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Ecouter le sublime bouleversant Duo pour violon et violoncelle Op.7 de Zoltan Kodaly, composé l’été 1914, dans la sublime interprétation de Barnabàs Kelemen et Nicolas Altstaedt au Festival de Lockenhaus le 11 juin 2021 (CD Alpha 737) : un chef d’oeuvre absolument déchirant de temps de guerre…

04avr

Simplement écouter

le sublime « Duo pour violon et violoncelle » Op.7 de Zoltán Kodály, composé l’été 1914 à Feldkirch, puis Budapest, immédiat après le déclenchement de la guerre _ une musique particulièrement de circonstance ce difficile lundi 4 avril 2022 _,

dans la sublime _ merveilleusement inspirée _ interprétation de Barnabàs Kelemen, violon, et Nicolas Altstaedt, violoncelle,

enregistrée le 11 juin 2021 à Lockenhaus, dont Nicolas Altstaedt est désormais le directeur du Festival,

 

et publiée dans le CD Alpha 737.

Un chef d’œuvre absolu et déchirant !

Duo for Violin and Violoncello, Op. 7 : I. Allegro serioso, non troppo (7′ 32″)

Duo for Violin and Violoncello, Op. 7 : II. Adagio – Andante (7′ 40″)

Duo for Violin and Violoncello, Op. 7 : III. Maestoso e largamente, ma non troppo lento – Presto (7′ 55″)

Une bouleversante sublime vision de la guerre !!!

Ce lundi 4 avril 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Une poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité Durosoir !

17jan

Approcher l’idiosyncrasie de l’art de Lucien Durosoir nécessite la mise à jour des tenants et aboutissants de la singularité de cet œuvre et du génie de son auteur.

Déployée de 1919 à 1950, l’activité créatrice de Lucien Durosoir (1878-1955) est à son acmé les quinze ans qui vont de 1920 à 1934 : à partir de 1935, elle se fait plus clairsemée, et la taille des œuvres se réduit. Mais dès son début en 1919, la création se conçoit avec une sidérante maturité comme radicalement hors contexte : d’écoles, appartenances, cercles ; tellement transmuées et métamorphosée, les références très riches de départ, en un tout singulier et une forme achevée (d’œuvre), parce que l’objet de la poiesis est rien moins que l’advenue du monde même.

L’imageance de cette poiesis _ en symbiose avec celle, reçue en exemple-modèle, de l’intuition des poètes _ fait en effet accéder thaumaturgiquement l’œuvre de musique au réel même du monde : ontologiquement. À l’écart tant des expressionnismes que des formalismes essayés tous azimuts alors à ce moment.

Telle la condition d’accès à cette vérité du monde, le compositeur écarte fermement tout ce qui parasite la concentration de sa poiesis : jusqu’à la machine de l’organisation de concerts. S’imposent les priorités de cet Art.

Dès 1919-1920 Lucien Durosoir se veut en toute conscience _ venant de loin ; et sans rien en proclamer _ hors courant : André Caplet (1878-1925), un des tout premiers, en 1922, le marque en comparant l’œuvre de Durosoir à ce que produit ce qui devient le groupe des Six : « Je vais parler avec enthousiasme à tous mes camarades de votre quatuor que je trouve mille et mille fois plus intéressant que tous les produits dont nous accable le groupe tapageur (sic) des nouveaux venus« .

La présentation en concert à la SMI le 2 février 1922 du Quatuor à cordes en fa mineur de Lucien Durosoir _ le concert comporte aussi « une sonate pour violoncelle et piano d’Ildebrando Pizzetti, une œuvre pour piano d’Eugène Grassi intitulée Les Équinoxes, des mélodies d’Émile Trépard, un Hommage à Debussy pour piano de Maurice de Séroux, des pièces pour piano de Léo Sachs, des chansons populaires japonaises de Yoshinori Matsyama«  _, n’aura pas de suite : cette première fois à la SMI est la dernière ; pourquoi ? Est-ce seulement du fait _ subi _ de l’éloignement de Paris du compositeur (dont l’état de santé de la mère requiert d’autres climats) ; et du manque (ou refus) de temps à investir dans ce type d’organisation ?

Comment s’organise l’activité de composition ces années cruciales 1919-20-21 ? La mise en place cérébrale de la création musicale de Lucien Durosoir s’est faite avant (pendant la guerre, surtout) : tant les contenus musicaux que les processus d’écriture et les choix de formes qui fondent sa musique sont en place pour l’essentiel : sa langue musicale (aussi sûre qu’ouverte en sa sereine et ferme inventivité) s’enrichira encore vers 1926-27 : ce qui interroge quant au caractère _ faut-il dire classicissant ? _ de la modernité de ce style en son idiosyncrasie ; la plénitude mature de l’immédiate liberté d’invention de Durosoir oblige à l’oxymore. en 1919, soit dès le début de l’écriture effective : tant la formation du musicien auprès de Charles Tournemire et Eugène Cools surtout ; la patiente infusion de sa méditation-réflexion ; de même, et ce n’est pas rien, que l’impact existentiel sur lui de la guerre ; puis le travail de ses exercices préparatoires l’année 1919 ; bref toute la gestation de l’œuvre à réaliser, ont été en amont de l’écriture effective et ses premiers fruits en 1920, éminemment fécondes.

À partir de la très large palette de vocabulaires dont son écriture aussitôt dispose, la liberté discrètement jubilatoire du compositeur sait lui ouvrir, avec une infinie finesse de réalisation, ses espaces tout personnels (« libres » !) d’écriture, pour y déployer, en une richesse d’invention jamais démonstrative, au seul service de l’œuvre (et la vérité de son monde), et pas pour faire école ni marquer l’époque, sa poétique musicale : pleine, profonde, grave. Moderne sans modernisme.

L’écriture aurorale de Lucien Durosoir embrasse _ tel le Rimbaud des Illuminations : « J’ai embrassé l’aube d’été«  _ une durée longue ramassée, reprise et transmuée, et une large matière figurale brassée, pétrie et métamorphosée en une foisonnante poiesis : aux antipodes de la mélancolie romantique ; soit l’oxymore de la modernité embrassante lumineuse de Durosoir : jusqu’à l’éblouissement.

La vocation à la création de Lucien Durosoir mûrit dès sa formation _ pas tout à fait académique, déjà _ et son activité de concertiste _ pas davantage : il a créé en France les concertos de Johannes Brahms, Richard Strauss, Niels Gade ; et fait connaître en Europe les œuvres pour violon des compositeurs français les plus contemporains : par exemple à Vienne le première sonate de Gabriel Fauré _, entre 1897 et 1914 : très en amont de 1919 donc.

Et l’expérience humaine de la guerre inhumaine de l’homme Durosoir, se greffant sur cette vocation que l’hyper-activité du concertiste avait comme retardé de se réaliser, constitue le catalyseur de ce passage à l’essentiel qu’est l’activité de composition en 1919 : sans plus aucun retard. Cette expérience de la guerre _ « tragique et horriblement grandiose«  en une lettre à sa mère le 7 juin 1915 _ demeurant l’horizon en relief à jamais « Je n’en perdrai jamais le souvenir«  de tout l’œuvre. Elle forme son fond.

Jusqu’au final : en témoigne l’œuvre majeure en ses quatre minutes à peine qu’est L’Incantation bouddhique, achevée le 18 mars 1946 : hommage aux morts des deux guerres et véritable postlude, pour cor anglais et piano, aux Funérailles, pour grand orchestre, de 1930.

L’œuvre entier de Lucien Durosoir se révèle une « musique d’après la guerre » : façon du vivant par l’Art d’être mille fois plus fort qu’elle et toutes les forces mortifères ; et de transmettre par une combinaison qui n’est presque qu’à lui de sublime et de beau, l’essentiel. Le désir de fécondité vitale de l’avenir participant fondamentalement de l’idiosyncrasie durosoirienne.

Pour approcher cette poïesis, j’ai choisi aussi un punctus de comparaison : l’artiste poïéticien praticien et théoricien de la poétique envisagé comme le contemporain capital de Lucien Durosoir (1878-1955) : Paul Valéry (1871-1945), qui en 1937 consacrera sa chaire au Collège de France à « la Poétique« .

Paul Valéry, penseur de la Poïétique et pas seulement poète, a un parcours de création étonnamment comparable à celui de Lucien Durosoir : l’évolution de Paul Valéry à partir de 1917 est l’exact inverse (symétrique) de l’évolution de Lucien Durosoir à partir de sa démobilisation le 19 février 1919 : par un similaire clash _ de considérable portée à l’échelle de leur vie et leur œuvre à chacun _ entre une formidable vocation à la création et des contingences historico-biographiques. Paul Valéry va au monde social au moment même où Lucien Durosoir s’en retire.

Alors que leur conception (et culte) de la poiesis est très proche : d’un identique mouvement, les deux valorisent la dynamique du créer, un créer consubstantiellement associé, en son imageance, à un souci des formes. Plus en valeur cependant pour Valéry en son œuvre publiée de poète qu’en sa pensée théorique en acte (impubliée de son vivant) de la poïétique ; moins soucieuse, cette poïétique, en l’explosivité de sa dynamique, du fini achevé des formes : alors que celles-ci demeurent le passage obligé (voir ce mot à Bergson le 11 novembre 1929 : « Je suis un formel, et le fait de procéder par les formes, à partir des formes vers la matière des œuvres ou des idées, donne l’impression d’un intellectualisme par analogie avec la logique. Mais ces formes sont intuitives dans l’origine » : c’est métaphoriquement, et non conceptuellement, que procède le penser) de la manifestation figurée du fond ! C’est le miracle matutinal de ce surgir protéiforme (et métamorphique) que le Valéry poïéticien sourcier privilégie, par rapport à un souci de fini en quelque sorte arrêté de ces formes, qui prévaut dans la réalisation (à des fins aussi de publication) de poèmes : plus épisodiquement ; voir cette exclamation de Valéry (le 20 décembre 1922) que rapporte Gide en son Journal : « On veut que je représente la poésie française. On me prend pour un poète ! Mais je m’en fous, moi, de la poésie. Elle ne m’intéresse que par raccroc. C’est par accident que j’ai écrit des vers. Je serais exactement le même si je ne les avais pas écrits » ! A distinguer, donc, des séances d’écriture bouillonnante de ses Cahiers : « ces Cahiers sont mon vice ! » ; voir aussi ce mot (de juillet 1906) à l’ami André Lebey quant à la place de la poiesis en acte de ces Cahiers en sa vie : « seul fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital« , mais aussi « sans doute placement à fonds perdu« … : soit un vivier s’accumulant, matin après matin de 1894 à 1945, de trente mille pages laissées en l’état.

Ce contraste entre les parcours tient aux accidents des histoires : Lucien Durosoir se donne en 1919 (puis 1921-22 _ dans sa façon entière d’assumer les conséquences lourdes de l’accident qui rend sa mère impotente _, puis 1926 : l’installation à l’ermitage landais de Bélus) les conditions optimales d’une création autonome, quand Paul Valéry (dès 1917, puis en 1922 _ la mort de son Patron, Édouard Lebey _ ; etc. : la part grandissante, les années vingt, puis trente, des obligations mondaines et internationales) les laisse se détériorer, ou les perd : en mondanités (plus ou moins intéressées : obtenir des positions qui assurent le confort matériel de sa famille même si en 1904 il notait pour lui-même : « Pas de silence, de suite, de profondeur sans un minimum d’argent ; pas de noblesse sans calme« … : noblesse et calme durosoiriens aussi !).

En très violente opposition à ces deux poiesis, la durosoirienne et la valéryenne, soucieuses toutes deux de la forme de l’œuvre d’Art _ jamais négligée, oubliée, encore moins honnie _, se donnent libre cours et déchaînent ces années de guerre, puis leurs suites, des esthétiques (révolutionnaires) de la destruction de la forme et de l’œuvre : Dada, puis les Surréalistes, en littérature ; Duchamp et ce que celui-ci ouvre de déconstruction dans les Arts plastiques ; le cas du dodécaphonisme de Schönberg est différent : il s’agit plutôt d’un renouvellement des formes ; comme si la chair de la musique résistait consubstantiellement à la destruction de la forme, de toute forme. Quant aux conceptions jusqu’au-boutistes d’un John Cage (1912-1992), elles apparaîtront plus tard. Opposition par ce qui demeure d’exigence (haute et noble) de forme (et d’œuvre) dans la conception _ classicisante, in fine ? par là _ de la poïesis dans les œuvres réalisées de Lucien Durosoir comme de Paul Valéry.

En son parcours, c’est bien la création même, la plus exigeante et autonome immédiatement de quelques courants, écoles, chapelles que ce soient, qui monopolise _ l’homme est d’un caractère entier _ l’immense capacité de concentration de Lucien Durosoir compositeur, dès 1919.

Avec « calme » et « sang-froid » _ l’homme n’a rien d’un frénétique _, l’acte créateur d’une œuvre vraie (et achevée) via une poétique musicale de la plus haute exigence _ métaphysique, ontologique _, l’investit tout entier ; lui sachant prendre absolument le temps qu’il faut à l’achèvement (même ouvert) de l’œuvre, en son unicité chaque fois _ n’ayant que faire de filons et formules à faire valoir, exploiter : il n’a pas à se répéter. Le paradoxe étant que le degré maximal de disponibilité de sa part que va bientôt _ fin 1921-début 1922 _ exiger l’état de santé (et le degré de dépendance) de sa mère, va lui offrir ce temps préservé de bien des contraintes et obligations de nature sociale, qui est la condition optimale, en autonomie et concentration, de cette qualité très haute-là de création.

D’autant que l’épreuve même de la guerre _ « une guerre terrible et sauvage » (4 juin 1915) : « J’avoue qu’avant de venir ici, je ne savais pas ce que c’était que la guerre. C’est tragique et horriblement grandiose« , a-t-écrit à sa mère le 7 juin 1915 ; juste après lui avoir confié : « Mon pistolet m’a servi deux fois, où j’ai chaque fois tué un Boche à bout portant. Je ne sais comment je suis encore vivant, car je croyais bien ne jamais sortir d’un pareil enfer« … _ n’a fait que tremper encore sa fermeté native ; au point de lui faire déclarer le 10 avril 1915 : « Je te prie de croire qu’après la guerre je parlerai dur et ferme ; ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie et qui seront revenus auront bien ce droit« . L’expérience de cette guerre _ « le dernier mot de l’horreur » (10 juin 1915) _, constituant un formidable acquis existentiel et artistique en ses limites mêmes d’humanité, marquant du relief de son tragique _ à rebours de tout pathos romanticisant _ toute sa musique.

Notons ces formulations de Lucien quand sa mère lui rappelait, lui sous la mitraille, l’objectif de composer : en septembre 1916, « Je commencerai la composition afin de m’habituer à manier les formes les plus libres _ soit la voie on ne peut plus nettement affirmée _, et je donnerai, j’en suis persuadé, des fruits mûrs » ; et en septembre 1918 : « Je me demande si tu ne deviens pas un peu folle quand tu me dis travaille, compose ; quand tu me parles, au milieu de la vie que je mène, de l’amour de mon art. C’est une coupe où je n’ai pas bu depuis fort longtemps. Certes, j’espère bien un jour reprendre de ce breuvage, mais il ne faut pas en ce moment songer à tout cela« . Lucien qui ne veut pas rêver est un actif effectif, par son imageance en acte : donnant des œuvres. Mais ce temps (du nectar de l’œuvre se faisant, grâce à ses conditions positives exigeantes) arrive.

Aussi faut-il introduire une précision principielle quant au terme de singularité qui s’impose à qui essaie de situer Lucien Durosoir (sa création, son œuvre, ses œuvres : en leur réception par nous, avec nos efforts de repères face au degré d’étrangeté de leur singularité) par rapport à son (et à leur) contexte artistique (objectif), en le (et les) comparant à d’autres que lui (et qu’elles), ainsi que procède l’esprit s’éclairant.

L’identité personnelle de l’individu (bien en amont de l’idiosyncrasie d’un artiste accompli), se construit dès la petite enfance _ introjectivement dit Mélanie Klein _, puis au fil des relations inter-subjectives de toute une vie, forcément comparativement, en rapport à des modèles (de forme ici du sujet lui-même, selon ce que Mélanie Klein nomme le bon objet : pourvoyeur de plasticité constructive) ; et en fonction d’apports, références, points de comparaison qui soient (et sont) des appuis (de figure) à intégrer _ introjecter _, faire siens ; et plus tard dépasser : par celui qui devient, dans et par le face-à-face et le dialogue inter-subjectif, un sujet de mieux en mieux parlant et pensant (créant, pour commencer, ses phrases) : humain ! Le processus d’acculturation _ prolongeant, de même qu’interférant avec (et nourrissant), celui de la pratique formatrice des formes du parler ; voir les analyses de Chomsky sur ce que parler comporte de générativité ouverte et féconde (créatrice du discours) à partir des formes disponibles de la langue reçue en partage _ se poursuit toute la vie _ humaine par cette construction complexe et riche du sujet _, même si, passée la petite enfance et, maintenant, l’adolescence (allongée, prolongée), il se fige (et fossilise) pas mal aussi, en clichés et habitudes-routines crispés chez beaucoup : l’adolescence est un enjeu surexploité de marché et formatages ciblés. Alors que l’artiste _ lire d’Anton Ehrenzweig L’ordre caché de l’art _ poursuit, lui _ c‘est son premier luxe _, le jeu plus libre _ à l’horizon d’un accomplissement : plus large, embrasseur et dépasseur _ d’identifications / dés-identifications successives et plurielles : en le jeu à la fois exigeant et toujours ouvert, lui, de son œuvrer : quand (et si) celui-ci est vrai.

Ainsi _ et avant de la repousser comme monstrueuse ou l’admirer comme géniale, en un jugement d’évaluation _, s’impose à l’esprit sous la forme d’un constat (comme évidence d’un fait brut), l’idée-thèse d’une singularité objective (forte : quelle que soit la qualification de l’appréciation évaluative, ensuite) de l’œuvre _ et de l’œuvrer, en son amont _ de Lucien Durosoir. Telle est la piste à explorer.

Mais il faut aussi prendre garde aux risques d’illusion seulement de singularité : car le rapport ordinaire de la conscience réflexive de soi à soi-même (de chacun), à la conscience du réel, ainsi qu’à la conscience des autres, ne nous incite que trop à nous considérer (prématurément superficiellement), et chacun, nous-même _ ainsi que nos actes, nos œuvres, nos jugements _, mais aussi tout objet auquel nous portons attention ou notre prédilection, comme singulier(s) ; alors qu’ils ne s’agit, en cette conscience spontanée naïve de soi et des choses, que d’un pur effet de perspective _ mirage _, et de projection (subjective : l’inverse de l’introjection) ; n’ayant pas (assez pris) conscience, alors, de ce que nous-même avons _ ou lui, l’objet, a _ objectivement de commun (et non d’original vraiment) avec d’autres _ ou les autres _ : soit une inconscience, simplement, par ignorance et défaut (= insuffisance de degré) de prise de conscience objective(s) de notre part. La complexité _ telle celle, ici, ultra-fine, de l’œuvre-Durosoir _ requiert d’être tant soit peu perçue, reçue, apprise, comprise, intégrée et assumée par nous : soit l’humble mais nécessaire tâche de réception (active et complexe à son niveau aussi, mine de rien) du récepteur.

Il faut donc distinguer le concept de singularité (en l’exception de son incomparabilité peut-être irréductible) de celui de particularité (au sein d’une généralité statistique d’éléments seulement partagés), avant de pouvoir spécifier assez et avec assez de légitimité ce qui caractérise et distingue en propre _ en toute objectivité et connaissance (suffisante : ce travail est-il jamais fini ?) de cause _ l’œuvre de Lucien Durosoir ; soit un des premiers objectifs de ce colloque à lui (créateur volontairement discret, et durablement demeuré en conséquence inédit, injoué, et forcément inconnu, littéralement in-ouï, du public) consacré, pour la première fois cent trente-deux ans après sa naissance et cinquante-cinq après sa mort : Lucien Durosoir, Boulogne, 5 décembre 1878 – Bélus, 4 décembre 1955, ces 19 et 20 février 2011.

Soit distinguer le couple (empirique) particulier / général, qui est de l’ordre du fait _ le particulier étant rien moins ni rien plus qu’un exemple ou un exemplaire (un cas) du général : il est représentatif, à divers degrés, d’une certaine généralité empirique (statistique), de fait _, alors que le singulier (et la singularité même), lui (et elle), a (et ont) quelque chose _ et cela en quelque comparaison que ce soit, et selon l’ordre, cette fois (idéalement revendiqué) du droit _, de fondamentalement problématique, et même énigmatique, en son essence, étrange ; peut-être, alors, unique : tel un hapax.

Et, s’extirpant des comparaisons, accéder à l’objet même : la singularité revendiquant véritablement et qualitativement pour le jugement (de droit donc) qui s’y rapporte, une unicité ou originalité vraie, objective, de cet objet : essentielle. Pas de simple posture vendeuse ; mais proprement géniale en (et par) ce _ l’œuvre _ que le créer (vraiment) produit par la responsabilité de l’auteur ; et rend (par comparaison-contraste avec le reste : comparé) _ manifeste au juger, avec sa respective responsabilité de la part d’un jugeant. Voir l’analyse de Kant en sa Critique de la faculté de juger. Et cela, du fait _ essentiel ; et pas accidentel, ni circonstanciel _ de sa propre teneur : en soi, et pas seulement par comparaison _ relative _ avec autre chose ; même si nous ne connaissons, jugeons et évaluons (ne repérons et identifions) structurellement que par de telles comparaisons ; ou absolue, d’œuvre vraie.

La question est alors structurellement : dans quelle mesure une activité _ ainsi que les actes et œuvres en résultant _, présente-t-elle des caractères vraiment (incomparablement) uniques _ et par là réellement, et en soi, originaux _ c’est-à-dire qui ne soient pas seulement, pour le jugement, un simple effet-mirage (naïf) de perspective, une illusion d’unicité ? _ ou de rareté (fréquentielle, statistique), au moins : en mettant, déjà, un peu d’eau dans son vin ? Tel est le défi qui se pose au juger.

C’est pour cette singularité (visée au moins)-là, en cette analyse des conditions posées au jugement-analysant, concernant ce qu’il en est, le plus objectivement possible, de la singularité (ou seulement de la particularité : au sein d’une généralité globale, elle : culturelle), tant lors de la réception, par nous, public (avec la formation de notre perception s’élaborant, puis celle des évaluations en découlant : peu à peu), que, plus encore, lors de la réception en amont, lors de la lecture-analyse des partitions, dans la phase de travail de compréhension-identification des œuvres à interpréter par eux ! des musiciens interprètes-passeurs, cette fois : en charge sérieuse, grave, de donner à retentir et transmettre (= faire ressentir) au public des mélomanes, sans la trahir, et donc avec le plus de justesse possible, cette musique-ci au concert comme au disque ; c’est pour cette singularité à servir ! de l’œuvre musical de Lucien Durosoir qu’il est passionnant de s’intéresser à ces processus complexes ultra-fins de la création (poïesis) artistique sienne en cette occurrence-ci.

Davantage encore que les scientifiques en leur précision positive (exploitée par les applications de la techno-science) et que les philosophes en leur perspicacité synoptique quant à l’universalité des vérités et valeurs quand les uns et les autres font preuve de génie : les fruits de l’invention constituant alors d’incontestables apports à la culture (commune) : de très objectifs progrès, les artistes-créateurs, en dépit de l’absence de diplômes dûment estampillés _ c’est difficile ; n’existent que des hit-parades… _ par des instances officielles de la société, quand ils n’ont pas trop manqué leur coup _ en telle ou telle œuvre _, arpentent très objectivement ce terrain rare (et déjà ainsi précieux) de la singularité vraie : conquise, atteinte et exprimée en la vérité (justesse de révélation : du réel !) d’une œuvre d’art authentique (effective) : qui soit un monde et le monde. Le style devenant vraiment alors, même si cela ne court pas tous les jours la rue, « l’homme même » : un hapax.

Non sans courage : tel le défi du torero à la corne de l’animal, selon la métaphore de Michel Leiris. L’essayeur qu’est le créateur-artiste en ce qui pourrait être une originalité vraie _ tâtonnante, se cherchant dans l’opération lente et foudroyante à la fois de son œuvrer _, prend de grands (terribles à l’aune de l' »Idéal » !) risques ; il s’expose : à l’erreur, l’échec, le ridicule _ et pas seulement ni d’abord au regard des autres : l’art n’est pas fondamentalement sociétal. Car lui le premier, l’artiste, ne sait pas, ni même jamais ; il ne fait _ en sa ténèbre s’éclairant par infimes touches au fur et à mesure de cet œuvrer (et des œuvres qui en sourdent) _, qu’essayer ; et s’essayer, par là-même, à son corps exposant et défendant, forcément, d’abord ; avec de hautes, dures (voire terribles) exigences : certains même y succombant. Ainsi l’exemple de fiction que brosse en L’Œuvre Émile Zola, en 1886 ; et l’issue du parcours existentiel, effectif lui, du poète romaniste spécialement admiré de Lucien Durosoir, Jean Moréas (Athènes, 1856 – Paris, 31 mars 1910).

La création (authentique et exigeante : sans posture _ sociale, sociétale _, mais de probité) amène l’artiste créateur à un processus, d’abord _ poïesis _ ; à une œuvre plus ou moins achevée, ensuite au cas par cas) qu’il ne maîtrise, ni ne contrôle pas vraiment, et lui échappe(-nt) toujours en partie : c’est par là et ainsi que l’aventure est, et à chaque fois et fondamentalement, terriblement risquée artistiquement. D’où le vertige jusqu’à l’abyssal, du mallarméen « vide papier que la blancheur défend » ; mais Durosoir ne manifeste nul tropisme envers l’esthétique symboliste, ni envers Mallarmé _ qui n’est pas, pas davantage que Victor Hugo, de ses poètes de chevet : pas assez ontologique…

J’utiliserai aussi le concept de Georges Bataille, d’impouvoir (de l’artiste) : l’artiste vrai n’est pas, jamais, un homme de pouvoir ; rien que d’impouvoir. En son œuvrer de vérité, l’artiste authentique se livre à des processus intuitifs semi-conscients / inconscients, qui le débordent-dépassent _ jusqu’à de l’insupportable _, mais qu’il essaie néanmoins toujours plus ou moins désespérément _ c’est un défi à son « sang-froid » : mot de Lucien à sa mère le 25 juin 1915 _ d’impossiblement maîtriser : en les mettant en des formes _ métaphoriques : un transport _ qu’il doit assumer. Et il apprend beaucoup de cette pratique de création _ Lucien oserait-il en son humilité pareil mot ?_, pourvu que celle-ci soit parfaitement probe _ sans tricherie ni faux-semblants _ en la réalisation, en et par ces formes assumées, lui les assumant, de ses hautes exigences ; et alors l’artiste pourra un peu _ mais cela le dépasse toujours quelque peu _, en suite, en quelque sorte, peu probable (en tout cas incalculée) de ces processus-là, faire (un peu) preuve d’une certaine, bien que toujours relative et fragile à jamais, autorité _ qu’il faut là encore bien distinguer des pratiques de pouvoir et contrôle : techniques. Le pouvoir est de l’ordre de la technique : reproductible, mécanique, mécanisable ; l’impouvoir et l’autorité vraie de l’artiste authentique, pas imposteur, sont de l’ordre de l’art. Art versus technique.

Alors Lucien Durosoir, comme tout individu, appartient à _ fait (mentalement comme physiquement) partie de _ son époque, sa société, son (ou ses) milieu(x), ses formatages sociaux et culturels ; il est particulier, au sein d’une généralité (englobante qui tout à la fois porte, encadre, enserre _ à parfois tétaniser et fossiliser) ; il partage nombre de caractères (factuels) avec beaucoup (ou un peu) d’autres individus, surtout de ses contemporains, spécialement quand la modernité exalte l’inventivité : mais sans considération d’école ou d’exemplarité (à instituer) chez Lucien Durosoir ; pas plus que d’hypertrophie hystérisée de l’ego : sa sagesse mature est au-delà de tout cela dès 1919 ; mais pas seulement : les éléments de filiation viennent aussi de loin.

… 

En la préhistoire de son devenir compositeur _ avant 1919 _, Lucien Durosoir présente des traits de caractère nets ; très tôt la personnalité de celui que ses camarades de combat qualifieront gentiment _ lui ne cherchant jamais à se mettre en avant _ de « Grand Chef« , s’affirme : d’abord, il est fils unique (aimé, choyé) d’une mère veuve, qui manifeste elle-même un goût élevé pour l’Art (et d’abord la musique) ; et le rapport _ filial _ de Lucien à sa mère (voir l’introjection primale au bon objet de l’infans selon Mélanie Klein) est un rapport de formation (artistique)continué au long de leurs deux vies (Louise mourra le 16 décembre 1934, à l’âge de soixante-dix-huit ans), très fort : ainsi, après l’accident de Louise en décembre 1921 l’affectant d’une définitive infirmité, Lucien se trouvera-t-il désormais en permanence auprès d’elle ; ce qui fera plus que jamais de celle-ci la réceptrice (et interlocutrice) première, quasi unique _ au moins très privilégiée _, de sa musique composée.

Si fort, ce rapport-lien de formation (artistique) continué, que le désir de composition du fils prend une tournure autre à la disparition de sa mère : la Berceuse pour flûte et piano (qualifiée rétrospectivement de « funèbre« ) achevée à Bélus « le 15 novembre 1934 » (Louise a donc pu l’écouter), est ainsi la pièce ultime de la phase d’accomplissement de sa composition : de 1920 à 1934 ; riche de vingt-quatre œuvres denses _ toutes le sont _ et de vastes dimensions pour la plupart ; l’ironie étant que la reprise de cette « berceuse funèbre » pour ce qui sera la dernière œuvre achevée, en février 1950, de Lucien Durosoir, le Chant élégiaque à la mémoire de Ginette Neveu _ pour violon et piano, cette fois _, en fera aussi la pièce ultime _ d’affirmation de la vie : la mort ne doit jamais gagner ! _ de son œuvre entier.

Alors que, à part la Fantaisie pour cor, harpe et piano achevée à Bélus le 28 juin 1937, encore d’assez vaste dimension, l’œuvre composé de 1935 à 1950, depuis Au vent des Landes pour flûte et piano aussi achevé le 17 novembre 1935 _ soient les derniers (au nombre de onze, dont un inachevé pour cause de maladie) fruits donnés selon l’expression de 1915 de Lucien-le-fils en l’absence de Louise-sa-mère _, sera pièce après pièce de dimension brève : Lucien Durosoir n’entreprend plus de grand œuvre à pétrir et embrasser largement : il compose toujours donnant de courtes pièces de circonstance (pour ses enfants, en 1949 : Prière à Marie ; la mélodie inachevée A ma mère ; l’exercice Improvisation sur la gamme d’ut ; ou en hommage à des disparus : les deux Préludes pour harmonium et le Prélude pour orgue « à la mémoire de _ son ami organiste et compagnon de guerre _ Georges Rolland« , en 1945 ; le Chant élégiaque, « en mémoire de Ginette Neveu« , en février 1950.

Quant à Incantation bouddhique pour cor anglais et piano achevée le « 18 mars 1946 » _ œuvre importante en dépit de sa brièveté, il s’agit d’un hommage aux disparus des deux Guerres (ainsi que peut-être aussi à sa mère, qui aurait eu quatre-vingt-dix ans le 2 mars) _, sur le manuscrit de l’œuvre, ré-apparaissent les mêmes cinq vers extraits de la Prière védique pour les morts de Leconte de Lisle en ses Poèmes antiques, que le compositeur avait inscrits sur la copie propre de Funérailles, Suite pour grand orchestre, en « hommage aux morts de la Grande Guerre« , en juin 1930 :

« Ne brûle point celui qui vécut sans remords,

Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,

Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !

Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile

Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !« 

Dans ce rapport constituant à sa mère, Lucien Durosoir éprouve et déploie un « Idéal du moi » (concept freudien, cette fois), qui n’est pas narcissique, complaisant, mais fortement exigeant : dès ses années de formation et de concertiste, cet « Idéal du moi » se révèle en gestation d’un « Idéal d’œuvre » (et d’Art) éminemment élévateur. Au delà de son activité nourrie d’instrumentiste-interprète de la musique des autres (les « maîtres« , de préférence) d’entre 1897 et 1914, Lucien apprend à percevoir l’émergence d’une puissante vocation à composer. Jusqu’à ce que, l’expérience (« horriblement grandiose » : collective, et pas rien qu’individuelle) de la guerre, cristallisée par la conscience d’avoir dépassé, lui, le « milieu de la vie« , l’incite à passer à l’essentiel : la réalisation de l’œuvre qui le sollicite, et qui est à dimension de monde ! Le temps en est venu ; y répondre est un impératif _ « spirituel » (voir la dédicace de sa Prière à Marie le 13 juin 1949 à ses enfants : « Puissent les biens spirituels descendre en eux, que leur vie entière ils en conservent l’amour« ), métaphysique.

Cet essentiel se trouve à la jointure d’une vocation individuelle particulière le sollicitant, et de l’aventure large _ collective générale ; et plus encore universelle _ de l’humanité, dont le survivant que Lucien est, peut et doit _ simplement et humblement, sans grandiloquence rhétorique : humainement _ témoigner. Voilà pour les contenus sollicitant aussi, au moins indirectement, sa poiesis.

En un processus intensément exigeant en l’élévation de sa large et généreuse dynamique : à la Leconte de Lisle. Il faut insister sur l’induration-incarnation de ce modèle poétique parnassien dans l’œuvre musical de Lucien Durosoir, que cette guerre « horriblement grandiose » en l’atrocité de son déchaînement aura très profondément activé en lui ; un modèle de grandeur objective, et non pas subjective : c’est de monde qu’il s’agit, pas d’ego, empreint d’humilité sans pathos : non romanticisant.

La vocation d’œuvre comme l’Idéal d’Art est donc ancienne en Lucien Durosoir : d’où la force de son espoir le long de cette guerre atroce et horrible, et de la joie de tout ce qu’ouvre en fait d’œuvre à donner la victoire, en ce début de seconde vie qu’est pour Lucien l’année 1919 : celle de ses quarante ans. C’est avec une formidable énergie en sa volonté et sérénité en sa patience qu’il se donne alors très méthodiquement les moyens _ à commencer par le travail astreignant des exercices préparatoires de contrepoint et fugue, tout spécialement, au moins les six premiers mois _ de pouvoir se livrer enfin à cette poiesis en acte de la composition musicale libre et pleine en son essentialité, qui le sollicite.

Lucien n’est en rien narcissique, ni vaniteux ; pas davantage homme de salons et mondanités, coureur d’applaudissements _ il ne l’était déjà pas dans son activité d’instrumentiste. En cela, il n’aura dès 1920 nul souci de la diffusion (écrite) des œuvres réalisées ; et guère celui de leur réception par un public _ en dehors de quelques amis _ : ce ne sont pas des priorités pour lui.

Cette réception de l’œuvre est même quelque chose dont il pourrait avoir se méfier si cela venait à parasiter l’essentiel _ priorité et urgence _ pour lui désormais de son activité d’artiste : composer, et selon les seules exigences de l’œuvre ! ; et dont, très vite _ ayant une conscience particulièrement claire (lire ce témoignage de son ami le pianiste Paul Loyonnet (Paris, 1889 – Montréal, 1988) en ses Mémoires (parus aux Éditions Honoré Champion en mars 2003) : « Il avait la plus entière confiance en sa musique et m’écrivit qu’il mettait, à l’instar de Bach, ses œuvres dans une armoire, et que l’on découvrirait plus tard« …) de la valeur (objective) de ses œuvres _, il cherche, sans temps à perdre, à se protéger en tant que créateur (peu dupe des modes de fonctionnement des milieux musicaux : il les a assez fréquentés ; et a toujours été comme Paul Valéry d’une extrême lucidité) : c’est la raison pour laquelle il s’investit peu dans l’organisation de concerts ; et que le concert à la SMI du 2 février 1922 n’aura pas de suite _ ni de retombées sociales. Même si le degré de dépendance de sa mère depuis l’accident qui l’a rendue impotente, en décembre 1921, pèse aussi et d’abord désormais, sur le partage du temps de Lucien entre les soins à Louise et l’activité, de concentration maximale, de composition. Et cela, quels que soient les lieux où tous deux séjourneront : en Bretagne, dans le midi méditerranéen, à Bourbonne-les-Bains pour des cures thermales de Louise ; avant de découvrir le climat idoine de l’extrême Sud-Ouest : Vieux-Boucau, Hendaye, et au final l’ermitage landais des Chênes, à Bélus.

Se protéger de tout ce qui parasiterait cet essentiel-là. Telle est la raison de fond de l’indifférence du compositeur à une réception rapide et nombreuse de son œuvre. L’important pour lui _ et pour sa mère qui l’y encourage de toute sa force _ est le fruit à donner : la qualité foncière (« idéale« ) de l’œuvre, avec les contenus humains qu’elle porte, à faire advenir, en (et par) cette poiesis musicale en acte. C’est là désormais leur commune priorité : artistique. Entée sur une métaphysique de l’Art comme voie d’accès à la vérité du monde même, en quelques uns de ses « secrets » _ pour retenir, avec Lucien pour son Poème de 1920, ce mot du Centaure de Maurice de Guérin : « le vieil Océan, père de toutes choses, retient en lui-même ses secrets » ; à l’artiste échoit la tâche de scruter ces secrets-là des choses et donner, en fruits, à partager : soit une clé de l’esthétique durosoirienne en son imageance même.

Est passionnant, en ce parcours, ce passage de musicien-instrumentiste (concertiste virtuose par toute l’Europe) à musicien-compositeur centré sur le seul travail de création : la poiesis. D’où ce fait que, dès sa démobilisation le 19 février 1919, Lucien Durosoir met toute sa disponibilité à _ exclusivement : son caractère est entier ; et sa mère est pleinement valide alors _ composer. Et posément, sans précipitation-frénésie mais résolument et méthodiquement, il compose.

Ou plutôt il commence par passer un peu plus des « six mois » envisagés, en 1915, pour ces exercices : « Dès mon retour, je serai obligé de refaire longtemps _ se faire la main avec des fondamentaux de la langue musicale désirée _ de la fugue et même du contrepoint pour me remettre en train _ vers la liberté à conquérir par cette dynamique ordonnée de formes (formatrice de ce qui sera sa propre langue musicale : celle qu’appellent l’œuvre et le monde à donner par elle) de cette syntaxe première-là : à la Bach _ ; ce sera l’affaire de six mois ; et je me sens un tel désir de travail que j’irai vite, d’autant plus que j’ai beaucoup songé à cela« , écrivait-il avec précision le 8 avril 1915 ; et encore le 18 avril qui suit : « A mon retour, je me mettrai avec ardeur à mes études techniques si fâcheusement interrompues. Je serai obligé de refaire du contrepoint et beaucoup de fugue _ soient l’armature syntaxique de la langue de départ de l’œuvre-Durosoir. J’en aurai bien pour six mois de travail acharné _ un facteur de parenté avec Paul Valéry : le génie est aussi une longue patience  _ avant de me mettre à l’étude de la composition. (…) J’estime qu’il me faudra au moins six mois pour me remettre en forme _ d’aptitude créative. J’aurai donc tout loisir de faire au minimum six heures par jour de travail technique pour être prêt à une composition libre de sa dynamique (et justesse) de création ! J’ai certainement le cerveau engourdi« . Il lui faudra prendre le temps de patiemment s’exercer à fond afin d’être cérébralement à même au plus vite _ ce sera presque l’année 1919 entière : un sas _ de composer « librement » ! C’est là un critère de la modernité sûre d’elle-même, sereine _ ni démonstrative, ni prosélyte (loin de toute stratégie sociétale de distinction individuelle), ni hystérique : seulement poétique et soucieuse de vrai _ de son œuvrer exigeant et non chaotique, passant par un jeu inventif opulent de formes complexes assumées. Nous voici très près (tant par la liberté que par l’imageance des formes) de ce qu’identifie en ses Carnets Paul Valéry du travail du génie poïétique.

Singulier, cet œuvrer durosoirien l’est en et par la vérité du monde à musicalement accoucher en et par cette poiesis _ de métaphysique appliquée objective _ : poiesis à découvrir, aider à prendre forme et déployer au présent de 1919-20, au seul service du monde vrai à atteindre et, avec humilité, révéler, en l’imageance du flux musical : à l’exemple de l’idéal poïétique objectif et décentré de soi (non romantique) d’un Leconte de Lisle en poésie.

De tout cela, Lucien avait parfaite conscience (à la Paul Valéry) dès les années et la situation de la guerre qui l’empêchait, à quel degré de violence, de s’adonner à cet œuvrer ; mais rendait ce désir même d’œuvrer d’autant plus puissamment pressant, avec toute la hauteur des exigences de l’œuvre et du monde qui l’appelait, avec ses contenus(objectifs) de vérité quant à l’humanité de ce qui viendrait, de soi, y prendre forme poétique. La sérénité de la mise à l’œuvre, tout l’an 1919, et la maturité éclatante des premiers fruits donnés, en 1920, n’en sont que plus admirables.

La date d’achèvement portée sur le manuscrit des cinq Aquarelles _ le tout premier des « fruits » qui sera donné _, est : « 15 février 1920 » ; et l’œuvre suivante, le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre : « 12 mai 1920« .

Le monde _ « le monde d’avant« , dit Stefan Zweig _ auquel le violoniste concertiste Lucien Durosoir avait à faire, est anéanti : celui des concerts de par l’Europe (avec, outre les amitiés, les points d’ancrage et les réseaux formés à Vienne, Berlin, Moscou : Lucien y intervenait jusqu’à l’été 14), est détruit. L’Allemagne est ruinée ; l’empire austro-hongrois, étété, est dépecé ; pour ne rien dire de la Russie après la révolution d’octobre. Quant à la France, bien des embusqués de la guerre ont su y avancer leurs pions : les lettres de guerre de Lucien le notent ; par exemple le 18 avril 1915 : « Capet, Cortot, etc., ne sont pas mobilisés ; et par conséquent ils peuvent travailler et en même temps profiter du moment« .

Sollicité dès 1920 par son ami _ de jeunesse _ Pierre Monteux pour rejoindre l’Orchestre de Boston, Lucien y renonce du fait de l’état de santé de sa mère, subitement aggravé alors _ avant même l’accident de décembre 1921. Demeurant auprès d’elle, Lucien continue simplement de composer.

Ainsi le compositeur qu’il est devenu dès le début de 1920, dépose-t-il sur le papier une impressionnante série d’œuvres. Rien que pour les deux années 1920-1921 : du 15 février 1920 au 19 septembre 1921 : en pas même vingt mois ; on comprend qu’il ait (déjà : avant l’accident de sa mère) pu et su dire non à l’appel américain de son ami Monteux, se succèdent sur le papier six grandes œuvres :

_ les cinq Aquarelles pour violon et piano, datées du « 15 février 1920«  + la transcription pour violoncelle et piano de deux d’entre elles : Ronde et Berceuse ;

_ le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre : « 12 mai 1920 » + sa transcription de la partie d’orchestre pour piano ;

_ le premier Quatuor à cordes, en fa mineur : aux mouvements achevés aux dates du « 17 juillet 1920 » pour l’allegro, « 14 août 1920″ pour le scherzo, « 6 septembre 1920 » pour l’adagio et « dimanche 10 octobre 1920 » pour le final ;

_ Jouvence, Fantaisie symphonique pour violon principal et octuor : elle porte les dates du « 29.1.1921 » pour l’ensemble prélude, allegro et appassionnato, et du « 26.3.1921 » pour la fin + sa transcription pour violon et piano (ce sera la dernière des transcriptions ; et au concert ne seront donc données que des pièces de musique de chambre) ;

_ le Caprice pour violoncelle et harpe, achevé le « 3.06.1921 » ;

_ la sonate « Le Lys » en la mineur pour piano et violon, porte les dates du « 29.7.1921 » pour le premier mouvement, et du « 19.9.1921 » pour le second mouvement.

Quant au second Quatuor à cordes, en ré mineur, si son premier mouvement a bien été « commencé à Vincennes en novembre 1921« , il ne sera « terminé à Port-Lazo » que « le 25 juillet 1922 » : soit plus de huit mois plus tard ; entretemps, se sera produit l’accident de Louise, et il aura fallu faire face aux conséquences lourdes au quotidien de l’invalidité définitive de celle-ci ; le second mouvement du quatuor sera achevé le « 22 août 1922 » ; et, pour le troisième et dernier, l’inscription du manuscrit indiquera : « 6 octobre 1922. Port-Lazo » : l’année 1922 bousculée ne verra donc la naissance que d’une seule (grande) œuvre : ce second Quatuor, en ré mineur.

Pour un début, la récolte des fruits est considérable : d’une grande dimension pour la plupart, ces œuvres nous introduisent à une intensité de plénitude et de maturation rare.

Nous aujourd’hui, oui ; mais peu de monde à l’époque ; car Lucien non seulement ne fait rien éditer de son travail, mais se soucie à peine _ sinon au tout début la réalisation de transcriptions ; mais pas plus tard que mars 1921, avec, ultime effort de ce type, la transcription pour violon et piano de la Fantaisie pour violon principal et octuor Jouvence _ de le proposer au concert : le Poème est donné en un concert public en sa ville de Vincennes le 10 novembre 1920 (avec les parties d’orchestre réduites pour le piano) ; et le premier Quatuor à cordes est donné à la SMI. le 2 février 1922 par le Quatuor Krettly. Sans autre retentissement en ces années-folles s’emballant, que l’accueil des amis présents _ voir supra le mot d’André Caplet.

En février 1919, avec une moitié de vie derrière lui et fort de son expérience de la guerre, Lucien Durosoir a conscience d’avoir passé un « cap« . Le 4 juin 1918, il avait écrit à sa mère : « C’est demain que j’aurai trente-neuf ans et demi. La quarantaine pointe donc ; c’est un cap pour les hommes ; c’est en général le moment où l’on dételle et où on se range. Pour moi, je n’ai pas à me ranger, car je ne me suis guère dérangé. Ce qui est le plus triste, c’est de constater que l’âge vient, et que l’on n’a pu rien réaliser _ en œuvre effectif _ des rêves de sa jeunesse. Il est vrai que, au fond _ un fond qui travaille ! _, nous vivons pour nous, de la vie intérieure _ et pas pour les autres, d’une vie extérieure : sociale et mondaine _, et si l’on a conscience d’avoir fait des progrès moraux _ ce qui est sans vanité dans son cas _, la vie n’est pas perdue. Nous retrouverons plus tard _ comme appui et comme matériau _ ces acquisitions » : toujours la positivité en et par l’action de Lucien Durosoir. Il y a là trace d’appels de ce qu’on peut nommer une vocation : à un œuvrer qui mettra en forme assumée _ au futur de l’indicatif (de l’effectivité) et pas au conditionnel (de la rêverie) _ les « acquis » _ existentiels et musicaux ; poétiques, aussi _ de la « vie intérieure » en son exigence (plus que jamais inflexible) d’humanité _ « morale« , dans le vocabulaire de Lucien.

A quarante ans, Lucien Durosoir peut se consacrer enfin en pleine efficience avec ardeur et sérieux à l’essentiel qui passe par (et prend, pour lui musicien) une forme de part en part musicale : composer est pour le musicien qu’il est, donner forme de musique au flux des forces de la vie, en les embrassant et modelant, en une métamorphose exigeante et élevée,charnelle, souple et assumée tout à la fois, sur les portées d’une partition : au crayon, puis par-dessus à la plume pour la réalisation des esquisses en la copie au propre _ parfaite en sa calligraphie : sans dérapage ni rature _ de l’œuvre achevée. Telles que ces forces, lui poético-musicalement les ressent et expérimente : reliées _ en sa bruissante (de poèmes) vie intérieure _ à des vers puissants de vérité et beauté donnant un surcroît d’enchantement non menteur à l’âme. L’imageance musicale puise ici à la métaphoricité même de la poésie _ voir ma seconde contribution à ce colloque : l’inspiration poétique de l’œuvre musical de Lucien Durosoir.

La hauteur de vue de Lucien Durosoir en ce qui concerne le composer, est une grandeur et une générosité : caractères de la personne et de l’artiste créateur en lui. Bien sûr la création n’est jamais absolument ex nihilo _ à part la Création de Dieu (ou la Nature) _, mais une transformation, une transmutation-métamorphose d’éléments pré-existants rencontrés et (ré-)incorporés.

On pourrait commencer par dire, avec généralité _ outre la prédilection pour une syntaxe (de départ) contrapointée et fuguée : à la Bach _, que la mise en forme musicale de Lucien Durosoir prend place au sein de LA musique française _ avec ce malencontreux singulier, réducteur : un Charles Tournemire (1870-1939), par exemple, initiateur de Lucien Durosoir à la composition, ruerait dans les brancards de pareil cadre _ ; en même temps qu’elle participe _ sans sur-lignage doctrinal : la plénitude de sa musique n’en a nul besoin _ des musiques du XXème siècle en leur pleine modernité : Lucien Durosoir faisant siens des traits de bien d’autres musiques que celles pratiquées alors en France, de celles _ peut-être de Janáček, Bartók, Kodály, Szymanowski et de bien d’autres, en plus de celles des Viennois, à commencer par Schönberg ; certains de ses accents semblent anticiper Chostakovitch _ que ce grand européen a pu découvrir en ses tournées de concerts dans la Mitteleuropa du commencement du XXe siècle.

En la musique de Lucien Durosoir, il faut relever le souci de haute exigence plastique sculpturale _ à la Michel-Ange dans le marbre : tel le Moïse contenant sa fureur à Saint-Pierre-aux-Liens ; je pense aussi à la plasticité formidable des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné _, de déployer une forme en mouvement panoramique généreux, difficile à stabiliser, avec des poussées de masses tectoniques en avancées et tourbillons jusqu’au vertigineux, mais que le compositeur embrassant, parvient à pétrir et modeler en des formes serpentines non répétitives _ voir aussi Valéry, en ses Cahiers, en 1939 : « Je suis né, à vingt ans, exaspéré par la répétition« … _ : en un geste large de poiesis ni formaliste, ni expressionniste, qui semble émaner par l’imageance de ces figurations puissamment colorées, de ce que le compositeur appréhende du réel même imposant le jaillissement de ses matières irisées ; et donnant à saisir un monde, le monde, en son étrangèreté bousculante fascinante : avec, toujours une transcendance par rapport à ce qui de ce monde est perçu et mis en ces formes métaphoriques ; bien davantage, par là, que le monde esthésique premier du musicien. Cette transcendance de ce à quoi, en son imageance la musique renvoie, au-delà d’une immanence purement phénoméniste ou d’un matérialisme rudimentaire, transparaît jusqu’en la beauté de la calligraphie des copies propres manuscrites, sans bavures ni ratures, d’œuvres rendues à ce degré d’achèvement-là.

L’art est voie d’accès au réel pour Durosoir, dont la poiesis est en cela métaphysique. Et la langue de musique (vocabulaire, syntaxe, figures) de Durosoir ira, en la liberté (et jeunesse renouvelée) de son inventivité jamais didactique, en se complexifiant lumineusement, loin de tout maniérisme : sa force d’évidence, jamais non plus réduite en charpies d’essais inchoatifs _ loin des lacérations à l’occasion sardoniques d’un Picasso dans les arts plastiques _, est constante _ par-delà les premiers appuis du contrepoint et de la forme fuguée reçus de Bach.

Par cet idéal de richesse dominée des formes en mouvement, le compositeur manifeste un souci de perfection achevée de l’œuvre _ en sa visée (ontologique) de monde _, d’autant plus admirable qu’il s’agit d’œuvres d’une complexité assumée, donnant leur pleine puissance dans le déploiement embrassé d’une large bonne durée, plutôt que dans de petites formes _ même si celles-ci, par le biais de la couleur extrêmement inventive et fine de l’instrumentation, semblent détenir aussi certains des secrets de la présence.

Toute la musique de Lucien Durosoir _ en témoigne l’article inaugural de mon blog, le 4 juillet 2008 : Musiques d’après la guerre _ se trouve être fondamentalement et de part en part une musique « d’après la guerre » _ cette guerre « terrible et sauvage » dont il disait le 7 juin 1915 : « je n’en perdrai jamais le souvenir« … _, à partir de la guerre, selon la guerre ; sans que cela soit jamais un infini lamento unilatéralement funèbre, de (et à) la mort ; mais toujours un hymne lumineux _ à la Eschyle : « ses comparaisons pleines de charme vous ravissent, la grandeur est également son partage, c’est vraiment d’une admirable beauté« , en une lettre d’octobre 1917 _, aux forces affirmatives de la vie. Au-delà de (et par) sa gravité, et du goût de Lucien Durosoir pour la consolation de la Berceuse : de 1920 (la 4e pièce des Aquarelles), à 1950 (le Chant élégiaque), en passant par 1922 (le 3e mouvement, spécifié Berceuse, du second Quatuor), 1929 (le 3e mouvement de Funérailles, lui aussi intitulé Berceuse, 1934 (la Berceuse pour flûte et piano) et 1946 (Incantation bouddhique).

Y compris en cette œuvre qui constitue son grand œuvre, et dont le travail de composition s’est étendu sur quatre années (d’avril 1927 à juin 1930) : FunéraillesDédiée « à la mémoire des soldats de la Grande Guerre« , cette Suite pour grand orchestre de très vastes dimensions, est, avec la Sonate d’été « Aube« , celle de ses œuvres que Lucien Durosoir tenait en permanence à portée de re-lecture.

Ces musiques de Lucien Durosoir sont d’une riche complexité, d’une immense générosité, d’une rare force d’affirmation _ à ce degré du moins, parmi le répertoire français le plus fréquenté alors _ en ce qu’elles savent brasser, pétrir, embrasser, surmonter en pareille dynamique de grandeur des matières, assumée. Aussi l’écoute que ces musiques demandent, comporte-t-elle en retour, comme pour les architectures de Bach, un haut niveau d’attention, voire plusieurs ré-écoutes, pour accéder à une justesse de perception satisfaisante de la richesse offerte par ce bouquet opulent de matières somptueusement irisées s’entrecroisant lumineusement, toujours avançant dynamiquement : qui est le monde. Comme dans Bach.

En simplifiant, ce qu’on appelle parfois « LA musique française« , semble viser souvent _ statistiquement _ une certaine élégance charmeuse de goût. S’écartant peu alors de ce qu’en son maître-livre Le Pouvoir esthétique, Baldine Saint-Girons _ distinguant trois principes esthétiques (le trilemme, dit-elle), « le beau« , « le sublime » et « la grâce«  _ identifie comme « la grâce« , cette « musique française« -là, paraît ne rompre que peu souvent avec le tropisme dominant d’une certaine « grâce » (dans l’agrément urbain recherché de sa réception). Or Lucien Durosoir, sans complaisance provocatrice envers quelque hideuse rugosité, ne cultive pas ce registre-là de la « grâce » : altière en bien de ses exigences, la noblesse _ ontologique _ de sa musique emporte vers la grandeur de vérité du monde : à bien vouloir recevoir en l’aisthesis d’une écoute assez attentive de notre part. Voir aussi la méfiance de Paul Valéry en 1905 en un de ses Cahiers (pour lui-même) : « La littérature ne peut pas être acceptée comme fin d’une existence noble. Noble est ce qui trouve en soi-même sa fin, et celle de toute chose. Le soi-même, incapable de se construire ou d’être construit par quiconque _ l’authentique par excellence _, cependant que les Lettres sont simulation et comédie. Figure et montre de penser et de parler mieux que… soi-même, feinte fureur et profondeur, élégance combinée, perpétuelle triche. Le plus grand art de l’auteur est de se faire prêter le plus possible par qui le lit. Mais il me serait insupportable, quant à moi, de subir qu’on m’attribue une belle idée, qui ne serait que née du lecteur et de mon écrit. » Cela vaut aussi pour la conception durosoirienne du statut de l’œuvre, indépendamment de celui, social, de son auteur : par rapport aux diverses situations de la réception par les publics. L’équivoque, Durosoir la méprise au moins autant que Valéry : vaut la vérité de l’œuvre _ une noblesse ?

Si l’on se réfère à ce trilemme de l’aisthesis, la prédilection de Lucien Durosoir va au « sublime« , mais travaillé par l’attraction des formes moins inchoatives de la « beauté« , en un effort de redressement-résistance au tournis menaçant d’un trop enivrant vortex.

Le monde poétique que révèle la musique de Lucien Durosoir se rencontre ainsi à la jointure frottée des magnétismes de ces deux pôles : celui du « sublime » et celui du « beau » se défiant l’un l’autre dans le jeu en tension-déséquilibre de leur agôn _ soit une exigence oxymorique assez française _ ; manifestant un idéal de la forme en mouvement méritoire par les efforts de centrage de la figuration de la « beauté » pour contrebalancer les puissances centrifuges du « sublime » ; et d’un « sublime » de dimension océanique : à la Leconte de Lisle (1818-1894), tel que celui-ci a fait sonner le diapason de l’exigence esthétique (et métaphysique) parnassienne.

Si on compare le parcours et la poiesis de Lucien Durosoir avec ceux de celui qu’on peut envisager comme son contemporain capital, Paul Valéry, des leçons se dégagent. La (magistrale) biographie de Michel Jarrety Paul Valéry, aux Éditions Fayard, en 2008, révèle un Valéry intime (et secret) singulier dont l’œuvre publié de son vivant et le plus accessible, n’est que la partie émergée d’un formidable iceberg : les trente mille pages des Cahiers matutinaux où s’expérimentaient des sentiers de création radicaux et sauvages du penser ; à charge le 30 mai 1945 (en un « Où je me résume » testamentaire) Valéry prévient : « Je crois que ce que j’ai trouvé d’important ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes. Peu importe« . Au lecteur y accédant d’en dégager de l’ordre.

L’aventure d’esprit valéryenne constitue un remarquable exemple-témoin d’exigence de hauteur de la création en la première moitié du XXe siècle, en la tension entre l' »Idéal d’Art » et des nécessités adjacentes _ adjuvantes pour le meilleur, dissolvantes pour le pire : à chacun de retourner l’obstacle en élément dynamisant, en pharmakon ; Paul Jarrety l’évoque page 709 à propos de cet « ensemble d’aléas, d’obstacles inégalement surmontés, et de repentirs où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur s’en trouve presque dissoute«  ; métamorphosée, re-construite, en des ré-inventions (artistes) ; à condition que ces ré-inventions soient lumineuses de probité (ou pures) ; la nuance du « presque » à propos de la « figure » près d’être « dissoute« , est déjà intéressante _ ; en la tension entre l' »Idéal d’Art » et ce qu’on peut nommer l’économie du quotidien : incontournable déjà pour quiconque, telle qu’elle apparaît, cette « tension« , en l’existence de l’homme et de l’artiste Paul Valéry en l’aventure de sa modernité elle aussi classicisante en son souci permanent et sans cesse renouvelé de formes.

..

Un excellent exemple-témoin auquel confronter Lucien Durosoir face à ce même nœud de l’articulation entre un très élevé « Idéal d’Art » _ avec la part consubstantielle qu’y prennent les formes _ et les prégnances de sa propre économie existentielle du quotidien.

L’œuvre de Durosoir impublié et très peu interprété au concert dispose d’un finiclassicisant ? en sa modernité aussi radieuse que sereine_ remarquable en et par ce que le créateur qu’il est, en sa poïesis, et par son imageance, surmonte et met en formes riches _ de flux denses lumineusement limpides en leur pureté et force musicale vierge de complaisances et autres trafics _ et maîtrisées, achevées : un tout éminemment puissant. En une intense en même temps que discrète (non spectaculaire ; ni donneuse de leçons) jubilation d’inventivité _ moderne _ non formelle, en ce modus operandi tout classicisant qu’il soit, en un oxymore de plus. Voilà quelques jalons de la singularité durosoirienne.

En conséquence de quoi, la survie à la guerre ainsi que le travail de préparation à l’étude (sic) de la composition l’année 1919, a bien constitué, pour l’artiste Lucien Durosoir, entamant le 5 décembre 1919 sa quarante-et-unième année de vie, un passage à l’essentiel ; celui du début détaché (immédiatement et pour toujours) de ce qui le parasiterait : un sas de la réalisation de sa vocation déjà ancienne _ toujours encouragée par sa mère _ à un œuvrer qui soit vrai ; car l' »Idéal du moi » de Lucien Durosoir est d’abord et très nécessairement un « Idéal d’œuvre« , et d’œuvre vraie ! Exigeante à hauteur (absolue) de monde.

Et c’est aussi un idéal de filiation : à transmettre. Tant que sa mère Louise _ dont la santé et l’existence requièrent attention et soins constants au quotidien depuis la chute qui l’a rendue totalement dépendante _, vit _ elle meurt le 16 décembre 1934 _, le fils-artiste partagera son temps entre les soins filiaux massifs et un œuvrer musical marqué par le souci d’achèvement en perfection des œuvres, ou « fruits à donner« , pour reprendre l’expression de 1915 ; qui, une à une, s’égrèneront. Puis Lucien se marie le 17 avril 1935 : il a cinquante-six ans ; et a vite deux enfants. C’est d’une grande importance pour lui ; car l’essentiel pour le survivant qu’il est de (et à) la Grande Guerre, ne se réduit pas à la réalisation de l’œuvre musical (et du monde s’y révélant) qu’il se sentait devoir « donner« , tel l’arbre ses fruits : il éprouve une très forte exigence humaine de transmission de la vie à son meilleur ; et, comme pour l’œuvre musical, sans précipitation, pour cet homme « robuste« , « ferme » et de parfait « sang-froid« , ainsi que « d’esprit large et élevé » pour lequel priment « les biens spirituels« . Tout comme pour l’œuvre de musique livré au papier et laissé à l’armoire, Lucien Durosoir a confiance en la postérité, familiale ici, en les personnes de son épouse et ses enfants _ Lucien n’est pas un pessimiste que la difficulté, complication ou incertitude seulement, freine ou abat.

Le 16 mai 1915, en plein cœur des combats, il adressait ces lignes à sa mère : « Chère maman, je ne  sais ce que le sort me réserve ; d’après ce qu’il est plausible de penser, nous serons en pleine bataille d’ici peu. Je me battrai avec énergie et sang-froid, accrus par six mois d’expérience lentement acquise. Certes, je ne puis savoir ce que le sort me réserve. C’est la Fatalité antique, on peut le dire, les Nornes qui dirigent le monde. Tu peux relire Sophocle » _ tout comme Eschyle, c’est en la traduction de Leconte de Lisle qu’ils les lisaient. « Je t’envoie une toute petite fleurette du jardin, je ne sais ce que c’est ; quand ces lettres te parviendront-elles, je ne sais non plus« , lui écrira-t-il aussi, en juin 1918… _, mais si je venais à disparaître, ce à quoi il ne faut pas _ songer (rayé) _ penser, songe que ce sacrifice, que bien d’autres que moi ont consenti, a été fait pour sauver notre pays et les enfants, c’est-à-dire l’avenir ; c‘est pour eux que nous avons supporté tant de souffrances. Il faudrait donc t’intéresser à des enfants, à des musiciens ; occupe-toi et soutiens de jeunes violonistes, cela occupera ta vie et sera une façon de me prolonger » _ perspective qui demeurera, lui vivant ; Lucien n’est pas du genre à penser : « après moi, le déluge« .

Et il poursuivait : « Excuse-moi de te parler de cette façon qui te fera certainement de la peine ; mais il faut regarder en face toutes les éventualités. Espérons que je me tirerai d’affaire. Tout ce que la prudence unie à l’intelligence pourra faire sera fait. J’ignore si nous irons à la bataille, mais enfin c’est naturel de le penser. Malgré tout, je songe à notre vie passée, et j’espère fermement que notre vie intéressante _ musicienne, déjà, en ce passé de l’avant-guerre _ reprendra de plus belle _ par la poïesis en acte de l’œuvrer vrai à initier et mettre en chantier, à ce moment de 1918 ; tout est à prendre à la lettre en ce que sait parfaitement dire (et penser, concevoir avec la plus grande lucidité : à l’égal d’un Paul Valéry) Lucien Durosoir ; jamais on ne le prend en défaut d’approximation ni erreur ! _ à l’avenir. Chère maman, j’écrirai tous les jours autant qu’il sera possible, ne fût-ce qu’une ligne. Ne t’effraie pas si tu ne reçois pas de lettre, il peut y avoir de longs arrêts _ il pense à tout. Ma chère maman, je t’embrasse de tout mon cœur« .

Transmettre de la vie et du vivant vrais. A tous égards et de toutes les façons : à commencer via la poiesis en œuvre de musique à réaliser, avec un souci, opus par opus, d’achèvement des formes. Sur ce terrain, la marque parnassienne _ élue _ est indélébile sur Durosoir-le-fidèle ; tandis qu’en Valéry, le souci de la forme demeure plus ou moins mâtiné d’influences symbolistes, même si celui-ci les combat quand il publie ses poèmes La Jeune Parque, Charmes ; et pas seulement pour des raisons de montre sociales.

Et en une autre lettre à sa mère, en juin 1918, cette autre notation de Lucien Durosoir autour des fables d’Orphée, Amphion, Apollon : « Il faut arriver à dire que, du moment que la santé vous reste, mon Dieu, les autres choses ne sont rien. Je sais bien qu’il y a mon violon, et que ce dernier très réellement m’a sauvé la vie. C’est la fable antique d’Apollon qui apprivoise les bêtes fauves. J’ai certainement obtenu davantage avec mon violon que si j’avais eu de puissantes interventions. Les chanteurs et les poètes sont aimés des dieux ! » _ en effet.

Lucien Durosoir est pour toujours un grand vivant.

A nous d’écouter toujours mieux le monde vrai qu’il a su si bien dire en la poésie des formes serpentines de cette musique embrassante indomptée, entre sublime et beauté, qu’il a, dès son retour de guerre, su déposer en œuvres achevées : libre et juste.

« Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »

Paul Valéry, Le cimetière marin (in Charmes)

Francis Lippa, le 3 août 2011

 

 

Le livre va-t-il « survivre » à Internet ? une « alerte » et une stratégie de « riposte » de Bruno Racine (cf aussi Roger Chartier…)

31oct

Un très intéressant article dans l’édition de ce samedi 31 octobre du « Monde » _ « Il ne faut pas édifier de ligne Maginot«  _ « sous la plume » (ou par les doigts sur le clavier…) de Bruno Racine, Président de la Bibliothèque nationale de France ;

juste après une « libre opinion » passionnante dans ce même « Monde » il y a quatre jours _ intitulée « L’avenir numérique du livre«  _ par Roger Chartier,

Président du Conseil scientifique de la Bibliothèque nationale de France, ce très grand « historien des pratiques culturelles (qui) a pris pour objet principal de son étude la lecture, ainsi que le livre sous l’Ancien Régime et dans les temps modernes, y compris dans leurs aspects les plus matériels (diffusion, sociétés de pensée, bibliothèques, académies, imprimeries, etc.)« , auteur des « Origines culturelles de la Révolution française«  (aux Éditions du Seuil, 1990, réédité depuis), suivi de nombreux travaux scientifiques comme « Culture écrite et société. L’ordre des livres (XIVe -XVIIIe siècle) » (aux Éditions Albin Michel, 1996) ou « L’Histoire de la lecture dans le monde occidental » (avec Guglielmo Cavallo, aux Éditions du Seuil, 1997-2001)…

et dans le champ des explorations lucidissimes d’un Bernard Stiegler _ par exemple dans l’important « Pour en finir avec la mécroissance«  (avec les contributions éclairantes d’Alain Giffard et de Christian Fauré, aux Éditions Flammarion en 2009) ; cf mon article du 31 mai 2009 : « Très fortes conférences…«  _

et d’un Régis Debray en son « labourage » méthodique de la « médiologie » _ « Cahiers de médiologie : une anthologie« 

Voici cette contribution à l’action de connaissance, ainsi qu’au débat, de Bruno Racine, ce jour _ avec mes farcissures ! (ou sans : « Il ne faut pas édifier de ligne Maginot« , au choix…) _ :

« Après avoir bouleversé les industries de la musique et de l’audiovisuel, la lame de fond numérique _ voilà la « révolution en marche » !.. pas rien qu’un tsunami ponctuel ! une irréversible fractale qui modifie sans retour toute la géographie installée des continents !.. _ aborde au rivage du livre. Ne pleurons pas la fin d’un monde : l’histoire de l’écrit _ cf Roger Chartier et Régis Debray, passim _ est jalonnée d’évolutions techniques _ successives ; Bernard Stiegler renvoie régulièrement au travail-maître de Sylvain Auroux « La révolution technologique de la grammatisation« , paru aux Éditions Pierre Mardaga, le 1er avril 1995… _ qui en ont modifié le support, le contenu et les modes de lecture _ un objet d’analyse passionnant ! et aux enjeux (« civilisationnels« ) assez considérables (cf Bernard Stiegler…) que ces « modes de lecture«  ; ainsi que leur(s) « déstabilisation« (s) _, entraînant dans leur sillage les mutations culturelles et économiques successives qui fondent _ de fait ? de droit ? _ notre civilisation _ pouvant aussi l’effondrer ?.. Et ce ne sont pas (jamais) tout à fait les mêmes (personnes, classes, institutions, États, etc… : en tout cas des forces qui avancent leurs pions, se taillent des territoires…) qui en « profitent«  ; ou en subissent les conséquences… Des batailles féroces se livrant sur ces « champs » : « réformes«  (et « contre-réformes« ), « révolutions » (et « contre-révolutions« ), etc… Nous assistons aujourd’hui à une nouvelle étape de cette histoire. Les maillons traditionnels de ce qu’il est convenu d’appeler en France « la chaîne du livre » s’en trouvent bousculés _ et doivent y réagir ; envisager, sinon une riposte, du moins une stratégie, non seulement de « survie » plus ou moins « précautionneuse« , mais d’« adaptation« , ou plutôt « accommodation«  (un distinguo crucial !) offensive ; de « mise à profit » (et « conquête » !) : en déterminant, au-delà simplement des moyens à mettre en œuvre, les finalités (essentielles !) à servir ; et selon quelles priorités (ou hiérarchie) !!!

L’arrivée en Europe du Kindle d’Amazon, l’annonce par Google de l’ouverture prochaine d’un service de librairie en ligne _ et à rien moins que l’échelle du monde : instantanément, quasiment, ainsi « googelisé » ?.. _ et, bien plus largement, la révolution de l’accès au savoir _ sans tri ? sans le tamis de quelque « krisis » (= une « critique« … ; relire, après le « Socrate«  rendu à jamais (en dépit de ses propres arguments : éternisés, in « Phèdre« , contre l’écrit !) accessible, en sa « voix« , par les « Dialogues«  de Platon (qui envisage et œuvre pour une autre forme de pouvoir ! que celle de Socrate…) ; relire, donc, Kant : sa décisive « Critique du jugement«  !..) ? _ rendue possible par les nouvelles technologies de l’information et de la communication _ Bernard Stiegler préfèrant, quant à lui, substituer à ces expressions (« obsolètes« , dit-il) celles de « technologies cognitives et culturelles«  _ suscitent des inquiétudes _ voire des paniques _ parmi lesquelles il importe de faire le tri _ voici l’apport que se propose de nous offrir en cet article Bruno Racine. Le numérique invite à reconsidérer la définition même de l’objet livre _ peut-être : en sa matérialité physique, manipulable : tourner ses pages au rythme de lecture et de notre œil et de notre intellect, du moins… _ et à repenser l’écosystème _ vaste, riche, complexe ; matérialisé, lui aussi, notamment, en des murs d’« entreprises«  ayant pignon sur rue ; investies dans de la pierre aussi… _ qui s’est construit autour de lui. La numérisation massive des fonds conservés par les bibliothèques _ oui ! _ et l’usage qui en est fait _ plus encore : il s’agit bien sûr de « services » (plus ou moins publics ou privés, aussi : les enjeux socio-politiques en sont considérables ! et « civilisationnels« , je ne dis pas !!! cf le jeu des forces qui s’y empoignent, à commencer électoralement ! mais à quels degrés de conscience ??? bien divers…)… _ par des opérateurs privés _ nous y voici ! et voilà ce qui mobilise aujourd’hui, en cet article-ci, et la réflexion et la plume de Bruno Racine _ transforment notre rapport _ à tous et à chacun : lecteurs alphabétisés (et plus ou moins « cultivés« , au participe passé, et « se cultivant« , au participe (actif et créatif !) présent !.. y compris ces « oisifs qui lisent«  que Nietzsche, en son indispensable (« Ainsi parlait Zarathoustra _ un livre pour tous et pour personne« , Livre premier, chapitre « Lire et écrire« ), disait « haïr«  !.. : « je hais les oisifs qui lisent«  ; et « se crétinisent« , pourrions-nous préciser ; même si des moyens beaucoup plus performants en vitesse (audio-visuels) ont été depuis mis en place pour y aider… _ au patrimoine écrit _ que gèrent, notamment, des bibliothèques telle que celle (Nationale de France) dont Bruno Racine a présentement la responsabilité politique…


Parallèlement, les liseuses, téléphones intelligents et ordinateurs de poche se multiplient et offrent des supports de lecture supplétifs _ voilà _ du livre papier dont on aurait tort toutefois de prédire la disparition prochaine _ en effet : à preuve par l’exemple : une librairie performante comme la librairie Mollat est, en ce temps de crise, assez richement « achalandée«  ; on afflue en ses nombreuses allées… Enfin, la place prise dans l’économie de la culture par les grands opérateurs privés du numérique _ voilà ! _ et leur pénétration rapide _ oui _ des marchés français et européens abolissent les frontières des métiers du livre _ certes _ et en ébranlent les fondements économiques et juridiques _ un fait très important : une dynamique qui ignore le vide en s’y engouffrant…

Prenons garde à ne pas tomber dans la déploration prématurée _ sans rien faire contre ce qui la menace ? cf à nouveau Bernard Stiegler, « Pour en finir avec la mécroissance » et « Prendre soin _ de la jeunesse et des générations » ; même si celui-ci ne se tient certes pas dans le registre de la « déploration«  ! ni de l’inactivité !.. ce n’est pas un « mélancolique«  _ de la mort de la lecture attentive _ s’en soucier, cependant : à l’école ! tellement esquintée, cette école ; si peu (et mal) centrée sur l’activité exigeante et formatrice d’actants authentiquement dynamiques !.. _, de l’agonie des circuits de distribution et de médiation classiques _ l’édition, les librairies _, voire de la fin programmée de l’exception culturelle française _ assez mal en point sous les coups de boutoir des auto-prétendus « réalistes » « aux manettes«  en France comme à l’Union Européenne (et ailleurs aussi…)… _, sans voir aussi dans cette nouvelle donne _ offerte et imposée par les applications avancées de ces applications inventives et pragmatiques, elles-mêmes, du numérique _ un formidable élan vers des formes d’expression, de création et de partage inédites _ en effet ! à commencer par un blog tel que celui-ci !..

Nouvelle donne

Il n’y a là nul angélisme : le numérique interpelle _ dynamiquement ! _ la chaîne du livre et ses acteurs traditionnels _ et met au défi les ressources du « génie » (= l’ingéniosité ; appuyée sur l’ingénierie…) pour y « répondre » efficacement : autrement que par quelque « ligne Maginot » (en 39-40 ; lire ici Marc Bloc : « L’Etrange défaite«  : admirable analyse de la défaite…), si l’on s’appuie déjà sur la métaphore (militaire) du titre de l’article, mise en avant par Bruno Racine en son titre ici… La législation sur la propriété littéraire et le système de rémunération des auteurs ne pourront rester immuables _ sans doute. La question du prix du livre numérique, les modalités de réutilisation et de partage des fichiers, leur protection et leur sauvegarde, ou encore l’interopérabilité de leurs formats constituent autant d’enjeux majeurs _ certes ! _ qui doivent faire l’objet d’une concertation _ dont l’ordre est à préciser ! _ avec les pouvoirs publics _ à quel échelon ? que sont-ils ? que valent-ils (en terme de « démocratie« , veux-je dire…) ? _ et ne peuvent _ en droit ? selon quels fondements ? une question aussi « à creuser » d’urgence ! au secours Antoine Garapon ! et Mireille Delmas-Marty ! _ faire les frais _ certes ! _ de règles imposées _ sans répliques… _ par les seuls opérateurs privés _ qui ont aussi le bras assez long politiquement (cf les lobbies de Bruxelles, aussi ; et d’ailleurs…). La nouvelle donne numérique _ s’installant ainsi très vite _ implique de redéfinir _ et très urgemment _ les liens qui unissent ces acteurs _ certes ! « embarqués« , volens nolens, sur un même bateau… La Bibliothèque nationale de France (BNF) s’y est attelée depuis plusieurs années _ dont acte, Monsieur le Président…

Le signalement d’ouvrages de l’édition contemporaine dans « Gallica« , qui met en place une offre légale et payante de contenus sous droits, participe d’une volonté d’établir de nouveaux modèles économiques _ oui _ et de contribuer à fédérer _ certes : un concept utile… (en phase de faiblesse…) _ la chaîne du livre français. Les discussions menées _ maintenant _ par la BNF avec des partenaires privés s’inscrivent dans le dialogue nécessaire _ vitalement ! _ avec les nouveaux acteurs du numérique _ partenaires de « négociations«  devenus (bien) « obligés«  _ et ne constituent en aucun cas un renoncement _ nous notons bien le distinguo… _ à ses missions de service public _ officielles ; statutaires _ qui consistent notamment à diffuser ses fonds patrimoniaux _ un bien public fondamental, en effet.

Qu’ils s’appellent Google ou Amazon, les géants du numérique ont su _ de fait ! _ séduire l’internaute _ sur un marché d’offre « libre«  Ils font peur parce qu’ils sont dotés de moyens financiers sans commune mesure _ sur le marché de fait (voire la « guerre« ) de la concurrence _ avec les nôtres, et parce que leurs desseins, en profondeur _ voilà le principal : les finalités sous-jacentes ; et le plus souvent masquées : hors d’atteinte des décisions (et d’abord débats) politiques authentiquement (ou même pas, d’ailleurs !) « démocratiques«  !!! _, diffèrent de nos attentes. Alors, menace, concurrence ou complémentarité ? Tout dépendra du rapport de forces _ voilà ! et celui-ci dépend de ce que font (et avec quel succès) ou ne font pas (ou font mal) les divers « acteurs » de ce jeu (qui s’impose à eux) en situation (au départ du moins) défensive ; réagissant (avec un petit temps de retard) aux offensives d’autres, plus entreprenants et avec de remarquables succès… Ce qui est certain, c’est que l’on ne répondra pas à ce défi _ en effet _ en édifiant d’improbables « lignes Maginot« , comme l’a dit le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand _ le ministre de tutelle de Bruno Racine ; et dont l’oncle avait pu lire le « Vers l’armée de métier » d’un certain Charles de Gaulle, publié en 1934...

En France et en Europe, les libraires, les éditeurs, les bibliothèques sont loin d’être démunis _ certes _ : leur histoire, leur savoir-faire, leurs fonds sont des atouts de poids, mais ces atouts risquent d’être très amoindris _ voilà une donnée conjoncturelle, ou circonstancielle, si l’on veut, importante en une « guerre de mouvements » comme celle qui fait l’objet de l’article (et des soins, sur le terrain, plus encore !) de Bruno Racine… _ si chacun agit en ordre dispersé. La lame de fond numérique n’a pas encore _ voilà _ déferlé sur la chaîne du livre _ dont les maillons ont une « solidarité » factuelle ! _, mais tous les signes précurseurs sont là _ avec la conséquence que « à bon(s) entendeur (s), salut !«  Si, grâce à l’engagement de l’Etat et de l’Union européenne, les différents acteurs savent s’unir _ est-ce donc un « savoir » difficile ? y aurait-il, aussi, « des loups » déjà « dans la bergerie«  ?.. _ sur des positions communes _ et lesquelles ?.. _, il sera possible de faire prévaloir _ voilà ! _ la diversité des contenus _ une donnée factuelle, sinon « de droit« , importante jusqu’ici des cultures européennes _ et le rayonnement de notre culture » _ menaçant, lui, d’être de plus en plus « éteint«  ; toutefois, on peut aussi s’inquiéter du précédent de ce que déjà la France ou l’Europe n’a (ou n’ont) pas su faire dans l’immédiat après-guerre sur le front de l’industrie cinématographique (face à  l’entreprise « Hollywood« ) ; je me souviens bien d’avoir entendu, il y a quelques années à Mérignac, au « Pin Galant« , une intervention particulièrement judicieuse sur ce fait historique-là de Catherine Lalumière, lors d’une « rencontre« , autour de l’« Europe de la culture« , organisée par Sylviane Sambor (et le « Carrefour des Littératures« ) ; étaient présents aussi, je me souviens, José Saramago et Eduardo Lourenço…

Titus Curiosus, ce 31 octobre 2009

Post-scriptum :

A cet article (d' »alerte«  :

en faveur d’une action véritablement « commune » des acteurs concernés)

de Bruno Racine,

je joins ici l’article de Roger Chartier cité plus haut,

« L’avenir numérique du livre«  _ toujours avec mes farcissures ;

ou sans : « L’avenir numérique du livre« , au choix…) _ :

« Googlez « google » sur Google Recherche dans www.google.fr : l’écran indique la présence du mot et de la chose dans « environ 2 090 000 000 » documents. Si vous n’êtes pas inquiet du sacrilège, renouvelez l’opération en googlant « dieu » : « environ 33 000 000 » de documents vous seront alors proposés.

La comparaison suffit pour comprendre pourquoi, ces derniers mois ou ces dernières semaines, tous les débats à propos de la constitution de collections numériques ont été hantés _ voilà ! _ par les incessantes initiatives _ de légitimité à examiner _ de l’entreprise californienne. La plus récente, annoncée il y a quelques jours à la Foire du livre de Francfort, est le lancement de la librairie numérique payante Google Edition, qui exploitera commercialement une partie des ressources accumulées dans Google Books.

L’obsession « googlienne« , aussi légitime soit-elle, a pu faire oublier certaines des questions fondamentales _ ce sont celles-là que Roger Chartier commence dans cet article-ci à inventorier _ que pose la conversion numérique _ cf « La Grande conversion numérique«  de Milad Doueihi, aux Éditions du Seuil _ de textes existant dans une autre matérialité, imprimée ou manuscrite. Cette opération _ de numérisation _ est au fondement même de la constitution de collections numériques permettant l’accès à distance des fonds conservés dans les bibliothèques.

Bien fou serait celui qui jugerait inutile ou dangereuse cette extraordinaire possibilité offerte à l’humanité. « Quand on proclama que la bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant », écrit Jorge Luis Borges _ in « La Bibliothèque de Babel« , dans le (grand !) recueil « Fictions«  _ ; et c’est une même immédiate félicité que produit la nouvelle Babel numérique. Tous les livres pour chaque lecteur, où qu’il soit : le rêve est magnifique, promettant un accès universel aux savoirs et à la beauté _ wow !

Il ne doit _ cependant _ pas faire perdre raison. Le transfert du patrimoine écrit d’une matérialité à une autre n’est _ certes _ pas _ en effet _  sans précédents _ historiques. Au XVe siècle, la nouvelle technique de reproduction des textes _ par l’imprimerie _ se mit massivement au service _ forcément ! _ des genres qui dominaient _ déjà _ la culture du manuscrit : manuels de la scolastique, livres liturgiques, compilations encyclopédiques, calendriers et prophéties.

Dans les premiers siècles de notre ère, l’invention du livre qui est encore le nôtre, le codex, avec ses feuillets, ses pages et ses index _ un tournant décisif _, accueillit dans un nouvel objet les écritures chrétiennes et les œuvres des auteurs grecs et latins. L’histoire n’enseigne _ cf déjà Hegel… _ aucune leçon, malgré le lieu commun, mais, dans ces deux cas, elle montre un fait essentiel pour comprendre le présent, à savoir qu’un « même » texte n’est plus le même _ voilà !!! _ lorsque change le support de son inscription ; donc, également, les manières de le lire et le sens que lui attribuent ses nouveaux lecteurs _ soient ses « réceptions » actives ; soit toute une « constellation«  vibrionnante cruciale (= « contextuelle«  mouvante…) tout « autour«  de ce « texte« 

Les bibliothèques _ professionnellement, en quelque sorte… _ le savent, même si certaines d’entre elles ont pu avoir, ou ont encore, la tentation de reléguer loin des lecteurs, voire de détruire, les objets imprimés dont la conservation semblait assurée par le transfert sur un autre support : le microfilm et la microfiche d’abord, le fichier numérique aujourd’hui. Contre cette mauvaise politique, il faut rappeler que protéger, cataloguer et rendre accessible (et pas seulement pour les experts en bibliographie matérielle) les textes dans les formes successives ou concurrentes qui furent celles où les ont lus leurs lecteurs du passé, et d’un passé même récent, demeure une tâche fondamentale _ une mission de « droit«  universelle… _ des bibliothèques _ et la justification première _ voilà ! _ de leur existence comme institution et lieu de lecture _ publics ! et « universels«  (« de droit«  !)…

A supposer que les problèmes techniques et financiers de la numérisation aient été résolus ; et que tout le patrimoine écrit puisse être _ très effectivement _ converti sous une forme numérique, la conservation et la communication de ses supports antérieurs n’en seraient pas moins _ elles aussi _ nécessaires _ « de droit«  ! donc… Sinon, le « bonheur extravagant » promis _ aux « lecteurs » les plus curieux et boulimiques, du moins ; tels un Borges ; ou un Bioy… _ par cette bibliothèque d’Alexandrie enfin réalisée se paierait au prix fort de l’amnésie _ on ne peut plus effective : dans les têtes de millions de personnes !.. pas aussi curieuses, ni boulimiques qu’un Borges… _ des passés qui font que les sociétés sont ce qu’elles sont.

Et ce d’autant plus que la numérisation des objets de la culture écrite qui est encore la nôtre (le livre, la revue, le journal) leur impose une mutation bien plus forte _ aujourd’hui _ que celle impliquée _ jadis _ par la migration des textes du rouleau au codex. L’essentiel _ nous y voici !!! _ ici me paraît être la profonde transformation de la relation _ à effectuer ! par le « lecteur«  effectif… _ entre le fragment et la totalité _ cette dernière se trouvant alors « oubliée« , effacée des esprits ainsi « oublieux« 

Au moins jusqu’à aujourd’hui, dans le monde électronique, c’est la même surface illuminée de l’écran de l’ordinateur qui donne à lire les textes, tous les textes _ identiquement, ainsi… _, quels que soient leur genre ou leur fonction _ sans nul « relief« , ni « hiérarchie«  Est ainsi rompue la relation _ effective… _ qui, dans toutes les cultures écrites antérieures, liait étroitement des objets, des genres et des usages _ avec reliefs et hiérarchies, précisément ; rappelés par la matérialité même des « supports » et des « cadres » (de l’opération de « lecture« ) forcément sensiblement perçus… C’est cette relation qui organise les différences immédiatement perçues _ voilà ! par des personnes qui en soient (vraiment !) ; soient des « lecteurs« , et pas de simples « déchiffreurs » (d’« informations« ) _ entre les différents types de publications imprimées _ proposées ! _ et les attentes _ esquissées, avancées, construites _ de leurs lecteurs _ actifs _, guidés dans l’ordre ou le désordre des discours par la matérialité même _ voilà ! _ des objets qui les portent _ matériellement _ cf dans cet « ordre de choses« , la difficilement résistible expansion actuelle des feuilles de journaux « gratuits« 

Et c’est cette même relation qui rend visible _ au « lecteur«  un peu plus que « déchiffreur«  _ la cohérence _ et « consistance«  aussi … _ des œuvres _ au-delà de la « page«  lue _, imposant la perception _ par le « lecteur«  _ de l’entité textuelle _ intégrale _, même à celui qui n’en veut lire que quelques pages. Dans le monde de la textualité numérique, les discours ne sont plus inscrits dans des objets _ matériels spécifiques : le livre, la revue, le journal, etc… _, qui permettent de les classer, hiérarchiser _ voilà _ et reconnaître dans leur identité propre _ voire singulière. C’est un monde de fragments décontextualisés, juxtaposés _ épars, quasi brisés (schizophréniquement…)… _, indéfiniment recomposables _ en d’infinies alternatives (kaléidoscopiques !) dénuées le plus souvent de tout « relief« _, sans que soit nécessaire ou désirée _ ni même seulement envisagée !.. par qui « déchiffre«  à la va-vite… _ la compréhension de la relation qui les inscrit _ voilà ; et les « relie » avec une certaine « consistance » ainsi... _ dans l’œuvre dont ils ont été extraits _ ou « coupés«  (« schizés« …) : la signification même de la réalité (et « consistance« , donc) d’une « œuvre » pouvant aller, même, jusqu’à être « perdue de vue« , « noyée« 

On objectera qu’il en a toujours été ainsi dans la culture écrite, largement et durablement construite _ in concreto _ à partir de « recueils » d’extraits, d' »anthologies » de lieux communs (au sens noble de la Renaissance), de « morceaux choisis« . Certes. Mais, dans la culture de l’imprimé, le démembrement _ voilà ! la « mise en pièces«  par charcutage… _ des écrits est accompagné de son contraire _ tout aussi effectif _ : leur circulation _ physique _ dans des formes qui respectent leur intégrité et qui, parfois, les rassemblent _ toujours physiquement ; pour commencer, du moins… _ dans des « œuvres« , complètes ou non. De plus, dans le livre lui-même, les fragments sont nécessairement, matériellement, rapportés à une totalité textuelle, reconnaissable _ matériellement, donc _ comme telle..

Plusieurs conséquences découlent de ces différences fondamentales _ entre le jadis (le codex, puis le livre imprimé) et le maintenant « numérique«  L’idée même de « revue » devient incertaine, lorsque la consultation des articles n’est plus liée à la perception immédiate d’une logique éditoriale _ entreprise par un éditeur ou une équipe éditoriale : « responsable« … _ rendue visible _ in concreto _ par la composition de chaque numéro ; mais est organisée à partir d’un ordre _ seulement _ thématique _ inerte _ de rubriques. Et il est sûr que les nouvelles manières de lire _ le plus souvent proches du déchiffrage minimal… _, discontinues et segmentées _ kaléidoscopiques _, mettent à mal les catégories qui régissaient le rapport _ activement pensé, lui… _ aux textes et aux œuvres, désignées, pensées _ voilà ! _ et appropriées dans leur singularité et cohérence _ et mises en relation à des « auteurs« , responsables de leur signature, en bout de « ligne«  de ces diverses opérations et « acteurs« 

Ce sont justement ces propriétés fondamentales de la textualité numérique et de la lecture face à l’écran _ tels étant les facteurs à prendre ici en compte _ que le projet commercial de Google entend exploiter _ à divers égards. Son marché _ c’est là sa logique dominante ! _ est celui de l’information _ ponctuelle (et rapide : « Time is money«  ; comme « Money is time« ) ; pas celui de la pensée, de la méditation, de la réflexion, de la culture critique « filée« Les livres, tout comme d’autres ressources numérisables, constituent un immense gisement _ quasi immédiatement disponible _ où elle _ cette « information« , donc _ peut être puisée _ et livrée telle quelle, plus ou moins (et plutôt plus que moins…) brute… Comme l’a écrit Sergey Brin, l’un des cofondateurs de l’entreprise _ Google _ : « Il y a _ en soi, déjà là… _ une fantastique quantité _ juteusement intéressante ! _ d’informations dans les livres. Souvent, quand je fais une recherche _ au moins thématiquement « active » !.. _, ce qui se trouve _ déjà ; « placé«  là (pas n’importe comment !) par un « auteur«  : en effet !.. _ dans un livre est cent fois au-dessus de ce que je peux trouver sur un site électronique » _ faute de « vrais » « auteurs » ; de « vraies » « personnes« , commenterais-je…

De là, la perception immédiate et naïve de tout livre, de tout discours comme une banque de données _ la métaphore est déjà parlante… _ fournissant les « informations » à ceux qui les cherchent. Satisfaire cette demande et en tirer profit, tel est le premier but _ pragmatique à très court terme (faute de « patience«  sollicitée…) ; et très juteux : pour l’entreprise au premier chef ! _ de l’entreprise californienne ; et non pas construire une bibliothèque universelle _ à la Borges de la nouvelle de « Fictions«  _ à la disposition de l’humanité.

Google ne semble d’ailleurs pas très bien _ technologiquement _ équipé pour le faire, à en juger par les multiples erreurs de datation, de classification et d’identification produites par l’extraction automatique _ certes : algorithmique… _ des données et relevées avec ironie par Geoffrey Nunberg _ dans son article « Google’s Book Search: A Disaster for Scholars«  _ dans The Chronicle of Higher Education du mois d’août _ le 31 août précisément. Pour le marché de l’information, ces bévues sont secondaires _ statistiquement négligeables eu égard à la somme (= foultitude !) des « services rendus«  informationnels… Ce qui importe, c’est l’indexation et la hiérarchisation des données et les mots-clés et rubriques qui permettent d’aller au plus vite _ le temps et l’argent pressent !.. _ aux documents les plus « performants » _ « thématiquement » (et non « problématiquenent« , pour reprendre un distinguo très utile d’Élie During _ cf mon article du 17 avril 2009 : « élégance et probité d’Elie During…« … ;

voici la citation : « La pensée a une forme, mais elle doit se comprendre dans toute son extension, de façon à y inclure formats et dispositifs, gestes et procédés _ disait Elie During _ : c’est là le facteur décisif ; ce qui distingue irrémédiablement une problématique (effective : dynamisante !) d’une thématique (inerte ; et par là stérilisante, plombante : aveugle et sans filiation en aval) ; problématique où se donne à ressentir (et retentir, pour commencer) la complexité en jeu des modalités actives de l’espace et du temps, tout d’abord » ; fin de la citation de cet article du 17 avril…),

selon la satisfaction « de fait«  (et non « de droit«  !..) des « usagers« 

Cette géniale découverte d’un nouveau marché _ fructueux pour l’entreprise initiatrice _, toujours en expansion, et les prouesses techniques qui donnent à Google un quasi-monopole sur la numérisation de masse ont assuré le grand succès et les copieux bénéfices _ voilà ! tel étant l’« étalon«  de mesure de la valeur (marchande) ! _ de cette logique commerciale. Elle suppose la conversion électronique de millions de livres, tenus comme une inépuisable mine d’informations  _ voilà…

Elle exige, en conséquence, des accords passés ou à venir avec les grandes bibliothèques du monde _ principaux « lieux«  (et aisément repérables !) de ce « gisement« _, mais aussi, comme on l’a vu, une numérisation d’envergure _ c’est la « somme » totale qui « compte«  ; on ne regarde pas tant au « détail« … ; le raisonnement, quantitatif, fonctionne sur de « grandes masses«  _, guère préoccupée par le respect _ et selon quelles normes de droit ? là où tout, « sans tabous« , « se négocie » et « se marchande«  _ du copyright ; et la constitution d’une gigantesque base de données, capable d’en absorber d’autres et d’archiver _ aussi : vive la capacité mémorielle simplement algorithmique !… _ les informations les plus personnelles sur les internautes _ = un gigantesque fichier (à exploiter, comme à vendre…) de clients potentiels !.. _ utilisant les multiples services proposés par Google.

Toutes les controverses actuelles _ qui agitent les divers « acteurs » de ce « jeu«  aux enjeux capitaux ! du devenir et du « livre«  et de la « lecture«  elle-même… _ dérivent de ce projet premier _ de Google. Ainsi, les procès faits par certains éditeurs (par exemple La Martinière) pour reproduction et diffusion illégales d’œuvres sous droits ; ou bien l’accord passé entre Google et l' »Association des éditeurs » et la « Société des auteurs » américains, qui prévoit le partage des droits demandés pour l’accès aux livres sous copyright (37 % pour Google, 63 % pour les ayants droit)… Ce « settlement » inquiète _ en effet _ le Department of Justice puisqu’il pourrait constituer une possible infraction à la loi antitrust ; et il reviendra le 9 novembre devant le juge new-yorkais chargé de le valide _ puis à la Cour suprême des Etats-Unis…

Ou encore, le lancement spectaculaire de Google Edition, qui est, en fait, une puissante librairie numérique _ « en ligne« _ destinée à concurrencer Amazon dans la vente _ on ne peut plus effective… _ des livres électroniques. Sa constitution a été rendue possible par la mainmise de Google _ déjà _ sur cinq millions de livres « orphelins« , toujours protégés par le copyright _ certes _, mais dont les éditeurs ou ayants droit ont disparu _ et ne se plaindront donc pas ! _, et par l’accord qui légalisera _ par transaction « amiable«  _, après coup, les numérisations pirates _ d’abord « illégales » ; mais plus ensuite de cela : merci les avocats et les juges…

Les représentants de la firme américaine courent _ donc _ le monde et les colloques pour proclamer _ urbi et orbi _ leurs bonnes intentions _ rhétoriques _ : démocratiser l’information ; rendre accessible les livres indisponibles ; rétribuer correctement auteurs et éditeurs ; favoriser une législation sur les livres « orphelins« . Et, bien sûr, assurer la conservation « pour toujours » d’ouvrages menacés par les désastres qui frappent les bibliothèques _ comme le rappelle _ si opportunément : à la bonne heure !.. _ Sergey Brin dans un article _ « A Library to Last Forever«  _ récent _ le 8 octobre _ du New York Times, où il justifie l’accord soumis au juge par les incendies qui détruisirent la bibliothèque d’Alexandrie ; et, en 1851, la bibliothèque du Congrès _ de Washington : « pour durer éternellement«  ; enfin !.. ô la merveilleuse « assurance«  (contre la mort même)…

Cette rhétorique _ juridique, commerciale et idéologique : oui ! relire ici la force de la mise en garde de Socrate in le plus que jamais pertinent (et urgent) « Gorgias«  de Platon… _ du « service du public » et de la « démocratisation universelle » ne suffit _ hélas _ pas pour lever les préoccupations _ de droit, surtout _ nées des entreprises de Google. Dans un article _ « Google & the Future of Books«  _ du New York Review of Books du 12 février et dans un livre très bientôt publié « The Case for Books : Past, Present and Future » (Public Affairs), Robert Darnton convoque les idéaux des Lumières pour _ nous _ mettre _ tous _ en garde contre _ l’impérialisme de _ la logique du profit _ non désintéressé _ qui gouverne les entreprises googliennes. Certes, jusqu’ici une claire distinction est établie entre les ouvrages tombés dans le domaine public, qui sont accessibles gratuitement sur Google Books, et les livres sous droits, orphelins ou non, dont l’accès et maintenant l’achat sur Google Edition sont payants.

Mais rien n’assure que dans le futur l’entreprise, en situation de monopole _ avec ce qui en découle pragmatiquement… _, n’imposera pas _ de fait, et selon ce que devient, de par le monde (et les États…), la « Justice«  _ des droits d’accès ou des prix de souscription considérables _ en l’absence de concurrence effective alors… _ en dépit de l’idéologie _ doucereuse, sirénique… _ du bien public et de la gratuité qu’elle affiche _ généreusement _ actuellement. D’ores et déjà, un lien existe _ bien _ entre les annonces publicitaires, qui assurent les profits considérables _ voilà ! _ de Google, et la hiérarchisation _ essentiellement comptable… _ des « informations » qui résulte de chaque recherche _ d’« utilisateurs » internautes… _ sur Google Search _ certes : beaucoup le « savent«  déjà ; mais pas tous ; pardon pour l’euphémisme !..

C’est dans ce contexte _ historique : de court comme de long (et très long) terme : brûlamment « actuel«  donc !.. _ qu’il faut situer les débats suscités par la décision _ d’ores et déjà advenue _ de certaines bibliothèques de confier la numérisation de tout ou partie de leurs collections à Google, dans le cadre d’une convention ; ou, plus rarement, d’un appel d’offres _ concurrentiel, lui… Dans le cas français, de tels accords et les discussions ouvertes pour en signer d’autres ne concernent jusqu’à maintenant que les livres du domaine public _ ce qui, on l’a vu, ne protège pas les autres, scannés dans les bibliothèques américaines. Faut-il poursuivre dans cette voie ?

La tentation _ pragmatico-économique _ est forte dans la mesure où les budgets réguliers _ fort minces ; et le plus souvent en fortes baisses !.. _ ne permettent pas de numériser _ in concreto_ beaucoup et vite. Pour accélérer la mise en ligne, la Commission européenne, les pouvoirs publics et certaines bibliothèques ont donc pensé _ jugé… _ qu’étaient nécessaires _ plus qu’utiles : judicieux, financièrement d’abord… (et par là « légitimes«  !.. dans « le monde tel qu’il va«  désormais ; « réalistement« , donc !.. au moins eu égard à la pression des « comptables«  !..) _ des accords avec des partenaires privés et, bien évidemment, avec le seul qui _ de fait _ a _ présentement _ la maîtrise technique (d’ailleurs gardée secrète _ forcément !..) autorisant des numérisations massives _ inutile de le nommer… Au nom du « réalisme«  pragmatique le mieux entendu…

De là, les négociations, d’ailleurs prudentes et limitées, engagées entre la Bibliothèque nationale de France (BNF) et Google. De là les désaccords _ se faisant jour, de-ci, de-là… _ sur l’opportunité _ ou « légitimité » ?.. selon quels « fondements » ?.. _ d’une telle démarche, tant en France qu’en Suisse, où le contrat signé entre la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et Google a entraîné une sérieuse discussion (_ « Google dévore les livres« _ Le Temps du 19 septembre).

A constater la radicale différence qui sépare les raisons, les modalités et les utilisations des numérisations des mêmes fonds lorsqu’elle est portée par les bibliothèques publiques et _ c’est là l’autre terme de l’alternative ! _ par l’entreprise californienne, cette prudence est plus que justifiée ; et pourrait, ou devrait, conduire _ par prudence quant à la détermination de qui dispose du « final cut » !.. ; et de qui s’en dessaisit… _ à ne pas céder à la tentation. L’appropriation privée _ voilà ! _ d’un patrimoine public, mis à disposition d’une entreprise commerciale, peut apparaître comme choquante _ bel euphémisme…

Mais, de plus, dans de nombreux cas, l’utilisation par les bibliothèques de leurs propres collections numérisées par Google (et même s’il s’agit d’ouvrages du domaine public) est _ d’ores et déjà _ soumise à des conditions _ acceptées par contrat signé par elles : un « passage«  par quelques « fourches caudines » ?.. _ tout à fait inacceptables, telles que l’interdiction d’exploiter les fichiers _ ainsi _ numérisés _ « de leurs propres collections« , donc !.. _ durant plusieurs décennies ; ou celle de les fusionner avec ceux d’autres bibliothèques. Tout aussi inacceptable _ eu égard au droit public des démocraties : dont le « souverain » demeure (en théorie) « le peuple« _ est un autre secret : celui qui porte sur les clauses _ notamment financières ; mais pas seulement, loin de là… _ des contrats signés avec chaque bibliothèque.

Les justes réticences _ avance donc Roger Chartier, s’en faisant ici le rapporteur… _ face à un partenariat _ cf Jean de La Fontaine : « Le Pot de terre et le Pot de fer« , « Fables« , V, 2… ; et « Les Animaux malades de la peste« , VII, 1 ; voire « Le Chat, la belette et le petit lapin« , VII, 16 _ aussi risqué _ telle la signature d’un chèque en blanc ?.. _ ont plusieurs conséquences _ quant à des mesures de garanties préventives à prendre impérativement et d’urgence ! D’abord, exiger _ pour les éventuels contrats à passer : mais comment l’obtenir concrètement, au-delà de (vagues, si elles sont seulement énoncées…) « promesses«  qui ne seront guère (ou pas du tout !) tenues… ; on ne peut plus cyniquement… _ que les financements publics des programmes de numérisation soient _ de la part des gouvernements des États ! _ à la hauteur des engagements, des besoins et des attentes _ des usagers les mieux exigeants _ ; et que les États _ que deviennent-ils donc, eux-mêmes, au fait (!), par les temps qui courent ?.. _ ne se défaussent pas sur des opérateurs privés _ comme cela se pratique pourtant de plus en plus ; et s’affiche même comme « ligne politique«  « saine«  !.. _ des investissements culturels à long terme qui leur incombent _ l’acceptent-ils donc ? ces États ?.. et devant les « peuples » ? dont ils ne sont, in fine, que les « représentants«  (strictement contractuels, « mandatés«  ; et pour une période strictement limitée) ?..

Ensuite, décider des priorités _ sans abandonner un tel pouvoir de décision (du choix de ces « priorités« …) à d’autres ; et contrôler ce qu’il en advient… _, sans nécessairement penser que tout « document » a _ en soi _ vocation à devenir numérique ; puis, à la différence du « gisement d’informations » googlien, construire _ d’intelligence « la meilleure » (en consultant « vraiment » des « autorités » « culturelles » incontestables compte tenu des formidablement majeurs ! enjeux « civilisationnels«  !) ; pas seulement l’intelligence performante technologiquement ; ou rien que rentable financièrement… : il s’agit là rien moins que de la responsabilité des « valeurs«  de référence de notre « monde commun«  à bâtir (cf Cornélius Castoriadis : « L’Institution imaginaire de la société » ; ou Bernard Stiegler : passim : par exemple « Mécréance et discrédit«  _ des collections numériques cohérentes, respectueuses des critères d’identification et d’assignation des discours qui ont organisé et organisent encore la culture écrite et la production imprimée _ un point capital !

L’obsession, peut-être excessive et indiscriminée, pour la numérisation ne doit pas _ non plus _ masquer un autre aspect de la « grande conversion numérique », pour reprendre l’expression du philosophe Milad Doueihi _ cf « La Grande conversion numérique« , aux Éditions du Seuil _, qui est sans doute, avec Antonio Rodriguez de las Heras _ l’auteur du livre électronique « Los estilitas de la sociedad tecnológica« , notamment… _, l’un de ceux qui insistent sur la capacité de la nouvelle technique à porter des formes d’écriture originales _ vraiment ! _, libérées des contraintes imposées, à la fois, par la morphologie du codex et le régime juridique du copyright _ c’est un facteur intéressant… Cette écriture palimpseste et polyphonique, ouverte et malléable, infinie et mouvante _ ce peut-être une richesse de vraie « création«  de la part du « génie » humain, en effet ; et de ses capacités formidables de « progrès«  (authentique !)… _, bouscule les catégories qui, depuis le XVIIIe siècle, sont le fondement de la propriété littéraire.

Ces nouvelles productions écrites, d’emblée numériques _ tels les blogs… _, posent dès maintenant la difficile question _ concrète et hypertechnologique _ de leur archivage et de leur conservation. Il faut y être attentif _ aussi ! _ ; même si l’urgence aujourd’hui _ et la priorité, selon Roger Chartier _ est de décider comment et par qui doit être faite _ et surveillée (contre des « abus«  de droit humain authentique) : l’enjeu (de « pouvoir« ) est, et au plus beau sens du terme, « politique«  !!!.. il concerne la Cité (mondiale, désormais…) d’un monde « commun«  et vraiment « humainement«  « partagé«  _ la numérisation du patrimoine écrit ; en sachant que la « république numérique du savoir » _ son concept est utile autant que beau ! _, pour laquelle plaide avec tant d’éloquence l’historien américain Robert Darnton _ de lui, par exemple : « Édition et sédition : l’univers de la littérature clandestine au XVIIIème siècle« , aux Éditions Gallimard… _, ne se confond _ décidément _  pas _ tristement réductivement… _ avec ce grand marché de l’information auquel Google et d’autres proposent leurs produits ».

Roger Chartier est professeur au Collège de France.

le bonheur vrai de la recherche : ce dont témoignent les « Journées du livre d’Histoire » de Nérac (I)

28oct

De la séance dite de « débats«  au Conseil Régional, alléchamment intitulés « La créativité et l’innovation au cœur de la relation homme / territoire dans un monde numérique« ,

en ce début d’après-midi de vendredi 23 octobre dernier ; « débats » (bien trop étiques ! ; de « débats« , il n’y eut guère que des « discours » ; sans réels échanges de « discussions« …) ; eux-mêmes consécutifs, il est vrai, à des séances d' »ateliers » consacrés au « numérique et la créativité en région« ,

je sortais un tantinet perplexe ;

à la fois heureux _ et plein d’espoir… _ qu’acteurs (« créateurs » peut-être ; « institutionnels« , surtout, probablement…) de la culture et « gestionnaires » de la mise en œuvre de « directives » _ forcément... _ des « décideurs » politiques de la « Région » _ la mienne ; et j’y suis très intensivement (ou charnellement) « attaché » !.. _ « prennent langue » ! et s’attellent à l’entreprise d‘aggiornamento de « la créativité et l’innovation » artistique et culturelle dans ma « Région »

_ même s’il faut bien (!) s’entendre sur le sens de tous ces mots, parmi l’emmêlement de tant de faux-semblants (et même carrément des « impostures » : sans être en rien un Savonarole, ni un « redresseur de torts« , j’ai le « goût » passablement exigeant et difficile, en ces matières de toute première importance, c’est-à-dire « civilisationnelle« , à mes yeux ;

ainsi que doit en témoigner, au fil des jours et des mois, ce blog-ci même ! ; de même que ma passion toujours aussi vivace d’« enseigner«  (et « vraiment » ! : suis-je encore naïf !..) le cœur de ce qui peut et doit faire sens pour un « humain« , versus l’absurde et l’imposture, encore ; et l’« in-humain«  !..) _,

à l’heure des bouleversements (formidables !) de la « révolution » du numérique ;

et des pressants appels _ cf Howkins et Florida, par exemple… ;

mais sont-ils d’incontestables « autorités«  en matière de « diagnostic«  comme de « propositions » (autres que pragmatiques : « civilisationnelles«  !) pour l’« époque«  ?.. _ à la « créativité » et à l' »innovation »

pour, déjà, au moins _ eux, les artistes _ ne pas mourir, survivre « économiquement » en cette « globalisation » (pour laquelle Bordeaux n’a, semble-t-il, déjà plus la « dimension » d’une « métropole » : il lui faudrait un million d’habitants, s’est-il dit…) ;

et peut-être _ surtout ! _ s’accomplir, s’épanouir : donner la fleur de l’œuvre…

Mais la « réussite » en ces matières (artistiques) est-elle affaire de « succès » et de « reconnaissance » publics _ et seulement « économiques« … : mais on me dira que c’est là d’abord une condition sine qua non d’« être« , au lieu de « ne pas être« _ ?..

La question s’impose à moi _ et j’ai « mes » réponses…

A la génération de mes enfants aussi, bien sûr…

Une vie (et ce qu’elle offre de potentialités à « réaliser« , ou pas…) étant si infiniment précieuse : que valent à ces égards les seuls étalons « sociaux » (et économiques) ?.. ;

j’étais, donc, à la fois heureux

mais aussi un tantinet perplexe ;

cf mon (court) billet d' »humeur » (du samedi matin : 07:23:13 ; juste avant de prendre la route, amusé, pour Nérac : j’y parvins vers 9 h15 ; le temps d’arpenter un peu la ville _ c’était jour de marché _ et de prendre un café…) à Bernard Stiegler _ avec lequel je n’avais pas pu « échanger » d’« impressions » : probablement, ce désir d’échanger « trois mots«  avec lui constituait-il la raison majeure de ma présence (incongrue, comme presque toujours…) à cette « rencontre » au Conseil Régional… _ ;

je doute un peu trop _ et par diverses expériences personnelles _, en effet, de la « positivité » de l’action de la plupart de ces « médiateurs » de l’Art et de la culture ; même s’il serait injuste de généraliser.

Ainsi en ai-je débattu le 5 septembre dernier à Paris, avec Nicolas Bomsel _ que je connaissais pas jusque là… _, au repas d’amis (dans un bistro du quartier) qui a suivi le merveilleux concert « Jacques Duphly » (cf le CD Alpha 150 : « Pièces de clavecin » de Jacques Duphly) d’Elisabeth Joyé à l’Hôtel de Soubise _ cf mon article du 9 septembre « merveilleux concert Duphly«  _ ; j’ignorais au départ que Nicolas Bomsel occupait de semblables fonctions (d' »institutionnel » de l’Art et de la culture) ; et œuvrait très positivement à l’éclosion de jeunes vrais talents…

Mais existent heureusement aussi de tels « médiateurs » d’Art et de culture passionnés et de grand goût ! _ et pas seulement (incultes, incurieux, dénués de passion d’Art) parasites…

Car existent, en effet, des Jean-Michel Verneiges, que j’ai rencontré à deux ou trois reprises, et davantage

_ à Saint-Michel-en-Thiérache et à Laon : il est et demeure (car la constance _ c’est une vertu ! _, et donc la permanence factuelle en la fonction, aussi, est considérablement importante en ces affaires ; contre la manie meurtrière et suicidaire tout à la fois ! des turn-over… des managers up to date !) « délégué à la musique«  au Conseil Général de l’Aisne ; et est l’heureux maître d’œuvre de la très belle collection de CDs de musique d’orgue « Tempéraments«  (bien que l’orgue Boizard de l’Abbatiale de Saint-Michel-en-Thiérache y soit sollicité, il est certes fort beau, un peu plus souvent que bien d’autres, demeurant, eux, encore, en leur singularité, « à découvrir » pour nos oreilles ; mais je ne veux pas être injuste : que de découvertes d’instruments merveilleux cette collection nous a permises et offertes !..) _

quand je fus « conseiller artistique » de « La Simphonie du Marais » ; et récitant _ quelles joies ! merci Hugo ! _ ; et aussi, plus encore peut-être, principal auteur d’un programme de disque (« Un Portrait musical de Jean de La Fontaine« , paru chez EMI en 1996 ; « programme » et disque dont je ne suis pas peu « fier« …) : la demi-semaine d’enregistrement du CD dans l’abbatiale de Saint-Michel-en-Thiérache, et le logement dans les cellules des moines de l’abbaye, du 25 au 28 août 1995, est peut-être un des « sommets » (de joie) de ma vie… quelle jubilation ! ;

je revis Jean-Michel Verneiges au concert de clôture de l' »année La Fontaine« , donné à Laon, le 14 décembre 1995 ; et j’avais été aussi récitant, en cette même superbe abbatiale de Saint-Michel, le 3 juillet 1994, pour un concert « Philidor » : Jean-Michel Verneiges m’avait bien « tuyauté » sur l’acoustique capricieuse de la nef (le CD « Marches, fêtes et chasses royales pour Louis XIV » de la Simphonie du Marais et Hugo Reyne fut enregistré courant juillet 1994, mais à la Maison de la Radio, quai Kennedy : j’y criai « la retraite ! la retraite » pour une bataille avec fanfare des armées du Roi-Soleil face aux troupes de Guillaume d’Orange)…

Je connais donc d’un peu près les difficultés des artistes à parvenir _ quelles courses d’obstacles pour eux ! _ à la réalisation matérielle (le livre, le disque, etc…) d’œuvres qu’ils « portent » pourtant si fort en eux… ; et à se battre au quotidien contre, souvent, de fausses hiérarchies _ artistiques, économiques, institutionnelles _ qui les réduiraient à la mort d’un quasi complet silence (d’œuvre !)…

J’ai aussi pour ami Jean-Paul Combet, le brillant et formidablement fécond créateur-éditeur du catalogue de CDs Alpha (que de merveilles s’engrangent pour les mélomanes de par le monde entier, ainsi !.. ; ainsi au Japon, par exemple, le succès d’Alpha est-il considérable…) ;

ainsi que créateur _ avec, à Arques, l’excellent Philippe Gautrot _ de l' »Académie Bach » d’Arques-la-Bataille _ tout à côté de Dieppe _, où se produisent chaque année, tout au long du jour et de la nuit _ parfois à l’aube même ; on éteint alors les chandelles… _, en une somptueuse semaine de musique de concerts (« magiques » !) se succédant les uns aux autres, la fine fleur des meilleurs musiciens ; dans la passion de l’excellence (de tous ; et de tout !)…

Et j’ai écrit pour Alpha des textes de livret de CDs dont je m’autorise, également, aussi, à être un peu « fier » :

par exemple celui du CD Alpha 017 « L’Orgue Dom Bedos de Sainte-Croix de Bordeaux« , par le très grand Gustav Leonhardt _ ma « présentation«  s’intitule : « La construction de l’orgue de Dom Bedos en l’abbatiale Sainte-Croix de Bordeaux sous la réforme mauriste » ; c’était en octobre 2001… _ ;

ou celui du CD Alpha 920, collection « Voce Umana » « Le Sermon sur la mort » de Jacques-Bénigne Bossuet, déclamé par Eugène Green _ ma « présentation«  s’intitule « Lecture de Bossuet : la traversée du mystère, le singulier du Présent«  ; des sous-parties ont à leur tour des titres ; les voici : « Dans le siècle et au milieu du monde _ chronique du temporel«  et « Poétique baroque de la Présence : la fraîcheur du vent dans les plis«  ; c’était en septembre 2002 ; et tout cela est parlant… 

J’en viens, enfin, au fait _ ma venue aux « Journées du Livres d’Histoire » de Nérac, samedi 24 octobre dernier, donc _ ;

ou plutôt, d’abord _ encore ! _, au « concours de circonstances » _ où participe l’amitié ! _ qui l’a permis :

ma décision, vendredi soir 23 _ il allait faire beau la journée du samedi… _ de répondre favorablement aux aimables invitations _ par mails _ de Céline Piot et Alexandre Lafon aux secondes « Journées du livre d’Histoire » de Nérac de ce 24 octobre 2009,

notamment à (et pour) l’occasion de la parution des « Actes du colloque d’Agen & Nérac (14-15 novembre 2008) La Grande Guerre aujourd’hui : Mémoire (s), Histoire(s)« , publiés par les Éditions d’Albret & l’Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Agen ; et sous la direction d’Alexandre Lafon, David Mastin et Céline Piot…

J’avais joint vendredi soir au téléphone Alexandre Lafon pour lui demander et les horaires (10h-18h) et la localisation (la salle des Écuyers, en sous-sol du château de Henri IV) de la manifestation.

Car j’avais assisté le 14 novembre 2008 à une partie des contributions (remarquables !) de ce colloque, dans la salle des Illustres de l’Hôtel-de-Ville d’Agen :

j ‘y venais principalement saluer l’ami Alain Paraillous,

pour lequel j’avais rédigé, en 1998 _ du temps que je me démenais (jubilatoirement !) comme « conseiller artistique » de « La Simphonie du Marais » en Aquitaine _, un article : « La bibliothèque musicale des ducs d’Aiguillon _ un aperçu historique« ,

soit une passionnante

au moins pour moi ! j’y ai tellement appris ;

et de ce qui ne se trouve pas à recevoir passivement _ « informationnellement«  ou « communicationnellement« , seulement, dirais-je ; à quoi réduisent tout, hélas, les « pressés«  _ ;

et de ce qui ne se trouve pas à recevoir passivement, donc,

de la simple lecture, ou de la simple compilation, de la plupart des livres : il faut, en effet, procéder « en esprit« , dirais-je _ c’est là tout le sel, le piment, et bien d’autres savoureuses épices, ainsi que toute la fécondité de la démarche de la « recherche » : l‘ »enquête«  !!! _,

procéder, donc, à de très riches « mises en connexions » _ au pluriel _ de myriades de données _ toujours au pluriel _, que seule l’enquête « rassemble » et vient enfin « faire parler« … : activement et inventivement !

et viennent alors, comme une grâce non recherchée, comme en « surplus« , les « découvertes » !!!

soit une passionnante

découverte de la « constitution de la bibliothèque musicale de trois générations de Ducs d’Aiguillon«  (portant sur la fin de la période de la musique baroque en France et ce qui lui succède : tout au long du siècle…),

pour un colloque consacré aux Ducs d’Aiguillon, tenu (et superbement organisé par Alain Paraillous et toute son équipe) à Aiguillon le 19 septembre 1998…

L’article passe en revue les « acteurs » (tous trois mélomanes passionnés) de cette collection de musique constituée pour l’essentiel à Paris _ tout au long du siècle !.. _, et transportée au château ducal d’Aiguillon lors de l’exil forcé _ le 16 mai 1775 _ du second duc, le ministre _ « ministre principal » = le chef du gouvernement : rien moins !.. du 6 juin 1771 au 2 juin 1774 _ de Louis XV, à la suite de la mort du roi qu’il servait (et de la disgrâce qui s’ensuivit pour lui : la reine Marie-Antoinette lui en voulait spécialement de son amitié pour la Du Barry…) ; puis « entreposée et remisée » (et longtemps ignorée et à l’abandon, dans un grenier du Théâtre…) à Agen, au moment des troubles de la Révolution : soient les trois ducs d’Aiguillon, Armand-Louis Vignerod du Plessis Richelieu (1683-1750), Emmanuel-Armand (1720-1788) et Armand-Désiré (1761-1800) ;

l' »enquête » pour cet article m’a ainsi (amplement ; généreusement !) donné à « découvrir » toute une vie et musicale et musicienne, foisonnante, au XVIIIème siècle (à Paris, du moins : le « centre du monde » des Arts et de la Culture alors _ cf le très riche livre de Marc Fumaroli « Quand l’Europe parlait français » (aux Éditions de Fallois ; ou en Livre de poche…) ; comportant les activités : services, concerts, publications d’œuvres, voyages par toute l’Europe, d’une myriade de musiciens (dont la musique était d’abord le gagne-pain !) ; ainsi qu’une très intense vie musicale elle-même : tant les concerts privés dans les hôtels particuliers et les châteaux _ pas seulement à la cour du roi ; à Versailles _ que les concerts publics _ qui se développèrent à partir de la création du « Concert Spirituel« , en 1725 _ ; etc…

Soit une mine très riche de « découvertes » ; et que je peux entrecroiser aussi avec la vie (et les œuvres) philosophique(s) riches, elles aussi, en ce siècle (ainsi, d’ailleurs, qu’au précédent…).

L’article parut dans le n°1 de l’année 2000, aux pages 39 à 50, de la « Revue de l’Agenais«  (publiée, elle aussi, par l’Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Agen…) ;

A ce colloque du vendredi 14 novembre 2008, dans la Salle des Illustres de l’Hôtel-de-Ville d’Agen,

je venais donc saluer l’ami Alain Paraillous,

mais aussi rencontrer Georgie Durosoir,

que je connaissais depuis le temps de mes recherches baroqueuses pour « La Simphonie du Marais » et Hugo Reyne, notamment lors de mon travail autour de l’activité _ pionnière : par sa « passion de la musique« , La Fontaine est en quelque sorte l’initiateur de la critique (et de l’esthétique) musicale en France ; rien moins ! mais qui le sait ? qui s’en soucie ?.. Que l’on consulte ma présentation du « Portrait musical de Jean de La Fontaine« , aux pages 9 à 14 du CD EMI 7243 5 45229 2 5, de 1996, pour qui le déniche !!! _ en faveur de la musique de Jean de La Fontaine ; de ses rapports avec Marc-Antoine Charpentier, etc… ;

mais que j’avais « re-contactée » à l’occasion de la publication, par l’entremise de ses soins (filiaux !) ainsi que ceux de son mari, Luc Durosoir, de cette « merveille des merveilles de musique » que sont les trois « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir (1878-1955), interprétés au disque par le Quatuor Diotima : CD Alpha 125. Œuvres du niveau _ pas moins !!! _ des « Quatuors » de Debussy et de Ravel ! Et je pèse mes mots !

Cf mes deux articles à la réception du CD, en juillet 2008 : « musique d’après la guerre« , le 4 juillet, et, le 17 juillet, « de la critique musicale…« … ;

mais aussi, encore (et beaucoup !),

parce que le champ exploré par les contributeurs à ce colloque d’Agen « La Grande Guerre aujourd’hui : Mémoire (s), Histoire(s)« 

me passionne ;

cf mon article sur le magnifique roman (sur la guerre aujourd’hui) « Zone » de Mathias Enard : « Émerger enfin du choix d’Achille« …

La guerre est une question capitale !

La comprendre, l’analyser est ainsi proprement essentiel !


Et celle de 14-18 fut le suicide de notre Europe !!! Et nous n’arrivons toujours pas à nous en remettre…


Au milieu des gazes, paillettes et autres « miroirs aux alouettes«  abrutissants de la « Foire aux vanités » de l' »entertainment » débridé des écrans !..

J’interromps ici ce qui n’est donc que le « prologue« , ou le « prodrome« , de l’article que je veux consacrer à l' »amour vrai de la recherche« 

que j’ai, de fait, rencontré (« incarné » en quelques personnes particulièrement remarquables !) à ces secondes « Journées du livre d’Histoire » de Nérac, samedi 24 octobre dernier (de 10 heures à 18 heures),

notamment auprès des « Amis du Vieux Nérac« 

(dont Hervé-Yves Sanchez Calzadilla _ avec lequel j’ai eu une conversation à table, et après, qui m’a passionné : au repas très convivial au restaurant « La Cheminée«  _, Hubert Delpont et Céline Piot)

et des auteurs invités à ces « Journées«  (dont le général André Bach) ;

je vais, bien sûr, détailler cet « essentiel« -là…


Un chaleureux merci à Alexandre Lafon et à Céline Piot de m’avoir fait signe…

L’article principal (II) dont celui-ci (I) n’est donc que le « prologue« , va immédiatement le suivre ;

et sa lecture pourra se passer de celle de ces trop longues prémices…


Titus Curiosus, ce 28 octobre 2009

Sur la magnifique « Exposition » de Nathalie Léger, Prix Lavinal 2009 : l’exposition de la féminité et l’exhibition (sans douceur, ni charme = sans joie) comme privation de l’intime

14juin

Pour rendre compte

et du délicieux moment, jeudi soir, de la remise du Prix Lavinal à Nathalie Léger, pour « L’Exposition« , aux Editions POL _ Jean-Paul Hirsch, directeur commercial des éditions POL et bras droit de Paul Otchakovsky-Laurens, était lui aussi présent à la fête _, au village de Bages, au milieu des vignes dominant la Gironde du château Lynch-Bages, en cette fin d’après-midi ensoleillée et agrémentée de brises, en ce Médoc très agréablement policé, désormais _ aux allures d’une un peu inattendue très douce Toscane atlantique, en quelque sorte… _,

et de la magnifique conférence _ quelle précision et quelle délicatesse dans l’analyse des nuances du qualitatif ! _ donnée par Nathalie Léger, vendredi soir, dans les salons Albert-Mollat (en dialogue avec Bernard Laffargue, qui avait très soigneusement préparé son programme de « questions« )

et de ma lecture enchantée de « L’Exposition« , plus encore

_ un très grand livre, léger et profond ! quelle maîtrise de l’expression comme des nuances les plus subtiles (et surtout justes !) du penser : une écriture classique « vibrante«  : celle qui a fait dire, à qui ? à André Gide ? en tout cas à Henri Maldiney (en « Regard, parole, espace » _ aux Éditions « L’Âge d’Homme« , en 1973 _que vient citer, à son tour, Francis Ponge dans « Pour un Malherbe« ) : « le classicisme n’est que la corde la plus tendue du baroque« … _,

je m’autorise à citer cette série de messages par courriels que je viens d’adresser :

à l’éditeur ;

et à l’auteur elle-même (en deux fois)…

Les voici dans l’ordre chronologique des envois ;

et selon la « méthode » même qui ouvre « L’Exposition » elle-même :

je lis, page 9 :

« S’abandonner, ne rien préméditer, ne rien vouloir, ne rien distinguer ni défaire

_ face à l’objet à découvrir : ici ce que je désire signifier plus ou moins vaguement à mon correspondant ; c’est un peu moins exigeant, quoique…, qu’une chose-objet à identifier et connaître, en dehors de soi, en son altérité objective (d’objet) qui vous résiste ! _,

ne pas regarder fixement »

_ mais en flux, plutôt, mouvant ; et de biais, qui plus est : sous des facettes variées, diverses et multipliées _ ;

voilà pour les consignes négatives (= ce qu’il faut éviter) ;

et maintenant voici les conseils positifs et dynamiques proposés (« plutôt« , avance avec délicatesse et modestie vraie l’auteur) :

« plutôt déplacer, esquiver, rendre flou

et considérer en ralentissant _ beaucoup de la réussite passe, en effet, par ce chemin-là _,

la seule matière qui se présente comme elle se présente _ simplement : c’est déjà bien assez complexe « à démêler« _, dans son désordre _ apparent _, et même dans son ordre » _ qui a bien du sens, si l’on essaie aussi de le déchiffrer…

Telle est l’ouverture _ fort éclairante, si l’on y fait assez bien attention, et si l’on y revient, à la « relecture » _, de « L’Exposition« … : c’est de l’inspiration et de la méthode, tant de l’écrire que du penser, le plus probe, que nous parle ici, en ouverture de son récit

_ je ne le qualifierai pas de « roman » : ne s’agissant pas ici de ce qu’Aragon, assez expert, lui, en la chose, a pu qualifier de « mentir vrai« … _

l’auteur magnifique, Nathalie Léger, de cette « aventure » d’un « motif« , à l’occasion

_ telle est la circonstance de départ, l' »accident« , on ne peut plus contingent, en sa « rencontre » avec l’auteur, qui met en branle la poursuite de ce « motif » (qui vient « boulotter » _ cf pages 15 et page 17 _ celle qui s’y livre) _ d’une proposition de création (avec « carte blanche« …) ;

à l’occasion d’une proposition (de monter une exposition)

de la part du département « Patrimoine » du Ministère de la Culture…

« Carte blanche » qui sera finalement, au bout du compte (et au vu de l’aboutissement de la recherche) retirée, la liberté des uns nuisant aux ambitions des autres :

cf là-dessus la (superbe de vérité) lettre lue (« par quelqu’un« , dans les services ; pas par « le chargé de mission » qui était le commanditaire du projet : injoignable, lui…) au téléphone, page 149 :

« Enfin, pour être tout à fait explicite, non seulement le projet ne me semble pas conforme à la sensibilité du public _ bien pensant… _ de notre musée _ de « C…« , il faut l’indiquer : une cité riche en souvenirs de Napoléon III, et du Second Empire… _,

mais, de surcroît, l’abjection

_ le projet initial portait très explicitement « sur les ruines« , page 13 ;

et « il était question dans la commande de « sensibilité de l’inappropriable », d’« effacement de la forme », de « conscience aigüe d’un temps tragique » (sic)…, toujours page 13 _

mais de surcroît l’abjection ne rentre pas dans l’idée que nous nous faisons de la mise en valeur de notre patrimoine » _ au-delà de la ville de « C… » même : des querelles à propos des états d’esprit « attendus«  des destinataires (et « publics« ) d’expositions…

Fin de l’incise.

Voici, et dans l’ordre chronologique des envois, ces courriels :

De :   Titus Curiosus

Objet : Sur le portrait (et l’exposition) + blog de Titus Curiosus
Date : 12 juin 2009 08:49:08 HAEC
À :  Editor

Merci de votre conseil de lire « La Cause des portraits » de Jean-Louis Schefer.

Le numéro de juin de la « Revue des Deux Mondes » est intitulé « Actualité du portrait« …
J’y ai, personnellement, tout particulièrement apprécié l’article (pages 152 à 159) que Jean-Pierre Naugrette consacre à Lucian Freud
« Lucian Freud, ou la surprise des corps« 
,
avec en exergue cette parole de Lucian Freud :
« En ce qui me concerne, la peinture n’est autre que la personne. Je veux qu’elle travaille pour moi
comme fait la chair
« .


Soit, ce superbe « travaille pour moi« , le concept « légérien » du « motif qui boulotte«  (pages 15 & 17) :

avec cette parole (à la radio _ page 15) de Jean Renoir, parlant de « La Règle du jeu » :
« Le sujet m’a totalement boulotté !
Un bon sujet, ça vous prend toujours par surprise, ça vous amène
« 


Nathalie Léger a l’art (très précis _ via l’IMEC ?..) des citations magnifiquement éloquentes
parce que de la plus grande justesse !


Nathalie Léger a appris
et « que le sujet, c’est justement lui qui vous tient«  _ au lieu que vous vous le teniez !
et que, ce « sujet« , « il peut ne tenir à rien«  _ c’est-à-dire à apparemment « pas grand chose«  _ ;
« d’apparence ténue le plus souvent, un détail, un vieux souvenir, pas grand chose« ,
il « vous prend et, inexorablement, vous confond en lui
pour régurgiter lentement quelques fantômes inquiétants,
des revenants égarés mais qui insistent
« …

D’où, à l’occasion de la réponse « à une carte blanche sur la ruine«  (page 17),
le « sujet« 
_ mais pas si contingent que cela, nous allons le découvrir, à la suite de l’auteur elle-même en son travail d’« écrire«  _
de « la vie de cette femme, la Castiglione« 
(qui « se fait photographier pour construire, sous l’apparence de la frivolité, ce que Poe appelait « l’habitacle de la mélancolie »  » _ page 92) :

« J’ai été happée, gobée par ce sujet-là.
J’ai tout fait pour le sauver,
c’est-à-dire tout fait pour m’en débarrasser,
mais j’étais déjà subrepticement boulottée par lui…
« 


Et,

le « sujet » devenant dynamiquement « motif« ,
cf le génie (sublimissime) de Cézanne, pages 26-27 :

« Pour en parler,
mieux vaudrait s’en tenir à ce qu’en disent les peintres :

« Je tiens mon motif »
, dit Cézanne à Gasquet _ cf Joachim Gasquet : « Cézanne« , aux Éditions Encre Marine ; et « Conversations avec Cézanne« , aux Éditions Macula. Qu’est-ce que le motif ? « Un motif, voyez-vous,
c’est ça… », dit Cézanne en serrant les deux mains. Il les rapproche, lentement les joint, les serre,
les fait pénétrer l’une dans l’autre, raconte Gasquet.
C’est ça.
« Voilà ce qu’il faut atteindre. Si je passe trop haut ou trop bas, tout est flambé »« .


Pour « faire un motif«  (page 27), « il faut par les mots
_ dans le cas de l’écrivain : les mots sont sa matière, ses moyens d’atteindre la chair,
et de la faire pétrir
_,
rapprocher lentement, conjoindre, faire pénétrer » des détails qui vont se mettre enfin à parler vraiment (= sortir de leur mutité coutumière)

Mais c’est très précisément là aussi le travail de celle qui conçoit et construit une exposition _ sur la Castiglione, par exemple _ ;
et doit « résister » aux conseils et pressions diverses (dans l’épisode du « conservateur en chef » du Musée de C…, pages 68 à 71 ; avant la lettre « coup-de-grâce » au ministère, des pages 149-150)…

Grande chose, donc, _ et sur l’inspiration ! de l’auteur, de l’artiste ! _ que ce petit livre de 157 pages qu’est « L’Exposition » :
l’exposition de soi (à commencer par leur corps), d’abord, de quelques femmes,
dont
,
outre, pages 37 à 39, Isabelle Huppert, par exemple
cf mon article à propos du film (et du roman) « Quignard versus Simenon au schibboleth de la vraisemblance (du “monde” créé) : “Villa Amalia” / “La fuite de Monsieur Monde” »

ou, page 40 (puis page 75), Marilyn Monroe,

la mère de la narratrice (passim

_ et c’est elle le pivot, bien involontaire, de sa part, certes, de ce grand livre _ ;

mais cf d’abord cet extraordinaire épisode de la photo à la plage, page 75 :

« Je me souviens de ma mère, l’été, décidant finalement de quitter sa serviette pour aller se baigner ; (…) elle s’y rend à contrecœur, le corps légèrement ployé à partir d’un point précis, le ventre, le sexe sans doute, se replier sur lui pour le dissimuler et dans cette discrète et pudique inflexion en profiter pout tout effacer, pour tout annuler, son corps, impossible à exposer, ce corps _ impossible d’y consentir« ) ;

mais aussi sa grand-mère (la mère de sa mère : « au corps souverain et idéalement conformé« , lui, page 74 ;

et dont « l’ombre portée » fait fléchir et ployer sa fille : « elle si tendre, si aimante, si confiante » dont le « fléchissement« , le « repli du corps sur lui-même« , « est bien la honte, le mot est comme une tombe« , page 74) ;

cette mère de sa mère, page 153, « le visage féroce et lumineux, cette allure étonnante, ce don d’élégance, le raffinement avec lequel, plus âgée, elle portait des perles en plastique achetées au Prisunic de la rue Gioffredo, l’évidence lorsqu’elle paraît dans l’image _ c’est-à-dire la photographie _, cette certitude » : que d’autres n’ont pas…

Dans un des articles de mon blog « En cherchant bien… »

consacré à cet immense livre qu’est « Zone » de Mathias Énard
« Emérger enfin du choix d’Achille !.. »

repris dans un second : « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard  »
je reprends l’expression de Mathias Énard de « la pyramide des pères«  _ et de l’injonction qu’elle comporte : au « choix d’Achille » _ :

Il y a donc aussi une « pyramide des mères« ,
mais en creux, elle, « invaginée« …


Ce que figure excellemment dans le livre l’épisode (pages 74 à 77) de la contemplation d’une photo de la mère de la narratrice à la plage _ je le relis :

« Je me souviens de ma mère, l’été, décidant finalement de quitter sa serviette pour aller se baigner« …
à l’eau « si fraîche » alors que « il fait si chaud » :
« pourtant elle s’y rend à contrecœur,
le corps légèrement ployé
à partir d’un point précis, le sexe sans doute,
se replier sur lui pour le dissimuler
et dans cette discrète et pudique inflexion
en profiter pour tout effacer, pour tout annuler,
son corps, impossible à exposer,
ce corps _ impossible d’y consentir
 » (page 75).

Souvenir doublement confronté
à des photos de Marilyn Monroe par Bert Stern
et à la toile « Phryné devant l’Aréopage » de Jean-Léon Gérome :
à leur commun geste
de « cacher son visage » (page 75).
« Ma mère, pour aller à l’eau, aurait dû se mettre son maillot sur la tête« … (page 77) !!!

C’est que les femmes entre elles, elles aussi, sont « terribles » ; et se font « honte« , en une « guerre » dans laquelle il s’agit de mettre « les autres (beautés) en déroute«  (page 10) devant soi…

Je vais achever ma lecture de « L’Exposition » : j’en suis à la page 92 _ c’était le vendredi matin, juste avant que je termine le livre…

Ravi de vous avoir rencontré.

Titus Curiosus


Ensuite, ces deux courriels adressés à l’auteur, Nathalie Léger,

hier soir et ce matin :

De :   Titus Curiosus

Objet : Sur l’exposition de la féminité
Date : 13 juin 2009 18:41:27 HAEC
À :   Nathalie Léger

Bravo pour votre présentation-commentaire, hier soir, de « L’Exposition« .

Le moment du village de Bages, ce quasi soir d’été, parmi ces belles vignes du Médoc, était, en effet, un moment de grâce (infiniment légère : zéphyrée…) :
c’était la joie d’une certaine reconnaissance (des autres : lecteurs…), pour celle qui fut très probablement une jeune fille timide, un peu incertaine d’elle-même :
avant cette « réalisation » en des œuvres
qui en sont vraiment

_ j’ai aussi jeté un œil sur « les Vies silencieuses de Samuel Beckett » ;
de même que je connais votre travail sur et pour Barthes !!!

« Journal de deuil« 

(cf mon article du 4 mars 2009 : « Lire ou pas “Journal de deuil” de Roland Barthes : chagrin à mort versus travail de deuil« ) ;

et « La Préparation du roman I & II« …

Merci de tout cela…

Et hier soir, le dispositif des salons Albert-Mollat a permis de parfaitement bien entendre et goûter la qualité
(de précision, délicatesse et infinie justesse) de votre penser et parler

_ en plus de celle de l’écrire : mais peut-on les disjoindre ?..

Jeudi soir, et non sans mauvaise conscience, je n’avais pas encore achevé la lecture de « L’Exposition« , entamée le matin seulement :
je m’étais procuré le livre dès réception de l’invitation de Denis Mollat
à être de la petite fête de Bages. Je m’en voulais un peu de ne pas avoir eu le temps _ par charge du travail professionnel _ d’aller au point final,
qui, donc, allait être « l’Inexorable« 
(page 157).
Soit ce qui met fin, en « coupant » ses derniers « possibles« , au « destin » d’une vie…
Avec sa théâtralité grandiloquente qui n’échappe pas complètement au ridicule, Malraux l’a formulé ainsi : « la mort transforme la vie en destin« …
Mais le « baroqueux » que je suis
n’est pas indifférent du tout au « memento mori«  : l’expression vient sous votre plume, page 149…

Au passage,
j’ai rédigé le texte de présentation du livret du CD de la déclamation, par Eugène Green, du « Sermon sur la mort » de Bossuet (CD Alpha 920, paru en 2002 & « Sermon sur la mort » de Bossuet) ;
dont le titre est « Lecture de Bossuet : la traversée du mystère, le singulier du Présent » ;
et les titres des sous-parties : « Dans le siècle et au milieu du monde _ chronique du temporel » ;
et « Poétique baroque de la présence : la fraîcheur du vent dans les plis« …

Ce que, page 44 de « L’Exposition« , vous dites de l’absence de vision _ par quiconque (un homme pour une femme, en l’occurrence) _ de « vacillement« ,
de
« tremblante lueur dans ses yeux brillant, comme une flaque de soleil à la surface des eaux » (in Ovide) : le « vacillement » de la joie vraie,
me semble éclairer la sécheresse de cœur de bien des personnes
,
au-delà du cas, ici (assez « gratiné« , il est vrai), de la « marmoréenne » comtesse de Castiglione :
du rivage de sa maison de famille de La Spezia, ne peut-on pas entrevoir les montagnes de marbre de Carrare ?..

Et qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas, pour ce « vacillement« , de « la fonction de l’orgasme«  (comme la nomme doctoralement Wilhelm Reich),
mais du « vent d’éternité » (irréversible, lui) d’un amour partagé, tout simplement.
Ce qui a fait dire à Spinoza _ un maître de la joie et de la béatitude _ que, parfois, « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels«  :
quand la joie ressentie témoigne effectivement de l’actualisation de notre puissance…

C’est pour cela que je pense qu’une des clés de « L’Exposition » se trouve à la page 111 :
« Et moi qui voulais écrire sur la joie, sur l’ondée intérieure, le froissement là, très haut, saisissant à la gorge, un ravissement, le bonheur,
encore raté
« 

_ la Castiglione mettant son cœur décidément « un peu (trop) bas« …

(ainsi qu’elle se l’entend signifier par l’impératrice elle-même, au bal du ministère des Affaires étrangères, en février 1857 : page 124).

Non : vous dites simplement, dans « L’Exposition » de quelle base il nous faut, chacun d’entre nous, nous élever (nous défaire ; voire nous arracher)
pour atteindre cette rive _ décisive, alors _ de la joie vraie…

Vous en donnez en quelque sorte le « négatif » (photographique).

Et pour des photos de la joie _ et leur flou : la joie est toujours en mouvement (et d’expansion : cf Jean-Louis Chrétien : « La Joie spacieuse« )… _, je vous recommande l’œuvre de mon ami Bernard Plossu…
Il ne fige rien…

Je vais écrire un article sur « L’Exposition » (demain matin, sans doute) ;
que je place à hauteur du roman qui m’avait le plus impressionné, cette saison 2008-2009,
« Zone » de Mathias Énard : en un tout autre style ;

j’aime les deux…

Voici l’article sur « Zone » _ du 3 juin 2009 : reprenant un précédent (dès septembre : le 21; le jour de l’automne), à l’occasion de l’attribution du « prix du livre Inter » à ce roman… _ « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard »
qui justifie ma comparaison :
dans « L’Exposition« , c’est l' »invagination » _ en pyramide inversée _ des filles par rapport à toutes les mères dont elles sont issues,
qui se met en miroir
de la « pyramide des pères » qui accable les fils, en « Zone » (selon « le choix d’Achille« )…


Enfin
_ et vous pardonnerez peut-être cette prolixité gasconne… _,
je vous recommande l’œuvre de Daniel Mendelsohn, centrée sur la construction (très riche, et ouverte) de l’identité,
à partir d’une démarche d’enquête pleine de probité (et de persévérance) _ comme la vôtre…


Voici ce que j’en ai écrit sur mon blog « encherchantbien » en deux articles, les 8 et 9 février derniers, à propos de « L’Etreinte élusive » : « Désir et fuite _ ou l’élusion de l’autre (dans le “getting-off” d’un orgasme) : “L’Etreinte fugitive” de Daniel Mendelsohn » &, commentant le précédent, « Daniel Mendelsohn : apprendre la liberté par l’apprendre la vérité : vivre, lire, chercher »

Il faut lire aussi le plus admirable encore (que « L’Etreinte élusive« ) « Les Disparus« …
Vous découvrirez l’importance qu’y prennent les photos !!!

Mais pas pour « se dégoûter » (ni dégoûter les autres) « de la figure humaine« , comme vous le relevez, page 94, dans le délicieusement vénéneux « La Curée » _ de Zola : une cuvée délectissime, en effet…
Si vous ne le connaissez pas, essayez de jeter un œil sur le film (excellent) qu’en a tiré Roger Vadim, en 1965…

Et de cette enquête sur le chantier complexe et riche de l’identité personnelle,
Daniel Mendelsohn achève, en ce moment même en France et à Paris, le troisième volet :
sur ce que la culture (et la littérature) française(s) a (et ont) apporté au déploiement _ non achevé : le processus se poursuit… _ de son identité.

Bien à vous,

Titus Curiosus


P-s : j’espère que Monteverdi vous a mise en joie ;
il y a quelques années,
j’avais été comblé par un admirable « Retour d’Ulysse dans sa patrie« , dirigé par William Christie,
sur cette scène splendide du Grand-Théâtre (de Victor Louis : de 1776, il me semble)…

Suivi, ce matin à l’aurore de cet autre courriel, complétant le premier :

De :   Titus Curiosus

Objet : et l’exhibition comme « privation de l’intime »
Date : 14 juin 2009 07:43:17 HAEC
À :   Nathalie Léger

Suite à mon mail d’hier soir :

Et le contrepoint de « l’exposition » instrumentalisante (de soi ; ainsi que de rapports à d’autres que soi),
est

ce que le philosophe Michaël Foessel appelle très justement : « la privation de l’intime« .

Nous sommes alors aux antipodes de ce « charme« , de cette « douceur » vraie du regard, qui font si cruellement défaut à la Castiglione… :
en plein dans la « guerre » de ces armes que sont les apparences organisées
(de soi et de quelques autres, s’y prêtant),
celle qui vise la « déroute » des adversaires : sur un certain marché des séductions (et des images)…

Voici, si vous avez un peu de temps, ma réflexion (en un article de mon blog, le 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« ) sur ce phénomène d’instrumentalisation et de pouvoir
bien à l’envers (et aux antipodes) de la joie
:
cette « joie » espérée, dites-vous en un éclair (qui illumine beaucoup des ténèbres arpentées dans « L’Exposition » !) : « l’ondée intérieure« , « un ravissement, le bonheur« , dites-vous si éloquemment page 111.

Mais si c’est « encore raté«  (dites-vous, page 111) cette-fois-ci,
ce n’est que pour l’objectif d’écriture
_ la « joie » ; et non pas « l’abjection« , après la « férocité«  _ de ce récit-ci (de « L’Exposition« ) : autour du projet
(= « une carte blanche proposée par la direction du Patrimoine« , page 13 ;
et pour la réalisation de laquelle on vous « proposait le Musée de C… » ) ;

autour du projet d' »exposition » sur le motif de la « ruine« 
_ qui ne se réalisera finalement pas,
suite au « refus » de votre « choix de la photo du reliquaire » par « le conservateur général du musée de C…« , ayant « écrit au ministère » son (vif ; et acerbe) mécontentement (page 149) ;
et
« le chargé de mission«  au département du « Patrimoine » du Ministère de la Culture devenant soudain injoignable : «  »sa mission est achevée », me dit-on« , page 150 ;
et par là-même s’est achevé le projet de l’exposition « sur les ruines » (page 13)… _

autour du mystère
de la férocité du regard

_ ainsi que de la très durable (jusqu’à sa mort) fascination pour sa propre image (photographique) :
« elle  se fait construire, sous l’apparence de la frivolité, ce que Poe appelait « l’habitacle de la mélancolie »«  ( page 92) _
de la Castiglione :

dont vous finissez (pages 142-144) par dégager sans doute le « secret » (« elle se saoule d’abjection« ) dans l’image que vous finissez par exhumer, « dans les sous-sols du musée de C… » :

« Voilà. C’est elle« , page 142 ; « je sais que c’est celle-là« , page 144)
la photographie du « reliquaire » au « chien mort«  (page 142) :
« autour de la dépouille de son chien mort _ « Sandouya » ? « Kasino » ? (page 50) _, la vieille Castiglione (…) s’agenouille la tête dans les mains et rejoue la scène de la déploration.
Elle devient chose parmi les choses, corps putréfié parmi la pourriture, seul tombeau possible pour son ineffable beauté, enfin
«  (page 142) ;

et encore ceci :
« Après l’enivrement de sa beauté, après l’extase,
elle se saoule d’abjection
« 
(page 143).


Car « ce » n’est pas du tout « raté« 

dans la vie qui est la vôtre,
puisque,

si vous savez dire (page 111) avec autant de sérénité que vous désiriez écrire « sur la joie » (et « le bonheur » qui en émane),
on sent bien que vous en avez une expérience précise de la réalité

et de la valeur

_ et combien, a contrario, le cas de la Castiglione en constitue le contre-exemple monstrueux…

De même que c’est une absolue réussite (d’écriture et de pensée)
que ce récit si juste
sur l' »exposition » de soi aux autres

en confrontant, même si c’est fort discrètement, l’histoire de votre mère

_ cette dernière aux prises avec sa propre mère, avec son fiancé et mari, et avec « Lautre » ;
ainsi, même si c’est très discret, qu’avec vous-même, sa fille : mais en contrepoint heureux, cette fois !.. :

« étant moi-même à ses côtés (et non « contre » elle), la soutenant, l’aimant, et elle, si tendre, si aimante, si confiante« , dites-vous de vous deux, très brièvement, page 74 ;

et vous lui rendez par là, et très discrètement, un magnifique hommage :

elle qui fut tout à la fois « joyeuse _ revoilà donc l’élément décisif ! _, scrupuleuse et songeuse« , dites-vous d’elle (et c’est presque la fin du récit de « L’Exposition« , à la page 156)…

en confrontant, donc, l’histoire de votre mère

_ mais aussi celle d’une Isabelle Huppert ou d’une Marilyn Monroe, face à l’exposition à la photo _

avec celle de la Castiglione ;

que constitue cette « Exposition » de 157 pages parue chez POL… :
et dont témoigne la réception (heureuse !) par les lecteurs (et ce prix Lavinal)…

Voici donc cet article (du 11 novembre 2008) sur l’analyse de Michaël Foessel de « La Privation de l’intime » : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« …

Bien à vous,
et en osant espérer n’être pas trop importun par cette prolixité chronophage
(de gascon :

je suis aussi cousin avec Adolfo Bioy Casares ; ma mère _ qui a 91 ans _ est née Bioy ; d’une vieille famille béarnaise d’Oloron…)

Titus Curiosus

Ps :
j’ai adoré, sur le rapport avec sa mère, le livre d’Elisabetta Rasy, « Entre nous » (« Tra noi due« , en italien).
Et Elisabetta Rasy est devenue une amie.

En 2004-2005 et 2005-2006, j’ai fait travailler les élèves de mon atelier littéraire et photographique « Habiter en poète » sur le regard sur Rome d’Elisabetta Rasy dans ce roman (mâtiné d’autobiographie), « Entre nous » ;
qui est un « tombeau » à la mère ; de même que son roman « Pausilippe » était un tombeau au père : les deux sont parus en traduction française aux Éditions du Seuil…

L’enjeu de notre atelier (avec le photographe bordelais Alain Béguerie) étant d’aller en huit jours à Rome tenter de « saisir » et « restituer » par l’activité photographique (« inspirée » et persévérante ; ainsi que chanceuse…) le regard sur sa ville d’un grand écrivain contemporain…

En 2002-2003 et 2003-2004, nous avons accompli le même « travail » (merveilleux !) avec _ et dans _ la Lisbonne d’Antonio Antunes en son « Traité des passions de l’âme« .
Mais je n’irai pas jusqu’à dire que j’entretiens les mêmes rapports amicaux avec Antonio Lobo Antunes qu’avec Elisabetta : même si chacun d’eux a bien voulu échanger avec nous durant presque deux heures…

Alors, je me demandai :
comment interpréter vos dernières pages, après l’échec de l’exposition Castiglione-Musée de C… ?
Qui prononce, page 153, les paroles (mises en italiques) : « Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeais des photos » ?
Est-ce votre mère ?..

Et qui dit  (page 154) :
« Certains jours, je suis comme cette vieille qui pleure assise devant les photos qu’elle fait glisser sur la toile cirée avec des gestes trop grands » ;
en présence de
« l’infirmière« 
(?) qui commente « cette manie qu’ont les vieux _ pas tous _ de pleurer dès qu’ils se souviennent« , « en rangeant les photos« ,
si ce n’est vous-même, cette fois :

« je suis comme cette vieille femme, je regarde les visages de ceux qui ont disparu,
je continue à faire glisser les images,
j’arpente le couloir
_ de la vie de chacun ? _ lente, penchée, misérable« 

En 2006, j’ai perdu mon père, né le 11 mars 1914

(en une cité au pied des Carpates, chef-lieu d’arrondisement du Bolechow du grand-oncle Shmiel Jäger de Daniel Mendelsohn, qui le fait revivre dans « Les Disparus« ) ;

homme particulièrement silencieux, avec lequel j’ai toujours eu des rapports assez peu faciles.
Il est mort après 6 mois d’Alzheimer en une maison de retraite à 5oo mètres de chez nous ; plus mutique que jamais.

Et depuis je suis dans un travail de deuil qui me fait, comme vous, « rebattre les cartes« …

Votre pudeur (de fille de votre mère), dans cette « Exposition« , est magnifique.

Outre les livres de Mendelsohn,
je vous recommande, donc, aussi, ces deux livres d’Elisabetta Rasy : « Entre nous » et « Pausilippe » : les photos aussi y sont présentes, et importantes.

Quant à moi, je ne prends personnellement jamais de photos _ je laisse faire mes trois filles…
Et je suis ami avec des photographes : Alain Béguerie ; Bernard Plossu.

Cf mon article, encore : « Attraverso Milano : le carton d’invitation alla mostra »

« L’Exposition » de Nathalie Léger : un très grand livre, dense et léger (= intense, précis, et sans pathos), de 157 pages ;

comme l’a bien souligné Jean-Michel Cazes au village de Bages, lors de la cérémonie solennelle d’intronisation (« Nathalie Léger à la lumière du Médoc« ) de Nathalie Léger et Jean-Paul Hirsch au sein de la joyeuse et sérieuse Commanderie du « Bontemps, Médoc, Graves, Sauternes et Barsac« …

Titus Curiosus, ce 14 juin 2009

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