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Le revival discographique des joyeux « Paladins » de Jean-Philippe Rameau (2)

31mar

Voici qu’après mon article «  » du 26 février dernier,

ResMusica, sous la plume de Jean-Luc Clairet, publie ce jour une chronique intitulée « Les Paladins de Rameau par la Chapelle harmonique : première intégrale discographique« , consacrée à ce marquant CD du label Château  de Versailles – Spectacles, par la Chapelle harmonique sous la direction de Valentin Tournet…

 

Valentin Tournet parachève le travail commencé par Jean-Claude Malgoire en 1990 (2 CDs Paul Vérany) et poursuivi par Konrad Junghänel en 2010 (2 CDs Coviello Classics) avec cette parution inespérée d’une véritable intégrale (3 CD Château de Versailles Spectacles) de l’avant-dernier opéra de Jean-Philippe Rameau.

« La musique est d’un ennui redoutable. Rameau a paru radoter, et le public lui dit qu’il est temps de dételer. » En 2022, l’on se désolidarise bien évidemment de cette critique de 1760 venue cueillir à chaud la première représentation des Paladins. Heureux fut-il que Rameau ne prît pas la mouche après cet avis assassin à l’endroit du dernier opéra qu’il présenta à son public, car c’eût été priver la postérité des géniales Boréades à venir. Si le succès délaissa bel et bien Les Paladins, supprimé de l’affiche après 15 représentations, ce fut pis pour Les Boréades, jamais représentées _ en effet… _ du vivant de son auteur, où pourtant (piqué au vif ?) il s’était de toute évidence dépassé. Certes, le pénultième opéra n’est pas irrigué de la même eau que l’ultime : pas un numéro des Paladins ne se hisse à la hauteur de l’Air pour les Saisons et les Zéphyrs, de l’Entrée de Polymnie des Boréades. Mais il dégage du déversoir de danses qu’il est une somme de trouvailles orchestrales, une énergie dont la très pop version Christie/Montalvo/Hervieu (DVD Opus Arte) fit une fête mémorable au Châtelet en 2004.

C’est dans ce maelström que plonge le jeune ensemble de Valentin Tournet. L’ambition affichée de sa Chapelle Harmonique (« renouveler l’approche de grandes œuvres… s’intéresser à des versions moins connues ») convainc davantage cette fois qu’à Beaune en 2019 (avec une version révisée, par Rameau soi-même, des Indes Galantes sans l’Entrée des Fleurs). Les Paladins version Tournet (deux heures cinquante au lieu des une heure trois-quarts de Malgoire) sont même plus qu’intégraux, puisque gratifiés de l’addendum de cinq pièces retirées par le compositeur avant la première et de l’Ouverture remplacée consécutivement à l’arrivée à Paris en 1759 de cornistes plus expérimentés. Une prise de son très aérée met en valeur le chœur haut en couleurs, les bois acidulés et joueurs, les cordes veloutées et fougueuses d’une phalange parfois tentée par la précipitation (péché mignon de jeunesse ?), ainsi qu’un arsenal percussif destiné, dixit Valentin Tournet, à « accentuer le caractère dynamique des danses…. une pratique selon toute apparence usuelle à l’époque. »

Les Paladins, en fait une comédie lyrique _ voilà _ , sont la réponse de Rameau à la Querelle des Bouffons (tenants du sérieux de la tragédie lyrique à la française, comme Rameau, versus ceux du bouffe à l’italienne – Rousseau). Le compositeur dijonnais, déjà visionnaire avec sa Platée de 1745, enfonce le clou de son indiscutable protéiformité. Rire ne lui fait pas peur. Choquer non plus : dans ses Paladins, sa version, adaptée par Duplat de Monticourt, du conte de La Fontaine inspiré de l’Arioste Le chien qui secoue de l’argent et des pierreries, le rôle de la fée Manto est confié, comme la plus célèbre des grenouilles, à un chanteur : l’intrigue convenue (un barbon amoureux d’un tendron amoureux d’un bellâtre) se teinte d’une ambiguïté qui interroge forcément lorsque ledit barbon, pour parvenir à ses fins, est contraint de jurer sa foi amoureuse à un homme.

Manto n’apparaît qu’au troisième Acte : de l’Ariette gaye Le Printemps des amants, ou encore le conquérant De ta gravité, Philippe Talbot s’empare avec l’assurance et la musicalité qui sont sa marque. Il aurait pu aussi bien incarner Atis, le jeune premier, attribué à l’impeccable ramiste qu’est une fois encore Mathias Vidal. L’amoureuse de ce dernier est Sandrine Piau, dont la ductilité vocale fait merveille en Argie. Elle délègue la suivante Nérine, qu’elle incarnait au Châtelet, à la pétillante Anne-Catherine Gillet. Nérine préfigure une certaine Blonde mozartienne, comme le garde-chiourme Orcan (impeccable Florian Sempey) un certain Osmin _ de « L’Enlèvement au Sérail« . Complétant cette excellente distribution française, Nahuel di Pierro croque d’une bonhomme noirceur Anselme, le barbon berné par les Paladins.

Moins expérimentés que Christie jadis, moins spectaculaires que Kossenko récemment _ en son superbe « Achante et Céphise« … _, Les Paladins de Tournet imposent la verdeur et l’enthousiasme de la jeunesse. Une jeunesse parfaitement accordée à celle d’un compositeur qui, même sous la surface d’intrigues rebattues, ne radote _ en effet _ jamais.

Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Les Paladins, comédie lyrique en trois actes sur un livret de Duplat de Monticourt.

Avec : Sandrine Piau, soprano (Argie) ; Florian Sempey, baryton (Orcan) ; Anne-Catherine Gillet, soprano (Nérine) ; Nahuel Di Pierro, basse (Anselme) ; Mathias Vidal, ténor (Atis) ; Philippe Talbot, ténor (Manto) ;

La Chapelle Harmonique, direction : Valentin Tournet.

3 CD Château de Versailles Spectacles.

Enregistrés dans la Galerie des Batailles du Château de Versailles en décembre 2020.

Livret de 160 pages trilingue (français, anglais et allemand).

Durée totale : 164:59

Ce jeudi 31 mars 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

Afin de fêter le passage à une nouvelle année…

31déc

Afin de fêter le passage à une année _ de vie _ nouvelle,

je veux redonner ici un texte mien

datant du printemps 2007 _ presque douze ans déjà _,

et retrouvé, par chance, l’automne 2016.

A l’origine,

il s’agissait d’un projet de préface

à une publication qui n’est finalement pas advenue,

celle d’une correspondance débridée par courriels

avec l’ami photographe _ génial ! _ Bernard Plossu.

En réponse à quelques remarques, sunon objections, d’amis

à mes propositions de thèses,

j’ai à la suite développé tout un essai,

demeuré inédit,

intitulé Cinéma de la rencontre : à la ferraraise ;

et sous-titré

Ou un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni,

en m’appuyant sur une analyse minutieise et étoffée

de la sublime première séquence _ ferraraise ! _ du film testamentaire 

du ferrarais Michelangelo Antonioni,

Al di là delle nuvole.

Ferrare,

ou la civilisation délicatissime et un peu cruelle aussi, des Este.

Je développais cela aussi en mon essai.

En voici donc le premier élan, l’envol, le départ :

« Pour célébrer la rencontre » : un texte mien de 2007 « retrouvé » !

— Ecrit le mercredi 26 octobre 2016 dans la rubriquePhilo, Rencontres”.

Revoici un texte provisoirement égaré,

et retrouvé.

Pour célébrer la rencontre

Les rencontres changent forcément les vies _ tel le clinamen de Lucrèce.

Des rencontres, il en des de fâcheuses, voire de tragiques, en tout cas de mauvaises. On s’en voudra toujours, forcément, de n’être pas ce jour-là resté bouclé chez soi, ou, au moins, sur son quant à soi. Mais c’est trop tard.
Des rencontres, il en est, en foule _ c’est même le tout-venant _, d’insipides et vides, affectées seulement de leur propre bulle de vacuité _ nullité et néant de remplissage qui s’étonne même, stupidement, d’exister.

En fait, la rencontre, ici, n’a pas lieu. Il y a erreur de vocabulaire. Ce ne sont que des ombres qui se croisent et se manquent _ comme les parallèles d’Euclide, sans le choc bien physiquement sensible du clinamen…
Et il s’en trouve aussi quelquefois d’heureuses _ un amour, une amitié qui se découvre _ qui ne courent tout de même pas les rues, même s’il faut bien sortir un peu pour faire des rencontres.

Car, avec la rencontre, avec ce moment improbable, et imprévu, d’une rencontre avec une personne singulière devenant soudain quelqu’un de plus ou moins important pour soi, voilà que le monde, qui paisiblement vient de prendre sans à-coup quelque millimètres à peine d’expansion _ à moins que ce ne soit le monde environnant qui se soit gentiment écarté, reculé _, voilà donc que le monde se met à laisser bruire, sans doute par l’interstice infime qui vient d’advenir, telle des lèvres, dans le sol, dans la croûte terrestre, ou dans le bleu du ciel, un murmure champêtre, un air infinitésimalement plus léger, une harmonie douce et discrète comme un secret qu’on ne devine qu’à la puissance de quelques lointains effets : l’air à l’entour, comme par un apport d’oxygène, se colore maintenant d’un vivifiant éclat, d’une lumière caressante un peu plus chaleureuse, conférant à tout ce qui remue une allure quasi dansée, chaloupée, comme réenchantée _ même si on ne s’en rend pas forcément tout de suite compte. Il vaudrait mieux cependant, tout va si vite…

L’elfe Ariel vient de manifester ses pouvoirs musicaux éoliens dans l’île tempêtueuse où se désolait dans son errance tournoyante de presque lion en cage l’exilé Prospero, de neuf débarqué…

Mais rencontre il y a, à la double condition de savoir et d’oser saisir l’occasion (de rencontrer quelqu’un), occasion peu détectable, qui risque même de passer trop vite quand elle survient _ pour laquelle commencer par ouvrir grand tous ses sens.


De savoir et d’oser la retenir, cette occasion qui passe, en la tenant un peu dans la main _ comme Montaigne nous le raconte superbement, nous livrant, à la fin de son livre (et de sa vie) son art de jouir du présent, en son dernier essai (Essais, livre III, chapitre 13, « de l’expérience« ) à propos de l’expression « passer le temps« .


Je ne résiste pas au plaisir de citer le passage : « J’ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens » _ retâter, s’y tenir. « Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon » _ se rasseoir : quelle superbe litanie de verbes actifs ! Je poursuis la lecture : « Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente l’usage de ces prudentes gens _ ah! l’humour et l’ironie de Montaigne ! _, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir _ voilà les antonymes _, et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve, et prisable, et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; et nous l’a Nature mise en mains _ mise en mains, ce n’est pas moi qui le lui fait dire ! _, garnie de telles circonstances, et si favorable, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. » C’est magnifique !

Je reprends : rencontre il y a, à la condition de ralentir un peu le passage, la course affolée du temps.


La rencontre fournit une telle occasion, si et quand on se dit que quelque chose de singulier est en train d’advenir, avec une personne devenant là sous nos yeux quelqu’un de définitivement singulier pour nous. On n’en revient pas, c’est le cas de le dire. Il faut s’y arrêter, y prêter toute l’attention que cela, et d’abord que la personne de l’autre, méritent.

Et même, rencontre il y a, à la condition de retenir le moment, comme un instant encore, et toujours, hébété, qui s’ébroue, et doit, le premier tout étonné, comme s’extirper de la course aveugle et précipitée des secondes trop uniformes d’avant, d’avant cette rencontre, et accédant étrangement, mais royalement, lui, le moment, au hors-temps de l’éternité.

Car le temps nous offre _ ce n’est un paradoxe qu’en apparence _ l’expérience de l’éternité _ du moins à qui sait l’expérimenter, la « cultiver« , dit Montaigne…


Nous n’expérimentons, en effet, l’éternité, que dans le temps, que dans ce que le moment présent tout d’un coup vient nous offrir de possibles, quand le moment se met, à toute allure, à bourgeonner et fleurir, et nous offre la fenêtre, plus ou moins étroite ou large, de l’épanouissement de ce qui n’était qu’en germe. Dans la rencontre, précisément. En ce relativement bref laps de temps, mais qui s’élargit incommensurablement, jusqu’à une dimension d’éternité.

« Nous sentons et nous expérimentons _ ajoute-t-il même _ que nous sommes éternels« , dit, d’expert, le cher Spinoza en son Ethique.

Saisir, tenir, retenir ce moment présent. Afin de se réjouir alors de cette grâce (de la rencontre de cet autre, devenant, ici et maintenant même, important pour soi, important pour nous) comme il convient.

« Tout bon, il a fait tout bon« , se réjouit Montaigne, un peu plus loin que le passage cité plus haut :

« Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive _ voilà le mot tout aussi décisif _ telle qu’il a plu à Dieu de nous l’octroyer » _ Dieu ou la Nature : les dispensateurs de la vie… « Je ne vais pas désirant que soit supprimée la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double ( » Le sage recherche avec beaucoup d’avidité les richesses naturelles« ), ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epiménide se privait d’appétit et se maintenait, ni qu’on produisît stupidement des enfants par les doigts ou les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore voluptueusement _ bien entendu ! _ par les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement » _ toujours l’humour de Montaigne. « Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur et reconnaissant _ c’est le principal ! _ ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait du tort à ce grand tout puissant donneur de refuser ce don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon ( » Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime« ) »

Montaigne, ou la célébration de la gratitude, du moins pour qui s’est forgé _ il emploie, je l’ai souligné au passage, le verbe « cultiver » _ l’art de jouir de la vie. A chacun _ Dieu, César, soi-même, la vie, ou la Nature_, et équitablement, son dû.


Et Haendel, lui aussi bientôt au final de sa vie et de son oeuvre :

« Whatever is, is right« , est-il proclamé sublimement au grand choeur conclusif de l’acte II de l’oratorio Jephté, un des sommets, sans nul doute, avec l’ »Alleluhia » du Messie, de l’œuvre haendélien.

Saisir, tenir, retenir_ et se réjouir, dans la rencontre initiale.


Mais pas comme un prédateur, anxieux, brutal et agressif : l’autre n’existe plus, il s’en empare et le croque. Ni comme un malotru, importun et indélicat, qui, sans la distance de l’égard et du respect, abuse déjà du temps de l’autre.

Et il faut, de surcroît, la grâce de l’évidence joyeuse de ceux qui, là, à l’instant, « se trouvent ».


Ou qui se sont trouvés : mais il est forcément bien plus aisé de le reconnaître et de s’en réjouir rétrospectivement, une fois confortés, voire rassérénés, par l’expérience et l’habitude éprouvées par un vécu ensemble prolongé _ qu’il s’agisse de l’amour, mais qu’il s’agisse aussi de l’amitié, toujours aussi neuve et fraîche, elle aussi, à chaque retrouvaille_ que pour l’étonnement tout neuf de la rencontre première et initiale. Celle qui, sans préméditation, vient d’ouvrir un champ fécond et de l’appétit pour une suite… La plongée dans la confiance accordée lors de la rencontre initiale _ cette expression me convient bien _ est un pari sur le présent et l’avenir qu’il ouvre, un don gratuit, une avancée méritoire, un pas confiant et audacieux.

Je reviens à ce moment béni, à cette grâce heureuse de la rencontre initiale.


Il faut le miracle du même hors-monde, dans ce moment réellement partagé _ et pas simplement des parts de temps croisées, échangées.


Outre l’improbabilité physique de la chance (statistique) de cette rencontre, parmi tant de gens, cet art de la reconnaissance du miracle de la rencontre d’ouverture demande infiniment de tact, et cela plurivoquement.

Car ce n’est pas là une présomption. Ce n’est pas là un contrat : ce n’est pas conditionnel. Ce n’est pas là un échange. Encore moins marchand, et a fortiori marchandisé, comme on nous transforme toute relation inter-personnelle désormais. Si nous n’y résistons pas…

Nous ne sommes pas, pour une fois, dans l’univers mesquin du calcul, dans l’aire truquée du donnant-donnant qui se répand toujours davantage sur la planète, sous la pression dupeuse de régimes capitalisant leurs profits.


Nous voici, au contraire, transportés hic et nunc au pays, fragile et fort, fugace et éternel, de la grâce, où règne sans partage la générosité. Où chacun est roi en son royaume, et le roi de son temps à donner.

Apprendre, non-touristes que nous sommes, à ne pas le manquer, ce royaume en voie de raréfaction, cet Etat menacé de disparition pour obsolescence…

Que d’improbables conditions, ou de handicaps, pour pareille rencontre !


Et pourtant, elle advient, elle est là. Elle impose son évidence _ si on ne la rejette pas, si on ne la craint pas, si on veut bien s’y donner. Car on peut aussi redouter pareille grâce. Ainsi que la refuser si elle se propose. S’en détourner.


Ainsi la peur se répand-elle aujourd’hui, sous les pressions organisées en permanence des propagandistes de tous poils de la crainte, voire de la terreur, sous couvert de « sécurité« …

Le divin Kairos _ le génie inspirateur-dispensateur de l’occasion favorable _, lui, est un dieu coureur aussi vif et alerte qu’espiègle, qui chemine et même danse en courant éperdument, d’autant plus vite qu’il est muni d’ailes aux chevilles.


Une longue mèche touffue se balance en permanence sur son front et balaie ses yeux rieurs, son visage mobile. Alors qu’il est complètement chauve sur le derrière du crâne et la nuque…

C’est qu’une fois que Kairos nous a croisés et dépassés, il ne nous est plus possible de lui courir après pour espérer le rattraper par la chevelure, afin de le retenir et ressaisir, ou capitaliser les opportunités qu’il offrait…


Kairos a filé comme une anguille, offrir ailleurs et à d’autres ses dons instantanés.

Il y a de l’irréversible dans le temps.


D’autant que Kairos tient à la main un rasoir effilé, emblème de son pouvoir tranchant. Avec lui, c’est sur le champ qu’il faut se décider à prendre _ ou plutôt recevoir, accueillir ce qui se tend vers nous _ la chance qu’il propose : c’est maintenant ou jamais. Comme les fruits à la saison. Après, c’est trop tard.


Cela s’apprend, à l’expérience : nous avons une vie pour nous y faire…

Ces choses-là, si douces _ l’élection mutuelle, incalculée, de la rencontre _, sont aussi formidablement vives _ comme l’éclair de la foudre _, le temps du clignement des regards, et ne tolèrent bien sûr pas la moindre lourdeur, indélicatesse _ a fortiori vulgarité. C’est l’échange dépouillé, direct et à vif des regards qui crée d’abord, et quasiment à soi seul _ si l’on peut dire pour une rencontre, où des liens riches instantanément commencent à se tisser ! _, qui crée donc l’accroche, la mutualité de l’égard, et l’absolu _ sans conditions, souverain, sans appel _ de l’accueil, de l’ouverture, du seuil franchi, et pour toujours, de la confiance : sur ce regard terriblement exposé, sans apprêts, et qui demande, sans le dire _ comme nous l’a appris Emmanuel Levinas _ : « ne me tue pas ! » Echange de regards assorti, bien sûr forcément, de paroles, et de leur qualité, ainsi que du tissu _ soie, velours et toute matière qu’on voudra… _ de leur ton et de tout ce qui peut y transpirer, au timbre, au rythme, ainsi qu’au contenu, évidemment aussi, de leur fiabilité, car c’est elle qui va finir par trancher… La part du regard, et la part du discours et de la voix, les plus exposés, se mêlant, encore, à l’arrière-fond, important, lui aussi, de la part des postures… Quelle intensité foudroyante et décisive l’espace rapide de telles rencontres ! Car on n’a guère de temps pour s’expliquer, et encore moins déballer ce qui pourrait nous justifier, en cette rencontre initiale…

Ne pas abuser du temps _ de la patience _ de l’autre, de l’effort en tension de son écoute, pour le moment consenti à accorder à cette rencontre… Même un hors-temps prend donc du temps _ y compris pour qui dispose à peu près librement de son temps. Faire bref est donc la plus élémentaire des urbanités. L’art, assez français, de la conversation a su s’employer autrefois à cela…


L’emblème du rasoir de Kairos est donc très finement saisi.

Avec la rencontre heureuse, nous voici donc d’emblée et de pleins pieds dans l’éternité _ contrée, par essence, vierge de touristes, et non stipendiée.

Il faut d’abord avoir su s’y préparer, d’autant que cette chose advenant _ pareille rencontre _ est statistiquement assez improbable, risquant même _ et c’est la norme de fait, pour beaucoup _ de n’arriver jamais.


Ainsi, est-ce tout un art, subtil, qui s’apprend _ ou pas : cela plutôt se découvre, cela s’improvise, sur le tas, et avec les moyens du bord, l’irradiation de la joie aidant aussi, comme un doux lubrifiant, et modeste. Un art qui s’apprend avec l’âge _ mais chaque âge a ses atouts et ses capacités. C’est tout un art, donc, que d’être doucement attentif et ouvert, et d’abord d’être infiniment délicatement disposé à la rencontre _ voire en être a priori désireux et a posteriori friand… Tout dépendant aussi, bien sûr, de la personne singulière de l’autre : tel un continent tout neuf à découvrir _ mais qui s’en plaindrait ? Après, il faut apprendre à la vivre, à la godille en quelque sorte, à vue, au ressenti. Un cabotage raffiné au ras des côtes, chacun auprès de la sensibilité de l’autre qu’on apprend d’autant plus vite à connaître qu’on l’apprécie, qu’il nous étonne et nous enchante chaque fois.

Et, pour mettre un peu plus de piment à l’affaire, nous avons, tous et chacun, nos jours, nos heures, nos minutes d’indisponibilité ou d’indisposition, quand il nous arrive d’être mal lunés. Ces jours-là, autant demeurer claquemuré chez soi. A moins qu’on sache le dépasser…

La jeunesse fait longtemps preuve de timidité, ou d’audaces à contresens. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait…


Cependant, bien que ce soit à son corps défendant, et rarement sans nulle offense, vivre s’apprend, tant bien que mal. on peut sans doute y progresser.

La vieillesse, quant à elle _ que vaut le mot ? convient-il à la chose ? _, a souvent le défaut de trop se résigner, et cesse trop tôt, et bien à tort, de croire au Père Noël ou au Prince charmant… Trop tôt flétrie, la vieillesse, devenant alors en effet un désastre, se meurt à petit feu, en se survivant sans joie, bien avant la disparition sans retour.


Mais il y a aussi bien des vieillards qu’habite encore et toujours la flamme de la jeunesse :

le désir et la joie qui les habitent, les animent, qui leur donnent le goût et la passion de continuer à vivre, les entretiennent dans la joie de rencontres continuées, même raréfiées.

Enfin, il y a aussi tous les pressés, tous les stressés.


Sans compter ceux qui, trop blessés, sont déjà eux aussi, dans leur mornitude, comme déjà morts, fossilisés dans leurs déceptions, ou de mécaniques habitudes. Feront-ils de vieux os, ces acédiques en voie de dessèchement ?

Charge donc à la maturité de conserver et entretenir le feu de la jeunesse, de ré- enflammer sa belle flambée, en demeurant décidément toujours plus ouvert à la nouveauté inépuisable du présent, à sa magnifique singularité, dans la rencontre toujours renouvelée de l’autre, afin de l’accueillir comme le présent généreux qu’il (le présent) et elle (la rencontre) se révèlent être, du moins dans les cas heureux _ sous l’espèce d’un frère humain, d’une amitié ou d’un amour. Un présent ouvert, riche et habité.

Savoir être neuf chaque matin et tous les matins que Dieu, ou la Nature, fait, au jour nouveau qui advient, qui nous échoit, qui se présente, qui s’offre, en cadeau des vivants aux vivants, pour qu’ils se rencontrent.

Mozart à son père (le 4 avril 1787) :

« Je ne me mets jamais au lit sans me rappeler que peut-être, si jeune que je sois, le lendemain je ne serai plus. Et néanmoins personne, parmi tous ceux qui me connaissent, ne pourra dire que je manifeste la moindre humeur maussade ou triste. Et de cette félicité, je rends grâce tous les jours à mon Créateur, et je la souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables. »

Les génies créateurs, Mozart, Haendel, Spinoza, Shakespeare _ dont je n’ai rien dit, me concentrant plutôt sur l’amitié, du sublime sonnet par lequel il nous donne à entendre encore plus qu’à regarder la rencontre-découverte déjà parfaitement énamourée, at first sight, de ses héros Romeo et Juliette, parmi le virevoltant et assourdissant, de poussière et de fumée, bal masqué des Capulet _, Montaigne, Nietzsche aussi _ le penseur de l’éternel retour du même et de l’amor fati _, ainsi que, c’est même, tout bien pesé, sans doute le plus fin (car le plus à vif et piaffant de sa nervosité électrique rentrée) de tous les analystes du kairos, Marivaux, dont je n’ai non plus rien dit _ tant il sait aussi se faire furtif et discret _, ce cousin, virtuose en art du rythme et du silence, de Mozart, Marivaux, ce benêt peseur d’ « œufs de mouche dans une balance en toile d’araignée » dont se gaussait, mais c’est par jalousie, le déjà vif pourtant, mais moins subtil en son écriture, Voltaire, tous ces génies créateurs, donc, non seulement sont des généreux sans compter de leur temps et de leur énergie, mais savent, et ô combien, faire preuve de gratitude en rendant au centuple à la vie, par leurs œuvres sublimement fines et détaillées, le feu joyeux que la vie ne cesse de leur prodiguer…


Suite, en forme de commentaire, au texte précédent :

Il y a, certes, rencontre et rencontre.

Toutes ne sont pas du même ordre, de la même qualité, de la même importance : cela en composant toute une variété.


Il faudrait donc relativiser, « bémoliser » en quelque sorte, ce que je viens d’en dire, en ma « célébration de la rencontre« , en « m’emballant » un peu _ un peu trop : « un brin superlatif, mais pas antipathique« , vient, maintenant, de qualifier l’article de mon blog consacré à mon compte-rendu de sa rencontre avec lui, le 28 mai dernier, au Festival Philosophie de Saint-Emilion : L’intelligence très sensible de la musique du magnifique Karol Beffa : de lumineuses Leçons au Collège de France. Peut-être emporté par l’emphase d’un beau titre : « Célébration de LA rencontre« …


Il n’y aurait donc pas tout à fait rien entre l’absolu de la « vraie rencontre » _ en particulier de la « rencontre initiale » _ et le néant de rencontres qu’est la vie de beaucoup _ la plupart ? _, et sans qu’ils en aient forcément une conscience claire _ le supporteraient-ils ? _, la majorité préfère à la rudesse sauvage de la solitude, d’être leur vie durant plus ou moins bien accompagnés, avec coups et blessures même, ou alors par les reality showsde la télé qui scintille jusqu’à des heures très tardives dans la salle- à-manger…

Existerait donc, plutôt, tout un nuancier de rencontres.


Même s’il s’agit en majeure partie plutôt d’illusions de « rencontres« …

La rencontre, ou plutôt son idée, l’idée qu’on s’en fait par avance, déjà, et qui, souvent, ne formate que trop ce qu’on va vivre ensuite d’une rencontre effective _ mais peut-être pas « vraie » _, l’idée de la rencontre, donc, a tant d’attraits, tant de promesses de charmes… Trop de séductions a priori…

Que serinent donc les chansons ?.. « Un jour, mon prince viendra… Et il m’emportera… » L’amour, toujours l’amour…


Ainsi, d’abord, peut-être parle-t-on trop de « rencontres« , réduisant malencontreusement alors la rencontre effective, pour ce qui finira hélas par en advenir, à ce qu’on s’en promettait, sans assez de largeur _ qui doit être, tout simplement, infinie _ d’ouverture et d’accueil au surprenant de la rencontre, à la singularité infinie de la personne rencontrée.

Une imagination trop étroite, et trop formatée, lâche ici les amarres et prend trop vite le large : pour ne se mirer, au final, qu’en elle-même, et à sa pauvreté ; et réussir à manquer la splendeur de l’altérité de la personne rencontrée !


Voilà ce qu’il advient de trop lâcher la bride au petit, tout petit, ego, et à son égocentrisme triste et ballot : une vacuité pornographique, avec une ivresse de négation (et de mort), dont on constate ces temps-ci les sinistres avancées.

Le triomphe spectaculaire du nihilisme.

Alors qu’il faut apprendre, comme les héros de Homère, l’envol plus audacieux du cabotage en humanité, assez près, mais pas trop non plus _ au risque de le gêner ou l’étouffer _ auprès de l’autre… A la distance, aérée et sereine, de l’égard et d’une vraie curiosité : attentive et attentionnée. Ainsi que de ce qu’il faut d’accommodation dans le regard pour qu’il y ait vraiment la distance justement estimée du re-spect en même temps que d’une vraie connaissance (ainsi que re-connaissance)… Tout ici doit joyeusement re-spirer…

Il nous faut donc, en la rencontre, apprendre à nous méfier de ce que y mettrions trop de nous-mêmes, au lieu de laisser advenir le miracle vrai de l’altérité.


Miracle, car inhabituel, voire sur-naturel. Surtout pour une espèce dénaturée _ je veux dire qui a perdu le mécanisme spécifique des instincts, au profit du dressage et de l’apprentissage culturel (voir ce qu’en dit Peter Sloterdijk dans Règles pour le parc humain).

Cette rencontre qui _ c’est à la fois son essence et son épreuve de vérité _ survient, nous déborde, nous prend à l’improviste, de plein fouet, et par surprise, avec toute la gamme des embruns divers que cela implique _ et cela, quoi qu’on puisse, ou qu’on ait pu, en attendre ou en espérer, quand la dite-rencontre était programmée, planifiée, nos agendas sont si complexes, il nous faut bien nous organiser un peu ; ou rêvée. C’est que la « rencontre vraie » est toujours surprenante, et même brusquante. Dérangeante. Bousculante. Urticante. Il est normal que nous soyons par elle sortis, extraits, extirpés de nos gonds coutumiers, de nos habitudes établies à la va-comme-je- te-pousse… Et cela, par le principal, par l’essentiel : par la nouveauté radicale et fondamentale de l’autre.

L’autre : terra incognita, « continent » vierge et immense, ai-je avancé tout à l’heure…

Ne pas s’enivrer trop, par conséquent, rien qu’à supposer (supputer = calculer) ces attraits, comme esquissés, et ces charmes, comme subodorés, de la rencontre, ou plutôt de l’inconnu de la rencontre, je veux dire le caractère insu, ignoré de celui ou celle _ une personne, un sujet _ à découvrir dans son altérité puissante, absolue, et donc forcément étrange : à apprivoiser _ ou plutôt s’apprivoiser mutuellement. Comme en amour, le rituel des fiançailles.

Préférer donc, pour hygiène du vivre, à la tentation de l’imaginaire, la franchise plus rude, voire à l’occasion quasi sauvage, mais rassurément consistante, et heureusement pleine de répondant, elle, du réel : car charnelle. La vraie chair ne trompant pas.

Je me suis donc focalisé, dans cette « célébration de la rencontre » _ puisque c’est sur elle que j’esquisse ici ce petit « commentaire » _, sur des moments un peu plus cruciaux que d’autres dans une vie, sur des instants dynamiques, dynamisants, voire parfois même enthousiasmants, même si les « débuts » ne sont naturellement pas _ ce serait bien présomptueux _ « en fanfare« , ces premiers moments, ressentis cependant comme prémisses encourageantes, constituant ainsi des sortes de « tournants » _ en musique baroque, on parle d’ »hémioles » : le changement _ aussi impératif que subtil _ n’est pas noté sur la partition, mais les interprètes, avertis, expérimentés, savent (et il le faut absolument !) le comprendre… Cela impulse un rythme. Soit le principe radical de tout ce qui vit _ nous ne quittons décidément pas le charnel.

Ainsi qualifiai-je ces « moments« -là de « rencontre initiale« , parce que de telles rencontres ouvrent d’elles-mêmes, par une simple et belle évidence, la voie d’un désir d’approfondissement, d’une suite, comme avec la kyrielle des danses des « suites » de la musique baroque, ces rencontres-là n’étant, ni se contentant pas de demeurer rencontres sans lendemain.

Or, c’est le paradoxe, l’étrangeté de ces « rencontres initiales » _ étrangeté qui, je le constate, devient de plus en plus consciente, riche, nourrie, avec l’âge, avec« l’expérience » qui tout simplement, strate à strate, se compose, construit et s’accumule_, c’est cette étrangeté paradoxale, donc, qui m’intéresse, avec un regard de plus en plus rétrospectif, et, forcément, aussi savant, culturé, de tout l’appris _ oserais-je qualifier ce regard de proustien ? _, en même temps que de plus en plus immédiat, rapide, vif, curieusement, et sans doute aussi plus lucide ; ainsi, encore, qu’un peu décalé _ et tout cela, mêlé, défilant à toute allure dans l’espace formidablement intensifié, lui aussi, de l’instant.

Avec pour couronner le tout, une pincée d’auto-ironie _ ça s’appelle l’humour, mais il y a trop de mauvais goût à y prétendre si peu que ce soit, lourdaudement. Nous sommes dans l’ordre incomparablement léger et magique de la sprezzatura… Nietzsche, que j’ai un peu négligé jusqu’ici, disait : « Je ne croirais qu’en un dieu qui sache danser »

La peste du pataud qui me colle aux basques, et que donc je demeure !..

D’un autre côté, j’y reviens, tout _ sinon beaucoup _ est aussi, d’une certaine façon « rencontre« , selon une échelle comportant des degrés, et, en quelque sorte, à l’infini…
J’évoquais, en début de texte, les « non rencontres » des zombies… Mais là, c’est de l’ordre du tout ou rien _ et donc du rien !

Alors qu’il faudrait envisager, à côté du cas désolé de ces privés absolus de toute vraie « rencontre« , tout un nuancier délicat de diverses qualités de rencontres, avec leur coefficient respectif de vérité, qui se découvre à l’expérience, telle une gamme plus ou moins concentrée ou étendue _ comme on dit d’une solution chimique qu’elle est plus ou moins étendue (d’eau ?) _, ou un camaïeu délicat et subtil…

Ce régime assez divers de tonalités diverses de « rencontres« , je l’éprouve particulièrement pour ce qui me concerne dans mon métier et mon travail, au quotidien, de professeur de philosophie, avec la diversité _ grande _ de mes élèves ; et des progrès que j’en attends, que j’en espère, et qui me ravissent quand ils se sont en effet _ car cela, mais oui, arrive ! _ comme hegeliennement réalisés (= passés de la puissance à l’acte). Même si j’œuvre _ heureusement ! _ à plus longue échéance que celle de l’examen de fin d’année _ et de ses statistiques habilement manipulées pour la galerie, qui on ne peut plus complaisamment, et avec courbettes, s’y laisse prendre.

La classe de philosophie est cependant, et en effet, pour moi, sans contrefaçon aucune pour quelque galerie que ce soit _ les élèves à ce jeu n’ont heureusement pas, eux la moindre fausse complaisance ! _ un vrai lieu d’activité permanent ; et donc privilégié, éminemment chanceux, selon, bien sûr, l’inspiration des jours, et de chacun, et de tous ; tous ayant droit à la parole et plus encore à l’écoute, ainsi qu’à la critique bienveillante, encourageante, joyeuse, mais aussi exigeante, des autres, et d’abord, bien sûr du professeur, responsable de l’entité « classe » et de sa « vérité » _ un lieu, donc, de rencontres, un lieu vibrant et aimanté de sens, un lieu électrique où doit progresser, et progresse la conscience…

Entrer dans la classe, s’approcher de la chaire, et après avoir déballé l’attirail plus ou moins nécessaire ou contingent, après « l’appel » _ au cours duquel je m’avise avec soin de l’état de chacun par ce qu’annonce son visage, son teint, sa posture, ainsi que la voix qui répond, mais d’abord de son regard, en avant de tous les autres signes _, et dans l’échange vivant de nos regards, commencer à parler. A convoquer le sens _ « Esprit, es-tu là ? Viens ! Consens à descendre parmi nous, et en nous : et à nous animer de ta raison !« … _, à partir de notre commun questionnement, notre socratique _ et « pentecôtique » ?_ dialogue.

Voilà qui réclame infiniment de présence, c’est-à-dire d’attention, de ré-flexion, de chacun et de tous _ et d’abord du professeur, qui conduit les opérations. Un exercice exigeant. A l’aune de l’idéal de la justesse. Et sur un mode le plus joyeux possible _ le professeur, tout le premier, doit être le plus constamment possible en grande forme ! Car ici et maintenant, en cette salle de classe, tout _ ou presque _ se met à tourner autour du règne de la parole. Qui doit être aussi, bien sûr, ou plutôt devenir le règne de la pensée : sommée _ ou plutôt invitée, encouragée : elle n’est pas aux ordres ! _ de s’interroger, de réfléchir, de méditer. Afin d’oser, en confiance, à s’essayer _ voilà ! _ à juger _ oser juger. Et puis justifier ses raisons. Dans l’espace public et protégé de la classe, qui comprend, entre l’espace formidablement libre de ses murs, et dans une acoustique qu’il faut espérer adaptée, l’échange de nos paroles, de nos phrases, s’essayant et se mesurant, par l’effort du « penser » à la justesse ardemment désirée du bien pesé, du bien jugé, du bien pensé… Emmanuel Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » (dans La Religion dans les limites de la simple raison _ vigoureux opuscule contre la censure). Soit une rencontre avec l’idéal de vérité et de justesse du jugement, dans l’échange à la fois inquiet et joyeux du « juger« .

De même que pour Montaigne, instruire, c’est essentiellement former le jugement. Exercice pédagogique exigeant.


Voilà ce qu’est la rencontre pédagogique philosophique.


Entre nous. Autour de la parole. Autour de, et par l’échange _ et cette « rencontre » de vérité. Et pour _ c’est-à-dire au service de _ la réflexion, et dans la tension vers sa justesse. Chacun, comme il le peut. Avec un style qui va peut-être se découvrir, pour chacun. Car, « le style, c’est l’homme même » _ en sa singularité, quand il y parvient _, nous enseigne Buffon en son Traité du style.

Comment accéder à « son » style ? Comment accomplir une œuvre qui soit vraiment « sienne » _ et sans se complaire dans de misérables égocentriques illusions ? Là, c’est l’affaire d’une vie, pas seulement d’une année de formation de philosophie.


Celle-ci peut et doit encourager et renforcer un élan _ même si elle n’est pas capable de le créer de toutes pièces _ ainsi que l’aider de conseils à ne pas s’égarer dans de premières voies qui aliéneraient ; afin de découvrir soi-même, en apprenant à le tracer, pas à pas et positivement, son propre chemin. « Vadetecum« , recommandait Nietzsche dans Le Gai savoir à qui désirait un peu trop mécaniquement devenir son disciple, le suivre : « Vademecum, vadetecum« … La réussite du maître, et c’est un paradoxe bien connu, c’est l’émancipation _ autonome _ de l’élève.

J’adore, pour cela, cette situation « pédagogique« , bien particulière, sans doute, à l’enseignement de la philosophie _ ou plutôt du « philosopher » : « on n’enseigne pas la philosophie, on enseigne à philosopher« , disait encore Kant, après Socrate, et d’autres. C’est que c’est un art, et pas une technique. Un art un peu « tauromachique » _ c’est-à- dire n’hésitant pas à s’exposer mortellement à la corne du taureau _, à l’instar de la mise en danger qu’évoque si superbement Michel Leiris dans sa belle préface à L’âge d’homme. Situation particulière encore, aussi, peut-être, à ma pratique personnelle _ si tant est que j’ose une telle expression _ de cet enseignement « philosophique« , tel que je le conçois, comme je l’ai bricolé, cahin-caha, tout au long de ces années, avec les générations successives d’élèves. Car j’ai aussi bien sûr beaucoup appris d’eux, par eux, avec eux, dans ce ping-pong d’une classe vivante, où vraiment, avec certains, sinon tous, nous nous « rencontrons« par le questionnement vif et exigeant de la parole _ et des regards.

Comme j’ai moi-même au lycée vraiment rencontré mon professeur de philosophie de Terminale, Madame Simone Gipouloux : un modèle d’humanité, dans toute sa modestie, et son sourire _ parfaitement intact dans son grand âge ; Simone est décédée juste un mois avant d’accomplir ses cent ans… _, une personne simplement épanouie dans une gravité joyeuse.

Avec les élèves : voilà, j’aime ça.


Ainsi est-ce une grande chance pour moi que d’avoir _ et d’être rétribué pour cela _ à « rencontrer » ainsi, en mon service hebdomadaire, mes élèves…


En partie indépendamment de son efficacité, certes assez inégale, je prends à cet effort un plaisir important. Mieux : une joie portante. Une vivifiante jeunesse.


Même si pour certains, voire beaucoup d’entre ces élèves _ et au pire, mais c’est quand même très rare, une classe entière : alors quel boulet ! _ rien, ou pas grand chose, vraiment ne se passe, rien d’intéressant n’advient durant tout ce temps. Pas d’étincelle, pas de lueur s’allumant au moins dans la prunelle de l’œil, pas d’enthousiasme, pas de progrès… Les dieux, qui sont « aussi dans le foyer » _ ainsi que le montrait du geste Héraclite cuisinant _, se taisant désespérément alors, n’inspirant aucune pensée, n’éveillant aucun éclair d’intelligence, désertant tristement les tentatives d’échanges… Le grand Pan est mort pour ceux-là. Je n’aurai pas réussi à éveiller-réveiller ces dormeurs d’Ephèse…

C’est aussi, en partie, le lot de cet enseignement, il faut en convenir. On se console alors en se disant qu’on sème _ et qu’on aura semé _ pour l’avenir…


Mais c’est déjà, objectivement, le jeu statistique de la vie, en dépit des occasions qui nous sont encore offertes _ pour combien de temps, les budgets (et le service public) se réduisant ? _ par la configuration des espaces et constructions scolaires et des emplois du temps… Jeu statistique aidé, accéléré ou retardé, par l’évolution _ ce mot trop souvent trompeur _ politico-économique des « structures« … « L’acteur« , se démenant, échouant parfois à dynamiser, à sa modeste mais nécessaire place et par sa modeste mais nécessaire contribution, « le système » dont il fait partie ; « système » pourtant grosso modo à peu près maintenu en état, et qui continue à présenter une apparence _ rassurante ou illusoire ? _ de solidité… Pour combien de temps ? Et avec quelles énergies ?

Dans la vie, c’est pareil : j’aime « rencontrer« , j’aime « échanger« , j’aime cette situation électrique de « désirs » (curiosités) « croisés » _ même, et c’est la règle, de fait comme de droit, peu érotisés : cela m’arrange, je suis plutôt un chaste. Cela n’empêchant pas une vive et permanente dimension « esthétique » du vivre, de l’ordre même du jubilatoire _ jusqu’à l’éclat de rire joyeux…

Même si la plupart du temps, je dois en convenir, j’ai le sentiment de croiser pas mal d’ombres. Et pas de celles, errantes, qui enchantent de leurs émois le monde musical si pleinement vivant d’un François Couperin.

D’un autre côté, encore, il y a aussi la rencontre amoureuse.
Mais sur ce terrain-là, je suis « saturé« , si j’ose dire : j’ai la chance d’avoir à mon côté une femme absolument merveilleuse _ et c’est déjà beaucoup trop parler…

Et puis, il y a aussi _ pour baliser toute la gamme des rencontres _, ne pas nous le cacher, les « retombées« , les déceptions, tout ce qui part en eau de boudin dans nos relations y compris d’amitié (?) avec les autres.


Voire, heureusement moins fréquent, le coup de couteau de la trahison.

Expérience terrible. Qui force, forcément, à réfléchir…


Qu’en est-il de notre capacité à nous illusionner, à nous bercer d’histoires, de chansons ? _ nous revoilà en pays de connaissance, et j’entends d’ici les rires de plusieurs… Dans ce cas-là, est-on jamais sorti de soi ? A-t-on jamais vraiment rencontré quelqu’un d’autre ? C’est à se casser la tête contre le mur.


Diogène avec sa lanterne cherchait vainement un homme. Faut-il diriger cette lanterne vaine d’abord sur soi-même ?


« Personne » est le nom qu’Ulysse le très habile a donné, pour s’évoquer lui-même, au Cyclope qu’il venait d’éborgner-aveugler…

En conséquence de quoi, il faut peut-être relativiser _ à la Bernard Plossu _ les magiques « instants décisifs » des « rencontres initiales« , à la Cartier-Bresson, sur lesquelles je m’étais focalisé d’abord dans ma « célébration« .
Et mettre un peu d’eau dans le vin de ces « rencontres décisives« .

Tout est alors « rencontre« , à des degrés, cependant et certes, divers. Avec une infinie variété de tons, dans le doux camaïeu _ patient, ralenti, profus _ de la gamme, riche en beiges et en gris, qui va du blanc surexposé le plus éblouissant, au risque d’aveugler, au noir d’encre le plus âcre et profond, selon les bonheurs, ou caprices, de la lumière puis du papier, pour le photographe au sortir du cabinet de développement.

Comme nous le montre la variété parfaitement heureuse de l’œuvre généreux et libre de Bernard Plossu _ qu’on contemple son album « Rétrospective« , à défaut des cimaises de son expo synonyme du Musée des Beaux-Arts de Strasbourg (c’était au printemps 2006).

Au delà de la prise et de la découpe de la photo singulière, c’est alors la « séquence » qui est intéressante, comme la suite _ musicale _ des phrases ou des chapitres d’un livre _ avec le « blanc » de la « tourne« . Et comme la disposition-montage d’une exposition de photos, encadrées ou pas, sur les cimaises. Ou d’un livre de photos dont le lecteur-spectateur tourne, lui aussi, forcément, les pages. De même que nous clignons naturellement des yeux, et battons des paupières. C’est le passage qui fait rythme _ le temps est bien présent, offert, et pleinement coopératif : il faut apprendre à le mettre avec soi, l’avoir de son côté. Et c’est alors un allié considérable.


Comme dans la vie, la succession qualitative, syncopée, des moments, à partir du passage des jours _ et, forcément, des nuits.

Qu’on écoute ici les voix des poètes : à propos du rythme des saisons, Arthur Rimbaud : « Ô saisons, ô châteaux ! Quelle âme est sans défauts ? » signalait, pour une fois un plus rêveusement, le garnement batteur ivre de percussions.


Ou, à l’inverse des syncopes, la grâce liquide, le ballet lisse et lentement kaléidoscopique des nuages dans le ciel : « les nuages, les merveilleux nuages« , du spleen baudelairien.


Ou, encore, à la croisée du martellement rimbaldien des syncopes et de la liquidité baudelairienne _ du clock et du cloud ligetien (et de Karol Beffa) _, la mélancolie du spectateur Guillaume Apollinaire, se laissant fasciner, à la rambarde du pont Mirabeau, par les remous abyssaux du fleuve qui avance, et brodant sa chanson sur le tissu effiloché de sa vie, à la croisée de plus en plus mal rapiécée de ce qui passe et de ce qui demeure _ en témoin désolé et contrit, et pour combien de temps encore ? _, pour, héraclitement _ « tout coule« … _, déplorer _ et se plaindre _ du passage :

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure« …

En face d’Héraclite le « déplorateur« , Démocrite, l’atomiste, est le philosophe rieur et réjoui _ Montaigne reprenant dans ses Essais la symétrie de ces deux figures qu’avait marquée Diogène Laërce.


Nous retrouvons alors, avec le philosophe abdéritain, la lignée joyeuse, éminemment plus charnelle _ c’est celle de ceux qui cultivent leur jardin : Epicure, Lucrèce, Spinoza, Nietzsche, comme aussi La Fontaine, Diderot et notre cher Montaigne _, une lignée réconciliée avec son corps et les conditions de la vie,

je veux dire la lignée du clinamen

Francis Lippa, ce mercredi 26 octobre 2016

Ce lundi 31 décembre 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Vacances vénitiennes (III)

18juil

Si vous avez assez de patience pour « suivre » jusqu’au bout les fils effilochés de mes rhizomes,
voici le troisième des articles de ma série de l’été 2012 sur « Arpenter Venise »
http://blogamis.mollat.com/encherchantbien/2012/10/31/le-desir-de-jouir-du-tourisme-les-voyageurs-francais-de-venise/
série postérieure d’un peu plus d’une année _ le temps d’une bonne décantation _ à mes déambulations lors d’un séjour (enchanté !) à Venise de 5 jours en février 2011,
au moment du colloque (les 10-11-12 février) Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878 – 1955), au Palazzetto Bru-Zane _ situé à la lisière nord-ouest du sestiere de San Polo _,
où j’ai donné 2 contributions sur ce compositeur singulier (et sublime : écoutez le CD Alpha 125 de ses 3 Quatuors à cordes, de 1919, 1922 et 1934, par le Quatuor Diotima) :
à propos duquel je me suis interrogé sur ce que pouvait être, ce en quoi pouvait consister, au sens fort,
la singularité d’un auteur, son idiosyncrasie _ cf Buffon : « le style, c’est l’homme même » _, ou encore « son monde »,
accessible, pour nous, via l’attention ardemment concentrée à son œuvre et ses œuvres.
L’œuvre musical de Lucien Durosoir est réalisé entre 1919 et 1950, mais surtout jusqu’en 1934 et la mort de sa mère, son interlocutrice majeure :
là-dessus, lire l’intégralité de mes 2 contributions à ce colloque Durosoir de février 2011, à Venise,
dont les Actes ont été publiés aux Éditions FRAction en juin 2013 _ mais tout est accessible via le site de la Fondation Bru-Zane ; et les deux liens ci-dessus.
Peut-être y découvrirez vous quelques clés pour bien vous perdre dans Venise…

Le désir de jouir du tourisme : les voyageurs français de Venise

— Ecrit le mercredi 31 octobre 2012 dans la rubriqueLittératures, Rencontres, Villes et paysages”.

Après la lecture jouissive de l’évocation de la Venise passionnément _ et combien justement ! _ retrouvée du vénitien Paolo Barbaro _ Ennio Gallo, né en 1922, et de retour en sa chère Venise au moment de sa retraite professionnelle d’ingénieur hydraulicien _, en son indispensable merveilleux Petit guide sentimental de Venise, publié en 1998 (cf mon article ante-pénultième : Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire) ;

et l’activation de mon propre souvenir _ sans perdre de vue, non plus, la saine mise en garde de Théophile Gautier : « Raconter ses aventures, c’est de la fatuité«  _ de six jours de déambulation-exploration d’autant plus intensément curieuse que limitée par le temps dont je disposais, dans, ou parmi, le lacis à surprises et riche d’imprévu du labyrinthe vénitien des calli, durant six jours en février 2011 (cf mon article précédent : La chance de se livrer pour l’arpenter-parcourir au labyrinthe des calli de Venise…),

en mes deux articles précédents ;

il me plairait d’achever en quelque sorte cette sorte de triptyque de regards rétrospectifs de ma part sur Venise visitée pedibus et revisitée par la mémoire activée,

en comparant un peu les récits de quelques uns  _ pour aller bien plus loin dans l’effort panoramique et (un peu) de synthèse, se reporter à ce qui concerne le passage par et dans Venise d’écrivains français, dans l’excellent travail de recollection d’Yves Hersant, en 1988 : Italies _ Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles ; pour le temps, du moins, qui va entre l’an 1700 et l’an 1900, selon une découpe d’« époques«  en chiffres ronds de siècles, commode et traditionnelle, certes, mais pas la plus juste : ainsi sont exclus de cette anthologie les récits de voyages effectués à Venise avant 1914, tels ceux, passionnants et de la plus grande qualité !, d’André Suarès (en 1893) et de Henri de Régnier (onze voyages entre 1899 et 1913) tels qu’ils sont rapportés dans ces grands livres que sont Le Voyage du condottiere et L’Altana ou la vie vénitienne _ parmi les voyageurs français qui se sont plu à se remémorer par l’acte de l’écriture leurs propres arpentages des calli magiques de cette Venise.

D’autant que je me suis plongé, cet été _ et j’y demeure encore… _, dans l’œuvre _ ainsi que les Cahiers _ de Henri de Régnier, parmi laquelle, surtout, ce capital L’Altana ou la vie vénitienne (1899-1924) _ « mémoires de ma vie vénitienne« , ainsi que lui-même qualifie ce livre-somme récapitulatif… _, superbe acmé tardif _ car très longtemps remis à plus tard, tant l’écrivain tenait à y mettre de soin ! il en avait trouvé le titre dès 1905 : et ce livre, « ce sera L’Altana, selon le nom de la terrasse en bois installée sur le toit des palais vénitiens : à la fois lieu d’observation et de rêverie« , indique Patrick Besnier, page 9 de sa préface à la belle édition Bartillat de 2009 ; mais « le livre va mettre longtemps à se faire«  : « J’ai fini L’Altana le 3 avril à minuit. Je l’avais commencé le 4 août 1926. C’est toute ma vie vénitienne en 450 pages« , note sur son Cahier Henri de Régnier le mercredi 6 avril 1927 (page 808 des Cahiers)… _ ;

superbe acmé tardif, donc, de ses divers essais renouvelés _ et s’étant accumulés aussi sous forme de notes _ tout au long de sa vie, de ressentir à nouveau, à plein et au mieux, d’après le plus vif _ réactivé ! _ de ses séjours effectifs (au nombre de douze, les onze premiers, de septembre 1899 à octobre-novembre 1913, plus un ultime en octobre-novembre 1924), par le souvenir intensément revivifié par l’acte même, au calme, de l’écriture parvenant en la grâce d’un radieux sublime effort à se ré-inspirer et se ressouvenir _ « Poèmes, contes, romans, tout me fut bon à dire ma passion pour elle« , Venise, affirme en ouverture de son Altana Henri de Régnier, page 17… _ ;

de ressentir à nouveau, à plein et au mieux, donc, le meilleur de ce que lui a (ou/et avait) effectivement déjà donné, à douze reprises, ce qu’il qualifie comme ayant été sa « vie vénitienne«  _ « Pourquoi, dès que je respire l’air vénitien, éprouvè-je ce plaisir à vivre où les actes les plus insignifiants et les pensées les plus quotidiennes prennent une valeur particulière, un sens exceptionnel et me communiquent un bien-être inaccoutumé ? », se demande-t-il on ne peut plus explicitement en ouverture de cette Altana ou la vie vénitienne, page 19 de cette édition de 2009 ; pour conclure cette sorte de préface par ces mots eux aussi très significatifs, page 20 : « Ce sont de longues heures d’intimité passionnée dont j’essaie de fixer le souvenir, les heures où, errant de calle en calle, de campo en campo, voguant sur la solitude lumineuse de la Lagune, balancé aux coussins d’une gondole ou accoudé à la rampe d’une altana, Venise m’a confié, en échange de mon attentive tendresse, quelques uns de ses secrets de son silence et de sa beauté «  : c’est en effet l’affaire d’une rencontre (intime, sereine, secrète et magique) entre un sujet intensément attentif, en sa curiosité envers l’altérité d’un lieu complexe, habité d’un myriade de tant de sens riches et puissants, à l’infini, déposés et comme endormis en ce lieu ; et un objet, cette ville inerte mais prête à s’offrir à la seule curiosité aimante, à apprendre à le mieux possible ressentir, recevoir et accueillir, en son mystère si parlant, alors seulement, en ce moment magique tellement riche de surprises et d’imprévu qui ne se commandent, ni ne se provoquent pas, de cette visite (et rencontre, donc : à tant d’autres, passant à côté et la manquant quand ils croiront illusoirement la détenir et posséder, la ville demeurera, sinon invisible, du moins invue, en leurs clichés posés comme une taie sur leurs yeux…) pedibus _ ;

et cela, d’autant, encore et aussi, que je viens de découvrir le passionnant travail d’analyse et de réflexion _ une lucidissime et magnifique synthèse ! _ sur l’histoire des voyages (et du tourisme _ au chapitre XIV, « Les logiques du tourisme« , pages 407 à 455, de sa sixième partie « Le désir de jouir« … ; dont le second volet, et ultime chapitre (XV), sera « La consécration de la littérature de voyage« , aux pages 457 à 479 : tout cela prodigieusement performant !.. _) au XIXe siècle, de l’historien Sylvain Venayre, en son brillant et érudit, en plus d’être formidablement intelligent et efficace quant à la connaissance de son objet, Panorama du voyage (1780-1920), paru le 14 septembre dernier aux Belles lettres ; en un prolongement de son précédent travail, paru en 2002 : La Gloire de l’aventure _ Genèse d’une mystique moderne (1850-1940), déjà aux Belles lettres..

Ce Panorama du voyage vient merveilleusement éclairer mes modestes réflexions _ artisanales, de fantaisie : gare à la fatuité ! _ sur l’arpentage vénitien, le travail du souvenir, ainsi que celui de l’écriture, tout à la fois, ainsi que sait les articuler superbement Sylvain Venayre en son analyse générale, elle _ bien au-delà du cas du tourisme vénitien, veux-je dire ; même si le voyage d’Italie (au-delà du cas d’espèce de la seule Venise) occupe en son analyse historienne une place tant principielle que principale encore, très probablement, depuis les « Grands Tours«  (de « formation« ) des jeunes aristocrates anglais dès le début du XVIIIe siècle ; cf les pages 445 à 455 consacrées à ce que Sylvain Venayre nomme « les enjeux de la démocratisation«  à partir des années 1860, de ce qu’il venait de caractériser, aux pages 428 à 445, comme « l’industrie du tourisme » qui se déployait pleinement alors (avec le triple développement des collections de guides de voyage, du confort des transports et, surtout, de l’hôtellerie, ainsi que des agences de voyage « qui exprimèrent, sous les auspices du tourisme, l’alliance nouvelle du voyage et de l’industrie« , expression à la page 438) ; avec la distinction que fait l’auteur entre le « plaisirain, cet homme du peuple qui profitait dès que l’occasion en était donnée, des tarifs préférentiels donnés par les compagnies de chemin de fer« , mais « incapable de jouir du spectacle du monde«  (pages 448 et 449), et la « high life«  : car « dans les dernière décennies du XIXe siècle« , « contre les populaires « coins » de France, étaient désormais promues les stations chic » ; ainsi « le temps de la démocratisation des voyages fut également celui de l’âge d’or des stations aux somptueux palaces, des trains de luxe et des magnifiques paquebots. On inventait pour l’élite des formes de voyage d’autant plus raffinées que le voyage en lui-même n’était désormais plus un indice suffisant de distinction sociale«  (page 450) …

Je reviens maintenant un peu en arrière sur le cheminement de ma curiosité de lecture, cette fois, au début de l’été dernier :

c’est un peu par hasard, peut-être la rencontre de l’exemplaire d’un livre, et de son titre, en l’occurrence Lettres de Venise, de Bertrand Galimard Flavigny _ paru à La Bibliothèque (collection L’Écrivain Voyageur) au mois de mai dernier _, qui semblait me tendre les bras, ou malicieusement me défier, sur un étal du rayon Voyages de cette caverne d’Ali-Baba, mais parfaitement lumineuse et ordonnée, qu’est la chère librairie Mollat, que m’est venu la suggestion de me mettre à lire des témoignages d' »impressions » vénitiennes auxquelles confronter, en ce temps de vacances dépourvu de voyage pedibus, le souvenir ainsi ré-activé des miennes, de la découverte-exploration, à l’aventure et pedibus, cette fois, de sestieri encore inconnus, ou trop méconnus, de moi _ mais le défi de l’exploration-connaissance se poursuit bel et bien et s’enrichit à l’infini !, et cela, quelles qu’en soient les voies des sens et de l’esprit actifs : par la marche pedibus dans la ville, par la méditation-réflexion sur ses souvenirs, par exemple dans l’écriture, ou encore par la lecture de témoignages d’autres que soi (de retour dans sa chère Venise, Paolo Barbaro, l’ingénieur hydraulicien poète Ennio Gallo, né en 1922, exprime splendidement un tel désir de découverte-exploration infinie de sa ville, en 1998, en sa Venezia. La città ritrovata, Petit guide sentimental de Venise en français) : tant que nous sommes vivants et curieux, du moins, et qu’Alzheimer ne nous a pas frappés… _, en la Venise de février 2011 (avec acqua alta !), sur l’invitation du Palazetto Bru-Zane, pour le colloque « Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955) » : quelle splendide et merveilleuse opportunité !

De ce premier fort agréable témoignage-ci d’un amoureux fidèle de Venise (ces Lettres de Venise de Bertrand Galimard Flavigny, donc),

je suis parti à la recherche d’autres,

tel que Le Piéton de Venise, de Marc Alyn, au titre prometteur _ pour l’arpenteur passionné des calli que je me figure avoir été alors _ ; mais qui ne tardait pas à m’agacer par ce qui me parut être un refus de chercher à ressentir la vraie « vie vénitienne« , celle des Vénitiens _ et que je n’avais eu l’occasion d’approcher que de beaucoup trop loin, et ô combien pas assez !, en trop peu de temps, ces six jours de 2011 _, au seul profit de considérations d’Histoire de l’Art, focalisées sur de grands noms exclusivement… Pas assez de curiosité de la vraie vie des Vénitiens, à mon goût ; trop d’esthétisme _ à pareille dose vite écœurant…

Dans son Caprices et zigzags, Théophile Gautier, curieux lui aussi de la vie quotidienne de ceux qui habitaient à l’année les beaux lieux où le menaient ses pas en ses voyages un peu lointains, affirmait en 1852 sa passion de « ces mille détails familiers dédaignés par les plumes majestueuses, si prolixes lorsqu’il s’agit de vieilles bornes et de statuts à nez cassés«  _ cf page 472 du Panorama du voyage (1780-1920) de Sylvain Venayre, riche de telles citations.

C’est alors, justement !, que je tombais sur les (merveilleusement lucides) livres de Paolo Barbaro, Vénitien, lui, et pas attentif à seulement ce qui peut intéresser le voyageur étranger, à la recherche _ un peu pressée, forcément : quel étranger demeure assez longtemps à Venise ?.. sauf à décider de vraiment s’y installer ?.. _ des seules beautés artistiques et patrimoniales glorieuses (et « majestueuses« , elles aussi) de Venise… Enfin un regard vif et acéré sur la vraie « vie vénitienne« , celle des Vénitiens, et pas celle des touristes _ qu’ils soient « de luxe » ou pas ; et en foule, ou isolés…

Et sur ce terrain du témoignage tant lucide qu’aimant à l’égard de la vie des vrais Vénitiens en leurs sestieri un peu vivants d’une vraie vie quotidienne, j’ai beaucoup apprécié aussi _ en un genre beaucoup plus rapide que la méditation longuement infusée et si riche et fine (!) de Paolo Barbaro _ le très alerte Venise est un poisson de cet autre excellent Vénitien, plein d’humour malicieux (dépourvu de la moindre lourdeur et componction), qu’est Tiziano Scarpa, sur le conseil très avisé, comme toujours, de l’unique (!) Corinne Crabos…

Pour me centrer sur les témoignages de quelques uns des visiteurs français de Venise _ je ferai ici l’impasse sur ceux, archi-connus, de Paul Morand, de Maurice Barrès, du Président des Brosses, ou du Cardinal de Bernis ; on peut aussi se reporter aux témoignages sur Venise du très beau recueil Italies _ Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, d’Yves Hersant (mais ni Régnier, ni Suarès n’entrent dans ce cadre , qui s’arrête à l’an 1900) ; ou au travail de longue haleine de Dominique Fernandez _,

je connaissais les textes sur Venise du magnifique André Suarès _ dont le au plus vif Voyage du condottiere, publié en 1932 ; je collectionne (et recommande !!!) les livres de Suarès, un des grands oubliés du premier XXe siècle ; et c’est avec plaisir que j’ai lu dans les Cahiers de Henri de Régnier que celui-ci a aidé à faire attribuer à Suarès, le 4 juillet 1935, le Grand Prix de Littérature de l’Académie française : « Voici justice rendue au haut et bel esprit qu’est Suarès« , notait pour lui-même Régnier (page 877), qui, le 16 mars de la même année, avait déjà noté (page 875) : «  »Il y a des gens qu’on laisse dans leur coin, mais leur coin est sur la hauteur » (Suarès, revu après 25 ans chez la comtesse Murat)«  ; cf aussi, sur cet immense livre, cet avis savoureux (et assez significatif, on en jugera : nos jugements sur les choses nous font aussi, voire d’abord, juger nous qui les portons…) de Jean d’Ormesson : « Pour le voyageur qui veut connaître de l’Italie, de son art, de son âme, autre chose que l’apparence la plus superficielle, le Voyage du condottiere sera un guide incomparable. De Bâle et Milan, à Venise à Florence, à Sienne, en passant par toutes les petites villes de l’Italie du Nord, pleines de chefs-d’œuvre, de souvenirs et de couleurs, Suarès nous entraîne avec un bonheur un peu rude où la profondeur se mêle au brillant et à la subtilité. De tous, des artistes comme des villes, il parle avec violence et parfois avec injustice, toujours sans fadeur et sans le moindre lieu commun«  _, mais je ne suis pas allé relire ces page du grand Suarès sur Venise ;

de Théophile Gautier (Venise, avec photos anciennes, aux Éditions de l’Amateur) _ un autre très grand écrivain (dont aussi le « coin est sur la hauteur« …) à réhabiliter ! ; en plus d’avoir été un infiniment curieux voyageur passionné ! _ ;

de Taine et de son Voyage en Italie _ à rééditer prioritairement en son intégralité : j’ai relu avec beaucoup de plaisir ses pages alertes, très fines et magnifiquement lucides, d’une superbe plume, sur Venise, en une édition ancienne de ma bibliothèque : à la Librairie Hachette, en 1924, au tome II, pages 250 à 311 ; Taine y adjoint un chapitre sur « La Peinture vénitienne« , aux pages 315 à 377 : il disjoint ainsi ce qu’il rapporte de sa découverte de la cité de Venise, et la présentation de son patrimoine de peinture…) _ ; et j’ai pris beaucoup de plaisir à relire ses très vives et si justes « impressions » de Venise !,

pour quelques uns des auteurs disparus.

Quant aux témoignages d’auteurs contemporains (et donc encore vivants),

je me suis procuré _ tardivement _ aussi Le Dictionnaire amoureux de Venise, de l’incomparable Philippe Sollers _ bien (et bon) vivant, lui ! _, qui, au milieu de remarques d’érudition pointues (fort bienvenues pour ce que sait détecter d’intéressant, en effet, sa curiosité quand elle se porte sur des points de culture un peu rares !), m’a, comme je m’y attendais un peu, passablement agacé aussi par son « usage » terroristement hyper-hédoniste exclusivement, de Venise :

de même que le couple Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, pour leurs séjours à Rome, réservait chaque année _ au moment des vacances scolaires de Pâques… _ la même chambre (ou suite) dans le même hôtel _ je l’ai appris dans le très riche Lièvre de Patagonie de leur fidèle ami Lanzmann : devant le Panthéon, puis, quand cet hôtel ferma, un peu plus loin, du côté de Montecittorio : tout cela à proximité et de Tazza d’Oro, le café, et de Giolitti, le glacier : parmi les plaisirs exceptionnels (!), qu’offre Rome… _,

de même, le couple formé de Philippe Sollers et de son amie Dominique Rolin (cf, de celle-ci, le beau Trente ans d’amour fou, en 1988), réservait chaque année, depuis leur premier séjour à Venise en 1963, la même chambre dans la même pension, donnant sur les Zattere, avec « vue » sur la Giudecca…

Outre le fait que Philippe Sollers passait là pas mal de son temps vénitien à écrire, laissant Dominique Rolin explorer seule les quartiers de la ville

_ et c’est d’ailleurs ainsi que lors de leur premier séjour vénitien, alors qu’ils logeaient dans un hôtel non loin de San Marco, sa promenade à elle (qui voulait « apprendre la ville«  !) dans Dorsoduro, l’avait menée jusqu’aux Zattere, et lui avait fait découvrir cette pension (La Calcina) à l’angle d’une calle donnant sur le quai ; ainsi que cette chambre « avec vue » à l’étage second de cette pension : or existent assez peu de lieux « avec vue » à Venise, à l’exception des bâtiments donnant directement sur les quais ; quais strictement, au départ et durant longtemps, « utilitaires » : afin de décharger les marchandises des plus gros bateaux… Car la bora souffle fréquemment fort sur Venise ; et tant la construction des bâtiments que le plan sans plan concerté d’urbanisme (d’où le réseau hélicoïdal, en coquille d’escargot, des calli de la ville), tâchent aussi d’y protéger du froid mordant de ce vent glacé. Venise, à l’exception glorieuse de la Piazza (San Marco : la seule à porter ce nom de « piazza » à Venise ; les autres étant des campi ou campielli !), spacieuse et ordonnée, sinon absolument d’équerre !, devant la chapelle ducale, elle-même en prolongement direct du Palais des Doges, n’offre nulle vaste « vue » piétonnière avec « perspectives » : pas davantage sur la ville elle-même, que sur la lagune, d’ailleurs. Et les campi, de formes toujours irrégulières, sont eux aussi, comme les fondamente, strictement (mais sans rigueur !) utilitaires (ils ont un puits pour l’usage commun) ; la florissante cité marchande a la passion du pragmatisme… _ ;

outre le fait, donc, que Philippe Sollers passait là pas mal de temps à écrire

plutôt qu’à arpenter les calli et exercer sa curiosité à explorer les coins et recoins, à l’infini _ en cet escargot hélicoïdal qu’est Venise… _, des divers (au nombre de six) sestieri de la ville, et en particulier les plus éloignés de ce studio _ d’amour (et d’écriture) _ donnant sur les Zattere, en cette pointe de Dorsoduro où se trouve la plus forte concentration de résidents étrangers (anglo-saxons, surtout), de Venise

_ par exemple, en cette pointe de Dorsoduro, mais du côté du Grand Canal cette fois, se situe aussi l’hôtel (pour les besoins du film, la terrasse de la fictive Pensione Fiorini a été montée sur le Campo San Vio) où David Lean filma Summertime (ou Rencontre à Venise), avec Katherine Hepburn : l’histoire d’une célibataire américaine s’amourachant un été, d’un bel antiquaire vénitien ; là aussi où s’installa Peggy Guggenheim, au palais inachevé Venier, pour en faire son musée ; et là où la comtesse de La Baume, invita à séjourner Henri de Régnier, lors de ses deux premiers séjours vénitiens, au Palazzo Dario… ; là encore où logeait aussi Ezra Pound ; et tant d’autres visiteurs de renom ; jusqu’à, plus récemment, le 6 juin 2009, la métamorphose par le financier François Pinault, de la Dogana di mare en musée d’art dit contemporain (cf ce qu’en dit le cher Jean Clair en son si juste L’Hiver de la culture ; cf mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture » ; et le podcast de notre entretien (d’environ une heure) dans les salons Albert-Mollat du 20 mai 2011 : http://www.mollat.com/player.html?id=21320675)… _,

les pas de Philippe Sollers, nous le constatons à la lecture des diverses rubriques de ce Dictionnaire amoureux de Venise, le mènent le plus souvent vers les quartiers « chics » de Dorsoduro et San Marco, où se trouvent à la fois les monuments et musées les plus célèbres de Venise, et les lieux (et boutiques) que fréquentent le gratin des people et pas mal de touristes, notamment vers des bars, cafés et restaurants de haute tenue ;

rarement vers des cantines et gargotes populaires :

à part les entrées « Florian«  (pages 235 à 237) et « Harry’s bar (voir Hemingway)«  (page 267),

il n’existe pas d’entrée « Restaurants », ni « Bars« , ni même « Cafés« , dans ce Dictionnaire sollersien ;

alors que s’y trouvent une entrée « Sollers » (pages 418 à 420),

et une entrée « Rolin Dominique » (pages 377 à 381) :

« J’aimais _ disait Dominique Rolin que cite ici Jim-Philippe Sollers _, me perdre en suivant ces veines quasi sanguines que sont les voies menant à la Giudecca, insoupçonnable pour moi, et dont personne ne m’avait parlé _ la plupart des écrivants sur Venise se recopient les uns les autres. Au moment où j’y suis arrivée pour la première fois _ en 1963 _, j’ai eu un coup au cœur… en découvrant cette ouverture sur les Zattere et sur la largeur du canal. À un tel point que je me suis dit qu’on ne pouvait pas rester dans notre petit établissement enfoncé en pleine ville. Je suis entrée dans l’hôtel _ l’hôtel La Calcina, sur les Zattere _ qui se trouvait là, j’ai demandé le prix des chambres à une vieille dame. Et là _ au second étage, et donnant par trois fenêtres sur le sud et sur l’est _, elle m’ouvre une fenêtre sur la Giudecca… Quelle stupeur ! (Rires.) J’ai pensé : mais c’est ici qu’il faut vivre ! Tout se passait comme si notre vie nous attendait là depuis toujours. À la fin de cette matinée, je suis allée le rejoindre en lui disant : « Il faut que tu voies ça. » Et nous avons tout de suite retenu une chambre pour l’année suivante, la chambre aux trois fenêtres (une à l’ouest _ non, à l’est _ sur le petit canal perpendiculaire _ le Rio de San Vio _, deux sur la Giudecca, dont l’une réfléchit toute la chambre et l’autre la circulation des bateaux) que l’on nous a gardé chaque fois« …

Le passage de ce très intéressant récit narré de leur « arrivée à Venise, venant de Florence, en 1963 » (page 377), Philippe Sollers, pages 378-379, l’emprunte à Plaisirs, un « livre d’entretien _ de Dominique Rolin _ avec Patricia Boyer de Latour« …

De la part de Philippe Sollers en ce Dictionnaire  _ subjectif, certes, il faut le lui accorder : mais, ici, c’est cette subjectivité-là qu’on peut ne pas partager ! _, donc,

bien peu de promenades par exemple vers Cannaregio _ sinon une ou deux fois le passage (quasi obligé du visiteur de Venise !) au Ghetto _,

ni vers Santa Croce,

non plus que les parties les plus excentrées de Castello, passée la Riva dei Schiavoni et le pont sur le rio dell’Arsenale, au sud ; ou passé Zanipolo et son campo avec la statue du condottiere Colleone par Andrea Verrochio, au nord de ce quartier.

Même le choix des églises dont il brosse la visite à l’entrée « Églises », aux pages 209 à 228 du Dictionnaire (Zanipolo, San Zaccaria, Saint-Marc, Santa Maria Gloriosa dei Frari, San Rocco, Santa Maria del Giglio, la Salute, les Gesuati, San Trovaso, San Sebastiano, le Redentore, San Giorgio Maggiore), exprime ses parti-pris : celui de sa préférence pour les beaux quartiers, et les patrimoines artistiques les plus brillants et « majestueux«  _ pour reprendre le qualificatif ironique de Théophile Gautier _, surtout ceux du XVIIIe siècle, le siècle de Casanova ; ainsi sa préférence pour le Baroque _ assez peu marquant à Venise _ et le Rococco (celui surtout de Tiepolo) ;

ainsi que l’exclusion de parcours pedibus dans des quartiers plus excentrés (et populeux) ;  ou celle de contemplations d’œuvres d’art plus « intimes » : telles les églises Sant’Alvise, la Madona dell’Orto, San Giobbe (dans Cannaregio) , San Giacomo dell’Orio (dans Santa Croce), Santa Maria dei Carmini, San Nicola dei Mendicanti (dans des parties moins people de Dorsoduro que celle où se situent, à la pointe orientale, le Musée de l’Accademia, la Salute et la Punta della Dogana), San Francesco della Vigna (dans Castello), etc. ; avec les chefs d’œuvre au rayonnement plus intérieur (romans, gothiques ou de la Renaissance) que pourtant elles recèlent… 

La « vie vénitienne » pour Philippe Sollers demeure bien trop largement pour mon propre goût celle des lieux, bars et restaurants les plus branchés et huppés. De même que les personnes et les artistes qu’il se plaît à y rencontrer.

C’est toujours la Venise des « gloires » artistiques, pour les artistes vivants comme pour les morts : par exemple, le luxe triomphant de l’hédonisme en gloire de Tiepolo en tête… C’est que Venise lui est d’abord un décor où écrire confortablement, à son aise, dans un lieu de beauté (avec vue sur le Redentore ou les Zittelle, de l’autre côté du large Canal della Giudecca, où glissent les éléphantesques blancs paquebots-géants des croisières internationales) ; et où jouir de nourritures raffinées un peu épicées, si possible : entre soi (sans véritable goût de l’altérité)…

Sur le modèle des jouissances gourmandes d’un Casanova ; ainsi que de toute l’aristocratie européenne qui venait s’y encanailler le temps du carnaval, au XVIIIe siècle... _ au passage, je note que le XVIIIe siècle de Henri de Régnier a quelque chose de plus doucement mélancolique, à la Watteau, que celui, un peu plus fortement épicé en matière de sensations érotiques, de Philippe Sollers : les miniatures floues et mouvantes de Guardi, davantage, sans doute, que les fresques géantes éblouissantes de Tiepolo…

Aussi comprends-je l’accès de fureur qui a en quelque sorte assailli Philippe Sollers à la lecture du Contre Venise de Régis Debray, paru en 1995Le Dictionnaire amoureux de Venise date, lui, de 2004 _ : « Il fallait bien que quelqu’un, un jour, se dévoue pour cracher sur Venise. Comment, cette merveille du temps ne meurt pas, mais au contraire résiste, persiste, brille ? L’éternel esprit de vengeance ne le supporte pas« , entame-t-il bille en tête son article « Régis Debray » à la page 187 de ce Dictionnaire amoureux, en réduisant l’adversaire à rien moins qu' »un possédé, un philosophe aigri, un amoureux dépité, un frustré de la politique et de l’Histoire, un grand blessé du plaisir, de la littérature et de l’art« … Pour finir, page 190, par cette prosopopée du pas assez érotique (et accusé d’être déjà mort au désir) Régis Debray : « Venise est narcissique, sans religion, cynique, sans chaleur populaire. Le lieu est tragique, et personne ne vous saute au cou. C’est le vide, la vase, la tentation, l’impureté même« . Et en déduire : « Debray est un puritain populiste« . CQFD…

Alors que ce que Régis Debray pourfend dans ce livre d’humeur _ qu’il aurait dû intituler « POUR VENISE«  : tant pour un minimum de facilitation, sinon de confort, de réception de ce livre, que pour, surtout, la justesse de fond _, c’est la menace que fait peser sur la vie et l’existence civilisationnelle même de Venise, sa mortelle _ à ce degré-ci du moins _ touristification _ et sur cet épineux point-ci, consulter  l’excellent (et parfaitement expert en responsabilité urbanistique vénitienne) Massimo Cacciari, serait mieux que bienvenu…

Car Venise-la-marchande (maritime de toujours _ en la réussite de sa glorieuse et opulente (luxueuse et luxurieuse !) Histoire _) se vend bel et bien de plus en plus massivement au tourisme international ; ne cessant de fermer ses épiceries et commerces de proximité indispensables pourtant au quotidien de ses habitants, Vénitiens, y vivant à l’année, au profit d’une inflation _ d’année en année proliférante _ de boutiques de masques de carnaval et de bimbeloteries _ pas seulement de mauvaise qualité ; de luxe aussi : il y en a pour toutes les clientèles ; cf sur ce point par exemple le très intéressant Venise : les Vénitiens vous invitent, par Christine Nilsson, aux Éditions Harfang (le livre est paru en octobre 2011 : je l’ai trouvé par hasard en fouillant parmi le rayon Beaux-Arts de la Librairie Mollat, à la recherche d’autres livres encore sur Venise (et la « vie vénitienne » surtout !.. ; en plus des guides touristiques, nombreux et florissants, eux…) : il existe en effet à Venise un très dynamique artisanat d’art et de luxe, de même que d’excellents artisans de la restauration et de l’hôtellerie, même si la plupart des Vénitiens actifs auxquels Christine Nilsson donne la parole afin de proposer quelques conseils de lieux un peu originaux, voire singuliers, à découvrir et visiter à Venise, ainsi que d’adresses de professionnels de qualité auxquels s’approvisionner de produits de valeur, sont plutôt du côté du haut-de-gamme que de celui du populaire pittoresque (même s’il s’en trouve aussi un peu, en cet intéressant et original guide de la Venise vivante de quelques vrais Vénitiens) : ainsi dois-je mentionner que j’ai été un peu déçu de ne trouver aucun des Vénitiens consultés conseiller ma trattoria préférée, juste un peu plus loin, vers la lagune, que le Pont aux Trois Arches sur le très beau et très vivant Canal de Cannaregio : la génialissime « tratoria (sic) ‘a Marisa, Fondamenta San Giobe a Canaregio 652 » (re-sic : en vénitien ! : j’ai la carte de la maison sous les yeux : « Chiuso luni sera, mercore sera et domenega sera ; Telefono : 041 720211 » ; cf mon article précédent : La chance de se livrer pour l’arpenter-parcourir au labyrinthe des calli de Venise) : résidant à Venise, j’en ferai(s) volontiers ma cantine quotidienne… _

au profit de boutiques de masques de carnaval et de bimbeloteries pour le seul passage (le plus souvent pressé !) de _ nombreux, il est vrai _ touristes à la journée, ou ne séjournant à Venise guère que quelques (brefs) jours de vacances : il n’est hélas que trop vrai qu’ils finissent par être bien plus nombreux, au bout de l’an, que les Vénitiens y vivant à demeure…

Mais que devient ainsi la « vie vénitienne » au quotidien des Vénitiens ?..

Celle-là même que je désirais prioritairement approcher _ modestement, à la mesure du temps et des moyens dont je disposais, les six jours de mon passage à Venise en février 2011 ; cf ce que Syvain Venayre, nomme, à la page 446 de son si riche Panorama du voyage (1780-1920), l’« axiome« , par lequel, écrit-il, « s’ouvrait, à la fin du XVIIIe siècle, le Guide des voyageurs en Europe de Heinrich Ottokar Reichard : « Deux choses sont indispensables à quiconque veut voyager, l’argent et le loisir »… » _ ;

celle-là même que je désirais prioritairement approcher

et ressentir lors de mon temps libre, à côté du temps très intense aussi (et si important ! pour moi) du colloque « Lucien Durosoir » au Palazzetto Bru-Zane, mais aussi en ses riches à-côtés d’échanges passionnants et gratifiants sur la musique…

Cette « vie vénitienne« , donc,

dont chaque fin d’après-midi, rentrant à mon hôtel « del Sole » (un Palazzo Marcello…), sur la Fondamenta Minotto, le long du rio del’ Gaffaro, dans le sestiere de Santa Croce, je croisais quelques bribes, par exemple au coin du campo et du pont dei Tolentini, où se trouvaient réunis, au dehors d’un vraiment minuscule café, en train de converser et trinquer, les buveurs d’un verre d’ombre ou de spritz et dégustateurs de cichetti, verres et assiettes posés à la bonne franquette sur quelque tonneau, tout à côté de la rambarde du pont et de celle du quai, adonnés à quelque joyeuse conversation. Si j’avais un peu mieux parlé italien _ sinon vénitien… _, je me serais volontiers joint à leur vivante conversation…

Ou bribes, encore, que j’entrevoyais, près des marchés du Rialto, chaque fois que j’apercevais la chaleureuse et toujours bondée Cantina Do Mori, calle dei Do Mori, en parcourant la très passante, animée et joyeuse Ruga Vecchia San Giovanni pour regagner mon hôtel, en traversant le sestiere de San Polo, passant par San Tomà et San Rocco, en longeant les Frari…

Et voilà qu’après être tombé sur un magnifique album de photos vues du ciel _ mais pas de trop haut _, toujours au rayon Beaux-Arts de ma chère Librairie Mollat : Vu du ciel Venise, par Marcello Bertinotti et Simona Stoppa, aux Éditions Whitestar, qui permet de merveilleusement se repérer comme _ et même mieux, car à vue claire des bâtiments, que _ sur une carte, dans le lacis serré et enchevêtré, et à surprises _ cela devient un jeu _, du labyrinthe des calli vénitiennes ;

et voilà que je trouve, en recherchant des informations sur l’historien Sylvain Venayre, co-auteur avec Patrick Boucheron, d’un très intéressant (et amusant aussi), L’Histoire au conditionnel, ou « si l’Agrégation d’Histoire n’avait pas déraillé » !,

voilà que je trouve sur le site de la librairie Mollat

la notice d’un Panorama du voyage (1780-1920), sous-titré « Mots, figures, pratiques« , de ce même Sylvain Venayre ; ouvrage déjà merveilleux par le détail de son sommaire, et que je m’empresse d’acheter et dévorer !, et qui met en perspective érudite d’une extrême pertinence, et sans la moindre lourdeur _ la lecture en est jubilatoire ! tant de facteurs divers venant comme magiquement parfaitement s’emboîter ! _, l’Histoire des voyages et la naissance et le développement (et modifications fines au fil du temps : Sylvain Venayre les repère et les décortique !) du tourisme

_ « Un mot vint bientôt résumer toute cette ambiguïté de la recherche du plaisir par le voyage : celui de touriste. Il semble être apparu, pour la première fois, dans le Voyage d’un Français en Angleterre pendant les années 1810 et 1811, publié par Louis Simond en 1816. (…) Simond avait francisé le mot anglais tourist, lequel désignait depuis les années 1780 les voyageurs du Grand Tour, en y adjoignant un « e » final « , indique ainsi l’auteur page 411 _,

en un large dix-neuvième siècle, sinon de 1789 à 1914, du moins ici de 1780 à 1920 _ et Sylvain Venayre de réfléchir, en son « Introduction«  comme en sa « Conclusion« , sur la notion de « période » dans l’Histoire, et le travail de « périodisation« , en conséquence, nécessaire à méditer, de la part de l’historien !..

Un ouvrage absolument passionnant,

et qui vient à merveille éclairer les réflexions que j’étais en train de me faire sur les diverses perceptions-« impressions«  _ ce mot fait florès au XIXe siècle _ de Venise,

notamment par les écrivains (et esthètes) français _ à d’assez rares exceptions près, l’écrivain et l’esthète sont presque toujours réunis dans le même individu _,

léguées aux livres (de voyage, sinon de séjours un peu prolongés, ou/et renouvelés _ tels ceux d’un Henri de Régnier : moins de vingt-deux mois en tout et pour tout, de « vie vénitienne » pour douze séjours à Venise : j’ai compté à la louche, en ses soixante-onze ans et cinq mois de vie biologique (du 28 décembre 1864 au 23 mai 1936) _ ; mais nul de ces écrivains-esthètes-là ne s’y installe, en effet, à demeure véritable et durable ; tous s’en retournent bientôt chez eux ; les « moments » vénitiens ne furent ainsi pour eux que des parenthèses de vacances, en quelque sorte…) ;

un ouvrage absolument passionnant, donc _ d’autant que son dernier chapitre (le chapitre XV) porte sur l’historique de « La consécration de la littérature de voyage », pages 457 à 479 ; un élément qui vient très opportunément à l’appui de ce que l’analyse historiographique est venue dégager des évolutions historiques fines du phénomène du « voyage« , en la variété de ses diverses facettes contrastées et en opposition (de la figure du « plaisirin«  à celle de la « high life« ), pour la période étudiée : les contradictions d’appréciation demeurant toujours aujourd’hui, cent ans plus tard… _, qui vient merveilleusement éclairer les réflexions que j’étais en train de me faire _ pour moi-même… _ sur les diverses perceptions-« impressions » de Venise, notamment par les écrivains et esthètes français, léguées par eux aux livres de voyage qu’ils ont laissés _ le chapitre porte malicieusement cet épigraphe, d’un nommé Constant de Tours, en un Vingt jours dans le Nouveau Monde, de 1890 : « On voyage, dit-on, pour avoir voyagé… et pour raser les autres avec le récit de ses excursions« … : de quoi remettre (sociologiquement autant qu’historiquement !) tout un chacun à sa place…

D’où mon intention de commenter ce « désir de jouir«  _ c’est là le titre même que Sylvain Venayre donne à sa sixième et dernière partie, page 403 (comportant les chapitre XIV, « Les logiques du tourisme«  et XV, « La consécration de la littérature de voyage« )… _ que Sylvain Venayre place à l’origine _ et source fondamentale, en amont des pratiques (du voyage) qui allaient peu à peu se faire jour… _ de cette « touristification » des motivations _ de fait, à partir des années 1780 _ (et légitimations _ se revendiquant de droit : elles ont énormément de poids, surtout alors (mais durablement aussi, tout le long de cette période jusque vers 1920), sur les discours, volontiers moralisateurs et prescriptifs, tel le discours de Madame de Genlis, en 1799-1800, en son livre Le Voyageur, ouvrage utile à la jeunesse et aux étrangers, exemple que Sylvain Venayre analyse en ouverture, page 147, de son chapitre IV, « La Tradition des arts apodémiques » ; et, en conséquence, sur les représentations de plus en plus partagées de plus en plus d’Européens _) des désirs, goûts et plaisirs divers de voyager _ voire en opposition et contradiction ! et qui vont se révéler de plus en plus distinguées, voire en opposition avec, de purs et simples calculs d’intérêt, avec la nouvelle légitimation, qui finit par émerger, du pur et simple hédonisme (rien que pour le plaisir !) : mais cela se déployant seulement plus tard que 1920, dans le courant du XXe siècle : en une autre époque que celle qui fait l’objet de l’analyse historiographique de Sylvain Venayre dans ce travail-ci… Cf là-dessus, par exemple, Eros et civilisation _ contribution à Freud et L’Homme unidimensionnel _ essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée de Herbert Marcuse ; cf aussi les distinctions freudienne entre « principe de réalité«  et « principe de plaisir« . , d’abord ; puis celle entre les « pulsions de vie«  (ou Eros) et la « pulsion de mort«  (ou Thanatos)…

Il me semble que le tournant de la modernité, s’est situé lors d’un début de laïcisation _ d’où le succès du vocable « humanisme«  _ à la Renaissance, avec les évolutions, du moins en Occident, vers un désir de plus en plus puissant de placer les progrès de la maîtrise technicienne du monde au service à la fois des intérêts _ à partir du désir de cupidité, de l’accumulation du profit capitaliste, très tôt ; et en Angleterre (cf ainsi les œuvres de John Locke, puis Adam Smith, par exemple)… _, et des commodités (d’où l’apparition, en Angleterre d’abord, du terme de « confort » _ Sylvain Venayre remarquant, page 432, que longtemps l’orthographe française de ce mot importé de l’anglais conservera son « m » : « comfort« , avant de passer à « confort«  _) de la vie pratique ; mais aussi, très vite, de plaisirs indépendants de ces intérêts et commodités _ temporels _ ; des plaisirs de l’ordre du simple dilettantisme, notamment : le plaisir sans peine…

D’où l’apparition de courants de pensée épicuriens, très durement sanctionnés _ par la prison et le bucher _, sous l’appellation de « libertins« , durant le règne de Louis XIII en France, mais secrètement vivaces tout le long du XVIIe siècle louisquatorzien _ cf la référence au thème (et au terme) du « jardin«  dans les Fables et les Contes de La Fontaine _, et qui vont triompher peu à peu, lentement, au XVIIIe siècle _ avec la rupture de la Régence, d’abord, en 1715 ; puis les  avancées patientes et quasi victorieuses, enfin, des Lumières de Voltaire (Candide) et de Diderot…

Même si est généralement beaucoup trop minimisée dans les représentations dominantes de ce siècle (dit un peu vite tout uniment « des Lumières »), la résistance très puissante des courants de pensée religieux et, en leur sein, puritains ; qui se perpétuera, et combien fortement !, le long du (victorien) XIXe siècle aussi…

Le dernier chapitre de ce passionnant travail historiographique de Sylvain Venayre porte sur « La consécration de la littérature de voyage« , avec deux sous-parties : « L’ambigu désir de se souvenir », pages 458 à 466, et « La victoire de l’art d’écrire« , pages 466 à 479, qui viennent renforcer cette expansion de ce que je permets de qualifier de la « touristification » des voyages, à l’heure de l’expansion de plus en plus triomphante de « l’industrie des voyages« , au sein ce que l’on peut nommer aussi l' »industrialisation des loisirs« , à défaut de « civilisation du loisir« , comme a pu le faire un Joffre Dumazedier en son Vers une civilisation du loisir ? en 1962…

Pour  ce qui concerne le désir de se souvenir du voyage (qu’on est en train d’effectuer, ou qu’on a effectué), durant la période étudiée (1780-1920) par Sylvain Venayre _ que, en son chapitre de conclusion, il nomme non moins joliment que très justement, page 483, « l’avènement du plaisir«  _,

il passe des critères traditionnels prioritairement utilitaires de savoir, quant aux choses découvertes, comme quant à l’expérience qu’on en aura forgée _ selon les critères de « la tradition des arts apodémiques » : c’est là le titre du chapitre IV, pages 145 à 164 _, à celui, nouveau, d’une « jouissance » du voyage pour le voyage lui-même, voire pour la jouissance des sensations _ si possible « fortes«  ! _ qu’on en retire, ou qu’on en (ou en aura !) retirées, soit au présent du voyage lui-même, et de la sollicitation exacerbée _ par la curiosité et la disponibilité à la réception des surprises de l’altérité espérée _ des sens à la rencontre, pedibus, des lieux mêmes et des choses, sur-le-champ, en quelque sorte… ; soit au futur, ou encore au futur antérieur !, du souvenir rétrospectif, un peu plus tard _ rentré chez soi, par exemple, et surtout _, de ce voyage désormais passé _ page 459, Sylvain Venayre use de l’expression de  » félicité de la réminiscence«  _ : gratuitement, donc ; pour le seul plaisir, si l’on préfère _ et contemplativement alors ; même si cela ne saurait jamais être purement et simplement passif, purement réceptif : encore faut-il solliciter les activités multiformes (poétique, par exemple) de son esprit…

« Au début du XIXe siècle, cela dit, le récit d’impression _ de ces nouveaux voyageurs _ se dota d’un nouveau statut », indique Sylvain Venayre page 463, réfléchissant au statut du terme d' »impression« , alors de plus en plus en usage : ainsi « désormais, les impressions n’avaient plus d’autre utilité qu’elles-mêmes ; elles étaient un but en soi, ce que le voyageur était parti chercher, à seule fin d’en jouir.« 

Et par là, « l’avènement du genre littéraire du « voyage d’impressions » fut ainsi très exactement contemporain du triomphe du voyage de plaisir et de la figure du touriste qui exprimait la légitimité de cette quête des sensations » : au fond de tout cela, une querelle sur la question de la (ou des) légitimité(s) , et son (ou ses) fondement(s)…

Et Sylvain Venayre de donner quelques exemples, page 464 : en son Voyage en Orient, « Lamartine assurait que s’il avait rapporté dans son récit « les plus fugitives et les plus superficielles impressions d’un voyageur », c’était « pour que le vent de l’Océan ou du désert n’emporte pas sa vie tout entière, et qu’il lui en reste quelque trace _ un peu plus tangible probablement que celles de l’un peu trop oublieuse mémoire… _ dans un autre temps, rentré au foyer solitaire, cherchant à ranimer un passé mort, à réchauffer des souvenirs froids »… ». Et Sylvain Venayre de poursuivre : « Certains répétèrent qu’il s’agissait « de fixer, même d’une façon imparfaite, le souvenir fugitif des choses, les joies qui passent, pour les retrouver quelques années après. Ce sont des jouissances pour l’avenir« . Une image était souvent utilisée : celle de l’hiver défini comme saison du souvenir où « au coin du feu », il est possible de ressentir à nouveau , en se relisant, les plaisirs du printemps et de l’été« …

Et Sylvain Venayre de mettre en contradiction, page 469, Jules Barbey d’Aurevilly, déplorant le triomphe _ pas assez artiste, ou littéraire, pour lui _ du récit d' »impressions de voyage« , en 1859 :

« Le voyage, en soi, est si peu de chose, qu’il ne vaut guère que par le voyageur qui le raconte  et qui sait y imprimer cette personnalité que rien ne remplace lorsque l’auteur ne l’y met pas« .

Par là, la « démonstration » de Barbey d’Aurevilly, en déduit Sylvain Venayre, « passait par un partage entre les récits de voyage qui méritent d’être lus, et ceux qui ne le méritent pas« . Et « ce passage ne reposait plus sur ce que le voyageur avait vu, mais sur la façon dont il l’avait décrit« , indique-t-il page 469.

« Le voyage prenait place au nombre des muses inspiratrices. Dans Le Rhin, Victor Hugo parlait à ce propos de la musa pedestris et, par la suite, plusieurs auteurs de récits de voyage s’y référèrent à leur tour. On réitérait l’impératif de la marche à pied, hérité des arts apodémiques, mais on en faisait maintenant, dans une célébration rousseauiste de la promenade, la condition essentielle de l’inspiration« , poursuit Sylvain Venayre, page 470. « On va et on rêve devant soi« , écrivait Hugo, « la marche berce la rêverie ; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. À chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner dans son  cerveau.« 

Du moins pour certains des écrivains d’alors, « la création poétique était devenue l’horizon véritable du voyage« , conclut ici l’auteur.

Qui poursuit son analyse ainsi, page 471 :

« En réalité, le « poète » en voyage était moins un versificateur qu’un auteur capable de dire, sur le spectacle du monde, autre chose que le commun des voyageurs. » Et « cette stratégie littéraire était aussi, bien sûr, une stratégie de distinction«  _ à l’heure de la course à la différence, sinon la recherche d’une authentique singularité, sur le marché de l’art et de l’édition… « Les écrivains qui s’adonnaient au genre nouveau de la littérature de voyage entendaient affirmer la singularité de leur style _ « ou l’homme même« , selon la formule plus profonde de Buffon _ dans le cadre d’un marché désormais _ de fait ! _ très concurrentiel« .

Et « dans ces conditions, page 474, le meilleur auteur de récit de voyage était celui qui était le plus capable de transcrire, par des mots, la vérité de la sensation provoquée par un paysage ou une scène ». Et donc « la transformation du paysage _ ou de la scène captée par le regard du voyageur _ en littérature impliquait la maîtrise d’un art particulièrement difficile. Rien de moins simple, en effet, que de « provoquer dans l’esprit du lecteur un travail analogue à la révolution que la vue des lieux opère en lui-même », pour le dire comme Custine.« 

Ou, page 474 encore, comme Lamartine (toujours en son Voyage en Orient) : « Voyager, c’est traduire : traduire à l’œil, à la pensée, à l’âme du lecteur, les lieux, les couleurs, les impressions, les sentiments que la nature ou les monuments humains donnent au voyageur. Il faut à la fois savoir regarder, sentir et exprimer ; et exprimer comment ? non pas avec des lignes et des couleurs, comme le peintre, chose facile et simple ; non pas avec des sons, comme le musicien ; mais avec des mots, avec des idées qui ne renferment ni sons, ni lignes, ni couleurs. »

Et par leur style comme improvisé et ouvert aux surprises, « les récits » de voyage de ce temps, « se donnaient comme des flâneries, des zigzags _ Théophile Gautier retient ce terme _, des vagabondages, des déambulations incertaines qui célébraient l’écart et la discontinuité« , page 479, face à l’enchantement désiré et ressenti de la surprise, et le charme de l’imprévu, lors de tels voyages de « poètes » pratiquant dans l’espace des lieux à découvrir comme dans leurs gestes d’écriture, cette sprezzatura

Lesquels, « ce faisant, célébraient tout à la fois la singularité de leurs voyages, celle de leur style,

mais aussi celle de leur vie et de la conception qu’ils se faisaient de celle-ci » ;

et qui « bâtirent des théories sur le voyage d’autant plus sérieuses que leur époque avait fait du voyage, plus que jamais auparavant _ et à travers tant les facilités qui s’offraient, que les difficultés que de tels voyages alors offraient, aussi, pour les uns et pour les autres… _, une métaphore de la vie d’écrivain«  : ainsi se termine le chapitre XV et dernier, juste avant les conclusions, plutôt d’ordre épistémologique à propos du travail d’historien, du court chapitre de « Conclusion » et de synthèse, de ce très riche Panorama du voyage (1780-1920) _ mots, discours,figures de Sylvain Venayre…

Reste à préciser ce qu’est devenu le voyage, tout comme le récit de voyage, dans la nouvelle époque : celle d’après 1920…

Et à reconsidérer à la lumière de ces analyses de l’histoire du voyage, et des récits de voyage, entre 1780 et 1920, ce qu’il en est de nos voyages (et de nos récits de voyage) aujourd’hui,

et cela, qui que nous soyons, les uns et les autres, à arpenter en zigzag, comme a pu aimer le faire un Théophile Gautier, le labyrinthe des calli de Venise…

Bref, le voyage est fondamentalement affaire de rencontre _ complexe, riche… _ entre une curiosité, à la fois cultivée _ si possible sans lourdeur, mais ludique, joyeuse, légère… _, mais aussi toujours, fondamentalement, ouverte, d’une part, et, d’autre part, une altérité d’une richesse infinie, inépuisable _ ludiquement aussi… _, des lieux et des personnes, que procure le déplacement hors de chez soi du voyage…

L’expérience de la vie fournissant à qui apeu à peu _ appris ainsi _ et continue, plus encore, d’apprendre _ la fantaisie du voyageur à user, avec à la fois liberté et pertinence, de tous ses sens _ et de tout son esprit : peut-on les dissocier ? _, un fonds inépuisable et juvénilement joyeux d’aliments féconds pour s’épanouir lui-même toujours davantage de _ et avec _ tout cela _ ainsi que tous ceux-là…

Voilà ce que pourrait être l’art de (bien) voyager _ et (bien) vivre…

Ou encore (bien) respirer.

Ainsi rappellerai-je, pour finir, ces mots sur le « bien respirer » de Henri de Régnier, déjà cités plus haut, en la présentation de son Altana ou la vie vénitienne (1899-1924), en 1928 :

« Pourquoi, dès que je respire l’air vénitien, éprouvè-je ce plaisir à vivre où les actes les plus insignifiants et les pensées les plus quotidiennes prennent une valeur particulière, un sens exceptionnel et me communiquent un bien-être inaccoutumé ? »… Respirer cet air libre-là nous fait aussi du bien…

À chacun d’entre nous, en se déplaçant un peu loin de chez lui, et avec un peu de chance, en fonction de la convenance découverte sur place, des lieux et des personnes _ et non calculable au départ _, d’apprendre peut-être _ et c’est aussi un jeu ! _ où rencontrer et trouver, avec cet air-là, cette ample et joyeuse respiration-là.

Il me semble que c’est aussi ce que peut apporter, avec un peu de chance encore, l’art _ qui n’est pas une technique : et cela, la modernité le sait moins bien… _ du bien voyager (et bien rencontrer), en vue de ce qui aide ainsi à mieux respirer…

Et je ne saurais oublier, non plus, ce que dit _ et qui a pleinement à voir avec cela ! _ de la vie (et de la liberté) à Venise en particulier, dans son Dialogue avec les morts, le cher Jean Clair…


Titus Curiosus, ce 31 octobre 2012

Post-scriptum :

Sur la « vie vénitienne » des Vénitiens,

on trouvera d’agréables (et réalistes) repérages de terrain un peu tous azimuts, et pas seulement du côté des lieux que fréquente la foule principale des touristes, dans deux livres, dit l’un d' »Itinéraires« , l’autre, de « Promenades« , à partir d’œuvres plutôt populaires ; dans un cas, les bandes-dessinées du Vénitien Hugo Pratt, avec son personnage de Corto Maltese ; l’autre, les romans policiers de l’américaine installée à demeure à Venise, Donna Leon, avec son personnage du commissaire Brunetti.


Le premier, par Hugo Pratt, Guido Fuga et Lele Vianello, s’intitule Venise _ Itinéraires avec Corto Maltese, aux Éditions Casterman ;

le second, par Toni Sepeda, Venise, sur les traces de Brunetti _ 12 promenades au fil des romans de Donna Leon, aux Éditions du Seuil.

On y respire un peu quelque chose de la saveur des quartiers où aller vagabonder…

Ce mercredi 18 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Une pensée pour le départ de Jean-Marie Amat

06mar

Le prestigieux et très aimable et accessible créateur du Saint-James _ Cours de l’Intendance, à Bordeaux, puis à Bouliac _, le chef Jean-Marie Amat, vient de nous quitter, ce lundi 5 mars, après une terrible maladie.

Ayant tout récemment rencontré _ c’était le 7 février dernier, il y a tout juste un mois, à la galerie Arrêt sur l’Image (de Nathalie Lamire-Fabre), pour une petite séquence filmée (de 2′) qui fut amplement diffusée sur FR3 _ son actuel successeur au Saint-James de Bouliac, le très talentueux _ et fort sympathique ! _ Nicolas Magie,

je m’étais enquis auprès de ce dernier de ce que devenait Jean-Marie Amat ;

et Nicolas Magie m’avait informé de l’état de santé de celui-ci… J’en étais navré.

Et j’avais raconté à Nicolas Magie mon extraordinaire souvenir d’avoir dîné avec Jean-Marie Amat et ses assistants, dans la cuisine même où était préparé, au CAPC de Bordeaux, un somptueux repas de gala, le jeudi 12 novembre 1992, pour l’anniversaire des 400 ans de la mort de Montaigne _ le plus prestigieux titulaire, à jamais, de la mairie de Bordeaux _ ;

un repas de 20 (ou plutôt 30) convives _ je ne me souviens pas s’il y avait deux ou trois tables de dix convives chacune : trois, me semble-t-il _, autour de Jacques Chaban-Delmas (et des personnes de la Mairie) et de Jacques Valade (et des personnes du Conseil Régional d’Aquitaine, afin de célébrer _ en musique ad hoc aussi _ le plus illustre des maires de Bordeaux.

Quant à moi, pour ce concert privé, j’avais fait des recherches sur la totalité des références à la musique et aux musiciens présentes dans les Essais de Montaigne : pour n’en découvrir que fort peu _ à l’exception d’usages métaphoriques ! _ ;

à part l’anecdote bien connue de la coutume instituée par le père de Montaigne de faire réveiller son fils aîné par le son harmonieux de la flûte…

Mais Montaigne ne cite jamais un seul nom de compositeur, ni de musicien-interprète.

En France, le premier écrivain à le faire, sera, un demi-siècle plus tard, La Fontaine _ profondément mélomane, ainsi qu’auteur de chansons, et surtout du livret de l’opéra (de Collasse) L’Astrée, créé le 28 novembre 1691, à l’Académie royale de Musique, à Paris _ ; cf mon texte de présentation dans le livret du CD (en 1995) Un Portrait musical de Jean de La Fontaine (CD EMI-Virgin 7243 5 45229 2 5).  

 

A cette époque de Montaigne, en France, en effet,

ni les musiciens-interprètes, ni les musiciens-compositeurs, n’étaient quasiment jamais cités dans les compte-rendus des cérémonies officielles :

ainsi ceux qui accompagnèrent la cérémonie de mariage de Louis XIII et Anne d’Autriche à la cathédrale saint-André de Bordeaux, le 28 novembre 1615, demeurent-ils anonymes pour nous…

On ne peut re-trouver trace de leur présence qu’en recoupant avec beaucoup de patience les documents qui demeurent les plus divers…

Conseiller artistique de la Simphonie du Marais (et son chef, Hugo Reyne),

je filmais, donc, au camescope les 4 musiciens _ dont Hugo Reyne et Pierre Hamon _ qui accompagnaient, au rez-de-chaussée, dans l’immense salle du CAPC, avec de la musique du temps de Montaigne, ce très brillant repas, servi, lui, sur trois très grandes tables rondes, dans une des galeries de l’étage…

Ensuite, j’ai dîné à plusieurs reprises au Bistroy du Saint-James, à Bouliac…

Je me souviens donc avec pas mal d’émotion de Jean-Marie Amat.

Ce mardi 6 mars 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Par ce lien à cet article-ci : Gastronomie : disparition à Bordeaux du chef Jean-Marie Amat

on peut écouter l’hommage ému de Nicolas Magie à Jean-Marie Amat.

Un délicieux (et très arcadien) CD François Couperin : Les Muses naissantes

22fév

François Couperin (1668 – 1733) est un compositeur particulièrement difficile à « attraper » par les interprètes, au comble de la rencontre la plus improbable entre le plus subtil raffinement et l’évidence du plus simple naturel, en la sprezzatura toute française de sa délicate et fluente musique…

Eh bien, c’est cet impossible miracle que réalise en ce CD intitulé Les Muses naissantes (CD Ricercar RIC 387) l’ensemble de petit effectif _ ils sont huit : Atsushi Sakai & Marion Martineau : violes ; Morgane Eouzan : flûre ; Bojan Cicic : violon, Guillaume Cuiller & Vincent Blanchard : hautbois ; Nicolas André : basson ; et Brice Sailly : clavecin  _ La Chambre claire, réuni autour du claveciniste et chef Brice Sailly ; que rejoint pour délicieux 5 Airs sérieux, Emmanuelle De Negri, soprano.

LES MUSES NAISSANTES

François Couperin est un compositeur qui me tient tout particulièrement à cœur :

En 1995,

quand pour le tricentenaire de la mort de La Fontaine (1621-1695), Hugo Reyne et moi-même avons composé le programme du passionnant CD Un Portrait musical de Jean de La Fontaine, par La Simphonie du Marais (CD EMI – Virgin Veritas 7243 5 45229 2 5),

ce CD comportait deux œuvres de François Couperin, rendant ainsi hommage à la poésie délicate de Jean de La Fontaine :

la sonate L’Astrée, composée par François Couperin vers 1695

_ en clair hommage à l’opéra Astrée (créé le 28 novembre 1691 sur la scène de l’Académie royale de Musique) de Pascal Collasse sur un livret de Jean de La Fontaine _ ;

et l’Air à boire l’Epitaphe d’un paresseux, composé sur un poème _ malicieux _ de La Fontaine par François Couperin, qui publie l’Air en 1706

_ probablement pour avoir découvert ce poème

jadis écrit, avant 1660, en hommage non dénué d’humour au généreux (et fastueux) mécénat de Nicolas Fouquet qui rétribuait le poète de son cénacle,

en conclusion, en forme de pirouette poétique, de la notice nécrologique de Jean de La Fontaine parue dans le Mercure galant :

le poète venait de rendre son âme à Dieu le 13 avril 1695…

Et de ce spirituel hommage nécrologique,

La Fontaine a hérité la réputation parfaitement usurpée d’avoir été un paresseux !!!

Nicolas Fouquet, L’Astrée, Honoré d’Urfé :

on voit que, via la sublime poésie de Jean de La Fontaine,

les références de François Couperin, en 1695 comme en 1706, remontent, non sans quelque nostalgie (arcadienne ?), loin, loin, dans la plus délicate poésie, pleine de grâces, et même féérique, du siècle qui venait de s’écouler…

On relira aussi avec profit le merveilleux et très détaillé portrait de François Couperin que donna Philippe Beaussant.

Ce jeudi 22 février 2018, Titus-Curiosus – Francis Lippa

 

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