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Où va la fragile « non-inhumanité » des humains ? Lumineux déchiffrage du « mérite » tel qu’il se dit aujourd’hui, par Yves Michaud le 13 octobre dans les salons Albert-Mollat

16oct

Lumineuse présentation (écoutable et podcastable grâce à ce lien)

de son « Qu’est-ce que le mérite ? » (aux Éditions François Bourin)

par Yves Michaud,

en un entretien avec Francis Lippa, membre du bureau de la Société de Philosophie de Bordeaux,

mardi soir dernier, 13 octobre, dans les salons Albert-Mollat,

devant une assistance copieuse _ plus une place assise de libre _ et fort attentive, à l’exposé riche, clair et remarquablement nourri d’exemples concrets _ jusqu’à la qualité (de performances) appréciée et requise aujourd’hui de sportifs, tels que le footballer Lionel Messi… _,

par ce philosophe empiriste _ déclaré : écouter l’enregistrement ! _,

très attaché à vite et bien (= au mieux !) comprendre les divers « signes«  de l’époque, comme elle est ; et vers où elle est en train, vaille que vaille et bel et bien, de s’acheminer, en la diversité, jusqu’au vertigineux _ et cependant bien signifiant à qui parvient à pertinemment la déchiffrer _, de sa complexité,

qu’est Yves Michaud…

Dans quelle mesure peut-on et doit-on user, ou pas,

et comment, sous quelles formes et de quelles manières,

du terme _ ou du concept : il faut creuser un peu (et philosophiquement) ce qui peut distinguer leurs usages _, « revenu » _ dans les discours : sur les lèvres comme dans les têtes _ ces vingt ou trente dernières années

(depuis Margaret Thatcher, puis Tony Blair _ et Anthony Giddens _, de ce côté-ci de l’Atlantique, où prédomine toujours le bouclier _ égalitariste _ de l’État-Providence ;

ou de l’autre _ où prédomine, là, l’appétit de « liberté«  _, depuis les années Reagan ; puis, en ce retour de balancier que représente l’élection, l’automne dernier, de Barack Obama, maintenant _ que commente dans le New-York Times l’excellent prix Nobel d’Economie 2008, Paul Krugman),

du terme _ ou du concept : il faut les distinguer, je reprends et poursuis l’élan de ma phrase _ de « mérite » ?

C’est ce à quoi s’emploie très précisément, à la fois avec audace et la prudence du très grand soin (de plus de deux ans de recherches fouillées, a révélé l’auteur : à propos, tout particulièrement, des philosophies anglo-saxonnes les plus récentes : par exemple celle d’Amartya Sen… _ cf, par exemple « La Liberté au prisme des capacités« ) de l’analyse philosophique la plus pointue, ce très éclairant petit-grand livre de 300 pages, et en trois passionnantes parties, qu’est « Qu’est-ce que le mérite ?« , aux Éditions Bourin,

que présentait, explicitait et commentait mardi soir dernier Yves Michaud en sa conférence,

en réponse aux questions de Francis Lippa…

Même « empiristement« , si je puis dire _ voire « minimalistement » ; ou « par défaut« … _, il demeure encore _ mais pour combien de temps ? _ difficile _ à la plupart (mais pas tous !) d’entre nous ; et à Yves Michaud, qui conclut lui-même ainsi son livre (aux pages 273 à 280) _, de renoncer tout à fait à une « perspective » sur les autres (et sur soi) faisant référence à un ordre (quel qu’il soit) de la valeur, de la vertu, du « mérite » donc, au-delà de la stricte prise en considération (et constat on ne peut plus « brut« , lui : c’est ainsi, et pas autrement !) des seules  « performances » « de fait » ;

sans nulle considération « de droit » (au sens de « de valeur« ) que ce soit… :

car « les barrières _ infranchissables _ entre les ordres, les eaux glacées du _ seul ! _ calcul égoïste, ou la guerre _ sans pitié aucune ! _ des _ seules _ vanités

produisent un paysage humain _ au double sens du terme !!! _ pauvre, pour ne pas dire désolé _ « wasted land« , selon l’expression du grand T. S. Eliot en son immense poème éponyme, « La Terre vaine« …  _,

dit Yves Michaud, page 265 de « Qu’est-ce que le mérite ?« .

« Le mérite et le démérite _ aussi difficiles, voire impossibles, à incontestablement « établir« , justifier en raison, « fonder » vraiment ! _ traduisent donc notre _ irréfragable, pour le moment encore, du moins ; à une certainee partie, encore, d’entre nous… ; mais ne serions-nous pas en train de devenir minoritaires ?.. _ besoin d’estimer la valeur d’autrui _ ainsi que de nous-même _ afin de vivre dans un monde humain«  _ c’est-à-dire « non-inhumain« , comme le nomme mon autre ami philosophe parmi les plus lucides Bernard Stiegler… (cf les volumes de « Mécréance ou discrédit«  ; ou « Prendre soin«  ; etc… _, poursuit Yves Michaud, page 274.

Et Yves Michaud de préciser ce qu’il entend par sa référence, alors, au concept d' »estime » :

« L’estime est une mesure de la relation humaine en tant qu’humaine. Elle est approchée, révisable et, éventuellement illusoire ou erronée _ certes ! nous avançons à tâtons, par essais et erreurs : à rectifier si possible… Nous nous trompons souvent sur notre estime (nous la plaçons mal, selon l’expression consacrée) ; et les jugements de mérite et de démérite _ plus graves, probablement ; mais indispensables, forcément ! _ sont, comme je l’ai dit plusieurs fois, révisables selon ce que l’on sait ou ne sait pas _ avec de considérables fluctuations ! _, et avec quel degré de détail

_ une considération majeure, sinon capitale, tant « le diable s’y cache«  : cf l’importante postface du 31 mars 2006 à l’« Humain, inhumain, trop humain » d’Yves Michaud ; essai achevé, lui, en décembre 2001 ; et intitulée, précisément ainsi ! cette postface (« Le Diable dans les détails« ) ; avec cette ultime phrase judicieuse de conclusion, page 124 :

« C’est déjà bien si le philosophe décrit et redécrit inlassablement les situations de manière à dissiper les sottises grossières et,

quand sa description est bonne,

à débusquer le diable qui se cache, comme d’habitude dans les détails«  _ mal aperçus, car mal regardés, focalisés, analysés : tout simplement !.. _

et avec quel degré de détail, donc, des situations et des actions.

Nous ne pouvons nous empêcher de penser _ estimer, juger, croire _ que les individus ont _ effectivement et objectivement, en soi, en quelque sorte ; et pas seulement pour notre esprit (qui bat, subjectivement, la campagne)… _ des mérites et des démérites à proportion de ce qu’ils font, à nous et à la communauté humaine en général _ voilà la source de notre difficile indifférence à ces conséquences « relationnelles« -là… _ ;

qu’ils valent _ bel et bien _ plus ou moins _ et pas indifféremment ! _ dans leur relation à autrui _ voilà la dimension d’« humanité«  ; ou de « non-inhumanité« , comme le dit aussi Bernard Stiegler ; et encore pour le moment irréfragable (pour certains, au moins), face aux divers cynismes, cachés, tapis, ou de plus en plus avoués, voire affichés, ou assénés : cf là-dessus le tout récent « La Cité perverse _ libéralisme et pornographie » de Dany-Robert Dufour (paru le 8 octobre : j’ai hâte de le lire !)… _ ;

et que cette valeur appelle une reconnaissance appropriée, même si elle n’est pas effectivement « payée » _ en espèces bien sonnantes et trébuchantes !..

Quand nous abandonnons cette manière de penser,

et nous le faisons souvent et à très juste titre (pour des raisons d’efficacité, de concentration de l’attention sur les tâches et les résultats, et pas sur les agents, pour des raisons _ fort « humaines« , certes ; et « trop humaines« , aussi : nous ne sommes, en effet, ni des saints, ni des anges ; cf Montaigne, au final si percutant de ses « Essais« , Livre III, chapitre 13, le sublime chapitre testamentaire « de l’expérience«  : à toujours revenir (délicieusement !) relire ! _ de discrétion, de fatigue, ou d’inattention, par exemple),

nous ne prenons en compte que des relations causales _ toutes nues et froides _ et des utilités _ à l’exclusion des « honnêtetés », peut-être : le chapitre inaugural du livre III montanien s’intitule : « de l’utile et de l’honnête » ; lui aussi est un indispensable ! lire aussi le si beau livre de l’ami Bernard Sève : « Montaigne. Des Règles pour l’esprit«  ! la meilleure « introduction (philosophique) à Montaigne« , assurément, à ce jour ! _, des conséquences _ brutement factuelles, coupées d’émotions et d’affects (d’un « sujet«  qui s’attache à la considération aussi de ces « affections«  : non encore « dés-affecté« , en quelque sorte…)…

Nous appréhendons alors les situations humaines _ entre simples (ou purs) agents d’action, sinon entre de réelles (ou/et « vraies« ) « personnes«  !.. _ de manière non humaine _ voilà le concept stieglerien de « non-humain«  ! _, ou « déshumanisées«  _ voire « barbares«  _, comme des relations entre _ rien que de purs et simples _ objets _ non « sujets«  !.. de rien ! _, machines, coûts et bénéfices

_ selon les critères des services dits de « ressources humaines«  ; ne prenant pas « en compte » les dégâts (affectifs) sur ce qui reste (encore !) des « personnes«  ; allant jusqu’à, les plus « fragiles » d’entre celles-là, les moins capables de « s’adapter«  aux règles nouvelles (« modernes«  !) de la concurrence « mondialisée«  (telle étant la norme de référence up to date invoquée (quand le besoin se fait sentir, aux dirigeants, de s’en « justifier«  devant « l’opinion« …) par les responsables « manageant«  ces « entreprises«  performantes) ;

allant jusqu’à s’en suicider... _

comme des relations entre objets, machines, coûts et bénéfices : « Ce qu’il fait pour nous, ça fait un budget ! »

Il est tout à fait possible que ce mode d’appréciation instrumental _ galileo-cartesiano-adamsmithien… _, aride, désolé, ou simplement neutre, s’étende de plus en plus à de plus en plus de situations sous l’effet de la technique, de la préoccupation  pour les seuls intérêts et du perfectionnement des modes de manipulation d’autrui,

mais ce n’en sera pas moins un changement de relation » _ inter-humaines, ces « relations« -là, écrit Yves Michaud, aux pages 274-275 :

« changement«  à prendre lui aussi « en compte« , donc,

socialement, économiquement et politiquement _ ainsi que recommande, expressément, de le faire Amartya Sen : pour l’empêcher ;

plutôt que de le laisser, ce « changement de relation« , détériorer de sensiblement riches « liens«  à autrui… _ :

c’est-à-dire, en clair, culturellement et civilisationnellement.


Que « voulons« -nous donc, les uns et les autres,

les uns avec les autres,

parmi eux, avec eux et aussi, ainsi, contre eux, ces « autres«  ?..


Par conséquent,

« le noyau _ « de sens de l’estime et de la mésestime« , page 275 de « Qu’est-ce que le mérite ?«  _ de la notion _ de « mérite«  _ opère comme catégorie régulatrice _ à la Kant, in sa « Critique de la raison pure«  _ permettant d’appréhender les choses humaines _ relations, affects, valeurs… _ sous l’angle de la valeur _ et pas seulement sous celui du fait brut, pur et simple…


Y compris si le fondement dans les choses
_ objectif, en soi _ de cette manière de voir _ qu’elle demeure ; distinctement de l’ordre des faits bruts ! et de leur pur et simple (minimal !) constat… _ peut être mis en doute.

Nous ne sommes jamais certains que le mérite attribué à quelqu’un est bien… mérité ;

ce ne peut être que l’apparence _ trompeuse (du fait des autres ; ou du jeu des perspectives, des « mirages » en que sorte objectifs…) ; ou illusoire (de notre fait en majeure partie, de notre auto-aveuglement subjectif ; là-dessus, relire « L’Avenir d’une illusion » de Siegmund Freud _ du mérite ;

mais nous avons _ humainement _ besoin de cet éclairage pour percevoir humainement _ et non pas « non-humainement« , inhumainement, avec barbarie : relire le « Humain, inhumain, trop humain«  d’Yves Michaud lui-même, avec sa postface « Le Diable dans les détails«  _ la situation« , pages 275-276…

A méditer ; et à suivre…

Merci de ce bel entretien lumineux…


Titus Curiosus, le 16 octobre 2009

L’acuité philosophique d’Yves Michaud sur de vils mésusages du mot « mérite » : la lanterne du philosophe versus le trouble cynique des baudruches idéologiques

10oct

Mardi 13 octobre prochain, à 18 heures, Yves Michaud sera présent dans les salons Albert-Mollat pour présenter au public bordelais son lucidissime « Qu’est-ce que le mérite ?« , qui vient de paraître aux Éditions Bourin…

La « quatrième de couverture«  de ce brillant petit livre de 300 pages annonce la couleur _ ou la teneur générale _ de l’ouvrage :


« Le mérite, le travail, l’effort ont fait retour dans le discours politique et dans l’opinion.

Il faut mériter son salaire ou sa promotion ; les rémunérations doivent être fixées au mérite ; et l’on promet aux élèves méritants des décorations sur le modèle des croix d’honneur du passé.

Mais ce retour _ dans le discours politique et l’opinion _ est bizarre _ remarque, et c’est le point de départ de son enquête de « démasquage«  _ Yves Michaud : « démasquage«  du cynisme de l’idéologie, inversement proportionnel, lui, à la dose de naïveté !..

Non seulement il se produit au milieu de revendications égalitaires toujours fortes _ parmi les citoyens des États de régime « démocratique«  tout au moins ; mais la démocratie est bien en (assez) sévère « crise« , semble-t-il ; dont participe, encore, cette même idéologie _,

mais c’est aussi un drôle de mérite _ nous y voilà ! _ qui revient _ après quelques années de mise en « sommeil«  au magasin des accessoires usagés, dépareillés…

Pas question _ cette fois « moderne« -ci ! ah ! la « modernité«  ! face à la ringardise, elle a « figure«  bien avenante !.. :

bien des « figures«  se sont mises en place, en effet, dans le monde au moment (seconde moitié, louis-quatorzième, du XVIIème siècle : la France allait donner alors, et pour un moment, le ton en Europe, juste avant l’heure, le siècle suivant, de l’Angleterre marchande… ; cf le « Tirez les premiers, Messieurs les Anglais…« , à Fontenoy ; en 1745…) ;

au moment de la « Querelle des Anciens et des Modernes » : et ce sont les Modernes qui ne vont pas tarder à l’emporter au siècle suivant, dit, lui, « des Lumières«  _


Pas question, donc, de valeur morale, d’accomplissements humains, de bonnes actions _ d’« œuvres« _, de vertu _ comme cela avait été le cas au Moyen-Age théologique et au XVIIème siècle aristocratique.

On parle _ en ces discours tenus par tout un chacun, ou presque, et (largement) amplifiés (surtout) par les médias : ils ont fonction, ceux-là, entre « fait«  et « droit » (il y a de l’espace, où « pousser » quelques « coins » (d’« avantages« ), tant qu’on y est…), de « légitimation«  : c’est là la fonction (bien pragmatique !) de l’« idéologie«  _


on parle
, donc, de travail, d’efforts _ et surtout de rémunérations _ ce sont elles qu’il s’agit en effet de « justifier » (dans l’opinion) comme on ne peut plus « normales » :

là-dessus, lire les si remarquables articles de Paul Krugman, dans le New-York Times (et repris dans El Pais, en espagnol) :

j’y ai consacré cet automne quelques uns de mes propres articles, sur ce blog, au moment des élections américaines, et des espoirs suscités par l’élection de Barack Obama :

« avis d’expert« , le 8 octobre 2008 ;

« de la crise ; et du « naufrage intellectuel » à l’ère de la « rapacité »« , toujours ce 8 octobre ;

et « sur le réel et le sérieux« , le 8 novembre 2008… _

Le mérite semble _ la nuance, le doute, sinon la (re-)mise en cause, est d’importance !.. _ une sorte _ un dangereux « simili«  ! rien qu’une une contrefaçon !.. _ de droit

_ à faire reconnaître (et avaliser !) dans les mœurs (et des lois !) : par élections (démocratiques) tout particulièrement ! et en priorité ! Vox populi = vox Dei !!!

Grâce, tout particulièrement, à la très bienvenue « légalisation«  de « lois«  on ne peut plus effectives votées alors par la (on ne peut plus « légale« ) « majorité parlementaire«  :

cf, par exemple, l’éclairage presque aveuglant (!) de la situation actuelle, ces jours-ci,

après le rejet du « Lodo Alfano«  (cf cet article-ci de La Repubblica « La Consulta: lodo Alfano illegittimo« , le 7 octobre),

de l’Italie de Berlusconi… _

Le mérite semble _ bien dangereusement hélas pour le droit ! que devient-il entre les tripatouillages de ces faiseurs de lois ?! _ une sorte de droit à

récompense financière _ en tout cas quelque chose qui doit _ très (et rien que) pragmatiquement ! _ payer. » Yves Michaud.

C’est pour comprendre le sens réel _ = véritable : à rebours des paillettes aveuglantes (et régnantes de fait !) de l’idéologie ! _ du mot « mérite »,

ce qu’il cache et ce qu’il révèle _ voilà le passionnant résultat de ce très incisif travail d’élucidation d’Yves Michaud en ce « Qu’est-ce que le mérite ?«  _,

qu’Yves Michaud a écrit ce texte,

réflexion profonde

_ en effet ; entre autres grâce au très nourricier apport de ses tenants

(autant les références théologiques premières : saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, saint Ignace de Loyola, le cardinal Bellarmin ; et aussi Luther et Calvin ;

que l’œuvre des moralistes classiques : La Rochefoucauld, La Bruyère)

et aboutissants

(le passionnant travail d’élucidation des philosophes contemporains, notamment, ou au tout premier chef, anglo-saxons : à commencer par John Rawls ; et, surtout, le prix Nobel d’Économie 1998, Amartya Sen, auquel sont consacrées de très judicieuses pages ;

mais bien d’autres aussi : Anthony Giddens, Harry G. Frankfurt, Peter Frederick Strawson, Bernard Williams, Michaël Walzer, Marc Fleurbaey, Alan Dworkin, Albert Hirschman, Judith N. Shklar, Thomas Nagel, Robert Nozick, Susan Hurley, Brian Barry, Gary S. Becker) !.. _

sur quelques aspects essentiels autant qu’étranges de la société contemporaine : primes, vanités, people, VIP, Rolex…« 

En une brève « Note sur les références«  (sous-titrée « Good bye Saint Thomas ?« ), Yves Michaud remarque en ouverture de son travail (pages 11 et 12 de son livre), l’absence du concept de « mérite«  dans la plupart des « Dictionnaires«  (tel, par exemple, celui de Monique Canto, en 1996 : « Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale« …) et « Vocabulaires«  (tel, par exemple, celui de Barbara Cassin, en 2004 : « Vocabulaire européen des philosophies« ) philosophiques ; ou de théologie (tel, par exemple, celui de Jean-Yves Lacoste, en 1998 : « Dictionnaire critique de théologie« )…

La bibliographie de départ d’Yves Michaud concerne donc, malheureusement, le seul « monde anglo-américain«  : « What Do We Deserve ? : A Reader on Justice and Desert« , de L. P. Pojman et O. McLeod (OUP 1998) et « Equality, Selected Readings« , du même L. P. Pojman, avec R. Westmoreland (OUP 1997)…


Yves Michaud ajoutant, page 12 :

« L’entrée « Desert » du « Stanford Encyclopedia of Philosophy«  sur le web htttp://plato. stanford.edu/entries/desert/ rédigée  par O. McLeod en 2008, donne une bibliographie assez riche en langue anglaise qui permettra à ceux qui le souhaitent d’aller plus loin« .

Dont acte (et merci ! pour les plus curieux)…

En passant en revue, ce matin, la presse nationale et internationale, sur le Net,

je tombe sur ceci, qui retient mon attention :

« Il n’y a pas si longtemps encore _ un passé qui, quatre-vingts ans plus tard, semble, décidément, s’être éloigné de plus en plus vite _,

un homme digne d’admiration _ voilà ! la « dignité de » en lieu et place du « mérite à » !.. _ était

un être dont le courage est un courage moral _ et pas seulement une entreprise pragmatique _,

la force une force de conviction _ effective : à rebours des seules persuasion et croyance… _,

la fermeté celle du cœur et de la vertu _ vraie :

les pages d’Yves Michaud sur les « fondements » de la vertu, parmi la foule des déterminations génétiques, ainsi que le « jeu«  social (et le renouveau actuel de la vogue des « jeux« ), sont passionnantes ; cf sa référence au livre de Ted Honderich « Êtes-vous libre ? Le problème du déterminisme« … _ ;

un être qui juge la rapidité _ celle, tout au moins, qui confond vitesse et précipitation ! _ puérile,

les feintes illicites _ = indignes _,

la mobilité et l’élan _ de simple « agitation« , ici : tout le contraire du véritable « élan«  !.. _ contraires à la dignité _ un concept fondamental, décidément, assez malmené par les temps qui courent…

Cet être, il est vrai, a fini par ne plus subsister _ tel un « vestige«  pas encore tout à fait biologiquement mort : c’était dans les décennies vingt et trente du siècle passé ; et en ce qui demeurait, dans la vieille Europe centrale, de la « kakanie«  _ que

dans le corps enseignant secondaire

et dans toute espèce de déclarations purement littéraires _ telle celle, « déclaration » (le terme est bien intéressant ! ) de Musil lui-même _ ;

c’était devenu un fantôme idéologique _ par un retournement de concept, cependant ! nous allons pouvoir le constater… ;

à moins que le « fantôme«  n’insiste à venir hanter quelques dernières mauvaises consciences ;

et ne « résiste«  ; au moins sur ce mode « d’idées« -là !.. :

sont-elles aisément tuables ? anéantissables ?..  _ ;

et la vie a dû se trouver un nouveau type de virilité » _ et de « mérite » ?.. : plus « modernes«  !!! _,

peut-on lire au très lucide, aussi, chapitre 13 de « L’Homme sans qualités » de Robert Musil,

quand le personnage d’Ulrich, qui n’en finissait pas de douter de la valeur (effective) de ses travaux scientifiques, lit quelque part ces mots : « Un cheval de course génial » :

soit un véritable coup de massue pour lui ;

comme la confirmation qu’il est décidément « un homme sans qualités« …

En cette œuvre majeure _ « L’Homme sans qualités« … _ de notre modernité (si largement kakanienne !), fruit d’une entreprise de plus de vingt ans, des années 20 du siècle passé, et interrompue à la mort brutale de Musil, en avril 1942...

J’emprunte ici cette « réflexion«  à un article suggestif de Frank Nouchi, « Le temps des « fantômes idéologiques »« , dans Le Monde en date pour l’édition papier de ce samedi 10 octobre 2009…


Que cette petite « réflexion » musilienne

_ suggérée à Franck Nouchi par l’éditrice Viviane Hamy lisant le portrait du cheval « Sea The Stars« , le crack des cracks, « né pour gagner«  écrit par Christophe Donner dans Le Monde du 7 octobre _

donne un peu à penser,

en attendant la conférence d’Yves Michaud mardi prochain, à 18 heures, dans les salons Albert-Mollat, à propos de ce brillant et tellement judicieux « Qu’est-ce que le mérite ?« ,

conférence dont j’aurai le plaisir, et l’honneur, d’assurer la fonction de modérateur…


Titus Curiosus, ce samedi 10 octobre 2009


Post-scriptum :


On pourra compléter la lecture de « Qu’est-ce que le mérite ?« 

par l’article de contribution d’Yves Michaud au n° 33 de « Philosophie Magazine«  (consacré, ce mois d’octobre-ci) au « Scandale de l’inégalité« ), aux pages 54-55 et 58-59 :

« Il faut penser l’égalité en termes de réalisation de soi«  ;

« discutant les travaux de John Rawls _ précise le sous-titre de l’article _, et, surtout, s’appuyant sur ceux d’Amartya Sen, Yves Michaud nous invite à dépasser une vision strictement économique de l’inégalité » ;

car « on oublie la liberté, la dignité, le respect de soi« …


C’est le _ très judicieux ! _ concept senyen de « capabilité » que met tout particulièrement ici en exergue Yves Michaud :

en invitant à « redonner toute sa complexité à l’idée de réalisation de soi, en comprenant que « les hommes sont divers de diverses manières », comme le dit Sen. Si vous voulez être riche comme Séguéla et avoir des Rolex, c’est un idéal qui se défend _ hum ! l’argument est, en partie du moins, assez « rhétorique«  : la « liberté«  de tels projets (de tels enrichissements) pouvant faire aussi pas mal d’ombre à d’autres (qui ne cherchent pourtant même pas à s’enrichir…)… Si vous voulez mener une vie retirée et dédiée à l’étude, c’est aussi un choix existentiel qui se défend _ portant un peu moins d’ombres à d’autres, celui-là de « choix existentiel«  Dans un cas, vous risquez d’avoir quelques problèmes de santé _ à partir du stress, peut-être… _, mais une belle Rolex. Dans l’autre, d’être un peu plus heureux et équilibré, mais plus pauvre et moins connu.

Et la tâche d’une anthropologie avancée est de tenir compte de cette complexité.

La science économique met d’ailleurs au point aujourd’hui des instruments mesurant _ ah ! la mesure ! et son « empire » ; pour ne pas dire son « impérialisme«  ; avant même Galilée, Descartes, Adam Smith… _ assez bien les inégalités de bonheur, de risque, de qualité de vie _ je pense, en France, aux travaux de Serge-Christophe Kolm _ presque toutes les publications de celui-ci sont en anglais, sauf « Bonheur Liberté, Bouddhisme profond et Modernité«  paru en 1982 aux PUF… _ ou Marc Fleurbaey » _ auteur de « Théories économiques de la justice« , aux Éditions Economica, en 1996, et « Capitalisme ou démocratie ? L’alternative du XXIème siècle« , aux Éditions Grasset, en 2006 :

peut-on ainsi lire à la page 58 du numéro 33 d’octobre 2009 de « Philosophie Magazine« 


Et le tout dernier chapitre (pages 249 à 272) de « Qu’est-ce que le mérite ? » porte précisément pour titre « Mérite et sociabilité » ;

tandis que la « conclusion«  (pages 273 à 280) s’intitule « Le Mérite et la vertu » ;

avec ces tout derniers mots, page 280 :

« Si les vertus pouvaient revivre

_ vraiment : peut-être comme au temps de la théologie, ou à celui de l’aristocratie ;

voire à celui de la « kakanie » dont se souvenait Musil ; et dont ne demeuraient plus, depuis 1919, que de « fantomatiques » vestiges dans quelques figures du « corps enseignant secondaire ; et dans toute espèce de déclarations purement littéraires« … _,

nous pourrions effectivement nous passer du mérite.

Nous n’aurions rien à _ devoir, et assez péniblement… _ mesurer.

En l’état des choses, j’ai bien peur qu’il nous faille nous en tenir à de pauvres mesures _ toujours fort approximatives !..

Encore heureux si, comme j’ai essayé de le faire comprendre, nous mesurons… leur pauvreté » : oui !..

un peu plus modestement, en quelque sorte…

Sur le réel et le sérieux : le « point » de Paul Krugman sur l’enjeu de l’élection du 4 novembre aux Etats-Unis

02nov

Sur l’article de Paul Krugman « Desperately Seeking Seriousness » dans l’édition du New-York Times du 26 octobre dernier…

Pour poursuivre la réflexion sur ce qu’il en est du « réel »,

ainsi que du « sérieux » _ quant à la recherche (élémentaire !) de la vérité sur ce « réel », face aux « marchands » d’illusions (et croyances) en tous genres (et ça se bouscule au portillon !), et autres camelots et bateleurs d’estrades (politiques) _

et/ou,

en conséquence de quoi,

de l’élémentaire honnêteté intellectuelle

(des chercheurs, conseilleurs, discoureurs, etc… jusqu’à tout un chacun : vous et moi…),

en une société (civile) dominée _ depuis voilà plus de trente ans, maintenant : cela commence à faire un peu long

(cf mon précédent article : « de la crise et du naufrage intellectuel à l’ère de la rapacité _ suite : les palais de l' »âge d’or » à Long Island« , d’après un très bel article, déjà, de Paul Krugman, dans le New-York Times, le 20 octobre 2002) _,

par les « marchands »

et autres « camelots politiques » (style Thatcher et Reagan),

appuyés sur l’idéologie pseudo compétente d’idéologues _ stipendiés _ du genre d’un Milton Freedman (« prix Nobel d’Economie » en 1976 :

né le 31 juillet 1912 à New York et décédé le 16 novembre 2006 à San Francisco, Milton Freedman est « généralement » considéré comme l’un des économistes les plus « influents » de ce XXe siècle _ qui est peut-être en train de s’achever ces mois d’octobre et novembre 2008 (et pas le 11 septembre 2001 !)…

Titulaire du « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » _ voilà, en fait, l’expression juste ! _ de l’année 1976, Milton Freedman a été un ardent défenseur du « libéralisme », à moins que ce ne soit, plutôt, et en fait, de l' »ultralibéralisme » :

sur cette dernière nuance-ci (« libéralisme« / »ultralibéralisme« ),

on peut se reporter à l’excellente contribution _ elle aussi _ d’hier, dans le numéro du Monde daté du 2 novembre, de Michel Rocard, interrogé par Françoise Fressoz et Laetitia Van Eeckhout, sur la « crise financière » : « la crise sonne le glas de l’ultra-libéralisme« ),

voici,

ici et maintenant,

un magnifique article

_ d' »actualité politique », d’abord, simplement, et modestement : l’élection aura lieu le 4 novembre ! _,

intitulé « Desperately Seeking Seriousness«  dans l’édition du New-York Times du 26 octobre,

par le tout récent

_ le vent venant de tourner ; et les girouettes de suivre : pardon de permettre l’impression de qualifier l’honorable jury suédois de « girouette : on pourrait dire, plus noblement (à la Hegel, et selon son souci « réaliste » de la « wirklichkeit« ), « zeitgeist » : « esprit (ou « air« ) du temps » : mais est-ce bien différent ?  _

par le tout récent « prix Nobel d’Économie »

(ou plutôt « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel« ),

Paul Krugman ;

pour ceux qui lisent l’espagnol,

l’édition d’El Pais d’aujourd’hui, 2 novembre, en propose une traduction en castillan _ « En busca desesperada de la seriedad » _, par María Luisa Rodríguez Tapia.

Je n’en ai pas (encore : hélas !) trouvé une édition en « traduction en français »

_ ce que je me permettrai d’interpréter, et sans trop de « mauvais esprit » (j’espère…), comme un certain « retard »(hélas), de la France (ou des Français), dans le défi (et urgence !) de mieux comprendre (et mieux agir dans _ ou sur) le monde d’aujourd’hui… ;

un « retard » qui donne « à penser », lui aussi…

Voici cet excellent article de Paul Krugman « Desperately Seeking Seriousness« 

en version originale,

puis en traduction en castillan ;

et je me permettrai de « mettre en gras » ce qui me paraît le plus significatif

_ ainsi que de truffer (un peu) l’article original de quelques commentaires (parfois un peu « philosophiques » : avec des références aux œuvres de Platon, Machiavel, ou Freud…), en vert _,

comme modeste contribution d’un « simple » _ dans tous les sens du terme _ « curieux »,

à la recherche un peu « désespérée » _ à son modeste niveau _ d’un peu mieux comprendre « sérieusement » le « réel« ,

ou le monde,

afin d’un peu mieux, très simplement, « s’y orienter »

(comme en complément bien « empirique » à la préoccupation d’un Emmanuel Kant, en 1786, de préciser quelque réponse à la question « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?« …

D’abord, dans la version originale, sous la _ vraiment excellente ! _ plume de Paul Krugman :

October 26, 2008
Paul Krugman : Desperately Seeking Seriousness _ quel beau (car juste !) titre !

« Maybe the polls and the conventional wisdom are all wrong… But right now the election looks like a … solid victory, maybe even a landslide, for Barack Obama…

Yet just six weeks ago the presidential race seemed close, with Mr. McCain if anything a bit ahead. The turning point was the middle of September, coinciding precisely with the sudden intensification of the financial crisis… But why has the growing financial and economic crisis worked so overwhelmingly to the Democrats’ advantage? …

I’d like to believe _ car c’est un peu trop beau pour être « vraiment vrai » : d’où ce conditionnel (« j’aimerais croire »  : « croire » au sens, ici, de « supposer »…) lucide ! _ that the bad news convinced _ et c’est bien de cela en effet qu’il s’agit : « convaincre » ; et non pas « persuader«  (= faire « passionnellement croire ») : là-dessus, relire inlassablement « Gorgias » de Platon ; ou/et les si justes pédagogiquement « Propos » (sur l’éducation, les pouvoirs, le bonheur, etc…) d’Alain _ many Americans, once and for all, that the right’s economic ideas are wrong and progressive ideas are right. And there’s certainly something to that…

But I suspect that the main reason for the dramatic swing in the polls is something less concrete… As the economic scene has darkened, I’d argue, Americans have rediscovered the virtue of seriousness _ « the virtue of seriousness » : voilà l’expression décisive ! Celle qui m’a incité à rédiger cet article… And this has worked to Mr. Obama’s advantage, because his opponent has run a deeply unserious campaign.

Think about the themes of the McCain campaign… Mr. McCain reminds us, again and again, that he’s a maverick _ but what does that mean ? His maverickness _ en français : « être un franc-tireur » _ seems to be defined as a free-floating personality trait, rather than being tied to any specific objections… to the way the country has been run for the last eight years.

Conversely, he has attacked Mr. Obama as a “celebrity”, but without any specific explanation of what’s wrong with that…

And the selection of Sarah Palin… clearly had nothing to do with what she knew, or the positions she’d taken _ it was about who she was, or seemed to be _ et le modèle n’a été que trop exportable outre-Atlantique, hélas !!! Americans were supposed to identify with a « hockey mom » who was just like them _ comme si l’identification était un argument de choix pertinent d’un dirigeant politique ! C’est baigner là dans la pensée magique (cf Lucien Lévy-Bruhl : « Primitifs » ; « Esquisse d’une théorie générale de la magie » de Marcel Mauss ; et Claude Lévi-Strauss : « La Pensée sauvage« )…

In a way, you can’t blame Mr. McCain for campaigning on trivia _ after all, it’s worked in the past. Most notably, President Bush got within hanging-chads-and-butterfly-ballot range of the White House only because much of the news media, rather than focusing on the candidates’ policy proposals, focused on their personas : Mr. Bush was an amiable guy you’d like to have a beer with, Al Gore was a stiff know-it-all, and never mind all that hard stuff about taxes and Social Security. And let’s face it: six weeks ago Mr. McCain’s focus on trivia seemed to be paying off handsomely.

But that was before the prospect of a second Great Depression concentrated the public’s mind.

The Obama campaign has hardly been fluff-free _ in its early stages it was full of vague uplift. But the Barack Obama voters see now is cool, calm, intellectual and knowledgeable, able to talk coherently about the financial crisis in a way Mr. McCain can’t _ ou l’épreuve du réel… And when the world seems to be falling apart, you don’t turn to a guy you’d like to have a beer with, you turn to someone who might actually know how to fix the situation _ soit Socrate (et Platon) versus Gorgias, Polos et Calliclès, in « Gorgias » ! et encore Socrate (et Platon) versus Thrasymaque et le point de vue rapporté par Glaucon, dans « la République« , toujours de Platon…

The McCain campaign’s response to its falling chances of victory has been telling : rather than trying to make the case that Mr. McCain really is better qualified to deal with the economic crisis, the campaign has been doing all it can to trivialize things again. « Mr. Obama consorts with ’60s radicals ! He’s a socialist ! He doesn’t love America ! » Judging from the polls, it doesn’t seem to be working.

Will the nation’s new demand for seriousness last ? Maybe not _ remember how 9/11 (2002) was supposed to end the focus on trivialities ? For now, however, voters seem to be focused on real issues. And that’s bad for Mr. McCain and conservatives… : right now, to paraphrase Rob Corddry, reality has a clear liberal bias

_ c’est le « réel », en ses « apparitions », qui change ;

les « réalistes » (= « pragmatiques ») sont bien forcés

(par l’avantage, provisoire _ sur la scène sociale, économique et politique ; ainsi qu’idéologique ! _, du « principe de réalité » sur le « principe de plaisir« 

_ cf Freud dans « Au-delà du principe de plaisir« , en 1920, publié in « Essais de psychanalyse«  : un très grand livre ! _

de s’y « adapter » (machiavéliennement, si j’ose dire ;

à moins que ce ne soit « machiavéliquement », seulement ; en revenir au « Prince« )

si peu que ce soit,

du moins pour un moment, le temps que le temps tourne à nouveau, et soit, de nouveau, plus propice à leurs manœuvres peu, honnêtes (ou intègres)…

Et dans sa traduction en castillan, par Maria Luisa Rodríguez Tapia, dans el Pais de ce 2 novembre :

« En busca desesperada de la seriedad »

Paul Krugman 02/11/2008

Es posible que todos los sondeos y opiniones generalizadas se equivoquen, y que John McCain, inesperadamente, gane. Ahora bien, en estos momentos da la impresión de que el triunfo demócrata es inevitable : una victoria sólida, tal vez incluso aplastante, de Barack Obama ; gran aumento del número de escaños demócratas en el Senado, tal vez incluso suficientes para darles una mayoría a prueba de bloqueos parlamentarios, y también un amplio avance demócrata en la Cámara de Representantes.

Hace sólo seis semanas los resultados parecían ajustados e incluso levemente favorables a McCain. El momento decisivo de la campaña se vivió a mediados de septiembre, coincidiendo con la repentina intensificación de la crisis financiera tras la bancarrota de Lehman Brothers. Pero ¿ por qué la crisis económica y financiera ha beneficiado de una forma tan abrumadora a los demócratas ?

Con todo el tiempo que he dedicado a presentar argumentos contra el dogma económico conservador, me gustaría creer que la mala situación convenció a muchos estadounidenses, por fin, de que las ideas económicas de la derecha son erróneas y las ideas progresistas son las acertadas. Y no cabe duda de que hay algo de eso. Hoy, cuando incluso el propio Alan Greenspan reconoce que se equivocó al creer que el sector financiero podía autorregularse, la retórica reaganesca sobre la magia del mercado y los males de la intervención del Gobierno resulta ridícula.

Además, McCain parece asombrosamente incapaz de hablar sobre economía como si fuera un asunto serio. Ha tratado de responsabilizar de la crisis a su culpable favorito, las asignaciones presupuestarias especiales del Congreso, una afirmación que deja atónitos a los economistas. Inmediatamente después de la quiebra de Lehman, McCain declaró: « Los cimientos de nuestra economía son sólidos« , por lo visto sin saber que estaba repitiendo casi al pie de la letra lo que dijo Herbert Hoover después de la crisis de 1929.

No obstante, sospecho que la razón fundamental del espectacular giro en las encuestas es algo menos concreto y más etéreo que el hecho de que los acontecimientos hayan desacreditado al fundamentalismo del libre mercado. En mi opinión, a medida que la situación económica ha ido oscureciéndose, los estadounidenses han redescubierto la virtud de la seriedad. Y eso ha beneficiado a Obama, porque su rival ha llevado a cabo una campaña tremendamente poco seria.

Piensen en los temas que han centrado la campaña de McCain hasta ahora. McCain nos recuerda, una y otra vez, que es un heterodoxo, pero ¿qué significa eso? Su heterodoxia parece definirse como un rasgo independiente de su personalidad, no vinculado a ninguna objeción concreta contra la manera de gobernar el país durante los últimos ocho años.

Por otro lado, ha criticado a Obama diciendo que es un « famoso », pero sin explicar en concreto qué tiene eso de malo; se da por supuesto que las estrellas de Hollywood tienen que caernos mal.

Y es evidente que la elección de Sarah Palin como candidata republicana a la vicepresidencia no tuvo nada que ver con sus conocimientos ni sus posturas; fue por lo que era, o lo que parecía ser. Se suponía que los estadounidenses debían identificarse con una hockey mom parecida a ellos.

En cierto sentido, es comprensible que McCain haga campaña apoyándose en nimiedades; al fin y al cabo, en otras ocasiones ha funcionado. El caso más notable fue el del presidente Bush, que si logró colocarse a un paso de la Casa Blanca y que todo dependiera de una cuestión de papeletas mariposa y perforaciones mal hechas fue sólo porque gran parte de los medios, en vez de prestar atención a las propuestas políticas de los candidatos, se centraron en sus personalidades: Bush era un tipo simpático con el que uno podía tomarse una cerveza, mientras que Al Gore era un tieso sabelotodo; y eso era lo importante, no ese lío de los impuestos y la Seguridad Social. Y seamos francos: hace seis semanas parecía que la atención de McCain a las nimiedades estaba dándole buenos resultados.

Pero eso era antes de que la perspectiva de una segunda Gran Depresión captara la atención de la gente.

La campaña de Obama no ha estado tampoco libre de tonterías; en sus primeras fases estaba llena de un vago optimismo. Pero el Barack Obama que ven los votantes hoy es un hombre sereno, tranquilo, intelectual y enterado, capaz de hablar sobre la crisis financiera con una coherencia que McCain no tiene. Y, cuando parece que el mundo se viene abajo, uno no recurre a un tipo con el que le gustaría tomarse una cerveza, sino a alguien que quizá sepa realmente cómo arreglar la situación.

La reacción de la campaña de McCain al ver que disminuyen sus posibilidades de victoria ha sido significativa: en vez de argumentar que McCain está más preparado para hacer frente a la crisis económica ha hecho todo lo posible para volver a frivolizar las cosas. ¡Obama se junta con radicales de los años sesenta! ¡Es un socialista! ¡No ama a Estados Unidos! A juzgar por las encuestas, no parece que esté sirviendo de nada.

¿Persistirá la nueva exigencia de seriedad del país? Quizá no; ¿se acuerdan de que se suponía que con el 11-S iban a acabarse las frivolidades? Pero, de momento, parece que los votantes sí están interesados por los temas que de verdad son importantes. Y eso es malo para McCain y para los conservadores en general: en estos momentos, para parafrasear al cómico Rob Corddry, la realidad es claramente progresista. –

© 2008 New York Times News Service. Traducción de María Luisa Rodríguez Tapia.

De quoi réfléchir un minimum, sur le « sérieux » des compétences réelles,

face à la légéreté des « convictions », des « croyances », du poids de la « crédulité » aussi…

Même si,

tant Paul Krugman, dans son article du New-York Times du 26 octobre,

que Michel Rocard, dans son entretien avec Françoise Fressoz et Laetitia Van Eeckhout du Monde de ce 2 novembre,

sont loin d’être naïfs sur l’efficacité immédiate ou directe, à court terme

_ le « contexte » (du « présent » historique) jouant, aussi, beaucoup pour donner du poids et de l' »autorité » à leur « parole » et à leur « intervention » (et « focalisation » pertinente)

auprès de ceux qui

_ en masse, grégairement, le plus souvent (ils préfèrent « copier-coller » des opinions qu’ils croient majoritaires) _

veulent si peu (ou si mal) entendre, et comprendre _ ;

même si tant Paul Krugman que Michel Rocard, donc,

sont loin d’être naïfs sur l’efficacité

de leur « action » _ de sagacité _ de « désembrouillage » de la complexité du « réel », déjà, même

(et des « faits » à « établir » : avec validité objective) ;

et de « désembrouillage » des idéologies « intéressées » et bien peu objectives, elles,

qui ajoutent leur « confusion » (subjective et passionnelle ; quand ce n’est pas, même, de parfaite « mauvaise foi ») aux brouillages

(et brouillards, déjà) de ce « réel » lui-même ;

et si il appartient à chacun, _ comme « honnête homme«  _ à son niveau, à sa place, et hic et nunc, « en situation« , dirait un Sartre (cf ses « Situations« ),

de sempiternellement inlassablement,

avec « vaillance » _ c’est un « travail » de l’esprit à l’œuvre ! _ et avec « courage« 

_ les deux « vertus » que Kant met en avant dans son indispensable et toujours d’extrême actualité et urgence, « Qu’est-ce-que les Lumières ? » _ pour lui, c’était en Prusse, à Koenigsberg, et en 1784, déjà… _

et si il appartient à chacun

de faire effort si peu que ce soit,

en commençant par (bien) écouter, (bien) s’informer

(à bonnes, et plurielles, sources : en « débats » ouverts, « libres » : c’est-à-dire exigeants quant à l’effort de « vérité », au-delà des « intérêts », économiques, surtout, qui s’affrontent ;

qu’il en ait, ce « chacun », claire conscience, ou pas,

c’est-à-dire une conscience embrumée, ou brouillée)

pour _ toujours essayer, chacun, de mieux _ « comprendre »...

Même si,

tant Paul Krugman

que Michel Rocard, donc,
demeurent, forcément, circonspects

sur les capacités d’un (isolé) article,

et, plus généralement, de leur action

_ chacun des deux à son niveau, et dans sa sphère (d’influence) _ ;

sur les capacités

de « convaincre » les décideurs, les pouvoirs,

ainsi que les individus, et, au-delà de leur individualité séparée, les peuples

_ ou du moins leurs « majorités » politiques (en démocratie !),

à la veille des élections présidentielles américaines de ce mardi 4 novembre : après-demain ! _ ;

soit de « convaincre »,

en raison (et pas « en affects » populistes),

tout un chacun,

de changer d’attitude

tant de l’entendement que de la volonté, en action,

au profit d’un « réalisme de la vérité

et de la justice »…

Où commence la naïveté ? où commence l' »utopie » ?

Où se trouve le vrai « réalisme » ?

Sur ce point, afin d’un peu mieux le « penser », je me permettrai de « renvoyer » à ce grand livre

qu’est « L’Institution imaginaire de la société« , en 1975,

de Cornelius Castoriadis (1922, Constantinople, ou Istamboul _ comme on voudra _ – 1997, Paris)…

Bref,

de quoi réfléchir ;

et agir,

quant à notre « crise »…


Titus Curiosus, ce 2 novembre 2008

De la « crise » ; et du « naufrage intellectuel » à l’ère de la « rapacité » _ suite : les palais de l' »âge d’or », à Long Island

20oct

Voici, maintenant, ce très bel article de Paul R. Krugman _ « For richer » _,

publié dans le « New-York Times » le 20 octobre 2002,

puis, en traduction française, dans le numéro 636, du 9 janvier 2003, de « Courrier international », sous le titre de « Main basse sur l’Amérique » :

« Lorsque, adolescent, je vivais à Long Island, l’une de mes excursions préférées était d’aller admirer, sur la côte nord, les magnifiques demeures de « l’âge d’or » _ la période qui sépare la fin de la guerre de Sécession, 1865, du début de la Première Guerre mondiale, 1914. Ces véritables palais n’étaient pas seulement des pièces de musée architecturales. C’étaient des monuments érigés en hommage à une société aujourd’hui disparue, dans laquelle les riches pouvaient se permettre d’employer des armées de domestiques nécessaires à l’entretien d’une maison de la taille d’un château européen. Quand je les contemplais, bien entendu, cette époque était révolue. Aucune ou presque ne servait plus de résidence privée. Celles qui n’avaient pas été transformées en musées abritaient une maison de retraite ou une école privée.

Car l’Amérique dans laquelle j’ai grandi _ l’Amérique des années 50 et 60 _ était une société de classes moyennes, tant dans les faits que dans les apparences. Les immenses écarts de revenus et de richesses de l’âge d’or avaient disparu. Certes, il y avait la pauvreté du « quart-monde », mais on considérait généralement à l’époque qu’il s’agissait d’un problème social, et non économique. Certes, quelques riches hommes d’affaires et héritiers de grosses fortunes menaient un train de vie sans commune mesure avec celui de l' »Américain moyen » ; mais ils n’étaient pas riches comme l’étaient les accapareurs qui avaient construit les manoirs et ils n’étaient pas très nombreux. L’époque où les ploutocrates constituaient une force avec laquelle il fallait compter dans la société américaine, sur un plan économique aussi bien que politique, semblait appartenir à un passé lointain.


La réalité quotidienne confirmait l’impression d’une société plutôt égalitaire. Les personnes qui avaient fait de longues études et exerçaient un bon métier (cadres moyens, professeurs d’université, voire avocats) prétendaient souvent gagner moins que les ouvriers syndiqués. Les familles considérées comme aisées vivaient dans des maisons à deux niveaux, avaient une femme de ménage qui venait une fois par semaine et passaient leurs vacances d’été en Europe. Mais, comme tout le monde, ces gens mettaient leurs enfants à l’école publique et prenaient eux-mêmes le volant pour se rendre au travail. Mais c’était il y a longtemps. L’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse était un autre pays.

Nous connaissons actuellement un nouvel « âge d’or », aussi extravagant que l’était l’original. Les palais sont de retour _ en 2002. En 1999, The New York Times Magazine a publié un portrait de Thierry Despont, « le pape des excès« , un architecte spécialisé dans les maisons pour richissimes. Ses créations affichent couramment une superficie de 2 000 à 6 000 mètres carrés ; les plus grandes sont à peine plus petites que la Maison-Blanche. Inutile de dire que les armées de domestiques sont également de retour. Les yachts aussi.

Comme le prouve l’article sur M. Despont, il serait injuste de dire que les inégalités croissantes aux Etats-Unis sont passées sous silence. Pourtant, un bref coup de projecteur sur le mode de vie des riches dépourvus de goût ne donne pas une idée précise des bouleversements qui sont intervenus dans la distribution des revenus et des richesses dans ce pays. A mon avis, rares sont ceux qui se rendent compte à quel point le fossé s’est creusé entre les très riches et les autres, sur une période relativement courte. De fait, il suffit d’évoquer le sujet pour être accusé d’appeler à la « lutte des classes« , à la « politique de l’envie« , et ainsi de suite. Aussi, très rares sont ceux qui sont disposés à parler des profondes répercussions _ économiques, sociales et politiques _ de cet écart grandissant _ en 2002.

Et pourtant, on ne peut comprendre ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis _ actuellement : c’était donc à l’automne 2002 _ sans saisir la portée, les causes et les conséquences de la très forte aggravation des inégalités qui a lieu depuis trente ans, et en particulier l’incroyable concentration des revenus et des richesses entre quelques mains. Pour comprendre l’actuelle vague _ en 2002, donc _ de scandales financiers, il faut savoir comment l’homme en costume de flanelle grise a été remplacé par le PDG au pouvoir régalien _ un tel « bilan » rétrospectif est encore plus opportun, et déssillant, en ce basculement d’octobre 2008…

Le divorce conflictuel de Jack Welch, le légendaire ancien président de General Electric (GE), a eu le mérite inattendu de soulever un coin du voile sur les privilèges dont bénéficient les grands patrons. On a ainsi appris qu’au moment de partir à la retraite, M. Welch s’était vu accorder l’usage à vie d’un appartement à Manhattan (repas, vins et blanchissage inclus), l’accès aux avions de l’entreprise et de multiples autres avantages en nature, d’une valeur d’au moins 2 millions de dollars par an. Ces cadeaux sont révélateurs : ils illustrent l’étendue des attentes des patrons, qui escomptent un traitement digne de l' »Ancien Régime« . En termes monétaires, cependant, ces faveurs ne devaient pas signifier grand-chose pour M. Welch. En l’an 2000, sa dernière année complète à la tête de GE, il a gagné 123 millions de dollars, principalement sous forme d’actions et de stock-options.

Mais les salaires mirifiques des présidents des grandes entreprises constituent-ils une nouveauté ? Eh bien, oui. Ces patrons ont toujours été bien payés par rapport au salarié moyen, mais il n’y a aucune comparaison possible entre ce qu’ils gagnaient il y a seulement une trentaine d’années et leurs salaires d’aujourd’hui. Durant ce laps de temps, la plupart d’entre nous n’avons obtenu que de modestes augmentations : le salaire moyen annuel aux Etats-Unis, exprimé en dollars de 1998 (c’est-à-dire hors inflation), est passé de 32 522 dollars en 1970 à 35 864 dollars en 1999 _ soit une hausse d’environ 10 % en vingt-neuf ans. C’est un progrès, certes, mais modeste. En revanche, d’après la revue Fortune, la rémunération annuelle des 100 PDG les mieux payés est passée, durant la même période, de 1,3 million de dollars _ soit trente-neuf fois la paie du salarié lambda _ à 37,5 millions de dollars par an, mille fois ce que touchent les salariés ordinaires _ et 2 884 % en vingt-neuf ans.

L’explosion des rémunérations des patrons est un phénomène en lui-même stupéfiant et important. Mais il ne s’agit là que de la manifestation la plus spectaculaire d’un mouvement plus vaste, à savoir la nouvelle concentration des richesses aux Etats-Unis. Les riches ont toujours été différents des gens comme vous et moi, selon l’expression de Scott Fitzgerald _ dans « Gatsby le Magnifique » , en 1925. Mais ils le sont bien plus maintenant _ de fait, ils le sont autant qu’à l’époque où l’écrivain a fait ce célèbre commentaire. C’est une affirmation controversée, pourtant elle ne devrait pas l’être. Les données du recensement montrent incontestablement qu’une part croissante des revenus est accaparée par 20 % des ménages et, à l’intérieur de ces 20 %, par 5 %. Néanmoins, nier cette évidence est devenu une activité en soi, fort bien financée. Les groupes de réflexion conservateurs ont produit d’innombrables études qui tentent de discréditer les informations, la méthodologie et, pis, les motivations de ceux qui rapportent l’évidence. Ces études reçoivent le soutien de personnalités influentes dans les pages éditoriales des journaux et sont abondamment citées par des responsables de droite. Il y a quatre ans, Alan Greenspan (mais pourquoi a-t-on toujours pensé que ce n’était pas un esprit partisan ?) a prononcé un discours important à la conférence annuelle de la Réserve fédérale _ dont il est le président _ qui revenait à nier l’aggravation des inégalités aux États-Unis.

Par leur simple existence, tous ces efforts concertés sont symptomatiques de l’influence grandissante de notre ploutocratie. Mais, derrière cet écran de fumée, créé à des fins politiques, l’élargissement du fossé ne fait aucun doute. En fait, les chiffres issus du recensement ne montrent pas la véritable ampleur des inégalités parce que, pour des raisons techniques, ils tendent à sous-estimer les très hauts revenus _ par exemple, il est peu probable qu’ils reflètent l’explosion des rémunérations des chefs d’entreprise. Or d’autres indices montrent que non seulement les inégalités s’accroissent, mais que le phénomène s’accentue à mesure qu’on s’approche du sommet. Ainsi, ce ne sont pas simplement les 20 % des ménages en haut de l’échelle qui ont vu leurs revenus s’accroître plus vite que ceux des classes moyennes : les 5 % au sommet ont fait mieux que les 15 % suivants, le 1 % tout en haut mieux que les 4 % suivants, et ainsi de suite jusqu’à Bill Gates _ le président fondateur de Microsoft est l’homme le plus riche du monde, selon le classement du magazine américain Forbes .

Des résultats encore plus saisissants nous viennent d’une enquête menée par les économistes français Thomas Piketty et Emmanuel Saez. En se fondant sur les déclarations fiscales, ils ont estimé les revenus des personnes aisées, riches et très très riches depuis 1913. Il en ressort avant tout que l’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse ne correspond pas à l’état normal de notre société, mais à un intermède entre deux âges d’or. L’Amérique d’avant 1930 était une société dans laquelle un petit nombre d’individus immensément fortunés contrôlaient une grande part de la richesse du pays. Nous ne sommes devenus une société de classes moyennes qu’après le recul brutal de la concentration des revenus durant le New Deal _ la politique menée par Roosevelt à partir de 1933 _, et surtout durant la Seconde Guerre mondiale. Les revenus sont ensuite restés assez équitablement partagés jusque dans les années 70 : la forte progression des revenus durant les trente années qui ont suivi 1945 a été largement répartie au sein de la population.

Mais, depuis, le fossé s’est rapidement creusé. MM. Piketty et Saez confirment ce que j’avais pressenti : nous sommes revenus au temps de Gatsby le Magnifique. Après trente années durant lesquelles les parts des plus gros contribuables étaient bien inférieures à leurs niveaux des années 20, l’ordre antérieur a été rétabli.

Et les grands gagnants sont les « très très riches ». Un stratagème souvent employé pour minimiser l’aggravation des inégalités consiste à recourir à une ventilation statistique assez grossière, en divisant la population en 5 quintiles comprenant chacun 20 % des ménages ou, au maximum, en 10 déciles. Le discours de M. Greenspan à Jackson Hole se fondait par exemple sur des données par déciles. De là à nier l’existence des riches, il n’y a qu’un pas. Ainsi, un commentateur conservateur pourrait concéder que la part du revenu national accaparée par 10 % des contribuables a quelque peu augmenté, avant de souligner qu’il suffit de gagner plus de 81 000 dollars par an pour faire partie de cette catégorie. Il ne s’agirait donc que d’un simple transfert au sein de la classe moyenne.

Mais pas du tout : ces 10 % comprennent certes un grand nombre d’individus faisant partie de la classe moyenne, mais ce ne sont pas eux qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu. L’essentiel de l’augmentation de la part de cette catégorie sur ces trente dernières années a été le fait du 1 % le plus riche (au-dessus de 230 000 dollars de revenus annuels en 1998) et non des 9 % suivants. De plus, 60 % de l’augmentation réalisée par ce 1 % sont allés à 0,1 % des contribuables, ceux dont les revenus annuels sont supérieurs à 790 000 dollars. Et, pour finir, près de la moitié de ces gains est allée à 13 000 foyers seulement (0,01 % des contribuables) qui disposent d’un revenu annuel de 17 millions de dollars en moyenne.

Alors, il n’est nullement exagéré de dire que nous sommes entrés dans un second « âge d’or ». A l’époque de l’Amérique des classes moyennes, la caste des bâtisseurs de palais et des propriétaires de yachts avait plus ou moins disparu. Selon MM. Piketty et Saez, en 1970, 0,01 % des contribuables disposaient de 0,7 % du revenu total : ils ne gagnaient « que » 70 fois la moyenne, pas de quoi acheter ou entretenir une méga-résidence. Mais, en 1998, ces 0,01 % ont perçu plus de 3 % de l’ensemble des revenus. Cela signifie que les 13 000 familles les plus fortunées des États-Unis disposaient, à elles seules, d’un revenu presque égal à celui des 20 millions de ménages les plus modestes _ ou 300 fois supérieur à celui d’un ménage moyen.

Certains économistes _ mais pas tous _ essayant de comprendre ces inégalités croissantes ont commencé à prendre au sérieux une hypothèse qui aurait paru terriblement fumeuse il n’y a pas si longtemps. Cette théorie met l’accent sur le rôle des normes sociales dans l’établissement de limites à l’inégalité. Selon elle, le New Deal a eu des répercussions plus profondes sur la société américaine que ne l’ont cru ses plus fervents partisans : il a imposé des normes en matière d’égalité relative des salaires, qui ont duré pendant une trentaine d’années, créant cette société de classes moyennes que nous en étions venus à considérer comme normale. Mais ces standards ont commencé à perdre du terrain dans les années 70 et le recul n’a ensuite fait que s’accélérer.

On en a une première illustration avec les rémunérations des cadres supérieurs. Dans les années 60, les grandes entreprises américaines se sont comportées davantage comme des républiques socialistes que comme de féroces firmes capitalistes, et leurs dirigeants ressemblaient plus à des bureaucrates du service public qu’à des capitaines d’industrie. Je n’exagère pas. Il suffit de se reporter à la description du comportement du chef d’entreprise faite par John Kenneth Galbraith dans « Le Nouvel Etat industriel » _ aux Éditions Gallimard, en 1968. Selon l’économiste, une gestion saine exige de la retenue. Certes, le pouvoir de décision donne l’occasion de gagner de l’argent, mais si chacun cherchait à le faire, l’entreprise serait emportée par la cupidité. Un homme d’entreprise qui se respecte s’abstient de faire ce genre de choses ; un code efficace interdit ce type de conduite. En outre, la prise de décision collective fait en sorte que les agissements, voire les pensées de chacun, sont connus de tous. Tout ceci, selon Galbraith, plaçait la barre très haut en matière d’honnêteté personnelle.

Trente-cinq ans après, un article en couverture de Fortune s’intitulait « Vous avez acheté. Ils ont vendu« . « Dans toutes les entreprises américaines, est écrit en sous-titre, les dirigeants ont vendu leurs actions avant que leurs sociétés ne sombrent. Et qui se retrouve avec un paquet d’actions sans valeur ? Vous. » Je vous l’ai dit, notre pays a changé.

Laissons un instant de côté les malversations actuelles _ à l’automne 2002 _, et demandons-nous plutôt pourquoi les salaires relativement modestes des patrons d’il y a trente ans ont atteint leur niveau astronomique d’aujourd’hui. On a avancé deux explications, qui ont en commun de mettre l’accent sur l’évolution des normes et non sur des facteurs purement économiques. La plus optimiste trouve une analogie entre l’explosion des rémunérations des PDG et celle des joueurs de base-ball. Les patrons qui coûtent cher valent leur pesant d’or, parce que, pour une entreprise, avoir l’homme qu’il faut représente un énorme avantage par rapport à la concurrence. Dans la version plus pessimiste _ la plus plausible, selon moi _ la compétition pour attirer les talents joue un rôle mineur. Certes, un grand patron peut faire la différence _ mais ces énormes rémunérations sont trop souvent accordées à des dirigeants dont les prestations sont au mieux médiocres. La principale raison pour laquelle le chef d’entreprise gagne autant aujourd’hui est qu’il nomme les membres du conseil d’administration, lequel fixe sa rémunération et décide des nombreux avantages accordés aux administrateurs. Aussi, ce n’est pas « la main invisible du marché » qui décide des revenus astronomiques des cadres dirigeants, c’est « la poignée de main invisible » échangée dans la salle du conseil d’administration. Mais pourquoi ces patrons n’étaient-ils pas aussi grassement payés il y a trente ans ? Là encore, il s’agit de « culture d’entreprise ». Pour toute une génération, après la Seconde Guerre mondiale, la peur du scandale a imposé une certaine retenue. De nos jours, personne ne s’offusque plus. En d’autres termes, l’explosion des salaires des patrons traduit un changement social plutôt que la loi purement économique de l’offre et de la demande. Il ne faut pas la considérer comme une tendance du marché, mais comme quelque chose d’analogue à la révolution sexuelle des années 60 _ un relâchement d’anciennes contraintes, une nouvelle permissivité. Mais en l’occurrence, la permissivité est financière et non sexuelle.

Comment expliquer une telle évolution de la culture d’entreprise ? Économistes et théoriciens du management commencent à peine à y réfléchir, mais on peut d’ores et déjà suggérer quelques facteurs. L’un d’eux concerne le changement structurel des marchés financiers. Dans son nouveau livre « Searching for a Corporate Savior » _ « A la recherche du sauveur de l’entreprise » _, Rakesh Khurana, de la Harvard Business School, estime que dans les années 80 et 90, le  » capitalisme managérial » _ le monde de l’homme en costume de flanelle grise _ a été remplacé par le « capitalisme investisseur ». Les investisseurs institutionnels voulaient des chefs héroïques, souvent venus de l’extérieur, et ils étaient prêts à débourser des sommes énormes pour les attirer. D’ailleurs, le sous-titre du livre de Rakesh Khurana est « La quête irrationnelle du PDG charismatique » _ « The Irrational Quest for Charismatic CEO’s«  .

Mais les théoriciens à la mode ne trouvent rien d’irrationnel à cette quête. Depuis les années 80, on attache toujours plus d’importance au « leadership« , autrement dit aux qualités personnelles, à la personnalité charismatique du chef. Lorsque Lee Iacocca, le PDG de Chrysler, est devenu une figure connue du grand public au début des années 80, il était pratiquement seul dans ce cas : comme le rappelle Rakesh Khurana, au cours de l’année 1980, un seul numéro de Business Week a montré un PDG en couverture. En 1999, 19 unes leur ont été consacrées. Une fois qu’il est devenu normal, voire nécessaire pour un patron d’être célèbre, il est également plus facile de faire de lui un homme riche.

Les économistes ont également contribué à légitimer des niveaux de rémunération autrefois impensables. Dans les années 80 et 90, d’innombrables articles écrits par des universitaires  _ popularisés dans les revues économiques et intégrées par les consultants dans leurs recommandations _ donnaient raison à Gordon Gekko _ financier incarné par Michael Douglas dans le film « Wall Street » , réalisé par Oliver Stone en 1987 _  : la cupidité est une bonne chose, et elle marche. Pour obtenir le meilleur des dirigeants d’entreprise, prétendaient ces articles, il est nécessaire d’aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires. Et pour ce faire, il faut leur attribuer généreusement des actions ou des stock-options.

Loin de moi toute insinuation sur la corruption personnelle des économistes et des théoriciens du management. Il s’agirait plutôt d’un processus inconscient et subtil : les idées reprises par les écoles de commerce et qui rapportaient de coquets honoraires de consultant ou de conférencier, allaient dans le sens d’une tendance existante et donc lui apportaient leur caution.

Ce que suggèrent maintenant des économistes comme MM. Piketty et Saez est que l’histoire des revenus des patrons a valeur de symbole. Bien plus que ne l’imaginent économistes et partisans de l’économie de marché, les salaires, surtout les plus élevés, sont déterminés par les normes sociales. Dans les années 30 et 40, de nouvelles conceptions de l’égalité se sont imposées, en grande partie sous l’impulsion des hommes politiques. Dans les années 80 et 90, elles se sont vues remplacées par le « laisser-faire », avec pour conséquence l’explosion des revenus au sommet de l’échelle. Un incident en dit long sur ce phénomène. Répondant à un courrier électronique d’une téléspectatrice canadienne, Robert Novak, l’un des animateurs de l’émission Crossfire sur CNN, s’est fendu de ce petit discours : « Marg, comme la plupart des Canadiens, vous n’êtes pas bien informée et vous vous trompez. Aux États-Unis, la durée de vie y est la plus longue, l’espérance de vie y est plus grande que dans n’importe quel autre pays au monde, y compris le Canada. C’est un fait. » Mais les faits donnent tort à M. Novak. Les Canadiens vivent en moyenne deux ans de plus que les Américains. Et l’espérance de vie aux États-Unis est bien inférieure à ce qu’elle est au Canada, au Japon et dans tous les grands pays d’Europe occidentale. Nous vivons un peu moins longtemps que les Grecs, un peu plus que les Portugais. Les hommes font de moins vieux os aux États-Unis qu’au Costa Rica. Néanmoins, on comprend pourquoi M. Novak croyait que nous étions les meilleurs. Après tout, nous sommes le pays le plus riche du monde, avec un PIB réel par habitant d’environ 20 % supérieur à celui du Canada. Et dans ce pays, nous croyons dur comme fer qu’une marée montante ne laisse aucun bateau échoué. Notre richesse nationale montante ne se traduit-elle pas par un niveau de vie élevé pour tous les Américains ?

Eh bien, non. Si nous avons le revenu par habitant le plus élevé parmi les pays développés, c’est surtout parce que nos riches sont bien plus riches. D’où cette idée radicale : si les riches obtiennent plus, il en reste moins pour les autres. Cette thèse _ qui est une simple question d’arithmétique _ est systématiquement assimilée à la défense de la « lutte des classes ». Si l’accusateur se fait un peu plus précis, il dira probablement qu’il n’y a pas de quoi faire un drame de la richesse de quelques personnes. Cela pour deux raisons : d’abord, parce que si l’élite gagne apparemment beaucoup d’argent, sa part du total reste faible _ autrement dit, tout compte fait, les riches ne prennent pas une si grande part du gâteau que cela ; ensuite, parce qu’essayer de réduire les hauts salaires fait surtout du tort aux personnes défavorisées, les tentatives de redistribution entraînant une démotivation.

Il fut un temps où ces arguments étaient tout à fait pertinents : lorsque nous étions dans une société de classes moyennes. Mais ils se défendent beaucoup moins de nos jours. En premier lieu, la part des riches dans le revenu total n’est plus négligeable. A l’heure actuelle _ c’était en 2002 _, 1 % des ménages touchent environ 16 % du revenu total brut, et environ 14 % du revenu net. Cette part a pratiquement doublé en trente ans, et elle est désormais comparable à celle des 40 % de la population les moins favorisés. Le transfert en faveur des privilégiés est donc important. D’un point de vue purement mathématique, les revenus des familles modestes ont dû, normalement, augmenter bien moins que le revenu moyen. Et c’est ce qui s’est effectivement passé. Le revenu moyen des ménages, hors inflation, a crû de 28 % entre 1979 et 1997. Mais le revenu médian _ celui d’une famille au milieu de l’échelle de distribution, qui constitue un meilleur indicateur de la situation des familles américaines _ n’a augmenté que de 10 %. Quant au revenu du cinquième de la population situé au bas de l’échelle, il a même légèrement baissé.

Nous nous enorgueillissons, à juste titre, de notre croissance économique sans précédent. Mais depuis quelques dizaines d’années, il est frappant de voir à quel point cette croissance a peu profité aux familles ordinaires. Le revenu médian ne s’est accru que d’environ 0,5 % par an _ et ce gain était probablement imputable pour l’essentiel à la durée plus longue du temps de travail des femmes. En outre, les chiffres ne reflètent pas la précarité grandissante dont souffre le salarié moyen. A l’époque où le constructeur automobile General Motors était surnommé en interne « Généreux Motors« , nombre de ses salariés pensaient jouir de la sécurité de l’emploi _ l’entreprise ne les licencierait que si elle n’avait vraiment plus le choix. Nombreux étaient ceux dont le contrat de travail prévoyait une assurance maladie même après un licenciement. Ils bénéficiaient d’un régime de retraite qui ne dépendait pas de la Bourse. De nos jours, les entreprises bien établies procèdent couramment à des dégraissages massifs. Perdre son emploi, c’est perdre sa couverture médicale, et comme des millions de personnes l’ont appris à leurs dépens, un plan d’épargne d’entreprise ne garantit en aucune manière une retraite confortable.

Il n’en reste pas moins que, pour une grande partie de la population, si le système économique américain crée beaucoup d’inégalités, il génère aussi des revenus plus élevés, et par conséquent tout le monde y gagne. C’est la morale que Business Week a tirée dans un récent numéro spécial sur les « 25 idées pour un monde en mutation« . L’une de ces idées était que « les riches s’enrichissent, et c’est normal« . Les revenus les plus élevés, entend-on souvent dire, sont le fruit d’une économie de marché qui encourage avec moult récompenses les bons résultats. C’est le système qui permet ce genre de performance, autrement dit, les privilégiés n’amassent pas des fortunes aux dépens des gens comme vous et moi. Les esprits chagrins feront remarquer que l’explosion des rémunérations des patrons n’est que très vaguement liée à leurs performances réelles. Jack Welch comptait parmi les 10 PDG les mieux payés aux Etats-Unis en 2000, et on pourrait soutenir qu’il le méritait. Mais qu’en est-il de Dennis Kozlowski de Tyco _ forcé à la démission et inculpé de fraude et vol _, ou de Gerald Levin de Time Warner _ autre groupe en crise dont la comptabilité fait l’objet d’une enquête fédérale _, qui figuraient également sur cette liste ?

Est-il possible de produire des preuves directes des effets de l’inégalité ? On ne peut pas remonter le cours de l’Histoire et se demander ce qui serait arrivé si les normes sociales de l’Amérique des classes moyennes avaient continué à limiter les plus forts revenus, et si la politique gouvernementale avait lutté contre les inégalités croissantes au lieu de les renforcer. Mais nous pouvons nous comparer à d’autres pays industrialisés. Et les résultats ont de quoi surprendre. Nombreux sont les Américains qui croient que, vivant dans le pays le plus riche du monde avec le PIB réel par habitant le plus élevé, ils s’en portent forcément tous mieux : ce ne sont pas uniquement nos riches qui sont plus riches que leurs pairs à l’étranger ; la famille américaine typique est bien mieux lotie que son homologue ailleurs, et même nos pauvres s’en tirent bien par rapport au reste du monde.
Hélas, ce n’est pas vrai. Prenons le cas de la Suède, cette « bête noire » des conservateurs. Il y a quelques mois, le cybergourou conservateur Glenn Reynolds a fait sensation en soulignant que le PIB par tête de la Suède est comparable à celui du Mississippi : voyez, ces ridicules partisans de l’État-providence se sont eux-mêmes appauvris ! M. Reynolds a sans doute conclu que le Suédois moyen est aussi pauvre que l’habitant moyen du Mississippi, et par conséquent bien moins favorisé que l’Américain moyen. Mais les Suédois vivent trois ans de plus que les Américains. La mortalité infantile en Suède est moitié moindre qu’aux États-Unis, et l’illettrisme y est bien moins répandu que dans notre pays.

Comment est-ce possible ? L’une des raisons est que le PIB par habitant constitue un indicateur parfois trompeur. Les Suédois prennent plus de vacances que les Américains, ils ont donc une durée annuelle de travail moins longue. C’est un choix, et non un échec économique. Le PIB réel par heure travaillée est de 16 % inférieur à celui des États-Unis, ce qui met la productivité des Suédois à parité avec celle des Canadiens. Mais le revenu moyen inférieur à celui des États-Unis s’explique surtout par le fait que nos riches sont tellement plus riches. La famille médiane suédoise jouit d’un niveau de vie à peu près comparable à celui de son homologue américaine : les salaires sont même plus élevés dans ce pays scandinave, et la pression fiscale plus forte est compensée par une couverture médicale et des services publics généralement meilleurs. Et à mesure que l’on descend l’échelle des revenus, le niveau de vie en Suède se place bien loin devant celui aux Etats-Unis. Les familles suédoises avec enfants, appartenant aux 10 % au bas de l’échelle _ c’est-à-dire plus pauvres que 90 % de la population _ disposent d’un revenu de 60 % supérieur à celui de leurs homologues américaines. Très peu de Suédois connaissent la grande pauvreté : en 1994, 6 % d’entre eux vivaient avec moins de 11 dollars par jour, contre 14 % des Américains.

Moralité : même si l’on pense que l’inégalité criante aux États-Unis est le prix à payer pour notre revenu national élevé, il n’est pas du tout évident que le jeu en vaut la chandelle. La raison pour laquelle les conservateurs se lancent régulièrement dans une campagne de dénigrement de la Suède est qu’ils veulent nous convaincre de l’impossibilité d’un compromis entre efficacité et équité _ en d’autres termes, si l’on essaie de prendre aux riches pour donner aux pauvres, tout le monde y perd. Mais la comparaison entre les États-Unis et d’autres pays développés n’étaie en aucune manière cette thèse.

Et l’on peut même retourner contre eux l’argument des conservateurs : l’inégalité aux États-Unis a atteint un niveau tel qu’elle est devenue contre-productive. Jusqu’à une date récente, il était pratiquement admis que, quoiqu’on en dise, les nouveaux patrons « impériaux » avaient obtenu des résultats qui faisaient paraître négligeable le coût de leurs rémunérations. Mais maintenant que la bulle boursière a éclaté, il apparaît de plus en plus clairement que la facture était trop lourde. Le prix payé par les actionnaires et la société dans son ensemble pourrait être beaucoup plus élevé que le montant effectivement versé aux PDG.

Les détails des scandales financiers ont de quoi laisser perplexe : emprunts d’initiés, stock-options, structures ad hoc, évaluation au prix du marché (mark-to-market), et autres dettes achetées avec décote et revendues à leur valeur nominale (round-tripping). Une telle complexité s’explique aisément. Toutes ces pratiques étaient destinées à favoriser les initiés, à gonfler la rémunération du PDG et de ses proches. Mais si l’on ne fait plus preuve d’aucune retenue au sein de l’entreprise américaine, le monde extérieur (y compris les actionnaires) se montre en revanche toujours aussi pudibond et n’accepte pas encore que des cadres supérieurs se livrent ouvertement au pillage. Aussi faut-il camoufler les malversations, au travers de techniques complexes que l’on peut présenter à l’extérieur comme d’astucieuses stratégies d’entreprise.

Les patrons qui consacrent leur temps à imaginer des manières innovantes de détourner l’argent de l’actionnaire pour leur profit personnel ne s’occupent probablement pas très bien des vraies affaires de l’entreprise (pour preuve, les cas d’Enron, Worldcom, Tyco, Global Crossing, Adelphia, entre autres). Les investissements choisis parce qu’ils donnent l’illusion de la rentabilité, pendant que les initiés lèvent leurs options d’achat d’actions, représentent un gaspillage de précieuses ressources. Et lorsque prêteurs et actionnaires rechignent à mettre la main au portefeuille parce qu’ils n’ont plus confiance, c’est l’ensemble de l’économie qui en pâtit.

Les partisans d’un système dans lequel certains s’enrichissent énormément se sont toujours appuyés sur l’argument suivant : l’attrait de la richesse constitue une grande motivation. Motivation, d’accord, mais pour quoi faire ? Plus on apprend ce qui se passe dans les entreprises américaines, moins on est convaincu que ces mesures incitatives ont effectivement encouragé les patrons à travailler dans notre intérêt à tous.

En septembre dernier, le Sénat a examiné un texte de loi qui aurait introduit un impôt sur les plus-values pour les Américains qui renoncent à leur nationalité afin d’échapper à la fiscalité de notre pays. Le sénateur Phil Gramm s’en est offusqué, jugeant cette mesure « digne de l’Allemagne nazie« . Propos sans doute excessif, mais pas plus que la métaphore employée par Daniel Mitchell, de la Heritage Foundation _ groupe de réflexion ultraconservateur _, pour décrire un projet de loi visant à empêcher les sociétés de se reconstituer à l’étranger pour des raisons fiscales : M. Mitchell a qualifié le texte d' »équivalent fiscal du verdict Dred Scott« , en faisant allusion à l’infâme décision de la Cour suprême de 1857 qui ordonnait aux Etats anti-esclavagistes de livrer les esclaves réfugiés chez eux.

Il y a vingt ans, un ténor du Sénat aurait-il comparé à des nazis ceux qui veulent faire payer des impôts aux riches ? Un membre d’un groupe de réflexion étroitement lié à l’administration aurait-il établi un parallèle entre l’impôt sur les sociétés et l’esclavage ? Je ne le pense pas. Les commentaires de MM. Gramm et Mitchell reflètent deux changements radicaux qu’a connus la vie politique américaine. L’un concerne la polarisation croissante _ nos hommes politiques sont de moins en moins enclins à faire preuve de modération, même dans les apparences. L’autre changement porte sur la tendance des responsables politiques à défendre les intérêts des riches. J’entends par là les vraiment très riches, pas les simples individus aisés : seule une personne qui possède un patrimoine d’au moins plusieurs millions de dollars peut envisager un exil pour des raisons fiscales.

De la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 70 _ soit la période durant laquelle les inégalités de revenus étaient tombées à leur plus bas niveau _ la politique fut bien moins partisane que de nos jours. Ce n’est pas une affirmation subjective. Mes collègues professeurs de science politique à Princeton, Nolan McCarty et Howard Rosenthal, ont, avec Keith Poole de l’université de Houston, fait une analyse statistique démontrant que le comportement électoral d’un membre du Congrès est, selon son appartenance à un parti, bien plus prévisible de nos jours qu’il y a vingt-cinq ans. De fait, le clivage entre partis n’a jamais été aussi net depuis les années 20.

Mais sur quoi s’affrontent les partis ? La réponse est simple : l’économie. Cela paraît peut-être simpliste de décrire les démocrates comme un parti qui veut taxer les riches et aider les pauvres, et les républicains comme une formation qui entend maintenir les impôts et les dépenses sociales à un niveau aussi bas que possible. A l’époque de l’Amérique des classes moyennes, cela aurait été effectivement de la caricature, car la politique n’était alors pas fondée sur des questions économiques. Mais c’était un pays différent. Comme les professeurs McCarty, Rosenthal et Pool l’ont dit, « si les revenus et les richesses sont distribués de manière plutôt équitable, les hommes politiques n’ont pas grand-chose à gagner à faire de la politique en fonction de conflits qui n’existent pas« . Aujourd’hui, les conflits existent bel et bien, et notre vie politique tourne autour d’eux. En d’autres termes, les inégalités de revenus grandissantes expliquent probablement le clivage politique croissant.

Cependant, l’opposition entre riches et pauvres n’a pas eu l’effet politique que l’on aurait pu prévoir. Alors que les revenus des privilégiés se sont envolés, alors que les ménages moyens ont au mieux vu les leurs progresser modestement, on se serait attendu à voir les hommes politiques courtiser les électeurs en se proposant de faire payer les riches. En fait, la polarisation politique s’est produite parce que les républicains se sont davantage ancrés à droite, et non pas parce que les démocrates se sont déplacés vers la gauche. Du coup, la politique économique a effectivement évolué en faveur des privilégiés. Les importantes réductions d’impôts des vingt-cinq dernières années _ celles décidées par Ronald Reagan dans les années 80 et celles de George W. Bush _ ont toutes joué fortement en faveur des très riches. Malgré la confusion savamment entretenue, plus de la moitié des allégements fiscaux de Bush profiteront en fin de compte à 1 % des ménages, les plus fortunés bien sûr. La principale augmentation d’impôts durant cette période, à savoir l’alourdissement de l’imposition des revenus du travail dans les années 80, a frappé avant tout la classe ouvrière.

L’exemple le plus frappant de l’évolution de la politique au bénéfice des riches est le mouvement en faveur d’une suppression des droits de succession. Ces droits représentent avant tout un impôt sur la fortune. En 1999, seules 2 % des successions, les plus grosses, les ont supportés, et la moitié de cet impôt a été payée par 3 300 successions seulement, soit 0,16 % du total, valant au minimum 5 millions de dollars et en moyenne 17 millions de dollars. Un quart des recettes proviennent de 467 successions seulement. Les histoires d’exploitations agricoles et d’entreprises familiales démantelées pour payer les droits de succession sont des légendes du monde rural. Nous n’en avons trouvé pratiquement aucun exemple concret, malgré tous nos efforts.

On aurait pu penser qu’un impôt qui frappe si peu de personnes tout en générant des recettes fiscales considérables serait populaire et ne susciterait pas une large opposition politique. D’autant que l’on entend depuis longtemps l’argument selon lequel les droits de succession promeuvent les valeurs démocratiques, précisément parce qu’ils limitent la capacité des grandes fortunes à former des dynasties. Aussi, comment expliquer la vigoureuse campagne en faveur d’une suppression de cette taxe ? Pourquoi cette mesure constitue-t-elle le pivot de la baisse d’impôts voulue par Bush ?

Certes, ceux qui en profiteraient ne sont qu’une poignée, mais ils ont beaucoup d’argent et encore plus d’influence. C’est le genre de personnes qui attirent l’attention des hommes politiques en quête de fonds électoraux. Il ne s’agit pas simplement de financement des campagnes électorales : les partisans d’une abolition de cette taxe ont réussi à convaincre une grande partie de l’opinion de son caractère néfaste. Discuter avec des retraités relativement prospères est éclairant. Ils qualifient cette taxe d’ « impôt sur la mort » ; nombre d’entre eux croient que leur patrimoine sera grevé par les taxes, même si la plupart ne paieront en réalité pas grand-chose, voire rien du tout ; et ils sont persuadés que les PME et les exploitations agricoles familiales supporteront l’essentiel du fardeau.

Ces idées fausses ne sont pas le fruit du hasard. On les a délibérément promues. Par exemple, un document de la Heritage Foundation intitulé « Il est temps de supprimer les impôts fédéraux sur la mort, ou le cauchemar du rêve américain » évoque des cas qui, en fait, ne se produisent que rarement, sinon jamais, dans la vie réelle. « Les propriétaires de petites entreprises, en particulier ceux appartenant aux minorités, sont angoissés à l’idée que l’affaire qu’ils espèrent léguer à leurs enfants soit détruite par l’impôt sur la mort… Les femmes qui ont arrêté de travailler pour élever leurs enfants, une fois ceux-ci devenus grands cherchent désespérément des moyens de réintégrer la vie active sans mettre en péril le patrimoine familial à cause des impôts. » Et devinez qui finance la Heritage Foundation ? Des fondations créées par les familles fortunées, évidemment. Ce n’est donc pas un hasard si les idées profondément conservatrices, qui militent contre l’imposition de la fortune, sont devenues populaires alors que les riches deviennent encore plus riches : outre qu’il permet d’acheter de l’influence, l’argent sert aussi à manipuler l’opinion.

C’est probablement un processus qui se renforce de lui-même. A mesure que le fossé entre les riches et les autres se creuse, la politique économique défend toujours plus les intérêts de l’élite, pendant que les services publics destinés à l’ensemble de la population, notamment l’école publique, manquent cruellement de moyens. Alors que la politique gouvernementale favorise les riches et néglige les besoins de la population, les disparités de revenus ne cessent d’augmenter.

Les États-Unis des années 20 ne constituaient pas une société féodale. Néanmoins, c’était un pays dans lequel d’immenses privilèges, souvent hérités, formaient un contraste frappant avec une misère noire. C’était également un pays dans lequel l’État, plus souvent que de raison, se mettait au service des privilégiés tout en faisant fi des aspirations de l’homme de la rue.

Cette époque est, dit-on, révolue. Mais qu’en est-il réellement ? Les inégalités dans l’Amérique d’aujourd’hui ont retrouvé leurs niveaux des années 20. Les gros héritages ne jouent plus un grand rôle dans notre société, mais avec le temps _ et l’abrogation des droits de succession _ nous permettrons la formation d’une élite héréditaire tout aussi éloignée des préoccupations de l’Américain moyen. A l’instar de l’ancienne élite, la nouvelle exercera une énorme influence politique. Dans son livre « Wealth and Democracy » _ « Richesse et Démocratie » _, Kevin Phillips émet cette sombre mise en garde en guise de conclusion : « Soit la démocratie se renouvelle, avec une renaissance de la vie politique, soit la fortune servira de ciment à un nouveau régime moins démocratique : une ploutocratie, pour l’appeler par son nom.«  C’est un point de vue extrême, mais nous vivons à l’heure des extrêmes. Même si les apparences de la démocratie demeurent, elles risquent de se vider de leur sens. Il est par trop facile de deviner le pays que nous pourrions devenir, un pays dans lequel de grands privilèges seront réservés aux individus qui ont le bras long ; un pays dans lequel l’homme de la rue voit son horizon bouché ; un pays dans lequel l’engagement politique semble inutile, parce qu’au bout du compte seule l’élite voit ses intérêts défendus. »

Voilà pour ce très bel article _ merci à Rufus Œconomicus de me l’avoir amicalement signalé ! _ « For richer« , de Paul Krugman, en octobre 2002…

Comme quoi, la lucidité existe, et sait résister

aux « prêt-à-penser » qui font « période », « air du temps » ;

aux paradigmes dominants qui se voudraient intimidants :

« sans nulle alternative » !

Madame Thatcher en faisait alors sa posture _ et sa « marque » de « reconnaissance » (d' »élection »…) _, en la décennie 80…

Et voici que « le réel » change, comme d’un coup, de « forme » ;

« imposant » aux « réalistes » de tous poils et tous acabits de toutes les « real-politiques« ,

de modifier, le plus subito presto possible, leur « mine », leur « figure » _ ou leur(s) masque(s)… ;

ou de changer de pied leur fox-trott, leurs footsteps, leur tango et leur valse…

Du tout récent _ lundi 13 octobre : soit juste une semaine _ prix Nobel d’économie, Paul Krugman, sont disponibles en français :

« La Mondialisation n’est pas coupable _ vertus et limites du libre-échange« , aux Éditions La Découverte, en janvier 2000 ;

et « L’Amérique que nous voulons« , aux Éditions Flammarion, en août 2008,

dont voici _ pour comparaison avec ce que nous venons de lire (d’octobre 2002) la quatrième de couverture :

« Quelques mois après l’élection présidentielle de 2004, j’ai subi des pressions : je devais cesser de passer mon temps à critiquer l’administration Bush et les conservateurs en général. « Les urnes ont parlé « , m’a-t-on dit. Avec le recul, cette élection apparaît comme l’ultime exploit du conservatisme de mouvement avant sa chute.

Quand Bush est entré à la Maison-Blanche, ce mouvement s’est enfin trouvé en mesure de contrôler tous les leviers du pouvoir, et s’est vite révélé inapte à gouverner, pratiquant des politiques contraires aux intérêts de la grande majorité des Américains : une poignée de super-riches et un certain nombre de grandes entreprises ont quelque chose à gagner à la montée de l’inégalité, à la suppression de la fiscalité progressive, à l’abrogation des droits de succession et de l’État-providence.

Mais des évolutions de fond ébranlent leur tactique politique. La principale, c’est que l’électorat américain, pour le dire crûment, devient moins blanc. Les sondages suggèrent qu’en matière de politique inférieure le centre de gravité de l’électoral s’est nettement déplacé vers la gauche depuis les années 1990 et que la race est une force en perte de vitesse dans un pays qui, réellement, devient de moins en moins raciste.

Le conservatisme de mouvement a encore l’argent de son côté, mais cela n’a jamais suffi. On peut raisonnablement imaginer qu’en 2009 les États-Unis auront un président démocrate et une majorité démocrate au Congrès. Mais cette nouvelle majorité, que doit-elle faire ? Elle doit, pour le bien du pays, suivre une politique résolument progressiste. Réduction de l’inégalité et expansion de la sécurité sociale, lancement d’une assurance maladie universelle. Soit un nouveau New Deal !« 

Avec ces mots récapitulatifs de l’éditeur :

« Paul Krugman éclaire magistralement les raisons du naufrage américain _ la fin des valeurs démocratiques et de la prospérité _ en examinant de manière décapante un siècle d’histoire politico-économique. Il propose des mesures indispensables à la juste répartition des richesses et à la renaissance d’une classe moyenne… »

A bon entendeur, salut !

Titus Curiosus, ce 20 octobre 2008

Avis d’experts _ pour (un peu) mieux comprendre la « crise » financière, et le « naufrage intellectuel » de l’ère de la rapacité

20oct

A propos de deux passionnants articles _ du Monde, le 17 octobre 2008, et du New-York Times, le 20 octobre 2002 _ de Daniel Cohen et Frédéric Joignot (« Crise : le procès d’une perversion du capitalisme« ) et Paul R. Krugman, prix Nobel 2008 d’Économie (« For richer », ou « Main-basse sur l’Amérique » : « Lorsque, adolescent, je vivais à Long Island…« ) ;

et de « Richesse du monde, pauvreté des nations« , de Daniel Cohen, aux Éditions Flammarion ;

et de « L’Amérique que nous voulons« , de Paul R. Krugman, aux Éditions Flammarion…

Pour y comprendre un peu mieux quelque chose, de l’actuelle « crise » des valeurs financières _ mais pas seulement !… _

ces deux avis d’experts,

dans deux tribunes un plus « libres », probablement _ on va en juger _, que d’autres, de deux des un peu moins mauvais (ou un peu moins inféodés à la doxa dominante) journaux _ de référence ? _ d’aujourd’hui…

A mon envoi de l’article du Monde de Daniel Cohen et Frédéric Joignot,

voici ce qu’a renvoyé, en retour, mon excellent collègue Rufus Œconomicus :

De : Rufus Œconomicus

Date : 19 octobre 2008 16:35:01 HAEC
À : Titus Curiosus

Objet : re: Un article panoramique de Daniel Cohen (interviewé par Frédéric Joignot) dans le Monde du 17 octobre

« Très bonne synthèse … d’un maître dans l’art de la synthèse !
Je te conseille son « Richesse du monde, pauvreté des nations » qui résume magistralement la dynamique inégalitaire de nos société contemporaines. Même s’il semble que l’auteur ait quelque peu revu, depuis, son analyse …
Concernant ces fameuses inégalités,

cf l’article désormais canonique de Krugman (prix Nobel 2008) paru initialement en 2003 dans le New-York Times.
Amicalement,

Rufus »

Avis d’expert, qu’on en juge. Voici le dossier,

en commençant par l’article de Daniel Cohen, répondant aux questions de Frédéric Joignot :


« Hantés par la crise de 1929, les États ont finalement tendu la main à une planète financière déboussolée. Pour l’économiste Daniel Cohen, la crise sanctionne les errements d’un système ultralibéral né dans les années 1980 avec Thatcher et Reagan. « Beaucoup de dogmes vont tomber« , prévient-il.

« Personne n’imaginait que la situation était grave au point que le paralytique doive racheter l’aveugle« , déclarait au Monde l’économiste Daniel Cohen, commentant le rachat le 16 mars quasiment « pour un franc symbolique » de la banque d’affaires en pleine débâcle Bear Stearns par la banque JP Morgan. Cette nouvelle inouïe faisait tomber le dollar à son niveau le plus bas face à l’euro, déclenchant un vent de panique chez les investisseurs qui se précipitaient sur l’or et les emprunts d’État.

Daniel Cohen, professeur d’économie à l’École normale supérieure, auteur notamment de « Trois Leçons sur la société post-industrielle » (Seuil, 2006) – et éditorialiste associé au Monde –, annonçait alors

_ c’est-à-dire au mois de mars dernier…, j’interviens ici pour le souligner _
une accélération du processus : « Le château de cartes s’effondre. Une aversion au risque s’installe. Les banques ne se font plus confiance entre elles. Le coût du financement se durcit (…). La défiance engendre la défiance et le système financier s’installe dans un cercle vicieux. » Il appelait à « faire sauter les barrières intellectuelles » et à l’intervention de l’État.

Aujourd’hui, États-Unis et Grande-Bretagne en tête, les États nationalisent les banques et garantissent l’épargne populaire pour éviter la répétition d’un scénario à la 1929.

La barrière intellectuelle – le dogme de la « main invisible » et de l’autorégulation du capitalisme, la liquidation de l’Etat, le « laisser-faire » dans les marchés financiers – a volé en éclats. La période du libéralisme sans entraves

ouverte par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, du capitalisme financier dérégulé et des golden boys jouant avec des titres douteux et l’argent des autres,

semble révolue.

Comment

_ si nous remontons « en amont » de l’actuelle « crise », dirais-je _

en sommes-nous arrivés à une telle défaite des grands principes du capitalisme réglementé et moralisé apparus après la grande crise de 1929, ses millions de chômeurs et ses conséquences politiques désastreuses – la montée de l’extrême gauche et du fascisme ?

Comment avons-nous oublié les leçons de John Maynard Keynes, Hyman Minsky ou James K. Galbraith

sur l’instabilité financière, le rôle décisif du politique et d’un État-providence dans les périodes difficiles ?

Faut-il parler de « révisionnisme« , comme le suggère Daniel Cohen ?

Telle était la présentation de Frédéric Joignot à son entretien avec Daniel Cohen…

Entretien :

Dans les années 1980, déjà, on voyait les golden boys et les yuppies, les premiers héros de Wall Street, lessivés par le krach de 1987. Cette dérive du capitalisme financier ne date pas d’aujourd’hui ?

Daniel Cohen : Les années 1980 ont vu la fin de ce qu’on peut appeler le capitalisme « managérial« , le capitalisme industriel issu de la grande tradition « fordiste ». C’était un âge où les employés passaient parfois leur vie dans la même entreprise, profitant d’avantages sociaux conséquents. Ce capitalisme s’est déployé après guerre, dans les années 1950-1960. Il prolongeait la révolution industrielle des années 1920, une époque où les grands capitaines d’industrie remplacent les patrons issus du capitalisme familial du xixe siècle. A la suite de la grande crise de 1929 qui a ruiné des milliers d’entreprises, fabriqué des millions de chômeurs, la Bourse a été disqualifiée. Durant les années d’après guerre, elle ne donnait quasiment plus son avis sur la gestion des firmes, laissant le champ libre aux « managers« . La spéculation, les coups de Bourse étaient déconsidérés.

En 1924, Érich von Stroheim tourne « Les Rapaces« , son chef-d’œuvre sur les conséquences sociales de la cupidité. En 1987, les traders Michael Milken et Ivan Boesky inspirent « Wall Street » d’Oliver Stone, en déclarant « Greed is good« , la rapacité est bonne. Juste avant d’être emprisonnés pour délit d’initié.

Nous n’apprenons jamais ?

Beaucoup aujourd’hui instruisent le procès du capitalisme financier contemporain au regard de ce qu’avait été le capitalisme industriel, souvent interprété comme un capitalisme social.

Essayons de démêler tout cela…

Le point de départ de ce bouleversement sont les années 1980 avec la dérégulation du marché financier. Cette révolution financière, développée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, ouvre à Wall Street un nouveau champ d’action : le démantèlement des vieux conglomérats, la mise en coupe des entreprises les moins rentables. C’est la fin du capitalisme managérial.

En même temps, avec l’effondrement du bloc soviétique en 1989, la mondialisation commence…

C’est la toile de fond de la crise actuelle.

Comment en est-on arrivé à rejeter l’État-providence, à décrédibiliser John M. Keynes, tout ce système inventé pour empêcher une nouvelle crise de 1929, et qui a fait les beaux jours des années 1950-1960 ?

Avec Reagan et Thatcher, on passe d’une « ambiance intellectuelle » à une autre, on change de paradigme. Après guerre, les pays industrialisés sont profondément marqués par un mode de fonctionnement qu’on peut résumer par une trilogie : le keynésianisme, le fordisme, l’État-providence. Pour Keynes, qui a beaucoup influencé les gouvernements anglo-saxons avant et après la guerre de 1939-1945, la politique économique, la politique monétaire, la politique budgétaire peuvent réguler les cycles économiques, soutenir la consommation et la demande, donc la production, tendre à l’équilibre du plein-emploi. Cet équilibre, explique-t-il dans la « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » (1936), n’est jamais atteint mécaniquement par le jeu des marchés. Cela ne l’empêche pas de défendre l’esprit d’entreprise, le marché, mais il faut à ses yeux les réguler par des politiques macroéconomiques appropriées. Le fordisme, la grande entreprise capitaliste, lie de son côté le destin des ouvriers à celui de la firme. On y fait carrière, on trouve sa place à l’intérieur de l’appareil de production, on profite d’avantages sociaux. L’État-providence enfin complète et corrige ces deux processus. Il lance des grands travaux, intervient dans la production via les grandes entreprises nationales, etc. En même temps, il généralise l’aide sociale. Dans les années 1950-1960, la Sécurité sociale protège tous ceux qui ne sont pas dans le processus de production, les personnes âgées, les femmes en maternité, les chômeurs, considérés comme peu nombreux. Tout ce qui se passe au niveau de la vie professionnelle est censé être pris en charge par l’entreprise. C’est ce système qu’on quitte dans les années 1980.

Une réelle nostalgie de l’État-providence se développe aujourd’hui que la crise est là. Pourtant nous ne sommes plus dans la situation de plein-emploi, de consommation et de productivité florissantes des « trente glorieuses« .
Nous avions certainement pas mal vécu dans les années 1950-1960, même si le système ne fonctionnait pas si bien. Derrière la politique économique keynésienne, il y a l’entreprise très organisée, qui structure toute la société, de l’ouvrier spécialisé à l’ingénieur. Tout n’est pas rose : le travail à la chaîne met le « travail en miettes« , pour reprendre l’expression du sociologue Georges Friedmann. Néanmoins, l’usine donnait alors une force et une dignité à la classe ouvrière, fière de sa place à l’intérieur de la société. En même temps l’État-providence est très différent en Allemagne, en France ou en Suède, épousant à chaque fois les conditions singulières de sa mise en œuvre. Ce système va rencontrer ses limites dans les années 1970 avec ce qu’on a appelé la « stagflation« , c’est-à-dire la hausse simultanée du chômage et de l’inflation, après le premier choc pétrolier. Dans le schéma de Keynes, soit on a du chômage, mais alors des prix faibles et supportables, soit on a du plein-emploi, et un risque inflationniste – c’est ce qu’on appelle la courbe de Phillips. Ce système connaît un dysfonctionnement dans les années 1970. Nous n’assistons pas à un déficit de la consommation, mais à un choc négatif de la productivité des entreprises, de leur solvabilité. Tout à coup le système keynésien se trouve décrédibilisé parce qu’il ne produit pas les bonnes recettes à ce moment-là – et seulement à ce moment-là.


C’est l’époque des politiques de relance qui ne marchent pas.

Mais comment expliquer la prise de pouvoir du capitalisme financier ?

Tous les gouvernements, celui de Mitterrand parmi d’autres, essaient de faire de la relance de la consommation comme le voulaient les préceptes keynésiens. Ces politiques échouent, toutes. En même temps, les charges de l’État-providence augmentent avec le chômage ; il part bientôt à la dérive, fait l’objet de plans de rigueur draconiens. Quant au type d’organisation du travail du fordisme, avec ses plans de carrière ouvrière, sa politique sociale, ses syndicats, il n’apporte plus de gains de productivité.

Cette remise en question des gains de productivité des entreprises mène directement à Reagan et Thatcher, c’est-à-dire au démantèlement de l’organisation du travail et des syndicats, à l’éclatement des organisations managériales, et à la prise de contrôle par la Bourse du fonctionnement des entreprises.

C’est une rupture essentielle.

En quelques années, les managers, qui étaient des salariés comme les autres, sont sortis de la condition salariale, voient leurs destins indexés sur la Bourse. La révolution financière commence là. Elle donne le pouvoir aux actionnaires, indexe la rémunération des patrons sur la Bourse, ce qui explique l’explosion de leurs salaires. Ils vont désormais se soumettre aux impératifs de la Bourse, puisqu’ils en sont dorénavant partie prenante…

C’est aussi l’époque où des économistes comme Friedrich Hayek, Milton Friedman, l’école de Chicago imposent leurs vues aux politiques. Ils refont l’éloge de « la main invisible« , tant décriée en 1929.

En effet, politiques et économistes substituent dans les années 1980 un contre-paradigme à Keynes, s’appuyant sur Milton Friedman et ceux qu’on a appelés les « néomonétaristes« .

Ils prônent l’inactivité de l’État comme principe de régulation. Ils dénoncent l’État-providence comme coupable de toutes les erreurs et de la perte de compétitivité des entreprises. Le marché dérégulé est posé comme infaillible, le chômage comme naturel, l’inflation un phénomène purement monétaire.

Il est sûr que la vogue pour ces théories, ce « fondamentalisme du marché«  très critiqué par la suite par le prix Nobel d’économie (2001) Joseph Stiglitz par exemple, a beaucoup joué dans le développement d’un capitalisme financier laissé à lui-même.

Une question demeure cependant : pourquoi, en dépit de crises récurrentes, cette époque a-t-elle duré si longtemps ?

Depuis le premier krach de 1987, nous avons vu les crises et les bulles se multiplier. Elles semblent être chroniques, pour ne pas dire systémiques.

On constate une grande crise par décennie.

A la fin des années 1980, après le krach de 1987, les savings and loan, les caisses d’épargne américaines, font faillite. Elles sont sauvées par le président Bush père, avec un plan qui paraissait très important à l’époque, 125 milliards de dollars – aujourd’hui, nous en sommes déjà à 1 000 milliards.

Ensuite, à la fin des années 1990, la bulle Internet éclate.

Et maintenant, la crise immobilière est en train de dégénérer en une crise financière et économique générale.

Des études comparatives sur les crises financières ont montré qu’elles s’accéléraient bel et bien depuis le choc pétrolier de 1973, même en comparaison de ce qu’elles étaient au xixe siècle. Pourquoi ? Ici encore, il faut bien démêler l’écheveau.

Le coup d’envoi de la révolution financière est donné par les changements de gouvernance des entreprises, désormais soumises aux sollicitations de la Bourse.

Sommées de produire des rendements rapides et concurrentiels, les entreprises vont se lancer dans une rationalisation effrénée de leurs coûts de fonctionnement

et réduire leur champ d’activité au segment pour lequel elles développent véritablement un avantage comparatif.

La norme, dans ce nouveau capitalisme financier, consiste à produire juste la tranche de la chaîne de valeur qui correspond à votre savoir-faire – ce qui constitue votre avantage comparatif. Tout le reste va être externalisé, mis en concurrence, laissé au marché.

Par exemple, dans une entreprise des années 1950-1960, la cantine, le gardiennage, le nettoyage, la comptabilité étaient assurés par des salariés de l’entreprise. Cela faisait comme une grande famille, tout était produit sur place. Avec l’externalisation, plus aucun de ces services n’est produit par la firme, eux-mêmes sont mis en concurrence.

Cette maximisation touche aussi l’intérieur de l’entreprise, c’est l’époque du grand dégraissement…

A l’intérieur même de l’entreprise, toute l’activité tend à être segmentée, rendue plus efficace, jusqu’à ne conserver que le mince segment de la chaîne de valeur capable de faire la différence avec les concurrents. On tend ainsi vers des « entreprises sans employés« , un processus qui a été accéléré par la révolution technologique et les nouvelles industries de la communication. Ces entreprises nouvelles ne sont plus de vastes groupements de travailleurs comme autrefois, effectuant tous les services, défendant leur emploi, elles deviennent des unités produisant l’avantage comparatif mis en concurrence par le marché.

La mondialisation arrivant, élargissant la concurrence, offrant des mains-d’œuvre moins chères, va parachever ce processus.

On ne voit pas comment cet aspect du capitalisme pourrait changer. Il est certain que les critiques qui commencent à être menées, au vu de la crise écologique grandissante et des problèmes sociaux, contre son « court-termisme » chronique auront plus de poids. Mais la dynamique du « capitalisme monde », éclatant la chaîne de valeurs aux quatre coins de la planète, ne devrait guère être modifiée. Ce serait naïf de le penser.

Cependant, le « capitalisme monde » d’aujourd’hui, en Asie notamment, subit les contrecoups des déréglementations actuelles. Comment cette crise est-elle devenue mondiale ?

La crise actuelle constitue une forme de perversion du système financier, une excroissance dangereuse et inutile jusqu’ici contenue.

Dès 1987, juste après le premier krach boursier, nous aurions dû réfléchir.

Mais c’est l’inverse qui s’est produit, avec l’arrivée d’Alan Greenspan à la direction de la Réserve fédérale américaine. Sous sa houlette, le meilleur et le pire vont alterner. Il va autoriser l’argent facile, libérer des liquidités considérables qui vont favoriser les opérations à haut risque financées à crédit.

La finance du marché va fabriquer une nouvelle intermédiation financière totalement affranchie des règles qui pesaient sur le système financier classique. A la faveur de l’ambiance intellectuelle de la déréglementation voulue par Reagan, entérinée par Alan Greenspan, une deuxième couche d’intermédiation financière va apparaître, qui va doubler le circuit bancaire traditionnel. Ce qu’on appelle le shadow banking system. Il pèse 10 000 milliards de dollars, autant que le système bancaire classique, sauf que lui est affranchi des réglementations et des règles prudentielles qui s’appliquent aux banques de dépôts, n’étant pas pris dans le compas des régulateurs. Il s’agit de banques d’investissement qui se financent sur le marché, font des opérations de marché. Ce sont les hedge funds, les fonds de private equity, les compagnies d’assurances.

Prenez AIG, American International Group : en tant que compagnie d’assurances, elle n’était pas soumise à la même vigilance que les banques de dépôts. Elle a pu créer un département AIG Finances, qui s’est retrouvé le premier opérateur de ce qu’on appelle les credit default swaps, qui garantissent un créancier contre les risques de faillite du débiteur. Les banques commerciales jouent également à ce jeu, en développant des services financiers logés en dehors de leurs bilans, dans des structures ad hoc qui achètent allègrement les crédits risqués des subprimes. Cela le plus légalement possible, en profitant des trous dans le système de régulation, mais aussi d’un certain laxisme des autorités, qui auraient très bien pu s’apercevoir de la combine si elles avaient été plus vigilantes.

Mais elles ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Sans doute parce qu’elles étaient convaincues par le bain d’idées ambiant, ce nouveau paradigme du marché entièrement laissé à lui-même, selon lequel toutes ces opérations financières pouvaient s’autoréguler. Sans cela, elles auraient commencé à demander à ouvrir les livres de comptes.

Pour sa défense Alan Greenspan explique que l’Amérique voulait vivre à crédit, que c’était un « choix de vie« , une « liberté fondamentale » – pris en partie sur le dos du reste du monde…

Alan Greenspan faisait un plaidoyer pro domo – d’autojustification. L’acte fondateur responsable de la séquence qui conduit à la crise, c’est la politique extrêmement libérale des taux d’intérêt du crédit menée par la Réserve fédérale. Les macroéconomistes, quel que soit leur horizon, s’accordent tous sur ce point.

Après la crise du 11-Septembre, qui venait juste après l’éclatement de la bulle Internet, Greenspan a craint que la conjonction des deux événements ne provoque une récession. Il a donc mené une politique totalement laxiste de taux d’intérêt très bas par rapport aux normes nécessaires. Ce faisant, il a accéléré un processus explosif. D’une part, une énorme baisse de l’épargne des ménages américains et ensuite la formidable détérioration de la balance des paiements des Etats-Unis. Les Américains ont continué de dépenser et consommer comme s’ils étaient aussi riches qu’avant, ou que leurs voisins. Ils ont résisté à l’explosion des inégalités de revenu grâce au crédit. Ils se disaient : « Je ne gagne pas autant qu’un gars de Wall Street, mais je vais m’acheter la même voiture, le grand écran HD, etc…« . A crédit. Le problème s’est redoublé du fait que Greenspan autorisait cette politique d’argent facile, qui a entretenu le boom immobilier – partout, y compris en France où les prix ont été multipliés par 2,5 entre 1997 et aujourd’hui.

Le résultat a été de créer une accélération des crédits, puis la bulle immobilière que nous connaissons actuellement. On peut parler d’une grave erreur de politique économique.

Depuis vingt ans, Greenspan et tous ces financiers et traders de Wall Street étaient présentés comme les nouveaux héros du capitalisme, des sortes de génies incontournables. C’est la fin de cette époque ?

C’étaient un peu les nouveaux « aventuriers de l’Arche perdue« . Et ils le revendiquaient. Ils défendaient leurs primes colossales, ils disaient participer à l’expansion et à la croissance, ils se comportaient avec l’arrogance de nouveaux riches, se croyaient des révolutionnaires. C’était le genre « Oui, j’ai gagné 100 millions de dollars, et je vous emmerde. Il faudrait que tout le monde puisse le faire« .

L’ambiance intellectuelle et médiatique faisait qu’ils n’avaient même pas l’impression de fauter, ni économiquement ni moralement. Ils étaient l’avant-garde !

C’est cette avidité, cette inconscience qui vont être sanctionnées.

Surtout si Barack Obama est élu, parce qu’il est démocrate, mais surtout parce qu’il va se trouver dans une situation de croissance très limitée, avec une énorme demande de redistribution.

Aux Etats-Unis, les inégalités sont devenues tout à fait extravagantes.

Les données collectées par mes _ excellents ! cf ce qu’en dit aussi le nouveau prix Nobel, Paul Krugman _ collègues Thomas Piketty et Emmanuel Saez montrent que le 1 % le plus riche de la population a retrouvé le poids qui était le sien au début du XXe siècle, à l’âge d’or des rentiers : ils gagnent plus de 16 % du revenu national, contre 7 % après guerre.

C’est une véritable perversion du capitalisme traditionnel.

Dans son ouvrage classique « L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme » (1904), Max Weber explique que si le capitalisme ne se caractérisait que par l’avarice, l’envie d’argent, les inégalités, alors il se serait développé au Moyen-Orient chez les marchands phéniciens, ou dans la riche Venise du commerce des épices. Or il est apparu en Angleterre, puis s’est développé aux États-Unis et en Europe du Nord. S’il reconnaît que la cupidité, le greed, constitue un des ressorts fondamentaux de l’activité humaine, il montre comment le capitalisme des origines rationalise cet appétit, construit des rapports de confiance et de contrat, rééquilibre l’ensemble avec la libre concurrence, des règles, des lois, etc.

Dans une interview donnée au Journal du dimanche, Dominique Strauss-Kahn explique que les rémunérations colossales consenties aux traders comme aux dirigeants alimentaient le système. Qu’en dites-vous ?

C’est le cœur du système. Le Financial Times cite une étude calculant les rémunérations des grands dirigeants d’établissements financiers internationaux sur les trois dernières années. Ils ont trouvé 95 milliards, presque 100 milliards de revenus. Pour 1 000 milliards de pertes.

C’est un mécanisme qui a bien été décrit par Paul Krugman, professeur à Princeton et chroniqueur du New York Times, à propos d’autres phénomènes de spirale, qu’il appelle « mécanisme panglossien«  – de Pangloss, le héros de Voltaire _ dans « Candide _ ou l’optimiste » _ qui croit vivre dans le « meilleur des mondes possibles« . A partir du moment où des traders et financiers s’enrichissent sur l’argent des autres, qu’ils ne mettent pas sur la table leur propre capital, se financent à crédit pour monter des opérations,

un mécanisme pervers se met en œuvre.

Si ce crédit génère des gains, vous les partagez avec l’investisseur qui vous a financé – et vous remboursez votre dette. Si vous jouez sur 100, qu’il y a un gain de 10 %, vous l’empochez. Si vous jouez sur 1 000, vous gagnez 100. C’est là que la spirale s’installe. Vous êtes poussé à jouer sur la plus grande échelle possible, et à minimiser le capital investi pour avoir l’effet de levier maximum.

Le problème, c’est que si l’investissement est un « crédit pourri« , insolvable, les pertes sont forcément pour celui qui vous a prêté : c’est-à-dire la société, les déposants ou ceux qui vont se protéger en mutualisant les pertes.

Lorsqu’un investisseur n’est pas soumis à une réglementation qui l’oblige à apporter son propre capital, il ne voit que le meilleur des mondes possibles : c’est le mécanisme panglossien. Il ignore rationnellement le risque, parce que le principe de rémunération est asymétrique.

C’est vraiment « Pile je gagne, face tu perds« …


C’est cela. Le spéculateur ignore la perte, parce que s’il gagne, il gagne tout,

et s’il perd, il perd éventuellement sa carrière, mais ce ne sera jamais proportionné au volume des pertes qu’il a fait subir aux autres.

On ne peut pas « réinternaliser » sur un individu les risques qu’il a fait courir aux autres.

Et pour tous ces financiers qui ont gagné 100 milliards pour 1 000 milliards de pertes, eh bien, ils ont toujours gagné leurs 100 milliards.

Quant aux pertes, elles doivent être épongées par l’État et les contribuables. On pourra faire tout ce qu’on veut, on ne pourra jamais réinternaliser les 1 000 milliards que ces Pangloss ont fait perdre à la société.

C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, sachant qu’on ne peut pas corriger le mal ex post, après coup, il faut instituer des réglementations ex ante, avant d’en arriver là.

Comment les régulateurs, les agences de notation ont-ils pu laisser faire ?

Nous sommes là à l’intersection du dysfonctionnement du système et de l’idéologie régnante du « laisser-faire« , de la « rapacité est bonne« .

Les agences de notation ont joué un rôle essentiel dans la propagation de cette crise, en rendant possible la circulation d’actifs financiers réputés excellents, mais qui se sont révélés des foyers de perte.

Des agences de notation crédibles sont la condition nécessaire de la nouvelle finance de marché, et du processus appelé « titrisation«  qui permet de revendre immédiatement une créance, hypothécaire par exemple, au lieu de la garder jusqu’à son terme.

Or les agences de notation ont failli. Pourquoi ? Elles étaient des deux côtés de la barrière : payées pour labelliser des produits qu’elles avaient elles-mêmes aidé à fabriquer.

Quand on réfléchit avec le recul, c’est assez extraordinaire !

Tout l’équilibre financier international reposait sur le jugement d’agences qui, lorsqu’elles ont été attaquées, ont simplement répondu : « Mais nous donnions juste une opinion. C’est notre liberté d’expression. Vous n’étiez pas obligés de nous suivre…« 

Dans les faits, on était bien obligé de les suivre, leurs notations étaient exigées par un certain nombre d’investisseurs qui ne pouvaient agir que s’ils détenaient ces papiers.

Nous sommes là encore face à une sorte de naufrage intellectuel

où tout le monde se défend et se berce d’illusions en croyant que l’autorégulation se fera de par la grâce d’un marché omniscient.

Des dirigeants des pays du Sud comme Lula da Silva ont durement critiqué le laxisme du gouvernement américain, ils appellent à une régulation mondiale du capitalisme financier. Allons-nous vers la régulation ?


Tout le monde se met à parler « régulation« , soit.

La première erreur à éviter serait de croire qu’après cette crise le capitalisme va se moraliser tout seul. Que les comportements opportunistes d’hier, piqués au vif, partout critiqués, vont s’effacer.

Mais les hommes persévèrent dans leur être. Comme dirait Spinoza, « mieux vaut compter sur les lois que sur une improbable évolution de la nature humaine pour régler le destin des nations« .

Il faut donc impérativement de nouvelles lois financières.

Or nous rencontrons deux attitudes naïves aujourd’hui.

Une de droite, qui refuse de balayer devant sa porte, dit : « On a compris, on va se moraliser tout seul.« 

Une de gauche, qui déjà claironne : « C’est le coup fatal porté au capitalisme.« 

Mais le capitalisme, la mondialisation du marché vont continuer. Personne ne va mettre les Indiens et les Chinois à la porte, en leur demandant de ne plus vendre leurs produits sur le marché international. Et les nouvelles technologies permettront à qui le voudra d’externaliser les services en Inde et en Chine.

Cette course du capitalisme contemporain ne sera pas changée par la crise financière.

En revanche, l’euphorie idéologique du « laisser-faire » et du mépris des pauvres va certainement prendre du plomb dans l’aile.

Quant à la question de la réglementation, elle arrive.

Alors, qui va devenir le producteur des lois de demain ?

Les États-Unis sont décidés, je pense, à mettre de l’ordre dans les marchés financiers, y compris dans les excès en matière d’inégalités.

En Europe, aussi, où on a nationalisé d’un coup les banques en difficulté, sans que la Commission européenne ne s’écrie, comme elle aurait dû : « Attendez ! Vous n’avez pas le droit de nationaliser. »

Beaucoup de dogmes vont tomber. Aucun fondamentaliste du marché ne va s’amuser à critiquer les gouvernements belge et néerlandais d’avoir nationalisé Fortis. C’est le contraire. Tout le monde est vraiment soulagé qu’ils l’aient fait.

Ce retournement si rapide du dogme a quelque chose de fascinant. Nous savions donc ?

Au moment du krach de 1929, les gouvernements ont laissé l’économie mondiale basculer dans la crise parce qu’ils étaient prisonniers des dogmes libéraux qui laissaient croire que la faillite d’une banque était bonne, et que cela faisait partie des mécanismes du marché roi. Des recherches récentes ont montré qu’ils étaient également les otages d’un étalon or qui rendait très périlleux l’usage de la politique monétaire. Et puis, ce furent les faillites bancaires en cascade, les entreprises fermées, les millions de chômeurs, etc..

Une longue période de régulation financière a suivi, laquelle n’a pas si mal fonctionné : on n’observe aucune crise majeure du système bancaire durant les « trente glorieuses« .

Puis vinrent les années 1980. Beaucoup ont voulu effacer le souvenir de 1929, un véritable travail révisionniste s’engageait.

Mais l’ombre portée de la période 1929-1933 est restée en réalité très vive, surtout aux États-Unis. La réaction presque immédiate du gouvernement Bush, de Ben Bernanke à la Réserve fédérale, en témoigne. Ils n’ont pas hésité un instant à nationaliser.

L’économie réelle maintenant va subir le contrecoup de cette crise financière. Quel scénario envisagez-vous ?

Nous allons assister à un rétrécissement général du crédit, un credit crunch. Les banques, prisonnières de leurs pertes, ou par peur tout simplement, vont réduire la voilure du crédit. Le ralentissement économique va suivre, il est déjà évident en France. L’Insee prévoit une croissance négative, en glissement, du 1er janvier au 31 décembre de cette année.

Cela risque de s’aggraver, car la récession actuelle n’est en fait pas (encore) liée à la crise financière, mais à la hausse du prix des matières premières et à la poussée d’inflation qui a suivi. Ce n’est véritablement qu’à partir de l’été que la crise financière a commencé à mordre.

Deux acteurs vont être victimes de la réduction du crédit, les ménages et les entreprises.

Les ménages, surtout du côté du crédit immobilier. Si l’effet de vases communicants se fait rapidement, cela peut être sain, parce que les prix vont baisser, alors qu’ils devenaient extravagants. Mais cela restera ambigu pour les ménages.

Du côté des entreprises, c’est ennuyeux, parce que les fondamentaux étaient bons. Il va falloir suivre avec beaucoup d’attention leurs difficultés de financement, qui vont vite devenir palpables. Elles risquent de casser durablement leur dynamisme. Le credit crunch va frapper un corps sain, et toute la question devient : combien de temps cela va-t-il durer ? Est-ce que ce sera long et durable, comme au Japon, c’est-à-dire plus de dix ans ? Ou est-ce qu’avec les 1 000 milliards de dollars américains et les nationalisations européennes, cela va passer sans trop de casse ? Cette hésitation se traduit dans la valse actuelle des Bourses.

Ce qui me semble certain, c’est que nous sommes partis pour un 2009, sans doute un 2010, en berne, deux années noires qui s’accompagneront de beaucoup de remises en question sur le terrain politique, en France et ailleurs.

Voilà donc cette belle interview de Daniel Cohen par Frédéric Joignot, publiée dans Le Monde du 17 octobre…

A suivre,

pour l’article « For richer » (ou « Main-basse sur l’Amérique ») de Paul R. Krugman, dans le New-York Times, le 20 octobre 2003,

que m’a adressé Rufus Œconomicus

Titus Curiosus, ce 20 octobre 2008

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