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De la latitude de faire comprendre la complexité de l’Histoire : l’éclairante conférence d’Emmanuelle Picard à propos de « La Fabrique scolaire de l’Histoire »

27mar

Jeudi soir dernier, 25 mars 2010, Emmanuelle Picard est venue présenter, dans les salons Albert-Mollat, le travail collectif qu’elle a co-dirigé, avec Laurence De Cock, et publié au sein de la collection « Passé & Présent » des Éditions Agone, et sous l’égide du « Comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire« , intitulé La Fabrique scolaire de l’Histoire _ ouvrage sous-titréIllusions et désillusions du roman national.

L’enregistrement écoutable et podcastable de cette conférence, avec la participation d’Alexandre Lafon, professeur d’Histoire-Géographie au Lycée Bernard-Palissy d’Agen et doctorant en Histoire, et Éric Bonhomme, professeur d’Histoire en Khâgne au Lycée Michel-Montaigne de Bordeaux et président de l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie d’Aquitaine ; et modérée par Francis Lippa, philosophe, dure 67 minutes.

Emmanuelle Picard est chargée de recherche au Service d’Histoire de l’Éducation de l’Institut National de la Recherche Pédagogique, à l’École Normale Supérieure. Elle a participé tout récemment à un important travail collectif européen _ qu’elle a très opportunément cité, et auquel elle a renvoyé, au cours de sa conférence _ : Atlas of the Institutions of European Historiographies _ 1800 to the Présent, publié aux Éditions Palgrave MacMillan, à Londres, en 2009 ; une référence à prendre en note : afin d’en faire usage !

Avec une magnifique clarté, ampleur et profondeur de vue,

Emmanuelle Picard nous a présenté les tenants et les aboutissants de ce travail collectif de huit chercheurs

_ Marc Deleplace (Comment on enseigne la Révolution française _ Quelques questions à l’écriture scolaire de l’Histoire),

Benoît Falaize (Esquisse d’une théorie de l’enseignement des génocides à l’école),

Charles Heimberg (Constructions identitaires et apprentissage d’une pensée historique _ L’Histoire scolaire en Suisse romande et ailleurs),

Évelyne Héry (Le Temps dans l’enseignement de l’Histoire),

Françoise Lantheaume (Enseignement du fait colonial et politique de la reconnaissance),

Patricia Legris (Les Programmes d’Histoire dans l’enseignement scondaire),

André Loez (La Fabrique scolaire de la « culture de guerre »)

et Marie-Albane de Suremain (Entre clichés et Histoire des représentations : manuels scolaires et enseignement du fait colonial) _,

présenté par les deux co-directrices de l’ouvrage Laurence De Cock (Avant-Propos ; II Quelle place pour les acteurs historiques dans l’Histoire scolaire ? Des prescriptions officielles aux manuels ; III Entre devoir de mémoire et politique de la reconnaissance, le problème des questions sensibles dans l’école républicaines et IV Pour dépasser le roman national) et Emmanuelle Picard (I Programmes et prescriptions : le cadre réglementaire de la fabrique scolaire de l’Histoire ; II Quelle place pour les acteurs historiques dans l’Histoire scolaire ? Des prescriptions officielles aux manuels et IV Pour dépasser le roman national ),

et pourvu d’une préface de Suzanne Citron (Un Parcours singulier dans la fabrique scolaire).

J’en ai d’abord retenu l’importance de la latitude plus ou moins accordée _ en marges de temps données et en diversité d’intensité de pression de l’étendue des programmes et autorité des prescriptions imposées _ aux professeurs d’Histoire (aux divers échelons de l’institution scolaire, mais principalement, ici, aux lycées et collèges)

et cela en fonction de la qualité _ parfois menacée ! _ de leur propre formation _ passée, certes (au moment de leurs études et de la préparation des concours de recrutement), mais aussi continuée ! _ universitaire

afin de leur permettre,

pas seulement de faire connaître et d’expliquer _ plutôt que de faire croire ou de faire savoir, au sens de « communiquer«  seulement ; comme tend à y inciter une instrumentalisation pressée (et pas assez authentiquement démocratique ! cf par exemple le livre de Nicolas Offenstadt L’Histoire bling-bling _ le retour du roman national, aux Éditions Stock)… _,

mais bien de faire comprendre, et dans toute sa complexité _ du moins en la respectant suffisamment, eu égard aux impératifs de transmission et de vulgarition des connaissances historiographiques mêmes, scientifiques (= celles des historiens eux-mêmes) _ ;

de faire comprendre, donc,

à leur élèves _ dans la diversité (et parfois grande hétérogénéité) de la composition des classes _

avec clarté,

mais sans simplifications abusives, ni généralisations faussement simplificatrices,

le sens (riche) du devenir historique collectif de l’humanité,

des hommes regroupés en États et Nations entretenant des rapports complexes, et souvent tragiquement (= violemment) conflictuels…

Et en s’efforçant de décentrer l’approche de cette intelligence (enseignée) du devenir collectif

de perspectives un peu trop nationalement centrées _ les échanges de la conférence ont confronté un traditionnel (et conservateur) franco-centrisme à un certain européo-centrisme (en chantier) ; mais aussi à une « global history« , ou, mieux, une « world history« _,

au profit d’une intelligence un peu plus critique _ ainsi qu’auto-critique ; ce qui n’est pas le plus facile… _ des propres représentations de départ de chacun (= représentations d’abord reçues et idéologiques : ce n’est certes pas une nouveauté à notre époque ; mais le poids des instruments de communication et de propagande leur procure une force d’impact d’autant plus considérable qu’inaperçue et reçue naïvement, sans assez d’interrogation ni de débat critiques)…

Tout cela demande, sinon beaucoup de temps (= d’heures d’enseignement pour la discipline), du moins une marge de latitude _ pédagogique : dans la conduite de l’heure de cours _ suffisante de l’enseignant afin de permettre

et avec une qualité suffisante

l’activité de l’effort de compréhension des élèves eux-mêmes,

dont l’attention et la curiosité _ c’est capital ! _ doit être mobilisée par l’enseignant en sa classe

au-delà de ce qui n’est que le travail _ de base _ du faire connaître, de l’expliquer

la complexité, déjà, du jeu des causes et des effets,

sans inciter à faire penser et/ou croire une détermination univoque et téléologique de ce devenir collectif des hommes

qu’est l’Histoire historique elle-même _ = l’objet même qui doit essayé d’être éclairé et compris par la discipline historienne.

Dans cette marge de latitude orientée vers le faire comprendre,

la part du questionnement _ épistémologique _ des historiens au travail (en amont, donc, de l’enseignement de la discipline de l’Histoire à l’école, par les professeurs d’Histoire en leurs classes _ et les professeurs devant impérativement y accéder eux-mêmes autrement qu’à travers des résumés rapides ! _),

n’est pas mince ;

ni celle des débats historiographiques _ Emmanuelle Picard l’a fort justement et très clairement évoquée à partir des exemples de la pratique scolaire de l’Histoire dans l’Allemagne d’aujourd’hui ; ou en Suisse romande, avec l’accent mis sur la préoccupation, aussi, des compétences à former des élèves _

au-delà de la seule érudition (à partager, donner, diffuser auprès des élèves)…


On voit bien la nature ici de ces enjeux pédagogiques
_ et au-delà d’une didactique plus ou moins mécanicienne ; ou du stress, tant des professeurs que des élèves…

Voilà ce à quoi le regard éminemment compétent, tant sur les enjeux pédagogiques (et citoyens) que de connaissance

et lumineusement éclairant _ et vivant ! _

d’Emmanuelle Picard

nous introduit

et dans le livre La Fabrique scolaire de l’Histoire qu’elle a et co-dirigé, avec Laurence De Cock, et publié dans la collection « Passé & Présent » aux Éditions Agone,

et dans cette belle et claire conférence donnée dans les salons Albert-Mollat jeudi 25 mars dernier ; et désormais écoutable par tous…

Merci à elle ! ainsi qu’à tous ceux qui ont été ses interlocuteurs…


Titus Curiosus, ce 27 mars 2010

Post-scriptum :

En un courriel à Emmanuelle Picard, j’ai apporté quelques précisions à cette idée de « latitude«  (à « faire comprendre la complexité de l’Histoire« ).

Le voici, tel quel :

Mon article est rapide et circonstanciel et ponctuel ;
je n’ai retenu qu’un trait : celui de la « latitude » (de).
Mais il est pour moi crucial…

La « latitude » (de), est un pouvoir ; une liberté (de pouvoir faire, ou ne pas pouvoir)…

Il me semble que c’est sur cela que vous avez voulu mettre l’accent dans votre regard
sur le « jeu » entre les programmes (prescriptifs, parfois jusqu’à l’autoritarisme…
_ eu égard aux horaires draconiennement fixés, tout particulièrement !..) et la marge de manœuvre du professeur
comme auteur de sa pratique d’enseignement…


C’est en cela qu’au-delà du concept de « roman national » (d’après Pierre Nora, vous l’avez rappelé _ dans le livre aussi, déjà : cf page 153 et suivantes ;

vous renvoyez aussi, en note, page 202, à votre article du n°113 de la revue « Histoire de l’Éducation« , en janvier 2007 : « Quelques réflexions autour du projet de l’European Science Foundation : « Representations of the Past : The Wrinting of National Histories in Europe« ),
c’est le concept de « récit » qui dérange au sein de la pratique pédagogique…

Mais vous avez bien distingué ce qui ressort de la connaissance en tant que telle, voire de l’érudition _ y compris chez les élèves _
et ce qui ressort des « compétences » à former ;
les unes allant, aussi, avec les autres…


Je n’ai pas pris le temps de développer des remarques là-dessus (le « récit« ), me contentant d’une allusion trop elliptique à l’œuvre de Ricœur ;
de même que je n’ai pas posé une question précise là-dessus _ ce que j’aurais fait si je n’avais pas eu à partager le questionnement avec mes collègues Alexandre et Éric… _ ;
mais ce moyen, voire cet objectif (pédagogique)-là fait problème pour le développement et la formation même de l’esprit critique des élèves,
face au cours et à ce qu’il donne à organiser (et connaître, expliquer et comprendre) des faits historiques…

Mais l’objectif de pareille conférence est principalement de donner le goût d’aller lire le livre dont il est question ;
de même que l’objectif du livre est de faire réfléchir et (se) questionner…

Et sur ces objectifs dynamiques, il me semble que nous avons été assez « positifs« ,
dynamisants…

La « latitude » est capitale, donc…
Chez le professeur, comme chez l’élève (et l’historien même).
Bref, chez l’homme.
Elle est gestuelle, physique
_ comme mentale.

Sur la spatialité et la joie qui s’y déploie, répand, étale, éclate,

cf le très beau livre de Jean-Louis Chrétien La joie spacieuse _ essai sur la dilatation

Bien à vous,

Titus

P.s. : vous ai-je parlé de « Versant d’Est » de Bernard Plossu (consacré au Jura, pour une expo à Besançon) :
il est superbe…
Poétique…

Jeudi 25 mars à 18 h, dans les salons Albert Mollat, Emmanuelle Picard présente « La Fabrique scolaire de l’Histoire » (aux Edition Agone)

23mar

Après-demain jeudi 25 mars, dans les salons Albert-Mollat, 11 rue Vital-Carles à Bordeaux,

l’historienne Emmanuelle Picard viendra présenter l’important travail qu’elle a co-dirigé, aux Éditions Agone, avec Laurence De Cock, La Fabrique scolaire de l’Histoire _ ouvrage sous-titré « Illusions et désillusions du roman national« 

La fabrique scolaire de l’Histoire
Conférence suivie d’un débat autour de l’ouvrage du même nom, sous la direction de Laurence De Cock et d’Emmanuelle Picard (Marseille, Éditions Agone, 2009)
dans les Salons Albert-Mollat de la Librairie Mollat, 11 rue Vital-Carles, Bordeaux,
jeudi 25 mars 2010 à 18h.


A l’heure de la mise en place de la Réforme des lycées (qui poursuit celle entreprise au collège), et notamment autour de la détermination des programmes en Histoire,

plusieurs acteurs du système scolaire, historiens, chercheurs, enseignants, reprennent dans ce livre stimulant qu’est
La Fabrique scolaire de l’Histoire _ aux Éditions Agone, sous la direction de Laurence De Cock et Emmanuelle Picard _ le dossier des modalités de l’élaboration de l’enseignement de l’Histoire à l’école de la République.

L’enseignement de l’Histoire, comme construction et transmission d’un « récit historique » produisant un socle culturel partagé, a pour finalité importante la prise de conscience du « vivre ensemble ». Une difficulté présente est de répondre à la fois à ce postulat de départ, et aux grandes évolutions sociales dont les lois mémorielles récentes témoignent… D’autant que l’enseignement de l’Histoire doit faire avec les changements d’orientation politique et l’apparition de nouvelles sensibilités qui placent différents groupes en position d’attente vis-à-vis de « mémoires » particulières : ce qui pose la question de l’articulation entre Histoire (telle qu’elle « se construit » dans la recherche permanente des historiens), enseignement de l’Histoire et « mémoires » s’élaborant, elles aussi, au sein de la société…

De ces questions « sensibles » s’entrecroisant,  et de la prise en compte de l’ensemble des acteurs de la « fabrique » scolaire de l’Histoire _ concept décidément crucial _ les auteurs de ce livre s’emparent et le proposent à la connaissance et au débat public sans faux semblants, avec sérieux et pertinence.

Emmanuelle Picard, co-directrice avec Laurence De Cock de ce La Fabrique scolaire de l’Histoire _ Illusions et désillusions du roman national _ publié aux Éditions Agone, présentera ce travail collectif,
en une conférence animée par Francis Lippa
_ philosophe _, modérateur, avec Alexandre Lafon, professeur d’Histoire-Géographie au Lycée Bernard Palissy d’Agen, et Éric Bonhomme, président de l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie d’Aquitaine ;
suivie d’un débat.

En introduction à cette conférence et à ce débat _ avec pas mal de professeurs d’Histoire _,

Alexandre Lafon _ professeur d’Histoire-Géographie au Lycée Bernard-Palissy d’Agen, ainsi que doctorant en Histoire _ propose cette lecture-ci de ce recueil passionnant qu’est La Fabrique scolaire de l’Histoire :

Décidément, l’Histoire, et singulièrement l’Histoire comme discipline scolaire ne laisse pas de nourrir débats et controverses tant elle reste au carrefour d’attentes collectives fortes et complexes.

En ces temps de « Réforme » des programmes du lycée et devant les débats suscités par les différentes lois mémorielles et les velléités d’instrumentalisation actuelle de l’Histoire dans son usage public, ce petit livre dense apporte une saine et pertinente réflexion sur les enjeux de l’enseignement de l’Histoire dans le système scolaire français. Il ne se contente pas de proposer de penser superficiellement sa « fabrique » scolaire, à la fois au prisme des valeurs qu’elle est sensée porter dès l’origine et encore aujourd’hui, valeurs à la fois scientifiques, morales et civiques ; mais également en se tournant vers les acteurs concernés, décideurs de ses grandes orientations, groupes de pressions, manuels scolaires ou enseignants. Cette approche résolument socio-historique conduit le lecteur à prendre en compte l’ensemble des facteurs qui déterminent cet objet singulier.

Articulé autour de quatre parties centrées tour à tour sur les cadres réglementaires de la fabrique scolaire de l’Histoire, la place des acteurs historiques dans l’Histoire enseignée, les questions sensibles telles l’enseignement des génocides ou du fait colonial, et enfin sur la question de la mise en récit du « roman national » à l’école, l’ouvrage est lui-même construit, comme le souligne Laurence De Cock, sur le modèle d’un « aller retour entre plusieurs échelles d’analyse », de la synthèse des problématiques citées à l’étude de cas éclairant pertinemment chacune d’elle.

La première partie insiste sur la fabrique institutionnelle de l’Histoire scolaire à travers l’élaboration des programmes et le traitement du « temps » historique à l’école. L’Histoire en tant que discipline scolaire a pris dès l’origine dans la France républicaine une place essentielle : tout à la fois discipline pensée comme dispensatrice de connaissances permettant aux élèves de comprendre mieux le monde dans lequel ils vivent et doivent s’intégrer, elle fut aussi pensée comme une « fabrique » de la citoyenneté républicaine. Ce postulat originel permet de mieux comprendre les débats et questions qui agitent l’enseignement de l’Histoire aujourd’hui encore. L’article de Patricia Legris revient justement sur l’évolution de la rédaction des programmes scolaires depuis la Libération, notant sur les questions de fond le rapport de force quasi continu entre historiens, politiques et monde enseignant, avec pour point d’orgue la définition de l’Histoire comme « connaissance du passé » qui pose le problème de la conception du temps historique. La linéarité du temps de l’histoire scolaire permet-elle de rendre compte de l’enchevêtrement des temps qui devrait caractériser la démarche historienne ? Problème loin d’être anodin tant il met en lumière le sens même que l’on veut donner à la discipline enseignée et à ses effets pédagogiques, à court comme à long terme.

L’Histoire à l’école est conçue comme l’apprentissage d’une triple conscience : historique, critique et civique, contre les lieux communs de l’immédiateté et la surface des événements. La question du temps et de son apprentissage, complexe, enchevêtré,  se pose alors avec acuité. L’organisation des programmes et l’histoire scolaire dans notre république, certes, souvent téléologique et instrumentalisée, comme le rappelle Évelyne Héry, devrait offrir à partir de la lecture du passé, des clés du « vivre en semble » aujourd’hui et pour l’avenir. Mais confrontée à des attentes politiques, sociales lisibles dans la conception très conventionnelle et conservatrice, au final, des programmes, comment la « fabrique » de l’Histoire peut-elle s’affranchir de la continuité et de son instrumentalisation, afin de penser le passé dans toutes ses composantes (temps longs, temps court, passerelles) ? Vaste question qui demeure en suspens.

Dans une seconde partie, les auteurs s’intéressent logiquement à la traduction pratique des données institutionnelles à travers l’élaboration des manuels scolaires, domaine effectivement largement délaissé par la réflexion critique, alors même que les manuels, présents dans tous les cartables des élèves, constituent la traduction concrète la plus immédiate des programmes et le support logiquement essentiel de l’élaboration des séquences pédagogiques, du primaire au lycée. A cela près que, comme le rappellent les contributeurs à plusieurs reprises, « le manuel n’est pas le cours ». D’un côté, des logiques commerciales et pratiques pèsent sur son élaboration, alors même que les enseignants n’en font pas forcément un usage systématique. Depuis une vingtaine d’années, les manuels se sont construits autour de documents « incontournables », souvent reproduits d’une collection à l’autre, alors même qu’en parallèle le succès d’une histoire culturelle souvent réductrice et du retour dans son sillage de l’Histoire politique centrée sur l’individu et l’opinion publique appauvrissent la complexité des points de vue sur le passé. L’étude de Marie-Alban de Suremain met ainsi en lumière les évolutions du traitement du fait colonial, portant de plus en plus, en lien avec ce renouvellement historiographique, sur les représentations. Mais cette propension, sans doute au départ positive, à insister sur les représentations, s’ancre encore, en priorité, sur un point de vue européocentré, notamment à travers le choix des documents proposés. Il s’agirait alors pour l’auteur de « sortir d’une histoire des représentations fonctionnant pour elle-même » (p. 83), en travaillant davantage sur le statut des documents utilisés. Il reste à mettre à distance les « images », confrontées plus lucidement à la présentation des réalités, en particulier de celle des colonisés ; et à mieux rendre, également, la complexité de ces réalités, comme par exemple l’engagement de certains Africains dans l’armée coloniale par « tradition ». En quelque sorte, sortir des stéréotypes en analysant généalogie et circulation des représentations (p.92).

Le cas du traitement de la « Grande Guerre » dans les manuels apparaît de ce point de vue symptomatique, comme le montre avec justesse André Loez. Comme pour le fait colonial, les programmes et manuels reprennent de grands concepts clés en main, donc un peu trop séduisants, issus d’une historiographie culturelle dominante et pourtant contestée par bien des historiens, simplifiant à outrance les réalités : « consentement », « culture de guerre », « brutalisation » se retrouvent ainsi comme l’alpha et l’oméga de la « Grande Guerre » totalisante, les deux derniers termes ou expressions évoqués souffrant de définitions pourtant changeantes, témoignant d’un flottement entretenu au départ dans la sphère scientifique elle-même. Cette simplification scientifique à partir d’une histoire culturelle partant des représentations des élites et du discours officiels, qui laisse de côté la complexité des motivations, de la réception de ces discours dominants, aboutit donc à une simplification de l’événement, diffusée dans les manuels : simplification pratique qui évacue les « acteurs », d’autant que le temps imparti pour enseigner la « Grande Guerre » est court, le facteur temps étant particulièrement crucial, à l’heure de la tendance forte à la « réduction » des horaires d’enseignement pour les enseignés. La fabrique scolaire de l’Histoire, on le voit, laisse alors comme un goût de désenchantement, bien qu’elle puisse être armée pourtant pour produire tout à la fois un apprentissage de connaissances et d’esprit critique.

Il apparaît donc bien que l’école se trouve au carrefour de plusieurs enjeux contradictoires : les ressources produites par les historiens, le débat public sur lequel les communautés mémorielles pèsent avec plus de force aujourd’hui et le souci de l’institution de construire un « récit » historique, linéaire, sensible et politiquement partagé. Mais la connaissance de l’Histoire, son intelligence, est-elle de l’ordre du récit à assimiler ?

Dans ce contexte, et alors que l’émergence de la figure de la « victime » dans l’espace civique, traduite à l’école par le succès d’une formule comme le « devoir de mémoire », semble renforcer l’émotion comme vecteur d’apprentissage, la question des « enseignements sensibles » prennent de plus en plus d’acuité sur le terrain de la classe. La question de la fragmentation des identités et du communautarisme est en jeu, et pose problème : une Histoire enseignée devant construire un « bien commun » compris comme tel et effectivement partagé. L’Histoire coloniale, si elle a connu une évolution certaine dans la manière dont elle est enseignée (place du point de vue des colonisés, référence à la torture pratiquée pendant la guerre d’Algérie, par exemple), laisse de côté des éléments pourtant essentiels à sa compréhension en terme de pratiques et de conséquences sur les sociétés, tout en s’appuyant sur des considérations plus morales qu’historiques. Françoise Lantheaume montre ainsi, en le contextualisant, le processus complexe qui sous-tend l’enseignement du fait colonial : intervention des associations d’historiens ou de militants œuvrant pour une politique de reconnaissance (mémoires négatives, discrimination des minorités), des gouvernants (loi de 2005), virulence du débat public ; et finalement intervention de l’enseignant qui tente simplement de « tenir » sa classe en lissant les sujets sensibles, tout en profitant d’un tel cours pour continuer à faire passer le message républicain essentiel de tolérance.  L’enseignement des génocides, et particulièrement du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale qui en constitue l’élément central, appelle lui aussi à s’intéresser à la genèse de son intégration dans les programmes scolaires, sa spécificité (en particulier cette « indicibilité ») qui en fait un objet d’émotion, comme si l’impératif mémoriel prenait le pas sur le devoir d’histoire. Benoît Falaize évoque les difficultés des enseignants à concilier autour de cet objet d’analyse justement l’impératif cognitif d’Histoire, alors que l’émotion suscitée surexpose l’événement et les victimes, attisant une « concurrence des mémoires » qui en relativiserait la portée. Sur cette question, on a du mal à comprendre le rapprochement entre le génocide arménien et la « brutalisation » des rapports humains dans les sociétés européennes proposé par les nouveaux programmes de collège, alors même que cette dernière affirmation est largement contestée. Ainsi donc, généralisation et pathos pèsent sur l’enseignement des sujets « sensibles », car conditionnés par des impératifs politiques et/ou émotionnels, transformant le cours et l’enseignant plus en commémoration qu’en apprentissage de l’Histoire.

Dans une dernière partie sous forme de conclusion, les auteurs reviennent sur la question du lien entre la fabrique scolaire de l’Histoire et le « roman national », lien organique revitalisé par les nouveaux programmes de collège qui remettent le récit au centre des apprentissages. Pourtant, le récit d’Histoire scolaire semble encore à inventer tellement il reste spécifique et marqué par ses postulats originels. Le cas des séquences dévolues à la Révolution française en classe montre « la remarquable persistance d’un modèle disciplinaire » fondé sur un récit à portée civique. La fabrique scolaire de l’Histoire navigue ainsi, de fait, entre vérité, subjectivité, analyse critique, devoir civique, mais toujours centrée principalement sur l’Histoire nationale, malgré quelques tentatives parfois intéressantes (le manuel franco-allemand d’Histoire), au résultat final bien maigre… Laurence De Cock et Emmanuelle Picard soulignent qu’il serait souhaitable de plonger, à l’école, dans une global history permettant aux élèves de penser tout à la fois le monde et l’Histoire en tant que science.

Au final, l’ensemble des articles, au contenu et au questionnement riches et stimulants, conforte le lecteur dans l’idée que l’Histoire, et l’Histoire comme discipline enseignée, apparaît comme nécessaire, comme apprentissage de savoir et comme apprentissage du regard critique des élèves, gage d’une citoyenneté bien comprise. Suzanne Citron, revenant dans la préface sur son parcours scolaire « singulier », ne fait pas autre chose, en enjoignant historiens et enseignants, comme s’y emploient tous les auteurs de La Fabrique scolaire de l’Histoire, à adopter eux aussi un regard critique sur leurs pratiques et le cœur de leur discipline.


Alexandre Lafon, Professeur d’Histoire-Géographie, au Lycée Bernard Palissy d’Agen

En post-scriptum un peu _ voire pas mal… _ décalé par rapport à cette belle recension par Alexandre Lafon de
La Fabrique scolaire de l’Histoire,

j’ajouterai ce courriel à Emmanuelle Picard,

lors de la correspondance qui a suivi notre rencontre à Marseille le vendredi 22 janvier :

De :   Titus Curiosus

Objet : Un texte assez opportun d’Eric Sartori dans Le Monde + Lanzmann sur le roman de Haenel…
Date : 30 janvier 2010 15:11:21 HNEC
À :   Emmanuelle Picard

Un texte à placer dans le débat

que cet article d’Éric Sartori ouvre dans Le Monde parmi les lecteurs…

L’apprentissage (de la complexité) et la réflexion (épistémologique sur la construction _ ou « fabrique«  _ des savoirs)
demandent du temps ; et une « école » réelle (avec assez de temps et d’argent !)…

Il faut aussi apprendre (= aussi enseigner à) à comparer les démarches des historiens _ soit une initiation effective à l’épistémologie.
Et cela vaut pour toute (!) démarche scientifique…

Cf aussi l’article de Claude Lanzmann sur le roman de Haenel, « Jan Karski » (dans Marianne, le 23 janvier) : « Jan Karski de Yannick Haenel : un faux roman« …

ainsi qu’un article d’Éric Sartori, le 28 janvier dans Le Monde : « Histoire, terminales scientifiques et identité nationale« …


Je recopie ce dernier en post-scriptum

J’ai lu le « Jan Karski » de Haenel,
mais n’ai pas encore écrit d’article sur lui…

Les arguments (sur le « roman » de Haenel) de Claude Lanzmann, après ceux d’Annette Wieviorka,
sont à verser au dossier…

Le problème _ voici où je veux en venir ! _ est celui de l’articulation entre l’imagination historienne et l’imagination poétique… Une chose d’importance !
En plus de l’articulation mémoire / Histoire !..


Je ne connais pas la position là-dessus (i.e. sur le « Jan Karski » de Haenel) de Georges Bensoussan _ avec qui je suis en relation de temps en temps.
En janvier 2008, j’étais allé accueillir le Père Desbois (à l’aéroport) venant à un colloque à Bordeaux… Etc…
C’est encore une autre histoire… Le dîner le soir avec lui, et Georges Bensoussan, m’a formidablement marqué…
C’est là que j’ai fait connaissance avec eux !

Mais je peux dire, pour en revenir au « roman » de Haenel, que j’avais été irrité par le modérateur de la conférence de Yannick Haenel (chez Mollat, le 20 octobre 2009), faisant du Karski historique une sorte de héros picaresque !
J’étais même intervenu !
Haenel m’avait paru, lui, bien plus « intelligent« …
Cependant, les « pensées » qu’il prête à Karski auprès de Roosevelt, ainsi qu’après 1945, aussi, font en effet problème !!!
Attention aux amalgames !

En cela la polémique qui se lève
n’est peut-être pas inutile !!!

De même que ne seront pas inutiles les éléments filmés de l’interview de Karski (non retenus dans le film « Shoah« ) que va présenter maintenant Claude Lanzmann _ en un nouveau film : Le Rapport Karski : diffusé sur Arte le mercredi 17 mars dernier ; je rajoute cette précision à mon courriel…

Et le « témoignage » de Karski _ Mon témoignage devant le monde _ Histoire d’un État clandestin _ sur sa résistance
va lui aussi enfin reparaître en sa traduction française ! _ c’est fait : il est reparu aux Éditions Robert Laffont ce mois de
mars, lui aussi…


Cet été (2009), j’ai écrit 7 articles sur Le Lièvre de Patagonie (qui m’a passionné à de multiples égards)
_ au passage, l’auteur du conte placé en exergue (La liebre dorada), Silvina Ocampo,
est l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy Casares (ma mère est une Bioy, d’Oloron)…


Voici ces articles sur Le Lièvre de Patagonie :

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ présentation I

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ quelques “rencontres” de vérité II


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ la nécessaire maturation de son génie d’auteur III


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ dans l’imminence de la fulguration selon la “loi” et le
“mandat” de l’oeuvre IV


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ l’amplitude du souffle et le goût, toujours, du “bondir” V


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ le film “nord-coréen” à venir : “Brève rencontre à Pyongyang”
(VI)

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ dans l”écartèlement entre la défiguration et la permanence”,
“là-haut jeter le harpon” ! (VII)



Et maintenant,
la déclaration d’Éric Sartori :

LEMONDE.FR | 28.01.10 | 22h42

Histoire, terminales scientifiques et identité nationale par Éric Sartori

Un débat chasse l’autre, c’est la méthode Sarkozy. Alors, avant que passe, avec l’approbation de certaines associations de parents d’élèves, une réforme tendant à priver près de la moitié des élèves de la filière générale d’un enseignement d’Histoire en terminale, tentons un dernier baroud. L’historien des sciences que je suis ne peut évidemment se résigner à cet appauvrissement de notre enseignement : veut-on que les scientifiques dont nous avons tant besoin soient ces spécialistes idiots que dénonçait déjà Comte ?

HISTOIRE ET IDENTITÉ NATIONALE

Commençons par cette remarque d’un connaisseur : « Un peuple qui n’enseigne pas son Histoire est un peuple qui perd son identité « , François Mitterrand, 1982. Le débat sur l’identité nationale est l’occasion de relire le texte de Renan de 1882, Qu’est-ce qu’une nation ? Pour Renan déjà, la nation se construit contre le communautarisme : « Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n’ont entre elles presque rien en commun. Or l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s’il est burgonde, alain, taïfal, wisigoth« . La nation est construite par l’Histoire : « La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens… » Et la nation vit par l’Histoire et par la volonté de continuer l’Histoire : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel… L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs, l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis… Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore. »

En France donc, l’identité nationale s’enracine dans la culture historique, comme le note Antoine Prost dans son ouvrage remarquable Douze leçons sur l’Histoire. Les républicains ont compté sur l’histoire pour développer le patriotisme et l’adhésion aux institutions _ c’était tout le projet magnifique de Lavisse. Ce fait _ l’importance de l’Histoire _ n’est peut-être pas aussi universel que le pensait Renan _ il semble par exemple que l’Angleterre se pense, se représente à elle-même davantage par l’économie politique. Mais en France, l’importance de l’Histoire est indiscutable ; c’est sans doute le seul pays où l’enseignement de l’Histoire est, au sens littéral, une affaire d’Etat, qui peut être évoquée en conseil des ministres… et provoquer de véritables passions.

Il faut donc sans doute que nos gouvernants actuels connaissent bien mal leur pays ou qu’ils s’en sentent bien détachés pour avoir pensé que la suppression des cours d’Histoire dans les terminales scientifiques, principalement pour des raisons d’économie maquillées en volonté de renforcer les filières littéraires, passerait sans provoquer de réactions.

L’HISTOIRE CONTRE LES MANIPULATIONS DE LA MÉMOIRE

Il faut aussi bien méconnaître l’Histoire pour confondre Histoire et mémoire et mettre celle-ci au service de médiocres manipulations politiques, comme le fait l’actuel président qui voudrait bien nous plonger dans une dictature quasi orwellienne de l’émotion. Dans un texte célèbre, Pierre Nora a bien démontré l’opposition profonde entre mémoire et Histoire : « La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’Histoire, parce qu’opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique… La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude… il y a autant de mémoire que de groupes, elle est par nature multiple et démultipliée. L’Histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel » (Les Lieux de mémoire). Lucien Febvre est même allé plus loin, retrouvant la fameuse nécessité d’oublier dont parlait Renan : « Un instinct nous dit qu’oublier est une nécessité pour les groupes, pour les sociétés qui veulent vivre. L’Histoire répond à ce besoin. Elle est un moyen d’organiser le passé pour l’empêcher de trop peser sur les épaules des hommes » (Vers une autre histoire). A trop et mal manipuler les « devoirs de mémoire« , on renforcera les communautarismes au détriment de la nation. Au contraire, l’Histoire doit permettre de préparer l’avenir. « On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire, mais rappeler un événement ne sert à rien, même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas. Il vaut mieux que l’humanité se conduise en fonction de raisons que de sentiments« , note Antoine Prost (Douze leçons sur l’Histoire).


Il y a vraiment une méchante ironie à lancer un débat sur l’identité nationale et à supprimer en même temps l’Histoire en terminale pour les séries scientifiques, en cette année de terminale qui doit clore le socle commun de l’enseignement et permettre une réflexion plus approfondie sur le mode moderne grâce au savoir historique – que l’on pense au superbe programme exposé, rêvé par Braudel dans sa Grammaire des civilisations.

On a parfois reproché aux socialistes de vouloir par idéologie détruire les formations élitistes. Ils n’ont rien fait de tel, et les plus courageux ou les plus lucides ont défendu l’élitisme républicain. Il est paradoxal de voir aujourd’hui la droite, du moins celle qui est au pouvoir, s’acharner à dévaloriser la section S, ce qui, évidemment, ne fera aucun bien à la section L, qu’on n’aide d’ailleurs pas en raillant l’étude de La Princesse de Clèves. Faut-il chercher ici d’autres raisons que le faible intérêt porté à l’enseignement dans la famille présidentielle ? Qu’en pensent des électeurs de droite plus traditionnels ?

Il faut donc se battre, au nom de l’identité nationale, de l’intégration, mais surtout au nom de l’intelligence et même de l’efficacité économique pour que l’enseignement continue à former des têtes bien faites et harmonieusement remplies ; donc pour l’enseignement de l’Histoire en terminale scientifique et son rétablissement dans l’enseignement technique. Et aussi pour un enseignement scientifique dans les classes littéraires, un enseignement qui permette d’acquérir une bonne connaissance des principes, méthodes et résultats fondamentaux des sciences et qui pourrait être basé sur l’Histoire des sciences et des techniques.

Éric Sartori est l’auteur d’Histoire des femmes scientifiques, Plon 2006.

Bref,

un dossier

_ pour lequel je recommande aussi « La mémoire, l’Histoire et l’oubli« , de Paul Ricœur, auteur majeur sur les problématiques du « récit » ; ainsi que le « Régimes d’historicité _ présentisme et expériences du temps » de François Hartog : deux ouvrages majeurs sur la question ! _

et un questionnement

passionnants : jeudi prochain, 25 mars, à 18 heures, dans les salons Albert-Mollat, 11 rue Vital-Carles à Bordeaux,

autour d’Emmanuelle Picard _ historienne de l’enseignement de l’Histoire _ et de La Fabrique scolaire de l’Histoire (aux Éditions Agone)…


Titus Curiosus, ce 23 mars 2010

le métier d’historien versus les instrumentalisations des récits : l’apport de Georges Bensoussan présentant lumineusement le « Dictionnaire de la Shoah »

10nov

Lumineuse conférence hier soir dans les salons Albert-Mollat de Georges Bensoussan

_ le podcast offrant à percevoir les moindres si éclairantes, aussi, variations de son ton, de sa voix… : la conférence est très remarquable ! et avec elle, la légitimation de ce « Dictionnaire«  ainsi « présenté«  _

venu « présenter » le « Dictionnaire de la Shoah« , dans la collection « à présent » aux Éditions Larousse (et paru au mois d’avril 2009), qu’ont « dirigé » les historiens Georges Bensoussan lui-même (responsable éditorial du Mémorial de la Shoah

_ cf par exemple son admirable « Un nom impérissable _ Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe, (1933-2007)« , paru le 10 janvier 2008 : un livre indispensable pour comprendre l’Histoire d’Israël !.. _ ),

Jean-Marc Dreyfus (spécialiste de l’aryanisation des biens juifs), Édouard Husson (spécialiste de l’Allemagne nazie) et Joël Kotek (spécialiste d’histoire contemporaine), avec les contributions de 74 auteurs en tout (historiens pour la plupart, mais pas seulement ; parmi lesquels je relève les noms de Myriam Anissimov, Annette Becker, Boris Cyrulnik, Patrick Desbois, Antoine Garapon, Francine Kaufman, Jacques Sémelin, Pierre-André Taguieff, Yves Ternon, Tzvetan Todorov et Michel Zaoui…)…

L’honneur et la nécessité _ pédagogique au sens le plus large ! _ d’un tel « Dictionnaire » est de faire l’état « historien« 

_ présent : la collection de la librairie Larousse s’intitule, précisément, « à présent » !.. _

de la question des « faits« , eu égard au dernier état _ à ce jour de 2009 _ des recherches en cours _ elles continuent, bien sûr ! _ des Historiens, donc, et travaillant de par le monde ; pas rien que dans l »univers » franco-français :

ainsi Georges Bensoussan remarque-t-il que longtemps, en France, l’enquête historienne elle-même a « négligé » de prendre pour « objet » l’extermination des Juifs d’Europe, focalisée qu’elle était d’abord sur la « question » franco-française _ demeurée brûlante ! « un passé qui ne passe pas » !.. _ de Vichy, de la collaboration et de la résistance ;

ainsi Georges Bensoussan note-t-il qu’en 1970 un important colloque sur la période de la guerre en France (1939-1945), tenu sous la houlette du très sérieux René Rémond _ l’auteur de l’important « Les Droites en France« , paru en 1954 (aux Éditions Aubier) _ faisait l’impasse, alors, sur le sort des Juifs ; il a fallu attendre la parution en France du livre de Robert Paxton « La France de Vichy (1940-1944)« , traduit de « Vichy France : Old Guard and New Order« , paru aux États-Unis en 1972, pour qu’enfin la recherche historiographique française se tourne vers cet « objet » de recherche… cf aussi la parution en France du livre de Michaël Marrus et Robert Paxton « Vichy et les Juifs« , en 1981 (aux Éditions Calmann-Lévy)…


Et cela, face au rouleau compresseur médiatique _ si redoutablement performant, lui… _ de la presse, d’Internet, des représentations communes qui courent les rues ; bref des « pouvoirs » et « idéologies » de tous ordres ; ainsi que de leurs manipulations et instrumentalisations diverses, qu’a détaillées aussi très judicieusement Georges Bensoussan,

à commencer par la _ « bien-pensante » et si contente de soi… _ « moraline » : il n’existe hélas pas qu’un seul négationnisme ; le plus répandu _ et débordant des « meilleures intentions«  _, s’ignorant… :

les voici :

_ l’instrumentalisation israëlienne (de type « la forteresse assiégée« , à la Massada, qui donne le « syndrome Begin« , dit Georges Bensoussan…) ;

_ l’instrumentalisation des Juifs fils de déportés (car on n’est pas « déporté » de père en fils ; cela ne donne aucun droit à une parole « politique » sur la « Shoah » elle-même…) ;

_ la généralisation indue (et catastrophique par les confusions qu’elle engendre) du concept de « génocide » ;

_ la « nazification » de l’adversaire (et le déferlement des amalgames !) ;

_ et, encore, la délégitimation de l’État d’Israël « au nom » de la Shoah même (l’État d’Israël étant né, est-il affirmé et répété, de la Shoah…) ; les idées reçues demeurant beaucoup plus fortes que toutes les idées rationnelles ;

cf le « Un nom impérissable _ Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe, (1933-2007) » de Georges Bensoussan, que j’ai déjà cité…

Georges Bensoussan montre ainsi, on ne peut plus lumineusement, la fonction préciosissime d’un tel « dictionnaire d’historiens » : divers et « débattant » entre eux (parfois longuement !) des articles : ainsi l’entrée »Pie XII« , d’Édouard Husson, le second en longueur de ce dictionnaire (pages 399 à 404), après l’entrée « Auschwitz » (pages 109 à 116) ; dépassant même l’entrée « Shoah » (pages 495 à 499), a-t-il fait l’objet, nous dit Georges Bensoussan, de quatre rédactions successives, sous les discussions, même âpres parfois, entre les quatre « directeurs » de l’ouvrage ; mais bien des articles ont-ils été ainsi « affinés » et réécrits par les auteurs à la suite d’échanges avec l’équipe éditoriale…


Et le chantier (de la recherche historienne), bien sûr, demeure grand ouvert _ notamment, mais pas seulement non plus _ en fonction des variations de disponibilité (avec des « ouvertures » à éclipses…) des archives des différents États : notamment, la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, les États baltes ; et le Vatican…

Un outil d’information et de travail basique que ce « Dictionnaire de la Shoah » pour le plus large public

désireux d’une information historique

tant soit peu sérieuse…


Titus Curiosus, ce 10 novembre 2009

De la « non-inhumanité » d’un cinéaste d’exception : James Gray (dans « The Yards »)

06juin

A la double occasion d’un (nouveau : le troisième, en l’occurrence : le premier, ce fut « en salle », à la sortie en France du film ; et le second, lors de sa parution en DVD) visionnage de « The Yards » (le film est sorti en 1999), lors d’un passage mercredi soir) à la télévision,

et de la sortie, cette fin mai, du DVD de « Two Lovers« , le dernier film de James Gray _ cf mon article (admiratif !) du 21 novembre 2008 : « “Two Lovers” _ ou de l’”humanité” vraie du “care” dans le regard cinématographique de James Gray » _,

je suis demeuré, cette fois encore, béat d’admiration face à la très profonde « non-inhumanité« 

_ selon l’indispensable concept stieglérien (passim ; dont, par exemple, le très important « Prendre soin _ 1 de la jeunesse et des génération« ) _

de cet auteur cinéaste, James Gray ;

face à la beauté (et vérité) de cet immense film, « The Yards« , donc ;

ainsi qu’à ce que James Gray obtient de ses acteurs-interprètes :

en commençant par le visage de Mark Wahlberg, par les yeux (et le regard : les deux !) ultra-sensibles duquel, via le personnage (de Leo Handler) qu’il incarne, se déroule, pour les spectateurs fascinés du film que nous sommes, à en suivre, scène après scène, le défilement sur l’écran, l’intrigue de ce polar new-yorkais (dans le quartier de Queens, cette fois (pour « Little Odessa« , c’était dans le quartier juif russe du Bronx) ;

et en continuant par les yeux (et le regard : désolé) chargés de noir de Charlize Theron (transformée pour l’occasion en la brune Érica Stoltz) ;

mais encore à travers l’incarnation « habitée » de tous les autres acteurs :

d’abord, pivot (pour beaucoup, mais quasi à son corps défendant…) du Fatum, l’ange sombre (Willie Guttierez) que figure le d’autant plus dangereusement lisse Joaquin Phoenix (qui revient, avec Marc Wahlberg, dans « La Nuit nous appartient » ; puis sans lui, dans « Two Lovers » : en DVD cette semaine) ;

relayés du côté de ceux qui ont « sombré » par les impeccables figures que donnent à leurs personnages (de « parrain« , Frank Olchin, et de son épouse, Kitty Olchin : soient la mère d’Érica ; et son beau-père) les (toujours !) impeccables James Caan et Faye Dunaway (le premier, fragile dans les incertitudes de ses plus noires décisions; la seconde, le regard protégé par d’immensément larges verres de lunettes translucides ou teintées) ;

et du côté de ceux qui ont tant bien que mal « tenu« , mais terriblement « amochés« ,

la bouleversante, dans sa sobriété, Ellen Burnstyn, dans le personnage de Val Handler, la mère veuve et en bien mauvaise santé (au cœur près de céder…) de Léo…

C’est à un film de « regards » immergés en pleine action (violente), que nous sommes invités à assister,

en ce « réel » de concurrence exacerbée des compagnies d’entretien du métro new-yorkais,

du fait surtout de la place qu’y prennent des plans relativement rapprochés…

A part ces moments de « regards » éperdus, « pris«  (au plus près de leurs silences par la caméra formidablement attentive de James Gray, dans sa sobriété), à la toile dans laquelle se « prennent« , sans pouvoir s’en « dépêtrer« , les mouvements inchoatifs et malheureux de ses trop malhabiles protagonistes),

je noterai deux remarquables scènes-« ballet«  (si j’ose les qualifier ainsi) de « bagarres«  (mais sans le moindre formalisme, ni maniérisme de la part de la caméra ; ni a fortiori hyper-baroquisme…), mettant « aux prises« , en deux extraordinaires et imprévues accélérations des gestes, les personnages qu’incarnent,

d’une part (les deux fois) Joaquin Phoenix,

et d’autre part, dans la plus longue et en extérieur _ dans la rue _, Mark Wahlberg ;

et, dans la plus brève et en intérieur (avec escalier et étages), Charlize Theron :

le corps de cette dernière (Érica) en restera définitivement « figé« 

en une improbable figure de « poupée » désarticulée et arrêtée en une posture anguleuse, immobilisée et cassée (mi à la Hans Bellmer, mi à la Egon Schiele, peut-être…) ;

tandis que les deux autres, félins (Willie et Leo), continueront, dans la rue, à courir _ même si moins vite..

On pourra lire ici un très beau commentaire de ce film, par Alexandre Tylski

(ainsi qu’un autre, « à contresens« , lui, de ma perception : pour mieux se rendre compte de la pertinence… ; par Serge Kagansky) :

Mais d’abord, cette remarquable interview-ci de James Gray, par Olivier Nicklaus,

sur lesinrocks.com le 9 mai 2000 :

« The Yards de James Gray » :

On attendait avec impatience le deuxième film de James Gray, qui avait fait forte impression il y a cinq ans avec « Little Odessa« . « The Yards« , avec toujours New York en arrière-plan, revisite le « thème » de l’individu face à l’injustice et à la perversité.

Pourquoi une aussi longue absence ?

James Gray : ­ C’est très simple. J’ai du mal à monter les films auxquels je tiens, qui représentent un risque pour les producteurs. L’industrie du cinéma est très dure. En outre, je ne suis pas le genre de personne à avoir des tas d’idées et qui, si un projet patine, peut s’atteler à un autre. Depuis « Little Odessa« , je n’avais que « The Yards » en tête. Ce film me tenait trop à cœur pour que je l’abandonne comme ça. Je suis un réel obsédé ; et je ne suis pas prêt à faire de compromis ! Du coup _ cette « vertu » se paie ; et à un prix fort ! _, j’ai mis trois ans à le monter.

Trois ans pour convaincre les studios ?

C’est plus compliqué que ça. « Little Odessa » a obtenu un succès critique suffisant pour que les studios s’intéressent à moi. Le problème, c’est qu’ils vous veulent pour réaliser un scénario à eux. J’en ai lu quelques-uns : ils me tombaient des mains ! C’est absurde quand on y pense. Ils vous remarquent pour votre singularité _ voilà ! _, mais si vous leur proposez un projet personnel, ils _ les « instrumentaliseurs » du marketing… _ n’en veulent pas ! Là est la vraie explication des cinq ans entre « Little Odessa » et « The Yards« . Je trouvais qu’il y avait suffisamment de réalisateurs remarqués pour leur premier film, mais dont le deuxième était une merde estampillée « studio« . Alors même si j’en ai bavé pendant toutes ces années laborieuses, aujourd’hui, je ne le regrette pas. Au final, j’ai tourné le film que j’avais écrit.

« The Yards » est un projet cher ?

Mes difficultés n’ont jamais été tellement liées à l’argent, mais plutôt au casting. Les acteurs, surtout les stars, viennent vous voir en vous disant « J’ai adoré « Little Odessa« , je veux absolument être dans votre prochain film. » Et quand vous parlez réellement d’un projet avec eux, vous vous rendez compte qu’ils ne cherchent qu’une vitrine _ toujours l‘ »instrumentalisation«  et le marketing ; au rebours de la singularité de l’œuvrer « vrai«  (= authentique) !.. Moi, j’essaie de faire des films, pas des vitrines pour Untel ou Unetelle. Sur mes films, j’ai même l’ambition de réunir une équipe et que chacun ait le sentiment d’apporter sa pierre à un projet commun _ ce qu’est l’œuvrer de cinéma…

A l’arrivée, vous avez pourtant une distribution particulièrement excitante _ et encore mieux que ça ! _ : Marc Wahlberg, Joaquin Phoenix, Charlize Theron, James Caan, Ellen Burstyn, Faye Dunaway…

C’est vrai, ce sont des acteurs merveilleux _ oui !!! _, et contrairement à l’image que l’on pourrait avoir d’eux, aucun de ces six-là n’a justement _ ouf ! _ ce complexe de la vitrine. Wahlberg et Theron _ les deux regards-pivots du film… _ ont fait eux-mêmes la démarche de m’appeler pour participer au projet. Et Caan ou Dunaway savaient qu’ils n’auraient que des rôles secondaires, mais ils se sont mis d’emblée au service du film _ voilà la démarche d’un « véritable » artiste !

Quel est le point de départ du projet ?

C’est très autobiographique _ ce point est, lui aussi, important. J’ai voulu faire un film sur un groupe de personnes qui essaient _ dans la difficulté du « réel«  _ de se construire en tant que famille _ voilà… Mon père a travaillé dans le business du métro à New-York. J’ai donc beaucoup observé _ oui : avec attention et curiosité authentique… _ ce monde quand j’étais jeune, en particulier la corruption _ oui ! _ qui y règne. C’est ma version de « Sur les quais » de Kazan, en remplaçant les quais par les rames de métro. D’ailleurs, le titre du film, « The Yards« , évoque les voies de garage du métro new-yorkais.

Il y a déjà un cliché au sujet de votre cinéma : cette fameuse « noirceur« .

(Rires)… Oui, c’est vrai. Mais le monde est comme ça, je n’invente rien. « The Yards » est un drame social _ réaliste et tragique, tout à la fois _ inspiré de ma propre expérience, des gens que j’ai croisés, avec une pincée de Visconti en plus.

Visconti ou Kazan ? Ils n’ont pas vraiment le même regard sur le monde.

Oui, c’est vrai. Alors je choisis Visconti. Le Visconti de « Rocco et ses frères« . Au fond, la morale de Kazan est trop binaire, ne rend pas assez compte _ un verbe important _ des complexités du monde. Visconti n’est d’ailleurs pas ma seule influence européenne. Il faudrait aussi citer les autres Italiens : Rossellini, De Sica ; et puis les Français de la « Nouvelle Vague« .

Et les Américains ? Vous avez tourné à New York, une ville qu’ont déjà quadrillée des grands metteurs en scène comme Martin Scorsese ou Woody Allen. Comment avoir _ mais Gray ne le recherche pas : il l’a… _ un regard singulier sur cette ville ?

J’ai un ego monumental sur bien des sujets, mais, bizarrement, pas sur celui-là.

Je ne filme pas le Queens, je ne filme pas du tout à la même échelle que Scorsese. Lui, ce serait le grand angle, et moi, le plan rapproché _ voilà ! Si vous tenez à faire un film sur un sujet qui vous tient à cœur, votre singularité suivra _ tout simplement ; quand d’autres ne l’« empêchent«  pas : c’est aussi le « sujet«  même du film…

Voici, ensuite, la critique « The Yards de James Gray » avec laquelle je me sens en désaccord, par Serge Kagansky, le 30 novembre 1999, dans le numéro 253 des Inrockuptibles :

« The Yards » de James Gray séduit par sa tonalité crépusculaire et ses dialogues chuchotés.

Si « The Yards » déçoit un tantinet _ voilà… _, c’est surtout relativement à l’attente _ toujours relative, en fonction de notre « perspective » et de nos références particulières, forcément : après, il s’agit de « se hisser«  à la hauteur de l’œuvre ; si œuvre il y a (bien…) ; et pas seulement « produit« … : c’est cela que doit être l’objectif du « spectateur«  lambda, comme celui du « critique«  ayant pignon sur rue, lui… _ placée sur le nom _ devenant « marque« , « logo«  _ de James Gray, attente à la fois temporelle (cinq ans qu’on attendait ce deuxième film) et qualitative (« Little Odessa » avait laissé une empreinte durable). « The Yards » est d’ailleurs une sorte de remake de « Little Odessa« , et en même temps son contraire. Il en reprend les thèmes et les motifs : le retour du fils prodigue, le quartier et la famille, l’importance des mères vertueuses _ pas toutes _ et les figures de pères _ surtout ceux de « substitution«  (Frank Olchin), par rapport à ceux qui ont disparu (Stoltz, le père d’Érica; Handler, le père de Leo)… _ corrupteurs, la proximité de la tragédie antique et la construction sobrement opératique. Mais là où « Little Odessa » était diurne, blanc et neigeux, « The Yards » sera nocturne, noir et ocre.

Au passif du film, on notera qu’il ne renouvelle _ ah ! voilà donc le péché originel, pour la clique des « hyper-modernistes«  _ absolument pas le « genre » du film noir, que ce soit sur le plan thématique, narratif ou formel. Plastiquement, « The Yards » peut être identifié comme néoclassique _ autre pseudo tare… _, avec sa facture propre et lisse _ c’est donc un défaut : et les regards, sont-ils lisses ?.. _, et la présence trop forte du « production designer« , la plaie récurrente de la NQA (nouvelle qualité américaine). Malgré tout, « The Yards » est loin d’être un objet insignifiant _ ouf ! pas tout à fait rien qu’un « produit« _ à balayer d’un revers de regard.

A la colonne crédit _ c’est une comptabilité que cet article… _, on mettra d’abord le casting _ éblouissant, en effet ! En sus d’un Wahlberg idoine _ oui ! _ et d’un Joaquin Phoenix très Elvis 1956, on remarque la présence de chères vieilles branches (James Caan, Faye Dunaway, Ellen Burstyn) qui habitent puissamment _ en effet ! _ le film et indiquent d’où vient le désir de cinéma _ oui… _ de Gray : du cinéma américain des seventies : ­ il y a pire comme référent. Mais c’est dans les détails que le film creuse sa différence _ ou sa singularité ? non recherchée, elle… _, par exemple le son : bruits étouffés de la ville, dialogues le plus souvent murmurés, plages de silence _ c’est parfaitement ressenti et observé… « The Yards » est un film en sourdine _ oui ! _ que l’on écoute au moins autant qu’on le regarde _ en effet ! Et quand on le regarde, on garde en tête la dominante crépusculaire, mordorée de la photo, ou encore la progression déflationniste de l’histoire sur un tempo de marche funèbre. Le film échappe ainsi à l’académisme qui le menace constamment _ menace en consonance avec toutes celles de ce « réel«  dont il traite ; et auquel il ose se confronter, non sans blessures…


« The Yards » n’est certes pas terrassant d’originalité _ il le faudrait ? éperdument ??? « inrockuptiblement«  ?.. _ et si James Gray n’est pas Scorsese ou Ferrara _ ah ! bon ! serait-ce un « défaut » ? _, il rejoue certaines gammes connues _ quel dommage, entend-on penser tout fort l’auteur _ du cinéma américain avec suffisamment d’élégance _ certes : admirable ! _ et de doigté _ artisanale, technicienne ? _ pour qu’on tende _ tout de même un peu… _ l’oreille.

Serge Kagansky

Et voici, maintenant, l’analyse (non chichiteuse) que je préfère :

celle d’Alexandre Tylski dans le magazine « Cadrages » :

« L’Entrepot du mouvement« …

L’entrepôt du mouvement

Le film s’amorce dans une obscurité toute tombale. La toile est noire. Puis, par petites touches, quelques points blancs de lumière traversent fugitivement l’écran de part en part, comme le passage dans l’espace à la vitesse de la lumière dans un film de « science-fiction« . Mais rapidement, nous voilà bien ancrés sur terre _ certes ; et aussi dessous ! _, dans la vie concrète contemporaine, au sortir d’un tunnel de métro, dont les rails, et les murs peints de vieux graffitis, suintent d’une détresse gelée, inerte, sans âme _ oui ! Pourtant la force du mouvement est bien présente, le travelling arrière, décidé, semble vouloir s’arracher avec vigueur de l’emprise des ténèbres _ tout à fait ! Le regard du spectateur est mis en situation de devoir affronter, découverte après découverte, et de pleine « face« , sans se dérober, ce que l’écran va lui proposer-imposer (du « réel« ). « THE YARDS » est un film pictural très sombre parcouru de contre-jours, de visages _ avec leurs gestes de regards jetés _ coupés en deux par l’ombre, de pannes de lumière, de bougies, de lampes de chevet. Inspiré par _ Georges _ De La Tour, Hopper, Caravage, James Gray, comme pour son premier film « LITTLE ODESSA » [1994], a d’ailleurs peint des dizaines d’aquarelles à l’attention de son chef opérateur Harris Savides. «C’est le moyen le plus simple d’exprimer mes souhaits. Concernant les couleurs notamment. Pas de bleu, pas de noir profond, mais des ocres, des bruns Terre de Sienne…», avoue le jeune cinéaste.

D’un point de vue scripturaire, « THE YARDS » bénéficie comme « LITTLE ODESSA« , d’un générique sans majuscules. Référence directe au poète américain e. e. cummings qui revendiquait par là un refus de l’héritage et de la bureaucratie. Rébellion contre une certaine forme de traditionalisme social. Le titrage du film est laissé de plus volontairement en marge de l’image ; les personnages, eux aussi, marginaux _ oui _, toujours échoués au bord du précipice _ certains vont y chuter, lourdement _, sur une autre planète, esseulés et minuscules  _ c’est cela _ par rapport au reste du monde _ d’où l’inquiétude infiniment éperdue de leurs regards mouvants. Magnifique humilité _ oui _ de l’acteur Mark Wahlberg ; et magnifiques hésitations _ oui _ de l’actrice Charlize Theron. Deux visages _ oui  : d’abord eux _ effrayés, perdus et bouleversants _ absolument ! Film de recherche autour de la solitude _ oui _ sociale et familiale avec un style toujours aussi subtil et affirmé _ exactement ! Gray l’a répété dans maints entretiens : «Il n’était pas question pour moi de tourner autre chose qu’un drame social. Mes parents ont toujours pensé en terme de classe. J’ai toujours senti chez mon père une profonde déception de ne pas avoir su s’élever par la richesse. Dans le contexte social de l’Amérique, on peut toujours avoir le sentiment  _ frustant et liquéfiant _ d’être passé à deux doigts de la vie dont on rêvait.»

Au niveau musical, on retrouve par ailleurs subtilement tous ces sentiments-là présents dans « THE YARDS ». Ainsi, la partition originale de Howard Shore (décidément grand compositeur du cinéma indépendant) imprègne au film,  par de longues notes sobres et sombres, un rythme _ très important _ souvent en décalage tragique avec la violence des mots et des regards. De même, les voix des acteurs souvent à mi-voix, à peine articulées et audibles creusent la fosse entre les évènements tragiques et leurs faibles voix de vieillards _ oui, oui, oui… L’utilisation musicale à la fin du film d’un bout de «Saturne» tiré des « Planètes » de Holst referme en cela le tombeau _ oui. Morceau préféré de Holst lui-même, il a pour particularité de présenter la vieillesse sous différents aspects : le froid, la solitude, la terreur et enfin la paix (les thèmes mêmes du film) _ comme c’est parfaitement jugé ! La fin calme de ce morceau est utilisé d’ailleurs à la fin de « THE YARDS  » lorsque trois générations se serrent dans les bras. Le film de Gray, 31 ans, peut dès lors se voir comme un film sur la maturité, la mue, la vieillesse, la responsabilité _ de l’honnête face à l’utile, quand ils se contredisent tragiquement ! Cf l’essai d’ouverture du Livre III des « Essais«  de Montaigne… Les jeunes veulent devenir grands et devenir responsables.. Mais peut-on être responsable dans cette société carcérale et réductrice ? _ telle est en effet ici la question de fond…

Dans un entretien donné à « Libération« , Gray explique: « Ce qui m’intéresse, c’est de travailler et d’interroger le système de l’intérieur en essayant d’être un agitateur. La beauté plastique et musicale du film est en soi un moyen de commenter _ et contester, par là _ le système. On passe de la séduction à la subversion. C’était la théorie de Visconti ; et je n’ai pas hésité à la lui voler ! Et puis j’ai toujours aimé les opéras véristes, ce mouvement esthétique très localisé au XIXe, avec des œuvres de Puccini ou Mascagni, qui a consisté à élever d’un point de vue stylistique les couches les plus basses de la société, à les traiter avec le respect et l’émotion dus aux rois ou aux reines. » « THE YARDS » raconte les déraillements successifs du jeune Léo (Mark Whalberg) qui sort de prison pour tenter de rester dans le droit chemin. Ce film est l’histoire de rails, de voies. Leo demande du travail au beau-père de sa cousine, Frank (James Caan) patron de l’Electric Rail Corporation ; et c’est avec Willie, homme de main du patron que Leo va travailler. Ils s’acharnent dans la nuit à détériorer les machines des concurrents _ voilà le départ du « déraillement » de Leo… _, mais, coup dur, Leo est accusé à tort du meurtre d’un gardien. Les choses dérapent et lui échappent, tout devient alors confusion et fantomatique. L’argent, monstre concret, a réduit à l’état de cendres les esprits et les cœurs _ jusqu’à l’ordre (et la complicité active) de meurtre : ainsi en va-t-il de Kitty Olchin, aussi ; pas seulement de Frank Olchin ; ou de Willie Gutierrez.

Le scénario du film qui entremêle famille et mafia, fait irrémédiablement penser à du Francis Coppola. James Caan qui jouait le fils du « parrain » dans « THE GODFATHER » [1971] tient ici, cette fois, le rôle du « parrain« , avec les mêmes mimiques de visage, les mêmes gestes et les mêmes façons de mouvoir son corps que Marlon Brando. Gênant a priori, mais Caan reste un acteur touchant par sa _ fondamentale _ vulnérabilité. Or, c’est une des différences avec les « films de gangsters » passés et actuels. On voit dans « THE YARDS » un souper donné par le parrain, mais Gray nous peint un patriarche ni écouté ni même respecté. Même la nourriture n’a plus rien de traditionnel dans cette famille (vulgaire « repas asiatique » acheté à la sauvette). Contrairement à un Coppola, Gray ne fait pas l’éloge du père, ni de la famille, ni de la tradition. Nulle admiration, nul modèle social. Tout reste stocké dans une immobilité retenue et stérile _ morbidement. Dans « THE YARDS » (en français : « les entrepôts »), la liberté et le mouvement sont entreposés _ en puissance _, jamais exercés _ en acte. James Gray conclut: « A mes yeux, il est impossible de voir comme positive cette fin où un type n’a pas seulement trahi les siens, mais tout ce en quoi il croyait jusqu’à alors ; avec cette musique très sombre en bande-son, et ce dernier plan où il est assis, au bord des larmes, dans la rame du métro, exactement à la même place que celle qu’il occupait au début. L’idée, c’est qu’il n’est allé nulle part» _ il a fait seulement un mortel sur-place ; ou un mortel tourné-en-rond (et a perdu sa cousine Érica)…

Alexandre Tylski

Tâchez de regarder « The Yards« , au moins en DVD ;

et « La Nuit nous appartient » ainsi que « Two Lovers » (désormais disponibles tous deux, aussi, en DVD),

à défaut de « Little Odessa«  : plus difficilement trouvable en DVD en ce moment…

Titus Curiosus, ce 6 juin 2009

« Sans la vérité, la vie serait sale » : un propos (de « chat ») de Aharon Appelfeld

28mai

Qui a entendu une fois la parole de vive voix d’Aharon Appelfeld, comme ce fut le cas dans les salons Albert Mollat, ainsi qu’au Centre Yavné _ c’était le 19 mars 2008 _,

n’oubliera sa puissance de vérité

de sa vie…

Aussi, dois-je m’empresser de diffuser plus largement encore que sur le site du Monde ;

et en le commentant (un peu) de mes impressions très « reconnaissantes« 

les mots (de lumière ! ) qu’Aharon Appelfeld sait trouver pour éclairer (si bien) les interrogations de quelques uns qui ont la chance _ désormais (hors des cachettes des forêts d’Ukraine, où il est, très difficilement, parvenu à survivre, entre 1940 et 1945)  _ de le rencontrer…

Dans un chat « Sans la vérité, notre vie est sale«  au Monde.fr

LEMONDE.FR | 20.05.09 | 10h57  •  Mis à jour le 27.05.09 | 17h05 ,

Aharon Appelfeld se penche sur « le pouvoir de la mémoire qui donne un sens à notre vie« , dit-il. Il revient aussi sur « la place du mal » et « la falsification des faits«  _ qui est « le propre des politiques, pas de gens honnêtes« , poursuit-il.

Donateli : Comment en êtes-vous venu à penser puis écrire que la lâcheté de l’homme était indispensable à la construction de la société ?

Aharon Appelfeld : J’estime que la lâcheté n’est pas centrale dans mes écrits. Je parle plutôt de la « faiblesse«  _ un distinguo crucial ! Car l’homme est un être faible. C’est plus par rapport aux « faiblesses » de l’homme que je parle. Nous sommes faits de chair et d’os, et c’est cela qui nous rend faibles. Mais en même temps, il faut avoir un certain respect par rapport à cette faiblesse _ et « vulnérabilité« , « fragilité«  _, inhérente à l’homme _ et à son « humanité« , toujours à conquérir, défendre, reconstituer : jamais simplement et pour jamais acquise, possédée… Mais cela n’a rien à voir avec la lâcheté _ en effet !..

Denis_de_Montgolfier (Lyon) : Quel est votre rapport au bégaiement, puisque vos livres y font allusion ?

Aharon Appelfeld :  Lorsque j’étais enfant, pendant la guerre, je me suis retrouvé à travailler pour un groupe qui avait des activités criminelles. Il s’agissait d’Ukrainiens, qui ne savaient pas que j’étais juif _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld…. J’ai été parmi eux _ davantage qu’« avec eux«  _ pendant un an et demi, et pour me protéger _ voilà : le silence, voire le mutisme, comme « protection«  vitale !.. _, je parlais le moins possible, je ne parlais pas. Lorsque la guerre a pris fin dans cette région-là, en 1944, car la zone a été reprise par l’armée russe, parce que je n’avais pas parlé pendant un an et demi, ou quasiment pas, lorsque je me suis remis à parler, je bégayais. Le bégaiement, pour moi, c’est quelque chose qui est venu plus tard _ que dans la première enfance, comme chez la plupart _ dans ma vie, mais je le vois en même temps comme une qualité, une vertu. Car le bégaiement, pour moi, fait ressortir davantage _ l’expression est importante ; et davantage qu’une parole non bégayée, donc... _ les sentiments, les sensations, et mêmes les idées.

Il permet de faire émerger toutes ces choses _ qui demeureraient immergées, donc, sinon… _, car c’est une sorte de friction _ éminemment féconde _ entre pensée et sentiment _ champ magnifique à explorer par l’écrivain véritable. Pour les personnes qui parlent vite, elles sont recouvertes _ au point de s’y noyer, pour filer la métaphore… _ de paroles, alors qu’avec le bégaiment, il y a un effort pour permettre _ le surgissement de _ la parole _ à son plus vrai… Cela peut paraître étrange, mais pour moi, il est positif dans le sens où cela fait partie de la création _ ainsi que l’analyserait un Noam Chomsky : la création de la « générativité » du discours… _, cet effort pour faire sortir _ du magma du non-dit _ la parole _ en un mouvement de « aufhebung« , dirait Hegel…

cerrumios : Qu’est-ce qui est le plus dangereux : l’oubli du passé, le manque d’intérêt des nouvelles générations à l’histoire, le déni de faits réels, les maladies dégénératives dues au vieillissement… ?

Aharon Appelfeld : Tout est dangereux. Les maladies de la vieillesse ne me paraissent pas très importantes. Dans un sens, l’oubli du passé est une maladie _ pour le dynamisme fécond de la personne ; pour qu’elle devienne vraiment « sujet » d’elle-même (et pas enkystée et plombée en « objet » _ pour d’autres qu’elle). Car notre âme _ oui ! _ et la construction _ oui ! _ de ce que nous sommes _ et avons à devenir _ sont une composition _ en partie de notre responsabilité personnelle _ du passé, du présent et du futur. En ce qui concerne le manque d’intérêt chez les jeunes pour l’histoire, je n’en suis pas persuadé. J’ai été moi-même professeur d’université et j’avais beaucoup d’étudiants qui voulaient apprendre, savoir ce qui était arrivé aux générations de leurs pères et grands-pères.

Cela fait partie de la normalité chez l’homme de s’intéresser au passé. En ce qui concerne le déni des faits _ un phénomène crucial ! _, pour moi, c’est un agissement _ d’abord _ des politiques. Ce sont des personnes qui cherchent _ par intérêt partisan (= « idéologique« ) personnel, ou de leur clan ! _ à nous cacher les faits, à falsifier les faits _ d’où le devoir (le plus) sacré (qui soit) de les « établir«  et « avérer«  _, à détourner l’attention _ soient des tactiques crapuleuses décisives ; cf « Le Prince » de Machiavel… Un homme honnête _ droit ! _ ne fait pas ça, ne va pas nier les faits. C’est comme en politique, pour moi.

Romano : Le Prix Nobel de littérature Ohran Pamuk est l’objet _ ce fut en octobre 2005 ; depuis, elles ont été abandonnées : le 22 janvier 2006 _ de poursuites judiciaires dans son pays, la Turquie, pour avoir « revisité » dans son dernier roman _ le dernier roman d’Ohran Pamuk, « Masumiyet Müzesi« , est paru à Istamboul en 2008 ; en fait, ce fut pour une interview donnée à un journal suisse début 2005 _ la mémoire à trous de la Turquie (génocide des Arméniens et question kurde). Peut-on mourir pour sauver la mémoire ?

Aharon Appelfeld : La vérité et le passé ne font qu’un pour moi _ expression à creuser… Nier ce qui s’est passé, c’est nier la vérité. Les efforts de cet écrivain turc pour retrouver _ par le travail de la pensée, tant celui de la connaissance de l’historien, que celui de l’œuvre vraie du véritable écrivain : lire à ce propos tout l’œuvre (magnifique !) d’Imre Kertész, et pas seulement ses réflexions les plus « théoriques«  (pour des « discours«  publics ou des « articles«  brefs) sur les rapports entre mémoire, fiction et Histoire : cf « L’Holocauste comme culture« , sur lequel je dois (et vais) écrire sur ce blog même un article !  _ le passé et la vérité sont importants _ et c’est un euphémisme _, car sans la vérité notre vie est sale _ la formule, magnifique de vérité, donne très fortement (et avec grandeur ! plus encore !) à penser…

David Miodownick : Ne craignez-vous pas d’encourager malgré vous une « concurrence des mémoires » ?

Aharon Appelfeld : Je n’écris pas sur le passé _ avec la moindre mélancolie ou nostalgie que ce soit… Je parle d’individus _ particuliers, voire singuliers _ à un certain moment. Je ne parle pas par abstractions, mais d’individus ; et de leur temps _ c’est capital (face aux discours généralisateurs idéologiques dont nous sommes plus que copieusement abreuvés par les médias, tous azimuts)… J’écris sur les juifs, j’écris sur les non-juifs. D’ailleurs, j’ai plus écrit _ si l’on veut se mettre à « compter«  _  sur les non-juifs que sur les juifs. J’essaie _ et c’est l’effort poétique de la littérature vraie qu’une telle « vision«  !.. _ de voir le monde à travers les individus, à travers leurs désirs, leur besoin _ ou plutôt « désir« , ou « quête » ; et assez désespérée, souvent… ; une « demande«  !.. _  d’amour, à travers leur solitude, à travers leur recherche de réponses à des questions métaphysiques _ oui ! là où se joue le sens des vies « humaines » (« non-inhumaines« , ainsi que le formule si justement mon ami Bernard Stiegler _ qui vient de publier « Pour en finir avec la mécroissance«  Je n’écris donc pas sur le passé _ qui serait mort ; et pèserait, fossilisé, de tout son « poids mort«  Chaque individu a droit à son passé _ singulier (et non pas « idéologique« , ou plutôt « idéologisé«  en une « mémoire » d’emprunt ; « fourguée« …) ; et activé par l’effort tout en souplesse (et hoquets) de sa « mémoire«  toute personnelle ! pour s’appuyer sur le sol fécond (et toujours « vivant« ) de son « expérience » ainsi « travaillée«  : lire ici l’extraordinaire chapitre « De l’expérience« , en conclusion magnifique et testamentaire des « Essais«  du merveilleux et irremplaçable Montaigne Et moi, je suis pour le pluralisme dans tous les sens du terme. Je ne suis pas _ ni obsessionnellement, non plus ! _ collé _ « scotché«  _ à une histoire _ particulière, et partisane, contre d’autres « histoires«  : tout aussi particulières et partisanes ; soient « idéologiques » seulement : hélas !..

Lefevre : Que pensez-vous du livre « Les Bienveillantes« , de Jonathan Litell ?

Aharon Appelfeld : Ce qui m’a étonné, c’est à quel point un homme _ écrivant _ pouvait s’identifier avec le mal _ quelle singulière (= malsaine) perspective d’enquête, en effet ! Et la question que je me pose, c’est quel est le but de cela. Quel est le but de son livre. Est-ce d’apprendre à s’identifier avec le mal ? Est-ce que c’est essayer de comprendre le mal depuis l’intérieur de nous-mêmes ? Je me demande quel est le but de ce livre. Moi, mon impression, c’est que le résultat est une démonisation de soi _ ce qui est dangereux et morbide… L’expression « démonisation de soi » est à retenir !

Comme vous le savez _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld… _, j’étais dans un camp, brièvement _ en Transnistrie, à l’est de sa Bukhovine natale _, avant de m’échapper _ c’était en 1941, il avait neuf ans. Mais j’ai eu le temps de voir toute la perversion des meurtres des juifs. Il ne s’agissait pas seulement de tuer les juifs, il s’agissait également de les humilier avant de les massacrer. Par exemple, de les obliger à jouer de la musique classique avant de les assassiner. Donc il ne s’agissait pas seulement de tuer, mais d’une perversion des meurtres.

Et dans les quarante livres que j’ai pu écrire, je ne parle jamais des assassins. Ils n’existent pas dans mon âme. Ils existent dans le sens socio-historique _ de ce qu’ils ont commis : forcément ! _, mais ils n’ont pas de place dans mon âme. Il n’y a pas que l’intelligentsia juive qui a critiqué le livre. Tout le monde devrait critiquer ce livre _ je le pense aussi. M. Littell, l’écrivain, est un homme très intelligent, de grand talent. Et cela rend son livre d’autant plus dangereux _ par cette attention « démonologique »  perverse ; pour analyser « cela« , lire plutôt les analyses fouillées (à bien démêler la complexité) des historiens Christopher Browning : « Des Hommes ordinaires _ le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne«  et Harald Welzer : « Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meutriers de masse« 

Aaron : Quel avenir pour la mémoire dans la mondialisation, ce rouleau compresseur qui uniformise la pensée et avale le temps et la mémoire au nom de l’utilitarisme ?

Aharon Appelfeld : Il m’est difficile de parler de l’avenir, car je n’aime pas parler en termes généraux. Pour moi _ c’est-à-dire « tout personnellement« , existentiellement… _, c’est le passé qui compte _ par le poids (existentiel et personnel) de ses effets _, car cela donne du sens à la vie _ quand il est humainement « affronté«  et « compris«  : voilà l’enjeu ! au lieu d’être esquivé, escamoté, ou trafiqué et falsifié !!! Même un passé horrible, c’est quelque chose qui donne de l’ampleur _ quel beau mot ! de quel souffle !!! _ à notre vie _ personnelle, donc, quand ce « passé horrible«  est « surmonté«  : là-dessus, lire, outre Aharon Appelfeld, Imre Kertész : par exemple, en contr’exemple d’« Être sans destin » et du « Refus » (ou du sublime « Le Chercheur de traces« ), le non moins sublime « Liquidation » : un des chefs d’œuvre sur le siècle qui vient de s’achever (le livre est paru à Budapest en 2003) Si nous souhaitons une vie riche _ qualitativement _, avec du sens _ voilà !!! _, qui ne soit pas superficielle _ ni bling-bling… _, il faut nous rattacher _ oui ! par la « plasticité«  du souffle et l’« ampleur » de l' »inspiration« « respiration«  de notre « vivre«  _ à notre mémoire _ activée ! Pas tous nos souvenirs _ en nous défaisant des « clichés«  « réactifs«  plombants du ressentiment ; il y a aussi une joyeuse « vertu d’oubli« , nous apprend Nietzsche… _, mais tout ce qui a du sens _ = le plus « essentiel » !.. La vie _ subie _ peut être un enfer. Je l’ai connu, cet enfer _ en Bukhovine, en Transnistrie et en Ukraine, entre 1941 et 1944… Mais la vie est aussi une chose très précieuse, qui porte _ potentiellement _ beaucoup de sens _ à constituer « plastiquement«  par nous, en partie « essentielle«  ; et selon une exigence transcendante de vérité ! _, et il faut faire en sorte _ c’est un apprentissage personnel ; et l’« écrire« , et l’Art, y a, certes, sa part… _ que notre vie soit remplie _ dynamiquement _ de sens _ au lieu, statiquement, d’absurde et de vide : que répandent les divers nihilismes…

cerrumios : Comment peut-on être sûr qu’une personne détient la vérité si elle est contredite par un groupe ?

Aharon Appelfeld : Mais nous sommes tout le temps contredits par d’autres _ et pas seulement « négativement« , non plus, qui plus est ; la démocratie authentique, c’est le débat éclairé !.. Le mal est une contradiction constante _ qui veut nuire et détruire : c’est sa définition ! Les individus sont souvent tentés _ de mentir, de trahir, de porter tort, de nuire (= blesser, mutiler et tuer ; anéantir) _, leur moralité subit des tentations qui viennent de groupes ou d’autres individus _ un peu _ charismatiques _ sur les estrades politiques, avec micros et haut-parleurs ; et sous le feu (avec projecteurs) des caméras, tout particulièrement. Mais nous devons apprendre _ c’est une école _ à résister, à défendre notre réalité _ singulière propre : elle est « à construire«  ; n’étant jamais simplement « donnée« , ni « héritée«  _, qui a un sens pour nous.

Oulala : Quelle est votre position sur le débat entre histoire et mémoire ? La littérature ne peut-elle pas servir de « casque bleu » entre les deux ?

Aharon Appelfeld : La bonne _ et seule « vraie«  _ littérature devrait rester modeste _ à échelle de la personne ; et sans généraliser : non « idéologique« , forcément ! Et devrait comprendre que son pouvoir est limité _ pauvre, humble : la lecture est un acte silencieux et de solitude. La littérature, par nature _ non instrumentalisante qu’elle est, fondamentalement _, ne peut pas changer les hommes, ne peut pas changer la société _ en effet : ses effets ne sont pas « mécaniques » ; ni instrumentalisables… Mais elle est comme la bonne musique : cela fait germer _ oui : avec générosité illimitée ; joyeusement : la joie est spacieuse… _ en nous quelque chose d’essentiel _ oui ! _, cela purifie _ de miasmes délétères _ notre vie, cela donne un parfum _ ouvrant !.. _ à notre vie et nous donne de la lumière _ on ne saurait mieux le dire… Donc la littérature, on ne connaît pas exactement son effet _ non « mécanique«  _, mais elle porte le germe _ dynamique et dynamisant _ de quelque chose qui préserve _ et peut miraculeusement perpétuer _ notre humanité _ toujours menacée d’« inhumanité« 

Voilà pour ces morceaux de « conversation » (« chat » !) offerts

sous le titre « Sans la vérité, notre vie est sale »

sur le site du Monde : ils sont assurément infiniment précieux !..

Entre tous nos contemporains,

Aharon Appelfeld est un « humain » « non-inhumain » « essentiel« 

Titus Curiosus, le 28 mai 2009

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