Posts Tagged ‘idéal

Un essai d’analyse des raisons essentielles et circonstancielles qui ont conduit René de Ceccatty à ce choix d’objet d’écriture du portrait du « Soldat indien » déchu, et des moyens mis en oeuvre pour la réalisation factuelle et sensible de cet objectif quasi a-romanesque…

03fév

Pour répondre aux tâches d’élucidation de la poiétique de René de Ceccatty en son « Soldat indien« ,

que me suis fixées hier, en mon article « « ,

c’est-à-dire les raisons du choix de ce portrait des aventures surtout militaires en Inde, entre le 9 septembre 1757 _ le débarquement du vaisseau « Duc de Bourgogne«  à Pondichéry, et l’arrivée en Inde de Léopold Pavans de Ceccatty (Quingey, 24 février 1724 – Salins-les-Bains, 3 février 1784)… _ et 1771 _ le rembarquement pour la France de Léopold, son épouse créole Marie-Jeanne Lenoir (Pondichéry, 28 octobre ou 2 décembre 1741 – fictivement Salins-les-Bains, 1835), et leurs deux filles Jeanne (Pondichéry, 30 décembre 1759 – 1838) et Marie-Anne (6 février 1764 – après 1794, où elle se marie), le Canadien Louis Legardeur de Repentigny ayant été nommé, plutôt que Léopold, gouverneur de Pondichéry dès juillet 1769, et Léopold, nommé, lui, commandant par intérim de la forteresse de Karikal ; mais « les combats terminés, il n’a plus de raisons de rester en Inde, puisque c’est un soldat« conclut, page 47, le chapitre intitulé « Pondichéry et Madras«  : Léopold forcément obéit et rentre en France, avec son épouse et leurs deux filles, toutes les trois  nées en Inde… _, de l’ancêtre Léopold Pavans de Ceccatty ;

mais aussi, et bien plus encore, le difficile retour (et ré-acclimatation et survivance) de cette famille en quelque sorte « rapatriée » _ pardon de cet anachronisme… _ dans le Jura natal du pater familias Léopold Pavans de Ceccatty, « soldat déchu » d’une guerre très lointaine finalement perdue _ sur ordre du roi, le gouverneur général de l’Inde française et chef des armées Thomas-Arthur de Lally-Tollendal l’a, lui, cette perte, payée de sa tête, tranchée en Place de Grève, à Paris, le 9 mai 1766 ; « Léopold, qui était toujours en service aux Indes en 1766, cinq ans après la chute de Pondichéry et trois ans après le Traité de Paris qui scellait la perte des Indes, mais maintenait _ cependant _ Pondichéry sous l’autorité de la France, échappa donc à l’ordalie _ voilà. Il espéra un temps récupérer le gouvernement de Pondichéry, encore éphémèrement française, mais c’est _ en juillet 1769 _ le Canadien Louis Legardeur de Repentigny qui fut nommé à sa place. Et on céda à Léopold le commandement de la forteresse de Karikal. Mon pauvre ancêtre« , lit-on page 30 _, récompensé malgré tout, in fine, à son retour en France, en 1771 _ faute d’archives retrouvées les mentionnant, le détail et les dates précises de ce retour en France font défaut, manquent _, donc, par son installation en un assez bel hôtel particulier à Salins-les-Bains, où Léopold et sa famille désormais résideront ;

et cela, je veux dire ce portrait rétrospectif du parcours de défaite du soldat déchu, est ici recomposé, tant bien que mal, dans un probable but de servir aussi d’exemple quasi atavique _ destinal… _ des échecs in fine d’installation dans les colonies d’Afrique du Nord (Algérie et Tunisie) des générations immédiatement proches _ parents, grands-parents, arrière-grands-parents : les Pavans de Ceccatty, du Jura, à Sfax, en Tunisie, dès 1903 ; les Durand de l’Albigeois, au Telagh, en Algérie, dès 1884 ; et Michel Antony, de Moncale, près de Calvi, en Corse, garde-forestier, au Telagh, avant 1896 ; avant d’être nommé en Tunisie, à Hammam Lif, puis Béja, etc. _, de l’auteur-narrateur du récit, René de Ceccatty, né à Tunis le 27 décembre 1951, et « rapatrié » en France, à Montpellier, à l’âge de 6 ans et demi _ l’avion de ce pseudo « retour en France » du natif de Tunis, avait atterri à Marignane le 28 juin 1958 (la date nous est donnée à la page 42 d' »Enfance, dernier chapitre« )…

En même temps, qu’il répond à _ et fait fi de _ l’infra légende familiale, transmise, mais avec bien peu de gloriole, d’un ancêtre qui aurait été gouverneur de l’île de la Réunion. C’est d’ailleurs sur cela que s’ouvre, page 7, l’Avant-Propos au livre, par ces mots-ci :

« Sur la foi de légendes familiales, je croyais que j’avais, nous avions, mon frère, mes cousins et moi, un ancêtre qui avait été, au XVIIIe siècle, gouverneur de l’île de Bourbon, l’actuelle île de la Réunion. (…) Sans que jamais personne, durant les deux siècles, bientôt trois, qui nous séparent de sa vie, n’ait eu la volonté et la patience d’enquêter. Un récent voyage dans cette île m’ayant séduit, car j’y voyais des caractéristiques géographiques qui m’évoquaient l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis de la Divine Comédie que j’étais en train de traduire, j’avais été conforter dans cette idée _ d’aller y regarder enfin d’un peu plus près : dans les archives et les livres d’histoire… Or, ayant entrepris le récit de ma vie, dans mes deux livres précédents _ « Enfance, dernier chapitre« , en 2017, et  « Mes Années japonaises« , en 2019 _, j’ai eu l’idée de remonter dans le passé, pour comprendre _ voilà le fin mot du projet de ce nouveau volet rétrospectif des « récits de sa vie« , de René de Ceccatty… _ la logique ou l’illogisme de l’installation de mes grands-parents dans les colonies nord-africaines. N’y avait-il pas une fatalité _ voilà… _ dans ces départs, ces défaites, ces exils, ces confrontations avec d’autres langues, d’autres cultures, d’autres modes de vie ?  » _ et bien sûr il me sera absolument nécessaire de revenir bientôt à ce foyer incandescent de la question… 

Se pose ainsi la question, puissante, mais peu visible, et en arrière-fond permanent de ce projet d’écriture du « Soldat indien« , des colonisations et décolonisations.

Ainsi, voici ce que je me permets de relever de la très parlante page conclusive, page 15, de lce décidément très riche Avant-Propos de l’auteur à son livre :

« Quant aux colonisations et décolonisations, on ne sait que trop qu’il est difficile d’en faire l’histoire sans désavouer des choix politiques anciens _ dès le XVIe siècle, pour la France, avant même les politiques clairement assumées de Colbert, Bugeaud et Jules Ferry… Ce n’est _ assez clairement _ qu’une suite d’abus, d’erreurs, de désaveux, d’oublis. Les réhabilitations, les compensations, les actes de contrition sont pour la plupart hypocrites, dérisoires, vains. Oublier _ en esquivant de se pencher sur ce passé-là _ est assurément une volonté de falsification et de réécriture _ négationniste, de fait, en ses résultats _ de l’histoire, et trop rappeler _ tels de mécaniques clichés _ est également ambigu. On se contente de demi-mesures, le plus souvent, et d’accommodements _ ambivalents, confus, et générateurs de plus encore de confusion et de détournement de sens _ avec le passé.

De cet accommodement _ voilà _, je n’ai pas voulu. Je n’ai pas voulu romancer _ c’est dit _ une histoire à partir de traces si rares, tant dans des papiers familiaux que dans des registres d’état-civil conservés aux Archives d’Outremer à Aix-en-Provence. L’hôtel familial acquis par Léopold à Salins-les-Bains, à son retour _ en 1771 _ a été transformé en gîte de luxe, l’Aristoloche, nom dérisoire qui _ en effet _ dit tout.

Ni éclat, ni silence, tel a été mon choix.

Beaucoup de dates, beaucoup de noms, qui jalonnent cette promenade dans le passé et lui donnent une allure, sinon une garantie d’objectivité.

Les êtres qui vivent _ d’une vie vraie _ dans mon imagination _ c’est-à-dire ce que je nomme l’imageance de l’écrivain profondément honnête et profondément soucieux de justesse en son travail et ses modalités _ sont ceux dont je ne connais _ mais vraiment, et en vérité _ rien d’autre que ce que quelques artistes _ écrivains, peintres, musiciens _ m’ont permis _ par les figurations vivantes et honnêtes qu’ils ont esquissées, tracées, fixées un peu, en les compositions de quelques œuvres qui demeurent et nous sont accessibles _ de connaître _ et en vérité, et vraiment, il faut y insister. Car il faut bien essayer, et le plus honnêtement et rigoureusement possible, de pallier, du mieux qu’il nous est possible, et si cela n’excède pas cet ordre du possible, les manques de traces et documents des archives quand celles-ci font défaut, les taches aveugles qui persistent dans nos efforts de figuration… Et de fait, quelques transpositions d’œuvres d’art, et à condition que celles-ci, déjà, aient été le plus honnête qu’il leur était possible d’être, peuvent nous y aider… Anjâli est _ ici _ le seul nom inventé _ pour l’ayah imaginée (à partir de l’ayah figurée dans la conversation piece de Johann Zoffany Colonel Blair with his Family and an Indian Ayah présente sur le bandeau du livre…) ramenée des Indes par Léopold et sa famille… _, les autres _ sans aucune exception _ désignant des personnages _ ou personnes ayant réellement vécu _ de l’Histoire et de la mienne« , page 15,

au final explicite de la dernière page de l’Avant-Propos.  

Mon second objectif, maintenant, est d’essayer d’éclairer en détails toute la finesse de la palette lumineuse des modalités _ disons littéraires, mais ce mot est trop étroit… _ de reconstitution _ pas proprement (ni sèchement) historique, ni éperdument romanesque, non plus _, de ce double portrait, à double versant, l’aller, en les colonies d’Inde, puis le retour, au Jura, à Salins-les-Bains, de Léopold et sa famille, en évitant, en le récit ainsi réalisé, les ficelles et artifices de mauvais goût (en vue de simplificatrices mensongères identifications des lecteurs aux personnages ainsi portraiturés) de l’excès d’incarnation du pur et dur romanesque… ;

de même que des maladresses d’anachronismes qui seraient abusifs…

Ainsi, l’usage de descriptions détaillées, et très légèrement commentées, d’images de scènes peintes (de « conversation pieces« ) heureusement transposées dans le Jura de 1773 _ Johann Zoffany (Francfort, 13 mars 1733 – Strand-on-the-Green, 11 novembre 1810) et Nicolas-Bernard Lépicié (Paris, 16 juin 1735 – Paris, 15 septembre 1784) ; voire, mais quelques années plus tard, et pour de sombres paysages, cette fois, Gustave Courbet (Ornans, 10 juin 1819 – La-Tour-de-Peilz, 31 décembre 1877), le peintre admirable des résurgences de la Loue…) ici, après le Jožef Tominc (Gorizia, 6 juillet 1790 – Gradišče nad Prvačino, 24 avril 1866) du passionnant et fascinant « L’Hôte invisible » de René de Ceccatty, en 2007… _ et habilement intégrées dans l’intrigue narrative du récit, sont-elles, alors lumineusement belles et éclairantes, en effet.

C’est donc sur ces objectifs de figuration la plus « authentique » possible _ avec ce mot et cette idée d’idéal que chérissait tant, et d’abord et surtout en les vies même, la mère de René de Ceccatty _ du passé, et ces moyens littéraires les plus honnêtes et justes-là que met en œuvre René de Ceccatty en son récit, que je veux concentrer ici mon attention…

Et le narrateur-auteur consacre en effet, au passage, au fil de son récit, et comme il aime tant le faire, de passionnantes remarques de très léger commentaire, toujours juste et incisif et éclairant, à cet effort sien de trouver divers moyens, et qui soient les meilleurs et les plus honnêtes et rigoureux possible, y compris de descriptions d’ordre pictural, à ses essais de figuration-saisie par son écriture de « formes » fugaces, particulièrement intenses, en leurs éclats et leurs éclairs, à destination d’une aide aux représentations-incorporations des figures présentées, par les lecteurs-récepteurs les plus éveillés possible de son livre…

Un peu à la Brecht.

Et c’est peut-être même là l’objet principiel et principal, fondamental, de ce livre-ci _ même si ce n’est pas tout à fait nouveau dans le travail de figuration-écriture de René de Ceccatty ; je pense ici à ces assez nombreuses parenthèses et incises de lumineuse auto-réflexion sur sa dynamique d’écriture, tout au long, par exemple, des 432 pages de ce chef d’œuvre si riche qu’est Enfance, dernier chapitre _ :

cet effort de saisie-figuration _ de la part de l’auteur, à son écritoire, en son cahier acheté à Mégrine, ici ; mais aussi de la part de son lecteur, en sa lecture… _ du jeu ultra-rapide et saisissant, pour qui les reçoit, de forces et  formes mentales extrêmement furtives, fuyantes, à peine entr’aperçues, mais si intenses et fascinantes, si puissamment prégnantes pour qui ne les fuit pas, mais désire les affronter vraiment, s’y confronter en vérité, les recevoir vraiment, à l’image de ces images quasi hors de saisie (et ressouvenir) des rêves de la nuit, dont ne demeure, au réveil, que la déception d’une aveuglante queue de comète enfuie et maintenant disparue…

Ce qui ne manque pas de m’évoquer le si beau poème de John Donne, que je n’ai pas oublié :

 

« Go and catch a falling star,
    Get with child a mandrake root,
Tell me where all past years are,
    Or who cleft the devil’s foot,
Teach me to hear mermaids singing,
Or to keep off envy’s stinging,
            And find
            What wind
Serves to advance an honest mind.
If thou be’st born to strange sights,
    Things invisible to see,
Ride ten thousand days and nights,
    Till age snow white hairs on thee,
Thou, when thou return’st, wilt tell me,
All strange wonders that befell thee,
            And swear,
            No where
Lives a woman true, and fair.
If thou find’st one, let me know,
    Such a pilgrimage were sweet ;
Yet do not, I would not go,
    Though at next door we might meet ;
Though she were true, when you met her,
And last, till you write your letter,
            Yet she
            Will be
False, ere I come, to two, or three.« 

Et je commence donc par revenir, à nouveau, sur cette ouverture capitale et clé, à la page 12 de l’Avant-propos à ce « Soldat indien » :

« L’histoire de Léopold et le rapport _ décisif, exemplaire _ que j’entretiens avec elle sont des formes _ mais quasi informes : a-figuratives, et a fortiori a-romanesques ; telles des taches aveugles, des blancs _ d’effacement _ tant de l’Histoire générale, que de l’histoire familiale, et peut-être aussi de l’histoire personnelle de René de Ceccatty (mais, bien sûr, pas que de lui !) : cf la citation magnifique de Scott Fitzgerald (dans « La Fêlure« ) sur laquelle s’est penché et a glosé Gilles Deleuze, dans un de ses appendices à « Logique du sens«  « Toute vie est bien entendu un processus de démolition«  _  accepté, mais aussi de lutte _ protestataire _ contre l’oubli _ voilà. J’ai voulu, à ma manière, résister _ voilà ! _ à la profanation. Voilà la raison pour laquelle j’ai mis en regard _ voilà : mettre en regard, en regards réciproques ; c’est mieux que simplement relier ou mettre en connexion ; les regards qui regardent vraiment sont actifs… _ la profanation des tombes du cimetière de Mégrine , aux bords du lac de Tunis, et cette résurrection _ par le récit de ce « Soldat indien«  _ d’une figure mineure du passé _ historique de l’Histoire des Indes françaises : la figure de Léopold Pavans de Ceccatty, capitaine du régiment de Lorraine ; une figure souvent présente, mais sans que son nom soit nommé ; simplement sa fonction au sein de l’armée des Indes… Cette figure, je n’ai pas voulu, comme on aurait été en droit de s’y attendre de la part d’un écrivain, lui donner une forme biographique, ni une forme romanesque _ les figures devant, en effet, prendre au moins quelque forme, pour pouvoir être fixées, saisies et conservées au moins un moment, et retrouvées, en la mémoire, ou en une œuvre un peu stabilisée ; mais laquelle, ou lesquelles formes ? Et comment ? Par quels moyens ?.. De quels instruments qui soient le mieux adéquats possibles dispose donc, en sa palette, un écrivain tel que René de Ceccatty ?.. Nous allons donc découvrir, au fil de son récit, les moyens que celui-ci s’est trouvé, a inventés ou fait siens, et réunis, pour ce projet propre, assortis, au passage, mais sans lourdeur, de quelques précieux commentaires sur ce travail de figuration de ces fulgurantes formes furtives fascinantes, si difficiles à saisir et figurer, j’y insiste...

J’ai voulu l’aridité d’un récit qui ne cache ni ses manques _ de références historiques et biographiques factuelles _ ni ses difficultés _ d’écriture la plus adéquate possible à ce projet-ci _ à faire renaître _ à la représentation intriguée du lecteur _ un homme obscur«  _ un homme sans qualités suffisamment distinctives pour nous lecteurs d’aujourd’hui ; mais simplement à sa place, en sa fonction, au sein d’opérations militaires.

… 

(…) Comme cela m’est arrivé plusieurs fois dans d’autres livres _ tel, par exemple, « L’Hôte invisible«  _, j’ai eu surtout _ et c’est à relever _ recours à des œuvres picturales.

Ici pour imaginer les derniers jours de Marie-Jeanne Lenoir, la veuve _ en 1784 : elle survit à son mari _ de Léopold, et de ses deux de filles _ toutes les trois nées en Inde, en 1741, 1759 et 1764, et transplantées en France, dans le Jura, à Salins-les-Bains, en 1771… Trois tableaux m’ont _ ainsi _ servi de fils conducteurs : une œuvre de Johann Zoffany, Colonel Blair with his Family and an Indian Ayah. Johann Zoffany est célèbre pour ses conversation pieces, tableaux de famille dans un intérieur. (…) La deuxième œuvre est celle de Nicolas-Bernard Lépicié, autre contemporain, vivant dans le Jura, lui aussi auteur de conversation pieces, comme le Portrait de la Famille LeroyEnfin, la troisième est de Gustave Courbet qui vivait dans la même région _ le Jura, avec ses cluses et ses résurgences étranges de rivières _ que Léopold. Il s’agit du Ruisseau Noir dans la Vallée de la Loue.

Ces tableaux m’ont aidé _ à une première figuration, pour soi _, ainsi _ aussi _ que de nombreuses estampes indiennes collectionnées par Abraham Porcher des Oulches que Léopold avait probablement croisé à Karikal.

La rêverie finale _ en 1835 _ sur le tableau qu’auraient fait ensemble _ en 1773, à Salins-les Bains : soit déjà là deux fictions… _ Nicolas-Bernard Lépicié et Johann Zoffany, et sur la mort _ très peu après, en 1835 _ de Marie-Jeanne, et plus tard _ à Dampierre, près de Saumur _ d’Anjali, l’ahah ramenée des Indes _ un personnage d’ayah inventé, par comparaison avec la conversation piece de Johann Zoffaly comportant « an Indian Ayah« … est la seule partie _ purement _ imaginaire de ce livre qui ne se veut pas romanesque, car son sujet _ nous y voilà ! _, loin d’être l’incarnation d’un passé qui a laissé peu de traces, est au contraire l’effacement de figures _ voilà ! un effacement à combattre et donner à regarder… _ vouées _ cela réclamant peut-être un surplus d’explication _ à l’échec et à l’oubli.

Notre mémoire familiale _ sujette à plusieurs tragiques ruptures successives (Alphonse, Valbert, Bernard), très volontaires et assumées, de transmission de cette mémoire familiale des Pavans de Ceccatty, et donc appuyée sur de fortes volontés d’oubli de ce passé familial ; de refus de s’y rapporter et de le cultiver… ; et en cela René de Ceccatty a bien conscience de, par ce travail présent, briser même un tabou… _, elle-même se chargea _ en effet : d’abord par Valbert, puis par son fils Bernard _ de se désintéresser de celui _ Léopold, donc : le soldat vaincu et déchu… _ auquel pourtant tant de personnes à travers les siècles durent _ génétiquement au moins _ leur existence«  _ ainsi que la perpétuation et persistance encore aujourd’hui simplement de leur nom : Pavans de Ceccatty.

Pour l’auteur, dès la page 19, l’effort de retenir et fixer un peu ces formes puissantes mais terriblement évanescentes et fuyantes, est semblable à l’effort fait « à chaque aube ou au cœur de la nuit, quand réveillé par un rêve, je tente de fixer ces visions nocturnes, tout en sachant que, pour les mémoriser, je les simplifie et les déforme _ cf ici les analyses freudiennes des processus du travail du rêve, et des efforts, ensuite, pour tenter d’interpréter ce que l’on a pu en retenir… _, en espérant en tirer un récit compatible avec l’idée même de narration (personnages, lieux, actions, dialogues), mais je sais bien que c’est alors une illusion qui se substitue à une autre illusion.

(…) Mais je feins de reconstituer la forme de ce fantôme, comme si j’étais capable d’y voir encore une figure reproductible, et je tente de la décrire, alors que si je ressens une émotion, c’est précisément celle de voir disparaître la forme _ voilà ! _, et d’accepter que le passé soit mort ;

tout comme, lorsque je rêve de maman, de mes grands-mères, l’une ou l’autre avec une certaine équité, je sais, je sais avec une si douloureuse assurance qu’elles sont mortes et ne me visitent dans mon sommeil que pour me le redire et m’inciter à souffrir de leur mort, mais non de leur effacement.

Elles ne sont _ certainement _ pas effacées.

De même cette résurrection de la colline de Kagurazaka vient me redire que ces sons, ces sensations ne se sont pas effacés, mais que ces jours-là sont morts c’est-à-dire passés, remplacés par bien d’autres depuis ; et c’est bien là une des fonctions principales de l’oubli…. D’une mort toutefois différente de celle que l’on croit, dans les moments les plus sombres de la réflexion sur ce que l’on a écrit, avoir provoqué en figeant, ligne après ligne sur la page, le trésor furtif _ voilà ! _ de la mémoire ou du rêve. Cette mort-là, que l’on peut qualifier de traîtresse (car il n’est pas de littérature qui ne soit, ne fût-ce que par l’acte de publication, suspecte de trahison ou du moins d’imperfection, et donc d’infidélité et d’échec), n’est donc pas irrémédiable. C’est une demi-mort.

Et voilà que reviennent à un semblant de vie _ voilà ! _, dans un éclair (impossible à mesurer, inquantifiable donc et peut-être immatériel, intemporel, cela même qui, tout en exprimant le temps, y échappe), ces signes de l’entrée dans la nuit« , page 21.  

Et en conséquence de ces divers processus-là, ceci, page 23 :

« Au va-et-vient capricieux et inéluctable de ma mémoire _ involontaire et malicieusement anarchique _, je dois me soumettre, me résigner : j’en ai la preuve chaque nuit, au cœur de la nuit ou au petit matin, parfois quelques minutes seulement après m’être endormi, comme si la bête dans la jungle du rêve m’attendait tapie pour envahir mon cerveau et le paralyser à sa manière aussi efficacement qu’une rupture d’anévrisme« …

Au chapitre « Le Soldat déchu« , aux pages 63 à 66,

René de Ceccatty précise les quelques moyens qu’il a utilisés pour se figurer _ et nous donner à nous représenter, nous lecteurs, à notre tour _ le « destin militaire« , aux Indes, de 1757 à 1771, de son ancêtre Léopold :

« Barry Lyndon de Thackeray, La Conquête du Paradis de Judith Gautier et Voyage à l’île de France de Bernardin de Saint-Pierre, voilà ce qui, ajoutés aux Fragments sur l’Inde de Voltaire, aux pièces du procès de Lally-Tollendal et aux témoignages de Bussy, d’Anne -Antoine d’Aché, du chevalier de Soupire avec qui Léopold s’était embarqué, le 30 décembre 1756 pour l’Inde, voilà ce qui me donne une idée _ un peu mieux figurée _ du triste destin d’un militaire qui de dix-sept à quarante-sept ans a combattu dans des guerres de succession qui ne le concernaient pas _ mais qu’en est-il donc des militaires de carrière ? _, et pour l’honneur d’une France à laquelle sa Franche-Comté natale n’avait été rattachée que par l’arbitraire des traités de paix _ en l’occurrence celui de Nimègue, en 1678 _ avec l’Espagne et l’Autriche et la Pologne et l’Angleterre et la Russie.

Pauvre fils des comtes de Venise, ballotté sur l’Océan indien, se mariant à une créole des Indes orientales où il avait été envoyé avec son régiment de Lorraine, dans son joli uniforme à collerette rouge sur une étoffe blanche garnie de bleu.

Mais des dix années indiennes _ de 1761 à 1771 _ qui ont suivi la chute de Pondichéry _ le 16 janvier 1761 _, et des treize franc-comtoises à Salins-les Bains _ de 1771 au 3 février 1784 _, de ces vingt-trois années-là de loin les plus romanesques (dont Marie-Jeanne Lenoir aurait pu être la mélancolique narratrice déchirée par l’éloignement de l’Inde _ lumineuse _ dans le _ sombre, noir _ paysage franc-comtois qui inspirerait Gustave Courbet) aucune archive ne conserve les traces.

Balzac, Stendhal, Leopardi, à l’aide !

Est-ce-à-dire que Marie-Jeanne la créole et Léopold le soldat déchu, l’anonyme des pamphlets, deviendraient, ces deux ombres hantant à Salins-les-Bains l’hôtel particulier qui leur revint, plus proches _ et telle est en effet la formidable puissance de vérité des vertus de présence de l’imageance magique des Arts ! quand ils sont authentiques… _ de moi que _ malgré ce cahier d’écolier tunisien sur lequel j’écris _ mon enfance dont je visite hâtivement _ à Mégrine, au mois d’avril 2019 _ la dévastation : terrain vague et boueux près du « café Hollywood », cimetière profané ?« , page 66…

Anticipant peut-être alors cette phrase de la page 122 :

« Jeanne écoutant à la porte de Nicolas et Johann est plus vivante _ mais oui ! _  que moi-même à mes propres yeux _ voilà ! et c’est là une manifestation de la phénoménologie vécue et assumée, incorporée en quelque sorte en le regard sur lui-même et le réel, de René de Ceccatty… _, cherchant le sommeil dans la villa bleue » _ de Mégrine avant juin 1958…

Et cette autre, aussi, des pages 122-123 :

« La vision, elle réelle _ encore que l’éloignement de cette expérience dans le temps (car un an _ entre avril 2019, du voyage à Tunis et Mégrine, et avril 2020, de l’écriture de cette page _ est beaucoup pour un événement aussi ténu) la rende irréelle, imperceptible à tout le moins _ de la dévastation du jardin de la villa bleue (…) avait, non seulement du fait de sa dévastation, mais aussi de l’affreux étirement du temps, moins de réalité _ et voilà l’élément fondamentalement décisif de cette phénoménologie incorporée de René de Ceccatty _ que cette Anjâli _ fictionnelle _ plus mûre que son âge ne devrait le permettre, petite Indienne enlevée à sa terre et aux siens, que Léopold, pauvre militaire raté, réduit à ce rôle de rentier pensionné, géniteur amer, que sa femme Marie-Jeanne, multipliant là-bas et ici ses grossesses, que Jeanne et Marie-Anne sacrifiant leurs souvenirs _ de la lumière d’Inde _ à leur vie future de femmes mariées aux frères Girod, de noblesse récente, mais nantie« …

« Plus proches« , page 66 ; « plus vivante« , page 122 ; « moins de réalité« , page 124 :

soient des expressions qui nous parlent de la magique puissance de l’Art, quand il est à son meilleur _ et son authenticité la plus grande…

Et page 69 :

« L’oubli : ce qui nous menace tous. D’en être l’objet, bien sûr, mais aussi l’origine.

Je lutte, sans doute parfois artificiellement, contre lui. Lorsque je fouille dans les archives de mon pauvre aïeul Léopold, cherchant avec tant de mal des traces de sa carrière militaire dans les Mémoires sur Tally-Tollendal, Soupire, Bussy, dans les histoires de la guerre de Sept Ans, dans celles de la conquête des Indes et de la chute de Pondichéry ; quand je cherche son miroir chez Thackeray, Judith Gautier, Bernardin de Saint-Pierre, Voltaire, et peu à peu _ aussi _ (mais je résiste, je résiste) dans mes propres souvenirs _ aussi _, quêtant des équivalents _ voilà ! et forcément : peut-on en faire totalement l’impasse ?.. _ de son séjour indien dans mes propres expériences orientales, dans mes lectures, de ses voyages en mer dans mes propres voyages, de sa soumission aux ordres militaires dans ma propre conception d’une discipline professionnelle et dans mon refus obstiné de l’exercice du pouvoir« …

Avec cette réponse-ci, dès l’ouverture du chapitre suivant, à la page 70 :

« Oui, je lutte contre son oubli, mais je refuse de faire de lui, de ce que je glane de sa vie, une marionnette romanesque.

Et pourtant j’aimerais faire revivre _ voilà : par la magie de l’écriture vraie… _ Marie-Jeanne, la créole des Indes arrivant au Jura, avec ses deux filles, Jeanne et Marie-Anne, et leurs habitudes indiennes, se retrouvant dans le climat hostile de la Franche-Comté et entre les étroits murs de l’hôtel de Salins-les-Bains, vieil hospice médiéval, acquis par Léopold et sans doute rénové à la hâte. (…) Comment étaient-ils tous passés du golfe du Bengale à l’ennui des vallonnements du Jura ? (…) Pauvre Léopold, ombre du héros anonyme qu’il avait été à Madras, à Pondichéry, à Karikal…« 

Et c’est en effet cette idée de faire appel à des comparaisons avec des tableaux _ de Zoffany, Lépicié, et indirectement Courbet _ décrits, qui va faire démarrer la partie imaginée du roman :

« Le roman peut commencer« , lit-on, page 82, en conclusion du chapitre « L’Ayah« …

Et : « Rien n’est plus enivrant pour un romancier que l’invention d’un peintre. Balzac, Henry James le savaient. Zola, Stendhal eux-mêmes et, au Japon, Sôseki« , lit-on, page 85.

« La musique est l’absolu de l’expression du sentiment et la transfiguration de la conscience du temps. La peinture est l’idéal de la description : lumière, regard, organisation de l’espace intérieur et de l’espace extérieur« .

Page 125, René de Ceccatty, au décisif chapitre intitulé « La seule réalité possible« , poursuit et développe son idée de l’étrange puissance magique de l’Art, quand il est à son meilleur,

dont j’ai relevé plus haut des exemples, aux pages 66 : « Plus proches« , 122 : « plus vivante« , et 124 : « moins de réalité » :

« Pour moi, le passage fortuit _ purement fictionnel, à Salins-les-Bains en 1773, auprès de la famille de Léopold Pavans de Ceccatty _ des deux peintres _ Johann Zoffany et Nicolas-Bernard Lépicié _ est la seule réalité possible _ à l’exclusion, donc, de tout transmission génétique ! _ qui m’unisse _ voilà _  à elles, à eux. Et quand elle se marient _ Jeanne et Marie-Anne, en 1782 et 1794aux deux frères de Miserey _ Charles-Armand Girod de Misereyet de Rennes Charles-Gabriel-Léonard Girod de Miserey _, je les abandonne, elles ne me sont plus rien.

Quand Jeanne oublie Nicolas, oublie la toile roulée au grenier, oublie qu’elle a écouté à la porte des deux amis murmurant avant de s’endormir, elle ne m’est plus rien. (…)

Et cela m’amuse, parce que pense à Marguerite Duras, je pense à Sigalon à Rome dans les années 1835 _ sur Sigalon à Rome, et Stendhal, et Michel-Ange, cf l’admirable « Objet d’amour«  de René de Ceccaty, en 2015 ; et mon plus qu’enthousiaste article du 24 mai 2016 : « «  _, parce que je suis familier du monde de la peinture. (…)

Et c’est ce qui fait que la réalité est là, dans un tableau même imaginaire, plus que _ voilà ! voilà ce que sont les divers degrés de réalité qui nous parlent et qui nous concernent vraiment ! _ dans des archives, plus que dans le sang (à supposer que le même sang coule dans mes veines que dans celles de Marie-Jeanne Lenoir.

Et qu’elle est surtout là, dans ce cahier tunisien acheté à Mégrine, près de la gare de Sidi Rezig _ ou est alors en train de s’écrire, voilà !, en avril 2020, ce beau « Soldat indien« …

Et je me rappelle le ton que prenait naturellement maman, pour prononcer ce nom de Sidi Rezig, un ton à la fois ironique et parodique où pointait une forme de désespoir et de désabusement _ oui _, comme lorsqu’elle évoquait sa première affectation à Foum Tataouine, comme institutrice avant le retour de papa de New-York« , page 126.

Au chapitre « Les Ruines« , aux pages 127-130, René de Ceccatty revient sur l’expérience de son nouveau retour sur les lieux _ dévastés _ de la Mégrine de son enfance , ce 12 avril 2019, et fait à nouveau le lien entre cette expérience-là et le travail qu’il va réaliser _ et aura réalisé, par la recherche et l’écriture, en 2020-2021 _ sur le destin indien et post-indien de son ancêtre Léopold…

Pages 129-130 :

« Le cahier d’écolier _ acheté près de la gare de Sidi Rezig ce 12 avril-là _ était le seul objet qui me procurait une sensation d’appartenance non à un pays, ni à une fonction, ni à une identité, mais à un rôle _ voilà : à tenir, endosser ; le rôle « tenant«  et faisant sien celui qui se trouve l’endosser. Appartenir à un rôle : voilà de quoi donner profondément à méditer.

Or ce n’était pas ce cahier qui rendrait _ vraiment, en quelque sorte _ ma présence dans les ruines (que mon frère _ Jean Pavans _ trouverait, quand je lui en montrerais les photographies, si pauvres et désolées qu’il ne comprenait pas que je n’aie pas voulu en détruire le souvenir, comme une part sinon honteuse ou indigne, du moins affligeante, de notre passé, de notre origine qui traduisait toute l’implacable déchéance des générations depuis deux siècles, déchéance accrue par la déshérence _ de ces lieux _ successive à la colonisation et à la décolonisation : cet abandon, cette misère, cette absence impersonnelle, cela ne ressemblait à rien _ sauf que c’était peut-être précisément ce rien qu’il importait de révéler, de ne pas esquiver, effacer, oublier, fuir… _) :

tout au plus ce cahier m’offrirait-il l’illusion _ voilà… _ de consolider _ par le constat de fait dont il allait témoigner noir sur blanc _ cette furtive expérience d’un séjour si pauvre, si décevant qu’il fallait que le remplisse d’un autre passé que le mien, celui d’une famille imaginaire fantasmée, donc, pour l’essentiel… _ même si les archives d’état-civil peuvent témoigner du lien sinon sanguin, car une fois encore qui sait ?, du moins légal, qui m’unit à Léopold et à ses femmes créoles, comme aux quelques noms qui, avant et après lui, sont à des variantes près de prénoms et d’orthographe le mien et celui de mon frère et de mes cousins. Et à vouloir chercher des points communs, on perd toute personnalité » _ mais ces « points communs« -là, même trouvés et avérés, dissolvent-ils nécessairement pour autant toute singularité un peu personnelle ? Étouffent-ils la moindre liberté de sujet de la personne ?.. Voilà aussi une question que l’on peut se poser.

Qu’est-ce donc qu’un atavisme ? Et quelle est sa portée, en plus de sa teneur ?

N’y a-t-il donc rien du tout à en tirer ?..

Qu’en dirait le moine Dôgen ?

Ce jeudi 3 février 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le génie (musical) de Lucien Durosoir en sa singularité : le sublime d’une oeuvre-« tombeau » (aux vies sacrifiées de la Grande Guerre) ; Baroque et Parnasse versus Romantisme et Nihilisme, ou le sublime d’éternité de Lucien Durosoir

12oct

En réponse à l’envoi, par Georgie Durosoir,

d’un magnifique article _ Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme _ de Fred Audin,

cette réponse-ci, mienne,

sur la singularité _ puissante : s’en réjouir, au lieu de s’en effrayer ! _

de l’œuvre de Lucien Durosoir…

Voici l’échange de courriels de cette nuit :

De :   Georgie Durosoir

Objet : lucien Durosoir cf
Date : 11 octobre 2010 22:14:33 HAEC
À :  Titus Curiosus

Chers amis,

Je suis certaine que vous prendrez quelques minutes pour lire cette critique du dernier CD _ Jouvence : CD Alpha 164 _ de Lucien Durosoir

et que vous partagerez notre joie.

Je vous en remercie par avance

Georgie Durosoir

—–

Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme

Vendredi 8 octobre 2010 par Fred Audin

La sortie du troisième disque _ le CD Alpha 164 Jouvence _ consacré à la musique de chambre de Lucien Durosoir ne fait que confirmer avec plus d’éclat encore _ en effet ! cf déjà le prodige, en 2008, des 3 Quatuors à cordes (CD Alpha 125, par le Quatuor Diotima) !.. ; et, en 2006, le CD de Musique pour violon & piano (CD Alpha 105, par Geneviève Laurenceau et Lorène de Ratuld) _ qu’il s’agit d’une des découvertes les plus importantes de ce début de siècle _ voilà !!! rien moins !!! _, tout juste 55 ans après la mort de l’auteur _ le 4 décembre 1955. Sans son fils Luc, sa belle-fille, Georgie, auteur du livret et d’articles remarquables sur les musiciens dans la Grande Guerre, sans les éditions Symétries qui en ont publié les partitions et les instrumentistes sollicités par le label Alpha décidément incontournable _ en effet ! _ même en dehors de la musique ancienne _ dont Alpha est le maître ! _, il ne resterait rien _ d’audible (ou de lisible musicalement ) par nous _ de Lucien Durosoir _ 1878-1955 _, qui, virtuose célébré du violon _ de 1900 à 1914, par toute l’Europe : de Vienne à Berlin, et Moscou à Paris… _, n’a pas été enregistré avant 1914, date qui mit fin à sa carrière d’interprète _ en 1919, la vieille Europe est en ruines ; cf par exemple Stefan Zweig : Le Monde d’hier _ Souvenirs d’un Européen ; ou Paul Valéry, in Variété I : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » _ l’article (« La Crise de l’esprit« ) est d’avril 1919

La musique que composa Durosoir ne ressemble _ en effet ! _ à rien d’autre de ce qui s’écrivit entre 1920 et 1950, en France ou ailleurs, et toutes les comparaisons ne sauraient en donner qu’une idée lointaine _ mais oui ! De là la difficulté qu’on peut éprouver _ chacun avec l’histoire de sa culture musicale plus ou moins personnelle ! _ à la saisir _ d’où le hors-sujet de certains des articles de réception des divers CDs jusqu’ici publiés : « trop ancien pour être moderne, trop moderne pour de l’ancien«  ; ou « définitivement marginal« , parmi les plus belles « perles«  de la critique… _, même si elle ne présente pas de difficulté d’accès _ absolument ! Sa singularité _ en sa puissance rayonnante ; enthousiasmante une fois que notre propre écoute a su la reconnaître ! _, l’absence de désir de séduire _ en sa noblesse _ et le choix volontaire de l’obscurité _ sociale, médiatique _ que fit Durosoir après une carrière brillante au service de musiques inconnues (qu’il révéla aux futurs acteurs du conflit majeur du XXème siècle, concertos de Brahms, Richard Strauss ignorés des français, musique de chambre française méprisée par l’Allemagne) rendent particulièrement émouvantes son aspiration _ passionnée _ à composer dans le silence _ loin de la scène et des salons parisiens _ et pour le tiroir _ expression magnifique ! _, comme la mise en acte d’un projet philosophique, une réflexion sur la condition humaine _ voilà ! avec un très haut d’idéal d’œuvre !!! à accomplir ! coûte que coûte ! jusqu’à une vie austère, dénuée de facilités… _, dans une réclusion d’ermite _ au village de Bélus, sur un promontoire de la Chalosse : en se consacrant exclusivement à la composition… ; du moins jusqu’en décembre 1934, à la mort de sa mère Louise : ensuite, à cinquante-six ans passés, il fonde une famille… _, dégagée de toute référence à une dimension religieuse ou politique, manifestions sociales d’avance condamnées par la confrontation _ sans appel ! _ à la réalité des expériences de guerre _ c’est en effet là l’aune de sa vocation, très haute, de créateur-compositeur !..

On a pu lire par ailleurs que la musique de Durosoir semblait imprégnée d’une éternelle grisaille _ tiens donc ! _ et d’un désespoir ironique : on entendra ici que c’est loin d’être toujours le cas _ certes !!! _, et si l’écoute du Quatuor n°3 n’a pas suffi _ dommage ! quel bouleversant chef d’œuvre, en effet ! un sommet ! _ à convaincre de la nécessité de jouer cette musique, il faut au moins prendre connaissance du Nonette Jouvence, qui est, sans l’ombre d’un doute _ certes !!! _, une pièce majeure _ et c’est encore trop peu dire ! _ de la musique française du siècle dernier _ tout entier _, dans un dispositif que nul autre compositeur n’a utilisé (quatuor à cordes, contrebasse, harpe, cor, flûte et violon principal). Cette symphonie de chambre à la tonalité _ magnifiquement _ fluctuante évolue, malgré une marche funèbre s’enchaînant au final, dans un mode majoritairement majeur : le poème _ Jouvence _ des Conquérants de Hérédia _ in Les Trophées_ auquel elle se réfère ne saurait faire programme et n’explique que l’ambiance maritime et la tardive allusion au registre héroïque _ mahlérien ? _ du cor, la citation du texte ne venant qu’appuyer l’idée d’une thématique de l’illusion _ tout à fait ! _, le symbole de la « rejuvénation » _ fantasmée _ étant, comme l’horizon, une ligne idéale qui s’éloigne _ ironiquement _ à mesure qu’on en approche _ comme c’est juste… L’orchestration, vaste et claire _ oui _, les mélodies modales _ oui _ trahissent l’influence de Caplet, tout en évoquant les couleurs de Jean Cras et parfois d’Ibert, dans l’idée de voyage cinématographique qui s’empare soudain de la coda surprenante du premier mouvement _ il y a toujours beaucoup de surprises dans la musique de Durosoir ; jamais le confort d’un attendu prévisible ; ni de simples reprises, par exemple… L’Aria centrale où le violon assume plus directement son rôle « principal » flirte avec l’atonalité _ oui : sans non plus jamais s’y vautrer… On croirait parfois dans le dernier mouvement que le Soldat de Stravinsky ou l’expressionnisme de Schönberg _ mais oui ! _ ont été mis consciemment _ absolument ! _ à contribution, à moins que ce ne soit le souvenir des Clairières dans le ciel de Lili Boulanger qui traverse ces pages, aussi osées _ oui ; mais sans provocation ; seulement le courage d’assumer son génie propre… _ que certains Paysages et marines de Koechlin, et dont l’orientation est plus contemplative _ oui _ que narrative, comme l’épigraphe postérieurement ajoutée de Verlaine _ in Sagesse _ le donne _ ou confirme _ à croire : « La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles / Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour ».

Malgré la dédicace « A Maurice Maréchal, en souvenir de Génicourt (hiver 1916-1917) » et le fait qu’elle fut créée en privé _ pour un cercle d’amis proches, surtout _ à l’Hôtel Majestic _ le 21 octobre 1930… _, on n’est ni dans l’atmosphère du salon, ni des hangars ouverts à tout vent où répétait le trio Durosoir-Caplet-Maréchal, mais plutôt au jardin dans ce Caprice pour violoncelle et harpe à l’ambiance printanière et ensoleillée _ est-ce là quelque chose comme une esquisse jetée, un « crayon« , de quelque « portrait«  du destinataire ? La grande phrase lyrique pour le violoncelle qui commence seul, s’évadant dans l’aigu, enchaîne sur un développement d’une grande liberté, d’une gaieté paisible et presque sans ombre _ voilà _, qui contraste avec l’inquiétude des pièces de 1934, Berceuse (plus tard dénommée « funèbre » par Durosoir après qu’il la réécrivit _ en février 1950 _ sous forme de Chant élégiaque à la mémoire de Ginette Neveu), Au vent des Landes, pour flûte et piano, paysage instable où souffle à nouveau « le vent mauvais qui m’emporte », que l’invocation de Vitrail pour alto écrit dans la demeure familiale des Landes où Durosoir avait définitivement élu domicile _ le 4 septembre 1926 _, ne suffit pas à éloigner. La mort de sa mère _ le 16 décembre 1934 _, depuis longtemps infirme _ suite à une très grave chute dans un escalier, en décembre 1921 _, et la rumeur du monde _ depuis 1933, donc… _ où le tragique enchaînement de la haine recommence à grandir sont-elles étrangères à ces élans de révolte devant l’inéluctable ? Le silence leur succède _ mais Lucien Durosoir se marie, le 17 avril 1935 (en sa cinquante-septième année), et a très vite deux enfants : il se consacre à sa famille ! _ et Durosoir ne reprendra la plume qu’en 1946, écrivant après Trois préludes pour orgue, l’Incantation bouddhique pour cor anglais et piano, quatre minutes d’un mantra fantasmé où des suites d’accords et d’arpèges tournent en rond comme dans les Poèmes Hindous de Maurice Delage, sans trouver la certitude d’une libération ailleurs que dans une constante recherche _ sur le manuscrit de cette Incantation bouddhique de 1945, Lucien Durosoir reprend les vers de Leconte de Lisle précédemment notés, déjà, sur une copie propre de sa grande œuvre Funérailles, suite pour grand orchestre (de 1927-1930) :

« Ne brûle point celui qui vécut sans remords.

Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,

Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !

Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile

Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !« ,

in les Poèmes antiques

Deuxième œuvre exceptionnelle _ mais oui ! cf mon article du 29 juillet 2010 à propos de ce CD Alpha 164 Jouvence : le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!!… _ de ce disque, le Quintette pour piano et cordes date des années 1924-1925. Pendant quelques minutes c’est un quatuor, avant que le piano ne reprenne discrètement la phrase d’ouverture sur fond de pizzicati des cordes, multipliant les tempi changeants _ merveilleusement _ comme une suite de phases de rêves agités allant de l’idylle au cauchemar. Le dispositif de cette pièce rappelle forcément la série de grands quintettes d’avant 1914 (Franck, Schmitt, Huré, le Flem, Fauré), mais traite le genre avec un sens _ singulier ! _ de la forme très différent, dispersant ses thèmes fragmentés en un kaléidoscope d’idées fantasques _ oui _, dont les chatoiements _ oui ! étourdissants de beauté ! _ réclament autant d’écoutes avant d’en reconstituer la trame pourtant solidement tissée _ cette musique est tout un monde ! Le Nocturne central ne quitte pas le domaine onirique, introduisant dans un paysage méditerranéen (les deux premiers mouvements furent écrits à Bormes-les-Mimosas _ le printemps et l’été 1924 _) aux ruissellements de vagues mélangeant les inspirations celtiques et hispanisantes, des souvenirs de blues comparables à ceux qu’utilisera Ravel dans le deuxième mouvement de sa sonate pour violon. Le Finale surgit sur un puissant thème, noté Impérieux _ un terme assez idyosincrasique pour Durosoir ! en quelques uns de ses gestes musicaux, du moins : à la Beethoven, oserais-je suggérer… _, énoncé par les cordes à l’unisson dans des rythmes impairs qui reprennent les bribes, les ruines a-t-on envie de dire _ oui ! _, du Nocturne précédent, pour les transfigurer _ ce sont bien d’incessantes métamorphoses, en effet, terriblement vivantes ! _ dans une suite de fragments de danses _ oui _, qui empruntent autant à la valse qu’au café-concert, remugles d’un monde, pour Durosoir déjà lointain, qui tente d’oublier _ surmonter ! _ les drames sur lesquels il essaye de _ et réussit à _ se reconstruire _ par la création de sa musique : puissante et de grand souffle, tout autant qu’ultra-fine, délicate et diaprée… Rêves passionnés, semés de troublant silences, éclairés, comme au soulagement du réveil, un matin très tôt, dans une chambre qu’on ne reconnait pas, par une courte coda en majeur qui dissipe les apparitions fantomatiques d’une nuit de fièvre.

[…]

Excellent livret, illustrations à l’avenant, interprétation irréprochable : un disque qui vaut bien son prix, et en supplément, donne _ en profondeur _ à réfléchir.

 Lucien Durosoir (1878-1955), Jouvence, fantaisie pour violon principal et octuor (dir. Renaud Dejardin) ; Caprice pour violoncelle et harpe ; Berceuse et Au vent des Landes pour flûte et piano ; Vitrail pour alto et piano ; Invocation bouddhique pour cor anglais et piano ; Quintette pour piano et cordes
Ensemble Calliopée : Sandrine Chatron, harpe ; Karine Lethiec, direction artistique et alto
Saskia Lethiec, Amaury Coeythaux, Elodie Michalakaros, violons ; Florent Audibert, violoncelle
Laurène Durantel, contrebasse ; Anne-Cécile Cuniot, flûte ; Vladimir Dubois, cor ; Frédéric Lagarde, piano
1 CD Alpha 164.

Enregistré à la ferme de Villefavard du 19 au 22 octobre 2009

Et ma réponse

à Georgie Durosoir :

De :   Titus Curiosus

Objet : La grandeur (sublime !) de l’oeuvre-tombeau de Lucien Durosoir, en sa singularité
Date : 12 octobre 2010 06:34:36 HAEC
À :   Georgie Durosoir

En effet,
cet article _ Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme _ de Fred Audin

est d’une justesse et d’écoute et d’analyse
qui réjouit profondément

tout particulièrement…
Merci de nous le faire partager !

L’écriture musicale solitaire _ Fred Audin la nomme joliment « pour le tiroir« _ de Lucien Durosoir
écartait simplement
d’un geste impératif
_ ou « impérieux«  !.. _ sans appel, d’une fermeté parfaitement limpide _ = une fois pour toutes :
Lucien n’est pas homme de la demi-mesure : ni par son caractère,
ni par l’Histoire et collective et personnelle traversée (et surmontée) : dès 1919 !

et sa frénésie, immédiatement féconde, de compositions méditées :
soit avant même l’accident très grave de sa mère en décembre 1921
et sa renonciation consécutive à gagner Boston
(et le poste de premier violon de l’orchestre de son ami Pierre Monteux) _ ;

l’écriture musicale solitaire _ « pour le tiroir« , donc : et pas pour le concert, ni même la publication… _
écartait souverainement, sinon ombrageusement,
les divers considérants (sociaux) et soucis
de petitesse
qui auraient pu parasiter le seul service (absolu, lui !) de l’œuvre,
en la pureté sacrée
de ce qui va
_ constamment, et en son « essentiel«  _ être un hommage (d’une absolue noblesse) à réaliser
aux sacrifiés de l’épouvantable boucherie de la Grande Guerre
_ j’attends tout particulièrement l’enregistrement de Funérailles, suite pour grand orchestre, dont la vaste composition prit à son auteur pas moins de trois années : de février-mars 1927 à juin 1930 ; l’œuvre est dédiée à la mémoire des soldats de la Grande Guerre…

C’est en cela que,
au-delà de la thématique assez récurrente de la « Berceuse« ,
l’œuvre musical de Durosoir
est tout entier _ en son fond et sublimement ! _
un immense « Tombeau« .


Soit un hommage _ de la vie _ à la vie
contre _ et parmi, au milieu de _
les forces de la mort
et du néant
(et de l’insignifiance, aussi)…


Dans les pas de gravité bouleversante _ en la puissance (immense : sublime !) de son tragique _
de ce qu’il y a de plus haut dans les « Tombeaux » (si intensément non grandiloquents) de l’ère baroque,
d’un Froberger ou d’un Louis Couperin _ ces sommets de toute la musique… _,
en quelque sorte…


En un âge qui n’est plus celui du Baroque
_ et aux antipodes, aussi, des auto-complaisances narcissiques romantiques…


C’est cela que signifie à mon avis
la prégnance du modèle poétique parnassien
ainsi que la prégnance de sa survivance dans l’œuvre d’un Jean Moréas
(15 avril 1856 – 30 avril 1910) _ que Lucien relira à la fin des années 20…)
dans l' »Idéal » de l’œuvre de Lucien Durosoir.


On comprend ainsi un peu mieux
la singularité de cet œuvre
_ et ce, en son entier ! _
et la solitude recherchée et assumée _ à Bélus _
de ce créateur
unique !


Découvrir et faire reconnaître cela
est important
aujourd’hui
_ où fleurissent bien des bassesses…


Titus

Voilà.

Pour partager plus loin

la découverte

et la réjouissance _ immense ! _

d’une œuvre _ unique en sa singularité ! _ géniale…


Titus Curiosus, le 12 octobre 2010

Découvrir un cinéaste : Xavier Beauvois _ au dossier : douceur et puissance ; probité, élan et magnifique générosité

25sept

Avec ce film _ sublime ! _ qu’est Des hommes et des dieux,

je viens de découvrir un très grand artiste créateur ;

en conséquence,

voici ici quelque chose comme un dossier

sur l’œuvre en cours du cinéaste Xavier Beauvois _ un grand !

Qu’il veuille me pardonner de l’avoir méconnu jusqu’ici… Mais toute rencontre comporte ses conditions de hasard _ = contingence _ ; l’important est seulement de ne pas passer à côté quand la rencontre vient, surgit, survient ! Savoir la goûter, la tâter, retenir _ cf ici Montaigne, en son sublime dernier essai « De l’expérience«  (Livre III, chapitre 13)… _ au lieu de la laisser filer et se perdre dans les sables de l’inconsistance de l’inattention…

C’est là qu’un Art vrai nous enseigne à apprendre à, à notre tour, enfin bien sentir-ressentir !

Les artistes vrais sont des passeurs-filtreurs du sens du réel

irremplaçables !

En la puissance de vérité de la probité

de ce qu’ils apprennent eux-mêmes, pour eux-mêmes d’abord, puis pour les autres (auxquels ils le donnent) à faire de leurs propres élans de regardeurs-contemplateurs face au réel,

face aux choses ;

et d’abord face aux autres : visages et corps, au premier chef _ au lieu de vivre dans la purée de poix du brouillard, et de ne faire, alors, que sans cesse esquiver les ombres (des autres) que nous croisons !..

Xavier Beauvois, donc

_ et l’acteur, et le cinéaste…

Puisque je viens d’être subjugué par le film Des hommes et des dieux, vu vendredi dernier au cinéma ;

et que, aussi, j’ai déjà pu visionner une première fois,

et avec une semblable admiration,

le DVD de son second film (en 1995) « N’oublie pas que tu vas mourir« 


Voilà un auteur-artiste

d’ampleur considérable.

Sur le synopsis de Des hommes et des dieux,

cf cet article « qui va à l’essentiel » d’Eric Vernay,

sur le site de Fluctuat.net :

« N’oublie pas que tu vas mourir« 

Ses films précédents en témoignent, Xavier Beauvois aime observer _ pour les comprendre intimement et vraiment ! _ les communautés, et les décrire dans les moindres détails, parfois à la lisière du documentaire _ c’est que le rapport au réel aimante, et superbement (frontalement : avec une douceur de toucher profonde et radicale !), le regard de Xavier Beauvois en ce qu’il (nous) donne à voir du monde en ses films… Aux ouvriers normands (Selon Matthieu) et flics parisiens (Le Petit lieutenant) succèdent donc les moines chrétiens _ cisterciens-trappistes _ d’Algérie, dans Des hommes et des dieux, Grand Prix du Jury à Cannes.

Quinze ans après son prix du Jury pour le beau N’oublie pas que tu vas mourir, ce cinéaste rare _ un film tous les cinq ans _, disciple de Jean Douchet, retrouve la compétition cannoise avec un film basé sur _ et un peu plus que cela ; mais complètement de l’intérieur ! _ des faits historiques : le massacre des moines de Tibéhirine en 1996. En plein tumulte, l’Algérie est gangrénée par l’intégrisme religieux. Après le massacre d’un groupe de travailleurs étrangers _ des Croates travaillant sur un chantier non loin de Médéa… _ par les terroristes, l’Etat algérien propose _ à grand renfort de troupes (avec hélicoptère sonorement, et plus, intrusif) ; et autres explications d’un envoyé du gouvernement _ son aide aux moines, menacés. Frère Christian (Lambert Wilson), le chef _ élu par ses Frères _ de la communauté cistercienne installée dans les montagnes, la refuse catégoriquement. Pour lui, c’est une question de principe.

Cet entêtement personnel, typique _ en effet : du côté de la grandeur existentielle _ des personnages de Beauvois, donne d’abord lieu à un débat au sein du monastère, théâtre d’un huis-clos décisif : tel un jury de tribunal se prononçant sur sa propre peine _ à nuancer ! ce n’est pas un suicide ! _, les huit hommes ne sont pas en colère, mais apeurés et à l’écoute, _ presque, tant la circonstance d’abord les interpelle, voire les bouscule… _ mis à mal dans leur foi _ pas vraiment, toutefois !.. A quoi bon _ mais ce ne sont pas, eux, des utilitaristes ! _ finir en martyr ? Fuir, est-ce renoncer à sa mission ? Et s’ils partaient, qu’adviendrait-il de la population du petit village voisin, à qui les moines apportent _ très effectivement, au quotidien _ soins, médicaments et instruction ? Quel message enverraient-ils _ par le témoignage effectif de leurs actes _ à ceux qui croient encore au dialogue entre les religions ? A mesure que le film avance, au rythme apaisé des psaumes et des cantiques _ et de la pleine observance du rite par cette communauté orante _, les arguments penchent en faveur de la décision _ primitivement proclamée _ du Frère Christian _ de Chergé, élu, par eux, « leur prieur«  _ : les moines ne cèderont pas à la peur. Ainsi, ils donneront un signe _ = un témoignage de foi _ de paix fort, et vivront dans l’intégrité de leur foi _ surtout, et très simplement : les gestes comptant ici bien davantage que les paroles _ jusqu’à la fin _ c’est-à-dire inconditionnellement ; pleinement dans l’absolu. Car « Rester ici, c’est aussi fou que de devenir moine« , affirme le charismatique moine, à l’ironie pleine de lucidité. Or moines, ils sont déjà _ car telle est, tout simplement, la folie du Christ : « Quitte tout et suis-moi« 

« N’oublie pas que tu vas mourir » pourrait être _ ainsi, cette fois-ci encore ! _ le sous-titre de Des hommes et des dieux. Sans rechercher la verve et la puissance romanesque _ romantisante de la part d’un jeune homme idéaliste en la décennie même de ses vingt ans _ de son deuxième long-métrage, dans lequel un jeune séropositif choisissait de vivre _ frontalement _ au mépris de sa maladie, Xavier Beauvois exprime au fond la même idée. Face à la certitude de la mort, l’accomplissement _ voilà l’enjeu ! c’est aussi celui des Lumières, à la suite et dans le sillage de l’inspiration en ce sens-ci d’un Spinoza… _ d’un homme _ ici en une communauté _ est possible. Mais pour cela bien sûr, il faut du courage, de l’abnégation, bref, il vaut mieux avoir _ et puissamment, ici _ foi en la vie _ qu’être défaitiste ou, carrément, nihiliste… Plutôt que l’esbroufe _ maniériste ou mal baroquisante _, la mise en scène joue une partition sobre, dépouillée _ parfaitement : d’où l’intensité très puissante de cette vitalité ainsi tendue : à la façon d’un classicisme comme « corde la plus tendue du Baroque«  A la fois ample _ oui ! _ et tendu _ sans le moindre pathos _, ce film aux accents naturalistes _ pour ce qui concerne la lumière souveraine sur les paysages larges de l’Atlas : magnifique travail de l’éclairage de Caroline Champetier, cette fois, comme toujours ! _ bénéficie d’une interprétation pleine de tact et de retenue (superbe _ et c’est encore un euphémisme, je trouve ! _ casting, notamment Michael Lonsdale et Lambert Wilson _ mais aussi tous les autres ! sans la moindre exception ! _), à l’instar de la photo subtile _ lumineuse ! _ de Caroline Champetier, tour à tour matinale et crépusculaire _ voilà… Comme si toute la lumière émanait de l’intériorité en tension des personnes ; et des états de grâce !..

Forçant parfois un peu _ je ne partage absolument pas cette impression, ici, d’Eric Vernay _ ses intentions, notamment dans un dernier tiers métaphysique plus maladroit (allusion lourde _ pas du tout _ à la Cène, paysage forcément enneigé _ non ! l’hiver perdure en cette fin mars 1996 sur les monts de l’Atlas _ pour dire la mort _ nous savons tous, et tout le temps que se développe ce que montre le film en ces visages, comment tout cela se terminera, quand on retrouvera (hors film) seulement sept têtes coupées ; et rien du tout des corps… _), Beauvois ne signe certes pas son chef d’œuvre _ c’est à voir !!! _ avec Des hommes et des dieux, mais un film humble _ oui _, réflexif _ certes : d’une méditation sans déluge de phrases _, donnant richesse et humanité _ et à quel degré de sublime, mais un sublime parfaitement contenu ! sans tomber dans quelque baroquisme… _ à un sujet casse-gueule au possible.

Des hommes et des dieux
De Xavier Beauvois
Avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin
Sortie en salles le 8 septembre 2010

Illus © Mars Distribution

Eric Vernay…

Sur cette image-photo du film, prise par Frère Luc (qu’interprète _ ou plutôt incarne ! _ avec une sobriété magistrale Michaël Lonsdale), on peut voir, de gauche à droite, les sept autres de la communauté : Frère Célestin (qu’interprète _ incarne _ Philippe Laudenbach), Frère Christophe (qu’interprète _ incarne _ Olivier Rabourdin), Frère Christian (qu’interprète _ incarne _ Lambert Wilson), Frère Michel (qu’interprète _ incarne _ Xavier Maly), Frère Jean-Pierre (qu’interprète _ incarne _ Loïc Pichon), Frère Amédée (qu’interprète _ incarne _ Jacques Herlin) et Frère Paul (qu’interprète _ incarne _ Jean-Marie Frin).

De ces sept + un-là, seuls survivront _ ils ont pris soin de se cacher _ Frère Amédée et Frère Jean-Pierre ; et aux six victimes que seront Luc, Célestin, Christophe, Christian Michel et Paul, s’ajoutera aussi Frère Bruno (qu’interprète _ incarne _ Olivier Perrier), en visite à Tibéhirine _ depuis la maison-mère de l’ordre des cisterciens-trappistes, d’Alger _, ce soir-là, de leur enlèvement, le 26 mars 1996…

Je voudrais, maintenant, citer un excellent commentaire, très fin, et plus juste, à mon avis, de Jacques Mandelbaum, paru dans Le Monde, au moment de la présentation du film au Festival de Cannes, le 20 mai 2010 :

SÉLECTION OFFICIELLE – EN COMPÉTITION :

« Des hommes et des dieux » : la montée vers le martyre des moines de Tibéhirine

LEMONDE | 19.05.10 | 09h56  •  Mis à jour le 20.05.10 | 08h51


MARS DISTRIBUTION
Michael Lonsdale joue le rôle de Frère Luc, médecin du monastère, dans le film de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux« .

Le 26 mars 1996, durant le conflit qui oppose l’Etat algérien à la guérilla islamiste, sept moines français installés _ pour six d’entre eux du moins : les frères Christian, Luc, Christophe, Célestin, Michel et Paul ; le septième, Frère Bruno, était en visite, depuis la maison-mère de l’ordre, en Algérie, à Alger… _ dans le monastère de Tibéhirine, dans les montagnes de l’Atlas, sont enlevés par un groupe armé. Deux mois plus tard, le Groupe islamique armé (GIA), après d’infructueuses négociations avec l’Etat français, annonce leur assassinat. On retrouvera leurs têtes, le 30 mai 1996. Pas leurs corps.

L’affaire eut un énorme retentissement. En 2003, à la faveur d’une instruction de la Justice française, des doutes sont émis sur la véracité de la thèse officielle. En 2009, à la suite de l’enquête du journaliste américain John Kiser _ qui en a tiré son livre Passion pour l’Algérie _ les moines de Tibhirine _ et des révélations de l’ancien attaché de la défense français à Alger _ en 1996, le général François Buchwalter _, l’hypothèse d’une implication de l’armée algérienne est avancée.

On en est là, aujourd’hui, du fait divers atroce qui inspire

_ cf plus bas ce que Xavier Beauvois dit du « sujet apparent«  et du « vrai sujet«  d’un film… _

un film au réalisateur français Xavier Beauvois, troisième et dernier cinéaste français à entrer en lice après Mathieu Amalric (Tournée) et Bertrand Tavernier (La Princesse de Montpensier).

Très attendu pour toutes ces raisons, le film surprend, au sens où il défie les attentes. On pouvait imaginer un état des lieux _ historicisant ! _ du post-colonialisme, une évocation de la montée des intégrismes, une charge politique sur les dessous de la guerre. Or Xavier Beauvois nous emmène ailleurs _ oui : dans l’intériorité (inquiète) des consciences ; et résistant (ensemble) à la terreur _, et signe un film en tous points admirable _ absolument !

Cinquième long métrage, en dix-huit ans, du réalisateur de Nord (1991) et de N’oublie pas que tu vas mourir (qui reçut le Prix du jury à Cannes en 1995), Des hommes et des dieux est d’abord un film sur une communauté humaine mise au défi de son idéal par la réalité _ voilà !


Le film est tourné de leur point de vue _ oui : intradiégétique, si l’on veut : depuis leurs visages… _, et partant, de celui d’un ordre cistercien qui privilégie le silence et la contemplation, mais aussi le travail de la terre, la communion par le chant, l’aide aux démunis, les soins prodigués aux malades, la fraternité avec les hommes _ c’est magnifiquement résumé par Jacques Mandelbaum ici… C’est de cette exigence spirituelle _ c’est cela ! _ que le film veut _ en et par son image _ rendre compte, de ce sentiment pascalien de la finitude de l’homme, de l’ouverture à autrui qu’il implique _ très essentiellement : c’est  lumineusement fort !


Sa lenteur, son dépouillement, sa fidélité au rituel de la communauté _ oui _, la connivence partagée avec leurs frères musulmans _ oui _, la beauté déconcertante _ oui _ du paysage (le monastère a été reconstitué au Maroc), sont pour beaucoup _ en effet _ dans la réussite de cette ambition. La troupe d’acteurs, d’une remarquable _ le mot est faible : ils « incarnent«  ceux qu’ils représentent (figurent), font vivre, de nouveau ; ou pour l’éternité : dans le quotidien de leur questionnement alors… _ justesse (parmi lesquels Lambert Wilson et Michael Lonsdale), donne corps _ et chair présente _ à ces antihéros refusant de se rendre à la raison _ la realpolitik et sa basse police… _ du monde tel qu’il est _ = fonctionne.

Lors de la conférence de presse qui a suivi la projection du film, mardi 18 mai, Lambert Wilson a livré une information sur sa préparation qui permet d’expliquer cette justesse : « Curieusement, cette fusion qu’ont ressentie les moines, nous l’avons aussi vécue. Nous avons fusionné dans les retraites _ monastiques : à l’abbaye de Tamié _ et fait des chants liturgiques. Le chant a un pouvoir fédérateur. »

Puis vient l’heure de la crise, de la mise à l’épreuve _ voilà : tout homme passe par là, même si ce n’est pas nécessairement aussi tragiquement. Le hideux visage de la terreur se rapproche, des ouvriers croates sont égorgés non loin de là _ aux environs de Médéa. Elle finit par frapper à la porte _ même _ du monastère, une nuit de Noël. Les terroristes sont à la recherche d’un médecin et de médicaments pour leurs blessés. Les moines refusent de se déplacer, mais accepteront de soigner les blessés dans l’enceinte du monastère. Une scène capitale a lieu ici : la poignée de main entre le prieur de la communauté (Wilson) et le chef des terroristes.

Ce geste opère un rapprochement entre deux extrêmes irréconciliables de la conviction mystique : la conquête des esprits par la violence et le sacrifice de soi-même pour l’exemplarité de l’amour _ oui. C’est au cheminement héroïque _ ou saint _ des moines vers ce second terme qu’est consacrée la majeure partie du film _ en effet. Refusant l’aide _ très pressante _ de l’armée _ en guerre civile, ne l’oublions pas ! _, préservant la fraternité avec la population locale _ oui ! c’est très important pour eux (tous)… _, surmontant leur peur et leurs divisions internes _ du début _, les moines prendront à l’unisson, comme dans le chant qui les rassemble _ oui _, la décision _ du courage _ de rester.

Quelques scènes magnifiquement inspirées _ le mot est particulièrement juste ! _ ponctuent cette lente montée vers le martyre _ potentiellement (= à l’avance) assumé sans être ni recherché, ni défié… La lutte visuelle et sonore entre l’hélicoptère vrombissant de l’armée et le chant des frères rassemblés. Ou encore cette bouleversante série de travellings sur les visages des moines, à l’issue de la décision qui engage leur vie, accompagnée par le déchaînement lyrique du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Il fallait oser ce plan digne de Dreyer et de Pasolini _ oui ! _, au risque de la boursouflure, du credo béni-oui-oui _ mais ce n’est pas le cas ; l’initiative du geste est attribuée, ici, à Frère Luc…

Beauvois a osé, et il a bien fait _ oui ! Et le reste est quasi silence ; de la part des moines… C’est bien le diable si ce très beau film _ discrètement sublime, pour mon regard, du moins… _ produit par Pascal Caucheteux (déjà bienheureux en 2009 avec Un prophète) ne remporte pas à Cannes _ et auprès des spectateurs de cinéma de par le monde, maintenant _ quelque chose de grand à l’heure du jugement suprême.

Film français de Xavier Beauvois avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin, Philippe Laudenbach, Jacques Herlin. (2 h 00.) Sortie le 8 septembre.

Jacques Mandelbaum
Article paru dans l’édition du 20.05.10

Et pour compléter en beauté mon dossier,

voici cet excellent entretien avec Xavier Beauvois

réalisé par Thomas Baurez :

Xavier Beauvois : « Réaliser un film comporte une bonne dose d’inconscience« 

publié le 07/09/2010 à 13:00 sur le site de L’Express :

REUTERS/Vincent Kessler

Un an après Audiard et son Prophète, c’est au tour de Xavier Beauvois de remporter le grand prix du Festival de Cannes. Des hommes et des dieux confirme la puissance d’une mise en scène pure et gracieuse. Rencontre avec un cinéaste habité.


« J’ai eu la chance d’apprendre le cinéma en côtoyant des critiques de cinéma comme Jean Douchet et Serge Daney. Ils m’ont montré les liens qui peuvent exister entre un film, l’architecture, la psychanalyse, le théâtre ou encore la littérature. J’ai compris également que le véritable sujet d’un film n’est pas forcément celui _ sujet apparent : montré _ que l’on voit sur l’écran. Avant, le cinéma ressemblait à une 4L, une voiture agréable pour rouler, et tout d’un coup des mecs m’ont donné les clés d’une Bentley ! Vous réalisez que ce que vous considériez comme un divertissement est un art total _ voilà l’horizon (perceptible et justifié !) de l’œuvre (entier, probablement) de Xavier Beauvois. Pour paraphraser un entraîneur de foot anglais, je dirais: « Le foot, ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus important que ça ! » Claude Chabrol abuse peut-être quand il affirme que la mise en scène peut s’apprendre en un quart d’heure, mais techniquement, ce n’est effectivement pas très compliqué. L’important _ au-delà de ce « techniquement«  _ est de se construire une morale de cinéma, savoir ce que l’on veut dire et comment l’exprimer _ that’s it !!! J’ai commencé comme stagiaire sur des tournages, notamment sur Les innocents, d’André Téchiné. Je me suis incrusté dans la salle de montage, puis j’ai assisté au mixage. Je me suis également formé en regardant beaucoup de films, surtout les mauvais. Avec les bons, tu ne vois rien, tout est très discret _ là est la délicatesse de l’Art _, les points de montage, les mouvements de caméra sont invisibles. Lorsque la mise en scène saute aux yeux, c’est qu’il y a un souci. Faire du cinéma, ce n’est rien d’autre qu’apprendre à désapprendre _ mais c’est le cas de tout Art : transcendant ses techniques-moyens… On a beau connaître toutes les théories du monde, il faut savoir s’adapter _ à l’absolument inconnu qu’il s’agit et d’approcher et saisir-cueillir, et le donner à ressentir. Pour cela, il faut absolument inventer, improviser, créer : avec courage ! en se jetant soi-même à l’eau… Prenez le travail sur le son pour Des hommes et des dieux. Nous tournions dans un monastère où tout est silencieux, il n’y avait pas besoin d’en rajouter _ en effet… Il faut simplement le donner à entendre… J’ai coutume de dire: « Lorsque je suis flippé dans la rue, il n’y a pas un quatuor à cordes qui joue derrière moi ! »

DR

Les comédiens du film Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois _ incarnant les moines de la communauté de Tibéhirine ; c’est le huitième, celui incarnant Frère Luc, qui prend cette photo…

Ecouter son film

Désapprendre _ voilà l’Art _, c’est aussi savoir mettre le scénario de côté au moment du tournage. Le script n’est qu’un vulgaire outil de travail, pas une œuvre d’art. Sur le plateau, les choses me viennent dans le feu de l’action _ tout Art est ainsi : fils de ce feu-là… Il faut écouter son film, comme s’il avait une âme _ idea, au moins. On a beau échafauder des plans, au final, il faut _ toujours _ composer avec son instinct _ le feu de l’intuition inspirée. Si on ne sent pas _ æsthesis _ les choses, il faut passer à autre chose et tout réinventer. J’ai réalisé mon premier long métrage, Nord, en 1992, à seulement 25 ans. Sur le plateau, je me suis comporté comme un petit chef nazi. Je hurlais parce que j’avais la tronche d’un lycéen qui passe son bac face à des types qui avaient la cinquantaine. Je devais montrer que j’étais le patron. Réaliser des films comporte _ comme tout Art _ une bonne dose d’inconscience _ à commencer par la part cruciale de ce feu, toujours lui… Si on commence à trop réfléchir _ sans l’élan… _, on ne fait plus rien _ que de la technique : réduite… J’ai su également écouter mes collaborateurs _ au cinéma, tout particulièrement : travail d’équipe s’il en est… J’ai gagné beaucoup de temps. Le but est d’essayer de faire des films plus intelligents que soi. Le plus dur, c’est de savoir comment y parvenir. Lorsque vous mettez en scène, vous êtes _ consciemment ou pas _ porté par des références artistiques. Dans une interview, Patrice Chéreau a dit: « On ne peut pas filmer un homme allongé sans penser au tableau du Christ de Mantegna. » Ainsi, dans la séquence où le terroriste blessé est soigné par frère Luc, je l’ai cadré de la même manière. Je ne me suis pas appesanti pour autant et j’ai immédiatement cassé l’effet. Toutefois, s’interdire de le faire serait une erreur. Le cadrage est parfait. Je pique des idées un peu partout _ bien sûr : le tout étant de les faire (vraiment) siennes, dans le motus proprius de l’œuvre… Au début du Petit lieutenant, par exemple, je me suis souvenu de ce conseil d’Hitchcock : « Si vous avez des choses compliquées à filmer, prenez du recul et cadrez la scène de très loin. » Dans mon film, je voulais montrer mon protagoniste qui monte à la capitale. C’était son rêve, il est très impressionné. À la base, je voulais le montrer dans différents endroits touristiques. Finalement, je suis monté en haut de la tour Eiffel et j’ai fait un panoramique sur tout Paris. En un plan, tout était dit.

REUTERS

L’équipe du film sur les marches du Palais des Festivals à Cannes

Traîner dans les décors

C’est un ami producteur qui m’a fait parvenir anonymement le scénario de Des hommes et des dieux. Il s’appelait: Les sept moines. C’était librement inspiré de la tragédie des moines cisterciens de Tibéhirine, enlevés et exécutés en Algérie en 1996. J’ai accepté à condition de pouvoir réécrire le script _ le faire vraiment sien : qu’il exprime « son » monde : c’est capital !.. Je me suis rapproché un peu plus de la vraie histoire _ intime ; et pas pseudo historique. Avant de commencer à bosser, je suis parti en retraite dans une abbaye en Savoie pendant quelques jours. La mise en scène a commencé _ vraiment _ à partir de là. Très vite, je me suis aperçu, qu’il était idiot de faire des travellings durant les offices. Des cadres fixes suffisaient, en respectant des axes purs de caméra. En revanche, lorsqu’ils sont en extérieur, ils sont plus mobiles, donc la caméra peut bouger. Je n’oublie pas que mon travail consiste à faire la mise en scène d’une mise en scène _ voilà _, en l’occurrence celle de la vie des moines, parfaitement réglée _ par le rituel. Il convient donc de rester humble _ certes _ par rapport aux choses que vous filmez. Avant le premier jour de tournage, j’ai montré à toute mon équipe Les onze fioretti de François d’Assise, de Roberto Rossellini, afin d’indiquer dans quel esprit _ voilà : rossellinien ! _ nous devions travailler. C’était une façon de rendre hommage au cinéma _ le medium de l’œuvre à réaliser _ avant de rentrer sur le terrain _ réel. Car une fois que le tournage débute, on devient un mauvais spectateur, on remarque _ parce qu’on s’y focalise _ tous les petits détails, pourtant invisibles d’habitude. Je collabore avec des gens en qui j’ai une entière confiance. Il y a ma chef opératrice, Caroline Champetier, mon décorateur, Maurice Barthélémy, ou encore mon producteur, Pascal Caucheteux. Ensemble, nous allons dans le même sens.

Le monastère où nous avons réalisé Des hommes et des dieux est situé au Maroc. Il était totalement abandonné, nous lui avons redonné des couleurs afin de retrouver la bonne lumière _ si décisive ici ! C’est important pour un cinéaste de traîner _ oui _ dans ses décors _ qui ont une âme ; et sont habités par le génie du lieu… La mise en scène se construit aussi à partir de là. Je me suis donc posé seul pour m’imprégner _ voilà : méditativement, d’abord _ de l’atmosphère _ par l’æsthesis la plus ouverte et la plus concentrée, en même temps. Comme nous tournions dans un décor unique, j’ai pu travailler dans la chronologie. C’est toujours préférable _ pour le sens. J’ai utilisé le Cinémascope, comme un western, afin de mettre en valeur les paysages _ c’est parfaitement réussi ! Pour la séquence où l’armée débarque au monastère, j’ai mis à fond la musique d’Il était une fois dans l’Ouest (rires). Sur le plateau, je définis d’abord mon cadre avec Caroline, puis je la laisse faire pour me concentrer sur les acteurs _ les visages, les postures des corps et des mouvements. La plupart du temps, je tourne avec un objectif de 40 mm qui se rapproche le plus de l’œil humain. Chaque séquence est imaginée comme un tableau vivant _ voilà. Ma scripte insiste pour que je fasse un découpage technique en amont pour anticiper _ un minimum _ les choses au moment _ du feu de l’action _ du tournage, mais je n’y arrive pas _ ça déborde ! Tout se met en place sur le moment _ bien sûr ! J’ai la chance de travailler avec des gens rapides _ à la détente de l’entente à instantanément trouver ! Dans l’esprit indiqué et visé…

REUTERS

Xavier Beauvois reçoit le Grand Prix au Festival de Cannes des mains de Salma Hayek

Des acteurs, pas des comédiens !

Sur mes plateaux, dès que je vois un comédien, il dégage tout de suite ! Je veux uniquement des acteurs, c’est-à-dire des gens qui, entre « moteur » et « coupez« , vont être _ voilà _ un prêtre et ne vont _ surtout _ pas chercher à le jouer. Alain Delon disait qu’acteur, c’est un accident : c’est Lino Ventura, un catcheur qui fait du cinéma. Ce n’était pas prévu. Je ne fais pas d’essais, ni de lecture _ c’est l’invention risquée sur le champ, à la seconde, d’une incarnation juste. Tous mes interprètes sont partis ensemble faire une retraite dans un monastère. Ils ont ensuite pris des cours de chant dans une église à Neuilly. Enfin, ils sont venus à la maison, manger un barbecue afin que nous devenions potes _ l’empathie était nécessaire. Il fallait qu’entre eux, je forme un groupe _ celui d’une communauté. Notre conseiller sur le film m’a dit, lors de la préparation: « Les moines de Tibéhirine étaient comme des fleurs des champs, ni belles, ni originales, mais tous ensemble ils formaient un bouquet merveilleux.« 

Sur le plateau, je suis derrière mes acteurs sans arrêt, je ne laisse rien passer _ il le faut : la vision finale est unique. Dès que je sens qu’ils jouent, je les corrige. Prenez la séquence à la fin où ils sont tous à table et écoutent Le lac des cygnes. Pour les mettre en condition, je les avais prévenus dès le départ de l’importance de cette séquence. Il faudrait qu’ils donnent tout _ un défi ! _ et seraient en très gros plan. Au moment du tournage, j’ai mis la musique, je leur parlais énormément quitte à faire des blagues, j’ai apporté du vin et roulez jeunesse ! La caméra de Caroline Champetier passait de l’un à l’autre, sans savoir quelles émotions elle allait trouver sur leur visage. Nous avons tourné pendant des heures et des heures _ oui : comme le photographe mitraille ; afin de pouvoir choisir, à la fin, un entre mille clichés : Bernard Plossu me l’a appris. Dès que nous n’avions plus de pellicule, nous rechargions le magasin de la caméra, et c’était reparti. Quand ils en ont eu marre de Tchaïkovsky, j’ai passé La passion selon saint Matthieu, de Bach. Une musique qui émeut beaucoup Lambert Wilson. Il s’est mis tout de suite à pleurer. Pour que cette séquence fonctionne, j’ai pris le soin d’éviter de faire des gros plans sur les prêtres pendant la première heure et demie de film, afin qu’à ce moment-là, le spectateur soit touché en les voyant _ à ce moment, plus tard : comme jamais autant auparavant _ si proches. Cette séquence m’est venue à l’esprit au volant de ma voiture. Je roulais en écoutant des musiques au hasard sur mon iPod, et puis d’un coup, j’ai entendu Le lac des cygnes. J’ai immédiatement visualisé la scène _ c’est là le travail d’imageance de l’artiste-créateur… Comme disait Godard, le travelling est une affaire de morale. Tout ce que je fais est d’une grande logique finalement, il n’y a rien d’extraordinaire ! »








DR


Voilà : un grand,

qui fait désormais partie de ceux dont je suivrai les pas,

sans trop de risque de déception…


Le travail ici,

en cet admirable film qu’est Des hommes et des dieux,

de Xavier Beauvois

articule magnifiquement ce que Baldine Saint-Girons,

en son très important récent opus Le Pouvoir esthétique _ cf mon récent article du 12 septembre 2010 : « les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique”« _,

nomme :

le plaire et enseigner du Beau,

l’inspirer et ébranler du Sublime,

et le charmer et concilier de la Grâce,

qu’elle baptise « les trois principes du pouvoir esthétique« 

(cf son tableau synoptique récapitulatif aux pages 136-137 de ce livre majeur !)…

Si l’Art _ de cinéma : il le fait sien ! _ de Xavier Beauvois tend spontanément

vers l’émotion (si puissante) du Sublime,

c’est aussi avec la douceur (formidable) de la Grâce

et la retenue (intense et calme) du Beau

qu’il sait le faire,

quasi miraculeusement…

La force _ maximale _ de sa générosité

est tout simplement

merveilleusement bouleversante…

Et pour finir ce dossier,

cette lettre

_ testamentaire ? d’outre-tombe : sans son corps retrouvé… _

à méditer

de Frère Christian de Chergé :

Quand un A-DIEU s’envisage…

S’il m’arrivait un jour _ et ça pourrait être aujourd’hui _

d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant
tous les étrangers vivant en Algérie,
j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille,
se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie
ne saurait être étranger à ce départ brutal.
Qu’ils prient pour moi :
comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ?
Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes
laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre.
Elle n’en a pas moins non plus.
En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance.
J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal
qui semble, hélas, prévaloir dans le monde,
et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité
qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu
et celui de mes frères en humanité,
en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort.
Il me paraît important de le professer.
Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir
que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre »
que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit,
surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement.
Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain idéalisme.
Il est trop facile de se donner bonne conscience
en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.
Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu,
y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile
appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église,
précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison
à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste :
« qu’Il dise maintenant ce qu’Il en pense !« .
Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu,
plonger mon regard dans celui du Père
pour contempler avec lui Ses enfants de l’Islam
tels qu’ils les voient, tout illuminés de la gloire du Christ,
fruit de Sa Passion, investis par le Don de l’Esprit
dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion
et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur,
je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière
pour cette JOIE-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie,
je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui,
et vous, ô amis d’ici,
aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs,
centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais.
Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « A-DIEU » en-visagé de toi.
Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux,
en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN !
Insha ‘Allah !

Titus Curiosus, le 25 septembre 2010

Mathias Enard, ou le creuseur pudique : face à l’énigme de l’oeuvre et les secrets du coeur (à partir de l’exemple de Michel-Ange à Rome _ et Istanbul !!!)

11sept

Voici, ce jour, une réflexion sur la présentation par Mathias Énard de son roman-fable-enquête Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

soit un essai _ de réflexion artistique, entée sur des recherches d’érudition, tant à Rome (Mathias Énard fut pensionnaire de la Villa Médicis en 2005-2006) qu’à Istanbul, et très « en profondeur« , la réflexion artistique comme la recherche documentaire, de la part du probe, fin et patient Mathias Énard _ pour combler un trou de quatre mois dans la biographie de Michel-Ange :

d’avril 1506

_ quand, fuyant Rome (« Michel-Ange a quitté Rome sur un coup de tête, le samedi 17 avril, la veille de la pose de la première pierre de la nouvelle basilique San Pietro« , page 13), suite à une mésentente grave avec son employeur-commanditaire l’assurément peu commode pape-guerrier Jules II (« Il était allé pour la cinquième fois consécutive prier le pape de bien vouloir honorer sa promesse d’argent frais. On l’a jeté dehors« , ibidem…), le sculpteur, florentin, vient se réfugier à Florence, auprès des Médicis _,

à septembre 1506

_ on retrouve en effet le sculpteur à Bologne (possession pontificale, mais à ce moment-là en révolte contre l’autorité du pape), au mois de septembre 1506 ; deux mois plus tard, le 10 novembre 1506, Jules II reconquiert par les armes cette cité (qu’il connaît bien pour en avoir été jadis le cardinal-évêque : de 1483 à 1499) ; et très vite le pape et l’artiste se seront réconciliés ; mais, plutôt que de continuer à faire travailler en priorité le sculpteur au projet de son gigantesque tombeau pour la nouvelle basilique Saint-Pierre, Jules II préfère (l’architecte Bramante souhaitant aussi éloigner Michel-Ange _ un rival _ du chantier de la reconstruction de Saint-Pierre) lui confier la mission _ titanesque _ de peindre l’immense plafond de la chapelle sixtine : Jules II s’en soucie tout spécialement, en effet, car la chapelle sixtine, construite de 1477 à 1483, est une création de son oncle, le pape Sixte IV della Rovere (pape de 1471 à 1484) ; mais le bâtiment vient de souffrir d’importants dégâts causés par de récentes constructions adjacentes (d’une part, l’édification des appartements Borgia, pour le pape Alexandre VI ; d’autre part, le chantier _ colossal _ de la réfection de Saint-Pierre, qui avait débuté le 18 avril 1506) ; et c’est Michel-Ange, le peintre, qui va se consacrer à ce plafond de la Sixtine, de mai 1508 à octobre 1512…

présentation

donnée le mercredi 8 septembre 2010, dans les salons Albert-Mollat,

en dialogue avec Francis Lippa…

Rencontrer _ in vivo ! _ un artiste qu’on a un peu essayé de bien lire _ et qu’on va continuer d’essayer de bien lire : car en ce cas de l’artiste (« vrai« , donc !) Mathias Énard, l’œuvre (vraie ! ainsi qu’elle se révèle à l’épreuve de cette lecture…) ne se réduit certes pas à ce qui pourrait, d’elle, se résumer : elle y résiste et tient la route « vraiment«  ! c’est en cela qu’elle est, chose toujours un peu rare (et digne d’admiration !), une « œuvre vraie« _ ;

et avoir la chance, en plus, de disposer d’un peu le temps afin de s’entretenir (un peu, ici encore : une bonne heure et demi…), de dialoguer avec lui _ le podcast de l’entretien dure 62 minutes _, sur ce qui anime la démarche d’où sourd, jaillit, procède son propre créer,


c’est avancer un peu sur ce que Gaëtan Picon et Albert Skira formulèrent, naguère _ magnifiquement ! _, comme « les sentiers _ ce ne sont pas des boulevards ! _ de la création«  _ et que s’efforce de prospecter, modestement et en douceur (forcément ! rien ne s’y obtient en « forçant«  !), la poïétique :

sur ce chantier, j’essaie de mettre quelques petits pas, ici-même, en ce blog-ci, dans ceux, si fins, d’un Paul Valéry, ou d’un Gaston Bachelard, hier, d’une Baldine Saint-Girons, aujourd’hui (cf son tout récent et très important Le Pouvoir esthétique, aux Éditions Manucius : une analyse ultra-fine et lumineuse des pouvoirs sur la sensibilité !)… _ ;

et qu’ils entamèrent d’éclairer-explorer, avec une merveilleuse délicatesse _ quels trésors recèle la collection de ce nom, « les sentiers de la création« , aux Éditions Skira ; hélas interrompue ; et somnolant désormais sous une pellicule plus ou moins fine de poussière dans les bibliothèques, quand elle ne sollicite pas plus activement les « actes esthétiques«  _ pour reprendre le concept de Baldine Saint-Girons en son précédent maître-livre, L’Acte esthétique, aux Éditions Klincksieck _ d’un peu actives mises à contribution, fécondes, d’une culture vive : en chantier (musaïque) de création…

Eh bien voilà la chance qui m’est échue en l’espèce de la rencontre,

mercredi après-midi dernier, 8 septembre, sur l’estrade des salons Albert-Mollat,

en l’espèce d’un dialogue (nourri de curiosités ajointées)

avec l’auteur

et de Zone, et de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

ce creuseur d’énigmes magnifique

qu’est le très patient et tranquille, solide, posé, Mathias Énard…

En ce dernier opus _ dont le chantier lui a pris au moins deux années, depuis l’amorce de l’« idée« , lors de son séjour romain (en 2005-2006) à la Villa Médicis, nous a-t-il confié, en mettant la main, en la (belle) bibliothèque de la Villa, sur le volume des Vies… de Vasari comportant le récit de la vie de Michel-Ange, puisque c’est ainsi que démarra l’enquête !.. ; et dont le fruit, ce livre-ci, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, vient de paraître ce mois d’août aux Éditions Actes-sud _,

c’est à l’énigme de la création si puissante de Michel-Ange _ sculpteur, peintre, architecte ; ainsi que poète : ses Sonnets et (autres Poésies : Madrigaux, Poésies funéraires, Épigrammes, Élégies, Canzone, ainsi que Stances…) franchissent trop peu le seuil de la connaissance (et a fortiori celui de la délectation) des amateurs d’Art : considérablement moins que son œuvre plastique, en tout cas ! _ que vient se confronter la curiosité probe, patiente, et plus encore profonde, du chercheur-artiste, ou artiste-chercheur _ puisque c’est surtout ce processus-là que les circonstances de son parcours l’ont un peu amené à privilégier, désormais, comme lui-même, en parfaite simplicité, l’a indiqué, spontanément mercredi, en prenant des distances avec les missions universitaires auxquelles il s’était d’abord plié et adonné _, Mathias Énard.

A qui se demande

comment l’auteur-artiste passe du souffle formidable, (quasi) d’un seul tenant

_ ou d’une seule « tenue«  de la part de qui narre : en une phrase unique, « dans le souffle« , d’un narrateur (tel que celui de Zone…), qui (se) repasse (mentalement) en revue, lors d’un voyage en train (récapitulatif !), entre les gares de Milan et de Rome, toute la complexité où s’est faite (construite) et défaite (déconstruite) sa vie _ a-t-il une œuvre, lui ?.. c’est un agent auxiliaire, de grade subalterne… _, et, en particulier, ses relations (complexes et parfois d’une violence extrême) aux autres, de travail _ pas mal en Orient : voilà pour l’« éléphant«  ! _, de guerre _ voilà pour les « batailles«  et pour les « rois«  ! _, et aussi (avec ses trois compagnes successives, en particulier) d’« amour«  _ « et autres choses semblables« , ainsi que Rudyard Kipling se l’est entendu dire de son interlocuteur l’aède indien, dans Au hasard de la vie ; ainsi que le rapporte l’épigraphe de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants _ : mais avec quelles finesses d’inflexions (d’hémioles, dirait-on en musique) : c’est un chef d’œuvre walt-whitmanien que cette coulée une et unique de souffle ! _,

comment l’auteur-artiste passe du souffle formidable, (quasi) d’un seul tenant

_ de narration se confrontant (lui et son Soi en gestation) à l’étrangeté poignante (et difficultueuse) de l’altérité ! quasi monstrueuse, en son pouvoir de fascination… _

des 516 pages de Zone,

au feuilletage discret, léger, rapide _ mais toujours aussi fort et puissant ! _,

des feuilles de carnet (de recherche de traces _ en vue d’approcher, lui, d’un peu mieux éclairer, sinon percer à jour vraiment, pour lui, les énigmes de sens d’une œuvre si riche en une vie d’artiste si étendue et si féconde en chefs d’œuvre, et si divers, que l’œuvre colossal de Michel-Ange… _ en bibliothèques et archives, principalement à Rome _ aux Archives vaticanes _ et, ensuite aussi, à Istanbul _ aux Archives de l’empire ottoman _) du narrateur-chercheur-reconstitueur (en son penser),

mais qui apprend à méditer aussi _ pour lui ; et pour nous lecteurs, à sa suite, qui sommes conviés au récit tout à fait provoquant de sa recherche, en la curiosité stimulée, à notre tour, de notre lecture… _, sur les signes évanescents

_ presque complètement silencieux (ils ne sont pas bavards d’eux-mêmes : il faut y être attentif pour espérer accéder à si peu que ce soit de ce qu’ils laissent transparaître, tout de même, de leurs puissants secrets…) _,

de l’Art,

des 155 pages, allegro vivace, de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants,

à qui s’interroge, donc,

la réponse de l’auteur-artiste,

dans l’en-direct vivant du dialogue improvisé,

se fait toute simple (et sans le moindre chi-chi, a fortiori) :

chaque livre a le nombre de pages

et le style

que lui donne, tout simplement, son sujet _ c’est-à-dire le questionnement à propos d’une énigme ! _ qui vient s’emparer de lui _ devenant l’enquêteur _,

et qui l’attelle, un bon moment, à sa mission de le mettre (= donner, offrir, rendre), ce sujet « prenant » _ cette énigme à éclairer un peu ! puis l’enquête sur elle, en l’altérité de ce à quoi celle-ci ose venir se mesurer… _, par écrit, en son écrire (de narration) :

musical _ d’où la verve du rythme du récit…

Ainsi,

si Zone a été l’achèvement en forme d’apothéose faulknérienne (à mes yeux, du moins) de la recherche de Mathias Énard à propos de l’énigme si profondément entée en nous, en leurs séquelles qui paraissent ne plus bien vouloir accepter d’en finir « vraiment« , des guerres (intestines fratricides) du XXème siècle sur le continent européen (et ses appendices sud- et est- méditerranéens…),


ainsi, donc,

voici qu’aujourd’hui Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants apparaît _ au lecteur passionné (et fouilleur patient aussi : mobilisé…) que je suis… _ comme la confrontation de la curiosité probe et ultra-fine de Mathias Énard

avec l’énigme des liens entre

le Grand Art du génie de l’artiste-à-l’œuvre connu de nous sous le nom de Michel-Ange,

d’une part ;

et,

d’autre part,

les frémissements secrets _ tant aux autres (l’homme est un taiseux) qu’à lui-même aussi, pour le plus enfoui… _ du cœur de l’homme de chair, avec ses puissantes pulsions (dans les parages de l’Autre !), qu’il était

en sa vie d’homme…

L’homme et l’artiste ;

la vie et l’œuvre _ en tensions complexes à démêler à l’infini ;

sus au simplisme !

Cf

et apprendre à méditer sur cela,

par exemple, le célèbre mais trop mal compris trop souvent

Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust…

Car

c’est l’Art qui crée en partie importante _ ça n’est jamais ex nihilo, non plus… _ la singularité

qui va se construire (mais pas mécaniquement !) de l’artiste !

L’artiste découvrant lui aussi peu à peu ce processus _ expressif, sur ces denses et compliqués aventureux « sentiers de la création«  _ de métamorphose _ de son Soi _ qui le traverse et le déborde _ lui, son (petit) Moi, ainsi que les pulsions (sauvages) de son Ça ; et aussi son Sur-Moi… ; cf aussi Nietzsche : sur « la petite«  et « la grande raison« , in l’important Aux Contempteurs du corps, au livre premier d’Ainsi parlait Zarathoustra _ et lui échappe en grande partie _ aussi lucide s’efforce-t-il de devenir ! Bataille qualifie très justement ce processus de création d’« impouvoir«  (de l’artiste)_,

en son regard, plus ou moins acéré, et questionnant _ interrogateur _ aussi ce qu’il fait _ et pas seulement l’altérité à laquelle il ose, aventurier, se confronter…


C’est avec infiniment d’humilité (et douceur tranquille, en son intranquillité même ! _ à l’écritoire…) que Mathias Énard approche la lumière de sa bougie

(artisanale : il la compose de tout ce qu’il peut assembler-rassembler _ en partie, aussi, comme il se doit (et cela comme pour tout un chacun d’entre nous tous), de bric et de broc : avec les divers moyens du bord !.. _ en sa culture et historique et artistique : très fouillées et très fines, les deux _ un travail de micro-chirurgie !)

Mathias Énard approche la lumière de sa bougie

_ avec tout ce que lui a appris sa propre longue et lente fréquentation, intense, passionnée, infusée et murie, et de la Perse

et de la Turquie :

d’où la rencontre, ici, sur ces pages au moins, de Michel-Ange

avec le calligraphe-poète

(et secrétaire, au Divan, du grand vizir Atik Ali Pacha),

Mesihi :

Mesihi dont il pense, même, identifier les traits

en la figure et le corps déployé

d’Adam

sur le sublime plafond de la Sixtine… ;

Mathias Énard nous a-t-il ainsi confié en cette belle conférence de mercredi ! et c’en fut là un temps très fort !!! _


Mathias Énard approche la lumière de sa bougie, donc

_ je reprends et poursuis _,

de cette énigme de l’œuvre _ sidérant, il est vrai _ michel-angelesque _ quelle poigne ! _,

sans chercher _ certes pas ! _, à réduire _ nous sommes ici à mille lieux d’un réductionnisme grossier et  vulgaire ! _ cet Art _ de l’artiste ! _

au misérable « petit tas de secrets » de l’homme en sa vie,

et ses rencontres (de tous genres !),

avec leur part (déjà) ombreuse,

sinon sombre _ voire carrément noire… _

d’altérité.


C’est à l’aune de l’Idéal d’Art,

très haut, et très puissant,

bien au contraire,

que Mathias Énard envisage et aboute les brindilles des rencontres _ glanées en sa recherche d’archives, ou bien imaginées : par les secours conjugués de sa culture et de son propre imaginer d’écrivain ! _ de la vie d’homme de notre « Michelagnolo Buonarroti« …

Au-delà des circonstances, déjà hautes en couleurs et batailleuses, des rapports de l’artiste commandité avec ses très hauts et très puissants commanditaires (chefs de guerre manieurs de sabre : comme le furent et Jules II della Rovere et Bayazid II de la dynastie des Osmanli),

c’est au côtoiement (et aboutage) incommensurablement plus fin et plus complexe des sensibilités du poète et calligraphe _ Mathias Énard met l’accent sur cette part fondamentale de cet art, dont hélas rien (de son pinceau et de sa main…) n’aura été préservé-conservé, pour nous _ Mesihi (né à Pristina, au Kosovo, vers 1470 ; et mort le 30 juillet 1512 à Istanbul : moins d’un an après la mort sur le champ de bataille de Gökçay, le 5 août 1511, de son protecteur le grand vizir Atik Ali Pacha)

et de l’artiste multiforme Michel-Ange (né au château de Caprese, près d’Arezzo, le 3 mars 1475 ; et mort à Rome le 18 février 1564)

_ Mesihi avait environ trente-six ans ; et Michel-Ange, trente-et-un _

que nous fait nous approcher, en son écriture _ d’enquête _ précise, rapide et légère, probe _ très loin tant de la moindre complaisance à la rhétorique que de l’hystérie _ le pudique, mais très patiemment curieux chercheur de sens et de beauté _ les deux conjoints : c’est un artiste ! _, Mathias Énard,

en ce superbe bijou qu’est Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

Et l’auteur lui-même de se pourlécher à l’avance _ avec nous _ de ce que la gent _ un peu trop, parfois, ou souvent _ pressée _ par utilitarisme ! _ de la meute journalistique _ ah l’inculture du résultat !.. _

va très bientôt _ « un mois« , a-t-il même estimé mercredi 8 septembre… _ intégrer désormais dans sa bio officielle de Michel-Ange

le séjour stambouliote et le début de construction de « son » pont sur la Corne d’Or,

à la façon dont des lecteurs des Onze de Pierre Michon ont accouru en nombre contempler au Louvre le tableau qui y était décrit en ses plus menus détails… ;

ou à celle dont le malheureux _ pressé et sectateur de l’utilitarisme de l’efficacité, probablement, lui aussi : Time is money ! _ expert en économie internationale (des Affaires) qui fréquente les allées du pouvoir, a plagié, à propos de l’œuvre rédigé de Spinoza, notre confrère philosophe bordelais, Patrick Rödel, pour son Spinoza, ou le masque de la sagesse (aux Éditions Climats : la couverture prévenait pourtant : « biographie imaginaire » !) : ouaf ! ouaf ! ouaf !



Tel est donc, avec deux jours et deux nuits (de réflexion-méditation) de recul,

ce que je puise

dans ma rencontre-conversation avec ce créateur-artiste passionnant important qu’est Mathias Énard.


Titus Curiosus, ce 11 septembre 2010

le « continent Durosoir » livre de nouvelles merveilles : fabuleuse « Jouvence » (CD Alpha 164) !!!

29juil

Après une série d’œuvres de Musique pour violon & piano

(= le CD Alpha 105 _ paru en 2006),

et le coup de tonnerre des trois chefs d’œuvre (somptueux !!! et faisant date dans l’histoire de la musique française ! qu’on se le dise et qu’on se le chante !!! de par le monde entier !) des trois quatuors à cordes de 1919-1920, 1922 et 1934

(= le CD Alpha 125 Quatuors à cordes _ paru en 2008 ; cf mon article on ne peut plus significatif (!) du 4 juillet 2008 : Musique d’après la guerre !),

voici que le « continent Durosoir« 

(= l’œuvre musical de Lucien Durosoir, composé en quelques 46 opus, entre février 1919, à sa démobilisation de la Grande Guerre (passée plus de quatre ans durant, et sans discontinuer, en première ligne, sur le front des tranchées : à Verdun-Douaumont, à Craonne, à Neuville-Saint Vaast), et 1950)

s’enrichit pour nous, mélomanes, de sept nouvelles merveilles

mises ainsi à la disposition de notre jubilation !

Le programme de ce troisième CD Durosoir est encadré par deux chefs d’œuvre de très amples dimensions (20’55, pour la Fantaisie (Jouvence) ; 24’35 pour le Quintette pour piano et cordes) :

_ d’une part, et en ouverture, une Fantaisie (pour violon principal, d’une part, et octuor : deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, cor et harpe, d’autre part) intitulée Jouvence, en référence _ mais non sans ironie musicale… _ à un poème de José-Maria de Heredia, le second des Conquérants, dans Les Trophées ; l’œuvre est de 1921…

_ d’autre part, en final, le Quintette pour piano et cordes en Fa Majeur ; l’œuvre _ merveilleusement trépidante de vie ! _ est de 1925…

Je remarque au passage le contraste entre,

d’une part, une forme libre _ et Lucien Durosoir s’y adonne à cœur-joie ! _, la « fantaisie » ; et qui plus est « pour violon principal et octuor » : une formule éminemment singulière ! ainsi qu’un instrumentarium lui-même peu couru pour un octuor (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, cor et harpe) ! pour ce qui concerne cette pièce merveilleusement colorée et puissante _ et ludique ! c’est du secret de la vraie (!) jeunesse qu’il s’agit ! _ qu’est Jouvence ;

et, d’autre part, un genre bien reconnu, lui, par la tradition de musique de chambre _ mais, ici encore, interprété avec une joie malicieusement ludique ô combien souveraine ! la note (très, très discrètement !) jazzy du piano apportant une touche qui se situerait quelque part, mais bien plus malicieusement, entre Chostakovitch et Bartok : c’est tout dire !!! _ : le quintette pour piano et cordes…

_ les cinq autres œuvres _ ramassées, elles, denses, mais toujours sans la moindre lourdeur : élégance ! élégance de la justesse ! à la française… en leur brièveté (couperinienne ?) _ de ce CD Alpha 164 sont toutes destinées à des combinaisons pas trop fréquentées _ d’où des univers chaque fois pleinement singuliers ! même si rapidement dessinés, effleurés… _ de deux instruments _ peut-être, même si aucune de ces pièces n’est de forme « sonate« , dans l’esprit (si ce n’est qu’il s’agit là de « fantaisies«  : de formes libres !) de la série envisagée par Debussy (et demeurée hélas ! inachevée) de six sonates (pour divers instruments) : n’ont été réalisées que celle pour violoncelle et piano, en 1915, celle pour flûte, alto et harpe, en 1915, aussi, et celle pour violon et piano, composée entre octobre 1916 et avril 1917… Debussy est mort le 25 mars 1918.

Dans ses lettres à sa mère de la période de la guerre, en mars 1918 _ Lucien se trouve au colombier de Suippes (dans la Marne, non loin d’Epernay) avec André Caplet _, il adresse ceci à sa mère demeurant à Vincennes : « Je t’envoie une invitation pour le 8, audition de la SMI _ la Société de Musique Indépendante (1910-1935) _ ; c’est Caplet qui a reçu cela. Le concert est à 3 heures : c’est pratique ; programme superbe et intéressant. La sonate piano et violon de Debussy, par Yvonne Astruc et madame Fourgeaud-Groulez, Ombres de Florent Schmitt, pièces de piano par Loyonnet, et un quintette pour cordes et harpe de Ingelbrecht, et cinq mélodies de Caplet. Un programme magnifique, outre que tu entendras la sonate de Debussy ; je serais heureux de connaître ton impression. Je te prierai même de me l’envoyer, car je travaillerai _ voilà ! _ cette œuvre avec Caplet« .., pages 193-194 de Deux musiciens dans la Grande Guerre, recueil de « Lettres du front«  de Lucien Durosoir à sa mère et des « Carnets de guerre«  de Maurice Maréchal..  .

Voici ces cinq pièces :

à l’exception de Caprice (pour violoncelle et harpe ; et dédiée en 1921 à son camarade Maurice Maréchal « en souvenir de Géricourt (hiver 1916-1917)« )

et de Berceuse (pour flûte et piano : composée pendant les derniers moments de Louise Durosoir, l’automne 1934 _ celle-ci mourut au mois de décembre _ et que Lucien Durosoir qualifia de « Berceuse funèbre » quand il la « reprit » et « améliora« , en février 1950, pour son Chant élégiaque, en mémoire de Ginette Neveu, pour violon et piano, cette fois),

dont les titres correspondent à des genres musicaux _ ainsi Frescobaldi donne-t-il à ses douze Capricci pour l’orgue (en 1624) un style fugué, avec des mouvements vifs exigeant « du feu«  dans leur exécution ; quant à la berceuse, Lucien joue assez fréquemment au front la Berceuse de Gabriel Fauré : par exemple, avec André Caplet, les 17 et 22 novembre 1915 (cf les pages 145 et 147 de Deux musiciens dans la Grande Guerre) ; de même que Lucien Durosoir a baptisé Berceuse une de ses cinq Aquarelles (pour violon et piano ; la pièce étant aussi transcrite pour violoncelle et piano) en 1920 : la berceuse a une vertu consolatrice… _,

les trois autres pièces à deux instruments

font référence, elles, à des poèmes :

_ de Leconte de Lisle (il s’agit de la strophe 4 du second poème des Poèmes antiques, Prière védique pour les morts _ le premier poème, Sûrya, étant un hymne védique _, quasi à l’ouverture du recueil _ paru en 1852),

pour Incantation bouddhique (pour cor anglais et piano, en 1946) : sous la forme d’un exergue inscrit en tête de la partition ;

et plus directement, par leur titre même reproduisant (sans expressément l’indiquer, toutefois : cela pouvant ne pas se remarquer…) le titre d’un poème :

_ de José-Maria de Heredia (le poème Vitrail est le premier de la série intitulée « Le Moyen-Âge et la Renaissance » dans Les Trophées _ parus en 1893),

pour Vitrail (pour alto et piano, en 1934) ;

_ et de Gabriel Dufau (pour son recueil Au Vent des Landes _ paru à l’Imprimerie d’Editions d’Art à Montpellier, en 1914 : le Docteur Gabriel Dufau, landais, fut maire de Léon, proche de l’océan, là où se jette le courant d’Huchet _),

pour Au Vent des Landes (pour flûte et piano, en 1935)…

Ces trois pièces sont ainsi immédiatement _ et musicalement ! _ mémorielles pour leur compositeur…

Lucien Durosoir

_ l’homme est né à Boulogne sur Seine le 6 décembre 1878 et est mort le 5 décembre 1955 à Bélus, non loin de Peyrehorade, au pays d’Orthe, à l’extrémité sud-ouest (et surplombante, sur son éminence assez proche du confluent de l’Adour et des Gaves réunis) de la Chalosse, dans le département des Landes, où Lucien Durosoir a résidé depuis son installation là (en ce que son fils et sa belle fille nomment « son ermitage«  !), en 1927 : la vue s’étend au loin sur la chaîne des Pyrénées ; et l’air comme le climat devaient être suffisamment salubres pour la santé désormais fragile de sa mère, Louise, qui y vécut ses sept dernières années… _,

le compositeur,

est né, lui, à la composition musicale (aboutie) en 1919 !

alors qu’il était devenu violoniste (virtuose) dès l’âge de vingt ans, soit en 1899 :

« sa vie le mena, dès l’âge de vingt ans, dans les itinérances d’une carrière de soliste international« , rencontrant un brillant succès notamment sur les scènes les mieux en vue d’Europe centrale et orientale : à Berlin, à Vienne, à Moscou ; où Lucien Durosoir fit resplendir la plus récente musique française d’alors (Saint-Saëns, Lalo, Widor, Bruneau) ; par exemple, c’est lui, Lucien Durosoir, qui assura la création viennoise de la Sonate en la majeur pour violon et piano de Gabriel Fauré, en 1910 ;

de même qu’en France, Lucien Durosoir assura, en février 1903, la création du Concerto pour violon et orchestre de Brahms, à la salle Humbert de Romans : il avait été l’élève du dédicataire même (en 1878) de ce concerto, l’immense Josef Joachim (1831-1907) !

Au cours de son premier concert à la salle Pleyel, le 7 avril 1899, Lucien Durosoir a donné en première audition française le Concerto de Niels Gade ; de même que, en mai 1901, il donne, pour la première fois en France, le Concerto pour violon de Richard Strauss !..

le compositeur _ donc, je reprends l’élan de ma phrase _

est né, lui, à la composition musicale (aboutie) en 1919 ! avec son premier quatuor à cordes, en fa mineur _ cf le CD Alpha 125, par le Quatuor Diotima…

Et le travail d’analyse musicale avec André Caplet, trois années pleines durant (du 16 octobre 1915 au 15 octobre 1918, très précisément !), sur le front

_ et parmi même les bombardements :

cf ce témoignage de Lucien en une lettre (d’août 1916) à sa mère sur les conditions de son travail d’analyse musicale avec André Caplet sur le front, dans le secteur des Éparges et de Rupt (au sud-est de Verdun), alors : « Caplet a reçu hier douze études de Debussy. Pendant que nous étions en train de les lire, il est tombé à moins de cinquante mètres de notre ferme sept obus qui n’ont blessé personne, et qui n’ont rien détruit. Il y a eu un moment de stupeur (…). C’est un petit incident« , page 171 de Deux musiciens dans la Grande Guerre… ;

cf aussi en février précédent (1916), ces autres incidents-ci, à Cappy (dans la Somme), cette fois :

« Aujourd’hui, la journée est assez calme, nous avons toujours nos petits bombardements quotidiens, c’est-à-dire une centaine d’obus qui tombent sur Cappy. Nous vivons en partie dans les caves. Le piano du lieutenant Poumier est en miettes ; il est accordé pour toujours« , page 158 ;

et encore, en une autre lettre à sa mère quelques jours plus tard :

« La maison que j’occupais à Cappy a été rasée par un obus. Mon violon et celui de Dumant ont été engloutis, car ce dernier depuis trois semaines en avait fait venir un. Nous avons déblayé par la suite, le violon de Dumant est en miettes, le mien par le plus grand des hasards n’a absolument rien. Quelle chance ! (…) Je venais de sortir il n’y avait pas cinq minutes, appelé par le médecin pour prendre le commandement de trois équipes de brancardiers. C’est une chance. Je n’ai pas voulu t’écrire cela de suite, de peur de te tourmenter ; maintenant que nous sommes relevés, cela n’a plus d’importance. J’ai de la veine« , page 160 : il n’y a donc pas eu que le piano de Poumier, de détruit ; et pas que le violon de Lucien, de sauvé ! en cet « incident« -là, de bombardement d’obus, à Cappy (entre Albert et Péronne)… _,


Et le travail assidu d’analyse musicale avec André Caplet, trois années pleines durant, sur le front,

y est pour pas mal !..

_ sur ce « passage« , crucial, d’instrumentiste (-interprète de musique) à compositeur (-créateur même de l’œuvre de musique !) de Lucien Durosoir,

j’aurai à revenir bien plus précisément ! cette affaire-ci est passionnante !

cf sur ce point de la relation décisive de Lucien Durosoir (en gestation de « compositeur« …) avec André Caplet en tant que compositeur confirmé déjà lui-même ; même si Caplet est alors, à ce moment (de la guerre), surtout célèbre comme « directeur de musique«  : à l’Opéra de Boston, dont il revient au printemps de 1914 ; et que lui-même _ ainsi que Lucien _, se consacrera à la « composition«  surtout après la guerre : de 1919 à sa mort, le 22 avril 1925… :


André Caplet et

Claude Debussy

De retour de Boston début 1914 et nommé chef de l’orchestre de l’Opéra de Paris et, bien qu’exempté du service militaire, André Caplet s’engage au moment de la déclaration de la Guerre.

De tempérament « malingre » (selon l’adjectif de Lucien, qui en esquisse un premier portrait à sa mère, page 141 de Deux musiciens dans la Grande Guerre :

« Il est sergent, on va lui trouver un filon _ si peu que ce soit protecteur, sur le front ! _, d’autant plus qu’il est malingre. il fait partie de ces renforts douteux _ sur le front, donc, à cette date d’octobre 1915 _ que nous recevons maintenant. Il faut vraiment avoir besoin d’hommes pour prendre des gens comme lui« , commente Lucien l’arrivée d’André Caplet sur le front de l’Artois, à Beaudricourt, dans le Pas-de-Calais, le 17 octobre 1915…)

et gazé, sa santé au retour des quatre années de guerre, l’empêchant de continuer sa carrière de chef d’orchestre,

André Caplet se retire en Normandie, se marie, a un fils, Pierre (né le 20 octobre 1920) et consacre son activité musicale d’une part à l’orchestration (La boîte à joujoux, Jet d’eau ou Clair de lune de son ami disparule 25 mars 1918, d’un cancer _ Claude Debussy, par exemple) et d’autre part, et surtout, à la composition personnelle avec une dominante religieuse (Messe à trois voix, La Part à Dieu ou Le Miroir de Jésus : Mystères du Rosaire…)…

cf sur ce point de la relation décisive de Lucien Durosoir (en gestation de « compositeur« …) avec André Caplet « compositeur«  confirmé déjà lui-même _ je reprends ma phrase _,

cf, donc, cette analyse très éclairante de Luc et Georgie Durosoir : « Lucien Durosoir et André Caplet passèrent ensemble ces années terribles

_ trois ans jours pour jour, même, très exactement : de l’arrivée au départ de Caplet du front (où demeura Lucien jusqu’à la fin des hostilités, le 11 novembre 1918 : Lucien se trouvant alors non loin de Gand, en Belgique) :

soit, et très précisément,

du 16 octobre 1915 (arrivée de Caplet à Beaudricourt, sur le front de l’Artois

cf la lettre du 17 octobre 1915 :

« Il est arrivé hier matin, dans un nouveau renfort _ afin d’« organiser le quatuor » que « le colonel (Viennot ; ou Valzi ?) voudrait que je forme« , page 140 _, André Caplet, le prix de Rome, chef d’orchestre bien connu qui dirigeait à Boston depuis plusieurs années la saison d’opéra (…) Il jouerait de l’alto dans le quatuor ; inutile de dire qu’il serait intéressant comme musicien _ interprète, d’abord ; mais plus encore analyste, compositeur ! Il paraît fort timide, il faut dire qu’il était désorienté de se retrouver au front, c’est la première fois qu’il y venait« , pages 140-141 de Deux musiciens dans la Grande Guerre… )

au 15 octobre 1918 (départ de Caplet, des avancées des troupes sur l’Yser

_ cf ici la lettre de ce 15 octobre 1918 de Lucien à sa mère, page 209 :

« Est parvenue une nouvelle qui m’a causé, ainsi qu’à Caplet _ tous deux préposés au service de transmission colombophile _, une grosse émotion. Est arrivée une note du Grand Quartier général qui envoie Caplet à Chaumont comme directeur de l’Ecole technique américaine de musique militaire. (…) Ce matin, après avoir trié toutes ses affaires, j’ai conduit Caplet jusqu’à une auto qui devait l’emmener jusqu’à Calais _ le théâtre des hostilités s’est déplacé, lui, depuis quelques jours ce mois d’octobre 18, plus au nord, au « pays de la gueuse Lambic«  (expression in la lettre du 30 septembre, page 208) : en Belgique !..

Ce n’est pas sans émotion que nous nous sommes séparés, après deux _ ou trois ? octobre 1915 – octobre 1918 ! _ ans de vie commune et de tous les instants _ un élément capital : et pas seulement pour le devenir musical (de compositeur) de Lucien ; pour celui d’André Caplet aussi (même bref, hélas !) : il se consacre lui aussi à la composition désormais !.. Je ne puis oublier tous les bons moments de musique _ plus encore d’analyse et de composition que de répétitions et d’exécutions de musique ! _ et les mille souvenirs qui s’attachent aux lieux parcourus ensemble dans cette vie misérable et pittoresque _ dans les tranchées et sous les obus à proximité immédiate du front ! Et tout particulièrement le séjour fécond, cette année 1918, au colombier de Suippes… Caplet aussi était fort ému.

Me voici donc le dernier survivant de l’ancien groupe musical, car Mayer _ Pierre Mayer : violoniste, intégré plus tardivement au « groupe« , lui _ est toujours au CID. Mais de l’ancien groupe, Caplet _ qui y jouait de l’alto _, Lemoine _ second violon _, Maréchal _ violoncelle _, Magne _ piano _, Cloëz _ piano ; ce dernier donne aussi des leçons d’harmonie à Lucien (note de la page 237) _ sont maintenant partis. J’avoue que je vais me trouver bien isolé _ intellectuellement, disons… _, car, de tous ceux qui m’entourent et qui sont certes de bons camarades, il n’y avait que Caplet avec lequel je pouvais causer de choses élevées _ de l’ordre de l’art ! _ et avec lequel je sympathisais » _ et faisais de la musique ! Pages 209-210 de Deux musiciens dans la Grande Guerre

Le 3 janvier 1915, à propos du « port de médailles bénites«  évoqué dans des cartes de vœux reçues (et jugées par Lucien « bêtes et ridicules« ), Lucien confiait à sa mère : « Il est évident que s’il est heureux pour l’homme de posséder un large sentiment religieux dans la grande acception du mot

_ les références culturelles (spirituelles) de Lucien ne sont pas (à la différence d’un André Caplet) « religieuses«  au sens étroit du terme ; ou « chrétiennes« , si l’on préfère, comme c’est le cas de l’inspiration de Caplet ; mais plutôt philosophiques en l’espèce d’un paganisme (panthéiste) puissamment présent chez les Tragiques grecs (et Eschyle plus encore que Sophocle) et les Stoïciens : d’où le goût très fort chevillé à l’âme de Lucien, et toute sa vie, pour l’« élévation«  d’inspiration d’un Leconte de Lisle et des poètes parnassiens ; puis, autour du tournant du siècle, des romanistes : Jean Moréas, en l’occurrence, ou un Raymond de La Tailhède, en ses références poétiques de toute sa vie… _,

il est non moins évident que je considère comme faiblesse d’esprit _ voilà _ le port de médailles bénites et autres objets pris plus ou moins comme fétiches ; il y a là un sentiment puéril et mesquin dont il faut _ en stoïcien ! _ se défendre. J’excuse beaucoup les gens (esprits ordinaires) de donner dans de pareils travers, mais je considère que l’esprit élevé et large que je suis _ voilà : et sans forfanterie _ n’a pas besoin de pareilles choses pour se soutenir. L’idéal élevé que je soutiens en ce moment _ mais pas seulement alors ! _ se suffit à lui-même. Certes, mon sort est entre les mains de Dieu _ ou d’Anankhé _, il suffit d’un obus pour trancher la question, mais le port d’une médaille quelconque ne peut rien faire à la chose, ce serait trop facile. Laissons cette illusion _ superstitieuse _ à ceux qu’elle berce _ je relève le terme : sa fonction est thérapeutique… _ ; tant mieux, ils puisent là une force ; mais moi je n’ai pas besoin de cette force-là, je la possède en moi-même. (…) Haut les esprits et les cœurs, mais pas de mesquineries, évidemment«  (pages 70-71) ;

et le 5 : « Je te remercie d’avoir fait brûler un cierge pour moi, mais je ne verrai certainement pas avec plaisir une évolution trop grande _ on note le délicat de la nuance (et de l’appel, en l’élégance de l’impersonnalité indéfinie de son expression…) _ vers ce que je considère comme le contraire d’un esprit large, trouvant en lui-même et en l’idéal de sa vie _ ce sont là des points d’appui majeurs ! pour pénétrer l’idiosyncrasie de Lucien Durosoir ! _ l’élément nécessaire au soutien. Aie confiance, chère maman, aie confiance !«  (page 72); fin de l’incise sur l’« élévation«  revendiquée comme « nécessaire » de l’esprit….

cf cette analyse très éclairante de Luc et Georgie Durosoir : « Lucien Durosoir et André Caplet passèrent ensemble ces années terribles _ je reprends le fil de ma phrase et de la citation _,

et leur amitié se scella aussi bien dans les tranchées _ sous le déluge des balles et des obus _ que dans les positions de repli _ un peu tant soit peu moins exposées… _ où ils faisaient de la musique _ de diverses manières : en en jouant (et devant divers publics : notamment le cercle du général Mangin ; ou d’autres officiers supérieurs mélomanes : le colonel Viennot, le colonel Valzi ; etc.) ; mais, plus encore et surtout, en travaillant assidument l’analyse de partitions ; et en s’intéressant au travail même de la composition (y compris en la pratique d’exercices…). L’idée de composer s’affirme _ voilà ! _ de plus en plus fortement dans l’esprit de Lucien Durosoir _ elle fait son chemin…

Songeant à la fin de la guerre, il écrit, le 12 septembre 1916 : « Je commencerai la composition afin de m’habituer à manier les formes plus libres _ la notation est d’importance ! voilà un axe de priorité de Lucien ! _, et je donnerai, j’en suis persuadé, des fruits mûrs » «  _ même si Lucien n’a jamais cessé d’y songer, depuis sa formation musicale, au sein du Conservatoire, comme en dehors (il s’en fait renvoyer par le directeur, Ambroise Thomas), notamment auprès de Charles Tournemire ! avec lequel il continuera de travailler : Lucien n’est tiède ni en ses rejets, ni en ses fidélités… _

..

Revenir de la guerre n’est pas, pour Lucien Durosoir, un simple retour au pays _ et au domicile familial de Vincennes. Dans le délabrement économique, mental et physique de nations dont presque toute la jeunesse a été fauchée _ cette Guerre fut rien moins que le premier suicide collectif de l’Europe ; cf le livre lumineux de Stefan Zweig Le Monde d’hier _ souvenirs d’un Européen… ; ou ceux, tout aussi passionnants, d’André Suarès… _, quelle place un violoniste, auparavant de renommée internationale _ tout spécialement en Europe centrale et orientale : bouleversée et ruinée par la défaite, pour l’Allemagne ; dépecée pour l’ancienne Autriche-Hongrie ; ou chamboulée et claquemurée sur soi par la révolution d’octobre, pour la Russie _, peut-il retrouver ? Faut-il totalement renoncer _ au profit de la composition (et de l’œuvre à mener de compositeur) : et Lucien Durosoir s’y adonne intensément ces années 1919-1920 : naissent ces deux années-là rien moins que le premier quatuor à cordes (en fa mineur), le Poème pour violon et alto avec orchestre (deux œuvres, toutes deux, de grande dimension !) et les 5 Aquarelles pour violon et piano ; et l’année 1921, Lucien s’attelle, outre au Caprice pour violoncelle et harpe, qu’il dédie à son ami des tranchées, le magnifique violoncelliste, Maurice Maréchal (« en souvenir de Géricourt (hiver 1916-1917)« , spécifie la dédicace), à la jubilatoirement merveilleuse Fantaisie Jouvence (« Fantaisie pour violon principal et octuor« ) ; à la grande Sonate Le Lis pour violon et piano ;  ainsi qu’au second quatuor à cordes (en ré mineur), de très grande ampleur, ces trois œuvres-là : Lucien disposait-il de beaucoup de temps pour travailler aussi, outre cela, son violon, et surtout se soucier de contacts à des fins d’engagements à des concerts (d’orchestre) où se produire (en soliste) ?..  _ à la carrière de virtuose ? Faut-il consacrer à la « remise à niveau » du concertiste les deux années de travail _ techniquement _ indispensables ? Quel public retrouver _ peut-il être inchangé ? certes, non… _, pour celui qui se faisait acclamer dans l’Europe germanique et centrale, qui avait perfectionné, à vingt ans, son art de l’interprétation auprès des deux plus grands maîtres allemands du violon : Josef Joachim et Hugo Heermann ? _ la France nouvelle a plutôt la tête, elle, à se divertir, en ces Années qui seront bientôt dites folles… Et ce n’est pas vers cela qu’incline le penchant du « génie«  de Lucien Durosoir… 

Lorsque lui parvient une offre du Boston Symphony Orchestra, en 1921 _ Pierre Monteux, qui le dirige alors, remodèle de fond en comble l’orchestre _, il entrevoit _ comme il y avait pensé _ une nouvelle vie, une renaissance de violoniste (le poste offert est celui de premier violon solo de l’orchestre). L’accident qui rend sa mère impotente en décide autrement : cette fois-ci, il ne partira pas _ mais c’est lui qui prend la décision ! dans l’instant !

C’est ainsi qu’il décida de _ préférer se consacrer à _ réaliser un rêve, souvent caressé pendant la guerre, durant les longues heures de compagnonnage _ de trois années au quotidien : et d’un travail assidu et passionné _ avec le compositeur André Caplet : composer _ voilà ! Durant ses études, il avait travaillé le contrepoint avec Charles Tournemire et l’écriture avec Eugène Cools, répétiteur d’André Gédalge _ André Gédalge dont un des mots d’ordre (musical !) était « ni littérature, ni peinture«  : une piste de recherche à creuser… Puis, pendant les premiers mois de l’année 1918, dans l’inconfort du pigeonnier de Suippes où il était l’adjoint du sergent colombophile Caplet

_ Lucien obtient une place de colombophile en octobre 1917 et devient le second du sergent Caplet dans cette fonction (page 188 de Deux musiciens dans la Grande Guerre) ; en novembre, il écrit à sa mère (page 189) : « Ne t’inquiète pas de l’après-guerre : certainement je travaillerai la composition (voilà ! pour le compositeur qu’il va, en effet _ et même exclusivement ! _, devenir !) ; mais, au point de vue violoniste (= instrumentiste), je n’aurai besoin de personne et me pousserai bien moi-même ; mais pour cela je ne resterai pas en France. L’Amérique sera là qui nous (sic) offrira d’énormes possibilités (cf Pierre Monteux ! qui obtient d’y accompagner une tournée des Ballets russes en 1916 ; et y séjournera très activement jusqu’en 1924 ; il finira par se faire naturaliser américain en 1942…) ; il serait idiot de ne pas aller au-devant«  : Lucien avait bien du recul !!!..

Ensuite, Durosoir et Caplet se trouvent au colombier de Suippes en mars 1918 : « nous n’avons jamais été aussi bien » _ pour travailler la musique… (page 193) ;

même si, un peu plus tard, le 5 juin 1918 : « C’est demain _ 6 juin _ que j’aurai trente-neuf ans et demi. La quarantaine pointe donc ; c’est un cap _ voilà ! _ pour les hommes ; c’est en général le moment où l’on dételle _ des fantaisies, voire folies, de la jeunesse _ et où on se range _ en la maturité épanouie… Pour moi, je n’ai pas à me ranger, car je ne me suis guère dérangé _ voilà ! Ce qui est le plus triste, c’est de constater que l’âge vient, et que l’on n’a pu rien réaliser ou à peu près _ tiens donc ! _ de ses rêves de jeunesse _ le mot est là ! Il est vrai que, au fond, nous vivons pour nous, de la vie intérieure _ voilà ! ce point est décisif, en Lucien ! _, et si l’on a conscience d’avoir fait des progrès moraux, la vie n’est pas perdue _ le temps de l’œuvre va en effet venir pour Lucien ! qui reprend et récapitulera alors qui était demeuré jusqu’ici, disjoint et épars, seulement virtuel : et avec quel élan, quelle joie, quelle force !.. Nous retrouverons plus tard ces acquisitions«  _ quelle magnifique lucidité prospective ! la vocation du créateur s’exprime là ! _, page 199… _,

il avait multiplié, sous la houlette du Prix de Rome, les essais et exercices _ voilà ! C’est donc fort de cette lente maturation _ voilà le processus en germination ! _ de ses idées _ sur un terreau ancien ! et déjà excellemment « préparé«  : Lucien Durosoir est inlassablement curieux ! et a une très haute idée de l’Art !.. _, qu’il entreprend, durant l’année 1919, ses premières compositions : en deux ans (1919 et 1920), il produit plusieurs œuvres pour violon et piano (Cinq Aquarelles), un 1er quatuor à cordes et le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre.

Fin de la référence à l’impact de la relation avec André Caplet-compositeur _ lui aussi va y consacrer les six dernières années de sa vie trop courte (Le Havre, 23 novembre 1878 – Neuilly-sur-Seine, 22 avril 1925), en travaillant surtout chez lui, en Normandie… _

sur le devenir-compositeur de Lucien Durosoir _ je creuserai la chose, passionnante !, plus tard !

Je reviens au CD Alpha 164 (Jouvence) et à son immense apport musical !

Au-delà de la poésie (musicale !) puissante (et combien inventive ! variée et mobile : jamais répétitive ni attendue _ peut-être une leçon que Caplet lui a transmise de Debussy…) des cinq pièces pour deux instruments que sont Caprice (pour violoncelle et harpe, en 1921), Berceuse (pour flûte et piano, en 1934), Incantation bouddhique (pour cor anglais et piano, en 1946), Vitrail (pour alto et piano, en 1934) et Au Vent des Landes (pour flûte et piano, en 1936),

et fine, et toujours élégante,

en ces pièces assez brèves _ de 8’37 pour Caprice à 3’52 pour Au Vent des Landes _ qui jamais ne sauraient si peu que ce soit peser, en dépit de leur composante indéniable, aussi, de gravité, telle l’ombre portée d’une inguérissable tragédie survécue _ apparentant par là le compositeur Lucien Durosoir, au-delà, bien sûr, des styles (lui est très intimement et puissamment français !), à un Béla Bartók et à un Dimitri Chostakovitch, sur les œuvres desquels son œuvre si éminemment originale et singulière, peut sembler aussi, en certains de ses si riches aspects et diaprures, comme anticiper !..

c’est le tissu complexe, chatoyant de la diaprure _ ce mot me revient ! décidément… _ tout en souplesse _ mobile _ de ses richesses et finesses multiples,

des grandes pièces que sont la Fantaisie Jouvence (de 20’55, en 1921) et le Quintette pour piano et cordes (de 24’35, en 1925),

et la force et la vie _ et l’humour aussi : il a quelque chose du rire de Voltaire ! _ de leur flux, et de leurs impulsions et rebonds,

qui ravissent et emportent la jubilation de l’auditeur,

par la richesse et la densité, toujours élégante et sans lourdeur, jamais, de ces œuvres si vivantes !

Aussi suis-je particulièrement impatient de tendre l’oreille (et le cœur) aux autres pièces de grande ampleur _ et permettant un déploiement sur une base contrapuntique _ de Lucien Durosoir :

je veux dire les pièces symphoniques ;

et j’entends plus précisément par là

_ le Poème pour violon et alto avec orchestre, composé en 1920 : inspiré par Le Centaure de Maurice de Guérin _ écrit en 1835-36, et paru, posthume, en 1840 _ ;

_ Dejanira, étude symphonique, composée en 1923 : d’après Les Trachiniennes de Sophocle _ en une traduction de Leconte de Lisle, parue en 1877 _ ;

_ Le Balcon, poème symphonique pour basse solo, cordes vocales et cordes instrumentales, composé en 1924 : sur Le Balcon des Fleurs du mal de Baudelaire _ le recueil est paru en 1857 _ ;

_ Funérailles, suite pour grand orchestre, composée en 1927-30 : à partir de poèmes de Jean Moréas extraits de son recueil Les Cantilènes _ paru en 1886 _ ;

_ Suite pour flûte et petit orchestre, composée en 1931.

Oui, je découvre avec de plus en plus d’évidence

que le génie _ singulier et universel ! _ de Lucien Durosoir se déploie le mieux

_ avec toute l’amplitude (généreuse tout autant que formidablement exigeante, comme il se doit, pour son auteur !) dont il a besoin _
dans la diaprure et le tissage riche et généreusement fourni _ à la fois pétri et contrapointé en géniale souplesse et bondissements et rebonds _ des pièces complexes :

dans l’entremêlement _ contrapuntique : somptueux ! et avec quelles couleurs ! _ des voix dont il tire (= subsume !) ses lignes (claires) de force, au sein de ce tissu ô combien riche, vivant, à la fois mobile et cohérent _ splendidement ! _

et d’une ampleur de temps, aussi, qui lui est nécessaire _ et à rebours du formalisme : jamais de pures et simples reprises ! on retrouve peut-être ici quelque chose de l’esprit musical d’un Jean-Marie Leclair (1697-1764), qu’aimait tout spécialement Lucien… _ : dépassant les 20 minutes…

Avec une nécessité de qualité d’écoute équivalente, en quelque sorte (quasi immédiatement jubilatoire !), de la part de l’auditeur, qui doit avec confiance (et très vite jubilation, donc !) s’y plonger, s’y laisser prendre et surprendre,
face à la richesse de densité de tissu et de vie de pareils chefs d’œuvre, si parfaitement inventifs et originaux en leur singularité !!!
Quelle évidence très vite alors

_ et j’en ai d’autres témoignages que celui de ma propre écoute !

Au passage, la notion de « berceuse » me paraît importante dans la genèse _ et l’historicité (après la Grande Guerre)… _ du travail de composition de Lucien Durosoir :
outre le titre d’une des Aquarelles de 1920,
et celui de la « Berceuse funèbre » de 1934 (ainsi que lui-même la qualifie en la « reprenant » et « enrichissant« , ainsi qu’il le dit, en 1950 dans le Chant élégiaque en mémoire de Ginette Neveu),
la thématique de la « berceuse » est assez souvent présente dans les poèmes, déjà, ayant inspiré d’autres œuvres (musicales, elles) de Lucien Durosoir,
notamment ceux de Jean Moréas :
« dorloter« , est-il dit dans Oisillon bleu (extrait des Syrtes, en 1884), à la source de la pièce homonyme de Durosoir en 1927 (cf le CD Alpha 125) ;
« Voix qui revenez, bercez-nous« , est-il dit dans « Les Cantilènes » (en 1886) qui ont inspiré l’important Funérailles en 1927-30 _ « à la mémoire des soldats de la Grande Guerre« , indique la dédicace…
Idem pour le A un enfant de Raymond de La Tailhède (dont la réunion des poèmes a paru en 1926), pour la pièce homonyme de Durosoir, en 1930 : « Si, lorsque tu rêves, tu vois le ciel doré, si tu vois cette mer, aux heures de douleur, tes douleurs seront brèves. Quand la vie aura fait ton esprit plus amer, tu te rappelleras ces fantômes magiques, pour t’endormir au souvenir de leurs musiques« …
Cf aussi l’Incantation bouddhique de 1945…

Il y a là une des fonctions _ consolatrice : en surmontant ! « Haut les esprits et cœurs !«  dit-il à sa mère le 3 janvier 1915 ; afin de prévenir toute pente vers quelque apitoiement !.. _ de l’Art, et de la musique, me semble-t-il, pour Lucien Durosoir,
jusque dans la grandeur de sa force de composition
_ ni doloriste, ni tiède, ni mièvre : aux antipodes de tout cela !

La dimension de « grandeur » (voire de sublime ! _ mais sans le moindre pathos ! _ en une « élévation » évidente !) y étant ô combien prégnante, mais en toute lucidité, et sans la moindre vanité !

Par ce qu’elle réussit à surmonter et à ordonner jusque dans le tragique des vies qui passent et, parfois, ne donnent pas leurs fruits :

par son style !

c’est-à-dire la noblesse toute probe (et vraie !) de sa retenue et de sa simplicité _ et élégance, ainsi qu’humour _ au sein de la vie et du flux de la complexité vibrillonnante ! _ rien de simplificateur en cette transmutation, bien sûr !

http://durosoir.megep.pagesperso-orange.fr/images/portrait_lucien.gif

Lucien Durosoir,

dessin à la mine de plomb

par Jean Coraboeuf _ 1914.

C’est aussi l’homme Lucien Durosoir, qui transparaît ainsi  _ mais sans expressionnisme seulement débridé ; ni « brutisme« , si j’ose le dire ainsi _ dans cette œuvre si riche (= généreuse !), et si maîtrisée _ par la qualité de patience et de maturation à l’égard du passage du temps ! en la vie… _ en la noblesse du flux qu’elle transcende.

Et si je puis ajouter une note plus personnelle,
je dois dire que je me sens plus que pleinement en accord avec cette esthétique ! J’en jubile !

Un dernier mot pour saluer le goût de l’initiateur singulier de l’édition discographique de l’œuvre-Durosoir :

je veux dire Jean-Paul Combet, le créateur d’Alpha,

qui nous donne là _ lui aussi généreusement _ à écouter, au disque,

mieux qu’un  jalon majeur de la musique française au XXème siècle ! mieux qu’un égal d’un Debussy et d’un Ravel !

je veux dire

un génie musical de l’humanité.

Merci, Jean-Paul,

d’avoir su si bien écouter, en sa fondamentale pudeur, la demande de reconnaissance musicale (de compositeur) post mortem

de Lucien Durosoir lui-même,

via les voix d’abord de son fils, Luc, et de sa belle-fille, Georgie Durosoir !

Désormais, le chant d’un musicien génial est en passe d’atteindre et toucher toutes les oreilles et tous les cœurs et esprits

des mélomanes

de par la planète !


C’est dire mon impatience d’écouter les opus Durosoir qui vont suivre…
Et je crois savoir que l’opus discographique n°4 est d’ores et déjà enregistré !

Vive le chant si puissant et singulier de Lucien Durosoir !

Ce CD Alpha 164 Jouvence est une pure merveille !

Durosoir, ou le secret de la jeunesse transcendée

en sa dimension, sensible musicalement, d’éternité !

Voilà ce que nous révèle en sa générosité assumée Jouvence !

Titus Curiosus, le 29 juillet 2010

Post-scriptum :

comme pour les CDs Alpha 105 Musique pour violon & piano

et Alpha 125 Quatuors à cordes,

la notice par Georgie Durosoir du livret de ce CD Alpha 164 Jouvence

est un enchantement de finesse, précision et justesse…

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur