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Pour décrypter ce que peut être « un savoir gai » : un travail d’exploration de William Marx

15jan

Pour explorer et décrypter ce que peut être, en sa spécificité et son étrangement  _ qui est ici un substantif _, l’être-au-monde _ toujours en décalage et toujours au moins en léger déport de situation et vision _ d’un homosexuel _ lambda _,

par rapport à la situation et vision majoritaire et dominante des hétérosexuels _ si tant est que généraliser ait du sens : un peu, au moins, probablement ; et aboutisse à ce qui peut, au-delà de l’expression nietzschéenne de « gai savoir« , se nommer authentiquement un « savoir » un tant soit peu efficace et utile _,

vient à point, ce mois de janvier 2018, aux Éditions de Minuit,

Un savoir gai, de William Marx,

en 33 courts et vifs et alertes _ et ardents militants de la cause… _  chapitres, classés par ordre alphabétique (Altérité, Cabinet secret, Communauté _ voilà _, Communion virile, Contingence, Couples, Désastre, Égalité Liberté, Espérance de vie, Esthétique, Étrangement, Évangile, Fascination, Faux départs, Hypersexualisation _ certes ! _, Invisibilité, Libido sciendi, Littératures, Mathématiques, Mimétisme, Modèles, Pédophilie, Permutabilité, Prostitution, Refuges, Scepticisme, Signes et symétrie, Surface/profondeur, Taille _ du pénis _, Terreur, Urgence _ oui ! _, X, Zeus),

et un Préambule _ tout à fait judicieux, et intitulé, lui, Sexe et pensée.

« La sexualité informe ton esprit : elle lui donne forme.

Elle contribue à la singularité _ voilà _ de ton point de vue sur le monde«  ;

Avec encore cette précision informative sur la perspective de ce livre, page 9 :

« Ce n’est pas tout le sexe qui sera pensé ici, ni tout le sexe qui pensera.

Plutôt la partie désir _ voilà _ de la vie sexuelle,

la façon dont elle informe _ et forme aussi, en le dé-conformant du modèle majoritaire dominant _ l’individu, et dont elle l’informe sur le monde. Sur la culture et sur la société en particulier.

La sexualité implique un rapport particulier au vrai, au beau, au bien ;

autrement dit une épistémè, une esthétique, une éthique, une politique« .

… 

Avec pour conséquence que, page 10 :

« cette différence _ celle qui « t’a fait naître ou devenir amant de ceux de ton propre sexe » et qui « te sépare du plus grand nombre« est le levier _ voilà _ par lequel tu mettras en évidence l’imbrication _ oui _ du sexuel et de l’intellectuel. Toute connaissance _ et tout « savoir« , donc _ t’arrive transformée par cette orientation différente«  ;

si bien que, « à tout prendre, tu prétends davantage expliquer _ ici même _ aux hétérosexuels l’hétérosexualité _ qui, bien trop évidente, leur demeure impensée _ par le simple jeu des différences : on ne se connaît singulier que par la comparaison.

Le monde autour de soi est tellement univoque que les hétérosexuels n’ont guère l’occasion _ quant à eux _, à moins de la chercher, de se confronter à l’altérité« .

Et, page 11 :

« pour _ enfin un peu _ savoir il fallait d’abord ignorer, être perdu, désorienté _ et s’en apercevoir, le découvrir, en prendre peu à peu ou soudain conscience.

La note fondamentale de ton expérience, c’est _ donc _ l’étrangement »…

Et qui, pour le lecteur que je suis,

vient prolonger _ mais sur un tout autre mode d’écriture : analytique et disons sociologique, ici ; assez loin d’une investigation de la singularité idiosyncrasique (et littéraire) de l’auteur ! _ ce que j’ai pu découvrir et apprendre ces six derniers mois, en parcourant de fond en comble l’œuvre autobiographique passionnant à décrypter de René de Ceccatty,

à commencer, tout particulièrement, par cet extraordinaire et sidérant récit très détaillé, publié en septembre 1980 aux Éditions de la Différence, qu’est Jardins et rues des capitales, dont les trois chapitres s’intitulent respectivement : Hugues, Jacques ; Samuel en Samantha ; et Roma-Fanfilù _ une entreprise probe et courageuse de lucidité comme il en existe bien peu. Un chef d’œuvre !!!

Voir là-dessus mon article de synthèse, le 12 décembre dernier, sur Enfance, dernier chapitre : Lire, vraiment lire, ce chef d’œuvre qu’est « Enfance , dernier chapitre », de René de Ceccatty (et au-delà : à propos de tout l’œuvre autobiographique de René de Ceccatty) ;

et écouter le podcast de notre entretien sur ce merveilleux livre, tout de singularité, ainsi que sur la traduction de la Divine Comédie de Dante. 

L’entreprise, ici, de William Marx, a en effet d’abord et surtout, me semble-t-il,  une visée défensive de ce que je nommerai la communauté homosexuelle,

et cela en un temps d’offensives virulentes d’homophobie _ par exemple de la part de la-dite « manif’ pour tous«  à l’égard de ce qui a été nommé « le mariage pour tous« 

William Marx n’aborde pas frontalement ses expériences personnelles _ car tel n’est pas l’objet de son livre _ même s’il lui arrive, à l’occasion, de le faire : quand il s’agit de prendre des exemples précis…

En son important et fort intéressant chapitre « Scepticisme » (pages 139 à 142),

qui débute par ces phrases :

« Longtemps tu n’as pas su que tu étais gai.

Du moins en as-tu douté voilà _, alors même que tu as toujours été attiré par les jeunes gens un peu plus âgés que toi. Tu voulais les imiter dans leur façon de s’habiller. Tu cherchais les occasions de voir des corps masculins nus. Leurs organes sexuels te fascinaient. Par ailleurs, tu n’éprouvais aucun de ces sentiments à l’égard des jeunes filles et des femmes, qui te laissaient indifférent.

Pour autant, tu ne croyais pas _ voilà _ que ton attirance pour les hommes et les jeunes gens fût en rien sexuelle _ mais seulement pré-sexuelle, en quelque sorte. A tes yeux _ voilà _, cette attirance montrait justement que tu n’étais pas encore entré dans le monde _ actif et pragmatique _ de la sexualité, avec ses désirs et ses besoins _ efficients _ propres«  ;

et d’ajouter même, à la page 140 :

« Il n’est pas impossible que cette conviction ait _ carrément _ freiné l’épanouissement de ta sexualité physiologique. Tu ne découvris en effet la masturbation que vers la fin de ta dix-septième année _ en 1983 _, bien que tu en connusses l’existence théorique _ livresque seulement _ justement par ce livre d’éducation sexuelle _ que ses parents lui avaient en effet offert « vers l’âge de onze ou douze ans », soit dès 1977 ou 78. Mais tu ne savais pas comment procéder _ dans la pratique effective de la chose _ malgré tes efforts (…), et puis sans doute ce besoin organique ne se manifestait-il pas avec suffisamment de force pour t’obliger à trouver la solution ; celle-ci ne t’apparut que fort tard, donc » ;

au point même d’avoir cru « que ce retard _ physiologique _ était dû à ta suractivité intellectuelle, au fait que ta vie disparaissait tout entière dans les livres que tu lisais avec boulimie, arrêtant ainsi _ rien moins ! _ ton développement physiologique. »

Et ce n’est qu' »une fois découvert _ un peu plus tard _ le plaisir sexuel » que « tu sus alors fort bien que ton désir te portait vers ceux de ton sexe, puisque c’étaient les seuls _ par contre-épreuve _ qui excitassent ta sensualité. Mais longtemps _ encore _ tu n’osas croire à la réalité et au caractère définitif _ voilà le principal point d’incertitude alors _ de ton propre désir. (…) Tu pensas longtemps _ encore, par conséquent _ que ton développement sexuel _ normal, attendu : selon les normes du manuel de sexualité qui faisait autorité ! _ ne se terminerait pas là et que tu finirais par aimer les femmes. »

en son important et trés intéressant chapitre « Scepticisme« ,

William Marx narre, en effet, alors, page 140-141, un épisode charnière de sa vie affective et sexuelle, survenu en 1988, alors qu’il avait 22 ans, et qui allait asseoir enfin la conviction de son orientation sexuelle :

« A l’âge de vingt-deux ans _ en 1988, donc _, je voulus voir ce que donnerait l’amour avec une femme : l’acte fut accompli, at par deux fois même, mais sans désir et sans plaisir particulier.

Ce fut la preuve que tu attendais : tu n’aimais et n’aimerais jamais que des hommes, et tu en pris ton parti. Tu crus enfin en ton désir _ au-delà de ce qui pouvait n’apparaître que comme un pur et simple fantasme.

Ta vision du monde en fut _ totalement _ changée. Quelques semaines plus tard _ en 1988, donc _, tu déclaras ta flamme à celui _ Erwann ? _ qui deviendrait le compagnon de ton existence _ pour un moment ? pour jamais ? l’auteur ne le précise pas _ et autour duquel tu tournais depuis de longs mois déjà.« 

Avec ces bien intéressantes déductions, à la page 141 :

« Pour toi, l’apprentissage de la sexualité gaie coïncida avec celui d’un scepticisme généralisé. 

Scepticisme à l’égard de mon propre désir, d’abord, auquel tu n’osais pas accorder ta confiance.

Scepticisme à l’égard des discours, ensuite. De tous les discours, de tous les maîtres, même les plus autorisés ou, plus exactement, surtout ceux-là, c’est-à-dire ceux qui prétendent dicter ta vie : maîtres et discours politiques, religieux, philosophiques, scientifiques, dont, même si certains peuvent t’attirer, tu te sens toujours séparé, comme par une cloison mince quoique infranchissable. A la base de tout discours sur le monde, tu perçois _ du fait de cet étrangement de cette homosexualité hors normes dominantes ? _ une illégitimité. Tu te méfies des autorités. Tu te méfies des théories, de toutes les théories.

Mais tu te méfies également de toi-même, de ce que tu peux penser _ réduit ainsi à l’incertitude foncière et sans fond et sans fin du croire : sans jamais parvenir à la légitimité d’un savoir objectivement assuré.

Tu n’es pas certain de détenir une vérité.

A chaque phrase que tu écris, tu voudrais apporter un correctif, une concession _ à la Montaigne (« tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« ), à la Proust, à la Shakespeare _,

parfois même écrire la phrase inverse.

Ecrire, c’est s’engager dans une instabilité profonde : tu dois croire au moins un instant à ce que tu penses pour pouvoir l’écrire.

Or pour toi le moteur de l’écriture réside au contraire dans la méfiance _ oui : le doute actif _ à l’égard de ce qui est jeté sur le papier, dans le besoin d’ajouter _ voilà ! _ pour corriger et compléter _ les deux !! _ ; et ainsi avance _ en effet ! _ le texte _ la ligne, la phrase, la page _, parce que, tu en as le sentiment profond, aucune phrase ne dit jamais _ à elle seule _ la vérité _ même celle-ci.« 

Je veux aussi m’arrêter aux remarques du chapitre « Terreur » (aux pages 153 à 155),

rédigées à l’occasion d’un rêve, ou plutôt un cauchemar, la nuit du 29 novembre 2015 :

« la date importe« , souligne William Marx en ouverture du chapitre, page 153 _ rappelant, à la page suivante, les « terroristes du 13 novembre 2015, quinze jours plus tôt » que ce cauchemar : « les terroristes de novembre ont pris ton inconscient en otage : tu découvres qu’il y a, tapie au fond de toi, la peur d’être visé en tant que gai, parce que gai«  _ ;

en voici le détail :

« Rêve cette nuit (29 novembre 2015 _ la date importe). Dans un paquebot, avec les officiers du commandement. (…) Tu te rends compte que tout l’équipage est gai. Un sentiment de familiarité _ communautaire, William Marx y revient à d’autres reprises, notamment à propos des sentiments (à la fois rassurants et euphorisants) que suscite en lui la Gay Pride, en son chapitre « Communauté«  (pages 27 à 30) _, de connivence, de joie tendre, d’excitation t’envahit.

Mais tu n’as pas le temps de profiter de ce bonheur. Tout à coup, les lumières s’éteignent au fond de la salle, puis de plus en plus près de toi, comme si des rangées de néon étaient mises successivement hors circuit. Tu entends des cris angoissants. L’ombre s’avance vers toi.  Elle va bientôt tout recouvrir. Au dernier moment, sur le point d’être atteint par la nappe d’obscurité, tu vois dans le noir une silhouette masquée poignarder _ voilà _ chaque participant à la fête, l’un après l’autre. Elle se précipite sur le nouveau commandant et son copain, les assassine, avance vers toi et te donne un coup de couteau dans le ventre. Tu te réveilles.

Le récit de ce rêve, que tu te lis, te terrorise encore.


Tu y trouves beaucoup d’échos
_ en tant que « restes diurnes » du rêve… _ de la journée précédente, où tu avais écrit un texte comparant la Cité radieuse de Le Corbusier _ à Marseille : ville portuaire… _ à un paquebot sans commandement ni équipage ; tu y évoquais le souvenir d’un bal masqué organisé sur le toit-terrasse. La veille au soir, tu avais également aperçu au théâtre _ à Marseille, aussi ? _ le beau Tancrède avec son copain, assis juste derrière toi. Tout ce vécu du jour d’avant explique parfaitement le rêve _ jusqu’à la scène finale exclusivement.

A partir de ce moment,

le rêve a associé spontanément la vie gaie _ ainsi donc raisonne, en cet essai, William Marx ; à la différence, me semble-t-il, de René de Ceccatty, en ses récits autobiographiques ; qui sont en permanence seulement au singulier, eux ; à l’exclusion de considérations communautaristes de quelque sorte que ce soit, y compris sexuelles… _

à la menace homophobe _ très vivement ressentie par William Marx _,

aux terroristes du 13 novembre 2015, quinze jours plus tôt,

à la Troisième Intifada (celle des couteaux),

et il a tourné instantanément au cauchemar.

La perception d’un bonheur gai idéal a créé d’elle-même son négatif, cédant la place à un sentiment de terreur.

Ce songe effrayant te révèle une peur que tu croyais ignorer : sans que tu t’en rendes compte, tu as assimilé confusément l’idée d’une menace _ générale _ planant sur les gais _ pris en tant que communauté. La terreur a gagné à ton insu. Le sentiment d’insécurité triomphe alors même que tu ne te savais pas en danger. Les terroristes de novembre ont pris ton inconscient en otage : tu découvres qu’il y a, tapie au fond de toi, la peur d’être visé en tant que gai, parce que gai.

Tu te souviens d’un soir dans ton quartier _ je suppose à Paris, cette fois, et non plus à Marseille _, il y a quelques années, où tu rentrais du cinéma en compagnie d’Erwann _ le compagnon de William Marx. Il était tard, il n’y avait personne, croyiez-vous, et vous vous teniez par la main. Tout d’un coup, dans le noir, des cris, des insultes : c’était un groupe de jeunes au fond de la rue, que vous n’aviez pas vus. Vous vous êtes lâché la main, vous avez pressé le pas, vous vous êtes demandé s’ils allaient vous poursuivre. C’était en plein Paris _ voilà.

Il y a toujours pour les gais _ du moins identifiés et repérés comme tels : sortis du placard… _, dans le noir, une menace _ de mort ! _ qui rôde, invisible, prête à surgir au dernier moment, à l’instant où ils s’y attendent le moins« …

Avec ces remarques de conclusion du chapitre, page 155 :

« Au cas où vous l’oublieriez, il se trouve toujours des gens de haute moralité _ et d’extrême et totale et parfaite bonne conscience d’eux-mêmes, et d’un déchaînement de haine proprement hallucinant : les haineux sauvages bon chic bon genre de la manif pour tous ! Jamais je n’avais vu dans des regards et entendu proférer dans des cris tant de haine qu’en croisant, par hasard, leur manifestation, place Gambetta, à Bordeaux ! Cf aussi le merveilleux portrait du Tartuffe de Molière… _ pour vous rappeler que vous vivez sous un régime d’excessive _ pour la parfaite suffisance fermée de leur absolue bonne conscience ! _ tolérance : ils défilent parfois sous des bannières à la gloire de la famille dite traditionnelle.

Tu as presque hont d’écrire cela en France aujourd’hui, dans cette ville et ce pays où deux hommes ou bien deux femmes peuvent se marier devant madame ou monsieur le maire, où chacun peut vivre sa sexualité plus librement que presque partout ailleurs dans le monde. Tu l’écris comme soulagé d’avoir échappé _ provisoirement du moins ; mais le limes ressenti demeure ineffaçable : il fonctionne comme avertissentent envers la menace des haineux : ah les excellents paroissiens ! _ à la traque, avec l’espoir que le cauchemar ne reste qu’un cauchemar.

A ta grande surprise la peur t’a rattrapé« .

Un regard assurément très intéressant.

Je dois cependant encore un peu affiner, compléter, corriger à la marge mon commentaire de ce très intéressant essai de William Marx ;

notamment commenter son excellente expression de « myriade de décalages », à propos de ce qu’il nomme « l’existence gaie », aux pages 27 -28 (dans la rubrique « Communauté ») :
pour lui, « un gai » n’est pas « qu’un homme qui aime les hommes en lieu et place des femmes, et rien de plus. Comme si cette différence était du même ordre qu’une préférence alimentaire ou esthétique. (…) Comme si cela n’engageait pas une myriade de décalages _ voilà _ qui font de cette vie tout autre chose que la vie d’un amateur de polars, de jaune canari ou de poires conférence ».
 
Ainsi, élargissant son éloge du jour de la Gay Pride, dit-il aussi, et là je tique un peu : « Tu ne diras jamais assez l’importance des amis gais. Tu en as d’hétérosexuels, bien sûr, et qui savent que tu es gai. Pourtant la communion _ voilà un terme qui me gêne _ ne sera jamais aussi complète _ quel étrange idéal ! _ qu’avec des gais, quand les sous-entendus et les implicites partagés autorisent la compréhension parfaite _ tiens donc ! _, celle qui n’a pas besoin de mots _ halte là ! _ et se contente d’un rire ou d’un regard complice _ c’est commode, mais c’est aussi assez superficiel, et ce peut être lourd de mé-compréhensions : pour ma part, je me méfie beaucoup de ce qui prétend faire l’économie du dicible et faire l’éloge de l’ineffable. Toute zone d’ombre a alors disparu : vous vivez alors, le temps d’une soirée, dans une transparence nouvelle _ vraiment ? _, celle-là même dont vous avez soif _ vraiment ? cette idée ne m’agrée pas du tout : ni l’amour vrai, ni l’amitié vraie n’ont pour but la transparence ou la fusion : seulement l’entente profonde de l’autre en son altérité (aimée et respectée, et en partie, mais dans la différence de l’altérité (aimée) de l’autre, partagée) _ le reste du jour et de la semaine. Ces moments-là sont délicieux. Les amis ont beau t’être chers, ce ne sont que des amis _ ah ! bon ! _, peu nombreux, triés sur le volet _ comme si faire nombre était ce qui importait ici à l’affaire ! Non ! La Gay pride, c’est la société tout entière. Elle en donne du moins l’illusion _ ici un éclair de lucidité… (…) Ce jour-là et lui seul, tu fais corps _ tiens donc ! _ avec autrui _ quelle illusion ! _, simplement, directement, totalement, comme le font _ tiens donc ! _ sans le savoir _ qu’est ce que cela peut-il donc être ? _ les hétérosexuels. (…) La vraie joie (…) est celle d’avoir aboli le limes qui te séparait du mondeComme s’il s’agissait d’être majoritaire… Cela me rappelle l’expérience forte et inoubliable (tout, et partout, dansait !!!) des fêtes de Pampelune (au terme de ma première année d’enseignement à Bayonne, au mois de juillet 1972, avec un ami basque, décédé depuis) : un très gai luron ! Sur la fête, lire les percutants et décapants Essais de Philippe Muray.
D’autre part, cette « myriade de décalages » de la part des écrivains qui me plaisent tout spécialement, et que je trouve chez certains écrivains ouvertement homosexuels, tels un Christopher Isherwood (par exemple en Un Homme au singulier) ou un E. M. Forster (par exemple en Maurice) ;  je la trouve aussi chez certains _ mais pas tous _écrivains juifs, tel un Joseph Roth (par exemple en La Marche de Radetsky ou La Crypte des Capucins), ou un Philip Roth (par exemple en Patrimoine, ou  Ma vie d’homme) ; et chez certains écrivains noirs, tel un Percival Everett (en Blessés ou Effacement). En chacun de ces regards d’écrivains, c’est la singularité de ces « myriades de décalages » qui est proprement irremplaçable à suivre et découvrir, et passionnante à partager…

Titus Curiosus – Francis Lippa, ce lundi 15 janvier 2018

la jubilante lecture des grands livres : apprendre à vivre en lisant « L’Exposition » de Nathalie Léger

15juin

Un grand livre _ tel que « L’Exposition » de Nathalie Léger _ est un livre qui vous entraîne, vous lecteur, à sa suite, dans une découverte, avec jubilation : la découverte d’un secret, d’abord enfoui dans (et sous) beaucoup d’apparences, sous beaucoup d’ignorance (et de naïveté de votre part ; comme, tout d’abord, en amont, celle de l’auteur, en son travail même d’écriture) ; tant objectivement _ en soi, dans le réel (touffu _ et dangereux !) auquel il (le livre !) se confronte _ que subjectivement _ pour soi-même, lecteur, a priori vierge (comme tout nouveau venu au monde) de beaucoup de bien des connaissances nécessaires pour seulement en venir à partager (en se forgeant de bric et de broc, toujours, quelque « expérience » qui tienne un tant soit peu la route ; et aide à cheminer, avancer, accomplir son chemin) ;

en venir à partager, donc, quelques « coins » de ce « secret » que l’auteur va peu à peu, au fil des lignes, des phrases, des pages, et par bribes _ lui aussi ! _, « exposer« , « révéler« , « mettre au jour« .

En cela, tout grand livre est une chasse au trésor…

Avec le risque qu’à la fin, en dépit de mille péripéties haletantes, et souvent exaltantes, entre quelques passages (reposants) de temps morts relatifs (pour souffler, récupérer, faire un peu le point, avant d’affronter une nouvelle étape affolante de découverte, par escalier), on se dise parfois : ce n’était donc que ça ? Tout ça rien que pour ça ?..

Tout grand livre est, en microcosme, ce que toute vie dans le monde (et face à lui et à ses dangers : le réel, on s’y heurte, on s’y blesse ; il a parfois trop vite raison de nous ; et on finira bien, un jour ou l’autre, de toutes façons, par en mourir : devoir baisser le pavillon ; définitivement en rabattre, en quelque sorte ; nos réserves d’énergie épuisées : la vie nous écartant alors, sous l’injonction salutaire : « au rebut » ! « place aux jeunes » !) ;

ce que toute vie dans le monde est : l’apprentissage d’une survie, à défaut, dans les meilleurs des cas, d’un accomplissement (demeurant, pour tant et tant, au stade seulement de promesse non tenue…).

Ne passez pas à côté !!!

Eh bien ! « L’Exposition » de Nathalie Léger,

comme « Zone« , de Mathias Enard,

comme « Traité des Passions de l’âme » d’Antonio Lobo Antunes,

comme « Entre nous » d’Elisabetta Rasy,

comme « Les Disparus » de Daniel Mendelsohn,

est de ces grands livres jubilants, chacun en son genre (parfois singulier), qui vous emportent et vous font découvrir (= partager un peu) un savoir formidable et irremplaçable sur le monde, le réel, la vie et les vivants, que chaque lecteur est amené à fréquenter, aux risques et périls de toute vie. En cela _ mais sans didactisme aucun ! _, ces grands livres nous font faire d’énormes bonds dans l’apprentissage du « métier de vivre« , comme l’appelait le très inquiet lui-même Cesare Pavese…

La quête _ et le schéma narratif _ de « L’Exposition » est très simple :

il s’agit d’une commande, passée à l’auteur, d’un « chargé de mission » à la direction du Patrimoine du ministère de la culture, d’organiser une exposition patrimoniale. Lisons :

« Je travaillais alors à un projet sur les ruines« , indique l’auteur, page 13, « encore un, une carte blanche proposée par la direction du Patrimoine. Il était question de « sensibilité de l’inappropriable », d’« effacement de la forme », de « conscience aigüe d’un temps tragique » _ indications de direction de recherche non négligeables, bien qu’ouvertes, laissant de la marge… « Chaque intervention devait se faire dans un monument historique. On me proposait le musée de C…«  _ ville marquée par le Second-Empire et l’empreinte de Napoléon III… « Il fallait choisir une seule pièce dans leur collection, puis « broder sur le motif », ainsi que me le recommanda le chargé de mission de la direction du Patrimoine avec un petit rire gêné comme s’il venait de faire une plaisanterie salace. Il fallait ensuite mettre en valeur la pièce choisie en sollicitant auprès d’autres musées le prêt d’œuvres contemporaines« _ de la « pièce » patrimoniale élue… Après une première piste bien vite abandonnée en découvrant que la « photographie » envisagée _ « l’étrange et fameuse image d’un vallon morne jonché de boulets, à moins que ce ne soient des pierres ou des crânes disposés régulièrement sur une nature trépassée« , issue d’un « reportage de Roger Fenton, le photographe britannique envoyé par la reine Victoria sur le front de la guerre de Crimée« _ ne faisait pas partie des collections du musée«  ; « c’est alors, tout en attendant l’inventaire que le chargé de mission avait promis de m’envoyer, c’est alors que j’ai cherché dans ma bibliothèque le catalogue sur cette femme, la Castiglione, ce catalogue que j’avais acheté _ par attraction _ et rangé aussitôt _ par répulsion : deux mouvements conjoints d’importance dans le processus même que va décrire « L’Exposition«   _, et dans lequel se trouvaient plusieurs documents appartenant au musée de C… .« 

Ce « passage«  _ l’écriture de Nathalie Léger procède par « passages« , séparés par des blancs, formant des « sauts« , à la façon d’un Pascal en ses « Pensées » ; ou d’un Nietzsche dans la plupart de ses essais (par exemple « Le Gai savoir« , ou « Par-delà le Bien et le mal » ;

les « sauts et gambades« , eux, d’un Montaigne, en ses « Essais » apparemment touffus (nous sommes dans une écriture maniériste) sont, très espièglement de la part de leur auteur, beaucoup plus complexes, défiant très crânement, et on ne peut plus ouvertement dès l« Avis au lecteur » liminaire, « l’indiligent lecteur« , eux !!!) _

ce « passage« , donc, est le sixième du livre (qui en comportera 100, tout rond !) ; il se trouve aux pages 13 et 14.

Si j’analyse les « passages » précédant celui-là, voici ce que cela donne :

Le premier « passage« , de six lignes seulement, en ouverture du livre, page 9, est une sorte de vademecum (pour soi) de l’auteur se mettant au travail (d’écrire _ et se livrant à son « génie » singulier…) :

« S’abandonner, ne rien préméditer, ne rien vouloir, ne rien distinguer ni défaire, ne pas regarder fixement, plutôt déplacer, esquiver, rendre flou et considérer en ralentissant la seule matière qui se présente comme elle se présente, dans son désordre, et même dans son ordre » _ je l’ai commenté dans mon article précédent, hier : « Sur la magnifique “Exposition” de Nathalie Léger, Prix Lavinal 2009 : l’exposition de la féminité et l’exhibition (sans douceur, ni charme = sans joie) comme privation de l’intime« …


Le second « passage » porte déjà sur l’apparent « sujet » de l’enquête : le secret de la beauté (ainsi que de la fascination pour sa propre image photographique) de la Castiglione, dont le nom même n’est pas encore mentionné dans les citations qui la désignent, cette beauté, ou plutôt la fascination (médusante ; ou jalouse, meurtrière) qu’elle exerce sur les autres femmes (page 116, on trouvera sur ce contexte d’extrême violence de la cour (impériale) en partance, sur les quais de la gare du Nord, pour Compiègne, l’expression : « des enjeux terribles, des haines, l’arrière-boutique saignante de la parade« ) ; les hommes, quant à eux, s’y laissant volontiers prendre, et succomber : ces citations, pages 9 et 10, sont empruntées à la princesse de Metternich. La narratrice commente simplement : « On contemplait sa beauté comme on allait voir les monstres« ...


Le troisième « passage » porte sur la découverte « par hasard » de la Castiglione et de ses images photographiques par la narratrice du récit, sous la forme d’un « catalogue » d’exposition de photographies, « La Comtesse de Castiglione par elle-même«  :

« C’est par hasard, en haut d’un petit escalier de bois dans la librairie délabrée d’une ville de province, que je suis tombée sur elle, frappée à mon tour, mais pour d’autres raisons _ qui vont faire rien moins que le « motif » discret de « L’Exposition«  Une femme a fait irruption sur la couverture d’un catalogue, « La Comtesse de Castiglione par elle-même« . J’ai été glacée par la méchanceté _ oui _ d’un regard, médusé par la violence _ oui _ de cette femme qui surgissait dans l’image. J’ai simplement pensé sans rien y comprendre _ alors _ : « Moi-même par elle contre moi » _ une expression (de « travail sur soi » : dialectique) qui ira s’éclairant… ; et combien superbement ! _, dans un bredouillement de l’esprit qui s’est un peu apaisé lorsque j’entendis _ de retour à Paris ? _ sur le trajet du 95 une femme faire à une autre le long récit gémissant des circonstances de sa jalousie _ un terme en effet intéressant. Au moment de descendre, elle lâcha pour résumer : « Tu comprends, mon problème, c’est pas lui, c’est elle, c’est l’autre« . Sur le trajet un peu sinueux de la féminité _ l’expression est magnifique : voilà le sujet de « L’Exposition » !!! le « motif » qui va travailler et l’auteur, et le livre… avant le lecteur ! ensuite… _, le caillou sur lequel on trébuche _ avant que de devoir « se rétablir«  _, c’est une autre femme (« l’autre » _ c’était ainsi que nous avions nommé la femme pour qui mon père avait quitté ma mère _ « Lautre », c’était devenu son nom, un nom qui permettait d’annuler sa qualité pour ne s’attacher qu’à sa fonction _ en effet ! _ ; « Lautre », celle qui n’était pas légitime, celle qui n’était pas la mère ; « Lautre », quoi qu’elle fasse, on la hait, on la désire _ dans l’ambivalence _ ). » Le dispositif narratif (de ces « passages«  : c’est mieux que « paragraphes«  !..) se met peu à peu et implacablement en place… Jusqu’à l’ultime mot, lors du centième, page 157 : « Atropos : l’Inexorable« … Mais, alors, ce sera gagné… Nous aurons, avec l’auteur _ sans doute… _, « vaincu«  : c’est-à-dire « surmonté« 

Le quatrième « passage » décrit une scène : de théâtre ? à moins que ce ne soit, plus surement, une photo : peut-être celle-là même de la couverture du « catalogue«  qui vient d’être évoqué : « Elle entre. Elle est dans le plein mouvement de la colère et du reproche. Elle fait irruption sur la droite de l’image _ le terme est important _ comme d’une coulisse masquée par un rideau _ est-ce à dire que le théâtre n’est, ici, que « métaphorique » ?.. De quoi est-ce donc ici l’« ekphrasis » ?.. Elle tient dans sa main ramenée contre sa taille un couteau qui luit obliquement en travers de son ventre. Le visage est fermé, la bouche mince, les lèvres serrées, le regard clair et dur, les cheveux sont plaqués en deux petits bandeaux secs séparés par une raie impitoyable, le couteau« … etc… « Tuerie de théâtre ? Oui, personne ne peut en douter, elle est sur une scène et fait mine de prendre soin que tout ça ait l’air véridique. Mais comme toute grande actrice, elle fait semblant de faire semblant« … Elle ne fait donc pas vraiment semblant… Du « vrai«  sourd de l’image… Le « passage » se conclut par la formule : « Cette femme entre, elle veut tuer. » Se venger…

Quelle place assigner à ce quatrième « passage« , pages 11 et 12, dans la progression de ce début de récit de « L’Exposition » ? Il semble bien, pourtant, qu’il s’agisse, déjà là, d’une « image » de la Castiglione se mettant elle-même en scène, dans le studio Mayer & Pierson (dont la mention n’apparaîtra qu’au onzième « passage« , page 19 _ mais lire, pour le lecteur, c’est nécessairement se souvenir ; opérer des connexions…) ; et sous l’objectif de Pierre-Louis Pierson, dont le rôle et le travail assigné par la commanditaire, est présenté et remarquablement détaillé _ Nathalie Léger est toujours magnifiquement (quoique toujours très sobrement : rien de trop) « détaillante« … _ dans le douzième « passage« , pages 20 et 21…

Enfin, le cinquième « passage« , juste avant celui de la « carte blanche » de « commande » d’une exposition pour la direction du Patrimoine, décrit la « re-découverte » du catalogue par la narratrice :

« J’ai recherché dans ma bibliothèque _ où il avait été enfoui, sinon même englouti, parmi tous les autres livres qui la constituent : c’est aussi à cela que servent les bibliothèques (cf le délicieux petit livre de Jacques Bonnet « Des Bibliothèques pleines de fantômes« ) _ le catalogue sur elle, ce catalogue que j’avais acheté et rangé aussitôt. J’y ai retrouvé immédiatement le dégoût _ très vif, et lancinant (comme une carie avancée avant qu’elle soit soignée) _ de ces images, de cette férocité, de cette mélancolie sans profondeur _ la formule, terrible, assassine, si l’on veut bien s’y arrêter un peu… _, de cette défaite » _ soit l’image faite chair de la « ruine«  Avec cette conclusion, tout de suite : « j’ai eu l’impression étrange _ cette « Inquiétante étrangeté« , « Das Unheimliche » dans l’article que lui consacre Freud en 1919 (cf « L’Inquiétante étrangeté et autres essais« ), et qu’il vaudrait mieux traduire, me semble-t-il, par « bizarre familiarité » _ de rentrer à la maison et, bien que cette maison soit détruite, d’y rentrer avec crainte, avec reconnaissance«  _ toujours cette même « ambivalence« , et comme pour « mettre enfin au clair«  des miasmes bien trop délétères encore, sinon…

Je ne reviens pas sur le sixième « passage« , décisif pour le dispositif narratif de « L’Exposition« .

Suivant, forcément (!), ce sixième « passage » de la commande de l’exposition (avec « le musée de C… » pour partenaire « proposé« ),

arrive le septième, qui « brode« , lui, dans l’esprit « en chantier » de la narratrice, sur le concept de « sujet« 

à partir d’une savoureuse _ on l’entend légèrement rouler les r _ remarque de Jean Renoir : « Le sujet m’a totalement boulotté ! Un bon sujet, ça vous prend toujours par surprise, ça vous amène«  : ça vient formidablement soulever et féconder votre inspiration, à partir d’un « terreau » qui dormait en attendant cette occasion de « s’éveiller » et de « se déployer » enfin ; d’exhaler toute la palette de ses fragrances ne demandant qu’à s’aviver… La « bête » (du « sujet« ), tel un python venant fasciner sa victime avant de la « boulotter« , très effectivement _ Nathalie Léger raconte, page 15 :

« Ce jour-là, j’ai pris un livre au hasard, c’était un livre sur les pythons, la dévoration par les pythons« , plus exactement, même... _ ; la « bête« , alors, « vous fait cracher ce que vous vous êtes enfoncé dans l’esprit, un sujet énorme et dissimulé _ enfoui, et sans doute même « refoulé« , dirait Freud ; cf ici le « Vocabulaire de psychanalyse«  de Laplanche et Pontalis _, incompréhensible _ tout d’abord _, puissant, plus puissant que vous, et d’apparence ténue le plus souvent, un détail, un vieux souvenir, pas grand chose _ apparemment, du moins ! d’abord… encore et toujours _, mais qui vous prend _ tel le serpent Python (celui-là même dont Apollon, le dieu de la lumière, du Soleil, de la musique et des Muses, débarrassa le territoire, devenant alors « sacré« , de Delphes, au pied du Montparnasse ; où s’installa alors l’oracle de la « Pythie«  _, mais qui vous prend et inexorablement _ ce sera, nous venons de le voir (et le dire), le mot de la fin du livre, « Atropos : l’Inexorable« , page 157 : mais enfin vaincu ! _, vous confond en lui pour régurgiter lentement quelques fantômes inquiétants, des revenants égarés mais qui insistent« , pages 15 et 16… Ces « fantômes » « égarés » et qui ne partent pas, mais « reviennent » et « insistent« , restent et campent là implacablement, nous allons les retrouver, dans les traits mêmes, s’épaississant de leur charbon (de noirceur), de la comtesse de Castiglione.

Ainsi, ce « passage«  sublime, qui débute page 77 :

« Il y avait dans la chambre d’enfant un placard dans le mur, une sorte d’armoire. On ouvrait ses lourds battants ouvragés avec une grosse clé, mais au lieu de trouver la profondeur obscure et mate d’un rangement silencieux _ muet, mutique : laissant en paix _, piles de draps ou de livres, on tombait brutalement sur son propre visage,

soi-même inattendu dans le miroir qui surmontait un petit lavabo et son nécessaire à toilette

soi-même pétrifié de se trouver là avant même de s’être reconnu _ en une opération laissant tranquillement le temps de s’identifier soi-même ; c’est la surprise ici qui oblitère cela ; ôte les défenses et boucliers traditionnels ; et nous livre au « médusement«  sans appel de Méduse… _,

inconnu _ ainsi, dans la surprise _,

s’égarant dans son propre regard _ qui n’a pas le temps d’opérer les efficaces « focalisations » habituelles _,

dépossédé de ce qu’on croyait pourtant le mieux à soi _ la contenance de son visage, celui que nous offrons quotidiennement à autrui dans le « commerce » de la socialité urbaine inter-humaine… _,

on se perd si facilement,

ou plutôt on se confond,

mais là, soudain, par surprise, tombant sur soi _ le miroir, lui, était caché dans l’armoire ! on ne s’attendait pas à ce qu’il allait, ainsi, nous montrer, nous imposer, sans nulle « préparation« , de nos propres traits… _,

c’est-à-dire précisément sur d’autres _ que soi en nous : nous y voilà donc !!! _,

on découvrait en un éclair la superposition de figures innombrables _ voilà ce qu’est être un « très grand écrivain » !.. _,

l’entassement des spectres qui n’en font d’ordinaire trompeusement qu’un«  _ soit soi-même comme un « spectre » abusé de ne pas savoir encore de quelles pyramides d’autres « spectres«  il est tout rapiécé !.. Nathalie Léger est une très très grande !!!

Le « passage » des pages 77 à 79, un des sommets de cette « Exposition » se poursuit par une parenthèse plus prosaïque, sous la forme d’une conversation (entre amies) :

« (Je me souviens d’une conversation _ un écrivain fait « feu de tout bois« , « convoque«  (comme il peut…) l’infinité de ses souvenirs, comme de ses lectures _ en sortant d’une exposition sur le portrait _ à ce propos, on pourra se reporter au très intéressant « cahier » sur le portrait, « Actualité du portrait« , dans le numéro de juin 2009 de « La Revue des Deux Mondes« … _ : « Comment tu te décrirais, toi ? Il ressemblerait à quoi ton propre portrait ? » _ dans, aussi, ce qu’est devenu l’état de notre langue orale… _, et mon amie essayant les mots, les appliquant à son visage avec la même incompréhension lente, le même sentiment d’étrangeté qu’on peut avoir lorsqu’on enfile un vêtement dont on ne comprend pas la forme : « Je ne sais pas, je ne me vois pas. Quand je me regarde dans un miroir, celle que je vois, c’est ma mère ; c’est elle que je vois lorsque je me regarde, moi, dans le miroir ; mais c’est une vision d’horreur, c’est « Psychose« , le visage de la mère grimée sur le visage du fils ») ».

Ce qui suit, la fin du « passage« , va encore plus loin, page 78 :

« Je m’enferme, je me déshabille, je m’approche _ en un double sens _, je regarde _ sans complément d’objet, intransitivement en quelque sorte… C’est incompréhensible, comme toujours _ cf les portraits et les auto-portraits « terribles«  de Francis Bacon ; et de Lucian Freud, plus encore : sublimes !!! _, c’est effrayant, cette forme en amande, ce trou, des plis, l’ombre noire qui cille autour, la clarté, la matière, et le trou,

j’écarte un peu : le trou reste le même, c’est toujours autour que ça s’agrandit, la clarté devient démesurée mais le trou reste le même, je regarde fixement, ce n’est plus l’œil, c’est le regard, mon regard qui me fixe et ne scrute de lui-même qu’un trou.« 

Avec ce commentaire, alors, emprunté au « Michel Strogoff » de Jules Verne _ je j’ai lu, quant à moi, enfant, dans l’édition en deux volumes de la Bibliothèque verte… :

« Ne reste que les larmes pour noyer cette vue, pour me sauver de l’aveuglement, comme Michel Strogoff échappant au bourreau qui l’aveugle grâce aux larmes qui noient son regard à la vue de sa mère tant aimée, « Ma mère ! Oui ! Oui ! A toi mon suprême regard ! Reste là, devant moi ! Que je voie encore ta figure bien aimée ! Que mes yeux ne se ferment en te regardant », mais les larmes ne viennent pas« …


Et ces deux autres « passages« -ci, très forts, aussi, sur les spectres « en soi« , page 118 et page 146 ; mais à nouveau à propos de la Castiglione :

le premier concerne

« le vrai cabinet, le vrai boudoir d’outre-tombe » de la Castiglione, tel que le révèle « une photographie opaque, presque noire, intitulée « Effet de clair-obscur » », parmi des « documents appartenant à Robert de Montesquiou sur la Castiglione« … « Le cabinet tel qu’il fut _ « rue Cambon, au-dessus de chez Voisin« , avait-il été indiqué page 44 _, surgissant sous mes yeux dans une étrange lueur trouée d’obscurité, est ici comme un gouffre caverneux enseveli sous un plissé blafard qui révèle sa vraie nature de suaire ;

sur le divan, la forme abandonnée d’une houppelande ou d’un tapis de peluche, à moins que ce ne soit l’inertie de la poussière qui forge dans ses remous _ car même la poussière a des remous : on peut même les lui demander… _ un fantôme livide _ de qui ? _ ;

quant au miroir, c’est une surface glauque agitée comme une goule et qui maintient sous son eau le portrait informe, le seul portrait en vérité _ de la Castiglione, en dépit de la multiplication forcenée des séances de pose et les clichés sans nombre (plus de 500 de répertoriés) pris dans l’« atelier de photographie«  de Pierre-Louis Pierson, et cela jusqu’à la mort de son « sujet« , le 28 novembre 1899… _, amas de figures passées, concrétion monstrueuse de souvenirs, le vrai visage de cette femme, un vrai visage«  _ enfin ! pas ces poses indéfiniment recherchées…

et le second, à l’occasion d’une réflexion fantasmée sur l’hypothétique « rencontre« , à Paris, « un matin du mois de juillet 1900« , lors de « l’Exposition universelle de 1900« , « au Champ-de-Mars« , de Sigmund Freud, en visite à Paris et de « l’exposition«  qui avait été bel et bien envisagée et « se serait appelée « La Plus Belle Femme du siècle » » de la collection des portraits photographiques de la comtesse de Castiglione :

« Sigmund Freud aurait visité l’exposition en se demandant, songeur : « Mais que veut la femme ? » On ne sait pas, on ne peut pas savoir ce qu’elle veut _ poursuit l’auteur, page 146 _, mais on peut savoir ce qu’elle fait en regardant les photos de la Castiglione : elle danse. Ça ne se voit pas, c’est invisible, mais, du matin au soir, dès qu’elle se retrouve sous le regard d’un autre _ et le point est crucial _, elle danse. On ne voit presque rien de cette danse-là. Seule la photographie rend visible ce mouvement incessant des spectres en elles _ voilà le fond de ce réel traqué ! _, ces allers et retours vers l’autre, ces reprises, ces sauts, en faisant paraître ce que certains chorégraphes nomment la « fantasmata »… ».

L’analyse de Nathalie Léger se fait très savante et plus que jamais perspicace ici, page 147 _ et me rappelle ce que mes propres recherches (sur la collection de manuscrits musicaux des ducs d’Aiguillon, conservée à Agen) m’ont fait entr’apercevoir à propos de cette forme de « danse«  ou « ballet«  que fut la « pantomime«  vers 1739-40, lors du passage à Paris de la Barbarina et de son chorégraphe Antonio Rinaldi, dit Fossano _ :

« C’est un maître ancien, un certain Domenico da Piacenza, qui en parle le premier vers 1425 dans son « De arte saltandi et choreas ducendi« . Le corps doit danser par fantasmata. Qu’est-ce que c’est ? C’est la manière avec laquelle, une fois le mouvement achevé, on immobilise le geste « comme si on avait vu la tête de Méduse ». Pour accomplir le mouvement, il faut figer un instant l’esprit du corps _ sic _, « fixer sa manière, sa mesure et sa mémoire, écrit-il, être tout de pierre à cet instant » _ la citation (de 1425) est merveilleuse ! _ ; l’esprit de la danse _ re-sic ; mais l’expression peut nous être cette fois davantage familière… _ est dans cette immobilisation de la figure, dans cet arrêt sur image _ pour le destinataire _ qui donne seul le sens _ c’est-à-dire « l’indique«  _ du mouvement. Et Nathalie Léger d’appliquer ce concept de « fantasmata«  aux photos de la Castiglione… La photographie permet de saisir, dans la danse incessante de la femme sous le regard de l’autre _ et cela va certes au-delà du cas particulier de la Castiglione ; et, plus loin encore : qu’en est-il de ce que devient aussi la gestuelle (« gestique«  existe-t-il ?) des « hommes«  aujourd’hui, je m’y interroge au passage… _, cet état de pierre qui révèle l’instantané d’un secret. C’est cela qu’elle _ la Castiglione _ aurait voulu exposer » _ en ses photos : dans le souci des « destinataires«  éventuels


Après ce passablement long développement autour du concept de « sujet » présent dans le septième « passage«  (pages15 et 16),

il me reste à indiquer que le quinzième « passage« , pages 26 et 27, déploiera le « sujet » en « motif » grâce à l’attention recueillie au « génie » même de Cézanne… Mais cela, je l’ai développé dans mon article d’hier, « Sur la magnifique “Exposition” de Nathalie Léger, Prix Lavinal 2009 : l’exposition de la féminité et l’exhibition (sans douceur, ni charme = sans joie) comme privation de l’intime« …

Page 27, encore dans la phase de « présentation » de sa « recherche« , de son « enquête« , en laquelle consistera ce livre de « L’Exposition« ,

Nathalie Léger se demande : « Quel est mon motif ?« 

Et répond : « Chose petite, très petite, quel en sera le geste ?« 

Un geste de congédiement…


Pour le moment,

tout au récit de l’aventure de l’exposition pour le « chargé de mission » de la direction du Patrimoine,

et se centrant sur l’étrangeté des photos de la Castiglione,

elle répond, page 27 :

« Je regarde son visage, ce « Portrait à la voilette relevée » de 1857, ses yeux tombant, cette bouche si lasse, pincée, cet air de deuil » _ Virginia Elisabetta Luisa Carlotta Antonietta Teresa Maria Oldoïni, née à Florence le 23 mars 1837 et morte à Paris le 28 novembre 1899, n’a pourtant, en 1857, que vingt ans !!! La tristesse de cette femme est effroyable _ ce mot tue ; et c’est là la raison de la si violente répulsion que suscitent, après sa beauté marmoréenne, de son vivant, ces photos conservées, désormais qu’elle est morte _, une tristesse sans émotion, la vraie défaite de soi _ rien moins !!! et à plate couture ! sans rémission ! _, un effondrement intérieur, la désolation » _ d’où cette misérable fin dans le « gourbi » de l’« entresol« , rue Cambon… Et Nathalie Léger d’introduire ce « coin » si pertinent entre « sujet » et « motif« , page 27 toujours : « La photographie peut en donner une image, mais pour en faire un motif, il faut autre chose, il faut par les mots, rapprocher, conjoindre, faire pénétrer« …


Ce que l’écriture de « L’Exposition » réalise par cette procédure des « passages » qui se suivent, s’entrecroisent avec suffisamment de « sauts » et d' »espaces » pour donner

_ à l’auteur écrivant comme au lecteur en sa lecture (ainsi qu’au jeu des « passages » eux-mêmes ; et à l’articulation des divers « documents » rassemblés) _

assez d’espace et de temps

_ « déplacer« , « esquiver« , « rendre flou » et « considérer en ralentissant (!!!) la seule matière qui se présente, dans son ordre et même dans son désordre« , a-t-elle commencer par prévenir, en son « passage » d’ouverture de « L’Exposition« , page 9 ! c’est on ne peut plus clair et précis, comme énoncé de « méthode«  d’écriture ! _

pour vraiment, et à assez de « profondeur« , réfléchir ; en s’appuyant sur un art très sûr _ de spécialiste du travail d' »archives« , à l’IMEC ?.. _ des citations, accès inespéré à ces « voix » que nous pouvons dès lors percevoir, jusqu’aux timbres de ceux qui les prononcent, polyphoniquement…

Pour le reste,

on lira soi-même l’histoire s’avançant de cette « enquête » méthodique et passionnée, d’une « exposition » (patrimoniale, à partir d’une photographie élue) en définitive avortée ;

qui ne donnera, en forme de merveilleuse compensation (mais probablement au centuple !!!) aux avanies endurées et pieds de nez, à « exposer« , d’une autre façon, à ceux qui, par leurs manœuvres (ou inertie), l’ont fait échouer,

que cet extraordinaire petit livre, tout menu, de 157 pages,

dont le « motif » de fond,

au-delà du « sujet » premier et apparent

_ mais les deux appartiennent au genre de « l’exposition » : sur l’extension du terme lui-même, découvrir page 111 ce qu’en propose magnifiquement le « Trésor de la langue française » _

n’est autre que « le trajet sinueux de la féminité«  (la formule se trouve page 11, dès le troisième « passage« )…

Et je conclurai sur cette  autre « révélation » du projet de fond, autour de ce « motif« , donc, à la page 108 :

« De quoi voulais-je parler ?

Aux abords de ce corps audacieux _ ce corps qui fend « l’espace du grand salon, la salle de bal, Compiègne, ou les Tuileries« , page 107 ;

« elle entre si assurée d’elle-même« , toujours page 107,

car « son corps lui va de soi » (page 108) ;

« elle traverse le vide immense du grand salon sans défaillir, elle entre dans le cercle éblouissant des regards, elle entre dans la salle de bal, elle fait le vide, laissant les autres (les inquiètes, les scrupuleuses, les attentives) se défaire autour de leur fragile et ardent secret » (page 108 encore) _,

(aux abords) de cette présence impétueuse,

de quel corps timide _ celui-ci : nous y voici !.. _ s’avançant contre son gré dans la lumière,

de quelle poussière, de quelle crainte, de quel regret ? »


Oui, ce livre a pour « motif » de fond « le trajet un peu sinueux de la féminité«  (page 11) de quelques unes, « aux abords » _ ne pas s’en laisser trop impressionner ! _ de quelques autres ;

ce que confirme encore cette note de l’auteur à la lecture d' »un journal » _ sans davantage de précision _, page 101 :

« Je lis dans le journal les propos d’une femme connue et célébrée pour sa beauté. On l’interroge : « Quel est votre meilleur ennemi ? » Elle répond : « la féminité »… ».

L’expression « meilleur ennemi » est celle-là même que Nietzsche réserve au véritable ami, dans son beau chapitre « De l’ami » de la première partie d' »Ainsi parlait Zarathoustra » :

« on doit avoir en son ami son meilleur ennemi » _ celui qui vous stimule (et aide) à vous dépasser effectivement vous-même afin de « devenir » enfin « ce que vous êtes » encore seulement en puissance pour ce moment…

Alors, il ne me semble pas que ni la mère

(pourtant quittée _ un moment ? _ pour « Lautre » : cf page 11 : « l’autre _ c’était ainsi que nous avions nommé la femme pour qui mon père avait quitté ma mère » ;

page 46, aussi, on a pu lire ces paroles de la mère : « Attention ! me dit doucement ma mère tandis que je me penchais pour embrasser le front de l’homme qu’elle avait aimé, attention, il est froid !« …),

ni sa fille

(en ce moment, « malgré l’avertissement maternel, je posai mes lèvres sans aucun pressentiment de ce que pouvait être ce froid, le froid de la mort, la dureté du visage glacé, l’entrechoquement des lèvres sur le visage du père fixement retenu dans ses traits,

absenté, tombé au fond de son propre masque, donné comme jamais (jamais je n’aurais osé poser sur lui mes lèvres avec cette dévotion) et retiré à jamais,

non pas fuyant, non pas insaisissable comme une présence qu’on voudrait retenir et qui échappe (…), non pas cette course éperdue vers ce qui se détourne, vers ce qui est douloureusement vivant et qui s’esquive précisément parce qu’il est vivant,

mais un visage,

ce visage,

entièrement offert et désormais inaccessible, platement retiré, placé bêtement à part, là dans la mort«  _ pages 46 et 47 _

soient des femmes rompues…

Un formidable livre d’apprentissage de l’important (du vivre)

et à mille lieues des pesanteurs du didactisme et des (atroces) clichés du « prêt-à-penser » et de la « bien-pensance« ,

que cette « Exposition » de Nathalie Léger,

et qui,

au passage, aussi,

honore grandement, de sa liberté comme de sa justesse et sa beauté _ son élégance _, le prix Lavinal 2009…

Titus Curiosus, ce 15 juin 2009 

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