Posts Tagged ‘laïcité

L’humilité sincère et sympathique d’un homme politique précis et courageux ; et son parcours existentiel…

19juil

Ce matin, ayant assisté à l’interview sur BFMTV de Clément Beaune par Philippe Corbé,

j’ai désiré en apprendre davantage sur l’histoire personnelle de Clément Beaune,

dont j’apprécie chaque fois, je dois le dire, les interventions…

Ainsi viens-je de découvrir un très intéressant entretien développé de Clément Beaune, le 31 janvier 2021,

dans lequel celui-ci détaille de manière précise et très intéressante son parcours existentiel :

Entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d’Etat aux affaires européennes, avec Radio J le 31 janvier 2021, sur l’Union européenne, l’intégration des immigrés, l’islamisme, l’épidémie de Covid-19 et l’élection présidentielle de 2022.

Intervenant(s) :

  • Clément Beaune – Secrétaire d’Etat aux affaires européennes

Mots-clés :

  • IMMIGRATION
  • CORONAVIRUS
  • ELECTION PRESIDENTIELLE

Prononcé le 31 janvier 2021

Texte intégral

Q – Bonjour, Clément Beaune.

R – Bonjour.

Q – Merci d’être avec nous. Puisque cette émission s’appelle « Les enfants de la République« , la question que je pose chaque dimanche à tous les invités de cette émission, c’est : qu’est-ce que représente la République, pour vous, Clément Beaune ?

R – Une chance de vivre ensemble, de pouvoir s’élever, se sortir, soit d’un milieu, soit d’une condition, et d’avoir une liberté, de choix, de vie, et d’être ensemble, dans cet esprit exigeant, parce que j’associe beaucoup la laïcité à la République, cela ne la résume pas, mais cela en fait partie, je crois, et c’est une forme d’exigence d’être ensemble.

Q – Pour commencer cette émission, on va parler un peu de vous, Clément Beaune. Vous êtes quelque part un enfant de la génération Mitterrand, puisque vous êtes né en août 1981, quelques mois après la victoire du 10 mai 81. Cette époque, ces années Mitterrand, cela a compté pour vous, Clément Beaune ?

R – Oui, beaucoup parce que c’était le Président de ma jeunesse, de mes quatorze premières années. Et dans ma famille, on s’intéressait à la politique, sans être actif, mais on était très intéressé par l’actualité politique. Et quand le Président de la République, quand François Mitterrand s’exprimait, on le regardait. Mes parents l’aiment bien. Donc, il y avait une forme d’attachement….

Q – Vos parents étaient socialistes ?

R – Oui, mon père avait été militant socialiste. Il ne l’était plus quand j’étais jeune, mais il était électeur socialiste et mitterrandien. Et donc, pour moi, il y avait à la fois une forme d’autorité, c’était le souvenir, quand j’étais jeune, parce que sans doute, on a une image d’enfant : je trouvais qu’il parlait avec une forme de sagesse, de lenteur. On regardait ses interventions. Moi, cela me fascinait un peu.

Q – Mais vous étiez tout jeune, alors.

R – J’étais tout jeune, je ne comprenais sans doute pas tout, mais il y avait une espèce de respect, d’affection, d’autorité qui s’en dégageait. Et puis, j’avais vraiment l’impression, parce que j’ai pris conscience de la vie politique, de l’actualité, à la fin des années 80, qu’autour de nous, avec François Mitterrand, mais plus largement en Europe, notamment, il se passait quelque chose, il y avait un mouvement.

Q – Ces mouvements, c’est après la chute du Mur. Mais François Mitterrand, quarante ans après le dix mai, vous en gardez quelle image ? Puisque depuis Mitterrand, vous avez eu Chirac, Sarkozy et Hollande, maintenant Emmanuel Macron. C’est un président qui aura marqué son temps, l’histoire ?

R – L’image rétinienne, si je puis dire, pour moi, c’est Mitterrand et Kohl, la poignée de main. Pas seulement parce que je m’intéresse à l’Europe…

Q – Donc la poignée de main à Verdun.

R – La poignée de main à Verdun en 84, je crois. Parce qu’après, dans beaucoup de circonstances, on me l’a décrite ; les circonstances, c’était un geste spontané et c’est lui qui l’a initié. Cela représentait…

Q – Donc c’est l’Europe.

R – C’est l’Europe, c’est la réconciliation. C’est littéralement la main tendue. C’est le sens de l’histoire. Moi, ce que je retiens de Mitterrand, c’est le sens de l’histoire par la grandeur, la vision de la France, la capacité à avoir cet attachement à la grandeur, à la vision, à la souveraineté, tout en acceptant de surmonter, pour lui-même, qui avait été jeune pendant la guerre – on connaît son passé avec ces zones d’ombre aussi, mais qui, malgré tout, était un enfant de la guerre.

Q – Donc c’est les ombres, et les lumières….

R – Bien sûr, les ombres et les lumières. Parce que j’ai aussi fait partie – c’était un peu mon éveil au débat politique…

Q – Donc, quand on parle d’ombres – pardon mais on précise les choses -…

R – Bien sûr, la Jeunesse française, avec Pierre Péan…

Q – Sa rencontre avec Pétain et puis son amitié avec Bousquet.

R – Oui, bien sûr, bien sûr. Et moi, j’avais, je crois, quand le livre de Pierre Péan est sorti, 12 ou 13 ans. Et donc, sans doute, là encore, je ne comprenais pas tout ce qu’il se jouait, mais je voyais que l’image était écornée, que l’on avait un débat sur l’histoire. Mais malgré tout, je garde tout de même, sans illusion, avec lucidité, l’image d’un grand président. Et avec ce sens du temps long, de prendre son temps, de maîtriser les choses qu’il dégageait.

Q – C’est lui qui avait eu cette formule : il faut laisser du temps au temps. Et alors ce qui a marqué votre jeunesse, vous le rappeliez il y a quelques instants, c’est la période 89/90, avec notamment la chute du Mur dans la nuit du 9 novembre 1989. Vous en avez quel souvenir ? Et puis, c’est peut-être d’ailleurs à partir de ce moment-là, que vous êtes vraiment intéressé à l’Europe ?

R – Ce n’est jamais une révélation comme ça. Cela sème une graine en quelque sorte… Mais j’étais tout jeune, j’avais huit ans. Absolument, mais j’ai le souvenir bien sûr de ces images. On m’expliquait ce qui se passait. Je comprenais que c’était important. Pour tout vous dire, mes images politiques de cette période-là, c’est plutôt, bizarrement, la révolution roumaine. J’ai le souvenir, je crois, Noël 89, l’hiver 89.

Q – Donc la chute de Ceausescu.

R – Oui, la chute de Ceausescu, la violence aussi, mais la chute d’une dictature, la mobilisation populaire, ces images de souffrance, d’une vraie révolution, qui avait une sorte de puissance d’évocation, et d’impression de mouvement massif, de liberté, avec aussi la violence qui s’accompagne…

Q – Et qui a débouché sur un faux procès.

R – Qui a débouché sur un faux procès effectivement, sur l’exécution, sur des fake-news aussi effectivement.

Q – Avec Timisoara.

R – Oui, Timisoara. Pour moi, 89, c’est d’abord ça. Et puis vous parliez du Mur de Berlin. C’est ensuite pas tant novembre 89, dont j’ai un souvenir, pour être honnête, assez vague personnellement, mais le fait que mes parents m’aient emmené à Berlin l’été 90.

Q – À Berlin.

R – Et j’ai vu le mur qui était cassé, encore debout, mais cassé, ouvert.

Q – Et donc vous avez ces images en mémoire.

R – Ah oui, j’ai ces images très claires, ces photos… des bouts de Mur d’ailleurs, que l’on a gardés dans la famille. Mes parents ont eu cette envie ou cette intuition qu’il fallait me montrer ce que c’était – pas encore une capitale – cette ville européenne coupée en deux, déchirée, réouverte, et tout ce qui s’en accompagnait, les grues qui reconstruisaient déjà, un sentiment d’immensité, parce que vous aviez cette zone au milieu de la ville qui s’ouvrait à nouveau. Et là encore, l’impression qu’il se passait quelque chose, et quelque chose de bon, de positif.

Q – Et je crois que vous avez visité d’autres pays, notamment des pays de l’Est, et aussi l’Italie, à ce moment-là.

R – Oui, parce que mes parents m’emmenaient souvent l’été en voiture. C’étaient des trajets assez longs, par étapes, vers d’autres pays européens. Donc, c’est peut-être comme cela d’ailleurs, que sans que je ne m’en rende compte à ce moment-là, mon goût de l’Europe qui, comme dit Steiner, se parcourt à pied. Moi, je la parcourais en voiture, mais je voyais bien qu’à quelques dizaines ou centaines de kilomètres, tout au plus, on changeait de langue, on changeait un peu d’architecture…

Q – Et on changeait quelque part de monde, aussi ?

R – Et on changeait de monde. J’ai d’ailleurs, en 90, été encore – puisque la réunification n’était pas faite – en Allemagne de l’Est. Et j’ai vu ce que c’était que les cantines d’autoroute… L’Allemagne de l’Est, ce n’était pas le même monde. Pour un enfant qui est habitué à l’Ouest, si je puis dire, ce n’est pas le même monde.

Q – Et la Tchécoslovaquie.

R – La Tchécoslovaquie… Mes parents m’ont emmené en 92 en Tchécoslovaquie, donc après la chute du communisme, mais avant d’ailleurs la partition. J’ai le souvenir d’une Prague encore très sombre, très noire, des immeubles qui avaient les impacts d’ailleurs des événements de 68, mais aussi des immeubles pas rénovés. Une ville très noire.

Q – C’est vrai que cela a changé, depuis.

R – Cela a changé beaucoup. Et je suis allé aussi à ce moment-là en Hongrie. J’ai eu la même impression, un peu partout en Europe de l’Est.

Q – Ensuite 95 : fin de l’ère Mitterrand, Clément Beaune, et début de l’ère Chirac, avec le 16 juillet 95, l’un des moments les plus forts de son mandat présidentiel, avec la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs de France. Vous avez un souvenir précis, Clément Beaune ?

R – Oui, j’ai le souvenir – là aussi, on me l’expliquait sans doute encore, même si j’étais plus âgé -, mais je comprenais mieux. Il y avait dans ma famille, pour être honnête, l’image, puisque l’on avait beaucoup aimé Mitterrand, que Chirac, c’était une autre ère et que c’était un changement qui n’était pas un moment heureux dans ma famille sur le plan personnel et politique. Mais ce discours-là avait donné de la grandeur et une forme de tournant, qui je crois d’ailleurs – quand le président Chirac s’est éteint, il y a quelques mois – que quand on pense à Jacques Chirac, aujourd’hui encore, on pense d’abord au discours du Vél d’Hiv. Et je sais que les débats – c’est d’ailleurs intéressant, parce qu’aujourd’hui, il y a une forme de consensus -, à l’époque…

Q – De consensus, et on se souvient que Mitterrand ne voulait pas du tout…

R – Ne voulait pas…

Q – Sur le fait de devoir reconnaître la responsabilité des crimes de Vichy…

R – Oui, parce que cela n’était pas la continuité de la France et de la République. Ce débat existait à l’époque. Et d’ailleurs, il ne faut pas le caricaturer : il y avait des arguments, si je puis dire, pondérés dans les deux sens. Mais néanmoins, Jacques Chirac a fait cet acte qui, je crois, à ce moment-là, cinquante ans, quarante ans après la libération, avait – cinquante ans, pardon, après la libération – avait besoin de se poser, de reconnaître aussi, parce que la France devait regarder son passé – on était justement après les révélations du début des années 90, les grands procès – devait faire, je crois, cet acte de rupture, de responsabilité et de transmission aussi. C’était une façon de dire – je ne sais pas si c’était son intention, mais moi, comme jeune, je le prenais comme une forme de responsabilité pour nous. Il fallait comprendre ce qui s’était passé, ne pas le refaire.

Q – Peut-être que vous avez eu cette réaction aussi, parce que vos arrières grands-parents, les Naroditzky ont fui l’Ukraine et sont arrivés à Marseille dans les années 1910 à cause des pogroms tsaristes. Ils ont fui l’Ukraine à cause de l’antisémitisme et des massacres tsaristes.

R – Oui, c’est vrai. J’ai une famille – la génération de mes arrières grands-parents, qui étaient établis à Odessa, dans ce qui était encore l’Empire russe, mais dans l’Ukraine actuelle, et qui ont fui avant la révolution, qui ont fui les pogroms, et qui _ en 1910 _, en passant par la Méditerranée et l’actuelle Turquie, sont arrivés à Marseille. Et c’est une histoire, comme la raconte un peu Henri Verneuil dans Mayrig, que je trouve un sublime récit…

Q – Donc un parallèle entre les Arméniens et les Juifs, à ce moment-là.

R – Oui, parce que c’était les communautés qui fuyaient une persécution, déjà, qui trouvaient refuge en France, avec un grand dénuement. C’était une famille très nombreuse. Ils étaient neuf enfants. Certains sont nés en France après leur arrivée, mais la plupart étaient déjà nés, et qui a trouvé dans la France un espoir immense qui n’a pas d’ailleurs été déçu, et une exigence, là aussi, immense. C’est pour cela que je faisais ce lien avec la République. Pour eux, cela voulait dire quelque chose. La France, c’était la République française. C’était l’école, c’était la langue. Ils tenaient absolument à ce que leurs enfants ne parlent pas leur langue, mais apprennent tout de suite, à marche forcée, le français, pour s’intégrer.

Q – Parce que vos arrière-grands-parents _ Naroditzky _ parlaient le russe et le yiddish à la maison.

R – Je crois qu’entre eux, ils parlaient russe et yiddish, surtout russe ; et ils n’ont pas voulu que leurs enfants continuent à même utiliser la langue à la maison pour s’habituer et apprendre vite le français, parce que pour eux, c’était la liberté, l’intégration.

Q – Pour vous parler de cette émission, en préparant cette émission, je suis allé voir sur le site du mémorial de la Shoah et j’y ai appris – on apprend – que votre arrière-grand-père, Israël Naroditzky, qui est né le 18 janvier 1876 à Odessa, a été déporté par le convoi 67 du 3 février 1944 et il a été gazé à Auschwitz _ le 8 février 1944, il venait d’avoir 68 ans.

R – Oui. Vous m’apprenez les dates. Je savais évidemment sa déportation, celle de tous les hommes de la famille, d’ailleurs, lui, ses deux garçons, ses deux fils. Les sept autres enfants étaient des filles qui ont échappé – c’est aussi une histoire française : ce sont des gens qui se sont intégrés, qui venaient d’ailleurs, qui ont trouvé dans la France cet accueil, qui ont vécu l’antisémitisme. Et je crois – je crois, parce que je n’ai que des récits, pudiques d’ailleurs, et parcellaires – qu’ils l’ont vécu durement, mais que pour eux, cela n’entachait en rien leur amour de la France, mais pendant la guerre, ils ont vécu la dénonciation et la déportation…

Q – Dénonciation, donc, ils ont été dénoncés. Ils vivaient à Marseille et donc ils étaient, ils ont été déportés. Et je ne sais pas si j’ai raison, mais j’ai l’impression qu’il y a une certaine émotion chez vous, quand vous parlez de cette filiation.

R – Oui, parce que, à la fois, elle a toujours été dans la famille et dans ma construction personnelle, et on en parlait peu.

Q – Un non-dit, un tabou.

R – Oui, un non-dit, une pudeur, sans doute un sentiment, parce que beaucoup d’autres, dans la famille, qui heureusement ont été sauvés, n’ont pas été d’ailleurs inquiétés ou déportés, mais s’étaient cachés, pour éviter cela, et ont changé d’identité. Donc, il y avait beaucoup de – et je le comprends d’ailleurs, pour cette génération, celle de ma grand-mère Rose – de volonté, non pas de cacher, mais je crois, de garder une réserve, d’avoir un sens du secret parce qu’ils avaient été marqués par cet épisode où ils avaient dû faire des faux papiers, trouver une famille d’accueil… trouver aussi beaucoup de générosité, en même temps que d’autres avaient fait face à l’horreur de la dénonciation puis de cette déportation…

Q – Avec quand même, quelque part, d’après ce que je comprends, une transmission familiale.

R – Oui.

Q – Transmission familiale autour de la vigilance, autour de la déportation.

R – Oui, parce que tout de suite, très vite, je ne me souviens plus quand, mais j’ai toujours su cette histoire, de venir d’une famille juive qui ensuite, n’était plus pratiquante. Pour moi, cela voulait dire d’abord l’histoire, parce que je n’avais pas une éducation ni religieuse, ni même culturelle, si je puis dire, de cette famille, de cette histoire dont je connais peu de choses encore aujourd’hui. Mais une forme de leçon que ma grand-mère notamment – qui par ailleurs vivait dans mon immeuble, donc que je voyais beaucoup – me transmettait. Ce n’était pas une sorte de leçon professorale, comme on dit à un enfant, fais attention ! Elle n’avait pas besoin de le dire. Elle disait ce qui s’était passé, qui me paraissait à la fois une évidence, parce qu’elle me l’a dit tout petit.

Q – Elle vous disait quoi. Comment elle vous le disait ?

R – Comme quelqu’un… comme cela, comme un récit, simple…

Q – Elle portait une plaie en elle ?

R – Sûrement, mais elle ne se plaignait jamais. Il n’y avait ni rancoeur personnelle, ni aucune – cela, je ne l’ai jamais ressenti – ni aucune rancoeur vis-à-vis de la France, de la République ; au contraire, une immense reconnaissance. Jamais, ils n’ont pensé quitter le pays, ou lui en vouloir, même s’ils savaient ce qui s’était passé, ce que leurs proches, en France, à Marseille, avaient fait.

Q – Alors l’histoire de votre famille, c’est l’histoire aussi de l’intégration, quelque part ?

R – Complètement d’ailleurs, des deux côtés.

Q – D’une intégration.

R – D’une intégration de ces migrants, comme on dit aujourd’hui – je n’aime pas ce terme, parce que cela donne une impression administrative – qui ont trouvé, encore une fois, cette chaleur et cet accueil. Avec les errements et aussi les comportements affreux de certains. Ils ont connu cela dans ces périodes-là, comme on voit le pire et le meilleur de l’humanité. Puis de l’autre côté, d’ailleurs, du côté de mon père, c’est une histoire républicaine aussi, parce que c’est une histoire d’agriculteurs devenant instituteurs, devenant pharmaciens, devenant professeurs…

Q – La méritocratie républicaine.

R – Oui, j’en ai une – et j’ai grandi là-dedans d’ailleurs – une immense reconnaissance à l’égard de l’école, en particulier, de l’Etat, si je puis dire. J’aime ce mot, sans avoir de naïveté sur le fait que cela ne se passe pas comme cela pour tout le monde, bien sûr. Mais je crois que ces histoires, parfois c’est dans sa famille, parfois c’est chez un voisin, dans un livre, on en a besoin parce que cela nous montre que ce n’est pas systématique, mais que cet espoir est possible et qu’il y a peu d’endroits au monde où il a été possible et où il l’est encore.

Q – C’est que quelque part, le modèle français ?

R – Oui, c’est le modèle français dont je connais… Le défendre, ce n’est pas nier ses failles. Ce n’est pas nier ses dysfonctionnements, au contraire. C’est avoir un attachement si profond qu’on doit essayer de le réparer, de le défendre parce que nous l’avons vu au moment de, encore, l’assassinat du professeur Samuel Paty, des attaques contre la laïcité. On doit l’expliquer, le défendre. Moi, s’il y a une chose pour laquelle je me battrai, c’est cette exigence de la République et cette liberté qu’elle nous offre.

Q – Alors vous êtes, quelque part, Clément Beaune, un symbole de la méritocratie républicaine. Vous avez fait Sciences Po, le Collège d’Europe de Bruges en Belgique, puis l’ENA, promotion Willy Brandt. Est-ce que le problème de la France, l’un de ses problèmes aujourd’hui, c’est que l’on déteste ses élites et que l’on ne respecte plus les élites, et notamment les enseignants ?

R – Cela existe. Oui, mais c’est un symptôme.

Q – Un symptôme de quoi ?

R – Un symptôme d’une société qui n’a pas su assez – je pense que justement, on a considéré que c’était des notions désuètes, l’école, la République, la devise, le drapeau. Moi, je suis, par mes fonctions et par mon engagement, un européen convaincu, précisément parce que j’aime la France et je pense que c’est une chance pour nous. Cela n’enlève pas un gramme de mon attachement viscéral à cette identité, à ces symboles, à ces lieux de mémoire, comme on les dit au sens de Pierre Nora. Et je crois qu’on ne les a pas assez défendus. Ce sont des petits renoncements, des petites lâchetés, dans la vie quotidienne, dans la relation entre les hommes et les femmes, dans la tolérance, dans le rapport à l’autorité, aux professeurs en particulier _ oui… Donc oui, cela existe. Je ne veux pas jouer – mon jeune âge encore ne me le permet pas – au vieux con, si je puis dire, mais c’est de tout âge de défendre cette idée. Encore une fois, cela passe d’abord par l’école _ oui, et c’est crucial…

Q – Cela passe d’abord par l’école. Mais alors, est-ce que quelque part, les intellectuels jouent encore leur rôle, on va dire, de lanceurs d’alerte, peut-être aussi de transmetteurs des valeurs républicaines ?

R – Pas assez ; pas assez, je crois. Quand vous avez eu d’ailleurs ces violences, ces débats, après l’affaire Samuel Paty, ce drame qui nous a beaucoup marqué, très peu ont relancé des débats intellectuels sur la laïcité, ont défendu l’Etat, ont défendu l’école. Heureusement, quelques voix. Parfois, elles sont décriées, elles sont vues comme presque conservatrices. Quand Caroline Fourest fait son travail, que je considère remarquable, de défense de la laïcité, de l’égalité entre les hommes et les femmes, qui en fait partie, elle fait une oeuvre utile, mais elle est menacée. Elle est attaquée. Je prends cet exemple mais on peut en trouver quelques autres, et heureusement. Est-ce qu’elle est aujourd’hui vue comme une figure du débat intellectuel soutenue par tous ? Non. Et je ne dis pas que cela a été mieux dans d’autres périodes. Dans les années 80, on voyait des manifestations sous les fenêtres de Robert Badinter. Ma grand-mère me disait d’ailleurs, elle-même, dans les années 60-70…

Q – Votre grand-mère, Rose ?

R – Rose, oui, dont on a parlé tout à l’heure. Elle me disait qu’elle avait été une fois dans un taxi, où le chauffeur de taxi lui avait dit, je ne sais pas comment, mais peu importe, « les juifs, je les sens à deux kilomètres« . Elle est sortie. Donc, je veux dire, n’idéalisons pas.

Q – C’est comme le  » vieil homme et l’enfant « …

R – On a été sans doute un peu trop faible.

Q – Par rapport à la défense de la laïcité ?

R – Oui, on le sait. Le drame des démocraties, c’est d’arriver à être libre sans être faible. Leur immense avantage, mais leur fragilité, c’est ça.

Q – Alors, justement dans l’actualité, il y a un fait qui a un certain lien avec ce que vous dites. Le maire d’Ollioules dans le Var, a voulu rendre hommage au professeur Samuel Paty, décapité le 16 octobre dernier par un terroriste islamiste. Il a voulu lui rendre hommage en donnant son nom au collège de sa commune. Mais voilà, le maire a dû renoncer à ce projet. Pourquoi ? Parce qu’une partie non négligeable des professeurs, dont la responsable du CNES _ ou plutôt SNES ? _, Sandrine Olivier, et je cite son nom parce qu’il faut le citer, une partie aussi des parents d’élèves, ont refusé que cet hommage soit rendu à Samuel Paty à travers le fait que l’on donne son nom au collège. Pourquoi ? Parce que cette responsable du CNES a dit, je la cite « On ne veut pas que notre collège devienne une cible« . On ne veut pas devenir une cible. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

R – Il ne faut jamais renoncer. Après je ne veux pas personnaliser. Ce que je peux comprendre quand on est parent, quand on est professeur, c’est pour sa sécurité. Pour moi, c’est plus facile de vous le dire ici, pas de lâcheté. Mais je le pense profondément, on ne doit rien céder, même quand c’est dur. Mais la responsabilité des autorités républicaines, dans l’Education nationale, ailleurs, c’est de protéger aussi. Parce que sinon, on demandera à chacun de faire cet arbitrage. Il faut ce courage. Quand je parlais de petits renoncements… chacun, on a été menacé, et je ne donne aucune leçon parce que je n’ai jamais été une victime de quoi que ce soit, de très peu de choses. Donc, quand un professeur est menacé, je comprends qu’il ait peur dans sa chair.

Q – Je vais vous poser la question simplement, brutalement. Est-ce que quelque part, ce n’est pas de la lâcheté ?

R – Encore une fois, je ne veux pas que l’on renonce s’il y a un projet de cette nature à Ollioules, ou ailleurs. Il faut revenir, cela se posera ailleurs, il faut le défendre. Il ne faut jamais céder. Mais il faut que l’on se donne les moyens de protéger. Parce que si un professeur, on ne peut que le déplorer, est menacé parce qu’il défend, parce qu’il enseigne sur la Shoah, parce qu’il défend la liberté d’expression, et heureusement il doit le faire, il ne doit jamais arrêter de le faire, jamais, malgré les menaces. Mais il faut aussi qu’on le protège de ces menaces. Ça, c’est de la responsabilité de l’Etat. C’est la responsabilité de l’Education nationale, de la police nationale. On le fait d’ailleurs. Mais il faut qu’on le fasse encore davantage, sinon on n’est pas honnête, quand on est responsable politique et que l’on appelle à ce courage _ voilà. Mais oui, bien sûr, c’est mon obsession. Tous les jours, on peut, chacun d’entre nous, vous, moi, être complices, d’un esprit de Munich _ oui. Qu’est-ce que c’est ? C’est le renoncement facile.

Q – C’est le cas ?

R – Oui et je veux aller au-delà. Ce que vous me décrivez le montre. Il est partout dans notre société. Il menace chacun d’entre nous.

Q – Il est où par exemple ?

R – Quand vous assistez, j’imagine qu’on l’a tous vécu, à une insulte homophobe, antisémite, raciste, c’est la même chose à la fin. En se taisant, en ne dénonçant pas, où pour des drames, on a vécu des affaires ces dernières semaines, sexuelles ou autres, quand on ne dit pas, on est complice. Tous les jours, nous sommes confrontés, chacun d’entre nous, à plus ou moins grande échelle, à ce choix, entre dire et prendre un risque, ou ne pas dire, et préparer nos sociétés à cet esprit de renoncement.

Q – Alors, une question personnelle, c’est pour cela que vous avez dit, que vous avez fait votre outing quelque part, et expliqué dans le magazine Têtu, en décembre 2020, que vous étiez homosexuel ?

R – Oui, d’abord, je ne cherche pas à donner une grande leçon d’histoire avec moi-même, cela serait ridicule. Mais oui, il y a un peu de cela, parce que je l’ai fait à l’occasion, et cela compte parce que je ne l’aurais pas fait autrement, je crois, d’une interview sur le respect des droits et la défense des droits LGBT en Pologne et en Hongrie. J’ai hésité et je l’ai fait, d’abord parce que cela se dit, encore aujourd’hui, on le dit, chacun a son histoire personnelle, à sa famille, à ses amis, à ses proches.

Q – Il y en a beaucoup qui le cachent.

R – Oui, mais justement, je ne prétends pas être un modèle ou un porte-parole. Ce n’est ni mon rôle ni mon tempérament _ de timide _, ce serait une forme d’arrogance _ et Clément Beaune est aux antipodes de l’arrogance, lui. Mais il y en a effectivement qui ne peuvent pas le dire en France, encore aujourd’hui.

Q – Y compris au sein de leur famille.

R – Bien sûr, y compris au sein de leur famille. J’ai vu tellement de familles où l’on pensait que c’était facile, que les choses étaient apaisées, que la famille était progressiste, ouverte ; des amis qui l’ont dit et des réactions ont parfois été violentes, dures. Moi, je vis à Paris, j’ai grandi à Paris, c’est globalement, parce qu’il n’y a pas de règle absolue, plus facile. Je n’ai pas eu de problème, très peu ; mais je sais, par des amis, par des récits, par des associations, par ce que l’on voit, malheureusement…

Q – Ce que l’on voit à Paris et beaucoup aussi dans les banlieues.

R – Pas que dans les banlieues. Cela peut être difficile. Donc, j’aurais trouvé cela étrange, finalement, de me donner à moi-même le sentiment que je cachais quelque chose, et je préfère dire les choses plutôt que subir des rumeurs, des on-dit _ voilà. J’y suis attaché, cela fait partie de mon histoire personnelle, justement, souvent c’est plus facile de dire que de ne pas dire, donc il faut parfois aussi prendre sur soi pour verbaliser ; cela fait partie de ce combat _ oui.

Q – Parce que quelque part aussi, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, ont en commun le rejet de l’autre.

R – Oui. Et si l’on fait notre examen de conscience, nous avons tous une forme d’intolérance. Au fond de nous. C’est un travail de surmonter cette intolérance _ certes. Et si chacun, à partir de son expérience personnelle, parce que l’on a une famille qui a connu la déportation, parce que l’on a soi-même une orientation sexuelle qui fait l’objet encore aujourd’hui, pas forcément pour soi mais en général, de discrimination. Je ne me pose en rien en victime ; ce serait indécent puisque je ne le suis pas. Par exemple, l’histoire de ma famille que l’on a retracée rapidement, cette déportation, ne me donne aucun droit. Elle me donne une responsabilité _ voilà _ de parler.

Q – Est-ce que quelque part, vous avez ressenti de l’antisémitisme ou de l’homophobie ?

R – Peu. Une fois.

Q – C’est-à-dire ?

R – A Paris. Une tentative, heureusement, d’agression physique, homophobe. Mais je l’ai très peu vu. A l’échelle de ce que vivent beaucoup de gens, ce n’est rien. Mais d’abord, j’ai été confronté malgré tout à une haine que je ne comprenais pas.

Q – Vous aviez quel âge ?

R – J’étais étudiant. J’avais 23 ou 24 ans, je n’étais pas tout jeune. Je savais ce que c’était. Ce n’est pas pareil de le vivre, même s’il ne m’est rien arrivé, à la fin. J’étais protégé, j’ai pu échapper. Mais je pense que, d’une certaine façon, c’est une leçon et que l’on doit essayer de partir de cette petite difficulté, douleur, ou expérience personnelle, pour en faire un combat. Chacun le vit à sa façon, par un engagement associatif, par un engagement public, par un témoignage, mais cela ne nous donne pas de droits. Cela nous donne une responsabilité quand on a, dans son histoire personnelle, familiale, vécu une douleur ou un drame. Il faut le transformer _ voilà.

Q – Alors, on poursuit sur votre parcours. Il y a eu l’ENA. Ensuite, on passe les années. 2012, c’est la rencontre avec Jean-Marc Ayrault. Cela a compté ces années à Matignon ?

R – Oui, j’ai effectivement, comme beaucoup, et d’assez loin, participé à la campagne présidentielle de 2012, pour François Hollande, à l’époque. Et j’ai rejoint le cabinet de Jean-Marc Ayrault qui était Premier ministre, que je ne connaissais pas et qui m’a fait confiance. Oui, d’abord il a aussi renforcé ma conscience et mon engagement européen, qui était chez lui sans doute viscéralement enraciné, et une certaine éthique du sérieux, de la sobriété _ voilà. Je sais qu’on le lui a reproché. Moi, je considère qu’il m’a donné une leçon à cet égard. Et puis, à titre personnel, c’était une première expérience politique, au sens large. Je n’étais pas en première ligne, j’étais conseiller de. Mais la confrontation au pouvoir, à sa dureté, à ses coûts, à ces décisions, à la difficulté de ces décisions, c’était l’expérience probablement la plus formatrice.

Q – Et alors, 2014, c’est votre arrivée à Bercy auprès d’Emmanuel Macron, le nouveau ministre de l’économie, avant de rejoindre avec lui, auprès de lui, l’Elysée, en 2017. Est-ce que vous pressentiez, en 2014, ou éventuellement un peu après, qu’Emmanuel Macron, pourrait, pouvait, devenir un jour Président de République ? Ou en tout cas qu’il ait cette ambition ?

R – Non, je ne le savais pas. Je ne m’étais pas posé la question, pour tout vous dire. Je l’avais connu rapidement quand il était conseiller de François Hollande. Je travaillais pour Jean-Marc Ayrault, on se croisait de temps en temps. Et puis, il a été nommé ministre, ce qui pour moi était inattendu, et il m’a proposé, ce qui était tout aussi inattendu, de le rejoindre. J’étais heureux de pouvoir, justement, assister, et c’est cela que j’avais en tête, à une sorte de rafraîchissement. Un jeune, en politique, qui voulait s’engager, dont je connaissais l’esprit d’innovation, d’optimisme, qui m’avait toujours marqué, et je me disais que c’était une aventure à vivre, mais je ne savais pas où elle mènerait.

Q – Elle vous a mené à l’Elysée. Ensuite ministre, secrétaire d’Etat aux affaires européennes. La crise sanitaire, Clément Beaune, elle bouleverse tout, aujourd’hui ?

R – Oui, elle bouleverse nos vies, d’abord. C’est une des rares crises, pour plusieurs générations qui la vivent en ce moment, qui touche tout le monde ; dans le monde entier d’abord, en Europe, de la même façon, à peu près partout, et violemment. Et en France, dans nos villes, tout le monde aura fait l’expérience de la Covid. J’allais dire, malheureusement, tout le monde n’est pas égal, par sa santé, son logement, ses revenus, etc. face à la Covid. Mais tout le monde aura vécu cette expérience un peu surréaliste d’être entravé, d’être inquiété. Une espèce de menace invisible, mais dont on connaît la présence, dont nous voyons, chacun dans notre entourage, qu’elle peut toucher, frapper, et elle emporte évidemment, dans ce moment, à peu près tout, même si je crois que chacun d’entre nous a une forme de résilience _ voilà _ et de résistance personnelle qui fait que l’on a envie, toujours, de se projeter sur autre chose, de faire autre chose. Donc, on est dans cette espèce de tension où la Covid est là, on le sait et en même temps, on ne veut pas se laisser enfermer, pas au sens des restrictions, mais enfermé au sens de nos occupations, de notre esprit qui serait trop habité par cette épidémie.

Q – Alors, le coronavirus est venu de Chine il y a un petit peu plus d’un an. La question que nous pouvons nous poser, qui est peu posée d’ailleurs, est-ce que la Chine doit contribuer, entre guillemets, à la réparation des dégâts qu’elle a fait subir à l’économie mondiale ? Parce que si l’on en est là aujourd’hui, c’est tout de même à cause de ce qui s’est passé en Chine.

R – Alors, pour qu’il y ait réparation, il faut qu’il y ait responsabilité. Ce qu’on demande aujourd’hui, par l’Organisation mondiale de la santé en particulier, c’est qu’il y ait de la transparence. La première responsabilité des Chinois, c’est que l’on puisse reconstituer exactement ce qui s’est passé.

Q – D’ailleurs pour éviter que d’autres pandémies puissent voir le jour.

R – Ce qui m’inquiète plus, pour être tout à fait franc, puisque l’on parle de la Chine, c’est la dépendance supplémentaire que cette pandémie aura créée à l’égard de la Chine. On va regarder ces responsabilités et il faudra sans doute réformer l’Organisation mondiale de la santé. La Chine a une stratégie habile que l’on a parfois trop laissé faire, d’influence dans ses grandes organisations, pas que l’OMS. Plus généralement, de dépendance du reste du monde, vis-à-vis d’elle.

Q – Notamment en matière de médicaments ?

R – Les masques, les médicaments, la production industrielle.

Q – Electronique ?

R – Bien sûr. Je crois que le logiciel des Européens, pas que des Français, qui sans doute était, sur ce point, en avance, s’est retourné. Il y a l’idée d’une naïveté, d’une dépendance, finalement anodine, qui est passé. Mais la pandémie va accélérer…

Q – Donc, cela veut dire que rien ne sera plus comme avant ?

R – Je me méfie toujours de cela, mais je crois que non. Il faut, dans toute crise, on l’a vu sur l’Europe, chercher le renforcement. Il faut chercher les leçons. Je pense que les gens auront une aspiration à autre chose et une mémoire aussi, effectivement, de chocs que l’on a vécus, quand on a découvert que l’on produisait des deux tiers aux trois quarts des médicaments de base, en dehors de l’Europe. Aussi, nous l’avons heureusement rattrapé, et on a réussi déjà à tirer des leçons en produisant des masques, mais au début, on ne savait pas le faire. On avait laissé passer des grandes technologies, partir _ voilà. Des choses extrêmement élémentaires, qui devenaient souveraines tout à coup, qui devenaient essentielles. Je pense que c’est un autre rapport au commerce _ à méditer _, un autre rapport à l’échange, un autre rapport à la dépendance mondiale.

Q – Quand vous voyez, Clément Beaune, ce qui se passe autour de nous, vous êtes secrétaire d’Etat aux affaires européennes, donc ce qu’il se passe dans les autres pays, notamment européens, cela se passe aussi ailleurs, est-ce que vous êtes inquiet pour l’avenir de la France ? C’est-à-dire lorsque l’on voit toutes ces manifestations, ces demandes de faire en sorte que l’on fasse comme s’il ne se passait rien ?

R – Sur le confinement, sur les restrictions ?

Q – Sur les restrictions, oui.

R – Ce qu’on voit ailleurs en Europe. J’ai vu, nous l’avons vu, ce qu’il s’est passé par exemple aux Pays-Bas, où c’était une réaction au couvre-feu. La vérité, c’est que nous ne savons pas, jamais, comment les choses vont réagir.

Q – Il y a des manifestations violentes dans un certain nombre de pays.

R – La France d’ailleurs, n’a pas manifesté cela. Je pense que c’est parce que, contrairement aux clichés que l’on véhicule parfois, nous sommes responsables, plus qu’on ne le dit. On a un attachement, même si l’on râle, même si l’on critique, même si on invective, on a un attachement à l’autorité publique et à l’espace commun. Pas toujours ; on a vu des émeutes, des manifestations violentes, encore récemment. Mais je crois qu’il y a un sens du collectif dans ces moments-là ; ce, à quoi il faut faire plus attention, ce sont les effets de long terme. Une espèce de déprime ou de décrochage _ oui… _, à l’école, dans la santé mentale, que cette crise pourrait entraîner. C’est ça qui aujourd’hui nous anime pour essayer de trouver le bon équilibre. L’école en particulier, on y revient _ et c’est très urgent ! C’est tellement important. Nous nous sommes battus et d’ailleurs, je le rappelle là-dessus, parce qu’on fait beaucoup de comparaisons, on est le pays qui, au jour où nous parlons, a été le plus ouvert d’Europe. Ce que je veux dire, c’est que les écoles sont restées, bien que malheureusement fermées au début pendant le premier confinement au printemps 2020, mais nous les avons rouvertes plus tôt et ne les avons pas refermées par rapport aux autres. Il y a des situations très douloureuses à l’université, par exemple. Pour l’enseignement, les transmissions, on cherche des solutions. Parce que nous voyons bien que décrocher du groupe, de la vie collective, de l’apprentissage au sens large du terme, de l’éducation, c’est un drame personnel et cela peut être un drame pour une génération _ oui. C’est cela qu’il faut éviter aujourd’hui, bien plus que, bien sûr, ça compte, plus que des mouvements de court terme.

Q – En tant que secrétaire d’Etat aux affaires européennes, vous êtes aussi concerné par ce qu’il se passe au niveau des vaccins, au niveau de la stratégie vaccinale, aussi bien française qu’européenne. On ne comprend pas très bien ce qu’il se passe avec les laboratoires pharmaceutiques produisant des vaccins. D’abord, est-ce que Pfizer a une juste interprétation du contrat signé avec l’Europe en livrant 20% de flacons en moins, en partant du fait qu’un flacon contient six doses et non pas cinq ?

R – Alors là, il y a beaucoup de questions différentes. Ce que vous dites sur les doses, il n’y a pas de réduction des livraisons à ce titre, il y a un débat qui est un débat d’abord scientifique, pour savoir, sans être trop technique, si chaque flacon peut donner lieu à cinq doses ou à six doses.

Q – A priori, Pfizer dit : c’est six doses.

R – Non, ce n’est pas Pfizer qui le dit. C’est nous qui avons demandé aux autorités sanitaires et elles nous ont dit que l’on pouvait, oui, prélever une sixième dose.

Q – Et Olivier Véran dit : c’est cinq, 5,99…

R – Dans tous les cas, pour faire clair et simple, dans tous les cas où l’on peut prélever six doses, on le fait aujourd’hui et de plus en plus, nous sommes capables techniquement de le faire. Ensuite, il y a des contrats que l’on a signés, par dose, avec un prix fixé. Et si un flacon donné peut donner lieu à plus de doses, c’est en soi une bonne nouvelle parce que cela veut dire qu’à production donnée, on peut vacciner plus de gens. Donc, cela ne doit pas être une excuse pour faire moins, ou pour livrer plus tard. Avec Pfizer, d’ailleurs, il faut quand même souligner les choses quand elles sont positives, d’abord, le vaccin a été rapide, on a recommandé 300 millions de doses au niveau européen et nous avons évité que le retard, qui était annoncé, perdure. Il a été limité à une semaine et maintenant, on reprend la cadence et l’on accélère.

Q – Avec des commandes supplémentaires.

R – Il y a un sujet qui est en train d’être clarifié, pour un laboratoire qui est AstraZeneca,

Q – Justement, il y a un mystère autour d’AstraZeneca qui ne livrera que 4,6 millions de doses à la France, de son vaccin contre la COVID, d’ici à la fin du mois de mars, soit la moitié de ce qui était attendu. Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce qu’il y a une logique là-dedans ? Ou est-ce qu’il y a un gros problème ?

R – C’est cela, c’est un problème en soi, mais c’est cela que l’on essaie de déterminer, avec la ministre de l’industrie, Mme Agnès Pannier-Runacher : savoir ce qu’il se passe. S’il y a un problème industriel, ce n’est pas une bonne nouvelle, mais cela peut arriver. Et regardons tout de même, même si nous sommes tous, on en a marre et que l’on veut se faire vacciner vite, on veut sortir de tout cela. Le vaccin est l’espoir, et tant mieux ; mais on l’a développé en moins d’un an ; il est produit plus vite que l’on ne le prévoyait, il y a encore quelques semaines ; donc, s’il y a un problème, un pépin industriel, si je puis dire, il faut le savoir, cela peut arriver. On comprendrait.

Q – Vous y croyez, à ce pépin industriel ?

R – Si c’est un pépin industriel qui donne lieu à une réduction de livraisons pour l’Europe et pas pour les autres, ça, c’est un problème. Parce qu’il n’y a pas de raison. Je pense aux Britanniques.

Q – Quand vous dites « pas pour les autres« , ce sont les Britanniques. Avec cette déclaration de Michael Gove, c’est le ministre d’Etat de Boris Johnson, qui dit : il est hors de question de livrer aux Européens les vaccins des usines AstraZeneca situées en territoire britannique ; en clair, le mystère d’AstraZeneca ressemble quelque part à une entourloupe britannique, non ?

R – Alors, je ne veux pas être dans le soupçon, dans le complot…

Q – C’est une question que je vous pose.

R – Non, mais je vous le dis, il faut de la clarté et la transparence. En ce moment même où nous parlons, il y a une enquête qui est en train d’être finalisée, pour voir précisément ce qui a été livré en Europe et au Royaume-Uni, à partir des usines qui produisent en Europe. Et nous avons, ce vendredi…

Q – Donc, notamment en Belgique.

R – Exactement, nous avons, ce vendredi, au niveau européen, mis en place une autorisation d’exportation, concrètement, toute dose de vaccin qui doit quitter le territoire européen doit faire l’objet d’une autorisation parce qu’elle est produite sur notre sol, quelle que soit la nationalité du laboratoire, pour vérifier que, – il peut y avoir des livraisons ailleurs, dès lors que nos contrats sont respectés -, mais on respecte d’abord nos contrats. Donc, c’est cela que l’on vérifie. Il peut y avoir un problème industriel. S’il y a eu une préférence qui a été donnée aux Britanniques par rapport à nous, là, c’est un problème, je ne le sais pas.

Q – Et vous y croyez, vous, vous, c’est quoi la thèse qui est la vôtre ?

R – Je ne sais pas. Moi, je ne veux pas avoir de thèse par avance. Il faut les étayer scientifiquement ; ce sont des accusations graves, donc, cela ne se fait pas à la légère. Il faut de la clarté _ certes. Le seul moyen de savoir ce qu’il s’est passé, c’est que cela soit transparent, que l’on retrace les livraisons. C’est ce que l’on est en train de faire et qu’ensuite, le laboratoire et la Commission européenne mettent sur la table ce qui se passe exactement ; ce qui est très important, parce que moi, j’insiste toujours sur l’Europe. Je défendrai bec et ongles ce cadre européen de l’achat des vaccins, parce qu’il est bon. Imaginons ce qui serait passé si aujourd’hui, chaque pays européen, la France, l’Allemagne et les autres, étaient en train de négocier et de passer ces coups de fil pour les doses, on ne gagnerait pas forcément à cette compétition. Ce serait la guerre en Europe et peut-être même littéralement.

Q – Et la guerre, peut-être, à l’intérieur du pays, parce qu’il y a un certain nombre peut-être de régions, de municipalités…

R – Quand les régions nous disent : moi, je veux aller négocier dans mon coin. Il faut savoir ce que cela veut dire.

Q – Qu’est-ce que cela veut dire ?

R – Cela veut dire que potentiellement, vous auriez plus de doses en Île-de-France qu’en Auvergne, Rhône-Alpes, plus de doses dans le Grand Est qu’en Nouvelle-Aquitaine. Moi, ce n’est pas de ce pays-là que je veux. Et je ne veux pas de cela pour l’Europe, parce que c’est une question d’éthique, mais c’est une question même d’intérêt. Imaginez ce qu’il se passe si la France est bien vaccinée, et pas l’Allemagne, ou vice versa. On réimporterait immédiatement le virus parce que l’on peut se barricader, il y a tout de même des mouvements inévitables. Donc, c’est une folie de croire que l’on s’en sortirait mieux si l’on se divisait _ certes. En revanche, moi, je crois à une Europe qui défend ses intérêts. Et s’il y a problème, – je ne dis pas qu’il y a problème -, mais s’il y a un problème, et que l’on a privilégié d’autres destinations d’autres pays, par exemple le Royaume-Uni, plutôt que nous, là, nous défendrons nos intérêts.

Q – De quelle manière ? Par des mesures de rétorsion ?

R – En faisant respecter nos contrats. Des contrats, ce ne sont pas des engagements moraux, ce sont des engagements juridiques _ oui. Tout contrat peut être sanctionné par des pénalités, des sanctions…

Q – Par le non-paiement de ce qui est dû à AstraZeneca, par exemple ?

R – Oui, ou la non-commande de doses supplémentaires ou des pénalités. Tout cela est prévu par les contrats et c’est normal, dans un cadre juridique. Mais je ne dis pas qu’il faut en arriver là, je dis d’abord qu’il faut faire la clarté. Et moi, je ne veux pas une Europe qui cache les choses ou qui ne défend pas ses intérêts. Et je crois que ce qu’a fait la Commission, cette semaine, à notre initiative notamment, faire la transparence, hausser le ton, c’était ce qu’il fallait faire.

Q – Boris Johnson peut-il jouer un mauvais coup à l’Europe et à la France ou pas ?

R – Je ne le sais pas. Encore une fois, je ne veux pas faire de mauvais procès.

Q – Est-ce que c’est une hypothèse que vous pouvez avoir en tête ? Est-ce que cela peut être une conséquence du Brexit, d’ailleurs ?

R – Non, alors, non, ce n’est pas une conséquence du Brexit, parce que ce que fait le Royaume-Uni, un pays européen, s’il le souhaitait, pourrait sortir du cadre et le faire. Ce qu’a fait le Royaume-Uni, concrètement, c’est souvent d’accélérer les procédures, en prenant, c’est un fait, plus de risques dans les campagnes de vaccination ; aussi, avec une situation sanitaire qui est douloureuse et qui est difficile, donc, on peut le comprendre, mais qui n’est pas la situation de la France et de l’Union européenne. Il faut regarder les choses que l’on compare. Quand on compare, on dit « en Israël, cela va beaucoup plus vite« . C’est vrai, mais il y a un accord pour transférer des données médicales au laboratoire Pfizer. Je ne crois pas que ce soit le modèle que les Européens veuillent. Au Royaume-Uni, il y a eu une prise de risque ; je ne dis pas « n’importe quoi« , mais « une prise de risque« , qui a été faite sur l’espacement entre les injections de doses, sur l’utilisation de tel ou tel vaccin sur les populations, sans tenir compte de restrictions scientifiques, etc. Et donc, les Européens, je crois, n’accepteraient pas, à juste titre sans doute, cette prise de risque avec leur santé. Donc, je crois que ce qui apparaît parfois, qu’il y ait des lenteurs que l’on puisse surmonter, c’est un fait, faisons-le, très bien. S’il y a des lenteurs qui sont liées à de la prudence et de la recommandation scientifique nécessaire, là, je crois qu’il faut la respecter et que c’est aussi notre modèle, malgré tout.

Q – Dernière question sur ce sujet : ces retards de livraison de Pfizer, d’AstraZeneca, de Moderna, est-ce qu’ils remettent en cause l’objectif du gouvernement qui était de vacciner, et qui est de vacciner tous les Français d’ici à la fin de l’été ?

R – Non. L’objectif que nous avions annoncé, c’est de faire le maximum d’ici à la fin de l’été _ voilà. Et Olivier Véran, Agnès Pannier-Runacher l’ont rappelé, cette semaine : quinze millions de personnes vulnérables, à l’horizon du mois de juin. Cela reste notre objectif.

Q – On assiste, autre sujet, Clément Beaune, depuis 2017, à une recrudescence de discours de haine, de l’omniprésence de la violence dans la rue, et même au sein du débat politique, une remise en cause, aussi, des décisions démocratiques, y compris à une « dé-légitimation » de l’élection du Président de la République et des députés. Est-ce que c’est compatible avec la démocratie, voire avec les valeurs de la République, et comment vous avez vécu cela de l’intérieur ?

R – Je pense qu’il faut toujours faire attention, moi, j’ai un immense respect pour les institutions et le vote. Et je crois qu’il ne faut pas considérer, que l’on a tendance à considérer que le vote, cela a été anecdotique. Quand on met un bulletin dans une urne, on choisit un maire, un député, un Président de la République, pour une durée de cinq, six ans. Cela nous engage. C’est un geste sérieux. Nous n’allons donc pas considérer qu’il y a mieux que cette légitimité de l’élection. Laquelle ? Cela ne veut pas dire que l’on ne doit pas avoir des moments de respiration, de participation démocratique.

Q – Ce n’est pas à la rue de décider.

R – Non, cela ne veut pas dire que quand il se passe quelque chose dans une société, quand il y a un mouvement, un mouvement social, on l’a vu au moment des gilets jaunes, il ne faut pas l’entendre parce que cela veut dire quelque chose ; mais il ne faut pas confondre une protestation, une colère sociale à laquelle je pense qu’il faut répondre en ouvrant la discussion, en prenant des mesures comme nous l’avons fait, et une sorte de légitimité parallèle, hors élections, parce que cela, je crois que c’est l’essence de la démocratie. On parlait de ne pas renoncer, de ne pas être lâche. Cela fait partie de la défense ferme de nos principes.

Q – Comment expliquez-vous cette haine contre Emmanuel Macron ?

R – Je ne sais pas si elle est spécifique. On a malheureusement, dans notre société, par le jeu des réseaux sociaux, de l’information permanente, du déversement continu, on a une société qui est plus haineuse qu’elle pouvait l’être, il y a quelques années. Et je crois que cela, il faut l’avoir toujours en tête, – cela peut paraître une banalité et tant mieux si cela l’est -, la violence verbale ne s’arrête jamais aux mots. D’abord, elle peut gravement blesser, mais ceux qui commencent anonymement à déverser des insultes, des mots d’une extrême gravité…

Q – Cela peut conduire à la violence.

R – Bien sûr, cela conduira toujours à la violence. On l’a vu d’ailleurs, aux Etats-Unis, récemment.

Q – Un sondage Harris Interactive publié, lundi, par L’Opinion, place Marine Le Pen devant Emmanuel Macron au premier tour, 26 à 27 pour Le Pen, 23 à 24 pour le président Macron et au coude à coude au second tour : 48% pour elle, contre 52 pour celui qui pourrait être, qui devrait être le président candidat. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Est-ce que, quelque part, il n’y a pas le feu au lac ?

R – Il ne faut pas, si je puis dire, se décider ou juger des choses en fonction d’une enquête d’opinion ou d’un sondage. Mais ce que cela veut dire, moi, je…

Q – Est-ce que cela veut dire que le pire est possible ?

R – Mais bien sûr.

Q – Et le pire, pour vous, c’est Marine Le Pen, présidente ?

R – Je pense que ce serait immensément grave, mais je ne suis pas un pessimiste. Mais il faut regarder l’histoire avec les yeux ouverts et le sens de ce qui s’est passé. Nous ne sommes jamais à l’abri. Ce n’est pas une garantie d’être dans un espace, une Europe apaisée, un pays démocratique, ce n’est pas une garantie que ce sera toujours le cas. Et au-delà de ces grandes bascules, je pense que croire que ce qui nous paraît être redoutable, dangereux, voire très dangereux, ne peut pas arriver, ne pas y croire, ça, c’est aussi un début de lâcheté et de renoncement. Il faut ne pas se résigner, il faut combattre, politiquement, démocratiquement en l’occurrence, mais ne jamais penser, – je ne crois jamais au retour de l’histoire -, que nous avons définitivement écarté les menaces.

Q – Pour vous, Marine Le Pen, présidente, c’est possible ?

R – Oui, c’est possible, si l’on ne se bat pas. Il faut se battre, toujours. Moi, je ne considère pas que personne n’a droit à, que personne n’a une garantie de, personne n’a une sécurité absolue, et croire, en politique, que ce que l’on pense impossible, impensable, n’arrive pas, nous l’avons vu ! Moi, vous le savez, j’étais en charge des questions européennes auprès d’Emmanuel Macron quand le Brexit est arrivé. Peu de gens croyaient que c’était possible ; eh bien, même chose, c’est arrivé. Donc, tout est possible, bien sûr. Toujours, tout est possible, tout est ouvert, mais le pire n’est jamais sûr et on peut l’éviter. Cela ne dépend que de nous.

Q – On se quitte sur cette phrase : « cela ne dépend que de nous« . Merci, Clément Beaune, d’avoir répondu à notre invitation. Bonne fin de journée sur Radio J et à dimanche prochain. Merci.

Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 février 2021

 

Un entretien assez utile, me semble-t-il…

Ce lundi 19 juillet 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain

26oct

Avec son Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs, qui paraît ce mois d’octobre aux Éditions Bayard,

Marie-José Mondzain nous offre un merveilleux livre

_ même si elle se défend qu’il s’agisse là d’un « livre«  ; cf à la page 9 : « Ceci n’est pas un livre« , mais « peut-être la trace d’un parcours, en marche vers l’image« , « sans devoir nécessairement en montrer » « et sans être assurée qu’en parlant d’image, je puisse produire ce qui fait l’unité et la consistance _ dogmatique _ de ce qu’on appelle couramment un livre«  ; et précisant encore : « Cela pourrait être une série de lettres adressées à ce jeune ami aveugle avec qui j’ai entretenu plusieurs années un commerce des regards. Nous tentions de voir ensemble ce que nos yeux ne pouvaient partager« . Et aussi : « Ce pourrait être aussi un hommage singulier rendu au philosophe Jean-Toussaint Desanti, puisque c’est en sa compagnie que le commerce des mots a souvent exploré les chemins du visible«  « Je pense à ces deux amis, évoqués parmi tant d’autres, qui m’ont accompagnée, sans doute aussi parce que l’on ne peut écrire en l’absence de toute adresse (à quelque interlocuteur potentiel, et même s’il n’est plus des vivants sur la terre, ajouterais-je…) alors même que la main qui écrit voudrait, elle, disparaître« , page 10 _

un merveilleux livre, donc, montanien

_ je veux dire à la façon libre et perpétuellement (génialement) inventive, en même temps que : lucidissime !, des Essais de Montaigne ; et à poursuivre « tant qu’il y aura de l’encre et du papier«  (III, 9, début) son entretien-conversation malencontreusement interrompu (par l’accident d’une mort, telle celle survenue à Germignan près Bordeaux : au Taillan-Médoc aujourd’hui) avec, désormais, le fantôme, mais si vivant, de l’incomparable ami, La Boétie, dans le cas de Montaigne... _,

dans lequel, avec son courage et sa générosité merveilleux, elle nous offre un penser en acte magnifiquement éclairant, en ses explorations on ne peut mieux lucidement audacieuses, des aventures (battantes !) de la subjectivation (et du jeu de sa libération-liberté !) via la pratique active/passive des images (notamment _ et principalement même ici _ cinématographiques, en mouvement d’abord sur les écrans ; mais pas seulement…)

_ soit ce qui peut se nommer « opérations imageantes«  (selon l’expression des pages 45, puis 46 et 64, avec, là deux occurrences, ainsi que l’expression, aussi, de « fonctions imageantes« …) _,

entre « céder » et « tenir bon« , de l’Homo spectator : que tout un chacun (ou presque) se trouve désormais être devenu, en actes, plus que jamais aux siècles de l’omniprésence des écrans

_ à partir des films des frères Lumière : cf la filiation, en 1995, du film-(« hommage au cinéma« , pour l’anniversaire de son centenaire) de Harun Farocki, Les Travailleurs sortent de l’usine, avec celui des frères Lumière, en 1895, indiquée page 266 de cet Images (à suivre). Avec ce commentaire, à la page 270, que j’ai plaisir à citer ici : « Les sorties d’usine sont la scène primitive du cinéma à laquelle l’enfant revient toute sa vie en tant qu’éternel spectateur de la magie des images. Cet enfant centenaire, c’est chacun de nous. Mais Farocki fait aussi entendre que le geste qui fait voir n’est plus un geste pictural habité par le souci formel de son achèvement, mais un geste « imparfait » (dans le tremblé du temps même…). Parce qu’il est montage, il est fragmentaire, discontinu et en continuel désajustement _ un concept décisif ! _ de ses parties ; il est aussi en attente des énergies actives de montage par ceux à qui ces images s’adressent. Parce qu’il est adresse, il est solidaire d’un régime déceptif, fragilisé sans fin par le ratage de son but, par la fuite de son objet, par l’indétermination incontrôlable de ses effets.

Le cinéma fut inventé pour que le peuple _ auquel de fait le cinéma s’adresse _ résiste à sa disparition.« 

Vers le  final (en un ultime chapitre, le quatrième, intitulé « Suspens et carnaval » : c’est le chapitre du rebond !) de ce livre peu « livre« , donc, du moins au sens de la tradition académique la plus classique, surtout en philosophie,

Marie-José Mondzain livre une (éventuelle) filiation carnavalesque de la modalité du tempo

_ et du rire créatif : à la Chaplin « en 1938 dans Le Dictateur«  ; cf page 366 : « C’est un rire politique qui s’attaque à la terreur inspirée par l’adversaire et accroît les forces de ceux qui doivent lui résister. Ce rire de résistance _ à l’inverse du rire de connivence (ou au moins complaisance) envers les pouvoirs… _ est animé par le génie du carnaval, c’est-à-dire par la vigueur sismique _ voilà ! _ du renversement, de la réversibilité des rôles et du basculement des images. La permutation des places, la confusion des corps devient _ le sursaut d’ _une fête « idoloclaste » pour le spectateur délivré _ par le tempo même de ce rire spécifique-ci _ de l’effroi paralysant de l’inéluctable _ ennemi de tout jeu de battement, lui. Le Dictateur plaide pour un possible dont on sait aujourd’hui deux choses : l’une, c’est que le pire était imminent, l’autre, que sa défaite était pensable«  ; à l’inverse de la force renversante de ce rire chaplinien : « La Vie est belle de Begnini (cf l’analyse aux pages 134-136), ou Les Voyages de Sullivan  (de Preston Sturges : cf l’analyse aux pages 366-369 : des analyses magistrales !) traitent le spectateur en complice _ voilà ! _ d’un comique consensuel où l’épreuve du pire n’est plus qu’un épisode transformable à volonté par des fictions consolantes et des fraternités faciles« , toujours page 370… _

vers le final, donc, de ce livre peu « livre« ,

Marie-José Mondzain livre une (éventuelle) filiation carnavalesque quant à la modalité du tempo même

de son penser ici, en ce malgré tout « livre » (« en marche vers l’image« ), pages 399-400 :

« C’est la pensée romantique allemande qui mit en œuvre les prolongements paradoxaux de la pensée, du côté de l’informe et du chaos carnavalesque.

C’est en totalité que le poète et le penseur sont _ alors : au tournant des XVIIIe-XIXe siècles _ traversés par les contradictions sismiques d’une soif d’absolu, saisis par une ivresse anarchisante suscitée par les tentations du chaos, sans pour autant faire le deuil de la forme. (…) Le régime intercalaire des parenthèses utopiques inscrit la nécessité _ poïétique _ de la poursuite dans la pratique du fragment dont les romantiques allemands et Nietzsche portèrent au plus haut le flambeau. La discontinuité, la pulsation, la syncope _ facteurs du désajustement et de la création à inaugurer puis poursuivre, en d’autres désajustements _ seront les modalités souveraines des régimes disruptifs _ voilà un qualificatif parlant ! _ qui rompent avec les forces du contrôle, de la maîtrise et du repos _ qui enferment et incarcèrent, elles, dans le carcan des habitudes et addictions confortables : prévisibles et prévues, car calculées pour cela.

Ce que Patrice Loraux nomme _ fort justement _ le « tempo de la pensée » _ c’est décisif ! un clinamen dans la pluie uniforme, sinon, des atomes… _  fait entendre ensemble _ mais oui ! _ le rythme et la percussion propre à toute création _ poïein

La pensée _ en ce revigorant, joyeux, de sa pleine fraîcheur _ est un acte de naissance. Elle commence _ perpétuellement elle met (et se remet elle-même, la toute première !) en jeu… Elle fait l’épreuve de l’échec de la forme _ en l’approximation de ses propres approches essayées et tentées _ dans le don _ gracieux et généreux (pardon du pléonasme !) : il faut aussi apprendre à le recevoir et l’accueillir, ce don-ci… _ de la forme, renonçant à la paix improductive _ stérilisante et incarcérée (ou/et incarcérante) _ de ce qui continue _ selon une stricte nécessité solide : sans le moindre jeu (ou clinamen). Il n’y a pas d’œuvre qui ne soit pas travaillée _ dans le tremblé du frémissement de sa recherche _ par son impossibilité _ aventurée cependant : « Sapere aude !«  Le fragment en est la trace » _ intensive, vibrante.

Schlegel, au fragment 104 de ses Fragments critiques, avance ceci :

« Ce qu’on nomme communément raison n’en est qu’une espèce _ non unique _ mince et aqueuse. Il existe aussi une raison dense et incandescente _ de feu ! _, qui du Witz fait proprement  le Witz, et qui donne au style vierge, élasticité et électricité«  ;

ce que Marie-José Mondzain commente, page 404 : « Le Witz équivaut à une zébrure foudroyante

_ cf pages 195 à 197 une superbe analyse du jeu entre le dispositif « des cercles concentriques«  de la cible, et le schème « de la zébrure, des rayures, qu’il ne s’agit plus de saisir dans une mimétique du regard concentrique, mais dans une temporalité stroboscopique » : « la rayure est un battement du regard entre ce qui apparaît et ce qui disparaît. Le vertige stroboscopique induit par le mouvement des yeux face aux rayures, indique bien que ce qui se joue du côté de la cible renvoie sans doute à l’ordre du temps sous la figure du rythme pulsatile et de la répétition«   _

dans les ténèbres _ mais il les faut, elles aussi, ces « ténèbres«  ; et de toutes façons, nul (ni rien) ne peut prétendre y (ou ne s’en) échapper absolument : dans le recul (nécessaire, certes !), elles (ainsi que l’écart des gestes à leur égard) ne cessent, aussi, de nous nourrir et alimenter : tel le vertige du vide pour le maintien vivant de l’équilibre sur le fil du funambule ; telle est l’alchimie opératoire à laquelle il nous faut, tout un chacun, faire face, et bricoler… Dans le champ de la poursuite, il _ le witz, donc _ fait résonner la percussion de son tempo _ voilà ! _ et déjoue le pli et le repli des attentes _ seulement mécaniques : nous pouvons mesurer là ce qui sépare un art d’une technique (et de ses exploitations commerciales comptabilisées).

N’était-ce pas ainsi qu’il faut entendre chez Prokofiev le tissage _ voilà ! _ déceptif de la mélancolie, de l’ironie et de la fulguration violente d’un galop de la pensée ? _ sur ce nouage, cf les très belles analyses de l’écoute de la septième sonate pour piano (dite « de guerre« ) de Prokofiev (découverte au concert sous les doigts de Richter), aux pages 89-95. Le Witz fait appel à la puissance du sonore _ et des timbres ; cf ici ma lecture, le 3 août 2011, de ce qu’en explore superbement Martin Kaltenecker en son passionnant L’Oreille divisée _ les discours sur l’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles : comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée »  _ lorsque la création musicale ne se soumet plus aux illusions frauduleuses des enchaînements harmoniques _ trop attendus et convenus ; et Marie-José Mondzain de l’illustrer, pages 97-100, par une analyse du film impressionnant de Béla Tarr, Les Harmonies Weckmeister

La fragmentation de l’écriture déjoue les visées de l’absolu et l’absolutisme des systèmes _ totalitaires. La pensée est le règne _ paradoxal, alors _ qui abolit tous les règnes _ et empires : tétanisants ! eux… Le Witz fait appel à l’incontrôlable de la vie _ jouant, à partir du clinamen _ dans une fiction où se joue l’échec du concept et de la dialectique.

Le fragment appartient au régime de la parenthéké » _ et du battement des intermittences

A la page suivante, cette remarque à propos de la finesse de l’oreille musicale du viennois (exilé) Ludwig Wittgenstein : « Wittgenstein fut (…) un remarquable diététicien des fausses solennités« , précède ce constat que « les philosophes musiciens _ tel Wittgenstein, ou Nietzsche… _ ont souvent une grande aptitude à déjouer _ et dégeler _ la pesanteur _ plombante et plombée _ des trop fortes consistances » _ surplombantes…

Et Marie-José Mondzain d’évoquer ici l’art de l’éclat du rire de Nietzsche « pour instaurer une temporalité du retour éternel afin d’échapper pour toujours à la linéarité des trajectoires propres au monde convenu des poursuites » _ quand celles-ci sont sinistrement (mortellement ?) trop prévisibles en leurs calculs…

 

De fait, « l’ivresse est l’état carnavalesque par excellence, l’état de ceux qui vivent philosophiquement la relation de leur corps _ c’est la base _ à la vérité : ils dansent. La philosophie est chorégraphique _ voilà ! _ dans son funambulisme même« , toujours page 405 _ sur le funambulisme, cf, en plus de la citation donnée en exergue au livre, page 7, l’analyse, pages 14-15 (« Pourquoi danser ce soir ? Sauter, bondir sous les projecteurs à huit mètres du tapis, sur un fil ? C’est qu’il faut que tu te trouves«  : rien moins ! en cet appui mouvant, vital et mortel pris sur le vide…) et encore page 19, du Funambule de Jean Genet ; qui m’évoque ces deux formules de Nietzsche dans le sublime Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra : « Je ne croirai qu’en un dieu qui sache danser«  ; et « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante« 


Ainsi « l’éclat du Witz n’est (-t-il) pas sans rappeler l’éclat _ voilà _ de l’image et sa temporalité éruptive _ voilà _ dans un présent intensif _ voilà, voilà _  ! Widerpost (le poète que fait parler Schlegel en un poème satirique, en 1799 : « la confession de foi épicurienne de Heinz Widerpost« ) chante l’échec spéculatif et célèbre la matière, les sens et tout le corps :

« Je ne tiens pas compte de l’invisible

Et je tiens pour seule révélation

Ce que je peux goûter, respirer et toucher

Et fouiller avec tous mes sens.« 

Et Marie-José Mondzain de conclure ce passage, pages 406-407 : « Le carnaval de la pensée a bien à voir avec ce que la pensée doit à la vie du corps

et avec ce que la vie du corps doit aux femmes » _ souvent plus ouvertes aux images, et moins agrippées à la saisie par les concepts… Cf ici mon article du 25 septembre 2011 sur le très riche livre de Martine de Gaudemar, La Voix des personnages : Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages »… Cf aussi la subjuguante hyper-finesse d’acuité du penser de Baldine Saint-Girons, par exemple dans la sublime séquence syracusaine ouvrant son merveilleux L’Acte esthétique

Pour ce qui est « poursuivi » en cette trajectoire suivie et syncopée _ les deux : et amoureusement (ou/et musicalement !)… _ de 419 pages, terminées par un « (À suivre)… », en cet Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs,

Marie-José Mondzain commence, en son chapitre premier, « Images suivies » (pages 9 à 124), par présenter

comment s’est formée, a bougé (et s’est « poursuivie«  !..) pour elle, en partie singulièrement, « la question de l’image«  _ car c’est d’abord, et encore au final, toujours, une « question«  qui « se poursuit«  : inépuisablement (et nourricièrement) ; même si (ou plutôt car !) la lumière s’en éclaire passablement ! en la trajectoire des 419 pages de ce travail richissime ! (cf toujours et encore Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure« …) _,

ce qu’elle _ en sa biographie particulière, voire singulière, immergée en l’Histoire collective : je pense ici à (tout) ce qu’elle a hérité historiquement de son père (« Mon père s’appelait Mondschejn« , page 33), peintre, né en 1890 à Chelm, en une Pologne alors de l’empire du Tsar de toutes les Russies ; et maudit par son propre père pour avoir voulu devenir peintre (« après son départ de Chelm _ en 1904 : « fuyant à quatorze ans le ghetto où son _ propre _  père le destinait au rabbinat« , page 31… _, son père l’avait haï et maudit au point d’accomplir le terrible rituel du Herem à la synagogue. Condamné pour idolâtrie, mon père fut rejeté par les siens. Le rituel du Herem consistait à allumer des bougies noires et l’arche étant ouverte à faire sonner le chofar pour récuser toute filiation. On demande alors que la maladie et la ruine tombent sur le maudit, qu’il soit exclu de la communauté de façon définitive et n’ait pas le droit à être enterré religieusement.

Ayant appris _ tardivement, après 1945 _ son excommunication après la mort des siens, doublement orphelin, je crois pouvoir dire qu’il ne cessa d’être déchiré entre la grâce et la disgrâce qui marquaient sa survie _ à la Shoah. Quand la mort approcha, il se sentit comme un fils coupable appelé à comparaître devant le tribunal paternel. La transmission, et donc le droit et le devoir de suite qu’implique la filiation, pèsent très lourd dans la pensée juive et traversent les générations.

Il m’a fallu trouver les lois profanes et laïques qui mettraient fin à la poursuite d’une malédiction (…). Les images devaient trouver leur avocat, il en allait de la liberté que mon père avait conquise et de celle que je lui devais de garder« )… _

ce qu’elle y poursuit,

tout autant que ce qui l’y poursuit elle-même ;

selon la métaphore _ discrète, mais qui revient (ou « persiste« , sans lourdeur jamais : nous sommes dans la patience) _ des deux flèches du carquois du petit dieu Amour.

Cf par exemple page 125 : « les flèches d’Eros« ,

ou page 191 : « Si Cupidon a deux flèches, comme le raconte Ovide, c’est qu’il faut entendre que sa flèche est double, c’est-à-dire qu’elle indique deux directions opposées. Une flèche vise le poursuivant, l’autre le poursuivi. Cette simultanéité des trajectoires contraires fait qu’un même archer, celui de l’amour, attire et fait fuir. Ce qui nous attire nous fait fuir et nous poursuivons entre délices et frissons les figures qui nous persécutent« …


Mais déjà, page 122, esquissant, lumineusement, comme une approche de définition de ce qu’elle qualifie de sa « course« ,

et comme de son « champ » philosophique (page 120),

parmi les diverses (ou principales) formes de démarches philosophiques : celles des « penseurs de l’ordre« , celles des « penseurs critiques« , et celles des « penseurs à la cécité prophétique » qui « ont hérité de Nietzsche« , mais « Nietzsche est _ aussi _ la victime des plus grands usurpateurs d’héritage » !!!, pages 121-122,

et comme pour répondre au questionnement de son ami philosophe Patrice Loraux (« qui s’interroge précisément à ce que peut signifier la désignation d’un champ philosophique, après avoir interrogé longuement la syzygie de la philosophie avec les chimères« , page 120) :

« Il y aurait en philosophie des régimes de sensibilités particulières _ voilà : des aisthêsis !.. _ qui permettraient d’y repérer de grandes familles. Si je l’ai bien compris, elles se distingueraient ou s’opposeraient en fonction de leur disponibilité interne au vacillement _ un élément crucialissime !!! _ ou aux modes très variés de cristallisations conceptuelles » _ d’après la métaphore stendhalienne appliquée aux processus d’énamoration… _, page 120 ;

achevant ce regard panoramique (détaillé aux pages 120 à 122) déjà lui-même bien éclairant (« Les champs de la philosophie sont innombrables ; et l’on imagine bien qu’il ne me viendrait pas à l’idée d’esquisser une histoire de la philosophie en énumérant des champs ou en repérant des postures. Je ne fais que croiser ce _ ici la méditation de l’ami Patrice Loraux _ qui accompagne ma propre poursuite« , conclut-elle cette synthétique « revue » avec son humilité et auto-ironie coutumières), page 122,

Marie-José Mondzain avance ceci d’éminemment éclairant quant au dessein du travail auquel s’est adonné son livre auto-présenté dès l’abord (page 9) comme peu « livre« , car c’est surtout une « médiation » _ peut-être en abyme, et abyssale… _, et « qui se poursuit«  (page 119) :

« Ma seule ambition _ et le mot est déjà trop lourd pour définir ma course _ est de trouver _ mettre à jour et explorer _ partout la mince fissure par laquelle l’image

séculairement refoulée par la raison et l’intelligence

a poursuivi sa route, imperturbable, à travers les corps pensants, les regards désirants, les silences habités par la parole«  _ peut-être ici le cœur même de ce travail (d’une vie : « philosophique« …) dans ce qui peut faire signe au plus profond, via les images (mais via la musique aussi, ainsi que la poésie ; particulièrement en ce qui devient œuvre d’art…) _ ;

et elle conclut alors ce passage de quatre pages à propos de ce qu’opère l’image

_ ailleurs (par exemple page 45, puis page 46, ou page 64, à deux reprises), elle parle d’« opérations imageantes«  : ainsi « les opérations imageantes sont constituantes des relations d’altérité, en étant le tissu conjonctif qui noue la question d’un sujet à la réponse qu’il reçoit de tout autre« , page 46, dans la mesure où « reconnaître consiste à partager un manque et faire éclore entre nous les fleurs de la surabondance, c’est-à-dire les images. C’est parce que l’autre me manque que je lui adresse _ en gestes d’œuvres _  les signes de ma dépossession ou de ma défaillance«  _

ainsi :

« Elle _ l’image, donc _ est la présence _ vectorielle et et contextualisée, en quelque sorte, et intensive (« disruptive«  dans les liaisons-déliaisons, désajustements-ajustements, que sans cesse, et comme ludiquement, elle opère) _ de l’enfant androgyne au carquois et aux flèches dans son immanence intraitable _ voilà _ au cœur de tout mouvement de la pensée« , page 122 donc…

Voilà énoncé ce qui m’apparaît constituer le sens profond et singulièrement riche du projet philosophique poursuivi (donc !) superbement par cette recherche dense intensément lumineuse _ et éclairante ! _ en son courage et sa générosité _ sans fond, les deux : par la « fidélité« , voilà !, à ce que la vocation de la parole appelle à « tenir«  et « maintenir«  (= « poursuivre«  !), dans le jeu d’actes d’une liberté exigeante assumée… _ menée par Marie-José Mondzain.

La fin du premier chapitre (« Images suivies«  : il court de la page 9 à la page 124) revient sur la question de ce livre « peu livre » et des modalités _ montaniennes, ou nietzschéennes, me semble-t-il… _ de la « forme incertaine«  _ non dogmatique, mais ludique avec gravité (selon l’essence de l’humour) _ (page 122) de son écriture :

« Pourquoi me faut-il d’une certaine façon renoncer au livre _ comme cours dogmatique _ en écrivant sous cette forme incertaine ? Ce pourrait être étrangement à la fois monologue intime, interne ; et adresse à tout autre _ ce qui me paraît être les conditions de toute écriture vraie, courageuse, généreuse, et non servile ; j’en re-donne pour exemple les écritures de Montaigne et de Nietzsche.

A ce « tout autre«  est consacré le chapitre 3 : « Le Casting du premier venu« , (pages 281 à 371) à travers l’analyse de plusieurs grands films de cinéastes américains, de King Vidor (The Crowd, La Foule), Frank Capra (Meet John Doe, L’Homme de la rue), Elia Kazan (A Face in the crowd, L’Homme dans la foule) ; mais aussi de Robert Siodmak (en comparant Menschen am Sonntag, ou People on Sunday, en 1929, et Nachts wenn der Teufel, ou Les SS frappent la nuit, en 1957) et encore, plus récent, Le Premier venu, de Jacques Doillon…


Je m’imagine un peu comme un marin au cœur de la nuit qui cherche à faire le point sur sa position _ s’orienter (dans le penser et le sentir) ; et survivre, en menant son esquif à bon port _ entre deux étendues ténébreuses _ quand le ciel est avare de points de visibilité, dans la tempête par exemple… Le flux noir portant _ voilà ! tel le fil au-dessus du vide pour le funambule de Genet (et celui de Nietzsche)… _ l’embarcation est une masse résistante qui soutient, tant qu’elle n’engloutit pas _ du moins.

Penser  les images _ voici la tâche à accomplir ! _ est un voyage nocturne entre ciel et mer _ et non pas terrestre, par monts et par vaux, ou dans le dédale serré des villes : sur des sols grosso modo plus stables.

Les images qui _ mais il en est d’autres, un peu plus curieuses… _ prétendent se débarrasser de toutes pensées _ telles celles des logos de marques visant à induire (et à grande échelle) d’hyper-rapides réflexes (conditionnés) : celles des matraquages publicitaires et idéologiques _ occupent et dominent _ elles _ l’espace en plein jour des terres habitées _ et hyper-balisées : on n’a pas à s’y poser de questions ! sur le chemin à prendre (ou plutôt, alors, « à suivre«  ! à l’heure de l’attraction des GPS !)…

Surexposition du visible _ jusqu’à l’aveuglement des habitudes-addictions de ceux qui les reçoivent et sont dirigés (par œillères ; et par machines !) par elles _ dans l’inanité des regards morts _ puisque désactivés en ces réflexes instantanéisés, sans épaisseur vivante de durée… Là où sont les cadavres _ cf la quête de Diogène avec sa lanterne allumée en plein jour : « Je cherche un homme ! » ; et il n’en trouvait pas… _, il n’y a pas de fantômes _ apparaissant et disparaissant, eux.

Voir dans la nuit est la condition de toute pensée de l’image«  _ qui amène à aller chercher un peu plus loin que le plein (ou/et les bords) du visible d’abord et immédiatement perçu : afin de comparer « comme si« 

Commentant Homo spectator, j’ai jadis qualifié cette opération-là dimageance

Et Marie-José Mondzain de poursuivre, page 123 :

« Avant que le cinéma n’en fasse surgir le dispositif pour instaurer la vie industrielle _ selon le modèle hollywoodien _ de nos désirs _ idéologisés et markétisés, formatés (en vue de l’achat : la consommation même est surtout alors un leurre) _, l’image depuis longtemps se faisait connaître _ fort discrètement _ dans les cavernes, au fond des grottes, dans toutes les chambres noires de l’histoire, celle des choses et celle des fables.

Cérémonies des apparitions et des disparitions,

mélancolie des départs et récits des deuils,

effigies des ombres qui font jouir _ selon la fable de la fille (première dessinatrice de portrait) du potier de Corinthe, traçant, et ayant tracé et déchiffrant l’ombre de son amant s’absentant, puis absenté… _ et qui font trembler _ les bisons de Lascaux, Altamira, la grotte Chauvet… _,

l’image est là aussi insaisissable qu’insistante _ dans l’espace des distances et absences que leur ténuité cependant, et très fort, aimante…

Quand vint le cinéma, l’image trouva que cela était beau !« , pages 122-123.

Mais le cinéma lui aussi est dans la disjonction :

si « le geste imageant _ du cinéaste faisant son film _ accueille le désir de tout autre, c’est-à-dire les fictions qui le constituent _ positivement, ce « tout autre«  _ comme sujet de la croyance,

de la confiance et du crédit« ,

« le « faire faire » _ du cinéaste, donc _ désigne la capacité de reconnaître et de rendre _ = donner _ au peuple _ toujours à faire advenir ! _ des spectateurs sa puissance d’agir _ le plus souvent volée, niée, exploitée.

Le cinéma _ tel celui d’un Godard : plusieurs fois mobilisé dans cette « marche vers l’image«  _ pourrait faire en sorte _ pour sa (modeste) partie : entraînante ou inhibante _ que je puisse _ moi, spectateur du film _ devenir le sujet _ (plus) effectif _ de mon action et de l’histoire que je partage avec d’autres.

Mais le « faire faire » _ du cinéaste faiseur de films  _ peut aussi être entendu dans le sens de l’asservissement et de la passivité _ des spectateurs croisant le film. Il y a un cinéma qui inhibe la puissance active et dont le « faire faire » suspend justement la capacité de faire.

Être spectateur est une condition active chaque fois que le cinéma ou toute autre création fait le don _ par la transmission-formation de « fictions constituantes«  dans le sujet spectateur du film _ à celui à qui il s’adresse de sa puissance de faire _ un poïein libérateur et créateur, face au réel et aux autres ; relire Homo spectator. Le lien de ce geste créateur avec la fiction est fondateur, car il n’y a de communauté _ humaine non-inhumaine _ qu’à partir de ces croyances partagées _ et échangées, via des opérations (et des œuvres) , dont des paroles, des entretiens _ que j’appelle des fictions constituantes » _ pour le sujet humain non in-humain et sa liberté _, pages 284-285.

Et Marie-José Mondzain de se centrer sur le travail du documentariste, d’une part ;

mais aussi sur la place (et la fonction) du figurant dans les fictions mêmes :


« Dans un documentaire,  ce sont les corps filmés qui occupent la presque totalité du champ fictionnel. Il revient au documentariste de trouver la place la plus juste _ ajuster-désajuster _ pour accueillir_ et, par là, montrer _ ce qui constitue le régime de croyance des sujets filmés au cœur des expériences réelles qu’ils traversent« , page 285.

Quant à « la fiction«  de cinéma, son histoire est durablement marquée par l’impact de la Nouvelle Vague : celle-ci, « fraternellement liée au cinéma documentaire, accueille la fiction qui habite le corps des acteurs. On peut à la fois construire une fiction, et attendre ce qui arrive, développer une forme d’attention au monde et aux corps filmés qui donne sa place à l’autre _ en son altérité fondamentale _, donc à tout autre ; donc par cette voie au spectateur lui-même « , toujours page 285.

Et Marie-José Mondzain consacrera de superbes pages (pages 288 à 293) à la fonction très riche du figurant dans les fictions :

« La figure du figurant, comme site en apparence désubjectivé, opère en fait comme indice _ d’autant plus fort que (forcément !) discret _ de crédibilité _ voilà _ qui confère _ par contraste (d’une forme vis-à-vis d’un fond ; d’une focalisation sur ce qui est découpé et identifiable par le regard regardant à l’égard d’un fond lui flouté…) _ à la star et au récit _ du film de fiction _ leur place _ mine de rien… _ dans le tissu réel de notre histoire _ rien moins. Indice du réel, sans nom, sans gloire et sans histoire _ la caméra n’est pas focalisée sur lui : il n’est qu’un fond pour les formes d’autres : les personnages du récit ! incarnés par les acteurs _, lui seul donne peut-être à la fiction son appui _ comme le fond du vide au fil vital du funambule _, et détermine son plan d’inscription _ à cette fiction _ dans une réalité sensible, à la fois historique et filmée. La place du figurant est une place occupée par n’importe qui  _ discrétion (= quasi invisibilité) oblige ! _ faisant office de réalité des bords, à la frontière desquels se détache avec tout leur relief la figure _ = la forme repérable, elle _ de l’acteur professionnel et de la star, dans leur énergie fictionnelle _ et vecteurs notables d’identification du spectateur de cette fiction de cinéma.

La présence de celui qui n’a pas de nom _ au générique (des identifications) : il n’est nul personnage ! _ est sans doute inséparable de cette histoire du peuple auquel la Révolution a enfin rendu _ ou enfin donné (au moins en puissance) _ la dignité de son nom, sans pour autant résoudre la question de la subjectivation _ effective : devenir une « personne«  en toute sa singularité… _ de toutes les particules élémentaires qui le composent. Que figurent ces corps sans lesquels les acteurs resteraient dans une insularité presque abstraite ? C’est sans doute parce que l’écran n’est pas une scène qu’il faut que la croyance du spectateur soit soutenue par la figuration du monde comme espace doué de consistance, où les _ autres _ corps et les choses offrent l’assistance d’une continuité. Le figurant est le signifiant du hors champ dans le champ _ du récit sur lequel se focalise la caméra _, et le relais entre l’espace fictionnel _ que propose le film, et sa visée de « réalisme«  _ et l’espace réel _ censé être très évident, lui _ du spectateur.

N’ayant aucun rôle, il est tout entier dans sa fonction : se prêter au jeu de la représentation de toutes celles et de tous ceux _ dans le public des spectateurs, déjà, ainsi que les autres, dehors _qui se tiennent dans l’indétermination de leur inscription subjective. Le figurant nous demande de croire à la réalité d’où on l’a tiré quand, l’ayant quittée, il est introduit dans la fiction où on le fait opérer _ voilà _ au nom de cette réalité même.

Extrait de la foule ou du peuple, il en figure métonymiquement _ la partie pour le tout _ l’existence« , pages 289-290.

« « Figurant » est un participe présent dont la légitimité a besoin _ pour sa crédibilité anonyme _ de l’accord de tous. Le figurant devient représentant _ et Marie-José Mondzain d’analyser le devenir (symptomatique !) de certains individus quelconques (des John Doe ! selon Capra) au sein de la production cinématographique de la démocratie américaine... Ce participe présent désigne l’individu figurant, c’est-à-dire désigné comme image de tous, parce qu’il ne ressemble _ pas trop _ à personne.

L’effacement _ voilà _ de la personne implique que la subjectivation du peuple passe par la désubjectivation _ et anonymat subséquent _ de son figurant. Cette désubjectivation a son prix du côté des identifications idéales et du côté de l’effacement du peuple. (…) Le cinéma est par excellence la scène où se jouent les contradictions de cette incarnation, mais aussi où se déploient les combinaisons fictionnelles qui rendent cette incarnation possible ou impossible, digne de confiance ou frauduleuse. En ce sens, dans toute fiction, la place du figurant a une signification politique« , pages 290-291.

 

« La question du figurant entre donc en résonance avec la subjectivation du peuple et l’interrogation démocratique.

Il n’y a de figurant que dans la fiction ; le documentaire par définition ignore le figurant. Ce qui indique que le cinéma navigue nécessairement entre deux régimes fictionnels (…) ou plus précisément se situe au croisement de la trame et de la chaîne qui tissent un espace visuel commun _ réaliste, in fine. La trame serait la fiction inventée et filmée qui transporte le spectateur dans le territoire imaginaire d’un scénario. La chaîne serait l’ensemble de toutes les ressources du réel mises au service de la crédibilité du film. Le figurant serait comme la navette qui passe et repasse _ voilà _ sur le fond anonyme où il lui est demandé de faire office _ = image ! par délégation et incarnation convenue _ de réel. On demande à l’acteur de jouer et au figurant de faire « comme si ». Il est donc bien un messager chargé de faire communiquer _ à l’écran _ le réel et la fiction » _ in fine réaliste _, pages 291-292.

« Il en résulte que l’opération figurative du figurant est une opération politique qui fait advenir ensemble

le mode d’existence de toutes les foules

et, au cœur de ces foules, le mode d’existence de chaque sujet qui y trouve sa légitimité et la dignité de sa place. (…)

Le figurant figure le corps du peuple

en tant qu’il est témoin et juge de ce qui se passe en sa présence et même sous ses yeux ;

tout comme il peut incarner au cœur de la foule dont il fait partie, l’énergie politique parfaitement singularisée du peuple entier.

La place du figurant est indissociable de la place faite au spectateur. C’est en lui, pris isolément ou dans la foule, que se joue la place politique accordée au peuple« , pages 292-293

….

Voilà un des effets (disjonctifs !) du cinéma, parmi les apprentissages des divers processus de subjectivation (ou désubjectivation !) des personnes,

au sein de la « poursuite » de la vie, et des enjeux de « se trouver« , « ou pas » (= se gâcher et se perdre), d’accomplir, ou pas, ses possibles (et si possible les meilleurs, les plus épanouissants, entre continuité et suspens, et au milieu et avec les autres…

De superbes analyses concernent aussi le rapport à l’altérité et à l’accueil (ou pas !) de l’hétérogénéité _ et les dangers des fictions transcendantistes et solipsistes (des fondamentalismes)…

Quant au chapitre 2, « Chasses » (pages 125 à 280), consacré à l’analyse de la poursuite en tant que telle (au cinéma),

il nous livre, du moins particulièrement à mon goût, quatre magistrales analyses de films :

aux pages 149 à 163, celle des Oiseaux d’Alfred Hitchcock ;

aux pages 235 à 254, celle de Gerry, de Gus Van Sant ;

aux pages 271 à 280, celle de La Nuit du chasseur, le chef d’œuvre de Charles Laughton ;

et pages 208 à 217, celle, très impressionnante, de Tropical Malady, d’Apichatpong Weerasethakul :

« Dans les films de Weerasethakul, nous sommes fauves ténébreux, vache immaculée, revenant simiesque, spectre canin, poisson érotique, etc. C’est toute l’histoire de la vie et celle des espèces qui s’incarne _ = prend image ;

là-dessus cf aussi les lumineuses remarques sur l’incarnation de Jésus, et la fonction de la Vierge Marie ; la kenôsis et la sarkôsis… : « Paul de Tarse trouva les mots qui désignaient le dessein de l’image. Lorsque Dieu se fit homme, dit-il, et qu’il « condescendit » (synkatabainein) à devenir mortel, il se vida (ékénôse). La kénôse (kenôsis) fait entendre la vacuité de l’image. La Vierge est pleine de grâce car l’image dont elle est porteuse est vide de matière. La matrice est diaphane, elle aussi a la transparence des bulles«  ; et aussi : « Le « devenir image » qui fait de Dieu une figure humaine a permis l’invention d’un mot : « incarnation«  (sarkôsis). (…) Dans la pensée chrétienne, incarner signifie devenir image, image visible. Décider que l’image invisible se fait voir en gardant sa nature d’image transitant dans un corps dont il se sépare en mourant tout en gardant sa visibilité.

On gardera le mot « incarnation » pour dire que tel corps incarne à l’écran, au théâtre ou ailleurs. Ce qui ne signifie pas que ce corps personnifie. Celui qui personnifie se veut seule figure possible dans son rôle. Celui ou celle qui incarne fait vivre l’intensité d’un possible qui suscite l’infinité de tous les autres possibles« , pages 83 à 85 _

C’est toute l’histoire de la vie et celle des espèces qui s’incarne _ fait image _ dans la mémoire du monde, mémoire inscrite mystérieusement dans le corps de chacun de nous. Weerasethakul filme nos mémoires d’outre-tombe« , page 217.

Et, page 214 : « Filmer est aussi un acte de métamorphose qui s’attaque à la discursivité et à la continuité des récits pour faire advenir dans les images les figures simultanées de la contradiction, de la réversibilité du temps, de la confusion des genres, de l’immanence des spectres dans la chair des vivants, de la parole animale face au silence humain, de l’éclat lumineux de la nuit, de l’éloquence du vent.

Le cinéma viendrait-il dans la modernité de notre monde occuper la place d’un rite, pour remplir la fonction chamanique _ voilà _, et négocier dans le sombre éclat des salles obscures nos relations avec les divinités de l’amour et de la mort ?

Tout le cinéma de Weerasethakul en témoigne (…).


Le cinéma est une industrie hallucinatoire

qui ne cesse de nous faire commercer avec les morts« 

Bref, ce travail _ de tissage et dé-tissage (à la Pénélope ?) : concernant la source nourricière surabondante des « opérations imageantes« , leur suivi, leur suspens, leurs nouages _ est merveilleusement fécond !!!


Et constitue pour le lecteur une expérience (de lecture-analyse) dont il a du mal à s’arracher, tellement la méditation _ dense et toujours magnifiquement éclairante _ de Marie-José Mondzain donne encore et encore à mieux penser : à décortiquer lumineusement la complexité de nouage de nos opérations humaines,

en commençant par les « opérations imageantes » :

à suivre…

Titus Curiosus, le 26 octobre 2011

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur