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Le miroir à illuminations de Venise et l’enfant de Corps-Nuds : un souvenir-écran _ une lecture du casanovien « Venise à double tour » de Jean-Paul Kauffmann

01juil

Venise, la Venise insulaire, inchangée presque complètement depuis 1800, offre _ et avec une merveilleuse profusion _ une constante (permanente) et totale immersion dans le passé _ demeuré quasiment tel quel ! _ à tout visiteur forcément ébloui, en son passage _ une fois traversé-passé-percé le rideau de légère brume de la lagune _, et son séjour, par la lumière et les échos de bruits très spéciaux et si riches ; et vierges de voitures : confinées aux vastes parkings d’entrée, l’île du Tronchetto et le grand garage de la Piazzale Roma.


Il en va bien sûr immanquablement ainsi, aussi, et à chacun de ses (nombreux et fréquents) passages, pour l’enfant de Corps-Nuds (Île-et-Vilaine) que demeure, à certains égards, Jean-Paul Kauffmann ; et qu’il se plaît à narrer, à divers endroits de ce superbe Venise à double tour : et c’en est presque un leitmotiv.
Mais il se trouve que l’extraordinaire trésor d’œuvres d’art religieux, tout spécialement, que recèlent _ et que sont architecturalement aussi, et cela jusqu’à la fin du XVIIIe siècle _ les multiples belles églises de la cité dogale, les ouvertes et, plus encore peut-être, les fermées, forme en fait ici, pour « le chasseur » qu’est le narrateur-auteur, un puissant souvenir-écran _ voilà ! _ de la mémoire (toujours partielle et à trous) qui se met en quête, comme ici, et passionnée, de retrouver-revoir ce qui a jadis très fortement touché, voire ébloui, sa sensibilité ; au point de le contraindre à retourner régulièrement à Venise, ne serait-ce que pour se replonger quelques heures ou jours en elle, à la recherche de ce qui continue de le poursuivre de son obsession primale…
C’est que le souvenir-écran sert de cache pratique et durablement efficace à d’autres souvenirs, moins évidents, moins affrontés peut-être tels quels, probablement, quoique… _ et aux sources en tout cas jusqu’ici non localisées _comme c’est en l’occurrence le cas (mais cela, nous ne l’apprendrons que comme très accessoirement et sans le moindre commentaire de l’auteurà l’ultime page du récit, en une sorte de post-scriptum quasi superfétatoire…), de fresques de Giambattista Tiepolo (Venise, 1696 – Madrid, 1770) à connotations non religieuses, mais disons à parfum érotique : la rencontre d’Antoine et Cléopâtre, de la salle de bal du Palazzo Labia.
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Des fresques réalisées au moment (1746-47) où ce palais était proche, à deux pas à peine, de ce qui était le siège de l’ambassade d’Espagne auprès de la Sérénissime République, le Palazzo Manin-Sceriman (dit aujourd’hui Palazzo Zeno) _ les Labia étaient de richissimes catalans _ ; le siège de l’ambassade de France (en 1743-44, Jean-Jacques Rousseau _ plutôt pisse-vinaigre, lui _ y fit fonction de secrétaire de l’ambassadeur, le Comte de Montaigu) ; et de 1752 à 1755, le Cardinal de Bernis _ bien plus savoureux ! _ y fut l’ambassadeur de Louis XV auprès du doge, et accessoirement grand ami de Casanova), le Palazzo Surian – Belotto, se trouvant, lui, à l’autre bout de ce Canal de Cannaregio, qui les borde tous deux ; en ce sestier de Cannaregio qui constitue le « quartier préféré » (page 56) de Jean-Paul Kauffmann _ et j’y apprécie, pour ma part, la taverne Da’ Marisa : juste passé le Pont-aux-trois-arches…
En conséquence de quoi, il me semble que le souvenir-écran de forte connotation catholique post-tridentine de cette « peinture miroitante » aperçue en 1968 ou 69, source de la quête passionnée des églises fermées de Venise où cherche à pénétrer et regarder « le chasseur », vient ici prendre le devant d’une anthropologie _ voilà _  plutôt a-religieuse, et ouvertement hédoniste, dont les références, parfaitement assumées, d’ailleurs, sont Casanova et Lacan. Sans qu’il y ait forcément une absolue contradiction entre les deux. Mais la conscience nette immédiate de cela nous aurait privés de cette découverte progressive passionnante du secret de ce qui nous rend si vivants et si prodigieusement « animés » les espaces intimes des églises, tout spécialement à Venise, tels que narrés par Jean-Paul Kauffmann en ce passionnant très réussi _ et même jubilatoire ! _  Venise à double tour. L’alacrité règne.
Une anthropologie plutôt a-religieuse, et ouvertement hédoniste : que veux-je dire par là ? Que le goût de la sensualité _ si présent dans l’art qui s’exprime, et avec un tendre éclat en permanence ré-affirmé, au long des siècles (de Giorgione et Bellini à Tiepolo, en passant par Titien et Véronèse surtout, peut-être moins Tintoret) dans la Venise marchande si friande de toute la palette des couleurs douces et non violentes, ici jamais hystérisées, de la chair… _ de Jean-Paul Kauffmann lui-même, tel qu’exprimé par ailleurs en son œuvre en faveur des vins, des cigares ou des gastronomies, comme des paysages à découvrir et explorer, s’il a peut-être eu besoin, et c’est possiblement à tort que je le dis ici au passé, pour s’assurer et se légitimer un peu à ses propres yeux, de l’abri et cadre chaleureux des bras accueillants et protecteurs de l’église _ cf page 105 : « À ce compromis permanent du péché et de la grâce, j’ai adhéré d’emblée. N’autorise-t-il pas entre autres la transgression ? » ; et page 131 : « Avec le catholicisme, on trouve toujours des arrangements. Quiconque commet une faute sait qu’il sera accueilli à bras ouverts et reconnu en tant que pécheur. La vraie indignité n’est pas d’enfreindre, mais de prétendre n’avoir pas enfreint«  _, du templum sacré de cet espace clos sur lui-même en son bâti et ses dispositifs mobiliers, mais intensément ouvert et dynamisé vers, en son sein même, quelque transcendance _ haute _ d’une puissante présence offerte en son absence même, mais très puissamment ressentie en l’irrésistible attraction de son magnétisme, et cela davantage encore en quelque sanctuaire verrouillé « à double tour »… ;
que ce goût-là _ de la sensualité _ est proprement casanovien : Casanova étant « certainement un homme selon mon cœur » _ pour reprendre les mots de l’auteur à la page 318 _, « le « grand vivant » (Cendrars), l’homme supérieurement libre, toujours gai, dépourvu de tout sentiment de culpabilité« 
Ce casanovien que fondamentalement, et peut-être à la suite de ce goût-là, est aussi Jean-Paul Kauffmann lui-même, en personne _ en et par sa personne : épanouie _, ainsi que l’attestent, et son voyage _ nécessaire alors _ à Duchcov en 1988 _ pour lui « redonner un peu de tonus«  _, et ses retours réguliers et fidèles, depuis, à Venise : « la ville de la jouvence et de l’alacrité« .
« Venise n’est pas « là- bas », mais « là-haut », selon le mot splendide de Casanova« , lit-on aussi page 15.
Alors qu’affronter directement le sans-cadre _ et sans fil auquel se tenir (et, au cas où, retenir) _ du clinanem d’Épicure et Lucrèce, serait probablement un poil plus vertigineux…
Ce lundi 1er juillet 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches dans Venise, avec progrès, de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour » (IV)

24juin

En poursuivant mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

et mes articles précédents :

j’en viens aux étapes finales

de la découverte et surtout investigation, en ce périple vénitien des églises closes, de « l’alpha et omega » des choses, par le « chasseur » de ce mystère d’abord vaguement mais fortement ressenti, qui a fini par remplacer, en sa recherche vénitienne, ce Mac Guffin qu’a été _ au final de la recherche, il faut en faire le constat et en convenir  la quête de la localisation dans Venise de « la peinture qui miroitait » l’été 1968 ou 69 _ qui a donc fait fonction de simple appât à plus fondamental qu’elle ; et il nous faudra, nous aussi, ses lecteurs, y réfléchir … _ :

l’étape _ importante : un climax, je l’ai dit _ des Terese (au sestier de Dorsoduro), à l’ultime chapitre, le chapitre 45, aux pages 316 à 322 ;

ainsi que,

à l’appendice de l’Épilogue, 

les cas prestement brossés _ l’alacrité vénitienne est contagieuse _, en quelque lignes rapides a posteriori,

des Penitenti (au sestier de Cannaregio), aux pages 324-325 ;

de la Misericordia (au même sestier), à la page 325 ;

du Soccorso (au sestier de Dorsoduro), aux pages 325-326 ;

et, pour finir, celui, paradoxal _ négatif, mais le plus positif ! _, de Santa Croce (dans l’île de la Giudecca), à la page 326.


« Le grand jour. Ce moment, comme je l’ai attendu ! Pour moi, l’ile la plus importante de l’archipel des églises fermées _ il s’agit du sanctuaire fermé des Terese. J’en ai tant rêvé

_ depuis, en effet, avoir découvert tant d’œuvres provenant de ces Terese au musée diocésain (cf pages 242 : « Beaucoup d’œuvres proviennent des Terese (fermés)«  ; et 244 : « J’ai constaté que l’église la mieux représentée au musée est celle des Terese. Lors de ma rencontre avec le Grand Vicaire, elle faisait partie des deux édifices, avec Sant’Andrea, que je souhaitais visiter ») ;

ainsi, sur un tout autre plan, bien sûr, qu’une exposition de Roger de Montebello, au musée Correr, avec sa somptueuse « série sur la porte des Terese«  (cf page 245 : « Est-ce cette intuition de l’intemporel qui l’a attiré _ lui, Roger de Montebello, ce peintre français d’aujourd’hui (il est né en 1964) qui a décidé (en 1992) de vivre à demeure à Venise _ aux Terese ? De toutes les églises fermées que je connais, cet ancien sanctuaire carmélite est certainement le plus étranger. Étranger à aujourd’hui, au quartier. Il n’est articlulé à rien. Indécelable _ aussi en son absolue discrétion (et élégance de sa porte !). Absolument seul. Sans pour autant apparaître abandonné. Au contraire, son aspect lisse, minéral, semble le rendre indestructible« , lit-on page 246 ;

et aussi, page 247 : « Le livre _ Le Chiese di Venezia, aux Edizioni Alfieri (l’indication est donnée à la page 43) _ de Franzoi-Di Stefano _ Umberto Franzoi et Dina Di Stefano _ paru en 1976 publie deux photos _ très précieuses ! _ des Terese. L’extérieur apparaît en piètre état et montre à nu l’appareillage de brique rouge, mais c’est l’intérieur qui est le plus impressionnant _ voilà. On devine une décoration encore fastueuse _ rien moins ! _ même si elle commence à se faner _ plusieurs plafonds sont dégarnis » _ en 1976, donc : il y a quarante ans passés… ;

et surtout depuis que Jean-Paul Kauffmann a appris que « le Cerf blanc« , devenu un ami, Alessandro Gaggiato, « s’est fait ouvrir les Terese«  (…) ; après qu’« il (en) a obtenu la permission grâce au curé de l’église voisine, San Nicolò dei Mendicoli, « un homme excellent » » _ qui en détient la clé (page 253) ; et, plus encore, du fait qu’Alessandro lui a dit qu’il « pense que c’est possible » d’obtenir à nouveau cette opportunité d’« entrer«  aux Terese ! (page 254) ;

telles sont les raisons bien concrètes qui ont suscité la force d’un tel engouement envers ce sanctuaire fermé-ci des Terese en notre auteur… _

que je redoute _ devenu méfiant en cette décidément très imprévisible Venise _ qu’une complication de dernière minute ne vienne tout faire échouer  » : ainsi s’ouvre l’ultime chapitre, page 316.

Qui se poursuit ainsi :

« Devant l’église San Nicolo dei Mendicoli, le Cerf blanc _ l’ami Alessandro Gaggiato _ m’attend, figure _ lui-même _ fabuleuse _ celui qui connaît le mieux la totalité (!) des églises de Venise, bien qu’il ne soit ni un universitaire, ni un homme du sérail religieux, ni un rouage du réseau administratif _ et insaisissable _ce n’est pas un mondain : seulement un homme réservé et passionné depuis sa lointaine jeunesse de sa recherche (cf pages 207-208 : « Sa vie professionnelle, il l’a passée à la maison Osvaldo Böhm, un établissement autrefois célèbre à Venise sis Salizzada San Moise, spécialisé dans les gravures, estampes originales, photos anciennes (…) Dans cette boutique légendaire, il a été initié à la recherche et au classement de documents anciens. Ainsi est-il devenu un grand brasseur d’archives _ voilà. La plupart des églises fermées que je cherche désespérément à forcer, il les a connues _ lui _ ouvertes.  _ J’ai commencé en 1965. Je ne connaissais rien. J’ai appris seul en les explorant systématiquement _ voilà. J’entrais en action à 6 heures du matin. À l’époque, on ouvrait aux aurores. Je photographiais toujours selon le même ordre, extérieur, intérieur, monuments, sculptures et peintures. Un recensement systématique _ oui. Je dessinais aussi le plan de l’église en indiquant l’emplacement exact des œuvres. A 9 heures, je rejoignais mon travail chez Böhm. J’ai inventorié ainsi tous les sanctuaires vénitiens, y compris ceux qu’on a détruits _ telle, par exemple, l’église du campo della Celestia (cf les pages 250-251). Avec de la patience _ de toute une vie, depuis 1965 _, de l’organisation forcément _,  de la chance aussi, j’ai pu entrer à peu près partout. Le tout est de savoir attendre _ et résider soi-même à Venise aide bien sûr à cela. L’expérience m’a appris qu’une opportunité _ Kairos aidant _ finit par toujours se présenter« ). À le voir toujours aussi impassible et absorbé _ un trait déjà assez vénitien, me semble-t-il : une sobre et placide douceur… _, il me fait penser à un messager de l’autre monde. N’est-ce pas le séjour des ombres et de l’oubli que je vais découvrir, l’église des Terese, fermée depuis une éternité ? Sans doute la représentation la plus achevée à Venise de l’église exclue, dépossédée _ on peut même parler à son sujet de forclusion ».

« Le Cerf blanc est un cœur noble. Il ne cesse de m’en administrer la preuve par une générosité qui peut apparaître distante _ par sa sobriété, sa retenue _ mais qui n’en est pas moins efficace _ ne m’a-t-il pas fait partager _ oui ! _ son territoire ! _, par sa façon taiseuse aussi d’être disponible.

Il ne parle jamais pour ne rien dire. S’il évoque ce Pierre Gruet _ Marseille, 1917 – Thoiry, 2001 _, c’est qu’il a une idée derrière la tête. C’était un industriel marseillais, explique-t-il, admirateur de Casanova, animateur de la revue Casanova Gleanings. Il y a une trentaine d’années _ en 1975, et jusqu’en 1981 _, ce Pierre Gruet avait créé à la Giudecca, dans son Palais Vendramin, un véritable salon réunissant une petite société de casanovistes  à laquelle il avait mis à disposition une riche bibliothèque consacrée à son héros. Il avait proposé au Patriarcat de restaurer à ses frais l’église fermée de Santa Maria degli Angeli à Murano, en très mauvais état.

Les lecteurs de l’Histoire de ma vie connaissent l’épisode où Casanova et le futur cardinal de Bernis, alors ambassadeur _ de Louis XV _ à Venise, se partagent les faveurs d’une religieuse de ce couvent. Casanova la désigne par les seules initiales M. M.. Pour cette restauration, Gruet posait une seule condition : que le nom de Casanova soit mentionné.

_ Naturellement, fait mon compagnon d’un ton pince-sans-rire, le Patriarcat a refusé la proposition de Gruet.

Son « naturellement » résonne une fois de plus comme un reproche discret à l’égard de cette curie vénitienne qui le snobe. Néanmoins, je ne l’ai jamais entendu se plaindre à son endroit« , page 317.

« Avec les Terese, je sais que j’ai affaire à forte partie. Le Dr Cherido m’a confié qu’il y a travaillé naguère. À l’écouter _ c’est un avis d’expert ! _, c’est un cas clinique désespéré, comme le laissait entendre _ déjà _ le rapport de l’Unesco des années 70. (…)

Cette visite est aussi le test suprême _ voilà pourquoi le récit de cette visite constitue un tel climax du livre. D’autres églises me sont fermées dans lesquelles je ne pourrai jamais pénétrer. Avec le temps _ et les déceptions subies tant auprès du Patriarcat que de la SurIntendance des Beaux-Arts de Venise _, j’ai dû réduire mes ambitions. Les Terese, c’est autre chose. L’édifice _ lui-même _ symbolise pour moi la fermeture absolue. C’est donc l’épreuve décisive _ voilà ! Ma religion _ si j’ose dire _ est faite : si je rentre dans le bâtiment, je prolongerai mon séjour. Sinon…

Apparaît alors le sacristain _ de San Nicolò dei Mendicoli, l’église voisine _, la mine rejouie. La jovialité se dégage de toute sa personne. Il est si cordial que je lui pardonne aussitôt son retard. Il ne tient pas à la main un trousseau de clés, mais une seule clé que j’aurais crue plus imposante. Il ne l’agite pas _ lui _ devant nous. (…)

La clé _ après deux tentatives vaines _ enfin tourne et la porte s’ouvre. A cet instant je pense à la peinture de Roger de Montebello : « Et s’il n’y avait rien derrière la porte ? Et si le passage était simplement _ seulement _ dans la vibration même de la porte ?« 

La porte ne vibre pas. Elle grince tout simplement, comme il sied _ très naturellement _ à des pentures de fer qui n’ont pas fonctionné depuis _ au moins _ deux années. Je franchis le seuil, le passage de la frontière.

Aussitôt, je perçois tout. La prison _ que le bâtiment aussi fut _, l’odeur de confinement. Mon regard embrasse l’intérieur comportant une nef unique de forme rectangulaire. Santa Maria del Pianto faisait d’emblée l’effet d’une discordance. Rien de tel ici, encore que le spectacle tende au même constat : la chute, l’anéantissement avec tous les attributs d’avant. Un choc. J’ai beau m’attendre à un tableau de ruines, je suis confronté à une pure rencontre avec la fin _ voilà. Mais une fin qui se présente comme une sorte de discrédit. Aux Terese, la beauté a tout simplement été injuriée. Elle n’a pas totalement disparu. Car on la voit, son empreinte est encore visible. Mais elle est enfouie _ matériellement _ sous les décombres _ qui dominent…

(…) Un incroyable entassement de corniches, de marbres, de frises, d’entablements, de colonnes tronquées _ un vrai trésor ! _ posés à même le sol _ voilà _ recouvert d’un méchant plastique semé de crottes de pigeons. On dirait un bâtiment qu’on vient de dégager grossièrement après un bombardement. La même vision de désolation. L’œil ne voit que cet ensemble confus qui donne l’impression d’avoir été rangé rapidement après la catastrophe. Et cette odeur remontante de salpêtre qui humecte l’atmosphère ! L’humidité, on ne la voit pas, on la touche, on fait plus que la renifler, elle travaille à l’intérieur des murs, elle est en suspension dans cet air où ont résonné les chants angéliques et le tonnerre de l’orgue, on la sent s’insinuer partout comme un écoulement malsain. Les sanctuaires vénitiens sont plus exposés que d’autres édifices : c’est par les tombeaux que l’eau remonte lors de l’acqua alta.

Bien après le choc, le regard finit par appréhender l’emmurement : le maître-autel et les six autels latéraux _ voilà _ incrustés de gemmes resplendissant dans la lumière qui provient des hautes fenêtres.

Je crois avoir approché la plupart des autels de Venise qui rivalisent de beauté, comme à la Salute ou à San Lorenzo, où le maître-autel à double face compte parmi les choses les plus magnifiques que j’ai jamais vues. Mais les autels _ au pluriel : sept _ des Terese les dépassent tous _ c’est dire leur degré de somptuosité ! _ par leur marquetterie de pierre rouge de Vérone, leurs incrustations d’émaux et de marbres.

Comme à Santa Maria del Pianto, une impression presque gênante _ cf l’Unheimliche freudien _ de déjà-vu. Impossible toutefois que je sois entré jadis _ en 1968 ou 69 par exemple _ en ce lieu. La mémoire n’est pas fiable, j’ai peut-être vécu un moment qui, en réalité, n’est jamais advenu _ seulement fantasmé. Derrière le tabernacle du maître-autel le retable a disparu. J’interroge mon compagnon _ de visite : le Cerf blanc, Alessandro Gaggiato. Il a beau avoir déjà vu ce champ de ruines, je le sens _ terriblement _ blessé par cette vision.

_ Il y avait là un tableau de Nicolò Renieri, Sainte-Thérèse et le sénateur Giovanni Moro. En 1965 _ c’est donc cette année-là qu’Alessandro Gaggiuto a découvert le sanctuaire des Terese _ il était encore ici. J’ignore ce qu’il est devenu. Nicolò Renieri ou Nicolas Regnier _ peut-être un lointain parent de Jean Clair, qui parle dans son Dialogue avec les morts, à la page 275, de ce lointain cousinage vénitien avec les Régnier-Ranieri ; cf mon article du 16 juillet 2011 : _, né à Maubeuge à la fin du XVIe siècle Maubeuge, c. 1588 – Venise, 1667 _, est un peintre caravagesque _ une œuvre de lui (de sa période romaine, vers 1620) se trouve au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux : Renaud et Armide. Il a vécu un moment à Rome _ de 1615 à 1625 _ et terminera sa carrière à Venise. Renieri est une figure énigmatique. Peintre mais aussi marchand d’art et collectionneur, ayant servi de rabatteur pour Mazarin, il mourut très riche. Ses quatre filles, réputées pour leur beauté, étaient toutes peintres.

Mon acolyte _ Alessandro _ désigne le plafond octogonal à nu où se déployait une autre toile de Renieri représentant Sainte Thérèse en gloire. Elle se trouvait encore dans l’église en 1976 _ année du livre de Franzoi-Di Stefano, avec ses deux photos des Terese. Malgré ses nombreuses recherches, il ne sait pas où elle est.

Serait-ce la pièce manquante ? L’église, ne l’oublions pas, était dédiée à Sainte-Thérèse d’Avila. A l’évidence, le sanctuaire était splendide. Tout y témoignait de l’extase et certainement de la jouissance _ de quoi attiser la curiosité de Lacan lors de ses excursions gourmandes à Venise. Thérèse était enlevée par l’Aimé, son ravisseur. D’après Lacan _ il n’était donc pas très loin _, les mystiques comme Thérèse témoignent de ce qu’ils jouissent, tout en n’en sachant rien _ innocemment, donc. Tout a disparu, tout s’est envolé. De l’ivresse, de la félicité _ thérésiennes _ ne reste plus que cette odeur de croupi et de bas-fond. Et le silence. Le silence vénitien _ non vide _ cher à Luigi Nono, qui n’est ni soustraction ni pure opposition au son. Je l’entends. Il crisse. Il vibre _ et vit, musicalement ; je pense à la sublime Musica callada de Federico Monpou… _ dans cette humidité.

Renieri  a peint d’autres tableaux pour les Terese, une Annonciation et un Archange Gabriel qui figureraient dans les réserves du musée de l’Accademia. D’après mon compagnon, une œuvre de Renieri et une autre de Jacopo Guarana sont entreposées au musée diocésain, l’établissement que dirige le Grand Vicaire.

Cette liste donne un aperçu de ce que fut la magnificence _ voilà _ des Terese. Deux statues représentant les prophètes Élie et Élisée, attribuées à Andrea Cominelli, encadrent encore le maître-autel. Pourquoi n’ont-elles pas été enlevées ? Mystère. Leur présence au milieu de ce désordre a quelque chose d’incongru. A moins que ce ne soit l’ultime message d’espoir laissé involontairement par un catholicisme qui a toujours voulu jouer _ tout particulièrement à Venise la sensuelle (et la ville des ridotti et casini…) _ la promesse contre la chute _ l’espoir de la jouissance (du Paradis) plutôt que la crainte du châtiment (de l’Enfer).

La promesse, c’est-à-dire l’accomplissement, je me demande bien où elle git _ désormais _ dans ces ruines. Me revient alors en mémoire le mot interdit que j’avais imaginé _ cf page 234 _, exécration » _ qui signifie dé-sacralisation.

S’impose alors relire un passage important aux pages 233-234 (chapitre 33) :

« On m’objectera une fois de plus : que possède de plus _ par rapport à une église ouverte _ une église fermée ? En quoi son inaccessibilité la désignerait-elle comme supérieure à un bâtiment religieux ouvert ? (…) Différente, à coup sûr, la fermeture change tout _ du tout au tout, même. Elle confère au sanctuaire une intériorité secrète _ voilà _ qui n’est pas _ en sa singularité d’exception _ comparable aux autres. Une qualité de silence _ voilà ! _ qui grandit l’espace _ simplement matériel, lui, du lieu. L’intégrité, qu’elle a gardé _ voilà : elle ne l’a pas perdue ! _, en même temps que la permanence _ aussi _ d’un manque _ perceptible ; et fondamental en la puissance de sa capacité dynamique _ : ainsi se distingue-t-elle. Je l’ai perçue à San Lorenzo (…) : une présence en creux qu’accompagnait, je m’en rends compte maintenant, un trouble qui peut se confondre avec un sentiment d’angoisse. (…) Par-dessus tout appréhension de déranger l’ordonnance d’un monde en lui-même, souterrain, absolument inconnu, comme si dans la pénombre se dissimulait sous ces voûtes et derrière ces colonnes la présence d’un hôte insaisissable _ voilà. Et toujours cette injonction _ sacrale _ qui ressemble presque à une menace : Noli me tangere. Ne me touche pas ! Ne m’effleure même pas.

(…) Peut-être Hugo Pratt

_ « Dans son goût pour l’ésotérisme, son penchant pour les mystères qui doivent le rester, Hugo Pratt _ 1925 – 1998 _ l’avait rappelé dans notre parcours de la ville, il y a une trentaine d’années _ peut-être en 1988. Il disait à peu près : ces espaces fermés sont les pages d’un grand livre à déchiffrer _ voilà _, mais tout ne doit pas être pénétré ; ces lieux ont droit à une part de secret qu’il faut respecter « , page 234 aussi ; auquel j’ajoute ce mot de Lacan, donné à la page 239 : « Le gai savoir consiste à « jouir du déchiffrage » »…  _,

peut-être Hugo Pratt voulait-il indiquer que face à ces temples silencieux, épargnés par la multitude _ des touristes _, il fallait renoncer à avoir le dernier mot ? Le mot invisible qui fait défaut, la clé d’accès qui permet d’encoder : se détourner de cette part intime. Ce mot impossible, je n’aurai pas la prétention de l’avoir trouvé. J’en ai imaginé un. Sans doute en existe-t-il d’autres, de plus appropriés. Qui sait ? Rêvons un peu. Si ma quête finissait par se révéler fructueuse, il n’est pas impossible de le capturer, ce mot manquant. En attendant, le voici.

Ce nom est exécration » _ qui signifie action (sacrilège) d’ôter la sacralité.

Fin ici du dernier chapitre, le chapitre 45, à la page 322.

Me reste encore l’Épilogue _ et ses quatre exemples finaux _ à relire et commenter.


Ce lundi 24 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches, dans Venise, de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour » (II)

21juin

En ouverture du chapitre 31,

à la page 212 de son Venise à double tour,

Jean-Paul Kauffmann,

« avant les fêtes de Noël » _ il s’est installé à Venise, dans un appartement de l’île de la Giudecca qui a vue sur le Canal et les Zattere (de Dorsoduro, en face) au début de l’automne (« En ce début d’automne, l’air est doux, la lumière, comme toujours ici, sensuelle et indéfinissable, une brillance si délicate et charnelle _ voilà : les deux _ que, pour se tirer d’affaire _ afin de bien la caractériser _, on ne peut que s’en rapporter aux couleurs des grands peintres de Venise, en particulier Véronèse, même si son opulent jaune soleil tirant sur le safran est sans doute moins notoire que son vert« , page 42) _,

fait un utile point des avancées et impasses de sa démarche de se faire ouvrir les églises fermées de Venise _ à la recherche (du moins au départ) patiente, obstinée, méthodique de « la peinture qui miroitait dans la pénombre » qui l’avait fortement impressionné lors de son bref tout premier passage (plutôt que séjour) à Venise l’été 1968 (ou 69) ; soit presque cinquante ans auparavant !, « l’image disparue : une peinture qui miroite » (page 19), « je me vois contemplant un mur dans la pénombre… La peinture qui l’illumine…«  (page 29), ayant donné lieu à cette étrangement forte impression d’alors (qui continue toujours de venir l’intriguer : « Pourquoi avais-je ressenti cette impression d’étrangeté, de douceur ?« , page 29), qu’il aimerait retrouver et pouvoir-vérifier, probablement en quelque église vénitienne un peu obscure. Et comme jusqu’ici il n’est parvenu à la dénicher en aucune des multiples églises explorées lors de ses nombreux, pourtant, séjours à Venise depuis (« les séjours se sont succédé _ entre 1968 ou 69 et 1985 _ puis accélérés après ma libération en 1988. Et cette église, ce palais que je ne réussissais pas à retrouver…« , page 29), « le chasseur«  en venu à l’idée que cette église parcourue du regard il y a cinquante ans, en 1968 ou 69, doit probablement être, maintenant, fermée au public ; et qu’il s’agit donc pour lui de réussir à se la faire ouvrir ! voilà le défi (de déverrouillage) on ne peut plus concret auquel Jean-Paul Kauffmann se propose de répondre en ce présent séjour prolongé le temps qu’il faudra, cette fois, pour une très systématique recherche dans les moindres églises fermées de Venise (au nombre apparemment d’une quarantaine) ; le temps qu’il faudra, donc, pour retrouver « la fameuse peinture qui brillait dans la pénombre lors du premier voyage«  (page 327) _ ;

un point qui nous aide bien, nous aussi, ses lecteurs, à nous repérer _ une bonne carte, bien précise, de Venise pouvant elle aussi venir à notre secours ! _ dans son périple de recherche (et découvertes progressives) ;

et qu’il reverra et complètera en l’Épilogue _ important en sa brièveté de cinq pages _ du livre, aux pages 323 à 327 :

« Voici un point _ page 212, donc, au chapitre 31 (le livre en comporte 45, avec, aussi, un Épilogue) _ de la situation avant les fêtes de Noël.

Combien d’églises se sont ouvertes ? _ en ces trois mois écoulés depuis le début de l’automne… Une seule, San Lorenzo _ dans le sestier de Castello _, et encore par hasard _ et regardée pas plus de trois minutes, cette fois-là du moins.

Une fausse église fermée puisqu’il lui arrive d’être parfois ouverte _, Santa Maria della Visitazione _ dans le sestier de Dorsoduro, sur les Zattere.

Une, entredéverrouillée et _ définitivement _ inaccessible, Sant’Anna _ dans le sestier de Castello.

En attente : San Benetto sestier de San Marco _, San Fantin _ sestier de San Marco, aussi, face à la Fenice _ et Spirito Santo _ sestier de Dorsoduro, sur les Zattere, elle aussi. Ces trois-là dépendent du bon vouloir du Grand Vicaire _ Don Gianmatteo Caputo, un des deux préfaciers de Venise mariale _ Guide artistique et spirituel, de Noëlle Dedeyan. Il tarde à donner son feu vert _ nous apprendrons quarante pages et six chapitres plus loin, au chapitre 37, pages 255-256, que « le portier suprême a fait savoir que la visite _ promise par lui-même _ des trois églises n’était pas possible. Il se défile en sous-entendant qu’il n’a pas fait de promesse formelle. Sa secrétaire allègue un « planning de folie » pour les fêtes de Noël. Et après Noël ? a demandé Alma. Silence embarrassé au bout du fil. Sua Grandezza a, semble-t-il, tourné la page. (…) C’est un coup dur. A quelques semaines du départ dont je n’ai pas encore fixé la date _ mais le départ de Venise sera, bientôt, heureusement pas mal repoussé _, force est de constater que le chasseur que je suis _ voilà _ ne dispose plus que deux hypothétiques cartouches (Santa Maria del Pianto et les Terese). Je suis sur le point de revenir bredouille »

_ pour ce qui concerne Santa Maria del Pianto, l’espoir provient de la promesse reçue lors du concert de Noël à la salle des Anges, « l’auditorium vaste et lumineux qui fait partie de la Scuola Grande de San Marco, devenue _ désormais _ l’hôpital civil de Venise. (…) Pendant la pause _ de ce concert dit de Noël _, je suis présenté à l’un des grands pontes de l’hôpital dont m’avait parlé Alma. Aussitôt je devine l’homme d’action, sociable et concret, cherchant _ lui _ à résoudre dans l’immédiat les problèmes qui se présentent sans se perdre _ lui _ dans le méandre de ces mesquineries qu’autorise le pouvoir. On lui a vaguement raconté mon histoire. Il ne tergiverse pas. Sans poser de questions, il donne aussitôt son autorisation _ voilà ! _ pour la visite de Santa Maria del Pianto, le sanctuaire mystérieux au milieu d’un jardin, permission accordée très rarement, me précisera sa collaboratrice tout aussi avenante«  ;

 

et pour les Terese, dans le sestier de Dorsoduro, l’espoir vient de ce que vient tout juste d’apprendre (aux pages 253-254 du chapitre précédent, le chapitre 36) à Jean-Paul Kauffmann « le Cerf blanc« , Alessandro Gaggiato : ce dernier s’est en effet fait ouvrir, et il y a relativement assez peu de temps, les Terese grâce au curé de l’église voisine : « il a obtenu la permission grâce au curé de l’église voisine, San Nicolò dei Mendicanti, « un homme excellent ». (…) C’était une journée grise et pluvieuse de mars. Néanmoins l’église recevait des fenêtres une belle lumière égale. (…)

_ Pensez-vous que le curé de San Nicolò me donnerait la permission d’y entrer ?

Il _ Alessando Gaggiuta, le Cerf blanc _ ménage un très long temps de pause. Pour le coup, j’ai l’impression qu’un ange passe.

_ Je vais le lui demander. Je pense que c’est possible« .

Fin ici de l’incise à propos de ces « deux hypothétiques cartouches«  d’espoir du « chasseur » (d’églises closes à déverrouiller), pour reprendre la métaphore de la page 256.

Incertitude quant à l’IRE _ l’Istituto Di Ricovero E Di Educazione de Venise _, l’organisation qui détient les clés des Penitenti _ dans le sestier de Cannaregio _ ainsi que de l’Ospedaletto _ sestier de Castello _ et des Zitelle _ sestier de Dorsoduro, dans l’île de la Giudecca. Jean-Paul Kauffmann a en effet obtenu, par Alma, un assez prometteur contact à l’IRE, celui d’Agata Brusegan, conservatrice des archives à l’IRE ; mais les déceptions lui ont appris à demeurer jusqu’au bout méfiant… 

Vagues espérances _ mêmes remarques que pour l’IRE _ pour l’hôpital civil de Venise qui a la haute main _ lui _ sur Santa Maria del Pianto _ sestier de Castello _ et Mendicanti _ même chose : les deux sanctuaires se trouvant au sein du vaste domaine de l’hôpital civil de Venise (l’ancienne Scuola di San Marco, qui jouxte Zanipolo) ; mais je viens d’y faire allusion.

Inutile de s’étendre sur les cas d’autres sanctuaires cadenassés devant lesquels je passe régulièrement… Ceux-là sont des causes désespérées. Ils me mortifient. Je dois les oublier. Je les cite néanmoins pour mémoire et par masochisme _ à ce stade, du moins, de la recherche. Les Terese _ sestier de Dorsoduro _, Sant’Andrea della Zirada _ sestier de Santa Croce _, Sant’Aponal _ sestier de San Polo _, Misericordia _ sestier de Cannaregio _, Sant’Agnese _ sestier de Dorsoduro _, Catecumeni _ sestier de Dorsoduro, aussi _, Eremite _ sestier de Dorsoduro, encore _, Santa Giustina _ sestier de Castello _, etc.

Ajoutant encore :

« Une mention particulière doit être faite pour la Giudecca _ l’île sur laquelle réside à Venise notre « chasseur«  _ avec Santa Croce et Santi Cosmo e Damiano, ces deux édifices qui ponctuent ma promenade de début de soirée. Ils me font rêver. Curieusement, leur fréquentation assidue ne crée chez moi _ à l’inverse des autres _ aucun sentiment de frustration« .

Sur ces huit églises fermées que vient de passer en revue, page 212, le « chasseur« , sans compter la visite chanceuse _ à venir un peu plus tard _ de Santi Cosma e Damiano (elle sera narrée au chapitre 36, aux pages 262 à 266), l’obstiné chercheur réussira à en faire ouvrir six deux de cette liste lui demeureront closes : Sant’Andrea della Zirada et Sant’Aponal ; de même que les trois promises sans tenir sa parole par le Grand Vicaire : San Benetto, San Fantin et Spirito Santo ; pour ce qui concerne Santa Croce, on s’attachera au paradoxal profit que tirera de son cas pourtant négatif l’Épilogue, page 326…

Cependant, nous déclarera-t-il, triomphant, dans l’Épilogue, à la page 323,

« J’ai finalement _ considérablement _ prolongé _ bien au-delà de ce Noël, donc _ mon séjour _ vénitien. Par recoupements _ de contacts positifs _, par chance, obstination aussi _ forcément _, beaucoup d’églises se sont _ en effet, par la suite _ ouvertes _ Jean-Paul Kauffmann nous faisant grâce du détail (trop anecdotique probablement, et surtout répétitif, désormais ; et qui deviendrait fastidieux) des circonstances de ces peu espérées, un moment difficile, ouvertures. (…) Je ne résiste pas au plaisir de nommer ici _ mais c’est aussi un plaisir pour nous, lecteurs (et arpenteurs tenaces des calli de Venise), que de partager avec lui la connaissance de ses réussites finales ! _ les sanctuaires où j’ai pu pénétrer » _ et ce n’est probablement, non plus, pas tout à fait pour rien que tout cela advient sous les auspices du patronage du vénéré Casanova (dont le nom est prononcé à huit reprises, aux pages 15, 317 et 318), en plus de celui de Lacan, amoureux fidèle, lui aussi, de Venise : « Casanova n’était pas un saint, mais certainement un homme selon mon cœur. Ce n’était pas tant le don Juan libertin qui m’importait que le « grand vivant » (Cendrars), l’homme supérieurement libre, toujours gai, dépourvu de tout sentiment de culpabilité. Sa devise, « Sequere deum » (Suis ton dieu), n’était pas si éloignée du « Ne pas céder sur son désir » de Lacan« , page 318 _ :

« Les Penitentiles Zitelle, Ospedaletto, San Marziale _ non mentionné jusqu’ici, situé dans le sestier de Cannaregio _, Santa Maria Mater Domini _ non plus, dans le sestier de Santa Croce _, Santa Caterina _ non plus, dans le sestier de Cannareggio _, San Giovanni Evangelisti _ non plus, dans le sestier de San Polo _, Sant’Agnese, San Girolamo _ non plus, dans le sestier de Cannareggio _, Santa Giustina, Cappuccine _ non plus, dans le sestier de Cannaregio lui aussi _, Eremite, Santa Maria della Misericordia, Santa Margherita _ non plus, dans le sestier de Dorsoduro _, Catecumeni, San Gallo _ non plus, dans le sestier de San Marco _, Maddalena _ non plus, dans le sestier de Cannaregio _, San Gioacchino _ non plus, dans le sestier de Castello _ et Soccorso«  _ non plus, dans le sestier de Dorsoduro. Pour ma part, je les situe sur mon plan détaillé de Venise…

Dans mon article d’avant-hier _  _,

j’ai commencé à cerner ce qu’apprend _ étape après étape, station après station de son aventure courageuse de visites si difficiles à obtenir _ à découvrir _ d’assez divers, et surtout par sérendipité ! _ Jean-Paul Kauffmann en jetant un œil dans ses premières églises fermées _ ou supposées telles par lui _, Santa Maria della Visitazione (au chapitre 10, pages 73-74, dans le sestier de Dorsoduro), Sant’Anna (au chapitre 18, pages 126 à 128, dans le sestier de Castello), et San Lorenzo (au chapitre 21, surtout, aux pages 144 à 153, puis au chapitre 44, aux pages 306 à 311, dans le sestier de Castello aussi ;

la réflexion sur cette perception _ de plus en plus pointue et incisive _ de l’espace intime ecclésial _ en la gamme des présents états, fort divers, de ces monuments _ se poursuivant et développant, pour le cas d’espèce _ important ! c’est un tournant de l’aventure ! et quatre chapitres lui sont consacrés en suivant (21, 22, 23 et 24), avant encore un autre, le chapitre 44 (aux pages 306 à 315) _ de San Lorenzo, aux trois chapitres suivants ce chapitre 21, les chapitres 22, 23 et 24, aux pages 154 à 169) ;

et elle concerne une très fine analyse de la perception de l’espace intérieur et le dispositif _ avec  ce qui en reste (ou pas) _ de cette église ;

et des autres églises aussi, à partir de cette prise de conscience-là, à San Lorenzo.

Les deux découvertes suivantes du « chasseur » seront San Lazzaro dei Mendicanti (au chapitre 32, pages 226 à 228) ; et Santa Maria del Pianto (au chapitre 41, pages 282 à 292) : les deux églises faisant partie du même domaine de l’hôpital public, l’ancienne Scuola di San Marco, dans le sestier de Castello. Les remarques concernant chacune des deux, ainsi que leur violent contraste, sont à la fois précises et bien développées : le chapitre 41 concernant Santa Maria del Pianto marquant à son tour un des temps forts de la méditation subtile et perspicace de l’enquête.

Avec aussi, entretemps, au chapitre 38 et aux pages 262 à 266, un coup d’œil par surprise jeté en catimini, et en se faisant surprendre, aux Santi Cosma e Damiano (dans l’île de la Giudecca) _ caractérisant un des devenirs présents (non religieux : de ré-affectation) de ces églises fermées.


Le dernier grand moment de la « chasse« , prend place au tout dernier chapitre _ et c’est un climax ; juste avant le point final, et conséquent, en sa relative brièveté (cinq pages: 323 à 327), de l’Épilogue _, le chapitre 45, aux pages 316 à 322, qui concerne l’accès _ acrobatique _ aux Terese, et leur visite _ dans le sestier de Dorsoduro, juste en face de San Nicolò dei Mendicanti, dont le curé « homme excellent«  que connaît Alessandro Gaggiato, possède la décisive clé ; cf le très beau récit de l’ouverture de la (sublime !) porte des Terese, à la page 319.


Quant à l’Épilogue, aux pages 323 à 327, outre le palmarès des églises réputées fermées que le « chasseur » est parvenu à visiter, il fait un sort important, bien que bref, à quatre cas _ spéciaux et paradoxaux _ d’école _ trois cas positifs (quant à l’objectif de réussir à y pénétrer ; mais qui révèleront, chacun des trois, un « manque« , un « défaut« , différent chaque fois ; et suscitant au final de la frustration malgré la pénétration réussie du sanctuaire) et un cas négatif, mais dont la leçon indirecte se révèlera, elle, a contrario, étrangement positive, en cet ultime cas, celui, impénétré, de Santa Croce (dans l’île de la Giudecca) ; cas qui suffira à l’auteur à considérer qu’il ne lui est plus nécessaire de poursuivre l’enquête à Venise ; lui signifiant très clairement que le tour de la question fondamentale a maintenant été réalisé.

Il s’agit ici des cas des Penitenti (page 324-325, dans le sestier de Cannaregio),

de la Misericordia (page 325, dans le sestier de Cannaregio aussi)

et du Soccorso (pages 325-326, dans le sestier de Dorsoduro ;

ainsi que de Santa Croce (page 326, dans le sestier de Dorsoduro, dans l’île de la Giudecca).



Et, comme tout à fait incidemment, la toute dernière page, la page 327 de l’Épilogue, viendra aussi nous apprendre, in extremis _ mais sans s’y attarder du tout ! _quelle était cette « peinture qui miroitait » l’été 1968 (ou 69) ; ainsi que sa localisation effective ; et ce n’était pas une église !

De même que le lieu _ splendide ! éblouissant ! _ de sa contemplation _ pas forcément aisée, désormais, pour le publicn’a rien, non plus, d’une pénombre obscure…

Comme quoi…

Mais l’auteur s’abstient là du moindre commentaire _ ce Mac Guffin (appât de tant d’années de séjours vénitiens renouvelés depuis 1968, et surtout 1988) se révélant avoir été in fine bien plus fécond que ce qu’il promettait, en ce qu’il a permis d’apporter de bien plus profond encore que l’expérimentation d’une seconde confrontation à l’objet désiré au départ, aux yeux du « chasseur« …

Nous laissant bien, à nous lecteurs, le soin de former seuls le nôtre, de commentaire _ peut-être lacanien… à cette connaissance révélée in extremis, à la toute dernière page, de la factualité de cette localisation _ tiepolienne : mais en 1968, le nom de Tiepolo ne disait encore rien au bien jeune encore Jean-Paul Kauffmann… Il faut probablement les péripéties un peu complexes d’une assez longue vie (à rebondissements) pour étoffer et muscler une un peu consistante (et surtout vraie) expérience personnelle (et culturelle).

Mais si Jean-Paul Kauffmann s’était trop vite rendu compte de cette localisation de « la peinture qui miroitait »c’est de toute cette riche enquête-méditation _ à horizon métaphysique quant à « l’alpha et l’omega«  des choses _ sur les espaces encore vivants _ et capables de résilience _ ou déjà moribonds, des églises fermées vénitiennes, que nous aurions été, après l’auteur, nous aussi, ses lecteurs, privés (et frustrés) :

la longue errance de départ, et trente année durant _ 1988 – 2018 _ prolongée, dans Venise, de ce désirant passionné et masochiste _ pour la plus humaine (désirante) cause qui soit : casanovienne… _ qu’est Jean-Paul Kauffmann

a donc eu, in fine, beaucoup de bon ;

dont la superbe aventure de ce livre, Venise à double touraux Éditions des Équateurs…

Et nous lui en savons gré…

Ce vendredi 21 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Enfin de justes mots en français sur Venise : Jean-Paul Kauffmann, en son sensuel « Venise à double tour »

13juin

Longtemps je me suis irrité 

contre l’incapacité de la plupart des Français à trouver des mots justes

sur Venise

_ cf ma série d’articles du second semestre 2012 (26 août, 4 septembre, 31 octobre, 23 décembre et 30 décembre) :

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 ;

 ;

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Et là,

je découvre le Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann

_ qui, lui, valorise, au passage, le regard sur Venise, et de Sartre, en son trop méconnu La Reine Albemarle, ou le dernier touriste ; et de Lacan, via divers témoignages, dont le La Vie avec Lacan, de Catherine Millot, ou le film de Gérard Miller, Rendez-vous chez Lacan ; et, de Lacan lui-même, sa conférence, Le Triomphe de la religion.

Enfin un Français vraiment curieux _ et de fond ! il s’y consacre à plein temps ; et tout le temps qu’il faut vraiment à sa quête : au moins plusieurs mois…de la Venise la plus intime et la plus secrète _ qui est _ ;

à l’instar de ce vrai vénitien _ retrouvant sa Venise quittée un long moment (pour des raisons de travail loin d’elle) _ que fut le Paolo Barbaro (Ennio Gallo, 1922 – 2014)

de son merveilleux et magique _ un indispensable !!!! _ Petit Guide sentimental de Venise

_ un titre français absurde, pour cette merveille qu’est son Venezia La Città ritrovata _ L’idea di città in una nuova guida sentimentale… Et il se trouve que la traductrice de ce trésor est Nathalie Castagné, avec laquelle je me suis entretenu le 9 avril dernier chez Mollat…

Tenter de « retrouver« 

étant pour Jean-Paul Kauffmann _ comme cela avait été le cas pour le vénitien Paolo Barbaro (l’ingénieur hydraulicien Ennio Gallo) de retour en sa chère cité un trop long temps quittéela clé du regard curieux, intensif et infiniment patient que Jean-Paul Kauffmann va porter des mois durant sur Venise, via sa quête, que rien n’arrête, de maints trésors cachés (tenus sous de puissants scellés) de celle-ci, en vue de se mettre une seconde fois en présence d’une image singulière dont la source _ en quelque sombre église vénitienne, lui semble-t-il _ n’a jusqu’ici pas été localisée par lui

Au départ du récit, le trésor à « retrouver« 

se situerait, dans l’esprit du chercheur du moins, en quelque sanctuaire d’église un peu obscure, pénombreuse…

D’où le choix radical d’inspecter seulement des églises, à l’exclusion de tout autre monument : palais, scuole religieuses, musées, etc… : il est déjà bien malaisé de parvenir à remettre la main sur une si précieuse _ minuscule _ aiguille en une si _ gigantesque _ meule de foin…

La quête présente de Jean-Paul Kauffmann est donc précisément ciblée, du moins en son presque anodin _ ou futile, mais tout de même marquant, et surtout carrément obsédant _ départ

_ et ne serait-ce pas là, mais à son corps défendant, cela nous devons le lui accorder, seulement un hitchcockien Mac Guffin (le terme est prononcé à la page 49) ? _ :

« retrouver«  _ et il y parviendra, même si ce sera, in fine, très obliquement, et ailleurs que là où il cherchait… : il le confiera in extremis, à la toute dernière page de ce récit _, re-éprouver la sensation _ étrangement puissante : au point de l’amener-contraindre à s’installer, lui, ainsi, plusieurs mois durant à Venise… _ éprouvée lors de son premier _ très éphémère _ passage _ plutôt que séjour : ce fut très court, et même évanescent… _ à Venise, l’été 1968 ou 1969, l’auteur ne se souvient même plus très bien de l’année, de retour d’un long voyage en Crète, Grèce et Yougoslavie ;

et pas vraiment « retrouvée«  telle quelle, en sa singularité du moins, depuis, lors de fréquents _ et même réguliers _ séjours à Venise, cette sensation

(face à « une peinture qui miroite« , page 19 ;

et à la toute fin du récit reviendra l’expression : « la fameuse peinture qui brillait dans la pénombre lors du premier voyage« , page 327 _ le verbe « miroiter » étant, mine de rien, diablement important ! même si l’auteur semble n’y prêter à nul moment attention, ni même ne s’y attarde : pas un seul mot de commentaire réflexif ou méditatif ne lui est consenti… _) ;

en dépit des nombreux séjours renouvelés _ depuis 1988 (son retour du Liban) tout particulèrement _ de l’auteur en cette ville, accomplis précisément pour confronter cette étrange et toujours puissante _ bien que vague _ émotion primale éprouvée jadis _ sur le mode d’une étrange obsédante « douceur« … _ face à une image « miroitante » bien réelle _ mais en quelque sorte égarée en les arcanes-tiroirs de sa mémoire, faute, aussi, de pouvoir en situer (et retrouver, revisiter, revoir) le lieu singulier de la scène-événement primitive _ à la sensation d’un présent qui la rafraîchirait, ou pas ; afin de comprendre peut-être enfin les raisons de cette marquante impression d’alors :

« depuis cinquante ans, je ne cesse de revenir bredouille _ de mes recherches de cette peinture à Venise. La poursuite exigerait d’être menée plus rondement _ en s’y consacrant pleinement, méthodiquement et exclusivement : systématiquement. La chasse _ voilà ! (cf l’exergue du livre, emprunté à Pascal : « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses« …)_ n’a rien donné jusqu’à présent. On n’attrape pas une ombre _ brouillée, pas assez consistante, parce que demeure aussi mal localisé le site de l’advenue de l’émotion insidieuse persistante à laquelle donna lieu cette peinture « miroitante » : « qui brillait dans la pénombre » de quelque sanctuaire sacré, pensait-il…

En tout cas, je m’obstine _ à rechercher-retrouver le lieu (très probablement une église) de cette « image miroitante » puissante. L’obstination plus que la force d’âme m’a permis dans le passé de résister à l’enfermement« , nous confie-t-il alors à la sauvette, sans  s’y attarder, page 18.

Alors, en effet _ en situation (sauvagement rude) d’otage, au Liban, du 22 mai 1985 au 4 mai 1988 _, « je devais à tout prix identifier (des) épaves de la mémoire. Ce jeu _ actif et exigeant _ me permettait _ lui seul _ de tenir debout _ en tant que personne encore un peu humaine. Il consistait à mettre un nom _ précis ; pensons aux animaux qui ne possèdent pas cet atout… _ sur des moments, des scènes, des événements qui n’étaient que des flashs _ évanescents et étrangement forts à la fois. Et la relative cohérence (avec trous, cependant) de la mémoire est bien ce qui peut assurer tant bien que mal, de bric et de broc, l’unité infiniment complexe (et toujours un peu problématique : à trous…) de l’identité de toute personne humaine (via des mots, tout particulièrement, qui donnent un contour un peu précis, et tenu, formé, à ces images le plus souvent flottantes) : les philosophes nous l’apprennent. D’où la tragédie d’effondrement irrémédiablement destructeur d’Alzheimer…

Ces impressions, je les avais vécues naguère, mais leur contour _ voilà _ était _ _ estompé » _ cf ici ce qu’apporte comme ressource essentielle et fondamentale le concept idéal d’idée (jusqu’à le sacraliser en Idée) chez Platon…

Et pages 19-20 :

« dans l’enchaînement des séquences qui ont composé ce séjour _ passé _, de nombreux espaces vides, en tout cas mal comblés _ laissés vagues, indistincts et confus _, m’ont toujours empêché de localiser avec précision _ voilà ! _ l’image _ vénitienne _ disparue : une peinture qui miroite _ voilà ce qui demeure d’elle encore ; et à quoi se raccrocher : le miroitement lumineux d’une peinture ; on remarquera aussi le retour, à plusieurs reprises, et à des moments de révélation cruciaux, du mot « illumination«  Qu’avais-je vu exactement ? Je n’ai cessé _ depuis _ de le chercher _ dans les églises de Venise. Les églises ouvertes _ déjà explorées jusqu’ici dans l’espoir de cette retrouvaille _ n’ayant rien donné, je vais à présent me tourner vers les églises fermées _ au public depuis lors. L’objet _ perçu-aperçu une fois, autrefois : « miroitant«  _ de ma quête y est enfoui _ et donc à exhumer-retrouver et revoir : voici le nouveau défi (très concret, très matériel, lui) qui vient se surajouter à (et en) cette quête sensitive, à partir de ce qu’a laissé émotivement comme trace fugace conservée, la mémoire.

Mais on ne déverrouille pas si facilement une église, surtout vénitienne, avec ses tableaux, ses autels incrustés de gemmes, ses sculptures _ tout cela évidemment très précieux.

Venise _ la richissime alors _ a thésaurisé _ voilà ! _ un patrimoine artistique d’exception _ et qui, d’ailleurs, donne assez vite carrément le vertige, à la visite de cette accumulation-surdose exhibée de trésors : notre capacité d’attention-concentration comporte en effet des limites ; et se lasse-fatigue plus vite que les muscles de nos jambes parcourant (jubilatoirement) le labyrinthe des Calli, à Venise. De l’air ! Je pense ici à ma propre sensation d’étouffement éprouvée tout particulièrement en l’église des Carmine, face à l’impossible (à mes yeux !) accumulation des toiles peintes accrochées partout sur les murs, sans le moindre espace vide d’un peu de respiration ; une impression jamais ressentie en aucune église ailleurs qu’à Venise, par exemple à Rome… Ni encore moins en France. Réglementé et surveillé jalousement. (…)

Beaucoup d’églises sont _ désormais _ fermées à jamais _ peut-être _, faute de prêtres et de fidèles _ et même de Vénitiens continuant à vivre-résider à demeure dans la Venise insulaire même : chaque année cette Venise insulaire perd de ses habitants. Certaines, menaçant ruine, soutenues par des étais, sont interdites pour des raisons de sécurité _ certes : et plus que les usures naturelles du temps même, c’est le défaut d’entretien de la part des hommes qui défait-déchiquète, jusqu’à l’irréversibilité, un jour, de la ruine, les monuments : le défi de les restaurer devenant, à un certain seuil de décomposition, matériellement insurmontable. Quelques unes ont changé d’affectation _ faute de capacité suffisante d’entretien de toutes par l’Église ou les autres institutions qui en ont la responsabilité, aujourd’hui. Elles sont transformées en musées, bureaux, entrepôts, appartements, ou encore salles de spectacle _ et pouvant re-devenir alors, à l’occasion, accessibles à une visite.

Les églises closes de Venise, surtout celles qui s’ouvrent _ comme capricieusement _ de temps à autre, suscitent en moi un état de frustration insupportable _ : suscitant le défi ultra-vif et on ne peut plus concret de remédier à cette frustration de visite par ses propres efforts et sa sagacité, quasi héroïquees, à obtenir de les faire exceptionnellement ré-ouvrir… Impossible de prévoir leur accès. (…)

Mon séjour à Venise, je vais le consacrer _ voilà ! du sacré se cachant effectivement en cette entreprise kauffmannienne… _ à _ tâcher de _ forcer les portes _ le plus souvent, et il faut le souligner, belles, ou du moins profondément émouvantes ; cf là-dessus l’œuvre picturale particulièrement touchante de Roger de Montebello ; qui a choisi de carrément vivre (depuis 1992) à Venise _ de ces sanctuaires _ puisque ce ne peut être qu’en un tel sanctuaire ecclésial qu’eut lieu le miracle si marquant (et désormais obsédant) de la rencontre de « la peinture qui miroitait«  Approcher _ quel sport herculéen ! _ des administrations réputées peu localisables _ déjà leurs sous-officines se cachent à force de discrétion ! _, régentées par une hiérarchie aussi contournée qu’insaisissable. La burocrazia _ abusant bien peu charitablement et jusqu’à l’absurde de son pouvoir (de refuser d’ouvrir).

J’ai repéré depuis longtemps _ voilà : ces verrous, chaînes et cadenas sont des provocations pour la passion de la curiosité ! _ diverses églises toujours cadenassées.« 

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L’enquête, narrée en les moments les plus décisifs _ d’avancée, ou blocage et impasse : ils forment des étapes, des paliers haletants du parcours de recherche _ de son défilement, se révèle bien sûr passionnante déjà par son détail, savoureux ; et amène l’auteur à méditer, au passage, sur la peut-être plus lointaine origine _ que ce flash vénitien de 1968 ou 69 _ de cette persistance mémorielle de l’impact de l’émotion éprouvée face à une telle image origine liée, nous le découvrirons, à l’histoire en amont, durant l’enfance, de la formation même de la sensibilité religieuse _ et catholique davantage que chrétienne _ de Jean-Paul Kauffmann. Et c’est là un des éléments forts et fascinants de ce livre…

Sur cette distinction entre « chrétien » et « catholique« , cf les éclairantes remarques de l’auteur aux pages 130-131 :

« Le côté catholique l’emporterait _ l’auteur reste prudent _ davantage (que le côté chrétien) chez moi _ à la différence de son épouse Joëlle.

Le rapport _ tridentin, jésuitique peut-être même _ à l’image, au visible, au spectacle. La dialectique de la loi et du désir. Et cette façon d’avoir listé les sept péchés capitaux ! Ce sont tout de même ces vices qui mènent _ partout _ le monde _ Jean-Paul Kauffmann leur est en effet très sensible. Reconnaissons aussi que, à part l’avarice et l’envie _ deux passions tristes _, ils donnent du sel à notre condition humaine _ laquelle serait bien plate et fade sinon…

Voilà pourquoi je me sens _ très sensiblement, sinon sensuellement même, mais oui _ lié à cette religion _ catholique.

La rémission des péchés est une invention géniale _ diabolique ? Il n’y a aucune faute, aussi grave soit-elle _ vraiment ? _, qui ne puisse être remise. Avec le catholicisme, on trouve toujours des arrangements _ en en payant le prix (assez infime) de la contrition : c’est plutôt commode ! Quiconque commet une faute sait qu’il sera _ toujours _ accueilli à bras ouverts et reconnu _ pardonné ! _ en tant que pécheur.

La vraie indignité n’est pas d’enfreindre, mais de prétendre _ auprès de l’autorité maternelle ecclésiale, qui ne pardonnerait pas cela ! _ ne pas avoir enfreint« …

Et aussi ceci, page 144 :

« Le catholicisme, religion de l’incarnation _ et du mystère de la présence réelle dûment éprouvée _, on le ressent à Venise plus qu’ailleurs _ thèse cruciale décisive pour le devenir personnel existentiel de Jean-Paul Kauffmann lui-même ; et sa fidélité singulière aux séjours vénitiens.

Ce corps souvent nié ne cesse ici _ tout spécialement, à Venise _ d’être _ hyper-sensuellement _ glorifié. S’il existe une ville qui nous fait croire à l’ambivalence du christianisme, qui a toujours su jouer supérieurement _ Venise est aussi la cité des ridotti… _ sur la dialectique du bien et du mal, c’est bien _ la marchande et habile _ Venise.

La peinture traite de sujets sacrés, mais elle ne cesse d’exalter _ tridentinement et post-tridentinement, pour séduire _ la nudité, la chair, la beauté des corps _ des anges et des saints.

Je sais bien que les liens entre la religion catholique et la culpabilité ne sont plus à démontrer, mais ils me semblent manquer _ pour ce qui concerne le penchant mis sur la culpabilité _ dans « la ville contre nature » » _ qu’est décidément Venise (le mot est de Chateaubriand) ; la Venise de ce « grand vivant«  qu’a été Casanova, probablement le Vénitien emblématique de sa ville, si on le comprend bien, à revers des clichés… Et Sollers appartient lui aussi à cette famille d’esprits (portés sur le charnel)…

La superbe expression « grand vivant« , empruntée à Cendrars, se trouve à la page 318 :

« En 1988, quelques semaines après ma libération _ du Liban _, je suis allé me réfugier _ raconte ici Jean-Paul Kauffmann _ dans la ville d’eau de Karlovy Vary en Tchécoslovaquie, l’ancienne Karslbad. (…) J’étais sonné, indifférent. Je ne ressentais _ voilà le péril _ aucun appétit, aucune sensation. Ma seule envie _ voilà, au milieu de cette terriblement asséchante acédie  _ était d’aller visiter le château de Duchcov _ anciennement Dux _ où Casanova _ le Vénitien par excellence ! _ avait vécu les dernières années de sa vie comme bibliothécaire du comte de Waldstein. (…) On avait pris à tort mon souhait pour un caprice. Ce n’était pas une lubie. Je me sentais perdu, je ne savais pas à quel saint me vouer _ voilà. Casanova n’était pas un saint, mais certainement un homme selon mon cœur _ voilà le cri du cœur de Jean-Paul Kauffmann ! Ce n’était pas tant le don Juan libertin qui m’importait que le « grand vivant » (Cendrars), l’homme supérieurement libre _ oui _, toujours gai _ voilà ! _, dépourvu de tout sentiment de culpabilité _ pleinement dans l’alacrité… Sa devise, « Sequere deum » (Suis ton dieu), n’était pas si éloignée du « Ne pas céder sur son désir » de Lacan _ qui plaît bien, aussi, à Jean-Paul Kauffmann. Cette visite à Duchcov m’avait redonné un peu de tonus » : cette confidence personnelle de Jean-Paul Kauffmann nous en apprend pas mal sur sa religion personnelle, pas très éloignée, au final, de la philosophie sensualiste du bonheur d’Épicure et Lucrèce…

A relier à ce passage-ci inaugural du récit, pages 15-16-17 (du chapitre premier) :

« Pourquoi choisir Venise ? Pour mesurer le chemin parcouru _ le livre est aussi une sorte de bilan (heureux) de vie (désirante). Venise n’est pas « là-bas », mais « là-haut », selon le mot splendide de Casanova. Il existe sans doute bien des hauteurs de par le monde où l’on peut jouir d’une vue étendue sur le passé, mais je n’en connais pas d’autres où l’histoire nous saisisse à ce point pour nous relier _ voilà : c’est ici l’objectif _ à notre propre vie _ vue d’en-haut. (…) Comme toute chose ici-bas _ dont l’individualité des vivants sexués _, Venise va vers sa disparition. C’est un achèvement qui n’en finit pas, un terme toujours recommencé, une terminaison inépuisable, renouvelée, esquivant _ voilà _ en permanence l’épilogue _ et lui survivant. La phase terminale, on l’annonce depuis le début. Elle n’a pas eu lieu. Elle a déjoué _ par son combat permanent de survie et résilience contre ce qui la menace au quotidien _ tous les pronostics. Cette conclusion ne manquera pas de survenir pour nous tous ; Venise, elle, passera _ encore _ à travers.

Voilà pourquoi la Sénénissime représente pour moi la ville de la jouvence et de l’alacrité » _ où reprendre des forces, mieux encore qu’à Duchcov ; et revoici ce mot décisif : « alacrité« 

Et page 67 :

« S’il y a une ville qui n’est pas dans la nostalgie, c’est bien Venise. Mon envoûtement _ voilà _ vient peut-être de là. Elle fait totalement corps _ voilà, en ses formes maintenues contre vents et marées… _ avec son passé. Aucun regret _ ici _ de l’autrefois. Aucune aspiration au retour. Pas besoin d’un déplacement. La translation du temps, on y est  » _ en voilà le secret…

C’est ici l’analogue pour le temps, de ce que, pour l’espace, René de Ceccatty, en son Enfance, dernier chapitre, nomme, à la page 306, la « télétransportation« … Voir là-dessus mon article du 12 décembre 2017 : .

Et déjà pouvait se lire page 87 :

« On ne s’ennuie jamais _ l’ennui serait-il l’ennemi insidieux principal de Jean-Paul Kauffmann ? _ dans une église vénitienne.

Le champ visuel paraît illimité _ mais est-ce bien un avantage ? Il suffit à l’œil de se fixer _ mais le peut-il aisément, face à pareille profusion de propositions : accablante ? _ dans n’importe quelle direction pour être mis face _ voilà _ à la réalité (sic) des corps : corps suppliciés, corps extatiques. Toute cette chair _ voilà _ exhibée !

Ici, l’incarnation règne en maître« …

Ce jeudi 13 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

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