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Jean Clair, ou « ressaisir le fil qui relie à la vie », et résister à la catastrophe des mésusages de la langue _ et des cinq sens, et du penser…

02août

Mes deux précédents articles consacrés à l’admirable Terre natale _ exercices de piété, de Jean Clair :

et

constituaient un prologue à mon article d’aujourd’hui, sur le fond.


Terre natale _ exercices de piété est la poursuite (et reprise) des précédents « écrits intimes » _ et déjà « exercices de piété«  _ de Jean Clair

que sont Journal atrabilaire (en 2006), Lait noir de l’aube (en 2007), La Tourterelle et le chat-huant (en 2009), Dialogue avec les morts (en 2011), Les derniers jours (en 2013), La Part de l’ange (en 2015) ;

et cela après un accident de santé sien évoqué très discrètement (rien ne sera jamais indiqué de sa nature) à la page 320, au cours du chapitre XIX Athènes et Jérusalem : et seulement afin de justifier (un peu) le fait de n’avoir pu se rendre sur les lieux du Sépulcre, malgré la présence sienne à Jérusalem le 28 septembre 2016, au moment des obsèques de Shimon Pérès ; et c’est là une des rares dates d’événements évoqués… _ qui semble avoir un peu durablement affecté sa santé alors _ et rudoyé son moral _, et maintenu un certain temps alité _ à l’hôpital ou chez lui, ce n’est pas spécifié ; Jean Clair évoque les images suscitées par différentes positions du corps couché, à l’instar de ce qui peut se produire pour des rêves au cours du sommeil… _, et sans pouvoir _ ni d’abord même désirer _ aller rencontrer des interlocuteurs un peu vrais : seule restait comme ressource de présence et interlocution vraie, et avec une altérité riche _ de répondant _, que la lecture :

Pages 31-32, au chapitre I :

« Je n’ai plus _ convalescent, et plutôt déprimé _ la  force que de lire, jour après jour, et du matin au soir. Je m’assois dans mon fauteuil, et je lis à m’épuiser les yeux. (…) Aucun médium, radio, télévision, cinéma, n’a ce pouvoir _ thaumaturgique _ de faire entendre une voix à travers un objet, et de parler en elle. On ne fait pas que ressusciter le mort qui gisait dans ces pages, on lui donne sa voix.

Un livre est toujours un Livre saint. (…) Pour échapper à mon mal _ de « dépression » et absence abyssale à soi-même… _, je lis interminablement et, pendant quelques instants, je suis Baudelaire, Proust ou Flaubert. La magie _ voilà _ peut durer des heures. Fatigué par la transmigration, je referme les pages. L’âme en paix, j’essaie de retrouver le souffle qui est le mien« …

Le texte de ce livre magnifique s’inscrit entre deux acceptions,

aux pages 15 _ et il s’agit là, au chapitre I L’Intrus, de la phrase incipit du livre ! : « J’ai fini par me refuser l’hospitalité«  _

et 398 _ au tout dernier chapitre, le chapitre XXIV La Terre vaine, et juste quatre pages avant la fin : « Si je ne peux plus m’offrir l’hospitalité«  _

du terme « hospitalité » _ accordée, ou pas, à soi-même ; et c’est bien là que gît la difficulté (de « dépression« ) à laquelle s’affronte courageusement l’entière méditation sans cesse creusée, fouillée et approfondie de ce merveilleux livre… _ :

Page 15 : « J’ai fini par me refuser l’hospitalité. Personne _ de conséquent _ n’est là où je suis. (…) Qui étais-je ? Qui suis-je, après toutes ces années ? (…) Comme par distraction, je me suis mis à distance de moi, ouvrant un vide _ abyssal _ que je ne peux plus remplir » ;

page 16 :  « Je suis entré dans la saison du saisissement, qui est la saison du dessaisissement _ de soi-même. Séparé de ce que je croyais être moi et qui me donnait contenance et chaleur _ voilà. Désemparé, sans rempart. (…) Saisi, dessaisi : une outre-tombe. (…) Grelottant, je ne suis pas là, et qui est là, à ma place ? » ;

page 17 : « Penser est une continuité que je n’ai plus _ par défaillances répétées de la mémoire ? par rupture de fil ? _ une fidélité que je ne respecte pas » ;

page 18 : « C’est une disparition. Je me défais » ;

page 20 : «  »Étre soi«  ne serait qu’une obstination à croire en ce qui n’est qu’une suite _ purement accidentelle _ de sensations disparates, une habitude _ de simple fait, mais sans légitimité de droit _, une distraction _ superficielle.

On porte le deuil de _ la consistance de _ sa vie bien avant d’être mort« …

Et page 398 : « Si je ne peux plus m’offrir l’hospitalité _ accueillante _, me reconnaître, me souvenir de ma présence en moi, et m’y réconforter, me souvenir de mon nom paternel _ Régnier _, devenu étranger à moi-même _ faute de fil assez cultivé _, c’est que je ne peux plus habiter la terre natale dont ne me restent que des souvenirs informes, ni reconnaître miens les paysages et les humains que j’ai ensuite aimés » _ et seule une écriture réellement consistante, et renouant les fils et liens négligés, est en mesure de leur rendre forme.

Deux chapitres, vers la fin, le chapitre XVI, Les Dardanelles, et le chapitre XXI, La fugue, développent magnifiquement la ressource du « fil » à renouer

_ « ressaisir » (page 273), « retrouver » (page 274), « rétablir » (page 274), « reprendre » (page 274), faire que « le fil ne soit pas rompu«  (page 275), faire que « un fil échappe au circulum diaboli du temps » (page 278), « ne pas casser le fil » (page 351), trouver le mot qui « redonnerait la vie (…), trouver le mot juste, qui donnerait à la phrase son assise et son sens » (page 352), « vous faire ressaisir le fil de vos pensées et le dérouler dans l’esprit  » (page 354) ; et cette opération très exigeante-là, versus « la catastrophe des « mots libres »«  (page 353), car « « les mots en liberté », dont les surréalistes avaient fait leur profession de foi, étaient un contresens, une impiété. Il n’y avait pas de liberté des mots, mais un choix, un respect, l’obéissance à un ordre », condition absolue de sens, de vérité et de beauté (page 352) _,

par l’écriture, que met en œuvre Jean Clair en ses divers « écrits intimes« ,

et tout particulièrement en ce volume postérieur à l’épisode de la maladie _ qui s’était déclarée en septembre 2016, à Jérusalem _ et de la sévère dépression qui l’a suivie, en ce Terre natale _ exercices de piété.

 


Mais des ressources effectives s’offrent.

Et pour commencer « les papillons«  _ cf le titre du chapitre IV : Les Papillons... _ à saisir _ même si c’est bien difficile _ des rêves nocturnes : par l’écriture notamment ;

à bien distinguer _ Jean Clair y insiste _  de l’activité _ que Jean Clair repousse vigoureusement, elle _ de fiction :

« Parler (…) d’êtres vivants, les imaginer vivants, inventer des personnages et leur prêter des sentiments, des gestes, des paroles : les romans me donnent une insupportable sensation d’ennui. (…) J’ai toujours détesté la fiction _ moi aussi. Je suis incapable d’inventer. Je n’aime pas raconter des histoires, respecter des plans _ convenus à l’avance _, préparer des intrigues _ misérablement artificielles. Moins encore composer des dialogues, cet usage frauduleux de l’écriture. On n’écrit _ vraiment _ que pour obéir au besoin de dire quelque chose qu’on ignore _ encore. On avance alors sans trop savoir. Et puis viens la récompense du mot _ du mot juste et fécond _ qui dit ce que vous ne saviez pas« , lit-on à la page 58 du chapitre III Les Nocturnes..

Ainsi que cette précision-ci, page 60, du même chapitre III Les Nocturnes :

« Il faut être un peu désespéré pour trouver le courage de s’isoler et de tenter d’écrire. La réalité apparaît pourtant si riche alors _ en ce défi aventureux et ouvert de l’écrire _, et si inépuisable _ voilà _, qu’on comprend qu’il est vain de vouloir la changer, voire simplement de l’imaginer autre. Il y a assez à dire _ oui ! _ de ce qui est ou de ce qui a été pour occuper les années de son existence. Proust, Morand, Aragon, Malaparte _ ou Montaigne _ n’ont jamais rien inventé, imaginé, jamais écrit de « romans ». Ils ont été le peintre qui s’efforce, tableau après tableau, de dire, de décrire, de prolonger un peu _ la qualité de présence de _ ce qu’il a sous les yeux, en tournant le dos à la tentation, « fasciste » en effet, de vouloir changer le monde, de recourir à la fantaisie, à l’abstraction, à la violence, à la création _ arbitraire, gratuite _, en usant de systèmes de couleurs et de formes qui seraient capables d’améliorer la réalité, ou, pire encore, à exalter ce qu’on dit être son « moi » « …

 Je reviendrai, bien sûr, à cette ressource capitale qu’est l’écrire _ et à sa conception précise _, pour Jean Clair… Mais pour l’instant c’est à la ressource de « présence«  _ cruciale aussi, fortément _ du rêve nocturne que je désire m’attacher.

À preuve : 

aux pages 64-65 du chapitre III Les Nocturnes, ceci :

« L’étonnant pouvoir _ voilà _ du rêve _ nocturne. (…) D’un être, il nous offre _ la grâce de _ sa présence sensible, parée de toutes les qualités. Nous (…) voyons (…) surgir devant nous ce qu’on pourrait nommer _ en usant du vocabulaire théologique _ une présence réelle, avec sa chaleur _ son éclat _, sa spontanéité _ indépendante de soi _, sa voix _ surtout _, remontée d’on ne sait lequel de ces enfers, qui ne sont pas forcément des lieux de souffrance comme dans nos religions, mais des lieux imaginés par les Anciens ou par le Shéol juif, où ils sont _ seulement _ tenus en réserve, endormis eux aussi _ comme nous-mêmes qui rêvons en notre propre sommeil _ attendant de nous revoir _ et de reprendre notre conversation.

(…) Le rêve est revenance et révélation _ post mortem. (…) Mes rêves se remplissent de figures et deviennent des salons où l’on s’entretient _ voilà _ avec douceur _ surtout. Ce dont le quotidien _ de la maladie, comme de la quotidienneté… _ m’a privé, la nuit me le redonne« …

Je peux maintenant en venir à l’instrument capital du rétablissement du fil de la vie et du soi le plus vrai, je veux dire l’écrire de Jean Clair.


Les deux chapitres _ superbes :  peut-être les sommets de ce livre ! _ sont les chapitres XVI, Les Dardanelles (pages 269 à 280) et XXI, La fugue (pages 351 à 358).

Au chapitre XVI, Les Dardanelles, après avoir expliqué en quoi ce qu’avaient été les Dardanelles selon Paul Morand, l’Isonzo, pour son père, »en 17-18 avait été son grand voyage » : « Mon père n’avait jamais quitté son Morvan : l’Isonzo serait ses Dardanelles« , écrit Jean Clair page 170.

Et c’est à partir de la page 272 que Jean Clair développe ce qu’est pour lui personnellement l’écrire, d’abord abordé par l’expérience d’être lu et entendu par qui sait lire vraiment :

« La puissance, la présence _ et les deux sont très intimement liées : pas de puissance sans vraie présence ; pas de présence sans vraie puissance _ de l’écrivain, qui demeure _ pour celui qui le lit, loin de lui, pourtant, dans l’espace comme dans le temps _, qui ne s’épuise pas, sont bien supérieures à celles du cinéma ou du théâtre _ et je partage complètement cet avis. Invisible, on entend _ oui ! _ sa voix _ et son souffle _, mais on ne le voit pas ; et souvent même, mort depuis longtemps on ne l’a jamais vu. Il est pareil à Dieu, une voix _ sidérante _ dont on ne voit pas le visage. Ou si l’on veut, en termes plus profanes, proche de l’analyste dont le pouvoir de guérison vient du fait qu’il écoute _ et comprend _ et répond _ surtout par ses silences _, mais qu’on ne le voit pas« , page 272.

Et page 273 :

« L’écrivain _ qu’on lit vraiment _ est pareil à la mère des premiers moments, dont on entend la voix, filtrée par l’eau du ventre, alors qu’on n’a pas encore vu le jour, et dont on ignore encore les traits. On ne connaissait pas son visage, et pourtant sa voix avait le pouvoir de guérir« …

Puis Jean Clair passe à ce qu’est pour lui l’écrire, et sa fonction première pour lui _ tout particulièrement en sa phase présente de dépression _ :

« À peine avalé le café du matin, je suis devant ma machine, comme s’il me fallait ressaisir au plus tôt _ et c’est bien de cela qu’il s’agit là ! « se ressaisir », « se reprendre«  _ le fil _ fuyant, il le constate _ qui me relie à la vie. Un mot pour sortir _ émerger _ du néant de la nuit _ et prendre pied, faire face.

Le phénomène est connu des neurologues : au milieu d’un blanc, d’une amnésie, d’une absence, un mot suffit pour reprendre, puisque l’on parle en enchaînant les mots, sans penser au suivant, non pas mécaniquement, mais musicalement _ voilà ; et cela sera magnifiquement repris et développé au merveilleux chapitre XXI, La fugue _, de même qu’un simple accord suffit à dérouler dans la tête la partition oubliée.

Ce qui se dérobe, c’est toujours le commencement. Mais il suffit que je le retrouve et le reste suivra, comme une mélodie, une suite de sons, qui n’ont plus besoin de ma mémoire _ un peu pesamment activée _ pour s’enchaîner, comme si la partition qui me deviendra familière avait été écrite ailleurs et courait _ d’elle-même, indépendamment de soi _ invisible sous les notes« …

Et déjà, avant même de mettre en mouvement et saisir le fil même de son écrire, lire nous offre l’expérience _ modèle ? _ d’un semblable fil se déroulant _ mais c’est déjà celui du langage humain, grâce à l’ordre ouvert de la syntaxe de toute langue : faire des phrases ayant du sens (cf Chosmky) _ :


Pages 274-275 :

« Un livre dont la lecture ne me donne pas l’envie _ et le mouvement entrepris _ d’écrire aussitôt quelques mots, quelques lignes, quelques pages, est un livre inutile _ vain. La lecture est un échange _ ce point est capital ! ouvrant sur une interlocution réciproque entre lecteur et auteur !.. _ où chaque mot se fait l’écho d’un autre _ voilà : oui ! _, sa réponse peut-être _ déjà les mots eux-mêmes (de la langue) se répondent d’eux-mêmes entre eux ! Dans la langue, d’abord (le vocabulaire) ; puis dans les discours (les phrases réalisées) ; et dans la littérature (les œuvres de fond) qui font le meilleur et le plus profond du fond de ses usages… Dans le texte imprimé _ du livre lu _, on devine _ lecteur hyper-attentif _ plus ou moins visible par endroits, le texte caché _ premier, à la source même (de l’écriture) : pensé, murmuré déjà en sa tête par l’auteur qui le reçoit et s’y essaie… _ qu’on va tenter de rétablir _ y accédant à son tour de lecteur. Ainsi se crée cette chaîne ininterrompue des mots qu’on appelle « littérature », mais qui est une parole interprétée sans fin _ par les lecteurs devenant à leur tour auteurs _ par delà les années et les lieux.

Tout lecteur, comme tout écrivain, reprend _ voilà _ le fil, il continue _ oui _, il prolonge _ c’est exactement cela _, en espérant que Shariar _ la vie même, ou/et le lecteur captivé _, au matin, voudra bien surseoir à sa mort _ comme à celle de Shéhérézade dans les Mille et une nuits _ et lui permettre de reprendre _ continuer et poursuivre _ la suite. Un livre à lire, un livre encore à trouver ce matin, un livre _ bouée de secours, bouffée d’air respirable _ comme une main _ et un interlocuteur ! _ qui va vous aider à vous lever, et, si je l’ouvre, la journée pourra se passer, supportable enfin, contenue toute entière dans la tête d’un autre, et le fil _ voilà : le mot est décisif en ce livre, je l’ai déjà souligné _ ne sera pas rompu.

Combien douloureux d’être en revanche interrompu quand, recherchant une idée _ à formuler, donner forme _ et sur le point de la fixer, un importun vient vous troubler et rompre le fil _ du méditer-formuler. Le rompre à jamais ? Comme dans la mort de Bergotte, le vol du papillon qui jamais ne reprendra sa course, l’idée, ici enfuie, qui ne reviendra pas.« 

Et Jean Clair de poursuivre-développer ici ses réflexions sur l’écrire :

« Écrire un livre, se livrer. Cet abandon _ à l’image de celui de l’analysé se livrant au flux de sa parole incontrôlée, dé-chaînée, sur le divan de l’analyste _ suppose une pudeur _ protectrice _, qui vous tiendra _ ce moment-là au moins _ éloigné du monde _ et ses agressions. L’écrivain _ nous y revoilà en plein _ paie par son isolement _ au monde, aux autres _ la liberté de livrer _ ici sans la moindre retenue ni censure : sur la page _ ses sentiments. Ou bien livrer serait se délivrer. Le livre serait alors proche des libérations, des affranchissements qui vous autorisent à parler, à dire, à écrire« …

Puis, pages 278-279, à nouveau sur les modalités les plus sensibles de l’écrire :

« Écrire, se faire invisible. De l’auteur _ quand on le lit _, on entend _ parfaitement _ la voix _ la moindre de ses inflexions et des infimes variations des rythmes de son souffle _, mais on ne le voit pas. (…) A cet égard, c’est un dieu, la voix dont on ne voit pas le visage. Écrire, c’est entrer _ au présent du plus pur instant : celui du commencement, de l’initiative _ dans un temps délivré du temps _ contextuel immédiat, dont alors l’écrivant se sépare. On écrit, et du temps soudain on s’échappe _ au profit d’un pur présent ouvert et fécond, de notre intitiative : libre _ ; et l’on continuera d’écrire ; on poursuit, délivré du temps. La pendule n’a pas cessé de tourner mais sur le papier, un fil _ ouvert ou retrouvé, et nous reliant à notre histoire _ échappe _ se délivrant en l’audace libératrice de son initiative même _ au circulum diaboli du temps.

L’écrivain possède un pouvoir _magistral en dépit de la modestie-humilité de sa solitude _ qui a affaire avec les débuts, avec la naissance des mots, avec le bruit de la langue _ et de la parole formée _, si puissante dans son murmure, que ni les hommes d’action, ni les hommes politiques, de ceux qui croient dans leurs discours peser sur nos vies et emporter nos décisions, ne possèdent _ oui : leur réel à eux étant considérablement plus lourd. La force du for intérieur _ oui _ est le murmure des origines, que la lecture _ du lecteur, qui viendra _, comme une prière, déroule _ le retrouvant _ et permet au monde d’exister. Les mots que l’on écrit disent toujours _ sacralement en quelque sorte _, peu ou prou, nos dernières volontés _ et leur vigueur _ certes _ naît de cette nécessité _ testamentaire vitale. Mais l’on peut toujours modifier ces derniers mots« …


Sur ce sujet de l’écrire, le chapitre XXI, La fugue (aux pages 351 à 358) est encore plus décisif : explicite et magnifique de justesse.

À nouveau sur l’écrire et « ne pas casser le fil« , aux pages 351-352-353 :

« Se soumettre à l’analyse _ psychanalytique _, à peine quittée l’adolescence, et suivre pendant longtemps sa discipline _ de penser sans censure, mais pas anarchiquement, nous l’allons voir _, sans doute pousse à écrire _ et dans des buts que nous allons voir se préciser ; une source indéniable de ce qu’est « écrire«  vraiment pour Jean Clair. Ecrire au fil de la plume ou de la pensée _ les deux profondément liées _, sans trop voir _ à l’avance _ où l’on va, avec, ici et là, la même règle : dire tout ce qui vous passe par la tête. Pas de plan, pas de propos _ fixé _, pas de projet, mais le seul besoin de parler, d’enchaîner les mots, les uns après les autres _ l’un amenant de lui-même l’autre, le suivant, selon quelque improbable et pensée  (mais bien réelle) logique, insue jusqu’ici  _, pour échapper au vide mortel _ déprimant _ du matin et, dans leur embarras, trouver le début _ à poursuivre, un peu plus consciemment _ d’un sens.

Nulla dies sine linea, non la perfection d’un métier qui ne s’atteint qu’à ne pas s’interrompre, mais le souci de ne pas casser _ mais poursuivre, filer, dérouler _ le fil, le fil de la vie même, le fil de la plume, non pas le fil de la plume d’acier, non pas le fil de la plume d’oie, mais le fil du duvet fin et fragile du verbe, du textile dont l’entrelacs est pareil au fil arachnéen dont le tissu cérébral serait fait.

Un mot, parfois, du fond de la nuit _ et d’un rêve reçu _ me venait à l’esprit et s’attardait _ on ne sait comment _ au matin. Ce simple mot suffirait _ de sa force _ à me tirer du lit. Je n’aurais pas de plus grande hâte que d’aller vérifier son existence dans le dictionnaire, d’en découvrir l’étymologie, l’origine et l’histoire _ les filiations dans les langues et la langue _, et par conséquent qu’il avait raison d’exister. C’était comme une révélation théologique _ sacrée. Le mot, le simple mot, n’importe quel mot, redonnait la vie _ qui se fuyait dans une dépression _, après la nuit et son angoisse. Le jour serait nécessaire à _ voilà une direction (et directive) à suivre _ épuiser son _ très riche, toujours _ sens _ les usages des mots sont toujours très divers : pas univoques. 

(…) Un seul mot pour franchir le vide : « Sed tantum dic verbo, et sanatibur anima mea… » (…) C’est par la parole, verbo, et non par l’usage illimité _ sans règle, arbitrairement _ du verbum que vient _ oui _ la grâce. Qu’attend donc le patient de celui qui l’écoute, sinon d’entendre le mot qui va le libérer ?

La parole latine était si proche de ce qu’était _ ou de ce qu’aurait dû être en un autre lieu (que l’église) _ le mot de l’analyste _ et verbo sanabitur anima mea _, qu’il était un rappel à l’ordre. Il fallait écouter, et choisir ce qui délivrerait.

On pouvait passer des heures _ en effet _ à trouver le mot, le mot juste _ voilà _, qui donnerait à la phrase son assise _ oui : il en faut une _ et son sens _ c’est très exactement cela. Mal choisi ou mal taillé, il serait comme de ces cubes mal équarris qui font tomber le petit château des constructions enfantines. Le mot qui manque, et le monde s’écroulerait peut-être.

(Mais tout cela avait été _ hélas, après Dada _ compris à l’envers. « Les mots en liberté », dont les surréalistes avaient fait leur profession de foi, étaient un contresens, une impiété _ voilà. Il n’y avait pas de liberté _ anarchique, en folie _ des mots mais un choix, un respect, l’obéissance à un ordre.)

(Non, chacun désormais puisait dans la langue comme il l’entendait et il n’entendait rien. Il attrapait, goulu, déformait, mutilait les mots et les phrases, sans un instant penser à leur origine et à leur histoire _ en rompant les justes filiations : pourtant comportant de l’ouverture. Il croyait tout cela mis à disposition, depuis toujours, inépuisable, et renouvelée, les mots, comme la nourriture dans les supermarchés. Mais c’était une tromperie et, finalement, une catastrophe _ c’est bien le mot. On ne s’entendait plus _ non plus : chacun enfermé dans sa bulle ou les stéréotypes fallacieux. Il n’ y avait d’ailleurs plus rien à entendre _ hélas. Les « gros mots » _ et leur cancer _ avaient fini par remplacer les vocables qui avaient exprimé la finesse du monde _ voilà : en tout son nuancier délicat. La radio, les journaux, les livres mêmes désormais _ « encore un siècle, disait Nietzsche en 1884 en son Zarathoustra, et l’esprit va se mettre à puer«  _, débordaient de ces immondices« …

Et pages 354-355 :

« Les pouvoirs de la langue me semblent de plus en plus méprisés, au profit du bruit, du cri, de l’éclat, de tout ce qui vous assaille, blesse, écorne, meurtrit, déchire, dilacère, éparpille. Le son des radios et des écrans TV vous met l’âme en sang _ là où les mots des vieux prêches étaient, nés du silentium, des onguents, des pommades, des baumes _ apaisant.

(…) Qu’un mot, un seul, puisse vous faire ressaisir _ voilà ! _ le fil _ coupé, perdu _ de vos pensées, et le dérouler _ alors _ dans l’esprit avec la même sûreté, le même entrain et la même joie que si vous écriviez la phrase entière, la linea d’avant, c’est un miracle aussi confondant qu’en musique, quand un seul accord _ mais un accord musical est beaucoup  plus qu’un simple mot : déjà une expression un peu détaillée et complexe ; et bien et mieux plus lié, organiquement, à ce qui le précède et à ce qui va le suivre _, détaché _ de son contexte _ et par hasard entendu, avant même d’en connaître la suite, fait se dérouler dans votre oreille tout le fil de l’Orfeo de Monteverdi, du dernier quatuor de Beethoven, ou le dernier des Lieder de Strauss _ mais, déjà, cela convient mieux à certaines œuvres, telle aussi celles de Bach ou de Mozart, qu’à d’autres, comme par exemple l’œuvre de Debussy ; lequel détestait que l’oreille puisse se représenter à l’avance et prévoir ce qui allait suivre… L’enchaînement des sons y est d’une rigueur _ ou plutôt perfection musicale ; le mot « rigueur«  ne me paraît pas ici approprié _ telle, au plus profond, là où, précisément, si l’on cherche à savoir, on ne se souvient de rien, que c’est la linea _ musicale _ qui sans effort se déroule en vous, dès la première note » _ mais la cohérence-consistance d’une œuvre musicale n’est pas du même ordre, ni de la même intensité, que la cohérence-consistance d’une œuvre littéraire, considérablement moins organique. Et Jean Clair va bientôt lui-même, dans les lignes qui suivent, en convenir…


La confrontation entre littérature qui suit immédiatement, pages 355-356, est, ainsi, très intéressante :

 

« Deux secondes, un simple accord, et de longs moment superbes vont résonner, comme s’ils étaient inscrits, sans qu’on pût les voir, dans une légende invisible sous les portées _ tout ce que déteste un Debussy, par exemple, dans les œuvres musicales germaniques _, un texte caché, une parole dont on croit entendre les mots, écrite avec la même nécessité que les textes dans les Evangéliaires, au point que le prodige de la mémoire, qui nous restitue des partitions entières, nous fait comprendre comment la création, qui opère sur des durées infinies, est tout entière dans l’instant qui la déclenche, et fait que la musique tient en effet beaucoup plus du miracle qui survient que de la logique que l’on suit, dans une opposition qui contient sans doute la meilleure part de son enchantement, au point qu’elle a le pouvoir de se passer des mots pour dire précisément la plus subtiles des émotions, qui se trouve aussi la plus rigoureuse et la plus attendue _ mais cela seulement l’œuvre une fois très bien connue, et son charme idéalement assimilé ; certainement pas à la première écoute.

« Ich schreibe jeden Tag eine kleine Fugue für den lieben Gott« , la profession de foi de Jean-Sébastien Bach, chaque jour redite

La littérature _ à la différence de la musique selon Jean Clair : mais entend-il cela aussi, au sein de la littérature, de la poésie ?.. _ s’entend toujours pour la première fois. C’est comme si jamais encore on n’avait lu ces mots, lors même qu’il arrive qu’on les relise pour la seconde ou la troisième fois. La musique, en revanche, on l’a _ nous semble-t-il _ toujours entendue, lors même qu’on la découvre. Tout se passe comme si l’on se souvenait d’elle _ comme si la musique, elle, était inscrite de toute éternité ! _, alors qu’on n’en sait rien encore. De quel fond resurgit-elle, alors que la littérature semble toujours arrivée du futur ? _ mais aurait-on pu dire cela aussi des poèmes d’Homère ou de la Chanson de Roland, retenus et retransmis par cœur ? On peut avoir les larmes aux yeux en écoutant Mozart ou Wagner _ à l’Opéra, après et à la suite de tant de mélomanes qui connaissaient effectivement Don Giovanni ou Tristan par cœur  _, comme si le son revenait d’un passé _ c’est-à-dire d’une tradition d’audition passionnément suivie et continuée _ très ancien que l’on redécouvrait _ à notre tour _, bouleversé, avec l’émotion de celui qui retrouve ce qu’il avait oublié et lui était si cher, alors que lire tel ou tel écrivain _ mais solitairement, pas avec d’autres en une salle de concert _, quand même ils nous sont chers et qu’on connaît leurs écrits, ne nous tire pas une larme _ de reconnaissance-retrouvaille avec ce qu’on a déjà lu _, mais nous projette chaque fois vers ce qui arrive _ dans l’œuvre, et nous surprend à nouveau _, nous réveille, nous suscite, au mieux nous tire de notre angoisse ou calme notre souffrance »…

C’est aussi que notre rapport à la littérature n’est pas le même que notre rapport à la musique. et que la langue de la littérature n’est pas non plus celle de la musique : et cela qu’il s’agisse de lire (de la littérature) et écouter (de la musique), ou d’écrire (de la littérature) et composer (de la musique).

En tout cas, maintenir-garder ou ressaisir-retrouver le fil et les filiations est donc on ne peut plus vital pour Jean Clair.

Ce vendredi 2 août 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Les exercices spirituels de Jean Clair : la piété envers la Terre Natale ; et la figure de Marcel Arland…

28juil

Si j’ai commencé à éclairer _ un peu _ ce que signifie le concept d' »exercice (spirituel) de piété » pour Jean Clair

en ses « Écrits intimes« 

en mon article d’hier ,

il me faut bien sûr préciser ce concept sien de « piété » ;

ainsi que le choix de l’expression de « Terre Natale » pour le titre de ce nouveau volume de la série de ses écrits intimes,

ainsi que pour celui, aussi, d’un chapitre, le chapitre V, aux pages 77 à 113.

Piété : le sentiment qui fait reconnaître et accomplir tous les devoirs _ de reconnaissance et gratitude, actions de grâce… _ envers les dieux, les parents, la patrie, etc, auxquels nous sommes redevables de soins _ et d’abord de la vie _, avec tendresse et respect.

L’expression de « Terre Natale« , elle, est directement empruntée à Marcel Arland (Varennes-sur-Amance, Haute-Marne, 5 juillet 1899 – Saint-Sauveur-sur-École, Seine-et-Marne, 12 janvier 1986), qui en fit le titre d’un récit autobiographique, Terre natale, en 1938 _ on notera au passage que la réunion de communes à laquelle participa Varennes-sur-Amance, prit ce même nom de Terre Natale entre le 1er juillet 1972 et le 31 décembre 2011 ; de même que prit aussi ce nom le canton, disparu en tant qu’entité administrative en 2015 : c’était pour honorer Marcel Arland, enfant de ce pays. On remarquera aussi que le terme de « Terre«  fait partie du titre de plusieurs autres œuvres de Marcel Arland : Terres étrangères (en 1923), Sur une terre menacée (en 1941) et Terres de France (posthume) ; sans compter un Zélie dans le désert (en 1944).

Sur l’œuvre _ peu courue ces derniers temps, et c’est un euphémisme… _ de Marcel Arland, ceci :

cet article de Michel Crépu : « Et Marcel Arland, au fait ? » (1-10-2015) ;

Et de cet article je me permets de retenir ceci :  » Nous sommes penchés sur le livre _ ici le roman d’Arland (en 1929) L’Ordre _ comme le personnage à sa fenêtre : « Le soir était calme. Au bas du jardin brûlaient des rameaux d’asperge desséchés ». Cela n’a l’air de rien et c’est merveilleux : le jardin, les flammes, les rameaux d’asperge, le soir calme – et l’on pourrait en citer beaucoup d’autres. Même Chardonne, maître incontesté du moment lumineux semble un bouseux à côté d’une telle douceur _ une qualité singulière de douceur : voilà ce qui caractérise l’art d’écrire de Marcel Arland, pour Jean Clair aussi.

C’est peut-être ce qui coûte aujourd’hui si cher à Arland, d’avoir su écrire les ténèbres de l’intimité humaine _ oui  _ sans se départir du calme où les choses se déposent en profondeur. On réclame aujourd’hui du message à corps et à cri. Chez Arland, musique, finesse, art consommé de faire monter la tension jusqu’au terme ultime où les choses se redéchirent à nouveau selon la vieille loi humaine« … ;

à compléter par cela, toujours de Michel Crépu, sur son blog, la semaine qui suivait :

« Arland ou Céline » (le 8-10-2015)…

Dont je retiens ceci :

« Tout est silencieuses _ musicales _ tensions, montée en puissance de l’impossible, déchirement, apaisement, recommencement à nouveau de la tension. On en sort rincé, comme du dedans d’une fournaise provinciale, sans bruit mais non sans parole. (…) Tout est silencieuses tensions, montée en puissance de l’impossible, déchirement, apaisement, recommencement à nouveau de la tension. On en sort rincé _ c’est dire ! _, comme du dedans d’une fournaise provinciale, sans bruit mais non sans parole« …

Et encore cela :

cet article de Victoire Diethelm : « Présence du biographique chez Marcel Arland _ lecture croisée de Il faut de tout pour faire un monde et de Terre natale » : « Mais qui est Marcel Arland ? » (août 2018)


Outre le titre même du chapitre V, donné à la page 77

_ un chapitre terrible sur le déracinement de ses parents (de leur campagne à la banlieue parisienne, à la fin des années trente) _,

l’expression _ arlandienne _ de « Terre natale« 

me semble n’apparaître que quatre fois,

la première fois à la page 108 (du chapitre V, « Terre natale« ) :

« La terre et ceux qui l’habitent, produits pareils d’une histoire qui faisait que j’étais chez moi _ en la maison où avaient vécu ses parents, en Mayenne, avant sa naissance (le 20 octobre 1940, probablement à Pantin). Terre natale, maison natale » ;

et les trois autres fois à la page 398 (du chapitre XXIV, « La Terre vaine« ), à propos des expressions « Terres vaines et vagues« , « Terre gaste« , « Paese Guasto« , « The Waste Land » présentes dès le second verset de la Genèse, dans le récit des aventures de Perceval le Gallois de Chrétien de Troyes (1130 – 1191), L’Enfer de Dante (1265 – 1321) _ au chapitre XIV, vers 94 à 96 _, Le Médecin de campagne de Balzac (1799 – 1850), ou The Waste Land de T. S. Eliot (1888 – 1965), qu’a relevées et reliées entre elles la magnifique érudition de Jean Clair :

« Je rêve, je divague autour de ces terres mythiques, qui vont de la Genèse à la Comédie de Dante, et du pays du Roi Méhaigné décrit par Chrétien de Troyes au gros bourg florissant du médecin de Balzac. Mais c’est toujours une même vérité _ voilà ! et terrible… _ qui se dit : en ignorant son nom, si l’on oublie son identité _ son lignage, ses racines, son histoire _, on perd aussi la terre natale qui est inscrite dans les frontières _ celle où peut reprendre force le géant Atlas en son combat à mort avec Héraklès. Ou bien est-ce la perte de la terre natale, avec ses règles et ses lois, ses limites et ses enclos, qui provoque la venue de la terre dévastée, stérile, solitaire.

Si je ne peux plus _ c’est là la conséquence _ m’offrir l’ _ indispensable _ hospitalité _ à rattacher à la toute première ligne, capitale, du récit, page 15 : « J’ai fini par me refuser l’hospitalité. Personne n’est là où je suis« , au chapitre I, « L’Intrus« … C’est là la situation d’état d’apesanteur (au sortir d’un coma) du puissant livre L’État d’apesanteur d’Andrzej Kusniewicz (paru en traduction française en 1979) _, me reconnaître, me souvenir de ma présence en moi, et m’y réconforter, me souvenir de mon nom paternel _ Régnier _, devenu étranger à moi-même, c’est _ voici la cause _  que je ne peux plus habiter la terre natale dont ne me restent _ épars, perdus _ que des souvenirs informes, ni reconnaître miens les paysages et les humains que j’ai ensuite aimés _ un fil impérativement à renouer…

L’errance ou _ telle est la dure alternative _ l’orance

_ cf l’expression quasi similaire à la page 387 : « L’errance contre l’orance« .

Cette dernière expression à la suite des phrases : « On a rempli les musées à mesure qu’on vidait les églises _ lieux de l’orance. Mais le sanctuaire est un lieu qui a un sens, ordonné qu’il est à l’horizontale comme à la verticale, par des objets, statues ou peintures, disposés selon leur destination, chacun ayant sa valeur et son sens, du portail où sont les saints à l’autel où sont les dieux, du niveau où sont célébrés les Évangiles à celui où l’on remémore les Épîtres : un espace plein où rien n’est interchangeable _ voilà _, ne se soustrait ni ne s’ajoute, un parcours qui a son début et sa fin.

Le musée et la collection, eux _ lieux de l’errance _, ne nous livrent jamais que des matériaux errants, indifférents _ interchangeables et chaotiques _ qui ont perdu leur destination, leur pouvoir et leur sens _ soit le constat rétrospectif assez terrible d’une vie passée comme Conservateur du Patrimoine. Sans attache et sans fin _ parce que sans fil conducteur de sens. L’errance contre l’orance« 

La dénomination ou _ alternative parente _ la disparition » 

cf l’expression quasi similaire à la page 106, parce que la disparition (d’un vrai sujet) est bien la conséquence de la dénumération (des matricules) : « La dénumération substituée à la dénomination« .

À la suite des phrases : « Tout aussi silencieusement et doucement qu’ils avaient quitté leur village, ils _ les paysans de Mayenne ou du Morvan (cf La Tourterelle et le Chat-huant _ Journal 2007-2008), déracinés de l’exode rural, que furent les parents de Jean Clair _ quittèrent _ à nouveau _ ces nouveaux quartiers _ de la banlieue parisienne, tels Le-Pré-Saint-Gervais ou Pantin _ presque neufs encore, devenus bientôt des « zones de non-droit ». « La Seine », le nom du département, était entretemps devenue « le 9.3″, un matricule. La dénumération substituée à la dénomination, une habitude des camps » _ du contrôle bureaucratique (chiffré) du nazisme, avec son obsession (comptable) criminelle des chiffres à réaliser, mois par mois, d’annihilation-exterminationation.

Quant au nom et à la personne même de Marcel Arland, ils apparaissent _ nommément _ deux fois :

à la page 93 (au chapitre V, Terre Natale) :

« Est-ce tout à fait le hasard qui fit que ce sont deux fils de paysans qui m’accueillirent _ en 1962, pour son récit Les Chemins détournés _ chez mon éditeur _ Gallimard _ et m’en ouvrirent grandes les portes ? C’était Brice Parain _ 1897 – 1971 _, fils de paysans briards, et Marcel Arland _ 1899 – 1986 _, descendu de son plateau de Langres. Tous deux avaient été des premiers à connaître cette mutation de leurs origines. Parain, premier petit Français à être nommé Conseiller culturel dans la jeune Union soviétique _ en 1925 _, y apporterait sa curiosité, mais aussi une lucidité _ oui _ que les descendants des bourgeois, de Sartre à Aragon, n’auraient pas » ;

et à la page 384 (au chapitre XXIII, La Débâcle) :

« Un jour que j’évoquais devant lui le Francinet écrit par Mme Fouillée, la Lavalloise _ 1833 – 1923 _, qui avait précédé son Tour de la France, et dans lequel mon père avait aussi appris à lire, Arland se mit soudain, à voix basse, à réciter la chanson que chante le jeune ouvrier en faisant tourner dans la nuit son moulin à broyer l’indigo :

Je suis l’enfant de la misère

Et le dur travail est ma loi

Je suis seul, ma tâche est austère,

Triste est mon cœur, lourd mon effroi…

Il s’était arrêté, cherchant ses mots et, après un instant, c’est tous deux que nous reprîmes d’une même voix :

… Le riche, dit-on, est mon frère ;

Mon frère pense-t-il à moi ?

On cite encore un peu Le Tour de la France par deux enfants _ publié en 1877, sous le pseudonyme de G. Bruno (en hommage au philosophe brûlé vif sur le Campo dei Fiori, le 17 février 1600). Mais qui a jamais lu Francinet ? _ publié en 1869. (…) Le second, plus pénétrant, trame un récit autour de ce qui semble déjà la lutte des classes, entre le petit pauvre en blouse d’ouvrier qui s’épuise la nuit à tourner son moulin et Aimée, la riche petite fille du patron, vêtue de robes blanches.


Tout un continent disparu, comme s’était englouti quarante ans plus tôt le monde paysan »…


De Marcel Arland,

les critiques les mieux avisés, tel Michel Crépu, mettent l’accent sur sa singulière douceur, voire tendresse.

Je veux retenir ici quelques occurrences de cela, dans le texte de Jean Clair :

Page 27, au chapitre I, L’Intrus :

« Quelle autre religion a montré _ dans les « plus belles Maternités peintes au Quattrocento«  _ plus de tendresse que cette religion où l’Enfant, dans le même geste, se présente comme la victime et le sauveur ? »…

Page 62, au chapitre III, Les Nocturnes :

« La peinture figurative est une peinture croyante. Je ne me console pas de sa disparition, pas plus que je ne console de la disparition d’une religion qui, pendant quelques siècles, avait su par sa tendresse colorer notre vie« …

Puis page 65 :

« Le rêve est revenance et révélation _ pour Jean Clair, comme pour Hélène Cixous ou René de Ceccatty ; cf mes entretiens chez Mollat : avec Jean Clair, le 20 mai 2011 ; avec René de Ceccatty, le 27 octobre 2017  ; avec Hélène Cixous, le 23 mai 2019… Moins je souhaite, par paresse ou par inaction, rencontrer mes contemporains dans la suite des jours, et plus mes rêves se remplissent de figures et deviennent des salons où l’on s’entretient _ voilà _ avec douceur. Ce dont le quotidien m’a privé, la nuit me le redonne« …

Pages 253-254-255, au chapitre XV, La Coquille d’or :

« Au fil des siècles, à mesure que l’imagerie cruelle du Très-Haut et de son Trône de Grâce reculait dans l’imagination des fidèles qui n’y comprenaient rien, c’est l’imagerie de deux corps ployés l’un sur l’autre, une jeune victime et sa mère douloureuse et penchée sur lui, qui s’était peu à peu imposée, souvent dressée au milieu des autels _ comme on le voit sur la photo de l’autel de Notre-Dame postérieure à l’incendie, qui sert de bandeau au livre… _, dans la nef des églises, une image de l’espérance et de son infinie compassion, la Pietà  _ et non pas celle du Père anthropophage _, qui avait fait du christianisme une religion remplie d’une tendresse que nulle autre religion n’a jamais possédée.

(…) Pourquoi son élection ? C’est que l’image de la pietà, née dans les cercles mystiques rhénans, et particulièrement dans les couvents de femmes, à la fin du XIVe siècle, le Christ une fois déposé de la croix et allongé, tétanisé par la mort, sur le giron de sa Mère, est l’une des plus troublantes et des plus bouleversantes que cet art de la visibilité que l’art d’Occident a été, ait produite. C’est dans l’épaisseur du temps, l’image de l’enfant nouveau-né, que la mère tenait de la même façon, et qui voyait en lui déjà le destin s’accomplir. Mélancolique ou douloureuse, elle triomphe de la douleur et de la mort. Mais c’est l’art qui la représente qui a ce pouvoir _ effectif, sensible _ de consoler _ voilà _, l’art qui peut sauver le monde disait Dostoïevski. Dans la mesure où il peut rendre sensible _ physiquement ressenti _ ce sentiment de la pietà, qui veut dire à la fois pitié et piété, douleur partagée et compassion, respect de l’autre jusque dans la mort.

Le monde actuel semble ignorer la pitié _ et tout autant la piété. Et l’art contemporain _ adepte du trash _ est plutôt un art de la dérision, du sarcasme et de la laideur _ diabolique. La compassion, forme de la Pietà, cette capacité à souffrir avec l’autre, mais aussi à trouver une rédemption dans l’expression artistique, n’est plus guère de ce monde. Ou bien ? « …

Pages 329-330-331, au chapitre XIX, Athènes et Jérusalem :

« Le Céramique, à la périphérie d’Athènes. De chaque côté du chemin des colonnes, des cippes s’élèvent, les fûts d’une nécropole. En marbre blanc, les stèles, par des formes et des inscriptions, rappellent la vie de ceux qu’on a enterrés là. (…)

Ampharète, Kadymaque, Zosime, Sybiris, Plotis, Eutikos… Des noms aux sonorités étranges, pleines de voyelles, de labiales, d’occlusives, des souffles comme pour mieux rappeler d’entre les morts celle ou celui qui n’est plus. A-t-on jamais, avec une telle tendresse dans le navrement, célébré la présence de la personne, la naissance et la célébration de la figure humaine que bientôt, une religion nouvelle, le christianisme, va se donner pour idéal de célébrer et de sauver ?

(…) Rien de triste à se promener dans ce chemin fait de tombeaux. Il ne s’agit plus de la mort mais, avant le christianisme, d’une Dormition, où les disparus reposent. Le Céramique est comme un grand dortoir « …

Pages 335-336-337, au chapitre XX, Le Banquet :

« Une part de ma vie, effacée, me revenait avec un sentiment étrange de vérité _ de présence. La maladie _ puisque telle est, même si c’est extrêmement discrètement, la situation de base de cet entier récit _, en me délivrant du poids de mon corps, m’avait donné accès à des régions _ autrefois, il y a longtempss, vécues _ depuis longtemps désertes mais qui restaient aussi dessinées, aussi distinctes que si je les avais habitées la veille. L’immobilité forcée du corps et l’effet subtil des drogues me faisaient regagner _ en pensée _ une vie _ de sensualité _ à laquelle j’avais tourné le dos, et qui se rappelait à moi _ ainsi confiné et peut-être même alité _ avec une insistance et une douceur confondantes.

(…) C’est des positions successives et sans arrêt modifiées de mon corps endolori que renaissaient ici l’une après l’autre, nées du même privilège dont avait joui le premier homme, la forme et la pression des êtres que j’avais _ sensuellement _ aimés. Non pas une Ève unique, mais plusieurs, et finalement toute une compagnie, un ballet, une ronde _ un platonicien banquet…

(…) C’était des êtres, des personnes, des femmes.

(…) Des figures infiniment chères, beaucoup que j’avais sans doute injustement oubliées ou reléguées dans des recoins, et que le rêve me poussait à convier _ présentement _ pour revivre avec elles des moments perdus« …


Et page 339 :

« Parmi ces femmes, l’une m’était revenue en dernier, et ce par quoi elle reprenait possession de mes sens, ce n’était pas son visage, son allure, ni son corps, c’était, immatérielle, sa voix.

Elle avait toujours eu pour moi, à tout moment du jour et de la nuit, des mots presque enfantins, des refrains, qui étaient aussi des bonheurs d’expression, inattendus, surprenants, et ceux qui me rêvenaient, de quelle profondeur venaient-ils où ils auraient dû depuis longtemps s’abîmer, avec une infinie douceur, résonnant dans le vide, maintenant que, morte, elle n’était plus là pour les prononcer.

Alors que je peine à retrouver son visage, c’est dans ces adresses un peu naïves que je découvre la part durable de ce qu’elle fut. Personne avant elle n’avait eu pour moi cette invention des mots et des adjectifs, cette aisance à confier sa tendresse. Pied-noir italienne, elle parlait pataouète, un patois algérois appelant immédiatement au geste, au baiser ou à la caresse.

Sa voix, c’était donc là la qualité la plus précieuse de son être, des inflexions sonores« …


Et aussi pages 363-364, au chapitre XXII, L’Assassin :

« Entendu à la radio, pour définir l’identité française (…). La France est « un art de vivre ».

Tant d’efforts, tant de morts et de guerres, de fatigues, pour finir sur un traité d’esthétique… L’hédonisme _ auto-complaisant, narcissique _nous a conduits à l’opposé des vieux artes moriendi, les arts du bien mourir d’autrefois, du Sterbenkunst, de toutes les ressources d’une religion infiniment tendre, l’expression de sa valeur la plus haute, qu’on appelait la piété. Elle a donné naissance à des chefs d’œuvre que nous ne regardons plus guère dans les églises et dans les musées sinon avec indifférence ou stupéfaction, pas trop sûrs pourtant qu’il ne s’agit là que d’un « art de vivre ».

Les musées ne sont guère que des conservatoires des espèces disparues, qu’il s’agisse d’insectes, d’animaux, de plantes ou d’œuvres d’art.

D’ailleurs, ils sont aujourd’hui’hui pleins, comme des décharges, ils débordent, ils ne peuvent plus rien recueillir _ et sans recueillement. On ne sait plus trop comment ordonner, ni disposer les objets. On invente de nouveaux classements, à vocation dite « universelle », qui relèvent plutôt de la confusion des antiquailles.

Et pour leur succéder, les villes elles-mêmes, comme si elles avaient oublié pourquoi elles avaient été autrefois bâties, et ne sachant plus trop pourquoi elles existent, ici et là perdues sur la planète, ont commencé à se transformer sinon en musées, du moins en monuments nationaux d’un passé ignoré. Venise, Barcelone, Paris, Prague, Amsterdam… des parcs à thème que viennent parcourir à petits pas des foules distraites _ sans assise : peu aptes à regarder vraiment _, les mêmes qui parcouraient autrefois le Louvre, les Offices, le Prado, sans trop savoir _ mortelle ignorance _ à quoi ces pierres dressées ont pu jadis servir.

Dégradation des lieux, du génie des lieux, comme on a dégradé Dreyfus sur la place publique… » _ dégradation (mercantile) d’humanité vraie des personnes…

Ce dimanche 28 juillet 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (II)

06juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté hier, jeudi 5 juillet,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah ),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le second volet : 

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ quelques « rencontres » de vérité II

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le jeudi 13 août 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages

Deux semaines de « re-lecture » la plus attentive possible (et crayon à la main !) du « Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

afin de présenter mon analyse la plus précise possible de ce que l’auteur a pu qualifier

_ « tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans« , ce sont les tous derniers mots du livre, à la page 546 _

de « l’incarnation«  ;

caractérisée, cette « incarnation« , par l’ »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :

ce peut être le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu

tels

la Patagonie elle-même tout entière, si j’ose dire

_ « j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas, la Patagonie ne s’incarnait pas en moi

_ tous les mots comptent ! et ce, en dépit des centaines de kilomètres parcourus ; c’était en 1995, « remontant seul, à partir de Río Gallegos, aux confins de la Terre de feu, et au volant d’une voiture de location, la plaine immense de la Patagonie argentine vers la frontière du Chili et le fabuleux glacier du Perito Moreno«  ; « je me répétais, joyeux

comme dans ce premier train vers Milan _ c’était alors, l’été 1946, « Je suis en Italie ! Je suis en Italie!«  ; Claude Lanzman avait exactement vingt ans ; il l’explicite, page 191 : « C’était (« nous étions cinq khâgneux« ) notre premier voyage à l’étranger ; je me trouvais dans une grande exaltation, la rencontre des noms et des lieux (…) attestait _ comme enfin ! _ la vérité du monde, scellait _ d’un garant, enfin, d’authenticité _ l’identité des mots et du réel, dévoilait le vrai _ demeuré caché sinon ; et insu… _ de la plus poignante façon« , pages 191-192 : enfin, à certaines (dirimantes, mais non convocables !) conditions !.. _

« Je suis en Patagonie, je suis en Patagonie ». Mais ce n’était pas vrai,

j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas,

la Patagonie ne s’incarnait pas _ pas encore ! sinon peut-être même jamais !.. _ en moi. 

Elle

_ la Patagonie, donc, en 1995 ;

de même que Milan, auparavant, en 1946 :

ç’avait été, « pour que Milan et moi devenions vrais ensemble« , l’été 1946, en « me répétant le début de « La Chartreuse«  : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur »« , page 192…  _

Elle _ la Patagonie, donc ! _ s’incarna tout à coup, au crépuscule, sur le dernier tronçon de route non asphalté après le village d’El Calafate« , et « dans le balayement de mes phares _ toujours selon certaines conditions très particulières (et éminemment personnelles, aussi !) de « focalisation » ; le point me paraît à relever _ quand un lièvre haut sur pattes bondit comme une flêche et traversa la route devant moi.

Je venais de voir _ furtivement : l’animal, libre, ne se laisse pas approcher, capturer !.. (et difficilement tuer : cf le sublime conte, « La liebre dorada« , de ma cousine Silvina Ocampo…) _ un lièvre patagon, animal magique _ par son intelligence et sa vélocité rares ! _ ; 

et la Patagonie tout entière me transperçait soudain le cœur _ c’est une « fulguration«  ; non provoquée ; encore faut-il apprendre à savoir la « recevoir«  _ de la certitude de notre commune présence«  _ ainsi « rassemblée«  en une commune « vérité«  de « réalité » advenue et « expérimentée » par une « vraie personne«  ; elle, « la Patagonie« , n’était pas qu’un « pur décor«  ; et j’étais moi-même, ainsi et alors, un tout petit peu plus qu’un touriste de passage ; ou un « zombie«  ; page 192 _,

la Serbie, ou du moins quelque chose qui avait aussi « trait » à elle

_ en une forêt « épaisse et sombre«  qui demeurera probablement à jamais sans nom pour nous : « c’est la nuit, une mauvaise route étroite, au cœur d’une épaisse et sombre forêt que nous traversons sur des kilomètres, raccourci découvert par l’œil exercé du Castor alors que nous nous dirigeons vers le nord de la Yougoslavie _ les vacances d’été 1953. Je conduis. Dans le faisceau des phares _ à nouveau ! je le relève… _ de grands lièvres bondissent des deux rives de la route. ils me semblent pulluler ; je ne veux pas les heurter, je roule lentement, je slalome dangereusement pour les épargner«  ; car « ce sont des animaux _ éminemment _ nobles« , page 256 :

ce fut, probablement, la première « rencontre » avec des lièvres, pour Claude Lanzmann ; qui « n’en tue que trois ; et c’est un exploit. Je stoppe la voiture ; le Castor et moi partons dans le noir à la recherche des victimes _ qui ne sont pas laissées sur la route_, nous les trouvons chaque fois ; l’Aronde est ensanglantée ; et dans les rares  villages que nous rencontrons, nous les offrons au premier venu. »

Et d’ajouter, page 256 donc, encore :

« J’aime les lièvres ; je les respecte ; ce sont des animaux nobles ; et j’ai appris par cœur _ Claude Lanzmann l’a récité lors de la présentation de son livre dans les salons Albert Mollat, le 9 juin dernier _ le long conte pour enfants de Silvina Ocampo, la poétesse argentine, intitulé « La Liebre dorada« , « Le Lièvre doré« , qui vient en exergue de ce livre« , page 11 _,


la Pologne

_ en quelques lieux où se sont produits quelques « exterminations«  :

« Il y a, dans « Shoah« , deux plans rapides mais centraux _ ici encore, je relève ce terme (de « focalisation« ) : j’y reviendrai… _ pour moi ; on ne perçoit _ opération décisive, mais qui comporte aussi, en amont, bien des conditions, dont d’attention ! et de mémoire ; et de culture, surtout ! _ ce que la caméra montre _ eh oui ! _ qu’après un temps infinitésimal de latence : un lièvre au pelage couleur de terre est arrêté par un rang de barbelés du camp d’extermination _ chaque mot, ou précision, ou « détail«  (le diable, paraît-il, s’y cache ; mais pas seulement lui !.. ; il faut toujours chercher un minimum ; sinon rien n’apparaît ; tout demeure invisible !..) compte !.. _ de Birkenau ; une voix off parle sur cette première image, celle de Rudolf Vrba, un des héros du film ; héros sans pareil puisqu’il réussit à s’évader de ce lieu maudit, gorgé de cendres _ même si parlent désormais pour toujours, en plus des voix des « revenants » du film« Shoah » de Claude Lanzmann, tel, ici, Rudolf Vrba, ces « Voix sous la cendre« , dont celles de Salmen Lewental et Salmen Gradowski, du recueil qu’a dirigé Georges Bensoussan… Mais le lièvre est intelligent ; et tandis que Vrba parle, on le voit affaisser son échine, ployer ses hautes pattes et se glisser sous les barbelés. Lui aussi s’évade. A Auschwitz-Birkenau, on ne tue plus, même les animaux ; toute chasse est interdite. Nul ne tient compte des lièvres. La seule chose sûre est qu’ils sont très nombreux ; et il me plaît de penser que beaucoup des miens

_ qu’on avait voulu, aussi, priver,

en plus de leur propre et « unique«  vie d’individu _ et de personne ! cf les mots de Salmen Lewental, « Il n’y a que la vie« , rapportés page 43 ; cf aussi l’admirable « journal de la géhenne«  transmis pour toujours in l’irremplaçable « Des Voix sous la cendre« , donc _ ;

qu’on avait voulu, aussi, priver, donc,

de leur descendance :

afin que les fils (qui auraient « survécu«  à un « génocide«  qui n’aurait pas été assez systématique) n’aient pas le malencontreux désir de se venger (de la prétendue « race aryenne pure« …) du meurtre de leurs parents, un peu plus tard, devenus à leur tour adultes…

cf, sur ce « point de détail«  (pragmatique et technique), pour exemple, les éloquents discours du Reischsführer-SS Himmler à Poznan les 4 et 6 octobre 1943 !.. _

et il me plaît de penser que beaucoup des miens

ont choisi, comme je le ferais _ en pareille situation d’opportunité : cf le récit d’Er le Pamphylien, au final (livre X) de « La République » de Platon… ; le conditionnel est, lui aussi, « intéressant » de la part de Claude Lanzmann : au même titre que son usage magnifique (et nécessaire !) des passés simples ; et des imparfaits du subjonctif ! il manifeste la puissance de l’amour de la vie ! _

de se réincarner en eux« , les lièvres ! pages 256-257…

ce peut être, donc, le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu,

en telle ou telle de ses « occurrences« , forcément : toujours particulière ! et parfois « vraiment« , mais c’est, cette fois, beaucoup plus rare, « singulière«  !

tout comme le « nous » de la « rencontre » avec une personne, singulière ;

ou même avec un animal,

lui aussi « singulier » ;

tel tel ou tel lièvre ; mais pas, non plus, n’importe lequel… : ceux des populations de « grands lièvres » qui bondissaient « des deux rives de la route » et qui semblaient « pulluler » dans quelque « forêt épaisse et sombre«  de « Serbie » _ ou Bosnie, ou Croatie, ou Slovénie _ ; le lièvre « intelligent » « au pelage couleur de terre » filmé à Auschwitz-Birkenau ; ou le lièvre « haut sur pattes » croisé, et éclairé par les phares de la voiture, sur la piste non asphaltée menant à El Calafate… ;

voire même le « nous » de la « rencontre » avec des pierres,

forcément quelque peu « singulières« , elles aussi :

telles celles de Treblinka ; cf page 504 :

« Au camp même, j’ai filmé pendant des jours, sans pouvoir m’arrêter et selon tous les angles, les stèles et les rocs, cherchant des perspectives (…). Chapuis, avant lui Lubtchansky ou Glasberg _ les cameramen de Claude Lanzmann pour « Shoah«  _ me disaient toujours : « Mais pourquoi continuer à filmer ces pierres ? Tu en as dix fois trop. » Je n’en ai jamais eu trop ; je ne les ai pas filmées assez ; et j’ai _ même _ dû, pour le faire, retourner à Treblinka. Je les ai filmées parce qu’il n’y avait rien d’autre à filmer _ pas « âme qui vive«  : pas même un lièvre, ici… _ ; parce que je ne pouvais _ surtout _ pas inventer _ toute fiction, de même que tout commentaire (surplombant) , étant proscrit ! _ ; parce que j’en aurais besoin _ pour l’image de ce qui allait être évoqué : l’annihilation de 600 00 personnes _ quand Bomba, quand Glazar ou les paysans, ou même Suchomel, parleraient. Ma sécheresse de cœur des première heures du premier jour

avait cédé devant le travail de la vérité«  _ une expression fondamentale, que je reviendrai analyser et commenter !

La « sécheresse de cœur«  première, quant à elle, est superbement détaillée aux pages 490-491 :

« Il faisait froid, il y avait encore de la neige _ c’était en février 1978 _ plus sale que blanche, et pas un seul humain parmi les pierres levées et les stèles commémoratives qui portent les noms des shtetls ou des communautés anéanties, ou encore, burinés sur des rocs plus imposants, d’allure préhistorique, ceux des pays ravagés par l’ouragan de l’extermination. Nous nous promenâmes, Marina _ Ochab, la première traductrice _ et moi, entre ces symboliques sépultures ; je n’éprouvais rien _ voilà ! _ et guettais, l’esprit et l’âme _ désespérément alors ! faute d’assez d’« incarnation«  ! _ en alerte _ mais Claude Lanzmann ne l’avait pas encore, à cet instant, « découvert«  et « appris« , comme cela allait bientôt advenir… : il y faut, en effet, davantage : la chair ! _, une réaction _ tant soit peu signifiante , enfin parlante au cœur !... _ à ces vestiges _ encore froids et muets _ de désastre, qui, voulais-je croire, ne pourrait manquer d’advenir. Ce que je voyais demeurait _ pour l’heure _ complètement étranger _ sans communication, sans lien aucun _ à ce que j’avais appris, non seulement par les livres, mais surtout par les témoignages de Suchomel, quand j’avais _ déjà, c’était « à la fin mars 1976« , page 471 _ tourné avec lui, et d’Abraham Bomba, pendant les quarante-huit heures passées en sa compagnie dans les montagnes de l’État de New-York

_ vers 1976 ; cf pages 447-448 :

une fois « arraché à sa terrible épouse » qui « ne lui laissait pas placer un mot » et « devançait toutes ses réponses« , « rendant la conversation impossible » en sa présence ; et une fois gagnée, le week-end suivant, la « cabane de vacances » qu’il possédait « dans les montagnes de l’Etat de New-York« ,

« Bomba était un orateur magnifique ;

et je crois qu’il me parla, pendant ces quarante-huit heures, comme s’il n’avait jamais parlé devant personne, comme s’il le faisait pour la première fois. Jamais quelqu’un d’autre ne l’avait écouté en lui témoignant une aussi fraternelle et sourcilleuse _ ensemble ! _ attention, qui le contraignait, par tous les détails avec lesquels je lui demandais de fouiller sa mémoire, à se réimmerger _ voilà ! _ dans les indescriptibles moments qu’il avait passés à l’intérieur de la chambre à gaz. (…) Obtenir semblable reviviscence requérait que je pusse leur apporter à tout moment mon aide, aide ne signifiant pas ici je ne sais quel secours compassionnel, mais d’abord la possession de la connaissance nécessaire pour oser interroger ou interrompre ou remettre dans le droit-fil, pour poser les bonnes questions à la bonne heure » _ soit tout un art de l’écoute réciproque, aussi !..

Désemparé _ je reprends le fil des émotions (et du désarroi) de Claude Lanzmann à ses premiers moments à Treblinka en février 1978, page 490 _, imputant mon absence d’émotion à ma sécheresse de cœur,

je regagnais la voiture après deux heures environ ; et me mis à rouler très doucement, au hasard, tentant de me maintenir au plus près des limites du camp (…) Mais la route me conduisit à des villages voisins, dont les noms, depuis ce premier jour, sont restés inscrits dans ma mémoire : Prostyn, Poniatowo, Wolka-Okraglik« , pages 490-491… « Des enfants, des adolescents, des hommes et des femmes de tous âges habitaient là » ; et « je ne pouvais m’empêcher de me dire : « Mais de juillet 1942 à août 1943, pendant toute la durée du camp de Treblinka, alors que 600 000 Juifs y étaient assassinés, ces villages existaient !«  (…) Je me disais aussi qu’un homme de soixante ans en 1978 en avait vingt-quatre en 1942«  « Il y avait là pour moi une découverte bouleversante, comme un scandale logique : je l’ai dit, la terreur et l’horreur que la Shoah m’inspiraient m’avaient fait rejeter l’événement hors de la durée humaine, en un autre temps que le mien ; et je prenais tout à coup conscience que ces paysans de la Pologne profonde en avaient été au plus proche les contemporains.

A Prostyn, à Poniatowo, à Wolka-Okraglik, je n’adressai la parole à personne, reculant _ encore un peu _ le moment de comprendre.

Je repris la route, continuant à conduire très lentement _ en réfléchissant, aussi _ ;

et soudain j’aperçus une pancarte avec des lettres noires sur fond jaune qui indiquaient, comme si de rien n’était, le nom du village dans lequel nous entrions : « TREBLINKA« .

Autant j’étais resté insensible devant la douce pente enneigée du camp, ses stèles, son blockhaus central qui prétendait marquer l’emplacement des chambres à gaz,

autant ce simple panneau d’ordinaire signalisation routière

me mit en émoi.


Treblinka existait ! Un village nommé Treblinka existait. Osait exister. Cela me semblait _ en mon propre parcours m’ayant amené jusque là… _ impossible, cela ne se pouvait. J’avais beau avoir voulu tout savoir, tout apprendre de ce qui s’était passé _ à un moment de l’Histoire _ ici, n’avoir jamais douté de l’existence de Treblinka,

la malédiction pour moi attachée à ce nom portait en même temps sur lui un interdit absolu _ voilà ! _, d’ordre quasi ontologique ; et je m’apercevais que je l’avais relégué sur le versant du mythe ou de la légende _ l’analyse rétrospective est magnifique. De combien de tels « dénis«  (de « réel«  et de « vérité« ) sommes-nous en partie responsables ? en partie innocents ? faute d’assez y réfléchir ; et faute de nous confronter assez à la « chair«  grenue des choses ; en nous rendant, et tous sens assez ouverts, c’est-à-dire « vraiment« , sur les lieux ; pas « en touristes » parmi rien que du « décor » et seulement des « fantasmes« 

L’analyse rétrospective de ces moments de « découverte » se poursuit, pages 491-492 :

« la confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires,

entre sa plate réalité aujourd’hui

et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes,

ne pouvait être qu’explosive.

L’explosion se produisit quelques instants plus tard

lorsque, toujours au volant de ma voiture, je tombai, sans m’y attendre, sur un très long convoi immobile de wagon de marchandises accrochés les uns aux autres au bord d’un quai de terre battue sur lequel je m’engageai avant de stopper net.

J’étais à la gare. A la gare de Treblinka.

Je descendis, commençai à marcher, traversai les voies« … (…)

« Treblinka n’est pas à l’abri du traffic«  _ ferroviaire en activité dans la Pologne de 1978.

Ainsi je ne voulais pas aller en Pologne. J’y débarquai plein d’arrogance, sûr que je consentais à ce voyage pour vérifier que je pouvais m’en passer

et de revenir rapidement à mes anciens tricots.

En vérité, j’étais arrivé là-bas chargé à bloc, bondé du savoir accumulé au cours des quatre années _ de 1974 à 1977 _ de lectures, d’enquêtes, de tournage même(Suchomel _ à la « fin mars 1976«  _) qui avaient précédé ;

j’étais une bombe,

mais une bombe inoffensive : le détonateur manquait.

Treblinka fut la mise à feu ;

j’explosai cet après-midi-là avec une violence insoupçonnable et dévastatrice.

Comment le dire autrement ?

Treblinka devint vrai ;

le passage du mythe au réel s’opéra _ et irréversiblement _ en un fulgurant éclair ;

la rencontre d’un nom _ su, connu (en « idées« …) _ et d’un lieu _ à ressentir, lui, en son étrangeté d’altérité ; et ce que seul celui-ci pouvait donner à « vraiment » ainsi éprouver et comprendre… _

fit _ d’une certaine façon _ de mon savoir table rase,

me contraignant à tout reprendre à zéro,

à envisager d’une façon radicalement autre ce qui m’avait occupé jusque là,

à bousculer ce qui m’était apparu le plus certain ;

et par-dessus tout à assigner à la Pologne, centre géographique de l’extermination _ du moins celle à échelle industrielle _ la place qui lui revenait : primordiale.

Treblinka devint si vrai

qu’il ne souffrit plus d’attendre _ cette année 1978 _ ;

une urgence extrême, sous laquelle je ne cesserais désormais de vivre, s’empara de moi :

il fallait tourner,

tourner au plus tôt ;

j’en reçus, ce jour-là, le mandat«  _ impératif : d’auteur et de témoin ; ou de témoin et d’auteur ; comme on voudra ; pages 490 à 493…

« Le voyage en Pologne m’apparaissait au premier chef _ poursuit Claude Lanzmann son récit de sa « découverte » de Treblinka, en février 1978 _ comme un voyage dans le temps » :

« le XIXème siècle existait là-bas, on pouvait le toucher.

Permanence et défiguration des lieux

se jouxtaient, se combattaient, s’engrossaient l’une l’autre,

ciselant la présence de ce qui subsistait d’hier

d’une façon peut-être encore plus aiguë et déchirante« , dit-il, et pour qui les fait « jouer«  (et « vibrer« ) au sein même de ce qu’il perçoit et se représente, page 494.

« L’urgence soudain me pressait incroyablement.

Comme si je voulais rattraper toutes ces années perdues, ces années sans Pologne,

je questionnai, insensible à la nuit qui tombai, à la faim dont nous ne pouvions pas ne pas souffrir (…) ; mais j’étais dans un état second, halluciné, subjugué par la vérité qui se révélait à moi _ en ce questionnement hyper-intensif.

Je quittai Borowi _ le premier paysan interrogé à Treblinka _, parlai dans la boue et l’obscurité à des gens dont je distinguais à peine les visages, me rendant compte qu’eux aussi paraissaient contents de trouver un étranger curieux qui les interrogeait sur un passé dont ils se souvenaient avec une précision extrême, mais qu’ils évoquaient en même temps sur un ton de légende, que je comprenais ô combien, un passé à la fois très lointain et très proche, un passé-présent gravé _ et pour cause ! _ à jamais en eux« , pages 494-495.

(…)

« J’appris qu’un chauffeur de locomotive, qui avait conduit les trains de la mort durant toute la durée de l’existence du camp, habitait le bourg de Malkinia, à environ dix kilomètres de Treblinka. Je décidai de m’y rendre sur-le-champ, insoucieux de l’heure tardive et du respect humain ; je ne pouvais attendre. »

« A onze heures du soir, Malkinia dormait ; j’eus le plus grand mal à trouver l’adresse de la petite ferme d’Henrik Gawkowski ; et quand je frappai, minuit sonnait au carillon de l’église vaste comme une cathédrale.

(…) Une petite bonne femme au bon visage rond, la chevelure serrée dans un fichu, alluma, nous fit assoir et monta réveiller son mari, qui descendit en se frottant les yeux. Je l’aimai tout de suite ; j’aimai ses yeux bleus d’enfant encore ensommeillés, son air d’innocence et de loyauté, les nervures de souffrance qui creusaient son front, sa gentillesse manifeste.

J’eus beau m’excuser pour cette arrivée nocturne, l’urgence dont elle témoignait l’étonna si peu qu’il semblait la partager. Il n’était ni oublieux ni guéri du passé atroce dont il avait été l’acteur ; et trouvait juste de répondre à tout moment aux sommations qu’on pouvait lui adresser.

Mais en vérité j’étais le premier homme à l’interroger ; je survenais nuitamment comme un fantôme ; personne avant moi _ ce mois de février 1978 _ ne s’était soucié de ce qu’il avait à dire _ pages 495-496.

(…)

Il alla quérir une bouteille de cette merveilleuse vodka des paysans polonais, tord-boyaux sauveur et sacré ; et j’osai lui dire, après le premier cul sec, que nous mourrions de faim.

Elle et lui se mirent en quatre _ la générosité de l’hospitalité ne ment pas ! A comparer avec la vénalité de l’invitation du maire de Chelmno, pages 507-508 ! _, vidèrent leur garde-manger grillagé semblable à celui de ma grand-mère Anna _ à Groutel : cf page 105; Anna Ratut-Lanzmann était née à Riga… _ ; et ce fut une débauche de victuailles,de cochonnaille, de pain ,de beurre et de vodka ouvreuse d’esprit et de mémoire.

Je sus, écoutant Henrik, que les enquêtes exploratoires étaient maintenant terminées ; qu’il fallait passer à l’acte : tourner au plus tôt. (…) Non seulement tourner, mais arrêter d’abord cette déferlante de paroles capitales que je libérais par mes questions ; ces souvenirs, précieux comme de l’or et du sang, que je ravivais.

Nous parlions de la façon dont s’opérait, sur la rampe, le déchargement, à la course, à la matraque et dans les hurlements, de ceux et celles qui, une heure ou deux plus tard, auraient cessé de vivre ;

et je lui demandais : « Quand vous tirez les wagons jusqu’au bout de la rampe… » Il m’interrompit net : « Non, non, ce n’est pas ça ; je ne les tirais pas, je les poussais », esquissant de son poing fermé un geste de poussée.

Je fus, par ce détail, terrassé _ rien moins ! _ de vérité ;

je veux dire que cette confirmation triviale m’en disait plus,

m’aidait davantage à imaginer _ réalistement ! par les gestes ! la praxis ! pas fantasmatiquement _ et à comprendre

que toutes les pompes d’une réflexion _ théorétique _ sur le Mal, condamnée à ne réfléchir qu’elle-même _ sans gripper si peu que ce soit sur la « vie de chair » des personnes « en action« 


Il me fut clair que je devais absolument cesser d’interroger Gawkowski :

contrairement aux protagonistes juifs, sur lesquels je voulais, avant le tournage, en savoir le plus possible,

il fallait ici ne rien déflorer _ avant le tournage.

Oui, j’étais le premier homme à revenir _ d’ailleurs que de leur quotidien _ sur le lieu du crime ;

et eux, qui n’avaient jamais parlé, souhaitaient, j’en prenais conscience, torrentiellement le faire.

Maintenir cette virginité, cette spontanéité, était un impératif catégorique _ de l’œuvre à faire naître _ ; cette Pologne était un trésor à ne pas dilapider.

Je savais, après une seule journée et une folle nuit, qu’au cours de ce voyage il me faudrait voir les lieux, les arpenter, comme j’allais le faire à Chelmno ; mais parler et questionner le moins possible ; rester à la surface, effleurer le pays de l’extermination _industrielle _

mais, pour oser aller en profondeur,

attendre le tournage proprement dit ;

donc y procéder au plus vite »  _ telle est la « leçon rapide » du premier contact avec le sol et le paysage polonais, pages 495 à 497 : le chapitre XX a débuté page 489…

Caractérisée, cette « incarnation« , par l’ »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :


cet « être vrais ensemble« 

de l’ »incarnation« 

tel (et telle) que l’entend ici, tout au long de son « Lièvre de Patagonie« , Claude Lanzmann,

ce peut être le « nous » de la « rencontre » de « soi » avec un lieu,

de la « rencontre » de « soi » avec une personne,

de la « rencontre » de « soi » avec des pierres,

ou de la « rencontre » de « soi » avec un animal,

rencontré(es), le lieu, la personne, les pierres, l’animal, « vraiment » par « soi-même » ;

et pas seulement « croisé(e)« , comme un simple « décor » de tout autres « opérations« ;

il faut aussi et encore que le « soi« , lui-même, soit, lui aussi, « vraiment » là ;

« vraiment » « présent« , 

par l’effet de ce que Claude Lanzmann ose nommer, page 82, une « présentification »

_ même si c’est, alors, en cette occurrence, à propos d’une autre « opération » qu’impliquant la « vérité » du « soi » dans la « rencontre«  avec une altérité rayonnante de puissance :

au printemps 1942, le « rappel » à ses enfants Lanzmann de leur mère (se cachant à Paris), Paulette Grobermann, par la médiation tellement improbable et merveilleuse de son nouveau compagnon, le poète surréaliste juif serbe Monny de Boully, ayant osé franchir la ligne de démarcation pour cet exploit de les rejoindre et leur parler, avec amour, d’elle chez leur père, à Brioude… :

« Et soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers, cette mère des hontes et des craintes _ qu’elle avait pu être, pour lui, par le passé _ se présentifiait à moi tout autre _ radieusement ! _, par l’amour que lui vouait un extraordinaire magicien » !

Avec ce commentaire magnifique, toujours page 82 :

« Quelque chose d’incroyablement fraternel, dû peut-être aussi aux circonstances, se noua entre nous trois _ Monny, Claude et son père Armand : « mon frère Jacques travaillait depuis peu comme valet de ferme chez des paysans«  ; c’était aussi que,« contrairement à moi, mon père et Monny partageaient le même savoir : l’un aimait Paulette, l’autre l’avait aimée ; il l’aimait peut-être encore ; il ne cessa jamais tout à fait de l’aimer« , toujours page 82… _

Et la réalisation de cette « incarnation » d’un « être vrais ensemble« 

n’est pas l’occurrence la plus fréquente,

nous allons ici-même le constater ;

ainsi qu’y méditer un peu…

Titus Curiosus, ce 13 août 2009



Ce vendredi 6 juillet 2009, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

Lire, vraiment lire, ce chef d’oeuvre qu’est « Enfance, dernier chapitre », de René de Ceccatty

12déc

Quand j’ai commencé _ à peine ! une unique phrase… _ mon article du 31 juillet dernier Les chemins indirects de l’enfance en sa singularité : une recherche exigeante et passionnée de René de Ceccatty à propos de ce chef d’œuvre absolu _ oui ! _ qu’est Enfance, dernier chapitre, de René de Ceccatty (riche de 432 pages, aux Éditions Gallimard),

je ne soupçonnais pas que mes lectures-relectures successives de ce si riche récit _ je ne les compte pas _, puis mes échanges de mails avec René de Ceccatty,

dureraient quasiment six mois _ mais oui !.. _, et seraient d’une telle fécondité ; et pas que littéraire : mieux encore, amicale…

Et que lire, après un tel chef d’œuvre _ et c’est très froidement que j’assume devant quiconque de par le monde, Paris compris, ce jugement serein et tout à fait argumenté de chef d’œuvre, de la part du lecteur attentif et scrupuleux que je suis, tout enthousiaste que je puisse paraître (et suis) en ma lecture, et chaleureux dans la vie _,

et afin de _ mais oui ! _ m’en sevrer ?

Ainsi, viens-je de lire, hier après-midi, les 25 premières pages de Classé sans suite, de Claudio Magris _ un auteur dont l’œuvre m’est chère _ :

eh bien !, à côté de la « vie » tellement vibrante et nourrie

_ à presque chaque ligne, telle une surprise, un renvoi

(ainsi, par exemple, à la page 306, René de Ceccatty évoque-t-il « le cérémonial secret _ musical, celui du gagaku _ qui accompagne une télétransportation«  au Japon ; et je retiens ce mot ; et m’avise aussitôt qu’il me faut absolument citer en entier ce passage proprement sublime :

« Vite, vite ! Il ne reste plus _ chez lui, René, à Montpellier _ que quelques centimètres de soleil sur un coin de table, sur le pan d’un volet replié sur le balcon, dans les plis d’un rideau.

Mais, grâce à Dieu, le mauve _ du ciel hivernal _ continue à triompher _ voilà ! « Triompher«  est le mot qui magnifiquement convient ! Et le verbe « continuer«  rend grâce, lui, à ce qui dure (un peu), mais aussi fidèlement se renouvelle, à travers la diversité, parfois très grande, et des temps et des lieux, fort divers pourtant, comme si tous ces lieux et temps s’entr’appelaient directement les uns les autres, et se mettaient à dialoguer entre eux tous, avec cependant aussi, nécessairement, forcément, quelque témoin fidèle, lui aussi, qui soit à même de témoigner de ce dialogue magique ! passant à l’occasion par lui, aussi. Comme ici : par la remémoration de la sensibilité (« intérieure« ) et surtout l’écriture de l’auteur, et le pouvoir de sa magie, miraculeusement trouvée : comme ici… _

au-dessus des cyprès méditerranéens de la cour.

Nous sommes _ et nous lecteurs avec, plongés et immergés _ dans la merveilleuse lumière hivernale du Languedoc

_ celle qu’a aussi si bien su saisir le pinceau du montpelliérain Frédéric Bazille (8-12-1841 – 28-11-1870) dans ses merveilleux La Robe rose, en 1864, et Vue du village, en 1868 (il s’agit du village de Castelnau-le-Lez, en face de la propriété familiale des Bazille, le Domaine de Méric) :

 …
Voir aussi, toujours saisie au domaine familial de Méric, face à Castelnau-le-Lez, mais clairement en été, cette fois, et non plus en hiver, sa justement célèbre très belle Réunion de famille, en 1867 : quel chef d’oeuvre encore !
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mais, cette « merveilleuse lumière hivernale du Languedoc« , que n’a pas su saisir, en 1854, Gustave Courbet, en son bien connu Bonjour, Monsieur Courbet, un tableau conservé au Musée Fabre de Montpellier _,
Gustave Courbet - Bonjour Monsieur Courbet - Musée Fabre.jpg
Nous sommes _ et après ces superbes images de Bazille, nous donnant à nous perdre (flotter, baigner) à notre tour dans le « triomphe du mauve«  bleu pervenche de ce doux, et un peu mélancolique aussi, ciel hivernal languedocien,
je reprends donc ici l’élan de la phrase de René de Ceccatty _ ;
nous sommes _ plongés et immergés, donc _
dans la merveilleuse _ voilà qui est parfaitement reconnu, et loué ! : en une action de grâce idéalement adéquate… _ lumière hivernale du Languedoc,
cousine _ voilà encore !
et nous voici maintenant dans la semblance chère aux intuitions poétiques si justes de Michel Deguy, Marie-José Mondzain et Baldine Saint-Girons : cette semblance télétransportante _
de la merveilleuse _ voilà, voilà ! _ lumière hivernale de la Tunisie _ aussi et encore : celle où avaient baigné les sept premiers hivers de la prime enfance de René de Ceccaty : de sa naissance, le 1er janvier 1952, à son départ pour la France, le Languedoc et Montpellier, en juin 1958.

La cour _ ici, à Montpellier _ ménage une échappée _ bienvenue _ d’ombre chaleureuse _ oui _ poméridienne _ oui :

ce moment qui succède, plus ou moins langoureusement, à cet instant de pondération que le sétois Paul Valéry, en ouverture de son Cimetière marin, nomme « Midi le juste ! » :

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Tout est suspendu _ et nous voici soulevés dans l’éternité même de l’instant : une grâce (et qui n’est pas sans m’évoquer la vision radieuse, sublime, du poète madrilène Jorge Guillen en son trop méconnu Cantico)…

Il me semble _ mais oui : la semblance des sensations en acte se déploie miraculeusement… _

entendre _ ici et maintenant, à Montpellier même _

le souffle d’un orgue à bouche _ japonais.

Parfaitement _ dont acte ! Et nous-mêmes, en lecteurs enchantés que nous voilà, nous suivons : nous entendons parfaitement à notre tour cet instrument pourtant jusqu’alors totalement inouï de nous, faute de nous être jamais rendus au Japon.

Parfaitement : un concert de gagaku s’improvise _ mais oui, ce midi mauve bleu pervenche d’hiver à Montpellier ;

et la notation « s’improvise«  de ce « concert«  (rien moins !) de musique, est, elle aussi, absolument essentielle ! Tout, dans ce court-circuit sauvage du transport, ici, de la « semblance«  physiquement ressentie et éprouvée, résidant dans la neuveté absolue même de l’instant tant coloré que musical ! Cet instant-ci de Montpellier, comme cet instant-là, jadis et il y a longtemps, à Tokyô, mais que voici miraculeusement transporté ici et maintenant à Montpellier même, en une souveraine et « triomphale«  évidence : mauve… _,

et me voici _ et nous avec ! _

non plus à Montpellier, ni à Mégrine _ en Tunisie _,

mais au sommet de la colline de Kagurazaka, au centre de Tokyo,

et à Schichirigahama, au bord du Pacifique :

je suis _ et nous avec ! _

à la fois projeté _ oui : instantanément _

et scindé _ puisqu’encore ici même, aussi, et en même temps, à Montpellier _

au Japon

 

_ mais nous aussi, lecteurs, « sommes à la fois projetés et scindés« , puisque nous sommes nous aussi tout à la fois et dans le même temps, comme l’auteur l’est, tout entiers présents (et transportés), dans et par l’impact émotionnel si fort de notre lecture, à la fois, et oxymoriquement, au présent et au lieu actuels de cette lecture, hic et nunc, et dans les divers lieux et dans les divers temps dans lesquels viennent maintenant, aussi, nous transporter, nous aussi, et à sa suite, les phrases magiciennes et magiques de l’auteur !   

A qui cela dit-il quelque chose ? _ s’inquiète alors ici l’auteur. Mais à nous, ses lecteurs : car nous voici nous aussi totalement transportés (faut-il dire déjà, en anticipant sur le mot de la phrase qui va suivre, et nous marquer : « télétransportés » ?) par la grâce merveilleuse du danser-voyager fulgurant de cette écriture magicienne de René de Ceccatty ! Une écriture capable de signifier (et nous faire ressentir, à notre tour, lecteurs) ces transports tant locaux que temporels du narrateur, nous foudroyant, nous aussi, à notre tour, sur le champ, par cette « semblance » que met en œuvre, ici (comme plusieurs autres fois ailleurs aussi, dans ce merveilleux livre), cet incroyable auteur magicien qu’est René de Ceccatty, par ces « va-et-vients » si puissants de sa mémorielle et « imageante«  écriture…

Revoici _ donc, pour René de Ceccatty, au moins ; ou plutôt pour lui le premier _ le gagaku.

Flûtes, orgues à bouche, tambour !

Cérémonial secret _ voilà, déjà _ qui accompagne une télétransportation

_ nous, lecteurs, découvrons ici, d’un même mouvement de lecture, et les instruments de musique japonais accomplissant ce rite sacré, et ce très remarquable hapax du texte.

Soyons réalistes _ se morigène alors l’auteur _ : ce doit être une équipe d’ouvriers qui scient du métal.

Et pourtant _ oui, et pourtant : la « télétransportation » sur nous aussi, lecteurs, comme sur lui l’auteur qui se souvient, parfaitement fonctionne…

Rien n’est changé _ et tel est bien le régime même (et spécial, ou oxymorique : à la fois pleinement temporel et totalement a-temporel) de l’éternité. Hors le temps singulier et en même temps donné dans la trame du temps même.

Je l’ai su immédiatement en arrivant au Japon _ l’été 1977 _ et en scribouillant _ cet élément conjoint est lui aussi très important : décisif, même ! C’est dire le rôle capital ici de l’écriture ! _ dans mes carnets, carnets qui sont devenus _ par travail poursuivi _ tout de même trois livres _ précisément la troisième et dernière partie (Fanfilù-Roma) de Jardins et rues des capitales (paru aux Éditions de la Différence en septembre 1980) et Esther (ibidem, 1982), que René de Ceccatty vient de m’offrir afin de m’aider à m’imprégner aussi des bases de tout son œuvre ! ; ainsi que Plusieurs ronds de fumée (paru, lui, sous le pseudonyme de Shinobu Watanabé, toujours aux Éditions de la Différence, en 1980 aussi) _, mine de rien.

Je me mettais en contact _ ainsi : René de Ceccatty se l’explicite _ avec une partie de moi _ demeurant, avec constance et obstination, de l’enfance… _ qui avait _ encore ! _ une ou deux choses à dire _ c’est-à-dire révéler enfin _, devant _ car il y faut aussi la situation et la circonstance : le lieu et le moment convoquant, tel un rite discret (ou secret), la révélation ! _ le ciel de Tokyo, puis devant l’océan Pacifique« 

_ le recul de ce « devant » constituant la « scène » propice à ce recul lucide de la semblance : que ce soit à Tokyô, à Montpellier, comme everywhere in the world où pareil processus de « semblance » survient, est capté (« scribouillé« ) et puis « devient livre«  _) ;

à presque chaque ligne, donc,

et je reprends à nouveau l’élan de ma phrase, après cette merveilleuse longue citation empruntée à la page 306 de cet éblouissant Enfance, dernier chapitre,

telle une surprise, un renvoi

(ou une télétransportation : un mystère physico-sensible de la famille, peut-être, de la trans-substantiation…)

un renvoi mieux que parlant : poétique et merveilleux, de semblance (par analogies, nécessairement, voire très rigoureusement judicieuses : nous baignons dans l’oxymore)

à d’autres sensations-émotions-analyses qui déboulent, surviennent et s’emparent de nous, en un constant tonique et sensuel (et parfois, sinon angoissé ou anxieux, du moins interrogateur, questionnnant…) dialogue mémoriel sans cesse, inépuisablement, repris, avec soi-même :

« Le travail n’est pas terminé. Par qui pourra-t-il l’être jamais ?« , viendra ainsi conclure, page 405, son très long premier chapitre Enfance, René de Ceccatty ; le second et dernier (autour du décès de la mère de René et de Jean, survenu le 21 juin 2015, et de ses simplissimes obsèques), le-dit Dernier chapitre, ne comportant, lui, que 23 pages, très volontairement sobres, et presque seulement factuelles _ le régime (poétique) des semblances ne pouvant être enclanché qu’avec assez de temps de recul _, en un très saisissant contraste avec les voyages (constamment palpitants et sous dense tension poétique) de remémoration de la partie première et principale : Enfance ;

et dialogue d’abord avec sa mémoire,

mais aussi avec son Inconscient, comme en ses rêves nocturnes,

et encore avec son imageance d’auteur écrivant,

une imageance constamment ouverte, en même temps que rigoureusement soucieuse de la plus grande justesse possible en ces analogies et constats d’abord subis, et sensitivement éprouvés, de télétransportations… ;

en un irradiant dialogue présent-passé-présent de l’auteur ;

cf là-dessus ce très éclairant passage à propos de ce fécond régime mémoriel, page 260 :

« Chaque souvenir ne tient sa vie _ voilà : « sa vie«  ; car sans cette « vie« -là qui l’anime, le souvenir s’isole, fige, stérilise et meurt _

que de sa relation vibrante, changeante, palpitante _ et c’est absolument décisif : ces trois qualificatifs de la « relation«  que l’auteur a à établir et maintenir, faire vivre aussi, pour lui-même comme pour le lecteur (qui doit en ressentir les vibrations), disent ici l’essentiel _

avec la totalité des autres souvenirs _ de l’auteur, certes, forcément ; mais aussi, chez le lecteur, de ceux qui peuvent faire office d’analogues-semblances de sensations-émotions, et qui soient tout aussi vibrants, mobiles, palpitants, chez ce lecteur, à son tour _

parmi lesquels certains se détachent de la mémoire _ globale _ du passé pour lui être associés«  :

une « relation«  qu’il reste encore, en direction du lecteur (qu’il s’agit, pour l’auteur, de ne pas perdre en route), à devoir aussi, et avec soin, « mettre en scène«  dans le récit ; dans et par l’écriture donc, quand on écrit (et qu’on ne peint pas, ou ne compose pas de musique) ; et une écriture qui, en son style (peu à peu découvert et trouvé au fur et à mesure de ses écritures, par l’auteur), fasse vraiment et très simplement, même si c’est indubitablement complexe et non immédiat, œuvre ; et œuvre vraie… ;

avec le souci, donc, quelque part aussi, et constant lui encore,

de la réception accueillante et relativement aisée, fluide, en sa complexité, aussi, à préparer, par l’auteur, de son lecteur ;

une réception accueillante à l’égard des énigmes (parfois d’un mot unique de ce type rare au sein de la phrase, voire d’un hapax au sein de l’œuvre entier) qu’en défi tranquille, de même qu’à lui-même, l’auteur ne manque pas d’adresser-lancer aussi, en un très amical, mais très audacieux aussi, défi-jeu, avec un brin d’ironie (protectrice ? mais de qui, ou de quoi ?), à son lecteur, via sa ligne la plus claire possible, à travers le souffle tenu, telle une note ou une phrase que le chanteur a à tenir, et qui sera tenu, ce souffle, et non pas tendu (sans la moindre crispation maligne ni hautaine) de ses longues, immenses, embrassantes et généreuses phrases accompagnantes ouvertes, en l’habitude que lui, l’auteur, René de Ceccatty, a déjà prise, ailleurs, en des essais ou des articles, de bannir les notes-de-bas-de-pages, qui coupent trop le fil fluide de ce que doit être le flux souple et chantant de la bonne lecture, à la fois large et très précise (attentive au moindre détail ; et ils ne manquent certes pas) _

à côté, donc, de la vie tellement vibrante et nourrie de l’écriture chantée et dansée de René de Ceccatty, dans le déroulé souple et riche de surprises (les « télétransportations«  !) de son phraser

_ cf ces lucidissimes remarques, page 242, sur sa propre écriture en ses débuts, à l’âge de quinze ans, sous le regard de sa mère :

« Maman a été, après une première stupeur, confortée dans d’anciennes certitudes :

je me détachais  _ moi aussi _  du sol (…)

j’avais, oui, quitté le sol

Je dansais _ voilà _ ,

comme elle, comme papa.

Il ne s’agissait pas d’un envol, non pas ce genre de stéréotype satisfait :

il s’agissait d’une dérive flottante ou aérienne _ celle de la semblance mobile, fluide, mobilisante et transportante de l’art.

Ce que cherchait papa dans ses paysages _ peints _,

sur son clavier  _ aussi.

Ce que cherchait maman dans ses lectures  _ et ce sont-là des exemples de « recherches«  que très concrètement, et sur son mode à lui,  René suivra. (…)

Elle remontait alors dans le temps

et s’interrogeait  _ ouvertement _  sur le hasard  _ facétieux ou tragique, ou les deuxde sa  _ propre _  vie«  _

eh bien ! pour le moment, je trouve _ n’ayant, il est vrai, lu que les seuls deux premiers chapitres _, l’écriture, en ce Classé sans suite, de Claudio Magris _ italien pourtant (de Trieste) _, un peu lourde, terne, grise, pas assez sensuelle, ni aérienne ou fusante _ germanique aurais-je la tentation, injuste, de dire…

Il va donc me falloir entrer davantage dans la pulsation propre de l’écriture de Magris _ mais dès le chapitre III, lu dès le lendemain, cette pulsation-là, de l’écriture de Claudio Magris, déboule, et aussitôt enchante : je le retrouve ! Ouf ! Et en ce genre de dédale lancinant et touffu (et qui demande un peu de perspicacité à déchiffrer) qui me plaît ; et qui caractérise en particulier le personnage de Lisa, confrontée aux terribles taches aveugles de l’histoire, à Trieste même, de sa famille juive… _,

un peu trop bien ancré et bercé-chahuté que je suis encore, pour le moment,

dans l’écriture, tellement vive, dansante, mobile et imprévisible, à surprises permanentes, fusante, donc, de René de Ceccatty ;

une écriture si bien accueillante,

et donc si bien accordée à mon propre mode passionné, boulimiquement curieux _ virevoltant, mais non gratuitement, d’une expression à une autre, d’une page à une autre, d’un livre à un autre : selon le principe, parfaitement sien aussi, des « télétransportations«  _, de lecture, de ce lecteur toujours questionnant, sur le qui-vive et aux aguets, que, dans une joie profonde _ non dilettante, non hédoniste, mais à la Spinoza _, je persiste plus que jamais à être. Face aux énigmes du monde : à percer.

De même que Zone de Mathias Enard _ sur ce chef d’œuvre, cf mon article Emerger enfin du choix d’Achille !.. du 21 septembre 2008 _

m’est apparu le plus grand livre _ rien moins ! _ de la décennie littéraire 2000 en France _ cf mon article Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus « grand » roman de l’année : « Zone », de Mathias Enard du 3 juin 2009 _,

et de même que L’Enfant éternel (1897) et _ plus encore ! _ Toute la nuit (1999) de Philippe Forest _ que complète l’essai Tous les enfants sauf un (paru, lui, en 2007) ; essai qu’a préfacé en italien notre amie (romaine) commune à René de Ceccatty et moi-même, Elisabetta Rasy ; et sur le très beau Entre nous d’Elisabetta (paru en traduction française aux Éditions du Seuil en août 2004), lire, au sein de mon article du 22 février 2010, , article rédigé, lui, à propos de L’Obscure ennemie, d’Elisabetta Rasy, mon texte Tombeau de Bérénice avec jardin ; ce qui me donne l’occasion de m’aviser que l’article immédiatement précédant celui-là sur mon blog En cherchant bien, daté du 22 février 2010, était, rédigé par moi le 19 février 2010, celui-ci : «  Autrement dit, une boucle qui se boucle au sein d’un blog assez cohérent !!! _

me sont apparus les deux plus grands livres de la décennie littéraire 1990 en France,

de même,

ce merveilleux et magnifique chef d’œuvre _ pourquoi craindre le mot ? ou l’éloge ? je ne le gaspille pas, tout gascon pourtant que je suis _ qu’est Enfance, dernier chapitre

me paraît illuminer du miracle de sa force de vérité, et de sa considérable richesse et densité _ sans cesse dansante et virevoltante, traversée qu’elle est des lumineuses fulgurances, parfaitement dynamisantes, de ses « télétransportations«  : voilà, peut-être ai-je ici mis le doigt sur une clé décisive de son écriture-inspiration ! _ toute la décennie littéraire 2010 :

rien moins que ça ! Et j’insiste !

Parviendrais-je, pour ma modeste part, à assez le faire bien entendre ? _  j’y tiens beaucoup.

Partager ce qu’on place haut est un devoir d’honnête homme prioritaire : je n’aimerais pas demeurer seul dans la joie de mon admiration de lecteur ! Face à la misérable prospérité journalistique ignare, si aisément satisfaite de tant d’impostures grossières en littérature, cyniquement reposée sur le critère chiffré du « puisque ça se vend« , et partie prenante pseudo-culturelle du nihilisme régnant…

En effet, quasiment six mois de lectures-relectures hyper-attentives, plume à la main _ et qui encore se poursuivent _,

car j’ai très vite pris conscience que cet Enfance, dernier chapitre reprenait et prolongeait, en un très vaste geste de grande cohérence et d’archi-lucide approfondissement,

rien moins que l’œuvre entier,

ainsi que, plus fondamentalement encore _ puisque c’est l’intelligence sensible de celle-ci, la vie, qui constitue le fond de la visée de son écriture _, la vie entière de René de Ceccatty

vie entière reprise et éclairée, et magnifiée, par le travail hyper-scrupuleux (de la plus grande honnêteté) et d’une stupéfiante lucidité, de son extraordinairement vivante et palpitante écriture, sans temps mort, tunnel, lourdeur, ni faiblesses ! Quels défauts peut donc bien trouver encore René de Ceccatty à son livre ? Je me le demande… Montaigne trouvait-il, lui aussi, des défauts à ses Essais ? Ou Proust à sa Recherche ? Et que René de Ceccatty ne se sente pas accablé par ces comparaisons pour son livre !

Sur cet enjeu majeur de la lucidité de la visée de fond de l’intelligence même de sa vie _ sur ce sujet, se reporter au sublime raccourci, si essentiel, de Proust : « La vraie vie, c’est la littérature«  _,

l’enquête la plus probe et fouillée qui soit que mène ici René de Ceccatty, recherche rien moins que ce qu’il nomme son « enfance intérieure »en s’employant non seulement à débusquer-révéler-mettre au jour (et comprendre !) sinon ce que factuellement celle-ci fut, en son bien lointain désormais ressenti, au moins via quelques approximations ou équivalences de celui-ci, ce ressenti passé et enfui ; mais aussi esquisser ce que peuvent et pourront en être de coriaces effets dévastateurs, encore, à long terme, tels que ceux-ci parfois persistent en l’âge adulte, et souvent pour le pire ;

voici, extraite du Temps retrouvé, la citation proustienne en son entier :

« La grandeur de l’art véritable,

au contraire, de celui _ parasite _ que M. de Norpois _ le diplomate _ eût appelé un jeu _ superficiel et facteur de superficialité _ de dilettante _ adepte du plaisir à condition que ce soit sans la moindre peine _,

c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître _ et explorer _ cette réalité loin de laquelle nous vivons,

de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que _ hélas _ nous lui substituons,

cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie _ en sa singularité de fond vraie.

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue _ voilà ! _, c’est la littérature ;

cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant _ insue _ chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste.

Mais ils _ la plupart _ ne la voient pas _ anesthésiés qu’ils se veulent _, parce qu’ils ne cherchent _ surtout _ pas à l’éclaircir préfèrant la misérable cécité de leur illusoire (faussement rassurant) brouillard collectif. 

Et ainsi leur passé est encombré _ oui _ d’innombrables clichés _ voilà _ qui restent inutiles _ certes _ parce que l’intelligence ne les a pas “ développés ” _ voilà…

Notre vie, et aussi la vie des autres ; car le style _ auquel l’auteur vrai doit parvenir en chassant sans pitié ces clichés _ pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision _ oui ! la peinture est « cosa mentale« , disait Léonard.

Il est la révélation _ oui, qui appert dans l’œuvrer de l’artiste vrai au travail comme dans l’œuvre réalisée _, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative _ singulière, donc ; cf ici la monadologie de Leibniz _ qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel _ voilà _ de chacun _ inconnu de lui-même le premier, aussi et d’abord.

Par l’art seulement _ et en une œuvre réalisée : hors de soi _, nous pouvons _ par l’expression-création de l’auteur, d’abord ; mais aussi, ensuite, par la contemplation du regardeur, en phase avec l’auteur via l’œuvre vraiment regardée _ sortir de nous _ voilà _, savoir _ atteindre, découvrir, apprendre, connaître, explorer _ ce que voit un autre de cet univers _ sien _ qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages _ le mot est donc présent ici sous la plume aussi de Proust ! _ nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune _ et donc, « le style, c’est l’homme-même« , selon l’intuition très lucide de Buffon.

Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu’il y a d’artistes _ vraiment _ originaux _ et sans artifices pour s’en donner seulement l’apparence trompeuse, sur le marché de l’art _, autant nous avons de mondes _ via nos regards ainsi descillés _ à notre disposition, plus différents les uns des autres _ en leur singularité et leur style unique _ que ceux qui roulent dans l’infini _ cosmique _, et qui, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer _ ou Sophocle, dans la parole de Marx ; ou Mozart, ou Schubert _, nous envoient encore leur rayon spécial  » _ à nous d’apprendre à le capter…

Fin de la citation.

car j’ai très vite pris conscience _ je reprends l’élan de ma phrase _

que cet Enfance, dernier chapitre reprenait et prolongeait, en un très vaste geste de grande cohérence et d’archi-lucide approfondissement, rien moins que l’œuvre entier, ainsi que, plus fondamentalement encore, la vie entière de René de Ceccatty _ lui-même me le confirmant très vite, au passage d’un échange nourri de courriels _,

remontant, donc, jusqu’à ses tous premiers écrits de jeunessequ’il me fallait, en conséquence, impérativement lire _ du moins ceux publiés, à partir de septembre 1979 (pour Personnes et personnages) _ pour les vraiment connaître, ligne à ligne en quelque sorte, eux aussi :

d’abord, la série _ passionnante et magnifique ! _ consacrée à ses amours malheureuses (de novembre 1993 à octobre 2002) avec celui qu’il nomme Hervé : Aimer (paru en 1996), Consolation provisoire (1998), L’Éloignement (2000), Fiction douce (2002) et Une Fin (2004) ;

puis, celle consacrée à ses amours encore bien compliquées et bien déceptives avec celui qu’il nomme Raphaël : L’Hôte invisible (2007) et Raphaël et Raphaël (2012) ;

mais aussi le riche recueil de nouvelles, paru en mars 1993 au Mercure de France, Le Diable est un pur hasard ;

la très engagée _ et cruciale ! _ biographie de Violette Leduc, sous-titrée Éloge de la Bâtarde, parue chez Stock en 1994, et ré-éditée en 2013, qui comporte de multiples et très précieuses indications autobiographiques de la part de René de Ceccatty ; indications qui témoignent, aussi, de la place éminente et cruciale _ j’insiste _ à la fois, de la lecture, au cours de la décennie 70, de l’œuvre de Violette Leduc par René, et du rôle décisif de cette entreprise biographique _ qui fut d’abord, et c’est à relever, une thèse de philosophie, sous la direction, si l’on peut dire, du leibnizien Yvon Belaval, qui fut soutenue à la Sorbonne, en décembre 1980 _ dans le devenir écrivain de René de Ceccatty ! C’est là un travail absolument décisif ! ;

et, surtout, ses trois _ assez extraordinaires ! _ premières œuvres signées de son nom _ dont, geste merveilleux, René de Ceccaty m’a adressé un exemplaire de chacune _, publiées aux Éditions de la Différence _ lesquelles viennent hélas de mettre la clef sous la porte : ces œuvres ne sont donc plus disponibles en librairie… _, et consacrées à ses toutes premières amours _ Hugues, Jacques, à défaut de son premier amour, Norman : du moins c’est ainsi que René de Ceccatty les prénomme en faisant des personnes rencontrées (et désespérément aimées de lui), des « personnages«  _Personnes et personnages (publié en septembre 1979), Rues et jardins des capitales (septembre 1980) _ une œuvre stupéfiante qui m’a époustouflé ! un pur chef d’œuvre… _et Esther (février 1982). .

Car Enfance, dernier chapitre entreprend _ pour peut-être enfin comprendre vraiment… _ de reprendre à la base, c’est-à-dire à la petite enfance de l’auteur _ d’abord en Tunisie, de sa naissance le 1er janvier 1952 à son départ, fin juin 1958 ; puis à Montpellier, jusque vers 1963, année de la probable « sortie de la petite enfance« , à la fin de sa classe de 6e, comme l’estime René de Ceccatty lui-même… _, les constituants _ voilà ! _ de base et référentiels cruciaux de toute son expérience de toute sa vie.

Car « l’enfance,

insiste René de Ceccatty page 349 d’Enfance, dernier chapitre,

se poursuit _ mais oui ! _ à l’âge adulte,

qu’elle nourrit _ terme capital : elle donne les modèles des principaux comportements qui seront à suivre ; et, presque en aveugles, le plus souvent imités et copiés _

et qui ne cesse _ aussi, cet âge adulte _ de la revivre _ dans des répétitions étranges, plus ou moins pathologiquement subies _

ou de la réinterpréter » _ quand on parvient à enfin un peu mieux la comprendre, cette enfance _ ;

de même qu' »elle _ cette enfance, toujours _ cherche dans les enfances des autres (parfois plus jeunes, parfois plus vieux, parfois ayant vécu dans d’autres cultures et d’autres milieux) son propre écho« 

_ de normalité-conformité, en quelque sorte ; et de même, encore, qu’elle cherche cet écho dans, si possible, de grands livres : quand les « analogies«  ou « semblances«  esquissées et tentées, pourraient nous devenir vraiment pertinentes et vraiment éclairantes, au lieu des confusions projectives paresseuses et complaisantes, désastreuses, elles, voire pathologiques : fi des illusions des grossiers amalgames trompeurs et des clichés !..

Et cela _ cette résurrection, donc, de l’enfance _  advient tout particulièrement dans la proximité _ physique des corps, et essai de tendresse : quand on se livre entièrement et vraiment _ amoureuse.

Lisons ce très beau passage, aux pages 400 et 401 :

« L’intimité sentimentale, la violence des sentiments _ les deux sont très proches, voire coexistent _, font resurgir _ voilà _ l’enfance.

Les premiers rapprochements des corps sous l’emprise conjuguée du désir et de l’amour,

appellent aux confidences, érotisant _ dont acte _ l’enfance.« 

Et cet autre, à nouveau page 401 :

« Dans l’amour,

à l’âge adulte (si jeune ou vieux soit-on),

l’enfance redevient _ les verbes sont tous très importants _ cruciale.

Elle revient _ rien moins ! _sur un mode tantôt mièvre et complaisant, tantôt tragique.

Nul amour ne remédie _ certes _ aux peines inconsolables _ c’est dit _ de l’enfance.

Et c’est même, cette confrontation,

l’épreuve contre laquelle s’écrasent _ voilà _ tant d’illusions _ de soi à soi : un phénomène terriblement ravageur. Que de dégâts !

Incapables de se mesurer _ et résister victorieusement _ aux forces indestructibles _ à ce point ! _ de l’enfance,

combien d’amours ont été défaites _ sans relevailles réussies _ au terme de ce combat

qui _ de même que l’Inconscient _ ignore le temps,

et fait resurgir _ le verbe revient donc _ dans l’étreinte des amants,

le spectre _ terriblement assassin _ d’une enfance _ irréversiblement et irrémédiablement _ meurtrie.

C’est dans cette réapparition _ spectrale _,

et dans cette incapacité,

parfois toutes deux _ confuses et perturbantes qu’elles sont _ à l’insu des amants (l’inconsolable et celui qui échoue à consoler _ à preuve, ici, Consolation provisoire, paru en 1998 : le second volume des péripéties de la relation à Hervé, avant (et chaque titre parle !) L’Éloignement, Fiction douce et Une Fin _),

que se niche le secret des _ incompréhensibles sinon _ échecs amoureux, des ruptures, des désespoirs _ subis et atterrants : dévastateurs.

(…)

L’amoureux étant une ombre vide _ sans pouvoir ! _,

et l’inconsolé, un spectre terrifiant _ et non résistible…

C’est ainsi que je m’explique mes défaites amoureuses _ reconnait et assume l’auteur.

Je parle (…) des liaisons qui se sont _ inexorablement _ délitées _ celle avec Hervé, et celle avec Raphaël, singulièrement _

et qui m’avaient mis en présence de démons,

non pas venus de mon enfance,

mais de celles de mes partenaires _ qui les subissaient, sans remèdes _ :

je n’étais _ cependant _ pas _ non plus moi-même _ à la hauteur« 

_ cette situation, très durablement prolongée, qui plus est, ces deux fois-là, ne manquant pas, non plus, en lecteur engagé en sa lecture que je suis, de m’interroger…

L’écriture formidablement vivante de cet Enfance, dernier chapitre procède d’une nécessité personnelle très puissante de la part de l’auteur :

« Je suis piégé.

Piégé par le gouffre d’un passé qui m’aspire«  _ lit-on, avec gravité et même effroi, page 27 :

l’injonction (de mémoire,

et donc d’œuvre à réaliser comme moyen de tenter de domestiquer si peu que ce soit cette surpuissante mémoire,

et affronter pour le vaincre le « gouffre«  aspirant des impressions, « ombres«  et « spectres«  tellement vivaces, issues du passé tel qu’il a été vécu et ressenti…),

est donc au moins aussi forte que l’« aspiration«  vertigineuse du « gouffre«  même de ce passé gravement blessé  !

Mais c’est aussi sans doute, quelle que soit son inefficacité, la moins mauvaise des solutions ; du moins pour quelqu’un qui écrit. René de Ceccatty consacre à cette réflexion quelques pages elles aussi extrêmement lucides. Biaiser et fuir lâchement est encore plus sûrement contreproductif.

Nécessité personnelle étroitement liée aussi, conjoncturellement _ et ce point est bien sûr très important _ au moment _ d’assez étroite fenêtre temporelle _ de l’écriture de cet immense livre, au devenir-détérioration-naufrage du vieillissement de sa mère (née le 22 mai 1924), qui allait s’accélérant, ces années-là de la décennie 2000, avec tout particulièrement la dégradation catastrophique de sa mémoire immédiate, et un relatif maintien _ mais pour combien de temps encore ? _ de bribes-lambeaux de sa mémoire la plus ancienne ;

sa mère : sa plus étroite confidente de toujours, et son témoin affectivement le plus proche et le plus sûr

_ le cas de son frère Jean, lui aussi écrivain, étant à mettre bien à part ; leur lien est lui aussi, ultra-sensible, et la mise en regard de leurs regards respectifs sur leur mère (et leur père), mais aussi sur leurs vies (ainsi que leur œuvre à tous deux) demande les plus grandes précautions ; dont acte _

qui demeurait encore, la dernière _ autour de lui _ de cette plus lointaine petite enfance… ;

et à laquelle René, de Paris, venait régulièrement rendre visite à Montpellier _ où résidaient et sa mère et son frère :

« Je vais et je viens _ par de constants allers-retours _ dans ma mémoire

à la fois ravivée _ par les questions de sa mère _

et éteinte _ par la survenue de nouveaux souvenirs-écranspar mes visites aux Violettes _ la maison de retraite où finit par entrer sa mère en 2011.

Maman, attendue et inattendue, prévisible et imprévisible, fait _ donc, elle aussi  _ renaître des souvenirs _ mais oui ! _ en me posant les mêmes questions sur les protagonistes de son passé, qui ont échappé _ mais pour combien de temps ? _ à la destruction _ progressive et implacable _ de sa mémoire«  _ lit-on page 29 :

ce sont là, pour René, des éléments incitateurs de mémoire à propos de son enfance, tant en Tunisie qu’à Montpellier…

Quant à sa propre mémoire,

et aux lieux

_ divers, en effet, de par le monde, et donc ailleurs même, bien sûr, qu’à Montpellier ou Mégrine, en Tunisie (où René vécut les deux périodes de son enfance effective, objective : de 1952 à 1958, puis de 1958 à 1963…) :

nous allons comprendre pourquoi et comment de nouveaux lieux plus tardifs et extérieurs à ceux où fut effectivement et objectivement vécue l’enfance, voire carrément à leurs antipodes géographiques,

viennent pourtant pleinement participer, poétiquement et sensitivement, à l’élaboration la plus véridique de l’authentique « paysage intérieur«  ayant constitué et constituant encore, à l’âge adulte, l’enfance, au final inachevable, telle que singulièrement ressentie (et reconnue comme telle par lui) de René de Ceccatty _

auxquels cette mémoire essaie de (et parvient, et réussit, à _ mais est-ce entièrement volontaire ? non ! l’alchimie poétique est bien plus riche, ouverte et complexe ! _) s’accrocher,

Ainsi René écrit-il superbement, et de toute sa foncière honnêteté, et dès la page 36 de son Enfance, dernier chapitre :

« Quelques lieux _ auxquels tenter, alors, au moment de l’écriture, d’arrimer l’effort de sa mémoire _ tiennent _ et secourent _ encore.

Comme les cyprès de la cour _ du petit appartement de René à Montpellier, où il réside quand il vient rendre visite à sa mère (et à son frère Jean) ; ces cyprès tendus tels de longs doigts vers le ciel… _,

comme l’appartement de ma grand-mère maternelle _ à Montpellier aussi (celle-ci est décédée en 1983) _, devant lequel je passe en me rendant aux Violettes _ la maison de retraite où réside sa mère depuis 2011 _,

comme le pavillon de la colline de l’Aiguelongue _ toujours à Montpellier _ où vivait ma grand-mère paternelle _ décédée à Montpellier en 1995 _,

comme

_ et nous voici maintenant ailleurs, dans l’espace comme dans le temps, de l’enfance telle qu’elle s’est effectivement passée et a été intérieurement vécue _

la maison de Brosses en Bourgogne _ non loin de Vézelay _ où j’ai écrit pendant dix ans _ durant les années 80 et 90 _,

comme la Villa Kagurazaka de Tokyô où j’ai séjourné dix-huit mois _ en 1977-78-79 ; et sur un tout autre continent, l’Asie, que l’Afrique et l’Europe de l’enfance objective et intérieurement vécue de René :

« habiter, écrire, ne se feraient désormais que sur le modèle _ et c’est décisif ! _ japonais, face à _ voilà _ la fenêtre donnant _ celle-ci la toute première _ sur un paysage _ offert au regard, ouvert sur des lointains clairs (et potentiellement maritimes), à l’inverse complet du vertige aspirant d’un « gouffre«  noir… _ aéré, aérien, dominé par le ciel, le soleil, la lumière, l’espace nu, qu’il soit urbain ou champêtre« , doit-on bien remarquer et retenir, à la page 37 : cette vue ouverte sur le ciel aidant considérablement l’imageance de l’artiste _,

dans le quartier d’Iidabashi,

comme _ enfin, découvert le plus récemment, en avril 2014 _ les collines d’Oulhaça El Gheraba près de Beni Saf

_ un lieu où vient de, très brièvement, se rendre René ce printemps récent-là (à l’occasion d’une commémoration du poète Jean Senac) en une Algérie où ni lui, René, ni sa mère, n’avaient jusqu’alors jamais porté leurs pas, et dont la rencontre (éblouie : « à demi aveuglé par le contrejour, parmi les ânes et les tombes« , lira-t-on, plus loin, page 382) constitue probablement la clé (découverte presque par hasard, et quasi involontairement, sans préméditation, du moins : une grâce de la vie tardive) de tout (rien moins !..) cet immense livre-recherche qu’est Enfance, dernier chapitre, et de la pacification irénique (pardon du pléonasme !) qui a merveilleusement suivi cette miraculeuse « visite«  algérienne… Les Irène (dont le prénom, grec, signifie « paix« ), aidant à apaiser la douleur des blessures (par flèches reçues) des saint-Sébastien…

Saint-Sébastien soigné par Irène est un sublime tableau du peintre arlésien Trophime Bigot, conservé au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux _,

Et je reprends ici l’énumération des « lieux qui tiennent encore » de la phrase de la page 36 :

« Quelques lieux tiennent encore,

comme les cyprés de la cour,

comme l’appartement de ma grand-mère maternelle devant lequel je passe en me rendant aux Violettes,

comme le pavillon de la colline de l’Aiguelongue où vivait ma grand-mère paternelle,

comme la maison de Brosses, en Bourgogne, où j’ai écrit pendant dix ans,

comme la villa Kagurazaka de Tokyo où j’ai séjourné dix-huit mois, dans le quartier d’Iidabashi,

comme

_ aussi, et tout particulièrement, même si (et alors que), à ce moment encore précoce, page 36, de son récit-enquête, rien encore de spécifique ne vient signaler au lecteur la singularité et l’importance (très grande) de ce lieu-là, pour l’avancée de la conquête du dessin de ce « paysage intérieur«  de son enfance, dont il cherche si fort à dessiner et clarifier les traits ! _

les collines d’Oulhaça El Gheraba, près de Béni Saf,

car maintenant le paysage algérien est venu ajouter _ et très positivement, il faut y insister ! Et c’est même tout bonnement, la clé principale du « paysage intérieur«  découvert in fine, et s’étant élaboré tout au long de l’enquête personnelle, singulière, idiosyncrasique, que constitue aussi ce merveilleux livre… _

son filtre, son « transparent »«  

aux filtres et « transparents » déjà présents, et successifs, rajoutés _ positivement déjà, eux aussi _ au fil des années, séjours et voyages, de la mémoire de René, et de l’écriture inspirée et respirante de ce merveilleux livre.

Car, en effet, de nouveaux lieux, conducteurs, électriques, d’émotions mémorielles de son enfance vécue  _ ou en fournissant, du moins, d’efficients sinon équivalents, du moins analogues ; et même de stupéfiantes nouvelles clés : miraculeusement éclairantes ! _sont venus s’ajouter, et qui, paradoxalement, aident le narrateur de cette quête, René de Ceccatty, à accéder _ quelques magiques « télétransportations«  aidant _,

à travers et en dépit de l’éloignement paradoxal des lieux et des années,

à accéder à la découverte de ce qu’il nomme superbement, pages 101 et 382, son « paysage intérieur » personnel

(page 248, il utilise aussi l’expression de « mon paysage« ),

qui se peaufine et s’améliore ainsi ; et vient de mieux en mieux, de plus en plus précisément et justement, se dessiner, au fil des découvertes mémorielles successivement rafraîchies et des pages successivement rédigées.

De même qu’il use, page 341 ,

de l’expression aussi très significative _ à la fois géographique et mentale : dans l’espace, le temps, la mémoire, et aussi ce que je nomme « l’imageance«  _ de « voyage intérieur« 

pour désigner ce processus d’enquête mémorielle (et d' »imageance« , donc) de son livre ;

et page 382,

de l’expression capitale, cette fois, de « visite intérieure« ,

afin de spécifier, cette fois très singulière, l’apport véritablement unique _ et totalement inouï les heures précédant cette « visite« , qui seulement là va se révéler, en son intimité si chaleureuse, quasi familiale _ de cette rencontre algérienne _ rencontre irénique : pacifiée et heureuse, enfin ! après toutes ces années tourmentées (et même violentes) _ de son « paysage » _ pas seulement un paysage géographique, mais aussi un paysage affectif ; en cette « visite intérieure«  passant par le « cimetière familial«  (page 382) de la famille de Julien (qui n’y est jamais venu), « un petit cimetière qui ne comptait qu’une dizaine de tombes blanches, limitées, chacune, par deux stèles dont l’une portait le nom du défunt en caractère romain et l’autre en arabe«  (page 383), et où repose « Khadra, la mère de Julien«  (page 383) _,

qui est aussi le paysage d’Oulhaça El Gheraba :

« Or, je n’ai éprouvé cette sensation _ voilà _

de visite intérieure _ de ce qui demeurait en lui (à pacifier !) de son « enfance intérieure » qui fut si angoissée…  _

dans aucun des paysages _ revus en y retournant plus tard, par exemple ceux de Tunisie, mais pas seulement eux _

de ma propre enfance » ;

et encore, page 346,

de l’expression de « musée intérieur« ,

employée pour désigner à nouveau _ mais cette fois lui-même se trouvant, et se représentant, en la situation d’écrire, en son petit appartement de Montpellier _ le lieu principal sans doute où se déploie le processus d’enquête mémorielle et d’écriture qui lui est attachée, constitutif de tout ce livre :

« J’édifie _ à Montpellier, donc, et chez lui, dans son petit appartement avec, dans la cour, des cyprès dressés vers le ciel mauve pervenche _

et je meuble

un musée intérieur

ici même » _ et en particulier ce jour (d’hiver) d’écriture, mémoire et imageance-là : parmi les photos, les tableaux, quelques objets et meubles (mais très, très peu, en fait, ont été conservés par René) et les archives familiales, surtout, que René a recueillies et conserve, sans forcément procéder, non plus, à leur dépouillement exhaustif…

Un peu plus haut, en cette même page 346,

René de Ceccatty avait repris cette situation-cadre _ liant fenêtre ouverte sur le ciel, arbres verts, et écriture _ qui constitue comme le cadre-fil rouge du livre _ au fil de ses quelques télétransportations outremer (et outreterre aussi : par exemple vers les forêts denses de la Creuse, ou le Tarn-et-Garonne natal de son père, un paysage riant) _ :

« Je vois par le balcon _ de son petit appartement montpelliérain _ le ciel mauve pervenche de la deuxième moitié de l’hiver, et je confirme que Courbet _ à la différence de Frédéric Bazille _ a manqué cette nuance _ de mauve pervenche ;

cf plus haut mes illustrations de cette nuance de mauve pervenche si bien saisie par le languedocien Bazille, et qu’a manquée, dixit René, le jurassien Courbet (et c’est dans ce même Jura qu’étaient installés, depuis le XVIIe siècle, venus de Vénétie, les ancêtres Pavans de Ceccatty de la branche paternelle de René et de Jean).

L’un des cyprès découpe habilement à contre-jour _ un élément qui revient, et marque le regard _ ses doigts de sorcière dressés vers le soleil dont les rayons déposent sur les rideaux des paillettes insolentes _ sur le mode anomique du clinamen lucrétien _ et des ombres molles _ légèrement mouvantes : « vibrantes, changeantes, palpitantes« , pour reprendre les trois qualificatifs de la page 260.

Et un rectangle de lumière crue sur les carreaux polychromes _ sont-ce les mêmes ou bien en sont-ce d’autres que ceux d’un des (quatre successifs) appartements de Montpellier (peut-être le dernier, aux Marronniers ?) de ses parents ? _ des années 1960 de mon enfance. »

Et juste en suivant la phrase « J’édifie et je meuble un musée intérieur ici même« ,

ceci encore, aux pages 346 et 347 :

« J’ai ouvert les fenêtres _ du petit appartement _ :

un vent tiède anime les reliques _ familiales (photos, paysages peints, de son père, correspondances, journaux intimes de ses parents) que l’appartement recèle et que René conserve précieusement : d’où le choix ici de ce terme de « musée«  _, caresse le carrelage,

fait virevolter élégamment les poussières dans le faisceau du soleil _ à la façon, ici encore, du clinamen de Lucrèce.

Au loin, quelques nuages bas rappellent la menace _ d’orage _ qui pèse sur le miracle _ un terme à souligner : en effet, ils existent et sont toujours fugaces et fragiles : à nous d’apprendre, avec Kairos, à les saisir _ de transparence matinale.

Une petite fille arabe _ qui est-elle ? _ balbutie sur le trottoir en sautillant.

Me revoici _ comme soudain télétransporté ! _ de l’autre côté de la Méditerranée _ en Tunisie ? en Algérie ?

Je m’éloigne des Indes, du Jura, de cette part connue et inconnue d’une ascendance _ côté paternel, ici : celui des Pavans de Ceccatty _ que j’ai en commun avec une petite foule _ de parents, et encore aujourd’hui de cousins. Encore que les branches mortes _ à chaque génération _ n’aient pas manqué« 

_ l’Algérie, elle, se trouvant,

sauf l’épisode paternel de préparation militaire d’Arzew (en 1943-44 : les mois précédant le départ de son père pour les Etats-unis : ses parents se connaissaient depuis l’été 1943, et s’étaient promis l’un à l’autre, mais ils ne se marièrent, à Tunis, qu’en février 1946),

du côté de l’ascendance maternelle ; et cela depuis l’arrière grand-mère Gabrielle qui avait débarqué en Algérie, au Telargh, en 1884 (cf page 34 du livre) ;

mais aussi, nous venons de le voir, du côté d’Oulhaça El Gheraba et de la famille de son ami Julien, même si celui-ci est « né en France« , et n’a pas encore posé un pied en Algérie.

Mais l’Algérie, c’était aussi et surtout le pays de la guerre, et des violences qui y font fait rage dès 1945, et tout le temps de l’enfance de René en Tunisie, à Mégrine (de 1952 à 1958) ; et même a continué de planer sur sa famille la noire ombre portée de ces violences d’Algérie, après leur installation bousculée à Montpellier l’été 1958… 

Émotions mémorielles « intérieures » :

inéchangeables avec quiconque aurait pu au même moment, et en même temps que lui, les vivre : pas même avec son frère Jean.

C’est en effet la singularité de cette « enfance intérieure » qui intéresse très spécifiquement, et exclusivement, René de Ceccatty ; et non ce qu’il peut y avoir de commun avec d’autres, fut-ce avec son frère Jean.

Car ces émotions mémorielles « intérieures » sont de l’ordre de ce qui est singulièrement ressenti _ que ce soit de fait, ou potentiellement, en puissance _, et qui donc ne peut pas être commun ; pas plus qu’objectif, ni objectivable : sinon, peut-être, justement, mais très médiatement alors, en cette matière signifiante très subtile (et génialement conductrice) qu’est le miracle obtenu et réalisé par l’écriture des sensations et émotions personnelles en pareil _ ou de semblable pouvoir _ chef d’œuvre d’art à réaliser…

Un « paysage intérieur« 

qui n’est,

pas davantage que ceux que peignait son père, dans la Creuse,

réalisé ici _ en l’écriture _pour lui non plus, à son tour, directement et immédiatement « sur le motif« 

(et même carrément immergé en ce « motif« ,

comme il le fallait probablement au départ, pour les premières impressions « motivantes » et inspirantes,

pour les paysages _ vraiment peints ensuite seulement, un peu plus loin et un peu plus tard que sur le vif de ce « motif« , en atelier et au calme gagné par ce recul spatial et temporelde son père),

mais seulement et plus tard, médiatement,

d’après _ d’après seulement, et à partir de _ ce « motif« 

_ ce « motif«  premier émouvant et premier moteur, qui, ayant, en tel lieu particulier inspirant, effectivement ému et touché la sensibilité de l’artiste, a continué, par les harmoniques allongées de ses résonances singulières en lui, de provoquer et mouvoir la dynamique du geste d’art qui est venu seulement ensuite, un peu après (et en suite de cela) pour exprimer quelque chose plus ou moins directement issu de ce « motif«  de départ, en quelque œuvre plus ou moins complexe (et jamais une pure et simple copie brute) réalisée :

tel, autrefois, le geste « dansé«  de peindre du père de René, et, comme, il y a peu, le geste aussi, et « dansé« , d’écrire de René, en la lente et riche gestation-maturation de son livre ; gestes dont les traces, les œuvres, peut-être à leur tour, émouvront, plus tard encore, à la lecture, le lecteur du livre, au regard, le regardeur du tableau ou de l’image, à l’écoute, l’écouteur mélomane du disque ou du concert de musique, se mettant à son tour, lui, à « danser«  ; lecteur-regardeur-écouteur qu’à l’occasion, nous pourrons nous trouver, les uns ou les autres, en concordance et résonance vraie avec une œuvre, avoir quelque jour à être : modestement « dansant » à notre tour et dans son prolongement vibrant… _

et toujours avec un minimum de retard, de recul, et au calme (celui du silence vibrant aussi de rumeurs et de lumière d’une chambre-cellule d’écriture ou/et lecture : et si possible avec vue sur le ciel et les nuages, « les merveilleux nuages » baudelairiens…),

avec, en l’œuvre, ce qui va demeurer (et continuer d’agir sur nous) d’un minimum de « recul » de « composition » (ou « mise en scène » _ et ici René de Ceccatty, auteur, s’inspire de l’exemple de la rédaction des trois volumes de mémoires, de son ami Hector Bianciotti, à partir de (et après) son expérience acquise, auparavant, de romancier de fiction _) qui l’éclaire, ce « paysage intérieur » de l’enfance, et le rende, ainsi, un poil plus lisible, mieux ressenti et enfin mieux compris…

Par l’art, toujours à conquérir _ et c’est un processus sans fin : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« , écrit Montaigne en son essai De la Vanité, III, 9 ; René de Ceccatty le sait bien lui aussi… _, de la littérature et de la poésie.


Le regardeur du paysage peint, comme le lecteur du livre de littérature imprimé, ou comme l’écouteur mélomane de musique enregistrée au disque (ou écoutée au concert), a besoin, pour une vraie et profonde lecture-réception active-imprégnation empathique de l’œuvre de « paysage » rencontrée et abordée sur le terrain _ et cela, en quelque art que ce soit _d’une certaine (haute) qualité de recul, de retard, de silence subtil _ y compris au milieu d’autres _ de sa propre imageance, de sa propre réflexion et de sa propre méditation _ à l’écart le plus possible des mortels clichés qui éliminent les singularités _ ;

il a besoin du plus large spectre de résonances et harmoniques adéquates, lesquelles seules permettent l’accès vrai _ par « télétransportation« , donc : le mot-hapax, à la page 306 de ce merveilleux Enfance, dernier chapitre, me devient familier ! _ à ce qui, via l’œuvre, va, à nous aussi, nous parvenir, par ces étranges transports _ « télétransportations«  donc, pour nous aussi : il y a vraiment quelque chose de magique là-dedans… _ de l’alchimie sensitive des toutes premières impressions _ inspiratrices et mobilisatrices de l’imageance _ vécues et ressenties en première ligne c’est-à-dire éprouvées « sur le motif » premier, originaire et mobilisateur, voire dans quelque pleine et presque totale immergeance en lui : je pense ici à un Cézanne face au (et dans le) paysage s’imposant à lui de la Sainte-Victoire, un peu plus haut que son atelier, et entre les oliviers, au-dessus d’Aix.; comme notre Frédéric Bazille de Montpellier, au Méric… _ par les artistes-auteurs, ayant nécessité déjà elles-mêmes, ces toutes premières « impressions » étranges et mobilisatrices, une certaine qualité de recul et de résonance _ à laisser sonner, ou dissoner _, de leur propre part, à eux _ ne serait-ce que de bien vouloir consentir, eux, à se prêter à elles, de bien vouloir accepter, eux, de les accueillir, elles, en leur étrangèreté anomique singulière, le plus pleinement et justement possible, quand la plupart, au contraire, redoutent et fuient cela ! _ ;

ainsi que d’une opération, par l’artiste, de mise en perspective, ensuite, en l’œuvre se réalisant _ en toute sa matérialité physico-chimique, cette fois _ par laquelle le processus de transfiguration-transmission, maintenant en cette nouvelle étape, passe ; et à laquelle, provisoirement, il aboutit ; en attendant que la « vision » ainsi captée, saisie et notée, en mode « paysage« , ne vienne, à notre tour, nous lecteurs-spectateurs-auditeurs, nous toucher-émouvoir, en quelque sorte en bout de bout de ligne. Et à charge pour nous, encore, d’aider, comme on le peut, à partager cela : avec d’autres, élargissant ainsi, avec rigueur, et sans confusionnisme, le spectre qualitatif des résonances singulières _ c’est du moins ainsi que je le ressens…

Le « défi » de la consonance des âmes s’atteint en effet seulement au prix de la satisfaction des exigeants et subtils réquisits qualitatifs, à chacune des étapes de cette très improbable _ improbable déjà, et au moins, en son étrange impulsion de départ, mais improbable encore à chacune des étapes… _, chaîne d’émotions et gestes (d’art) s’alignant et se mettant d’étape en étape en phase…

Voici in extenso, aux pages 101, 382 et 248 d’Enfance, dernier chapitre,

le détail des phrases des trois références _ cruciales _ à propos de ce « paysage intérieur » de René de Ceccatty,

auxquelles je viens de me rapporter :

_ la première phrase se trouve à la page 101 :

« Le paysage intérieur de l’enfance  _ telle est l’expression capitale ! il s’agit du « paysage«  ressenti, en soi (et singulier), des émotions et sensations _

ne se présente-t-il pas à nous  _ remarquons la prudence et la modestie de la forme interrogative choisie _

comme une langue étrangère,

un chaos onirique _ c’est à la fois très mystérieux et très déroutant et déstabilisant ! _,

qui réclament tous deux voilà ! _

pour être traduits

_ et c’est bien à une telle transposition poétique, avec visée de la plus grande vérité accessible de sensations ressenties, que nous avons ici à faire, afin de nous faire accéder, dans toute leur magie, aux impressions-sensations auxquelles mènent les « télétransportations«  du récit… ;

page 37, René de Ceccatty (grand traducteur, principalement de l’italien et du japonais) parle aussi, à son propos d’auteur, du geste d« accueillir en moi un système de traduction visuelle et intérieure,  fabriqué _ pour ce qui le concerne, lui _ durant mon séjour à Tokyo _ où débutèrent ses travaux de traduction du japonais _ sur la colline de Kagurazaka, dans l’îlot de Fukuromachi, où mon petit appartement allait, par ailleurs, inscrire en moi une forme définitive _ et c’est absolument crucial pour lui ! _ de l’habitation et de l’écriture«  (liés, comme on le voit ici)… _

un curieux mélange _ assurément ! _ 

d’oublis,

de faux sens,

d’à-peu-près

_ et revoici la semblance flottante (cet improbable bricolage de fou !) dont parlent si bien, et Marie-José Mondzain, et Michel Deguy, très fins hellénistes tous deux ; cf la vidéo et le podcast de mes merveilleux entretiens avec eux deux, le 7 novembre 2017 avec Marie-José Mondzain, au Théâtre du Port-de-la-Lune, et le 9 mars 2017 avec Michel Deguy, à la Station Ausone de la librairie Mollat ; qui complètent en beauté mon entretien si riche et magnifique (cela dit en toute humilité et modestie) avec René de Ceccatty au Studio Ausone de la librairie Mollat, le 27 octobre dernier, dont re-voici le lien au podcast _

qui, cahin-caha

_ par un sublime invraisemblable bricolage inspiré on ne sait par quelles improbables conjugaisons, plus ou moins cahotées (!), d’intuitions-inspirations essayées et tentées, avec « diastole et systole«  (Marie-José Mondzain), ou un « admirable tremblement du temps«  (Chateaubriand, puis Gaëtan Picon) ; René de Ceccatty parle, lui (page 260), de « relation vibrante, changeante, palpitante«  des souvenirs entre eux… _,

parviennent _ par quelle paradoxale transmutation ? mais elle advient ! _

à une forme _ seulement un peu étrange, mais étonnamment juste ! _

de vérité _ mais oui ! le résultat de l’œuvre terminale est incommensurable avec les données très parcellaires et fort décousues, et d’abord inertes (car isolées), de départ… _ 

miraculeusement _ et dynamiquement, grâce à ces archi-vivantes mises en connexion _

restituée ?« , page 101 ;

et c’est là rien moins que la clé majeure, si paradoxale soit-elle, mais justement !.,

de toute la poiesis merveilleuse de René de Ceccatty, il faut le souligner !!!

La seconde suite de phrases se trouve à la page 382 :

« Lorsque, conduit par deux amis algériens, Hamir Nacer et Mourad (je ne connaissais le second que depuis la veille), j‘ai découvert les hauts plateaux d’Oulhaça El Gheraba,

il m’a semblé que j’entrais dans _ et c’est à prendre à la lettre : sur le modèle de son père pénétrant le paysage très dense des épaisses forêts de la Creuse ; et s’y immergeant carrément !.. _

un paysage intérieur _ sien, propre _,

un arrière-pays _ et ici, nous retrouvons le mot et l’intuition sublimes d’Yves Bonnefoy ; lire son magique L’Arrière-pays _,

qui réunissait _ fraternellement _   

mon enfance

(qui pourtant n’avait _ en effet ! _ pas connu un tel paysage, puisqu’elle se divisait entre la nudité marine du Nord tunisien, le Languedoc, et les forêts touffues traversées de torrents et éclairées de pâturages montueux du centre de la France _ dans la Creuse, autour de Bourganeuf _)

à d’autres enfances _ d’autres personnes que soi _,

et à une Bourgogne _ aussi : serait-ce celle de la maison du village de Brosses ? mais là René de Ceccatty demeure elliptique et choisit de n’en pas développer les raisons : quelque chose peut-être de l’ordre d’une « plaie« , probablement toujours à vif en lui : comme à l’égard du Japon, ou de la Corée… ; ou bien plutôt, et bien plus positivement, il s’agit plutôt ici de la Bourgogne des « craus » situées du côté du Creusot (dans le département de Saône-et-Loire, où s’étaient installés les parents de son ami Julien)… Il m’aura fallu plusieurs lectures (et mises en relation d’éléments épars dans le livre, et ailleurs) pour m’en rendre compte : « lire, vraiment lire » demande un minimum de patience, continuité et perspicacité empathique !

le prénom « Julien » apparaît à huit reprises, et très disséminées dans le récit :

pages 30, 56, 212, et ces trois fois dans la même expression « mon ami Julien« 

(page 30, à propos d’Oulhaça El Ghera, le « village de l’arrière-pays d’où est originaire la famille de mon ami Julien«  ;

puis page 56, à propos d’une conversation de René avec sa mère, aux Violettes (où celle-ci est entrée en 2011), dans laquelle « nous commentions l’existence des trois enfants de Julien«  ;

et page 212, à propos de l’invincible différence, entre René et son frère Jean, du « regard sur nos expériences partagées«  : « Que dire alors de mon ami Julien et ses dix frères et sœurs ?« … ;

puis page 269, lors de la perte brutale (« qui m’a déchiré« , écrit-il)  de son amie Catherine Lépront, dans l’expression « j’ai pu, en partie, amoindrir le deuil en le vivant avec Julien _ voilà _ près de moi et près d’elle qui l’aimait beaucoup «  : la mort de Catherine Lépront est survenue le 19 août 2012 ; René de Ceccatty venait d’écrire à la phrase qui précède : « La mort de mes amis (Gillles Barbedette, Clarisse Nicoïdski, Elisabeth Gille, Hector Bianciotti) m’a plongé dans un état de stupeur qui prouvait le caractère inattendu de sa violence » ; et à la page précédente, René de Ceccatty avait écrit : « le deuil de l’amour est paradoxalement moins cruel que celui de l’amitié qui repose sur la réciprocité, sur le partage, sur l’échange. Dans le cas d’un amour partagé, la mort du partenaire produit _ il est vrai _ un effet analogue (et sans doute plus désespérant _ encore _) à celui que produit la mort d’un ami avec qui on échangeait analyses, émotions, confidences, rires tentant d’atteindre la vérité. Mais souvent l’amour se vit dans la solitude que la mort de l’autre ne fait que confirmer » : René évoquant ici ce que fut pour lui la mort d’Hervé en octobre 2002… ;

puis à la page 382, au moment de cette renversante « visite intérieure«  à Oulhaça El Gheraba,  avec la bouleversante émotion de « cette hospitalité dont le prénom de Julien avait été le sésame«  magique ! ;

et deux fois encore, à la page suivante, la page 383, toujours lors de la visite à Oulhaça El Gheraba : dans la mention d’abord de « la tombe de Khadra, la mère de Julien« , sur laquelle « nous venions de nous recueillir » dans le « petit cimetière (familial) qui ne comptait qu’une dizaine de tombes blanches, limitées, chacune, par deux stèles dont l’une portait inscrit le nom du défunt en alphabet romain et l’autre en arabe«  ; puis, sept lignes plus bas, dans la mention de « la maison du père de Julien, abandonnée depuis plus d’un demi-siècle«  et « tombée en ruine, dominant la vallée en friche et des flancs rocheux, et, sur la gauche, les contreforts habités du village voisin (Souk El Tenine, à moins que ce ne soit Sidi Rahmoune) » ;

et l’ultime fois, dans le « dernier chapitre« , à la page 423, lors des obsèques de la mère de Jean et René, dans l’expression : « Julien, qui partage ma vie«  : « Jean avait décidé qu’il n’y aurait aucun rituel funèbre autre que les gestes nécessaires à la mise en bière, la fermeture du cercueil et l’inhumation. Il ne voulait aucun autre témoin que nous deux, Julien, qui partage ma vie, et Eilathan, et Laszlo s’il avait pu venir (…) Nous avions dissuadé les autres membres de notre famille d’assister à ce qui n’était pas un cérémonial. Nous voulions l’inhumation crue parce que la mort l’était « 

Voilà donc pour ces huit occurrences, discrètes et disséminées, de ce prénom « sésame«  de « Julien«  au cours des 432 pages de ce si merveilleux Enfance, dernier chapitre… _

 

il m’a semblé que j’entrais dans un paysage intérieur, un arrière-pays ,qui réunissait mon enfance à d’autres enfances

et à une Bourgogne  _ je reprends donc ici l’élan de la phrase _

que je voyais par transparence,

à demi aveuglé par le contre-jour _ algérien de ce si lumineux jour d’avril 2014 _

parmi les ânes et les tombes.

Reçus _ ce mot est capital _ (nous étions quatre, Hamid Nacer, Mourad et Camille, une jeune Ivoirienne)

par des fermiers dont je connaissais _ seulement _ le nom et possédais une adresse imprécise,

et qui, eux, ne me connaissaient pas _ pas du tout _,

nous étions émus très fortement _  

de cette hospitalité _ voilà ! _ 

dont le simple prénom de Julien _ l’ami de René ; et qui, lui-même, Julien, n’était jamais de sa vie venu là ! _

avait été le sésame _ existent donc des sésames, dans nos vies !.. Quelle chance ! _ :

une famille qui ouvrait sa maison _ oui _,

arrêtait le temps _ en un moment très simple et évident d’éternité _

de la journée pour nous,

préparait un repas, 

nous amenait au cimetière familial _ où repose « Khadra, la mère de Julien«  (page 383).

… 

H’mimet _ oncle de Julien _,

sa deuxième femme, sa jeune fille, sa petite-fille, _ les Irène

nous recevaient _ voilà _

comme si nous étions des intimes,

parce que j’avais prononcé _ en sésame, ouvre-toi ! _

le prénom de son neveu _ Julien _

né en France _ et jamais venu, lui, en Algérie.

Or, je n’ai éprouvé cette sensation de visite intérieure  _ une expression capitale ! : une découverte idiosyncrasique interne à sa propre sensibilité, et absolument non programmée, sur le terrain géographique de ce qui semblait lui convenir et surtout l’accueillir de toute éternité, du fait de sa propre histoire personnelle, lentement déroulée et un peu cabossée, au fil des cahots de toutes ces années, et, surtout, de toutes (les heureuses comme les malheureuses) rencontres advenues… _

dans aucun des paysages de ma propre enfance« soit une clé (décisive !) de la « démarche«  d’écriture et d’efforts d’imageance de René de Ceccatty, du moins pour le lecteur un peu attentif que je m’efforce d’être ; je reprends ici volontiers ce terme d’imageance que j’ai forgé pour caractériser ce que Marie-José Mondzain nomme, elle, les « opérations imageantes«  ; et qui convient parfaitement, selon moi, aux « démarches«  d’écriture et mémoire ouvertes (avec apports enrichissants de « transparents«  et « va-et-vients«  divers) de René de Ceccatty… _, page 382 ;

Et la troisième phrase se trouve à la page 248 :

« La mer, la mer.

Près d’elle, j’ai vécu toute mon enfance et mon adolescence _ à Mégrine, en Tunisie, puis à Montpellier, dans le Languedoc.

A moins de dix kilomètres, accessible en train, à vélo, en voiture.

Le rendez-vous estival (et même hivernal) était inévitable. 

Elle fait à tel point partie de mon paysage _ l’adjectif possessif est donc à souligner _

que lorsque je vois s’étendre un vaste espace blanc par dessus les toits de la ville (à Paris, à Tokyô),

je m’attends  _ voilà !  _

à voir se profiler _ à l’horizon _

la ligne bleue qui la signale cette mer _,

comme

_ et revoilà la semblance (!) de ce processus d’imageance dont je me suis entretenu avec Marie-José Mondzain au Théâtre du Port-de-la-Lune, à Bordeaux, le 7 novembre dernier : cf la passionnante vidéo de cet entretien magnifique ! _,

comme je l’avais vu _ effectivement, cette fois _ apparaître, en me promenant en forêt, dans les monts de Seoraksan, à Sokcho, en Corée. Il s’appelle maintenant, l’hôtel où j’étais allé en 1977, pour les fêtes de fin d’année, le Hanwha Resort Seorak Sorano.

En écrivant ces noms coréens,

je fais resurgir _ car telle est la puissance, mêmee involontaire ici, d’un art vrai _

plus que la ligne bleue de la mer du Japon (entre la Corée et le Japon), que j’ai souvent appelée par erreur mer Intérieure, qui en est une autre, entre les îles de Kyûshû, Shikoku et Honshu.

Ce n’est pas seulement la Méditerranée qui réapparaît,

mais ce séjour coréen très bref « , page 248 ;

que suit encore ce passage, lui aussi essentiel, page 249 :

« Il en est toujours ainsi _ pour nous, pour nos rapports à elle _

de l’enfance.

 

A travers combien de filtres et d’anticipations temporelles (c’est-à-dire de souvenirs ultérieurs)

faut-il passer _ voilà _

pour parvenir _ voilà _

à une zone qui ne sera plus jamais _ mais l’a-t-elle jamais été ? et est-ce rédhibitoire ?.. Non ! Bien au contraire. Même si ce n’est pas à n’importe quelles conditions non plus... _

vierge ?

 

Car que reste-t-il en moi de _ ce qu’avait été pour lui, alors, en cette prime enfance effective, en Tunisie _

la plage de Saint-Germain, de Hammamet,

déjà détrônée _ mais est-ce complètement ? _ par tous les étés passés de l’autre côté, en Languedoc ?

Détrônée aussi par le Pacifique vu à partir de Shichirigahama, la côte de Kamakura, avant Enoshima.

Sans parler des étés plus récents.

En écrivant le mot « transparent« ,

écrit René de Ceccaty, page 36 _ et c’est un passage très important à propos de sa « démarche » générale de méthode _,

je pense _ en auteur _

aux écrans qui se dressent _ avec une ambivalence qui est loin d’être seulement ou surtout négative, comme le redoute un peu trop dans ce passage-ci, me semble-t-il du moins, ce pessimiste rigoureux presque invétéré (mais pas vraiment !) René de Ceccatty _

entre ma mémoire présente et son objet qu’elle invente _ par imageance ouverte (et féconde !) _

plus qu’elle ne se le remémore _ mais qui, paradoxalement, aident, ces « écrans« , ces « transparents« , à réussir à mieux approcher, ressentir (et mieux faire ressentir, aussi) l’enfance vécue pourtant sans et loin d’eux, et bien antérieurement à eux, ces « écrans«  qui se sont, depuis l’enfance vécue, interposés.

Et je sais que désormais il ne faut plus _ idéalement _ espérer faire renaître _ telles qu’ils et elles furent effectivement vécues alors par le très jeune Re-né ! en sa prime enfance _ ces images, ces visages, ces paysages, ces impressions, ces angoisses _ tout spécialement : René demeure presque un anxieux atavique… _, ces attentes, ces déceptions, ces illusions, ces désenchantements _ qu’il lui faudrait, au moins partiellement, conjurer pour être un peu plus et un peu mieux pleinement heureux ; mais il y vient, il y vient : la paix arrive !.. _ de mon enfance,

mais que,

tout au plus,

je recomposerai _ voilà, et même avec bonheur ! _

un tableau

aussi composite _ certes _ qu’une courtepointe,

fait de fragments hétéroclites _ et alors ? c’est bien davantage, ici, un enrichissement qu’une altération-détérioration : bien des choses disparates viennent (ou finissent par) prendre leur place et curieusement s’harmoniser en une vie assez longue et assez cohérente, au final, par-delà cette surprenante, d’abord, mais enrichissante diversité _

et empruntés  _ mais infiniment positivement ! pourvu que soit dans la plus grande justesse de « semblance« …  _

à de multiples expériences _ voilà : le terme d’« expériences » étant à prendre à la lettre et au sérieux : il faut les cultiver ! _

qui se sont intercalées _ pas seulement donc en parasites nocifs et opaques, mais en tremplins au pouvoir magique de vision comme rétrospective… _

entre le passé et moi.

Et ce passé _ tel qu’il avait été vécu, lui : plus pauvrement, dans bien davantage d’ignorance _

n’attendait sans doute

_ mais oui !

et c’est même là l’acquis principal de l’« expérience«  (le titre de l’ultime essai des Essais (III, 13) de Montaigne est justement « De l’expérience« ) de toute une vie vraiment vécue : cf ici Proust,

ou Montaigne, avec sa ludique et très jouissive méthode (de « semblances«  et « télétransportations« ) « à sauts et à gambades » et dans l’interlocution permanente et questionnante avec, via ses livres; comme via les maximes peintes par lui sur les poutres de sa librairie, l’amitié vivante des auteurs disparus, certains depuis presque la nuit des temps (dans l’Antiquité gréco-romaine, principalement) mais aux pensers toujours bien actifs pour lui : à revenir « conférer« , discuter, contester, régulièrement, et avec fermeté, avec lui, au présent de la méditation et de l’écriture, afin de penser avec (et aussi contre) eux, avec toujours un plus de justesse, en affinant les détails (où le diable se cache !) : par rapport à eux, et contre eux, si nécessité s’en faisait ressentir !

Tel saint Jérôme en sa cellule de méditation (vu ici par Jan van Eyck),

Jan van Eyck (about 1395-1441)  Saint Jerome in his Study  Oil on linen paper on panel, about 1435  20.6 x 13.3 cm (panel), 19.9 x 12.5 (painted surface)  Institute of Arts, Michigan, Detroit, USA

Montaigne n’était donc pas sans interlocuteurs de qualité, en sa librairie solitaire… _

Et ce passé n’attendait sans doute

que toutes ces expériences à venir _ tel est le paradoxe à accepter, et auquel il faut faire confiance, en cette vie à venir…  _

qui lui donneraient  _ enfin, parce que convoquées ou reçues avec le plus grand souci de la justesse ! et avec l’« à-propos«  qu’il faut _

son sens,

_ demeuré forcément _ inachevé _ faute d’assez de points de comparaison ; et c’est là le lot de la pauvreté d’expérience de toute enfance (et pas seulement de l’enfance, d’ailleurs) ; « Infans«  : qui ne parle pas encore ; privé de parole et privé de culture… Et il n’y a pas que les enfants qui manquent de culture ; et de points de comparaison un tant soit peu judicieux (cela s’appelle « l’expérience«  se constituant ; pour qui, du moins, a appris à se la bâtir-élever avec un tant soit peu de sagacité) _

au moment où il était _ aphasiquement en quelque sorte, alors : l’infans est celui qui n’a pas encore appris à parler (et élaborer sa perception du réel) ! et, cette incapacité est une forme d’infirmité qu’il faudra absolument tenter de corriger ! Et l’ignorance ne concernant certes pas que les enfants !!! _

vécu«  _ et lequel passé vient enfin (hourrah ! ou alleluhia ! comme on voudra) trouver et achever son sens, voilà, comme ici, en ce sublime (mais oui !) travail d’écriture et de semblance sans cesse s’ajustant qu’est ce merveilleux Enfance, dernier chapitre !

Le résultat positif paradoxal de l’apport de ces quelques « transparents » successifs bricolés et ajointés « cahin-caha« ,

étant que « le paysage d’enfance » est alors, et alors seulement, mieux approché et « visité » que jamais

et enfin _ ou presque _ compris.

Ajointé, ici, à l’effet tellement crucial pour René, des trois syllabes enfin pacifiées _ voilà ! _, par sa visite printanière éblouie à Oulhaça Et Gheraba, du mot « Al-gé-rie«  :

résolvant d’un coup, et pour toujours, l’énigme de ses terribles crises d’angoisse subies au long de sa petite enfance, et au-delà…

On remarque aussi que

le tout début du précédent récit-roman (paru au mois de mars 2012) de René de Ceccatty, Raphaël et Raphaël _ en partie autobiographique pour le dire un peu vite, et pas très exactement _,

entamait très concrètement l’arpentage, par le narrateur-auteur lui-même, de certaines rues de Montpellier _ ce chapitre premier est intitulé « La Promenade«  _

à la recherche de traces _ venant relancer et inspirer sa mémoire _ qui soient encore visibles sur le terrain de cette enfance sienne,

entre juin 1958 _ l’arrivée de René à l’âge de six ans, par avion, à Marignane, en France, ayant quitté, avec sa mère et son frère, la Tunisie ; son père ayant préparé leur accueil à Montpellier dès la fin de l’automne 1957 _

et, disons, septembre 1963 _ qui pourrait rétrospectivement marquer le passage (mais, forcément, c’est plus flou) à quelque pré-adolescence, pubertaire : soit un début de sortie de l’enfance proprement dite ; le narrateur-auteur ayant alors onze ans et demi, et allant entrer en classe de 5ème _ :

« Le continent noir _ sic : c’est par ces mots très forts, voire terribles, que s’ouvre le récit, page de Raphaël et Raphaël _

s’est rouvert _ le phénomène est donc récurrent et impressionnant, tant par sa taille gigantesque que sa couleur très sombre.

Il suffit de peu _ une occasion _

et il faut tout _ pour s’y livrer vraiment et à plein.

Je l’ai voulu, je ne m’en étonne pas.

Tant de détermination à creuser en moi une brèche _ dans le présent pour laisser émerger quelque chose du passé _

qui ne demandait _ elle-même, cette « brèche«  : comment l’interpréter ? Ne serait-ce qu’une pulsion masochiste persistante ? Non ! un appel à la résilience, au contraire… _

qu’à s’élargir et s’approfondir  _ mais pour le meilleur ! dans l’œuvre vraiment accomplie par cet ample et très riche travail de remémoration et d’écriture ! _,

devait bien donner quelques résultats :

ils se sont fait attendre,

mais ils sont là désormais, incontestables.

J’accueille _ afin de les expérimenter et aider à s’épanouir alors et explorer _

de vieilles sensations assoupies :

elles se réveillent _ telle quelque sombre belle-au-bois-dormant_,

elles n’étaient pas mortes, ni parties _ mais attendaient comme en stand-by leur délivrance, leur révélation…

Je suis allé dans cette rue pavillonnaire _ non nommée ici, et que le lecteur curieux que je suis, n’était pas tout à fait parvenu, à lui seul, à identifier : René m’y a aidé _

d’une ville _ Montpellier _

que je n’ai jamais visitée _ pour simplement y avoir tout simplement vécu et habité au quotidien, et n’y revenir que pour des raisons familiales très fortes : venir tenir compagnie à sa mère, surtout : elle vieillit, et partira un peu plus tard, en 2011, en maison de retraite, aux Violettes ; et pas du tout en touriste visiteur visitant…

J’y suis allé un lundi de pluie avortée, de ciel poisseux, d’août _ 2008  _ moite » :

tel est donc le début, page 7, du récit de Raphaël et Raphaël.

Et page 8, très explicitement :

« J’étais trop _ sic _

décidé à visiter _ avec ce que ces mots comportent d’organisé et de méthodique, et d’abord de volontaire ! ; mais aussi d’« intérieur« , pas seulement via la géographie physique… _

mon enfancevoilà donc déjà exprimé alors, cet été 2008, le projet même d’Enfance, dernier chapitre, commencé, donc, d’être spatialement préparé pedibus (avant sa pleine mise en œuvre par l’écriture qui va suivre) en ces journées montpélliéraines d’août orageux 2008, de ce Raphaël et Raphaël (qui paraîtra en mars 2012, aux Éditions Flammarion) ; alors que Enfance, dernier chapitre, achevé courant 2016, paraitra en janvier 2017 aux Éditions Gallimard _

pour qu’elle _ cette enfance elle-même, donc : sponte sua, en quelque sorte ; tels les processus nocturnes de l’Inconscient ! _

me fasse le cadeau d’une visite _ seulement _ inopinée _ et seulement par surprise et hasard, sans disponibilité véritable, non plus pour vraiment la saisir, et explorer vraiment, et comprendre : comprendre ! _,

elle-même « .

Et, en effet, page 9 :

« Je faisais une « démarche«  _ voilà : d’auteur, d’écrivain-explorateur (de sensations anciennes à rafraîchir vraiment !) _

en marchant dans cette lumière orageuse » :

«  »Démarche » est en effet le terme administratif _ la notation est bien sûr pleine d’humour vis-à-vis de soi-même de la part de l’auteur déambulant… _

qui convient à mes raisonnements très volontaristes« ,

vient juste de préciser René de Ceccatty _ le très courageux, en son œuvre comme en sa vie _, page 9, de ce qui s’avère constituer, en ce lundi menaçant du mois d’août 2008,  un tout premier moment de préparation _ voilà _  sérieuse et ouverte de l’enquête beaucoup plus exhaustive que va déployer en une splendide déambulation mémorielle de très vaste et lumineuse ampleur ce merveilleux _ pardon de tant me répéter ! _ Enfance, dernier chapitre

Mais le hasard, la chance _ de quelques rencontres effectives vraiment positives _,  ainsi que la faculté grande ouverte d’imageance de l’auteur écrivant qu’il est aussi, et très conjointement _vont aussi intervenir…

Nous attendons désormais avec beaucoup d’empathie et la patience qui convient : sans précipitation ! _ et nous mesurons aussi l’ampleur de la tâche qui cette fois à nouveau s’ouvre : René de Ceccatty la qualifiera-t-il, une nouvelle fois aujourd’hui, de « continent noir«  ?.. _,

ainsi que de confiance,

la prochaine étape à venir de cette démarche poétique et visionnaire d’investigation probe, vaillante et courageuse

de ce qui avait été, en 2008, qualifié, avec le pessimisme d’un anxieux non encore pacifié, de « continent noir » de la mémoire _ fragmentaire, forcément, en même temps qu’inquiétant _, de son passé,

de la part de l’audacieux explorateur ultra-sensible et ô combien poétique, qu’est René de Ceccatty

de ce passé sien ;

et de son Inconscient ;

ainsi que des incidents des rencontres d’altérité _ certaines bonnes et heureuses, cela s’avère aussi ! _ advenues,

ainsi que cela ne manque pas d’advenir  en toute vie humaine un peu poursuivie et tenue.

Car il n’est pas de vie humaine sans un minimum de rencontres _ cf mon article du printemps 2007, re-publié le 26 octobre 2016 : Pour célébrer la rencontre _ d’au moins quelques autres que soi…

Assisterons-nous à de nouvelles « télétransportations » ?

Nous verrons bien…

Titus Curiosus, ce mardi 12 décembre 2017

De la place de la pudeur dans l' »intimité Plossu » : conversation à distance…

25fév

Pour continuer d’explorer l’intimité dans la poïétique des artistes qui me touchent le plus,

telle Elisabetta Rasy _ cf mon article du 22 février : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy » _,

ou tel Bernard Plossu _ cf mes articles du 27 janvier : « L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma” » ; et du 14 février derniers : « Bernard Plossu de passage à Bordeaux : la photo en fête ! pour un amoureux de l’intime vrai… » _,

voici un article, « Plossu Cinéma au FRAC PACA » _ signé Nathalie Boisson _, du magazine (gratuit) marseillais Ventilo tel qu’il vient de m’être transmis, hier soir, par l’ami Bernard Plossu :

De :   Bernard Plossu

Objet : Trans. : suite mail précédent interview Taktik Ventilo en fait !!
Date : 24 février 2010 19:15:11 HNEC
À :   Titus Curiosus

interview dans la revue Ventilo

plo

—–E-mail d’origine—–
De : Denis Canebière

A : Bernard Plossu

Envoyé le : Mercredi, 24 Février 2010 17:03
Sujet : suite mail précédent interview Taktik Ventilo en fait !!


Bernard,
Dans mon mail précédent, je te parle de Taktik qui est l’ancêtre du journal gratuit actuel Ventilo !
C’était au siècle dernier !
Correction donc !
Il s’agit de Ventilo et pour me faire pardonner, au cas où tu ne l’aurais pas déjà, voici le lien : http://www.journalventilo.fr/expo/ 
Amitiés
Denis C

Le voici donc ici aussi ! Farci, selon ma coutume, de commentaires miens (en vert)…

expo

Plossu cinéma au FRAC PACA

Publié le 24 fév 10 dans Expo

L’interview : Bernard Plossu

Rencontrer Bernard Plossu, c’est un peu comme réactiver la célèbre formule de Lautréamont : « Beau comme la rencontre _ voilà _ fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection » _ en un peu moins potache (!) et surréaliste, probablement… C’est convoquer _ gentiment ! _ une esthétique de la surprise _ en effet ; en douceur _, une poésie du quotidien où la beauté est une trouvaille fugace _ c’est tout à fait cela ! à apprendre à accueillir… Généreux _ et comment ! _, le photographe a accepté de partager une partie de sa sagesse _ ça peut se dire ainsi… _ en se soumettant au questionnaire de Sophie Calle _ même si assez peu plossuïen (ou plossuïenne : pour la dame) ; et c’est un euphémisme ! : remarquer le niveau particulièrement gratiné de « négativité«  de la moindre des pistes proposées par ce « questionnaire«  callien ! : « mort« , « rêve« , « détester« , « manquer« , « renoncer« , « défendre« , « reprocher«  et « servir«  ! nous voilà en plein dans l’air nihiliste du temps ; et donc aux antipodes d’un Bernard Plossu !!! mais Bernard n’entre pas dans ce piège… _, puis de se dévoiler _ un peu : avec délicatesse _ le temps d’un abécédaire improvisé _ pourquoi pas ?

Plossu-portrait.jpg


Quand êtes-vous déjà mort ?

Je suis mort de douleur en 1985, mais je ne révèlerai pas pourquoi. En revanche, je suis retourné à la vie en 1986.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Eh bien je les rêve encore. Plutôt que de rêves, je parlerais du réel de l’enfant _ « réel«  tout imaginatif, ludique ; lire là-dessus (le génial) Winnicott… _, et en ce qui me concerne, un enfant qui lisait beaucoup de bandes dessinées et a donc appris à cadrer avec la ligne claire très tôt _ un élément important dans l’historique de la poïétique photographique Plossu ! A quand, après le Plossu Cinéma, un « Plossu BD ligne claire«  ?.. Ce qu’il y a dans le carré explique _ fait comprendre _ tout le reste, ce qui se passe autour _ le hors cadre : le monde autour… Et en fait la photo, c’est la mise en rectangle ou en carré des leçons _ voilà comment procède l’intuition foudroyante (à mille à l’heure) de l’artiste _ que j’ai apprises _ voilà ! quand la plupart n’apprennent jamais rien ! de rien ! ni de personne ! ah ! la pédagogie ! quel art d’atteindre (= dégeler ; et disposer à l’élan et à la joie de réfléchir) les cervelles !… _ de la ligne claire en BD. Donc, ce ne sont pas les rêves d’enfant, c’est plutôt le côté rêveur _ à la Bachelard (l’art de la rêverie), alors ; pas à la Freud (et le rêve nocturne : inconscient, lui) ; ou plutôt « le côté joueur« , à la Winnicott !.. Un très grand ! A re-découvrir ! _ d’une vie d’enfant _ continué toute sa vie d’adulte par l’artiste, « jouant«  : mais oui !!! on ne peut plus sérieusement et joyeusement à la fois. Vivre, c’est « habiter«  la vie « en poète«  : en dansant… Et c’est divin : cf Nietzsche : « je ne croirais qu’en un dieu qui sache danser«  !…

Citez trois artistes que vous détestez
Le mot est trop fort _ un peu violent _, il y a _ seulement _ une énergie _ voilà ! _ qui ne me correspond pas _ simplement… _ : « entrer en correspondance«  avec une énergie est bien, en effet, la « proposition«  de l’artiste ; et au spectateur, lui, et alors, de « se connecter«  ou pas (« à la chinoise«  : cf François Jullien, par exemple dans La Grande image n’a pas de forme…), à l’énergie « proposée« , en fonction de la co-disposition des formes (elles-mêmes encore un peu mouvantes ; et plus ou moins émouvantes) présentées, par cette œuvre rencontrée, venant entrer ici et maintenant en composition avec ses propres dispositions cinesthésiques du moment (de cette rencontre avec l’œuvre) ; ou de toujours, aussi : c’est cette « connexion« -là que Baldine Saint-Girons nomme on ne peut mieux proprement « acte esthétique » (son livre, passionnant, est magnifique !) ; et souvent, sinon le plus souvent même, nous, spectateurs potentiels, nous y refusons, à cette « connexion«  d’énergies, nous n’y sommes pas prêts ; ou carrément la rejetons ; et ce pour des raisons de non agrément qui peuvent même être, parfois, parfaitement fondées !.. D’autres fois, et même le plus souvent, nous subissons seulement les conditionnements des autres, sous forme de goûts (socialement) institués (c’est ici qu’on peut lire Bourdieu ; ou Lahire ; ou Nathalie Heinich…), formatés, et figés, fossilisés ; et notamment sous l’aspect de « modes«  (sociales ; et idéologiques). Bref, que ce soit pour de bonnes, ou pour de mauvaises raisons, je veux dire qui soient fondées ou pas, nous nous anesthésions nous-mêmes le plus souvent face aux « propositions«  (ludiques pourtant) des œuvres des artistes… En peinture, je n’aime pas Fernand Léger, De Stael, Mathieu _ trop massifs, probablement ; voire, pour le dernier du moins, poussifs, ajouterais-je… En photo, plutôt que de nommer _ un Gary Winogrand ? un Sebastiaõ Salgado ?.. là, c’est moi seul qui m’avance ! pas Bernard ! _, je préfère ne dire que ce que je n’aime pas : le trop grand angle _ trop embrassant, mal étreignant… _, le spectaculaire _ voilà ! soit l’inverse de ce que je qualifierais de l’attention fine du  « choix de l’intime«  plossuïen… _ qui en fonçant le ciel des images rajoute _ vulgairement : en surlignant ; pour les un peu trop lourds, ou pas assez finauds, qui risqueraient, les disgraciés, de ne pas assez vite « piger » ce qu’il y aurait ici à leur « communiquer« , en le pointant plus fort du doigt : ce sont, ceux-là, des « communiquants«  (et ils « savent faire »…) ; et on comprend que le succès, via les médias, leur arrive ; et se répande, massif : c’est plus gros et facile à repérer (comme « marque«  de fabrique)… _

le spectaculaire qui en fonçant le ciel des images rajoute, donc, une couche au drame _ à ces « couches«  massives lourdingues, la touche toute de vivacité de Bernard Plossu préfère un grain léger très fin… C’est exactement le même principe qu’au cinéma, lorsque la musique devient _ pléonastiquement _ dramatique _ trémolos aidant _ pour que le public soit bien conditionné _ et pris : voilà ! Une bonne photographie, c’est une photo qu’on _ ou qui ? _ ne doit pas conditionner à l’avance _ ce qu’Umberto Eco baptise du joli nom d’« œuvre ouverte«  Enfin, je n’aime pas le manque de pudeur _ voilà le mot-clé lâché. Ils sont plus que trois, les photographes qui font de mauvaises photos de nu _ par exemple : trop près d’être « pornographiques«  ! _ et n’ont pas compris que la plus grande beauté de la photo, c’est la pudeur _ et on en trouve quelques unes, de ces photos de « nu«  éminemment pudiques, dans l’œuvre Plossu, sans chercher très loin.

Vous manque-t-il quelque chose ?
Vu la passion _ voilà : sans ce moteur (proprement thaumaturge), que peut-il jamais se faire, en Art du moins (mais dans la vie aussi) ?.. rien qui ait de l’élan, en tout cas… _ que j’ai pour l’objectif de 50 mm, il ne me manque rien, je crois _ c’est magnifique ! Bernard n’a rien, lui, chère Sophie Calle, d’un frustré : de Sophie Calle, je me souviens surtout de l’inénarrable « No sex to-night » : quelle sublime expérimentation ! Combien de gogos suivent cela ?.. Le 50, c’est l’objectif de la redoutable intelligence et de l’acuité visuelle _ voilà ! l’acuité du regard et son intelligence ! C’est une jolie métaphore que de s’apercevoir qu’un objet technique peut t’apporter _ en prolongement du travail propre de l’œil, en quelque sorte ; c’est à dire le déploiement de l’acte crucial du regard : sur ces « lunettes« -là, se faisant parfois « télescope« , et parfois « microscope« , bref : mouvement d’accommodation constant, on trouve une sublime remarque de Proust dans Le Temps retrouvé ; le passage est fort justement célèbre… _ l’âme _ voilà _ que tu recherches _ et c’est la tienne, l’artiste ! qu’il te faut simplement désherber de ce qui l’encombre… _, et en même temps c’est un choix très rigoureux _ au résultat photographique net et impitoyable (y compris avec du flou !)…Et c’est aussi cela que je trouve dans le cinéma (= l’œil en mouvement formidable) d’Antonioni…

Sur cet œil-là « au travail« , je conseille le très beau journal de travail du film Par delà les nuages (Al di là delle nuvole), en 1995, qu’a tenu très scrupuleusement Wim Wenders : Avec Michelangelo Antonioni _ chronique d’un film (aux Éditions de l’Arche, en 1997)… C’est un document irremplaçable sur la poïesis du cinéaste Antonioni _ à l’œil incomparablement photographique ; là-dessus j’ai écrit tout un essai : « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise« , avec ce sous-titre un peu explicitatif : « Un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni«  : inédit…

A quoi avez-vous renoncé ?
Aux voyages lointains, pas uniquement à cause de l’âge, parce que j’ai déjà beaucoup voyagé, mais aussi parce que les pays « motivants » ont été complètement matraqués _ oui _ de voyages organisés, où les gens _ débarqués en « touristes«  et constamment pressés… _ ont abusé _ oui _ de la photo et emmerdé le Tiers Monde _ oui _ en leur mettant un numérique sur le nez sans aucun respect, aucune pudeur _ par rien moins que « vols d’âmes«  Il faut voyager en ami _ mais oui _, pour partager ses photos _ et être « reçu » avec une hospitalité « vraie«  _, pas en conquérant _ que de malotrus prédateurs (= touristes grossièrement voyeurs en même temps qu’exhibitionnistes) de par tous les déserts (forêts, montagnes) les plus reculés du monde, désormais !..


Que défendez-vous ?

Les jeunes photographes, passionnément _ mais oui ! Et, je déteste qu’on dise d’un jeune photographe qu’il me copie. Il ou elle a tout à fait le droit de copier _ = prendre modèles, pour « commencer«  _ ses aînés _ qui l’ont simplement « précédé«  dans le temps ; c’est-à-dire « essayé«  déjà, eux aussi, un peu, avant lui-même… _ pour se trouver _ voilà, voilà le but : un artiste a à « se former« , peu à peu, acte après acte, avec patience et obstination, afin de « se découvrir« , peu à peu, et « devenir« , enfin, peu à peu aussi, et de plus en plus, et de mieux en mieux, presque « lui-même«  (la coïncidence n’étant qu’un idéal asymptôtique ! jamais complètement pleine ! ni, encore moins, et heureusement, définitive ! il y a toujours, et joyeusement, à continuer à « œuvrer«  !) ; l’identité se construit (toute une vie) dans la multiplicité des rencontres, des apports, des échanges, des « introjections«  assumées et dépassées ; et surtout celles, rencontres, qui sont « vraiment«  fécondes et « vraiment«  ouvertes ; pas dans la fermeture et l’isolation ! qui sont pauvreté ; et négation de soi ! Moi aussi, j’ai copié _ c’est-à-dire imité : « mimesis«  est le mot qu’employaient Platon et Aristote… _ tout le monde _ comme les peintres débutants (et continuant toujours à se former, évoluer), apprennent en imitant les maîtres (= en apprenant d’eux et par eux) ; l’isolement est une stérilisation ! une barbarie ! qu’on y réfléchisse un peu plus et mieux à l’heure de la diminution imposée (pour raisons de « saine économie« , qu’ils serinent et claironnent ! en pratiquant la charité la mieux « ordonnée«  qui soit, bien entendu, ces « vertueux«  en exhibition ! ici, lire Molière, en plus de La Fontaine…), à l’heure de la diminution imposée des horaires d’enseignement (eh ! oui !) en classe… Là-dessus, lire aussi l’indispensable Prendre soin _ de la jeunesse et des générations du vigilant et infatigable et passionnant Bernard Stiegler… L’exposition Plossu cinéma, ça n’est que _ ici, comme une exagération orale : rhétorique… _ de la copie de cameramen

_ ceux d’Antonioni ; ou le Coutard de Godard : cf la phrase, page 180 de Plossu Cinéma, dans l’échange magnifique et si important avec Michèle Cohen dans la voiture entre la Ciotat et Aix : « Récemment je t’ai écrit que je trouvais les scénarios d’Antonioni rasoirs et bourgeoisement convenus ; mais je dois, je me dois, en homme d’image, de dire que la photographie de la trilogie en noir et blanc est grandiose ! La Notte avait pour directeur de la photo Gianni di Venanzo, L’Avventura, Aldo Scavarda, et L’Eclisse, Enzo Serafin _ Bernard le sait par cœur ! Comme c’est étrange que ce soient trois directeurs différents ! Pourtant le ton, ultra photographique, est si semblable : du coup totalement du Antonioni ! La séquence de la fin de L’Eclisse, ces quinze ou vingt minutes tout en photographies filmées, est tellement belle, tellement moderne, comme on aime à dire maintenant, d’un mot qui veut tout dire vaguement.«  Etc.. Et Bernard de citer derechef Raoul Coutard, par exemple dans Alphaville de Godard… « Le rôle des « directeurs de la photo » n’est pas assez connu du public. Les musiques, après tout, font parler d’elles au cinéma. Alors pourquoi ne parle-t-on pas plus des photographes de films ? » Voilà !.. _, et c’est ce que j’aime dans cette expo _ Plossu Cinéma _, montrer d’où je viens _ ce que Alain Bergala nomme, dans sa contribution (aux pages 16 à 27), dans le livre, si beau, Plossu Cinéma : « Le cinéma séminal de Bernard Plossu » : « séminal » en sa poïétique photographique ! rien moins !.. Fin de l’incise sur la photo au cinéma lui-même ! _

Il y a un côté courageux et culotté de montrer ses racines _ voilà _ et de dire qu’on a copié _ c’est-à-dire qu’on s’est « inspiré » des autres, tout simplement… Nul n’est une île !

Que vous reproche-t-on ?
De faire trop de livres. L’expo du FRAC montre à quel point je fais des livres comme un cinéaste fait des films. Je fais deux sortes de livres : les purement créatifs ou expérimentaux, comme Plossu Cinéma _ sur une idée (de génie !) de Michèle Cohen, la directrice de la galerie LaNonMaison à Aix-en-Provence : comment le petit Bernard est devenu Plossu ! _, qui correspondent à mon langage _ ainsi que sa poïétique, en mon vocabulaire (cf Le Poétique de Mikel Dufrenne, en 1963, aux PUF)… _, et les commandes _ ce sont celles-là qui lui sont reprochées (ou plutôt, en fait, jalousées !) ; cf mon article d’indignation du 15 juillet 2008 : « Probité et liberté de l’artiste« , à propos d’une critique acerbe à l’égard du si beau et si juste (= si rigoureux dans la réalisation de ses objectifs) Littoral des lacs, une « commande« , en effet, du Conservatoire du littoral pour les deux départements de Savoie… L’article n’a pas vieilli ! Donc, au final, ça fait beaucoup _ soit une œuvre ! Mais cette démarche a permis _ oui ! Eluard dit que le poète est « moins l’inspiré que l’inspirant«  _ à d’autres jeunes photographes d’oser _ oui ! on est d’abord timide ! trop craintif, pour la plupart… _ le faire. Au fond, un éditeur a plusieurs auteurs pour vivre, pourquoi un auteur n’aurait-il pas droit lui aussi à plusieurs éditeurs ?

A quoi vous sert l’art?
L’art sert

_ un mot bien ambigü… ; mais l’art a toujours des visées, en effet ; même s’il n’est jamais simplement « moyen«  en vue d’une rien qu’« utilité«  (servile) ; auquel cas, il s’agit seulement d’une « technique« , mécanique et reproductive : mécanisable… ; et quant à l’Art (avec la majuscule) servile, il s’agit de celui des propagandes, et pas seulement celles, plus commodes à stigmatiser (tant elles sont peu discrètes), évidemment, des régimes totalitaires !.. Par exemple, ce pseudo Art admirable qui se met au service relativement discret des saints et saintes « Communication« , « Idéologie » (relookée et maquillée style invisible-imperceptible, désormais) et « Marketing« … _

l’art sert, donc, avant tout à partager (pour les autres _ ce qu’il donne à ressentir et éprouver : merci de cette générosité inépuisable… _) et à être curieux (pour soi _ et à l’infini : et Titus Curiosus d’opiner ! à son tour… _). Je dis souvent à mes élèves de ne pas s’intéresser _ de manière désintéressée : cela ne se forçant pas… _ qu’à la photo _ certes ! les « voies«  du sens et de la sensibilité (et donc de la création : tout ensemble !) sont multiples ; et s’interconnectent, aussi !.. Aujourd’hui, je rentre du jardin de Monet à Giverny. A quoi sert ce jardin ? Il a été un prétexte, « un motif » _ oui ! qui met en « mouvement » et « émeut« , rend plus « mobile«  : voilà son étymologie ! il « inspire«  ; et fait mieux respirer ! _ pour l’art de Monet _ lui-même, d’abord _, et il a tellement marqué l’histoire de l’art que c’est devenu un jardin pour le monde entier. On retombe sur cette idée de partage entre le particulier et l’universel _ et du jeu d’ouverture entre ce qui est « dans«  le cadre, et ce qui du monde autour y entre, « venant y pénétrer«  discrètement, presqu’invisiblement, aussi, pour qui s’y sensibilise, à ce « cela«  (presqu’invisible) du monde, avec et grâce à l’artiste, qui nous le fait ainsi délicatement « entrevoir« , percevoir et recevoir ; a contrario des foules d’« anesthésiés«  (et donc insensibles, sourds, aveugles, etc.., Béotiens satisfaits d’eux-mêmes, « idiots«  au sens littéral du terme !) « auto-anesthésiés«  par précaution ; en expansion, hélas, par les temps qui courent : l’humanité est en train d’en crever !.. Cf la fausse sagesse mesquine (criminelle autant que suicidaire pour la civilisation !) des trois singes… D’où la bêtise sans nom et le crime grave qu’est l’absence d’apprentissage véritable (grâce à un enseignement, d’abord, effectivement digne de son nom ! suffisant ! et pas light !) et suffisamment développé de ce que sont les démarches d’Art (= la poïesis en acte et en œuvres !) à l’école : au lycée !!! L’art, c’est aussi un effort _ un geste, un écart, d’un millième de seconde même, le plus souvent… _ qui nous oblige à ralentir _ voilà : dans un monde de pressés, aux « ratiches«  si longues, qu’elles labourent le sol ! ceux-là ne sont pas des artistes !_, à ne pas faire comme cette personne qui vient de passer à toute vitesse avec son 4×4 _ ah ! les 4×4 ! et le mépris des autres… _ dans un endroit où il y a des gens _ qui passent, eux aussi ; et peuvent se faire écraser : par ceux-là, du 4×4, sans égard… L’art, c’est être capable de lever le pied _ tel le narrateur de Du côté de chez Swann, s’abîmant une heure entière à contempler en son détail, tellement luxueux, une haie (éblouissante en son éclat) d’aupébines… _, c’est lutter contre la vulgarité _ certes : que de faux artistes blin-bling, encore, courant nos rues, nos places, nos avenues ; et même nos palais de la république : avec la complicité obséquieuse des micros et caméras des medias ! cf mon article, par exemple, du 12 septembre 2008 : « Decorum bluffant à Versailles : le miroir aux alouettes du bling-bling« …

PETIT ABECEDAIRE

Plossu

A comme… Afrique :

le continent de l’origine _ peut-être pas toute, tout de même… Mozart, ainsi, n’était pas « Africain« … Bernard parle ici surtout du jazz… et du rythme… _ de la musique, de la danse… L’Amérique ne serait rien culturellement _ hum ! hum ! _ sans la musique africaine. Tous les musiciens blancs, d’Elvis à Dylan, ont été influencés par elle _ certes ; mais ce n’est là qu’un type de musique : celui que diffusent le plus (et aident à « consommer«  et faire acheter, plus encore, sans doute…) les radios…

C comme… Chocolat :

j’aime beaucoup / Cézanne : j’avoue ne pas aimer ses verts et ses bleus _ moi si ! mais Cézanne est (comme il s’est reconnu lui-même !) un « couillu » ; Bacon, aussi : Bernard ne l’apprécie pas trop, lui non plus, je sais ; moi, si !.. _, pour moi le sud, c’est Soutine _ pulvérisant sublimement les clichés ! en effet ! _ / Cubisme : un photographe, c’est un danseur qui du haut de son entrechat voit cubiste _ merveilleuse définition ! qu’on se le dise ! Quand on bouge, les lignes de force _ oui ! voilà le vivant ! la « Nature naturante« , dirait un Spinoza, à côté des Chinois !.. se mouvant juste, juste en-dessous des « formes«  un peu moins (mais à peine…) mobiles, elles, et donc un tout petit peu plus (c’est affaire de degrés : infinitésimaux !) arrêtées ; un peu, à peine, moins musicales, en conséquence de quoi, ou un peu, à peine, moins rythmées, si l’on préfère, de la « Nature naturée«  ! Cf ici, en France (et même en Provence, au pays des cyprès qui s’élancent, se tordent…) un Van Gogh à Arles et Saint-Rémy ; ou un Cézanne se posant face à la Sainte-Victoire afin de la regarder se mettre à danser !.. _

quand on bouge, les lignes de force , donc,

que l’on voit tout le temps _ déjà ! et en relief, donc ! _ changent _ voilà : c’est là le bougé-dansé, musical, de Plossu ! La photo, c’est du cubisme en mouvement _ c’est magnifique !

E comme… Espagne :

j’adore y aller. C’est le pays du très grand photographe Baylon _ un grand ami ; et un complice en poïesis _ et du peintre Miguel Angel Campano.


H comme… Histoire / Hésitation :

donc la connaissance, mais le doute _ certes : lire Popper (et son critère décisif de « falsiabilité«  pour la « vraie«  recherche scientifique) ; ou Alain : « penser, c’est dire non«  Mais Hélas l’Histoire n’hésite pas à se répéter _ sans « leçons«  ; cf Hegel…

I comme… Italie !

A lui seul ce mot veut _ pour Bernard ; pour moi aussi : (presque) tout y virevolte et danse ; avec le charme de l’élégance et, aussi, passablement d’humour… _ tout dire…
Illusiones optica : le dernier film que j’ai vu.

J comme… Jawlensky :

j’aime ses portraits _ moi aussi : ils fouillent loin ; quelles profondes couleurs !..
Jalousie :

le sentiment le plus difficile à vaincre, à surmonter _ peut-être pas pour tous, pourtant…
Je :

Céline disait « Je, le pronom le plus dégoûtant » ou un truc comme ça. Je, c’est l’ennemi de l’intelligence _ quand le Je n’est qu’égocentrique, du moins ; mais il peut aussi être « départ de perspective«  (et de construction « vraie«  d’une « personne« …), par son ouverture, précisément, profonde et grave, en même temps que joyeuse, sans peur, sur l’altérité ; cf Montaigne… Ne pas trop le détruire, ce Je-là ! ni le « haïr«  (à la Pascal)…

L comme… Lumière :

en photographie, c’est le noir et blanc, le gris _ leur infini intense camaïeu ; le jeu profondément soyeux de leurs vagues. En beauté, j’aime celle _ si sensible par la tension calme et tellement puissante de sa quasi transparence flottante _ du nord : Vermeer, Brueghel, Constable…


N comme… Napoléon :

l’homme qui n’a pas hésité à faire mourir de froid des milliers de soldats pendant la campagne de Russie. Quelle folie de pouvoir envoyer des êtres humains mourir de froid ! _ sur le froid : lire Le Froid de l’immense Thomas Bernhard, avec son rire formidablement si « humain«  : « tout est risible quand on pense à la mort« … Un rire, à ce degré d’« humain« , qui nous manque très fort aujourd’hui ; même si nous avons, tout de même, l’immense, lui aussi, Imre Kertész (l’auteur du grand Liquidation) : en ces temps de « déshumanisation«  galopante…

Propos recueillis par Nathalie Boisson


Intime conviction

Au FRAC, l’exposition Plossu cinéma présente une œuvre singulière _ eh ! oui ! _ au carrefour de la photographie et du cinéma autour de cinq thématiques. Brillant !

Plossu.jpg

Montrer ses racines, dire d’où l’on vient _ en deux expos (au FRAC de Marseille et à La NonMaison d’Aix-en-Provence) et un livre tels que ce (en trois volets, si l’on veut) Plossu Cinéma _ est un exercice difficile _ a priori, du moins, dans une société assez intimidante et plutôt décourageante, en général. Il s’agit de se livrer _ oui : un peu, au moins… _ à travers l’autre _ effleuré : dans les photos _ tout en gardant une distance respectueuse, une distance amoureuse _ voilà ! Cette distance, c’est celle du regard de Plossu _ absolument ! Il s’est construit très tôt _ en effet ; par son regard même… _ à travers le cinéma de la Nouvelle Vague, où l’image, en prise avec le réel _ oui ! _, dénuée de tout artifice _ quel défi ! _, retrouvait de sa brutalité _ du moins de sa probité, de sa vérité et de sa liberté face au réel (et par là de sa force !) ; puis par l’exercice de plus en plus passionné de la photographie ! à la Plossu… Ces images constituent un double, une entité _ réalisée _ pour lui _ et qu’il lui fallait (existentiellement, humainement !) retenir (du vivre passant : qui passe vite…)… On retrouve à la lecture du Livre de l’Intranquillité de Pessoa quelque chose de cette doublure photographique interprétative, et plus précisément dans le regard de Bernardo Soares : « Voir, c’est avoir vu » _ avec la perspective, nourrissante, de la mémoire : une culture vive et vivante incorporée, en quelque sorte… Comment être proche et distant ? _ par le regard : voilà ! Comment être intime et pudique ? _ c’est l’essentiel !!! Pour l’artiste _ « vrai«  qu’est Bernard Plossu _, la pudeur est l’une des clés de la photo _ davantage : le sas « humain » obligé ! _ et c’est ce qui ressort de cette exposition _ oui ! oui ! _ où la réflexion _ du spectateur convié et comblé _ doit se saisir d’un paradoxe _ oxymorique, comme tout ce qui est essentiel ! _, des deux faces _ absolument indissociables _ de l’intime : « enfoui et fouillé, dedans et dehors »

_ lire aussi là-dessus mon article juste précédent (du 22 février) sur l’écriture sublime, en la sobriété de sa pudeur, d’Elisabetta Rasy, se retournant sur l’histoire de son « intimité«  avec sa mère, mise à vif (à pleurer ! sinon hurler…) lors du cancer terminal de celle-ci, dix huit mois durant, dans L’Obscure ennemie : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy« 

L’intime opère _ voilà : il est dynamisant ! c’est un élan ! _ donc systématiquement dans un entre-deux _ absolument : se mouvant quasi reptiliennement, en danses… _, se situant entre l’apparition et la disparition _ oui ! _, la « monstration » et l’effacement du sujet _ avec, à la réception (active) de l’Homo spectator, encore, ce qui doit s’appeler un Acte esthétique du même ordre (clignotant !)… Le sujet ici, c’est à la fois _ et tout ensemble ! : l’« intime«  est une relation, un vecteur magnifiquement en tension : vers l’altérité désirée et à jamais possédée, hors de « saisie«  (et de « maîtrise« ) en tant que telle, de l’autre… _ celui qui est photographié et le photographe _ en un unique mouvement se déployant, dansé. Au spectateur, à travers ses déambulations au sein des cinq thématiques (« Plossu cinéma », « Le déroulement du temps », « Les cinémas de l’ouest américain », « Réminiscences » et « Train de lumière » _ de l’exposition Plossu Cinéma_), de se laisser porter _ oui : avec délicatesse et plénitude d’attention, aussi… en toute amitié… et avec douceur… _ par l’univers poétique et mystérieux _ qui tout à la fois vient nous cueillir et vient nous accueillir _ d’un homme _ « humain » !.. _ à l’âme voyageuse et au cœur cinéphile.

Nathalie Boisson


Plossu cinéma : jusqu’au 17/04 au FRAC Provence Alpes Côte d’Azur (1 place Francis Chirat, 2e) et à la Non-Maison (22 rue Pavillon, Aix-en-Provence). Rens. 04 91 91 27 55 / www.fracpaca.org

A noter également :
Le 27/02 à 14h au Cinémac (63 avenue d’Haïfa, 8e) : présentation en avant-première des films Le voyage mexicain
(30 mn) de Bernard Plossu et Un autre voyage mexicain (1h50) de Didier Morin,  en présence des réalisateurs.
Le 20/03 à 14h30 au FRAC, dans le cadre du Week-end Musées Télérama : projection du film Le voyage mexicain, en présence de Bernard Plossu et Dominique Païni.
Le 26/03 à 17h à l’Alcazar : rencontre avec Bernard Plossu autour du processus de création de ses livres : « Faire un livre, c’est comme faire un film », suivie d’une projection cinématographique.

Merci beaucoup à ce très intéressant article de Nathalie Boisson !

Celle-ci a su obtenir de Bernard Plossu _ et quasi mine de rien… _ des analyses (de son Art) profondes : absolument passionnantes ! Chapeau !

Titus Curiosus, le 25 février 2011

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