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Lecture de « Hôtel d’émigrants », le 9éme et dernier récit de « La Fiancée d’Odessa », d’Eduardo Cozarinsky

15août

Poursuivant ma découverte des récits d’Egardo Cozarinsky,

après Loin d’où

et Dark

_ cf mes précédents articles , du 9 août ; et , du  août dernier _,

voici ce jour quelques impressions de lecture de l’ultime _ et magnifique ! _ récit de La Fiancée d’Odessa,

intitulé Hôtel d’émigrants

Pour commencer,

je dirai que cet admirable court récit de 20 pages (écrit en 2001)

me semble parfaitement représentatif des deux autres œuvres développées (de 192 et 142 pages) que je viens de lire d’Edgardo Cozarinsky (écrites plus tard, en 2009, pour Loin d’où, et 2016, pour Dark).

Le présent du récit (du narrateur, âgé de trente ans) se situe au printemps (avril-mai) 2ooo, à Lisbonne, Cascais, Estoril et Sintra, au Portugal,

et concerne une enquête _ personnelle et même familiale _

à propos d’un mystère _ qui le poursuit et le travaille vivement à propos des filiations se trouvant à la genèse de sa propre identité de personne ; l’expression « un point de mystère«  se trouve à la page 125 _ concernant ses grands-parents maternels, lui allemand et peut-être juif, elle américaine, qui se trouvérent ensemble à Lisbonne la dernière semaine de septembre 1940, avant de s’embarquer pour New-York.

Le narrateur confie aussi, page 135 : « Je reconnais une fois de plus mon attrait pour les personnages obscurs » ;

ce qui, écrit-il encore, « m’aide à préférer _ comme objet de récit (et d’enquête rigoureusement documentée aussi) _ mes grands-parents (…) à tant de gens célèbres qui se trouvèrent en même temps qu’eux à Lisbonne » _ tels Hannah Arendt et son mari, Golo et Heinrich Mann, Alma Malher et Franz Werfel, son troisième mari, etc., tous à la recherche d’un travailnsport vers l’Amérique…

Il s’agit ici, cette fois encore _ comme dans les récits de Loin d’où et dans celui de Dark _, d’un questionnement d’un narrateur _ celui-ci est né en 1970 _ sur ses racines identitaires masquées _ que ce soit par lui ou que ce soit par d’autres que lui-même _, de la part de migrants : ici, et à l’automne 1940, à Lisbonne, deux Allemands, l’un Juif, et l’autre pas, Theo Felder, et Franz Mühle, qui fuyaient, et d’abord ensemble, un danger : celui qu’encourraient tout Juif européen ainsi que tout anti-nazi de la part des Nazis en une Europe sous la botte hitlérienne ; et celui qu’allait encourir bientôt, tout Allemand (même hostile aux Nazis), de la part des Alliés dès que ces derniers seraient les vainqueurs… Bien des réactions de travestissement s’avéraient nécessaires pour espérer s’en sortir, ou même simplement survivre.

J’y suis doublement sensible

et par le parcours de mon propre père sous l’Occupation, tentant de ne pas se laisser prendre dans la nasse des Nazis ;

et par ceux de personnes telles que Hannah Arendt _ dont j’ai identifié les lieux de logement à Montauban, huit mois durant en 1940-41, au sortir du camp de Gurs ; et aussi à Marseille… _ ; ou que Lisa Fittko (dans on lira l’indispensable Le Chemin des Pyrénées ) ; Lisa Fittko, celle qui ouvrit la voie dite Fittko, en accompagnant Walter Benjamin franchir la frontière au dessus de Banyuls ; et qu’empruntèrent ensuite ceux qui furent secourus par Varian Fry ou Helen Hessel _ l’inspiratrice de la Kathe de Jules et Jim d’Henri-Pierre Roché _, depuis Marseille...


Le narrateur qui a vocation à devenir écrivain, a mis la main sur un dossier de documents _ peut-être rassemblés en vue d’écrire lui-même une fiction ? _ laissés par son grand-père (allemand) au Leo Baeck Institute, à New-York, et qui concernent ses relations _ au cours de ces années de guerre _ avec un très proche ami allemand _ Theo Felder et son ami Franz Mühle, tous deux berlinois, s’engagèrent ensemble dans les Brigades internationales, puis ensemble, après avoir réussi à s’échapper des camps de Vichy, réussirent à gagner Lisbonne… _, avec lequel il a pu joindre, non sans difficultés diverses, Lisbonne, en vue de gagner, par bateau, les Etats-Unis :

ce sera le cas pour l’un des deux, prenant le bateau le Nea Hellas à Lisbonne le 3 octobre 1940, en compagnie d’Anne Hayden Rice, qu’il venait d’épouser au consulat américain de Lisbonne… ; l’autre demeurant à quai, au Portugal ; et dont ne parviendront (et seront conservées) à New York que deux lettres _ sans nom d’identité (même fictive), ni même quelque adresse (ne serait-ce que poste retante !) au Portugal : par prudence ! _ en date des 15 octobre 1941 et 25 novembre 1942 ; ainsi qu’un programme du cinéma Politeana (à Lisbonne) daté du 17 mai 1945 « correspondant à la première locale de Casablanca » (page 121).

Mais le narrateur ignore toujours :

et, d’une part, lequel des deux amis berlinois, Franz et Theo, a épousé alors, fin septembre 40, à Lisbonne sa grand-mère, Anne Hayden Rice (américaine fortunée et aventureuse) ;

et, d’autre part, lequel des deux a été le géniteur effectif de celle qui serait un jour _ de 1970 _ sa mère, Madeleine Felder, quand celle-ci aura épousé _ peu après Woodstock (15 août – 18 août 1969) où ils s’étaient rencontrés _ « un certain Anibal Cahn, né en Argentine » (page 147).

Ce qui a pour résultat que les racines juives du narrateur,

si elles sont contraintes de faire l’impasse du faux Theo Felder (et vrai Franz Mühle) _ mais lequel des deux avait été le géniteur effectif dans la chambre de l’hôtel Palacio ? Aucune des trois personnes concernées ne l’a su ! _,

sont davantage avérées côté Cahn…

C’est donc à une enquête sur ces jours et nuits-là de Lisbonne à la fin de septembre 1940

_ par les archives historiques municipales de Cascais qui « conservent environ mille fiches d’étrangers, provenant des hôtels d’Estoril et de Cascais (…) j’apprends que Franz Mühle et Theo Felder ont partagé la chambre 213 du Palacio du 10 septembre au 2 octobre 1940 ; Anne Hayden Rice a occupé la 215, du 26 septembre au même 2 octobre » (page 138) _,

de ces trois migrants-là

que se livre le narrateur à Lisbonne au printemps 2000 de ses trente ans

_ et qui concerne sa propre filiation.

Le narrateur apprendra aussi que si « le 2 octobre 1940, Felder et Mühle quittent l’hôtel Palacio »,

« c’est la dernière mention de ces deux noms que nous possédons » aux archives portugaises (page 140).

Celui qui reste à quai ne manifestera plus jamais sa nouvellelle identité aux deux autres.

Et les deux lettres que l’un des deux fit, de Lisbonne, parvenir à l’autre (et à Anne Hayden Rice) à New-York,

sera signée, en 1941 comme en 1942, « le Berlinois anonyme » (pages 138 et 146).

Une dernière remarque, à propos du goût de la fiction

afin de mieux approcher et comprendre le réel (et ses faits les plus bruts),

que le narrateur du récit partage visiblement avec l’auteur lui-même :

« Tout cela, je le sais.

Ce sont des faits attestés par des lettres, par les carnets de notes de mon grand-père, par des histoires que ma mère a entendu raconter et qu’elle m’a transmises des années plus tard.

J’ai simplement imaginé _ en plus _ quelques dispositions affectives, peut-être banales, comme toute clé qui prétend  expliquer la conduite humaine ; elles me servent à m’approcher _ voilà ! _ de ces êtres dont je ne peux comprendre le passé _ voilà _ qu’à travers la littérature _ cf ici le très beau travail de Philippe Sands dans son magnifique Retour à Lemberg ;

et cf mon article du 2-4-2018 sur cet immense livre : .

Un point de mystère subsiste.

Un jour de 1940, Anne et Theo se mariaient au consulat nord-américain, et partaient aussitôt pour New-York.

Franz restait au Portugal.

Mes questions deviennent innombrables, chacune d’elles en suscite bien d’autres« , page 125.

Un travail passionnant et de très grande qualité !

Et dont la sublime sobriété _ apprise à la table du montage cinématographique ? _ accroit l’éclat du mystère persistant…

Du grand art, sans trace d’art.

Ce mercredi 15 août 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Les conditions de la survie : « Terre noire » de Timothy Snyder, un fort livre inquiet

30nov

Du magnifique historien américain Timothy Snyder,

après l’admirable Terres de sang _ L’Europe entre Hitler et Staline, en 2012,

et le passionnant et intrigant Le Prince rouge _ Les Vies secrètes d’un archiduc de Habsbourg, en 2013

_ cf mes articles du 26 juillet 2012 et du 30 décembre 2013 : chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder  et La place du « rêve ukrainien » d’un Habsbourg, dès 1912, dans l’Histoire de notre Europe : le passionnant « Le Prince rouge _ les vies secrètes d’un archiduc de Habsbourg », de Timothy Snyder : sur les modalités de la faisabilité de l’Histoire _,

voici que paraît cet automne 2016 le très important Terre noire _ L’Holocauste et pourquoi il peut se répéter,

tous aux Éditions Gallimard.

Ce livre plus qu’inquiet sur la possibilité de nouveaux génocides au XXIe siècle,

s’inscrit à mes yeux dans le prolongement de l’extraordinaire Persécutions et entraides dans la France occupée _ Comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort, de l’immense Jacques Semelin, paru en 2013 aux Éditions Les Arènes et Le Seuil

_ cf mon article du 30 juin 2013 : Un monumental chef d’oeuvre de micro-histoire : « Persécutions et entraides dans la France occupée » de Jacques Semelin .

Fort de son travail si précieux sur les faits dans son plus qu’indispensable Terres de sang,

et rejoignant, aussi, les analyses de Hannah Arendt dans son essentiel Les Origines du totalitarisme,

Timothy Snyder met ici l’accent sur l’importance présente et à venir de l’existence effective d’institutions étatiques, capables, seules, de défendre l’existence de droits eux-mêmes effectifs et efficaces,

indépendamment et en plus, aussi, de la réalité, elle-même très effective et nécessaire !, mais plus rare et plus difficile en l’absence de l’existence d’États et de droits, quand ils sont détruits,

de la bonne volonté de « sauveteurs » des pourchassés

(cf le chapitre, immédiatement avant la Conclusion, significativement intitulé « La poignée de Justes« ) ;

et je pense aussi à l’admirable chef d’œuvre qu’est L’Allemagne nazie et les Juifs _ Les Années d’extermination _ 1939-1945, de Saul Friedländer

_ cf ici mon article récent, le 29 septembre 2016, à propos de Où mène le souvenir _ ma vie :

Saul Friedländer : la construction chahutée (par la vie) de l’oeuvre et de l’homme _ émergence et accomplissement d’une « vocation »

En cela, Timothy Snyder tente d’éclairer sur ce que des « leçons de l’Histoire » pourraient enseigner aux citoyens d’aujourd’hui que nous sommes, à l’heure de l’ultra-libéralisme et des critiques contre l’État…

Cf à ce sujet le récent retentissant article de Timothy Snyder, publié, entre autres journaux, par Le Monde :

20 Lessons from the 20th Century on How to Survive in Trump’s America

Americans are no wiser than the Europeans who saw democracy yield to fascism, Nazism or communism. Our one advantage is that we might learn from their experience. Now is a good time to do so. Here are 20 lessons from across the fearful 20th century, adapted to the circumstances of today.

1. Do not obey in advance. Much of the power of authoritarianism is freely given. In times like these, individuals think ahead about what a more repressive government will want, and then start to do it without being asked. You’ve already done this, haven’t you? Stop. Anticipatory obedience teaches authorities what is possible and accelerates unfreedom.

2. Defend an institution. Follow the courts or the media, or a court or a newspaper. Do not speak of “our institutions” unless you are making them yours by acting on their behalf. Institutions don’t protect themselves. They go down like dominoes unless each is defended from the beginning.

3. Recall professional ethics. When the leaders of state set a negative example, professional commitments to just practice become much more important. It is hard to break a rule-of-law state without lawyers, and it is hard to have show trials without judges.

4. When listening to politicians, distinguish certain words. Look out for the expansive use of “terrorism” and “extremism.” Be alive to the fatal notions of “exception” and “emergency.” Be angry about the treacherous use of patriotic vocabulary.

5. Be calm when the unthinkable arrives. When the terrorist attack comes, remember that all authoritarians at all times either await or plan such events in order to consolidate power. Think of the Reichstag fire. The sudden disaster that requires the end of the balance of power, the end of opposition parties, and so on, is the oldest trick in the Hitlerian book. Don’t fall for it.

6. Be kind to our language. Avoid pronouncing the phrases everyone else does. Think up your own way of speaking, even if only to convey that thing you think everyone is saying. (Don’t use the Internet before bed. Charge your gadgets away from your bedroom, and read.) What to read? Perhaps The Power of the Powerless by Václav Havel, 1984 by George Orwell, The Captive Mind by Czesław Milosz, The Rebel by Albert Camus, The Origins of Totalitarianism by Hannah Arendt, or Nothing is True and Everything is Possible by Peter Pomerantsev.

7. Stand out. Someone has to. It is easy, in words and deeds, to follow along. It can feel strange to do or say something different. But without that unease, there is no freedom. And the moment you set an example, the spell of the status quo is broken, and others will follow.

8. Believe in truth. To abandon facts is to abandon freedom. If nothing is true, then no one can criticize power because there is no basis upon which to do so. If nothing is true, then all is spectacle. The biggest wallet pays for the most blinding lights.

9. Investigate. Figure things out for yourself. Spend more time with long articles. Subsidize investigative journalism by subscribing to print media. Realize that some of what is on your screen is there to harm you. Bookmark PropOrNot and other sites that investigate foreign propaganda pushes.

10. Practice corporeal politics. Power wants your body softening in your chair and your emotions dissipating on the screen. Get outside. Put your body in unfamiliar places with unfamiliar people. Make new friends and march with them.

11. Make eye contact and small talk. This is not just polite. It is a way to stay in touch with your surroundings, break down unnecessary social barriers, and come to understand whom you should and should not trust. If we enter a culture of denunciation, you will want to know the psychological landscape of your daily life.

12. Take responsibility for the face of the world. Notice the swastikas and the other signs of hate. Do not look away and do not get used to them. Remove them yourself and set an example for others to do so.

13. Hinder the one-party state. The parties that took over states were once something else. They exploited a historical moment to make political life impossible for their rivals. Vote in local and state elections while you can.

14. Give regularly to good causes, if you can. Pick a charity and set up autopay. Then you will know that you have made a free choice that is supporting civil society helping others doing something good.

15. Establish a private life. Nastier rulers will use what they know about you to push you around. Scrub your computer of malware. Remember that email is skywriting. Consider using alternative forms of the Internet, or simply using it less. Have personal exchanges in person. For the same reason, resolve any legal trouble. Authoritarianism works as a blackmail state, looking for the hook on which to hang you. Try not to have too many hooks.

16. Learn from others in other countries. Keep up your friendships abroad, or make new friends abroad. The present difficulties here are an element of a general trend. And no country is going to find a solution by itself. Make sure you and your family have passports.

17. Watch out for the paramilitaries. When the men with guns who have always claimed to be against the system start wearing uniforms and marching around with torches and pictures of a Leader, the end is nigh. When the pro-Leader paramilitary and the official police and military intermingle, the game is over.

18. Be reflective if you must be armed. If you carry a weapon in public service, God bless you and keep you. But know that evils of the past involved policemen and soldiers finding themselves, one day, doing irregular things. Be ready to say no. (If you do not know what this means, contact the United States Holocaust Memorial Museum and ask about training in professional ethics.)

19. Be as courageous as you can. If none of us is prepared to die for freedom, then all of us will die in unfreedom.

20. Be a patriot. The incoming president is not. Set a good example of what America means for the generations to come. They will need it.


Les Américains ne sont pas plus avisés que les Européens, qui ont vu la démocratie succomber au fascisme, au nazisme ou au communisme. Notre seul avantage est que nous pouvons apprendre de leur expérience. C’est le bon moment pour le faire. Voici vingt leçons du XXe siècle adaptées aux circonstances du jour.

1. N’obéissez pas à l’avance. L’autoritarisme reçoit l’essentiel de son pouvoir de plein gré. Dans des moments comme ceux-ci, les individus prédisent ce qu’un gouvernement répressif attend d’eux et commencent à le faire de leur propre initiative. Ça vous est déjà arrivé, n’est-ce pas ? Arrêtez. L’obéissance anticipée renseigne les autorités sur l’étendue du possible et accroît la restriction des libertés.

2. Protégez les institutions. Respectez la justice ou les médias, ou bien un tribunal ou un journal en particulier. Ne parlez pas des « institutions » en général, mais de celles que vous faites vôtres en agissant en leur nom. Les institutions ne se protègent pas elles-mêmes. Elles tombent comme des dominos si elles ne sont pas défendues dès l’origine.

3. Souvenez-vous de la déontologie professionnelle. Lorsque des gouvernants montrent le mauvais exemple, les engagements professionnels envers des pratiques justes deviennent très importants. Si les avocats font leur travail, il sera difficile de détruire l’Etat de droit, et si les juges font le leur, de tenir des procès spectacles.

4. Quand vous écoutez des discours politiques, faites attention aux mots. Prêtez l’oreille à l’usage répété des termes « terrorisme » et « extrémisme ». Ouvrez l’œil sur les funestes notions d’« état d’exception » ou d’« état d’urgence ». Et élevez-vous contre l’usage dévoyé du vocabulaire patriotique.

5. Gardez votre calme quand arrive l’inconcevable. Lorsque survient l’attentat terroriste, rappelez-vous que les groupes autoritaires n’espèrent ou ne préparent de tels actes que pour asseoir un pouvoir plus fort. Pensez à l’incendie du Reichstag. Le désastre soudain qui nécessite la fin de l’équilibre des pouvoirs, l’interdiction des partis d’opposition, etc., est un vieux truc du manuel hitlérien. Ne vous y laissez pas prendre.

6. Soignez votre langage. Evitez de prononcer des phrases que tout le monde reprend. Imaginez votre propre façon de parler, même si ce n’est que pour relayer ce que chacun dit. N’utilisez pas Internet avant d’aller au lit. Rechargez vos gadgets loin de votre chambre à coucher, et lisez. Quoi ? Peut-être Le Pouvoir des sans-pouvoir, de Vaclav Havel ; 1984, de George Orwell ; La Pensée captive, de Czestaw Milosz ; L’Homme révolté, d’Albert Camus ; Les Origines du totalitarisme, de Hannah Arendt ; ou Rien n’est vrai tout est possible, de Peter Pomerantsev.

7. Démarquez-vous. Il faut bien que quelqu’un le fasse. Il est facile de suivre, en paroles comme en actes. Il l’est moins de dire ou de faire quelque chose de différent. Mais sans un tel embarras, il n’y a pas de liberté. Dès le moment où vous montrez l’exemple, le charme du statu quo se rompt, et d’autres suivent.

8. Croyez en la vérité. Abandonner les faits, c’est abandonner la liberté. Si rien n’est vrai, personne ne peut plus critiquer le pouvoir, puisqu’il n’y a plus de base pour le faire. Si rien n’est vrai, tout est spectacle. Le plus gros portefeuille paie pour les plus aveuglantes lumières.

9. Enquêtez. Découvrez les choses par vous-même. Passez plus de temps à lire de longs articles. Soutenez le journalisme d’investigation en vous abonnant à la presse écrite. Comprenez que ce que vous voyez à l’écran ne cherche parfois qu’à vous faire du mal. Ajoutez à vos favoris des sites comme PropOrNot.com, qui démystifie les campagnes de propagande en provenance de l’étranger.

10. Pratiquez une politique « corporelle ». Le pouvoir veut que vous vous ramollissiez dans votre fauteuil et que vos émotions s’évanouissent devant l’écran. Sortez. Déplacez votre corps dans des endroits inconnus au milieu d’inconnus. Faites-vous de nouveaux amis et marchez ensemble.

11. Echangez des regards, dites des banalités. Ce n’est pas seulement de la politesse. C’est un moyen de rester en contact avec votre environnement, de briser les barrières sociales inutiles, et d’en venir à comprendre à qui vous fier ou non. Si nous entrons dans une culture de la dénonciation, vous ressentirez le besoin de connaître le paysage psychologique de votre vie quotidienne.

12. Sentez-vous responsable du monde. Remarquez les croix gammées et les autres signes de haine. Ne détournez pas le regard, ne vous y habituez pas. Retirez-les vous-même et donnez l’exemple afin que les autres fassent de même.

13. Refusez l’Etat à parti unique. Les partis qui prennent le contrôle des Etats étaient autrefois autre chose. Ils ont su exploiter un moment historique pour interdire toute existence politique à leurs rivaux. Participez aux élections locales et nationales tant que vous en avez la possibilité.

14. Dans la mesure de vos moyens, faites des dons aux bonnes causes. Choisissez un organisme caritatif qui vous convient et configurez le paiement automatique. Vous saurez alors que vous avez employé votre libre-arbitre à encourager la société civile à aider les autres à faire quelque chose de bien.

15. Protégez votre vie privée. Les dirigeants peu scrupuleux emploieront ce qu’ils savent de vous pour vous nuire. Nettoyez votre ordinateur des logiciels malveillants. Rappelez-vous qu’envoyer un courrier électronique est comme écrire dans le ciel avec de la fumée. Pensez à utiliser des formes d’Internet alternatives, ou, plus simplement, utilisez-le moins. Cultivez les échanges de personne à personne. Pour la même raison, ne laissez pas irrésolus les problèmes juridiques. Les Etats autoritaires sont comme des maîtres chanteurs, à l’affût de tout crochet pour vous harponner. Essayez de limiter les crochets.

16. Apprenez des autres et des autres pays. Entretenez vos amitiés à l’étranger ou faites-vous y de nouveaux amis. Les difficultés que nous traversons ne sont qu’un élément d’une tendance plus générale. Et aucun pays ne pourra trouver de solution à lui tout seul. Assurez-vous que vous et votre famille avez des passeports en règle.

17. Prenez garde aux paramilitaires. Quand des hommes armés se prétendant antisystème commencent à porter des uniformes et à déambuler avec des photos du chef, la fin est proche. Lorsque ces milices paramilitaires, la police officielle et l’armée commencent à se mélanger, la partie est terminée.

18. Réfléchissez bien avant de vous armer. Si vous portez une arme dans un service public, Dieu vous bénisse et vous protège. Mais n’oubliez pas que certains errements du passé ont conduit des policiers ou des soldats à faire parfois des choses irrégulières. Soyez prêt à dire non. (Si vous ne savez pas ce que cela signifie, contactez le Musée du Mémorial américain de l’Holocauste et renseignez-vous sur les formations en éthique professionnelle.)

19. Soyez aussi courageux que vous le pouvez. Si aucun de nous n’est prêt à mourir pour la liberté, alors, nous mourrons tous de l’absence de liberté.

20. Soyez patriote. Le président entrant ne l’est pas. Donnez l’exemple de ce que l’Amérique pourrait signifier pour les générations à venir. Elles en auront besoin.

Timothy Snyder, professeur d’histoire à l’université de Yale, Etats-Unis. Traduit de l’anglais par Olivier Salvatori.

A bons entendeurs, salut !

Titus Curiosus, ce mardi 29 novembre 2016

La pornographie de la violence : Yves Michaud analyse la tragédie du XIV juillet à Nice

21juil

Yves Michaud analyse depuis très longtemps le phénomène de la violence :

Violence et politique (Gallimard, 1978), Changements dans la violence _ la bienveillance et la peur (Odile Jacob, 2002), La Violence (PUF, Que sais-je ?, 2012), La Violence apprivoisée _ débat avec Olivier Mongin (Fayard, 2013), Contre la bienveillance (Stock, 2016), entre autres de ses titres sur ce sujet.

Ce mercredi 20 juillet, Le Monde publie un article-entretien (avec Catherine Vincent) d’Yves Michaud, intitulé Il y a toujours une pornographie de la violence.

Le voici :

Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher en janvier 2015, le Bataclan et les terrasses de cafés parisiens en novembre de la même année, la Promenade des Anglais, à Nice, le 14 juillet dernier : après cette série d’attentats meurtriers, la société française se voit contrainte d’apprendre à vivre avec le terrorisme. Comment faire face à cette difficile cohabitation ?

Réponses du philosophe Yves Michaud, auteur du récent ouvrage Contre la bienveillance (Stock, 192 p., 18 euros _ cf aussi le podcast de mon entretien avec Yves Michaud sur ce livre, le 7 juin 2016 ; sa durée est de 57′) et spécialiste de la violence sociale.

– Le terrorisme avait déserté notre quotidien depuis vingt ans, il semble aujourd’hui s’y installer de façon durable. Que se passe-t-il quand une société aussi policée que la nôtre se retrouve brutalement confrontée à cette violence extrême ?


– Face à ce genre d’agression, on essaie toujours d’oublier : c’est la réaction normale face au traumatisme. Mais là, le rythme s’accélère, la répétition devient massive. Il est donc impossible d’oublier. D’où la stupeur et la peur qu’on observe dans la population. L’atmosphère est pesante, tout le monde est concerné. D’autant que les bilans sont très lourds, beaucoup plus que lors des attentats islamistes de 1995. Et que les gens se doutent bien _ en effet ! _ que ça va continuer.


– Si cette violence s’installe, cela peut-il produire d’autres formes de réaction dans notre société ?


– Cela dépendra en partie de la dignité et de l’efficacité avec laquelle les autorités _ dans leur diversité _ géreront la situation. Ce qui est sûr, c’est qu’il va falloir _ à chacun et à tous _ apprendre _ voilà ! _ à vivre avec cette peur _ de tels attentats de masse.
Je vois deux scénarios possibles. Un scénario à l’israélienne – même si la situation est considérablement différente en Israël, tout petit pays en sentiment d’état de siège –, c’est-à-dire s’habituer à vivre avec la terreur en étant tout le temps sur ses gardes. Ou un scénario plus à la française, comme celui qui prévalait sous le Directoire après la ­Terreur : un hédonisme renforcé _ expression très intéressante.
L’idée est alors, compte tenu des risques, de profiter _ un terme significativement fort répandu par les temps qui courent _ encore plus du moment présent : on continue et on fait la fête _ Nice, comme Paris, est une fête ! et le revendique… C’est d’autant plus plausible que nous sommes largement _ oui ! _ dans une société de loisirs et de plaisirs _ loin du bonheur ! _, en tout cas dans les villes _ un facteur-clé de leur attractivité, désormais ; et très intégré socio-économiquement, aussi.
Je ne crois pas, en revanche, à des réactions violentes intercommunautaires. On parle beaucoup d’une poussée d’islamophobie, mais ces propos sont manipulés, d’une part par les islamistes eux-mêmes, d’autre part par les médias et les intellectuels spécialisés dans ce genre de discours _ qu’invitent ces médias. Dans la réalité, il n’y a pas _ de fait _ d’augmentation nette des actes d’agression, contre les mosquées par exemple. Les attaques dont nous sommes l’objet depuis l’année dernière sont d’ailleurs tellement horribles et radicales qu’il devient de plus en plus difficile _ oui ! _ de faire un amalgame simpliste _ voilà _ entre ces terroristes et les populations musulmanes. Plus les attentats sont énormes _ et monstrueux _, plus ils peuvent avoir de ce point de vue _ à contrepied de tels amalgames _ un effet « bénéfique ».


– L’historien Yuval Noah Harari estime que si nous sommes si sensibles à ces attaques, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont atroces, mais aussi parce que l’Etat moderne fonde sa légitimité sur la promesse de protéger l’espace public de toute violence politique – pacte qui se trouve donc rompu. ­Etes-vous d’accord avec cette analyse ?


– Pas du tout. C’était vrai il y a quelques décennies, ça ne l’est plus aujourd’hui. Le concept auquel cet historien fait référence est celui du monopole de la violence physique légitime, tel que l’a défini l’économiste et sociologue allemand Max Weber au début du XXe siècle. Selon cette conception, l’Etat a le monopole de la violence politique sur son territoire. Mais dans les faits, aujourd’hui, l’Etat ne protège plus parfaitement l’espace public de cette violence – en témoignent le déroulé de certaines manifestations, ou les dégradations commises dans les ZAD [zones à défendre]. Et ce n’est au fond pas si grave, dès lors qu’il n’y a pas de victimes.
Ce qui nous rend sensibles au terrorisme, c’est qu’il s’agit d’une tout autre forme de violence. Le terrorisme, c’est vraiment de la mort, en quantité _ faire ici aussi (et capitaliser) du chiffre ! _, et de la souffrance – car les bilans ne se comptent pas seulement en cadavres, mais aussi en handicapés et en traumatisés graves _ à vie. Pour le dire autrement : on accepte aujourd’hui, dans nos sociétés, un assez haut niveau de violence politique symbolique _ seulement symbolique. Mais le terrorisme nous fait entrer dans une autre dimension de la violence, à la fois réelle et massive _ voilà : un macabre concours (!) au maximum de victimes avec le minimum de moyens et structures…


– Quelle comparaison peut-on faire entre cette forme de violence et celle que nous avons connue dans les années 1970, avec les Brigades rouges ou la « bande à Baader » ?


– La différence tient surtout, à mon sens, aux viviers potentiels _ énormes, aujourd’hui _ du terrorisme actuel. Que ce soient les Brigades rouges, Action directe, la bande à Baader ou l’Armée rouge japonaise, les groupes terroristes des années 1970 sont restés de toutes petites bandes _ oui _ et n’ont jamais trouvé de relais _ en effet _ dans un vrai vivier populaire. L’Armée rouge japonaise a fait énormément de dégâts, mais ils n’étaient que 40 militants au total ! Ce n’est pas le cas avec le terrorisme d’aujourd’hui, qui trouve ce relais parmi des citoyens européens d’origine immigrée _ voilà. Dans l’attentat du Bataclan comme dans celui de Bruxelles _ et il semble maintenant s’avérer que c’est aussi le cas pour l’attentat de Nice… _, le phénomène des bandes de cités apparaît clairement. Ce sont des copains, qui évoluent dans un milieu où existe une grande perméabilité entre délinquance ordinaire et terrorisme. Par ailleurs, leur forme de violence n’est pas non plus la même : les groupes terroristes des années 1970 ne faisaient pas des carnages indiscriminés _ comme aujourd’hui _, mais des actions ciblées et théorisées.


– Des rafales de kalachnikovs aux terrasses de cafés, une prise d’otages dans une salle de concert, un camion lancé sur la foule… Ce que nous vivons a ceci de particulier que la terreur peut survenir n’importe où, de n’importe quelle manière. Comment gère-t-on une telle situation ?


– Dans nos sociétés complexes, tout _ ou presque _ peut en effet être retourné et devenir une arme _ qui blesse et tue. Alors bien sûr, puisqu’on ne peut pas savoir à quoi _ rationnellement _ s’attendre, cela renforce _ voilà _ l’angoisse _ distincte de la peur _ et le sentiment _ qui peut être très perturbant _ d’insécurité. C’est un sentiment très réel, qui à mon avis va se répandre _ à proportion de la répétition-multiplication de tels attentats de masse. Cela renforce aussi _ en face de cela _ le resserrement du lien de la communauté politique. On l’observe depuis toujours : c’est l’insécurité et la violence qui font accepter l’autorité du pouvoir souverain _ cf le Léviathan de Hobbes ; et les analyses détaillées d’Yves Michaud en son Contre la bienveillence. Il y a une très forte demande d’autorité, qu’illustre notamment l’acceptation, par la population française, de l’état d’urgence.


– Toute cette violence réveille une peur que vous qualifiez de « cinématographique ». Que voulez-vous dire ?


– La littérature de science-fiction a pratiquement traité _ sur le mode de la fiction _ tous les cas de terrorisme : le train fou, l’avion devenu bombe, le camion meurtrier… Et les films qui en ont été tirés aussi. D’ailleurs, dans l’attentat de Nice que nous venons de connaître, le terroriste lui-même est entré dans la fiction cinématographique. Il est allé louer un 19-tonnes ! S’il avait choisi un 4 x 4 – certains sont ultra-puissants, et plus difficiles à arrêter qu’un camion –, il aurait probablement fait autant de dégâts. Mais moins de spectacle _ cf Andy Wharol ; l’ultra-réactivité des médias ; et tout l’œuvre de Guy Debord…
Cette violence cinématographique ne nous fait pas peur tant qu’elle reste fictionnelle _ et ludique. Nous l’apprécions, même – nombre de séries télé sont truffées de gens ayant des idées aussi abominables que le meurtrier de Nice. Mais lorsque la réalité vient soudain remplacer cette fiction _ et tuer pour de bon ! _, cela devient psychologiquement ingérable. Voir tous les vendredis soirs un camion fou sur une chaîne de télé, cela n’a rien d’inquiétant. Mais s’il devient réel, le choc provoque une sidération _ voilà ! _  d’autant plus forte que l’on a brusquement changé de registre.


– Les chaînes de télévision ont été très critiquées pour avoir diffusé « à chaud », le soir du 14 juillet, des entretiens avec des personnes en état de choc. Quel doit être selon vous le rôle des médias face à ces actes de terreur ? Quel traitement réserver aux images ?


– C’est une question très délicate, car les médias officiels, aujourd’hui, sont en concurrence _ d’audimat ; et de recettes publicitaires afférantes… _ non seulement entre eux mais avec les médias sociaux. Ils sont donc lancés dans une course effrénée _ d’audimat mondialisé désormais ! _ au scoop et au sensationnel _ désanesthésiants et puissamment attractifs ! Entre cette concurrence tous azimuts et le fait de pouvoir accéder quasiment en temps réel à l’information, les médias perdent la boule. Exactement comme le font les politiciens ou les grands chefs d’entreprise, qui sont eux aussi tellement submergés par l’urgence _ cf de notre excellent collègue bordelais Christophe Bouton, l’excellentissime Le Temps de l’urgence ; et sur ce livre, mon article du 25 avril 2013 : « Le défi de la conquête de l’autonomie temporelle (personnelle comme collective) : la juste croisade de Christophe Bouton à l’heure du « temps de l’urgence » et de sa mondialisation. _ qu’ils en perdent toute capacité _ d’un minimum de recul, condition sine qua non d’un minimum de réflexion et de jugement (cf Hannah Arendt, et Kant !) tant soit peu maîtrisé… _ de réflexion – et ce, quelle que soit leur intelligence. Comment lutter contre cette dérive médiatique ? Par un meilleur contrôle de ce qui est diffusé, et surtout par un retour _ ferme _ à la déontologie. Cela dit, il ne me semble pas que les ­médias officiels, globalement, diffusent plus d’images violentes qu’avant. Ce qui est gravissime, en revanche, c’est d’interviewer quelqu’un qui se tient en état de choc auprès du cadavre de sa femme. C’est indécent _ sur l’articulation de l’image et de la parole, lire les travaux décisifs de mon amie Marie-José Mondzain : Homo spectator, ou L’image peut-elle tuer ? _, et c’est une véritable violence faite aux gens.


– Lors d’un attentat comme celui de Nice, des photos et des vidéos parfois insoutenables sont diffusées sur les réseaux sociaux, et la modération des contenus n’y étant effectuée qu’a posteriori, certaines continuent d’y circuler pendant plusieurs jours. Que peut-on faire contre cette violence-là ?


– Pas grand-chose. De même que pour les images de décapitation produites par l’organisation Etat islamique : on les trouve sans difficulté, et il y a toujours des sites qui les reprennent. Est-ce que c’est grave ? Oui et non. Il y a toujours eu une pornographie de la violence _ voilà ! et ce concept est bien sûr à développer !!! _, et il y aura toujours des sites qui tenteront de braver la loi pour la diffuser. Les réseaux sociaux sont ce que les gens en font, on y trouve donc le meilleur comme le pire. C’est le jeu.
Ce qui est beaucoup plus préoccupant à mes yeux, je le répète, c’est l’évolution des médias officiels _ d’ample diffusion et quasi officielle, eux : d’où leur autorité… _ sous l’effet de la compétition et de l’urgence. C’est à eux de faire la différence avec les réseaux sociaux et de revenir à leurs conditions premières d’exercice. Faire la course pour obtenir le maximum de tweets et de choses vues, c’est une dépravation _ terriblement dangereuse _ du média institutionnel. Une perversion _ oui _ à laquelle les politiciens sont d’ailleurs _ hélas _ les premiers à participer : dans ces moments de crise, ils se précipitent tous pour passer à la télévision. En oubliant qu’ils font ainsi _ et comment ! _ le jeu du terrorisme, qui atteint en partie son but lorsqu’une société ne parle plus _ et ne résonne plus _ que de lui.

Un entretien incisif (et sans langue de bois) qui donne bien à penser…


Titus Curiosus, ce jeudi 21 juillet 2016

« Au-dessus de la mêlée », un article très juste de Jean-Claude Guillebaud, à propos d’Alain Supiot évaluant la « Loi-Travail »

05juin

A l’instant, je découvre sur le site de Sud-Ouest l’excellent article Au-dessus de la mêlée de l’excellent Jean-Claude Guillebaud, à propos des commentaires précis du magnifique _ et trop discret (ou plutôt placardisé !) _ Alain Supiot, au sujet de la terriblement dévastatrice, à bien des égards, Loi-Travail de Myriam El Khomri…

Dans un de mes précédents articles _ c’était le 25 avril 2013 _, Le défi de la conquête de l’autonomie temporelle (personnelle comme collective) : la juste croisade de Christophe Bouton à l’heure du « temps de l’urgence » et de sa mondialisation, à propos du livre excellent, lui aussi _ il n’a pas pris une ride… _, de Christophe Bouton Le Temps de l’urgence, aux Éditions Le Bord de l’eau,

je citais _ trop vite _ le très beau travail (et plus qu’utile : indispensable !) d’Alain Supiot L’esprit de Philadelphie _ la justice sociale face au marché total, auquel Christophe Bouton alimentait sa réflexion, à la page 280 de son Temps de l’urgence

Je m’empresse donc de reproduire ici ce bel article de Jean-Claude Guillebaud, qui donne bien à penser sur notre actualité tumultueuse et confuse _ mes remarques de farcissure sont en vert _ :

Au-dessus de la mêlée
Publié le 05/06/2016 . Mis à jour le par Sudouest.fr

Au-dessus de la mêlée :
Quand les aigres invectives sur la loi travail nous désolent par leur médiocrité – dans un camp comme dans l’autre -, nous cherchons d’instinct des personnalités compétentes et intègres, capables de se tenir au-dessus de la mêlée…

Quand les aigres invectives sur la loi travail nous désolent par leur médiocrité – dans un camp comme dans l’autre -, nous cherchons d’instinct _ je préfèrerais réflexe : nul instinct chez les hommes ; l’emploi, erroné, de ce mot instinct, ne fait qu’apporter de l’eau aux moulins bien trop prospères des dévastatrices idéologies naturalistes et essentialistes en tous genres : racistes, pour commencer… _ des personnalités compétentes et intègres _ voilà !!! _, capables de se tenir au-dessus de la mêlée. Nous attendons d’elles un point de vue réfléchi et crédible. Nous quêtons une parole vraie _ oui ! _, capable de supplanter ces misérables combats de coqs politiciens _ comme c’est juste ! Le juriste Alain Supiot appartient _ en effet ! _ à cette catégorie. Il passe pour le meilleur spécialiste français du droit social _ au cœur même de la polémique en cours, donc _, et sa compétence est mondialement reconnue.

Les tenants et aboutissants des questions liées au travail, c’est peu de dire qu’il les connaît. En 2012, il a été accueilli par le prestigieux Collège de France, à la chaire de droit social. Or, c’est à Bordeaux, en 1979, que ce grand juriste originaire de Nantes a obtenu son doctorat d’État, puis son agrégation. Paradoxalement, on entend _ hélas ! _ peu sa voix _ mais on va vite comprendre pourquoi il est ainsi placardisé _ depuis que la France endure un vacarme décourageant à propos, justement, du Code du travail dont il est spécialiste _ c’est dire la dévastatrice inculture (et incompétence) des politiques (de tous bords, en effet !) et gouvernants aujourd’hui…

À cela, deux explications. D’abord, Supiot hésite toujours à répondre _ il y faut suffisamment de temps, et d’espace, pour y être suffisamment précis et argumenté en ce qu’on dit et écrit _ à des questions trop simplificatrices _ et les journalistes sont eux la plupart du temps si pressés ; pour ne rien dire de leurs bien trop paresseux auditeurs et lecteurs… Ses réflexions sur les métamorphoses _ oui : l’historicité est cruciale ! _ du concept même de travail et, surtout, les menaces qui pèsent mondialement sur les droits sociaux _ depuis la déferlante néo-libérale, à partir des appuis politiciens des Thatcher et Reagan, et leur violent TINA : « There is no alternative«  ; ainsi que l’impuissance du camp d’en face à les contrer… _, s’accommodent mal de réponses rapides et schématiques _ en effet ! Ensuite, sa liberté et son exigence _ qualités ô combien fondamentales pour approcher la justesse !.. _ ne sont pas toujours du goût _ et c’est peu dire _ des gouvernements en place _ qui préfèrent les soumis et serviles complaisants. À plusieurs reprises, les rapports dérangeants du Pr Supiot ont été enterrés _ voilà. Dans les ministères, on juge parfois – à demi-mot – que cet homme libre « pense mal ». C’est le cas aujourd’hui _ voilà.

De fait, dans les rares interviews que Supiot a données récemment, il affirme son hostilité de principe _ à creuser _ à la fameuse loi travail. Son jugement, documenté et réfléchi, est sans appel _ ah ! À ses yeux et à long terme, la loi El Khomri « attise la course au moins-disant social » _ voilà ! Dans un entretien publié le 13 mai par notre confrère « Témoignage chrétien » _ intitulé Libérer le travail de l’emprise du marché total _, il se montre très clair. Il conteste le raisonnement néolibéral, rabâché ces temps-ci _ voilà qui éclaire les réticences qu’il suscite, voire le black-out qu’il subit _, selon lequel il faudrait rendre plus faciles les licenciements pour favoriser l’emploi. Cette prétendue logique lui semble invérifiée. Les entreprises créent des emplois quand leurs carnets de commandes le permettent, et non point parce qu’elles y sont encouragées par la perspective de pouvoir licencier.

Il ajoute cette remarque plus percutante : « L’une des causes de l’atonie actuelle de l’activité réside dans l’aggravation des inégalités _ voilà ! _, qui appauvrit un nombre croissant de citoyens et provoque la stagnation de l’économie. » _ tiens donc ! Du coup, si une réforme du Code du travail s’impose, ce n’est pas du tout celle qu’introduit la fameuse loi El Khomri. Cette dernière a pour fonction d’envoyer aux marchés financiers et aux lobbys européens _ qui sont les vraies puissances décidantes ! _ « les signaux qu’ils attendent, en diminuant les garanties juridiques dont bénéficient les salariés » _ voilà ! Et cela, pas trop vite, non plus : la grenouille qu’on plonge brutalement dans l’eau bouillante, s’en échappe immédiatement ; alors qu’elle va se laisser ébouillanter peu à peu si c’est très graduellement qu’on monte le feu sous le récipient…

Appeler cela du « réformisme », comme le fait dix fois par jour notre Premier ministre _ ainsi que tous les autres de l’U.E. : Tsipras a dû, lui aussi, en passer par là, et la Grèce… _, constitue un abus de langage. Pour Supiot, il s’agit plutôt de « transformisme », pour reprendre la formule d’un syndicaliste italien, Bruno Trentin (disparu en 2007). Ledit « transformisme » revient à s’adapter tant bien que mal _ et par réalisme, disent-ils _ aux contraintes externes. « Le réformisme, au contraire, estime Supiot, consiste à agir pour faire advenir une société plus juste, qui fasse profiter le plus grand nombre du progrès technique » et respecte notre particularisme anthropologique _ cf ici la différence cruciale et fondamentale entre adaptation (à l’environnement), et accommodation (de l’environnement) ! Mais le pouvoir d’accommodation, un petit nombre se l’accapare, et en écarte et prive les autres…

Voilà bien un homme qu’on aimerait entendre _ que oui ! Et avec tout le temps qu’il lui faut (et qu’il nous faut, pour assimiler ce qu’il dit).

À défaut, je signale que la plupart de ses textes et réflexions sont accessibles via Internet, et que l’un de ses livres (« L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total », éd. Seuil, 184 p.) est suffisamment limpide pour être accessible à tous.

Alain Supiot conteste le raisonnement néolibéral selon lequel il faudrait rendre plus faciles les licenciements pour favoriser l’emploi. Cette prétendue logique lui semble invérifiée.

JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD

Un article courageux et salutaire, dans la mêlée assourdissante d’aujourd’hui…

Et un grand merci à Jean-Claude Guillebaud, un vrai grand journaliste, lui,  de nous faire connaître ce très important entretien avec Alain Supiot : un très grand Monsieur !

Titus Curiosus, ce 5 juin 2015

P. s. :

voici aussi l’article-entretien Libérer le travail de l’emprise du marché total d’Alain Supiot, paru dans Témoignage chrétien le 13 mai dernier,

et qui aide grandement à comprendre, et ce qui se passe maintenant en France et en Europe,

et ses considérables enjeux pour la démocratie :

Libérer le travail de l’emprise du marché total

Propos recueillis par Bernard Stéphan 13 Mai 2016

Alain Supiot,

Interview, travail, Economie, loi travail, Code du travail, Salariat

INTERVIEW

La loi Travail de Myriam El Khomri soulève des débats passionnés.

Professeur au Collège de France, Alain Supiot pose un regard aiguisé sur ce qu’ils révèlent.

TC : Bon nombre de décideurs économiques et politiques considèrent que les rigidités du Code du travail dissuadent les entreprises d’embaucher. Partagez-vous cette analyse ?

Alain Supiot : L’argument selon lequel il faudrait faciliter les licenciements pour favoriser l’emploi est pour le moins paradoxal. En réalité, les entreprises embauchent quand leurs carnets de commandes se remplissent. L’une des causes de l’atonie actuelle de l’activité réside dans l’aggravation des inégalités, qui appauvrit un nombre croissant de citoyens et provoque la stagnation de l’économie. Or, la France, comme les autres pays européens, s’est privée _ rien moins ! _ des outils d’une politique économique capable de favoriser l’emploi. En 1999 déjà, avec les auteurs du rapport sur le devenir du droit du travail en Europe (1), nous avions signalé les risques _  tiens, tiens ! _ de l’instauration d’une monnaie unique dépourvue d’un pilotage politique fort _ voilà ! _ en matière économique et sociale.

Seize ans plus tard, faute d’outils traduisant une volonté _ voilà ! _ de cohésion sociale et économique _ eh ! oui _, le travail, sa rémunération et ses socles juridiques protecteurs sont devenus pour les gouvernements les seules variables d’ajustement possible _ voilà ! _ dans un contexte de concurrence exacerbée.

Cela signifie-t-il qu’il faut laisser le Code du travail en l’état ?

Évidemment non. Mais il faut inscrire la réforme du Code du travail dans un débat de fond _ oui : de fond ! _ portant sur le type de société que nous voulons construire _ c’est fondamental ; cf Cornelius Castoriadis : L’Institution imaginaire de la Société ; et la dualité Ernst Bloch / Hans Jonas : Principe Espérance versus Principe Responsabilité _, et se doter ensuite d’un cadre juridique adapté à ce projet. Or la réécriture du Code du travail a été engagée en l’absence de tout vrai projet réformiste _ tiens, tiens ! _ : il s’agit d’envoyer aux marchés financiers et aux institutions européennes _ devenues instances de souveraineté _ les signaux qu’ils attendent _ avec une détermination de longue haleine, ne lâchant rien _, en diminuant _ peu à peu, pas à pas _ les garanties juridiques dont bénéficient les salariés. Une telle politique relève de ce que le grand syndicaliste italien Bruno Trentin appelait le « transformisme » (2). Le transformisme consiste à réagir aux contraintes externes en tâchant de s’y adapter, le réformisme au contraire consiste à agir _ par accommodation, imaginative et volontaire, et non pas adaptation… _ pour faire advenir une société plus juste, qui fasse profiter le plus grand nombre du progrès technique, et respecte notre écoumène.

Faute d’adopter cette démarche, les pays de l’Union européenne en sont réduits à répondre à la demande de « réformes structurelles » formulées par les marchés financiers _ les vrais pouvoirs, par défaut ! _ : c’est-à-dire faire travailler le dimanche et la nuit, allonger les horaires, diminuer la rémunération des heures supplémentaires, etc. Cette course au moins-disant social nous conduit à des impasses.

Pourquoi la France ne s’inspirerait-elle pas des mesures de flexibilisation du travail prises en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Italie ?

Votre question soulève un problème de méthode. La comparaison des systèmes juridiques est utile à condition de les situer chacun dans leur histoire et leur contexte _ précautions méthodologiques indispensables, en effet. Prenons par exemple le modèle allemand : il valorise les communautés de travail, au niveau de l’entreprise comme à celui des branches professionnelles. À la différence de leurs homologues français, les dirigeants des grandes entreprises allemandes en ont souvent gravi les échelons. Ils ont la même culture professionnelle que les travailleurs, qui sont de leur côté associés au contrôle de la direction. En revanche, ce système accorde une moindre place aux droits des individus, ce qui explique que les réformes Hartz de 2004, créant des contrats de travail sous-payés pour une population sans emploi, n’ont pendant longtemps pas suscité de fortes réactions syndicales. Ce n’est que dix ans après, au regard de la forte croissance des inégalités qu’elles avaient générées, que le gouvernement allemand de coalition _ CDU-SPD _ s’est résolu à instaurer le salaire minimum _ par contrainte circonstancielle de la CDU à partager le pouvoir avec le SPD (dont c’était une priorité de programme), faute de majorité absolue de la CDU aux dernières élections ; ou d’alliance avec les Libéraux, exclus cette fois-ci du Parlement fédéral…

L’usage du droit comparé dans le débat public français ressemble à celui de la chirurgie par le Dr Frankenstein : on imagine qu’on pourra greffer en France des muscles allemands, un cerveau anglais, un cœur suédois… Mais on ne peut produire ainsi que des monstres, car chaque tradition nationale possède sa logique propre, qu’il faut connaître et respecter pour la faire évoluer _ oui : on voit là la terrible faiblesse de la plupart des médias français qui répercutent de tels schémas superficiels de pensée, quand ils ne sont pas la simple courroie de transmission de leurs propriétaires ou mandataires…

S’agissant des mesures prise par le gouvernement britannique, notamment le contrat zéro heure, qui permet à une entreprise de faire appel à un salarié à tout moment sans être tenu de lui garantir un volume d’heures de travail minimal, elles visent à répondre à ce que M. Cameron appelle le « global race » : la course mortelle où tous les peuples seraient engagés avec pour seul horizon politique de nager ou de couler. Mais voulons-nous _ voilà ! _ de cette société où une masse de gens sont tenus d’être immédiatement disponibles à toute demande des entreprises sans aucune sécurité du lendemain ? Voulons-nous une Europe qui favorise la concentration des richesses sur quelques rares privilégiés, et l’alignement progressif des conditions de travail du plus grand nombre sur celles des travailleurs les plus exploités dans le monde ? _ d’où le développement de la désaffection (taxée par certains de « populisme« ) à l’égard de l’Union européenne que l’on voit s’amplifier en bien de ses Nations aujourd’hui…

D’aucuns affirment que le modèle de l’autoentreprenariat représente l’avenir ?

Dans les conditions actuelles, il est rare qu’un autoentrepreneur puisse maintenir longtemps son activité sans s’insérer dans des réseaux de dépendance économique, soit qu’il doive diriger le travail d’autrui, soit que son travail soit dirigé par autrui. C’est l’une des leçons qui peut être tirée de la crise du modèle industriel que l’on a mis en œuvre en agriculture dans les années 1960. La plupart des éleveurs ont été intégrés dans des liens de dépendance économique à l’égard des grandes firmes agroalimentaires, de l’Union européenne et des banques. Ils ont ainsi perdu tout contrôle sur ce qu’ils produisaient, sur la façon dont ils le produisaient et sur la fixation des prix de leurs produits. C’est particulièrement vrai des éleveurs «hors-sol» qui sont en fait des travailleurs subordonnés mais demeurent en droit des entrepreneurs indépendants.

Quand, dans cette filière, la Commission européenne décide la libéralisation des marchés ou que des producteurs allemands se saisissent _ habilement _ du droit européen pour employer des salariés d’Europe de l’Est échappant aux conventions collectives et aux charges sociales allemandes, la fiction de l’indépendance vole en éclat ; et les éleveurs français qui perdent leur gagne-pain se tournent vers les firmes dont ils dépendent ou vers l’État, comme le feraient des salariés ou des fonctionnaires.

Dans l’économie actuelle, beaucoup d’entreprises petites ou moyennes sont ainsi _ de facto _ les maillons de chaînes de production où ce sont les entités les plus puissantes, celles qui contrôlent non pas les moyens de production mais les systèmes d’information _ tiens donc ! _, qui disposent du pouvoir _ voilà ! _ et captent la majeure partie de la valeur ajoutée _ idem. Sans avoir à répondre de la sécurité économique des travailleurs. Un chauffeur remercié par Uber n’est pas licencié, il est « déconnecté ». Ces nouvelles formes d’organisation du pouvoir économique remettent en cause _ culbutent, donc _ toutes les catégories de base du droit du travail, qui postulent l’existence d’une entreprise indépendante, avec un employeur disposant d’un pouvoir de décision face à une collectivité de salariés identifiables qui travaillent dans le respect des lois établies sur un territoire.

Existe-t-il des marges de manœuvre pour changer la donne ?

Reprenons le cas de l’agriculture. Au lieu de modifier les règles sociales européennes et de réfléchir au type d’agriculture que l’Europe veut promouvoir en tenant compte des paramètres économiques et écologiques, et de la nécessité pour des continents comme l’Afrique de préserver une agriculture vivrière, on agit dans l’urgence en procédant à des exonérations de charges, détériorant ainsi un peu plus les bases financières de la Sécurité sociale, et on encourage l’exportation, ce qui fragilise les agricultures des pays du Sud. Un ami malien m’a ainsi récemment appris que son fils a voulu, après des études économiques, se lancer dans l’élevage avicole. Son projet rencontre les pires difficultés, car il est concurrencé par l’importation massive de poulets surgelés venant d’Europe et proposés à des prix défiant toute concurrence.

La réalisation de la justice sociale ne dépend pas principalement du droit du travail, mais bien davantage _ voilà ! _ des règles qui régissent la sphère monétaire, le commerce international et le fonctionnement des grandes entreprises. C’est là que se situent _ ah ! _ les vraies « réformes structurelles » dont nous avons besoin. Il faut sortir de la schizophrénie actuelle qui fait que d’un côté l’Europe oblige les pays les plus pauvres à démanteler leurs barrières douanières et que de l’autre elle déplore l’émigration en masse de leur jeunesse _ voilà ! _ ; que d’un côté on autorise le rachat par les sociétés de leurs propres actions, c’est-à-dire l’enrichissement des actionnaires aux dépens des ressources vives de l’entreprise, et que de l’autre on déplore la chute de l’investissement ; que d’un côté on autorise le dumping social et fiscal en Europe, et que de l’autre on s’inquiète de l’endettement des États et du délabrement des services publics _ c’est lumineux !

Là se situent les marges de manœuvre _ dont il faudrait user _, et certainement pas dans le fait d’inciter les petits entrepreneurs à négocier un code du travail par entreprise. Ils n’y sont pas préparés _ d’abord _ et ont mieux à faire _ surtout. Les cabinets de conseil en droit social _ voilà ! _ auxquels ils devront faire appel seront les principaux bénéficiaires de la réforme _ sans commentaire. La rédaction de milliers d’accords particuliers dérogeant aux lois communes a peu de chances de simplifier le droit du travail _ c’est clair ! Et ces possibilités de dérogation vont engager les petites entreprises dans une concurrence sociale dont le gagnant sera celui qui arrachera les pires conditions de travail à ses salariés _ eh ! oui ; et c’est là probablement ce qu’il faudrait enseigner d’économie au lycée !

Que faire alors pour rendre le Code de travail plus lisible ?

Sa complexité répond à deux facteurs. Le premier est l’extension du salariat à la plus grande partie de la population active et à la nécessité de tenir compte de la diversité et de la technicité des situations régies. Faut-il, pour en réduire le volume, renoncer par exemple aux 49 articles du code qui concernent l’exposition aux rayonnements ionisants ?

Le second facteur de complexité est la pluie de textes qui visent à déréglementer le marché du travail en multipliant les dérogations au droit commun. Le seul détricotage du repos dominical par la récente loi Macron s’est traduit par cinq pleines pages du Journal officiel… Cesser d’indexer le droit du travail sur les ordonnances aussi changeantes qu’inefficaces des économistes serait donc un pas décisif dans la voie de sa lisibilité _ certes.

L’issue à la crise ne résiderait-elle pas dans la sortie d’un modèle salarial ?

La mutation que vous évoquez est celle de l’ubérisation, du self-employment _ oui. Elle transforme des formes de la dépendance économique qui affecte aussi bien les salariés que les entrepreneurs. Le travail n’est plus organisé sur le modèle taylorien du travail à la chaîne, c’est-à-dire d’une obéissance mécanique aux ordres, mais sur celui de la direction par objectifs, de la programmation du travailleur. La subordination ne disparaît pas mais change de forme _ seulement : ce point est essentiel… Ce n’est plus le moindre de ses gestes qui est dicté et mesuré, mais sa « performance ». L’obéissance fait place à l’allégeance du travailleur à l’égard d’un donneur d’ordre qui lui assigne une tâche qu’il peut organiser avec une certaine marge d’autonomie, pourvu qu’il remplisse ses « objectifs ».

Je n’emploie pas ce terme d’allégeance de façon péjorative, mais pour en préciser la nature juridique, qui est inhérente à ce qu’on appelait en droit médiéval une « tenure-service », et qui rend compte aussi bien du travail des salariés que de celui des entrepreneurs dépendants (3). Car ces nouvelles formes de gouvernement des hommes sont porteuses aussi bien _ voilà _ de chances d’une liberté plus grande dans le travail que d’un enfoncement dans sa déshumanisation. Tout dépend du point de savoir si les travailleurs ont leur mot à dire _ ou pas _ sur le sens et le contenu de leur travail, ou bien au contraire si celui-ci les enchaîne à des indicateurs de performance, généralement quantifiés et aveugles à l’expérience concrète de sa réalisation et aux exigences de « la belle ouvrage » _ c’est là qu’est le point décisif d’inflexion des pouvoirs.

En pareil cas, le travailleur n’a souvent d’autres issues que la dépression nerveuse, le délire _ cf le très juste Global burn-out de Pascal Chabot _ ou la fraude, comme on l’a vu dans l’affaire Volkswagen. Le cercle vertueux de la libération dans le travail et de la créativité _ versus le cercle vicieux de l’aliénation dans le travail et de la perte de toute créativité _ ne peut être tracé que si ceux qui le réalisent ne vivent pas dans la peur _ stressante _ du chômage et peuvent _ très concrètement _ peser collectivement _ soit en une vraie démocratie effective _ sur son contenu et son organisation. Ces deux conditions ne sont pas remplies aujourd’hui _ certes ! Les digues juridiques qui canalisaient _ dans les États _ les forces du capitalisme étant _ désormais _ rompues, nous vivons sous l’égide d’un Marché total _ cf aussi, de Dany-Robert Dufour, et parmi d’autres titres de lui : le Divin Marché _ dont le mot d’ordre reste plus celui de la « mobilisation totale », où Ernst Jünger avait vu l’un des principaux legs de la Grande guerre.

Peut-on sortir de cette guerre en allouant une allocation à vie à chacun sans conditions ?

Ce serait au contraire s’enfoncer dans la logique du Marché total, qui est incapable de voir dans le travail autre chose qu’une marchandise négociée en contrepartie d’un salaire _ c’est très intéressant. Une telle réduction suppose de demeurer aveugle à l’importance vitale _ voilà _ des tâches accomplies hors de la sphère marchande, aussi bien qu’à la fonction du travail dans l’institution du sujet humain _ cf Castoriadis, et d’autres ; et ce point est, bien sûr, fondamental ! Cette fonction si bien décrite par Simone Weil lorsqu’elle notait que « par le travail, la raison saisit le monde et s’empare de l’imagination folle ». On ne peut donc impunément priver de travail des pans entiers de la jeunesse et lui dire « vous êtes inutile au monde, mais comme on a bon cœur on va vous donner de quoi ne pas mourir de faim » _ quelle sinistre et terrifiante réduction, en effet ! Lire a contrario Hannah Arendt, sur la part de l’œuvre dans la culture (notamment in La Crise de la culture) ; lire aussi tout Gilbert Simondon…

Vous proposez que les salariés bénéficient de droits de tirage sociaux. C’est-à-dire ?

La logique des droits de tirage sociaux est d’assurer une solidarité dans l’exercice d’une liberté individuelle ; par exemple, prendre un congé sabbatique, prendre soin de ses parents malades, acquérir des connaissances ou une formation nouvelle, créer une entreprise, élever ses jeunes enfants, etc. La personne qui ferait ce choix bénéficierait de dispositifs finançant la rémunération de ces différentes activités.

Cette proposition repose sur une conception du travail incluant non seulement sa dimension marchande mais également sa dimension gratuite _ oui, de l’ordre de la générosité _ , aujourd’hui méprisée et rendue invisible _ cf là-dessus les travaux majeurs et décisifs d’Amartya Sen. Je pense au fait d’éduquer ses enfants, d’accompagner un proche malade, d’aller chercher ses petits-enfants à l’école… à toutes ces activités laissées dans l’ombre alors que, paradoxalement, si elles s’arrêtent c’est la société elle-même qui s’arrête… _ oui. Assurer dans la vie de chacun la concordance de ces différentes formes de travail, est indispensable. Car faute de prendre en compte cette vision d’ensemble du travail, on est conduit – comme le fait la loi Macron sur le travail dominical -, à démanteler _ catastrophiquement _ les temps de la vie collective non marchande. La désagrégation des temporalités familiales a un prix, qui n’est pas calculé par les obsédés du travail dominical _ eh ! oui.

Les droits de tirage sociaux donneraient à chacun la possibilité de combiner _ et équilibrer, harmoniser _ diverses formes de travail dans une vie, et de passer de l’une à l’autre sans mettre en péril ses revenus et ses droits. Cette proposition complète _ oui _ la Sécurité sociale, qui assure une solidarité face aux risques indépendants de la volonté, comme la maladie, l’accident ou la vieillesse.

Comment serait financé ce dispositif ?

Aucune réforme sérieuse ne peut être engagée aujourd’hui sans remettre d’abord en question un système _ pervers _ qui permet à un tout petit nombre d’accumuler d’énormes richesses et de se soustraire _ voilà ! _ à ce que la Constitution italienne nomme les « devoirs de solidarité politique, économique et sociale ». Sans réduction des inégalités, notamment entre les revenus du travail et ceux du capital, et sans interdiction du dumping social et fiscal, le « compte personnel d’activité » prévu dans la loi El-Khomri risque de devenir un moyen de renvoyer chacun à une épargne individuelle qui renforcera encore le poids de la « bancassurance ». C’est seulement sur la base d’une plus juste distribution des revenus et des charges _ aussi… _ que de nouveaux dispositifs de solidarité pourront voir le jour, qui mettront les progrès de la productivité au service du plus grand nombre, et permettront à chacun de faire ainsi plus de place à des tâches librement choisies.

Alain Supiot : né en 1949, ce juriste spécialiste du droit du travail a fondé en 2008 l’Institut d’études avancées de Nantes. Élu en 2012 au Collège de France, où il occupe la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités » _ un très grand Monsieur !!!!

Propos recueillis par Bernard Stéphan

Lire :

La Gouvernance par les nombres, Fayard, 2015, 512 p.

L’esprit de Philadelphie, Seuil, 2010, 192 p.

Au-delà de l’emploi, Flammarion, réédition 2016, 320 p.

(1) Ce rapport, publié en 1999 sous le titre Au-delà de l’emploi, a été réédité en mars 2016 par Flammarion avec une nouvelle préface d’Alain Supiot.

(2) Bruno Trentin, La liberté, le travail et le conflit social, Éd. Sociales, 2016.

(3) Cf. ce point développé dans La Gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.

 

Après l’entretien avec Julien Hervier sur son passionnant « Ernst Jünger _ dans les tempêtes du siècle : une intéressante appréciation de Hannah Arendt en 1950″

31jan

Simplement,

et avant un article détaillé sur le Ernst Jünger _ dans les tempêtes du siècle, de Julien Hervier, paru ce mois de janvier 2014 aux Éditions Fayard,

voici un extrait du courriel que je lui adresse ce matin,

suite à notre _ riche et remarquable _ entretien d’hier soir, jeudi 30, dans les salons Albert-Mollat :

Hier soir, en arrivant à la librairie Mollat, vers 17h15,
mon premier geste a été de me procurer le volume II des « Journaux de guerre » (1939-1948) d’Ernst Jünger,
et en vous attendant, sur la table du 2d étage, j’ai parcouru rapidement votre Introduction (de XXV pages),
et y ai découvert, à la dernière (page xxxiv), cette très belle citation de Hannah Arendt à propos d’Ernst Jünger,
accessible dans Penser l’événement (aux Éditions Belin), in Après le nazisme, en 1950.

La voici, précédée de votre phrase d’introduction :

« C’est à cette cohérence et à cette honnêteté _ de Jünger _ que rendait hommage Hannah Arendt lorsqu’elle écrivait dans « Reportage d’Allemagne » :

« Le Journal de guerre d’Ernst Jünger apporte sans doute le témoignage le plus probant et le plus honnête de l’extrême difficulté que rencontre un individu pour conserver son intégrité et ses critères de vérité et de moralité dans un monde _ de violence totalitaire meurtrière _ où vérité et moralité n’ont plus aucune expression visible.

Malgré l’influence indéniable des écrits antérieurs de Jünger sur certains membres de l’intelligentsia nazie,

lui-même fut du début jusqu’à la fin un antinazi actif,

et sa conduite prouve que la notion d’honneur, quelque peu désuète mais jadis familière aux officiers prussiens, suffisait amplement à la résistance individuelle« .

Et vous ajoutez _ c’est votre phrase de conclusion à cette superbe Introduction _ :

« Mais Hannah Arendt constate aussi les limites d’une telle résistance intérieure,

qui déchire la conscience de manière cauchemardesque

entre les pôles contradictoires de l’activité de survie dans le monde diurne

et du jugement moral exercé aux moments de solitude nocturne« …

Or, jusqu’ici de ma lecture, le nom de Hannah Arendt _ je l’avais chaque fois recherché ! _ n’était pas apparu
dans votre biographie de Jünger qui paraît chez Fayard ;
pas davantage, d’ailleurs, que dans l’Index de ce Pléïade II.

Ce matin, mon premier geste a donc été de lire attentivement les 25 pages de cette Introduction,
que je trouve rien moins qu’admirable(s) !

Admirable en la double précision-concision de cette synthèse _ lumineuse ! _ qu’elle propose au lecteur
qui s’apprête à arpenter ces très riches en même temps que si beaux Journaux de la Seconde Guerre Mondiale de Jünger.

Par votre capacité d’articuler si magnifiquement clairement
la démarche de Jünger face à l’Histoire

qui, à lui aussi _ même si c’est d’une autre façon que pour Hannah Arendt _, lui tombe à nouveau, ou encore, ou toujours, dessus,

avec sa démarche si merveilleuse d’en écrire aussi lumineusement l’expérience qu’il reçoit et construit ;
expérience du réel forcément complexe, mais aussi si riche :

celle qui fait de lui l’écrivain vraiment exceptionnel qu’il est,
par cette singulière qualité d’extrême « acuité de la vision
qui fait du monde un enchantement«  _ je reprends votre expression de la page 423, que j’ai lue hier soir à la conférence.

Comme je vous l’ai dit ensuite, c’est cet auteur-là, celui de ces Journaux,
ou encore celui de ses Correspondances adressées _ dans l’intimité du privé _ à divers interlocuteurs, surtout, bien sûr, de ses amis, auxquels il livre le plus intime de son « juger » _ au sein même de son percevoir et ressentir ! _,
qui m’intéresse le plus,
en sa formidable capacité de vérité, de justesse _ y compris poétique : ou plutôt, justement, parce que poétique (mais sans le pathos qu’on associe trop souvent à la poésie : et alors ce n’est plus du tout de vraie poésie qu’il s’agit !)… _

de l’art de détailler-analyser…


C’est pour cela que j’ose espérer que vous réaliserez une édition

_ par exemple à nouveau en Pléïade, et sans nécessairement l’occasion
(certes commode : et en effet le monde de l’édition fonctionne ainsi, par le repère aisé si évident des dates des anniversaires… : ah le fétichisme des chiffres !!!)

des commémorations des Guerres mondiales _,
des Journaux de la grande maturité de Jünger,

c’est-à-dire les 5 volumes de Soixante-dix s’efface.

 

Soit le chef d’œuvre de la maturité encore mieux accomplie,

dans la sérénité des trente-deux années que la prodigalité de la vie allait lui donner encore,

à Wilflingen, en Souabe, où il s’installe le 15 juillet 1950,

ainsi qu’en ses voyages de par le monde entier : « frappé par la profusion, la variété, la prodigalité et même le gaspillage insensé qui règnent dans la nature« ,

écrivez-vous magnifiquement page 422 de votre biographie-portrait de l’auteur…

Car « les beautés que le voyage nous apporte à profusion

réclament donc aussi une prédisposition _ et celle-ci doit s’apprendre à cultiver ! _ à les recevoir.

Plus encore que le pittoresque des êtres ou des lieux

compte la qualité du regard que l’on porte sur eux. (…)

Pour lui, c’est bien plutôt l’acuité de la vision

qui fait du monde un enchantement ;

Soixante-dix s’efface abonde en instantanés émerveillés,

son récit est émaillé par des sortes de flashs où l’écrivain se concentre _ voilà ! _ sur une vision qu’il tente de fixer à l’aide du langage _ par son travail de précision… _,

au lieu, comme la plupart des touristes, de l’enregistrer mécaniquement par la photographie,

avant de passer précipitamment à autre chose« , écrivez-vous ainsi page 423.

Cela n’est pas sans me rappeler le bonheur d’écriture et de jouissance du vivre _ mêlés _ d’un Montaigne

en son sublimissime essai final De l’expérience (Essais III, chapitre 13) ;

ou l’acmé du bonheur musical (expression d’une semblable gratitude infinie du vivre) d’un Händel

en la jubilation de son chœur : « Tout bon, il a fait tout bon » _ Deus sive Natura…

Mais c’est aussi ce que Nietzsche nomme très justement l’épreuve _ très simplement surmontée _ de l’éternel retour du même

Et Spinoza, l’accomplissement de la joie.

A propos de cet art profondément crucial (!) de l’acuité du regard,

je voudrais vous signaler les très beaux livres de deux de mes amies,
dont les analyses, chacune à sa façon, rejoignent cette « acuité du regard » de Jünger :

Homo spectator de Marie-José Mondzain (aux Éditions Bayard),
et L’Acte esthétique de Baldine Saint-Girons (aux Éditions Klincksieck).

Voici aussi deux podcasts d’entretiens que j’ai eus avec elles deux dans les salons Mollat :

celui avec Baldine Saint-Girons, le 25-1-2011, à propos de son Le Pouvoir esthétique (aux Éditions Manucius)
et celui avec Marie-José Mondzain, le 16-5-2012, à propos de son Images : à suivre _ au cinéma et ailleurs (aux Éditions Bayard).

Merci encore, cher Julien Hervier, de ces excellents moments…

Titus Curiosus, ce 31 janvier 2014

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