoute attentive

d’une intensité, délicatesse, humilité

et justesse d’intelligence de l’exister (et « aimer » !

_ mais qu’est-ce qu’« exister«  sans aimer « vraiment » ?..

Cela ne se faisant certes pas « sur commande«  ! L’« épreuve«  (lire ici la sublime pièce éponyme de Marivaux !) a toujours aussi quelque chose de terriblement « éprouvant«  ; ce que la joie (à ne pas confondre avec le plaisir ! qui la contrefait…) compense, récompense, si l’on veut, et à l’infini ! : sans le moindre calcul, cela va sans dire ! il n’y a de joie que passionnément et généreusement, ce sont des synonymes, éperdue ! _)

proprement admirables !

Titus Curiosus, ce 12 février 2011

 

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur