Posts Tagged ‘langage

Enfin de justes mots en français sur Venise : Jean-Paul Kauffmann, en son sensuel « Venise à double tour »

13juin

Longtemps je me suis irrité 

contre l’incapacité de la plupart des Français à trouver des mots justes

sur Venise

_ cf ma série d’articles du second semestre 2012 (26 août, 4 septembre, 31 octobre, 23 décembre et 30 décembre) :

 ;

 ;

 ;

 ;

.

Et là,

je découvre le Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann

_ qui, lui, valorise, au passage, le regard sur Venise, et de Sartre, en son trop méconnu La Reine Albemarle, ou le dernier touriste ; et de Lacan, via divers témoignages, dont le La Vie avec Lacan, de Catherine Millot, ou le film de Gérard Miller, Rendez-vous chez Lacan ; et, de Lacan lui-même, sa conférence, Le Triomphe de la religion.

Enfin un Français vraiment curieux _ et de fond ! il s’y consacre à plein temps ; et tout le temps qu’il faut vraiment à sa quête : au moins plusieurs mois…de la Venise la plus intime et la plus secrète _ qui est _ ;

à l’instar de ce vrai vénitien _ retrouvant sa Venise quittée un long moment (pour des raisons de travail loin d’elle) _ que fut le Paolo Barbaro (Ennio Gallo, 1922 – 2014)

de son merveilleux et magique _ un indispensable !!!! _ Petit Guide sentimental de Venise

_ un titre français absurde, pour cette merveille qu’est son Venezia La Città ritrovata _ L’idea di città in una nuova guida sentimentale… Et il se trouve que la traductrice de ce trésor est Nathalie Castagné, avec laquelle je me suis entretenu le 9 avril dernier chez Mollat…

Tenter de « retrouver« 

étant pour Jean-Paul Kauffmann _ comme cela avait été le cas pour le vénitien Paolo Barbaro (l’ingénieur hydraulicien Ennio Gallo) de retour en sa chère cité un trop long temps quittéela clé du regard curieux, intensif et infiniment patient que Jean-Paul Kauffmann va porter des mois durant sur Venise, via sa quête, que rien n’arrête, de maints trésors cachés (tenus sous de puissants scellés) de celle-ci, en vue de se mettre une seconde fois en présence d’une image singulière dont la source _ en quelque sombre église vénitienne, lui semble-t-il _ n’a jusqu’ici pas été localisée par lui

Au départ du récit, le trésor à « retrouver« 

se situerait, dans l’esprit du chercheur du moins, en quelque sanctuaire d’église un peu obscure, pénombreuse…

D’où le choix radical d’inspecter seulement des églises, à l’exclusion de tout autre monument : palais, scuole religieuses, musées, etc… : il est déjà bien malaisé de parvenir à remettre la main sur une si précieuse _ minuscule _ aiguille en une si _ gigantesque _ meule de foin…

La quête présente de Jean-Paul Kauffmann est donc précisément ciblée, du moins en son presque anodin _ ou futile, mais tout de même marquant, et surtout carrément obsédant _ départ

_ et ne serait-ce pas là, mais à son corps défendant, cela nous devons le lui accorder, seulement un hitchcockien Mac Guffin (le terme est prononcé à la page 49) ? _ :

« retrouver«  _ et il y parviendra, même si ce sera, in fine, très obliquement, et ailleurs que là où il cherchait… : il le confiera in extremis, à la toute dernière page de ce récit _, re-éprouver la sensation _ étrangement puissante : au point de l’amener-contraindre à s’installer, lui, ainsi, plusieurs mois durant à Venise… _ éprouvée lors de son premier _ très éphémère _ passage _ plutôt que séjour : ce fut très court, et même évanescent… _ à Venise, l’été 1968 ou 1969, l’auteur ne se souvient même plus très bien de l’année, de retour d’un long voyage en Crète, Grèce et Yougoslavie ;

et pas vraiment « retrouvée«  telle quelle, en sa singularité du moins, depuis, lors de fréquents _ et même réguliers _ séjours à Venise, cette sensation

(face à « une peinture qui miroite« , page 19 ;

et à la toute fin du récit reviendra l’expression : « la fameuse peinture qui brillait dans la pénombre lors du premier voyage« , page 327 _ le verbe « miroiter » étant, mine de rien, diablement important ! même si l’auteur semble n’y prêter à nul moment attention, ni même ne s’y attarde : pas un seul mot de commentaire réflexif ou méditatif ne lui est consenti… _) ;

en dépit des nombreux séjours renouvelés _ depuis 1988 (son retour du Liban) tout particulèrement _ de l’auteur en cette ville, accomplis précisément pour confronter cette étrange et toujours puissante _ bien que vague _ émotion primale éprouvée jadis _ sur le mode d’une étrange obsédante « douceur« … _ face à une image « miroitante » bien réelle _ mais en quelque sorte égarée en les arcanes-tiroirs de sa mémoire, faute, aussi, de pouvoir en situer (et retrouver, revisiter, revoir) le lieu singulier de la scène-événement primitive _ à la sensation d’un présent qui la rafraîchirait, ou pas ; afin de comprendre peut-être enfin les raisons de cette marquante impression d’alors :

« depuis cinquante ans, je ne cesse de revenir bredouille _ de mes recherches de cette peinture à Venise. La poursuite exigerait d’être menée plus rondement _ en s’y consacrant pleinement, méthodiquement et exclusivement : systématiquement. La chasse _ voilà ! (cf l’exergue du livre, emprunté à Pascal : « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses« …)_ n’a rien donné jusqu’à présent. On n’attrape pas une ombre _ brouillée, pas assez consistante, parce que demeure aussi mal localisé le site de l’advenue de l’émotion insidieuse persistante à laquelle donna lieu cette peinture « miroitante » : « qui brillait dans la pénombre » de quelque sanctuaire sacré, pensait-il…

En tout cas, je m’obstine _ à rechercher-retrouver le lieu (très probablement une église) de cette « image miroitante » puissante. L’obstination plus que la force d’âme m’a permis dans le passé de résister à l’enfermement« , nous confie-t-il alors à la sauvette, sans  s’y attarder, page 18.

Alors, en effet _ en situation (sauvagement rude) d’otage, au Liban, du 22 mai 1985 au 4 mai 1988 _, « je devais à tout prix identifier (des) épaves de la mémoire. Ce jeu _ actif et exigeant _ me permettait _ lui seul _ de tenir debout _ en tant que personne encore un peu humaine. Il consistait à mettre un nom _ précis ; pensons aux animaux qui ne possèdent pas cet atout… _ sur des moments, des scènes, des événements qui n’étaient que des flashs _ évanescents et étrangement forts à la fois. Et la relative cohérence (avec trous, cependant) de la mémoire est bien ce qui peut assurer tant bien que mal, de bric et de broc, l’unité infiniment complexe (et toujours un peu problématique : à trous…) de l’identité de toute personne humaine (via des mots, tout particulièrement, qui donnent un contour un peu précis, et tenu, formé, à ces images le plus souvent flottantes) : les philosophes nous l’apprennent. D’où la tragédie d’effondrement irrémédiablement destructeur d’Alzheimer…

Ces impressions, je les avais vécues naguère, mais leur contour _ voilà _ était _ _ estompé » _ cf ici ce qu’apporte comme ressource essentielle et fondamentale le concept idéal d’idée (jusqu’à le sacraliser en Idée) chez Platon…

Et pages 19-20 :

« dans l’enchaînement des séquences qui ont composé ce séjour _ passé _, de nombreux espaces vides, en tout cas mal comblés _ laissés vagues, indistincts et confus _, m’ont toujours empêché de localiser avec précision _ voilà ! _ l’image _ vénitienne _ disparue : une peinture qui miroite _ voilà ce qui demeure d’elle encore ; et à quoi se raccrocher : le miroitement lumineux d’une peinture ; on remarquera aussi le retour, à plusieurs reprises, et à des moments de révélation cruciaux, du mot « illumination«  Qu’avais-je vu exactement ? Je n’ai cessé _ depuis _ de le chercher _ dans les églises de Venise. Les églises ouvertes _ déjà explorées jusqu’ici dans l’espoir de cette retrouvaille _ n’ayant rien donné, je vais à présent me tourner vers les églises fermées _ au public depuis lors. L’objet _ perçu-aperçu une fois, autrefois : « miroitant«  _ de ma quête y est enfoui _ et donc à exhumer-retrouver et revoir : voici le nouveau défi (très concret, très matériel, lui) qui vient se surajouter à (et en) cette quête sensitive, à partir de ce qu’a laissé émotivement comme trace fugace conservée, la mémoire.

Mais on ne déverrouille pas si facilement une église, surtout vénitienne, avec ses tableaux, ses autels incrustés de gemmes, ses sculptures _ tout cela évidemment très précieux.

Venise _ la richissime alors _ a thésaurisé _ voilà ! _ un patrimoine artistique d’exception _ et qui, d’ailleurs, donne assez vite carrément le vertige, à la visite de cette accumulation-surdose exhibée de trésors : notre capacité d’attention-concentration comporte en effet des limites ; et se lasse-fatigue plus vite que les muscles de nos jambes parcourant (jubilatoirement) le labyrinthe des Calli, à Venise. De l’air ! Je pense ici à ma propre sensation d’étouffement éprouvée tout particulièrement en l’église des Carmine, face à l’impossible (à mes yeux !) accumulation des toiles peintes accrochées partout sur les murs, sans le moindre espace vide d’un peu de respiration ; une impression jamais ressentie en aucune église ailleurs qu’à Venise, par exemple à Rome… Ni encore moins en France. Réglementé et surveillé jalousement. (…)

Beaucoup d’églises sont _ désormais _ fermées à jamais _ peut-être _, faute de prêtres et de fidèles _ et même de Vénitiens continuant à vivre-résider à demeure dans la Venise insulaire même : chaque année cette Venise insulaire perd de ses habitants. Certaines, menaçant ruine, soutenues par des étais, sont interdites pour des raisons de sécurité _ certes : et plus que les usures naturelles du temps même, c’est le défaut d’entretien de la part des hommes qui défait-déchiquète, jusqu’à l’irréversibilité, un jour, de la ruine, les monuments : le défi de les restaurer devenant, à un certain seuil de décomposition, matériellement insurmontable. Quelques unes ont changé d’affectation _ faute de capacité suffisante d’entretien de toutes par l’Église ou les autres institutions qui en ont la responsabilité, aujourd’hui. Elles sont transformées en musées, bureaux, entrepôts, appartements, ou encore salles de spectacle _ et pouvant re-devenir alors, à l’occasion, accessibles à une visite.

Les églises closes de Venise, surtout celles qui s’ouvrent _ comme capricieusement _ de temps à autre, suscitent en moi un état de frustration insupportable _ : suscitant le défi ultra-vif et on ne peut plus concret de remédier à cette frustration de visite par ses propres efforts et sa sagacité, quasi héroïquees, à obtenir de les faire exceptionnellement ré-ouvrir… Impossible de prévoir leur accès. (…)

Mon séjour à Venise, je vais le consacrer _ voilà ! du sacré se cachant effectivement en cette entreprise kauffmannienne… _ à _ tâcher de _ forcer les portes _ le plus souvent, et il faut le souligner, belles, ou du moins profondément émouvantes ; cf là-dessus l’œuvre picturale particulièrement touchante de Roger de Montebello ; qui a choisi de carrément vivre (depuis 1992) à Venise _ de ces sanctuaires _ puisque ce ne peut être qu’en un tel sanctuaire ecclésial qu’eut lieu le miracle si marquant (et désormais obsédant) de la rencontre de « la peinture qui miroitait«  Approcher _ quel sport herculéen ! _ des administrations réputées peu localisables _ déjà leurs sous-officines se cachent à force de discrétion ! _, régentées par une hiérarchie aussi contournée qu’insaisissable. La burocrazia _ abusant bien peu charitablement et jusqu’à l’absurde de son pouvoir (de refuser d’ouvrir).

J’ai repéré depuis longtemps _ voilà : ces verrous, chaînes et cadenas sont des provocations pour la passion de la curiosité ! _ diverses églises toujours cadenassées.« 

montebello-painting-2016-oil-canvas-73x92cm-FByr160222-08.jpg

L’enquête, narrée en les moments les plus décisifs _ d’avancée, ou blocage et impasse : ils forment des étapes, des paliers haletants du parcours de recherche _ de son défilement, se révèle bien sûr passionnante déjà par son détail, savoureux ; et amène l’auteur à méditer, au passage, sur la peut-être plus lointaine origine _ que ce flash vénitien de 1968 ou 69 _ de cette persistance mémorielle de l’impact de l’émotion éprouvée face à une telle image origine liée, nous le découvrirons, à l’histoire en amont, durant l’enfance, de la formation même de la sensibilité religieuse _ et catholique davantage que chrétienne _ de Jean-Paul Kauffmann. Et c’est là un des éléments forts et fascinants de ce livre…

Sur cette distinction entre « chrétien » et « catholique« , cf les éclairantes remarques de l’auteur aux pages 130-131 :

« Le côté catholique l’emporterait _ l’auteur reste prudent _ davantage (que le côté chrétien) chez moi _ à la différence de son épouse Joëlle.

Le rapport _ tridentin, jésuitique peut-être même _ à l’image, au visible, au spectacle. La dialectique de la loi et du désir. Et cette façon d’avoir listé les sept péchés capitaux ! Ce sont tout de même ces vices qui mènent _ partout _ le monde _ Jean-Paul Kauffmann leur est en effet très sensible. Reconnaissons aussi que, à part l’avarice et l’envie _ deux passions tristes _, ils donnent du sel à notre condition humaine _ laquelle serait bien plate et fade sinon…

Voilà pourquoi je me sens _ très sensiblement, sinon sensuellement même, mais oui _ lié à cette religion _ catholique.

La rémission des péchés est une invention géniale _ diabolique ? Il n’y a aucune faute, aussi grave soit-elle _ vraiment ? _, qui ne puisse être remise. Avec le catholicisme, on trouve toujours des arrangements _ en en payant le prix (assez infime) de la contrition : c’est plutôt commode ! Quiconque commet une faute sait qu’il sera _ toujours _ accueilli à bras ouverts et reconnu _ pardonné ! _ en tant que pécheur.

La vraie indignité n’est pas d’enfreindre, mais de prétendre _ auprès de l’autorité maternelle ecclésiale, qui ne pardonnerait pas cela ! _ ne pas avoir enfreint« …

Et aussi ceci, page 144 :

« Le catholicisme, religion de l’incarnation _ et du mystère de la présence réelle dûment éprouvée _, on le ressent à Venise plus qu’ailleurs _ thèse cruciale décisive pour le devenir personnel existentiel de Jean-Paul Kauffmann lui-même ; et sa fidélité singulière aux séjours vénitiens.

Ce corps souvent nié ne cesse ici _ tout spécialement, à Venise _ d’être _ hyper-sensuellement _ glorifié. S’il existe une ville qui nous fait croire à l’ambivalence du christianisme, qui a toujours su jouer supérieurement _ Venise est aussi la cité des ridotti… _ sur la dialectique du bien et du mal, c’est bien _ la marchande et habile _ Venise.

La peinture traite de sujets sacrés, mais elle ne cesse d’exalter _ tridentinement et post-tridentinement, pour séduire _ la nudité, la chair, la beauté des corps _ des anges et des saints.

Je sais bien que les liens entre la religion catholique et la culpabilité ne sont plus à démontrer, mais ils me semblent manquer _ pour ce qui concerne le penchant mis sur la culpabilité _ dans « la ville contre nature » » _ qu’est décidément Venise (le mot est de Chateaubriand) ; la Venise de ce « grand vivant«  qu’a été Casanova, probablement le Vénitien emblématique de sa ville, si on le comprend bien, à revers des clichés… Et Sollers appartient lui aussi à cette famille d’esprits (portés sur le charnel)…

La superbe expression « grand vivant« , empruntée à Cendrars, se trouve à la page 318 :

« En 1988, quelques semaines après ma libération _ du Liban _, je suis allé me réfugier _ raconte ici Jean-Paul Kauffmann _ dans la ville d’eau de Karlovy Vary en Tchécoslovaquie, l’ancienne Karslbad. (…) J’étais sonné, indifférent. Je ne ressentais _ voilà le péril _ aucun appétit, aucune sensation. Ma seule envie _ voilà, au milieu de cette terriblement asséchante acédie  _ était d’aller visiter le château de Duchcov _ anciennement Dux _ où Casanova _ le Vénitien par excellence ! _ avait vécu les dernières années de sa vie comme bibliothécaire du comte de Waldstein. (…) On avait pris à tort mon souhait pour un caprice. Ce n’était pas une lubie. Je me sentais perdu, je ne savais pas à quel saint me vouer _ voilà. Casanova n’était pas un saint, mais certainement un homme selon mon cœur _ voilà le cri du cœur de Jean-Paul Kauffmann ! Ce n’était pas tant le don Juan libertin qui m’importait que le « grand vivant » (Cendrars), l’homme supérieurement libre _ oui _, toujours gai _ voilà ! _, dépourvu de tout sentiment de culpabilité _ pleinement dans l’alacrité… Sa devise, « Sequere deum » (Suis ton dieu), n’était pas si éloignée du « Ne pas céder sur son désir » de Lacan _ qui plaît bien, aussi, à Jean-Paul Kauffmann. Cette visite à Duchcov m’avait redonné un peu de tonus » : cette confidence personnelle de Jean-Paul Kauffmann nous en apprend pas mal sur sa religion personnelle, pas très éloignée, au final, de la philosophie sensualiste du bonheur d’Épicure et Lucrèce…

A relier à ce passage-ci inaugural du récit, pages 15-16-17 (du chapitre premier) :

« Pourquoi choisir Venise ? Pour mesurer le chemin parcouru _ le livre est aussi une sorte de bilan (heureux) de vie (désirante). Venise n’est pas « là-bas », mais « là-haut », selon le mot splendide de Casanova. Il existe sans doute bien des hauteurs de par le monde où l’on peut jouir d’une vue étendue sur le passé, mais je n’en connais pas d’autres où l’histoire nous saisisse à ce point pour nous relier _ voilà : c’est ici l’objectif _ à notre propre vie _ vue d’en-haut. (…) Comme toute chose ici-bas _ dont l’individualité des vivants sexués _, Venise va vers sa disparition. C’est un achèvement qui n’en finit pas, un terme toujours recommencé, une terminaison inépuisable, renouvelée, esquivant _ voilà _ en permanence l’épilogue _ et lui survivant. La phase terminale, on l’annonce depuis le début. Elle n’a pas eu lieu. Elle a déjoué _ par son combat permanent de survie et résilience contre ce qui la menace au quotidien _ tous les pronostics. Cette conclusion ne manquera pas de survenir pour nous tous ; Venise, elle, passera _ encore _ à travers.

Voilà pourquoi la Sénénissime représente pour moi la ville de la jouvence et de l’alacrité » _ où reprendre des forces, mieux encore qu’à Duchcov ; et revoici ce mot décisif : « alacrité« 

Et page 67 :

« S’il y a une ville qui n’est pas dans la nostalgie, c’est bien Venise. Mon envoûtement _ voilà _ vient peut-être de là. Elle fait totalement corps _ voilà, en ses formes maintenues contre vents et marées… _ avec son passé. Aucun regret _ ici _ de l’autrefois. Aucune aspiration au retour. Pas besoin d’un déplacement. La translation du temps, on y est  » _ en voilà le secret…

C’est ici l’analogue pour le temps, de ce que, pour l’espace, René de Ceccatty, en son Enfance, dernier chapitre, nomme, à la page 306, la « télétransportation« … Voir là-dessus mon article du 12 décembre 2017 : .

Et déjà pouvait se lire page 87 :

« On ne s’ennuie jamais _ l’ennui serait-il l’ennemi insidieux principal de Jean-Paul Kauffmann ? _ dans une église vénitienne.

Le champ visuel paraît illimité _ mais est-ce bien un avantage ? Il suffit à l’œil de se fixer _ mais le peut-il aisément, face à pareille profusion de propositions : accablante ? _ dans n’importe quelle direction pour être mis face _ voilà _ à la réalité (sic) des corps : corps suppliciés, corps extatiques. Toute cette chair _ voilà _ exhibée !

Ici, l’incarnation règne en maître« …

Ce jeudi 13 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Acheter le langage, selon Pascal Chabot

15sept

Jeudi prochain 20 septembre,

au Studio Ausone à 18 heures,

j’aurais le grand plaisir de recevoir Pascal Chabot,

pour son très judicieux L’Homme qui voulait acheter le langage,

qui paraît aux Éditions PUF…

Pascal Chabot _ remarquable philosophe bruxellois _

est l’auteur du passionnant Global burn-out,

qui m’avait très vivement impressionné en 2013.

Voici l’article que Le Monde des Livres de jeudi dernier

consacre à L’Homme qui voulait acheter le langage

sous la plume de Roger-Pol Droit.

Figures libres. Pour parler, abonnez-vous au forfait langage

La chronique de Roger-Pol Droit, à propos de L’Homme qui voulait acheter le langage, de Pascal Chabot.

LE MONDE | 13.09.2018 à 07h45 • Mis à jour le 13.09.2018 à 09h48

Par Roger-Pol Droit

Un Amazon Echo Dot.

L’Homme qui voulait acheter le langage. Drame philosophique, de Pascal Chabot, PUF, 110 p.

Nous parlons à nos téléphones, à nos enceintes connectées. Nous leur donnons des ordres. Nous commandons à la voix services, informations, produits. Le monde nous obéit. Pour désigner cette activité, on utilise encore le vieux verbe « parler ». Le mot fut associé, naguère, à quantité de pratiques langagières – délires amoureux, chants poétiques, démonstrations théoriques, exhortations politiques… S’il demeure le même, les registres sont radi­calement distincts.

Quand nous nous adressons aux autres humains, c’est pour séduire ou menacer, instruire ou distraire, faire obéir ou désobéir… entre autres. En revanche, lorsque nous donnons des instructions à Siri, Google Assistant et compagnie, nous accomplissons uniquement des actes suivis d’effets, qui sont autant d’opérations moné­tisables.

Tel est le point de départ de la courte pièce de théâtre – « drame philosophique » – intitulée L’Homme qui voulait acheter le langage, que signe aujourd’hui Pascal Chabot, philosophe inventif à qui l’on doit déjà plusieurs essais et fictions. Son intuition : la logique du développement numérique risque de disqualifier toute parole simplement évocatrice, ou purement descriptive, qu’elle soit poétique ou scientifique. Il ne resterait que les actes linguistiques efficaces, directement opérationnels, capables d’agir sur le monde, passant des commandes, transmettant des ordres, énonçant des faits.

Le progrès n’étant que « le devenir banal de l’impensable », il suffit de faire un dernier pas pour parachever le cauchemar. Imaginons qu’on élabore l’algorithme qui répondra avec discernement aux formulations floues de chacun. Votre phrase « Je veux passer une journée tranquille » débouchera aussitôt sur des propositions commerciales ajustées à votre profil – habitudes, consommation antérieure, parcours préexistants… Le concepteur de cette monstruosité sera devenu maître du langage.

Capitalisme linguistique

Il pourra désormais certifier le devenir-chose des mots. Et vendre des abonnements donnant le droit de parler pour obtenir ce qu’on veut. Ceux qui n’y auront pas accès croupiront dans le silence. Sans forfait langage, tu parleras pour ne rien dire. « Consommer, c’est parler avec effet » – telle est la loi du nouveau monde qui se met en place. Ce soir, tout est au point. Il n’y a plus qu’à lancer l’opération. L’univers ancien sera bientôt terminé, sauf si…

L’excellente et instructive fantaisie imaginée par Pascal Chabot se déroule dans le sous-sol d’un aéroport. Au dehors, un ouragan cataclysmique, comme celui qui a ravagé Saint-Martin il y a un an. Dans la spirituality room, où les voyageurs de toutes confessions peuvent se recueillir, dialoguent un homme et une femme qui s’aimèrent dix ans plus tôt. Il serait malvenu d’en dire plus. Inutile de dévoiler les péripéties du dialogue et surtout le dénouement.

Il suffira de dire que Pascal Chabot met en lumière le récent capitalisme linguistique en estuissant les épousailles des GAFA et de Wittgenstein (« Si un signe n’a pas d’usage, il n’a pas de signification« , dit son Tractatus logico-philosophicus, 3 328). Ce divertissement autour d’une question cruciale de notre époque n’est pas seulementt amusant et bien ciblé. Il fait peur autant qu’il séduit. Il donne à réfléchir. Il contribue sans doute à ouvrir la philosophie. Mais d’abord à nous ouvrirr les yeux.

Ce samedi 15 septembre 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le superbe « Nettoyer une expression » de Marie José Mondzain en son « Confiscation des mots, des images et du temps »

15mar

Aux Éditions des Liens qui libèrent, Marie José Mondzain vient de faire paraître, le 22 février dernier, un magnifique et dynamisant Confiscation des mots, des images et du temps ;

qu’elle a pris soin de m’adresser ;

et que j’ai lu cette fois à nouveau avec intense jubilation, tant je partage,

(depuis mes lectures de Image, icône, économie _ les sources de l’imaginaire contemporain, en 1997, L’Image peut-elle tuer ?, en 2002, Le Commerce des regards, en 2003, Homo spectator : voir, faire voir, en 2007, Images (à suivre) : de la poursuite au cinéma et ailleurs…, en 2011, pour m’en tenir à ses ouvrages proprement théoriques, si je puis dire, assez improprement…),

et combien profondément !, ses analyses

_ cf mes articles du 26 novembre 2011, Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain », et du 22 mai 2012, Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012 », celui-ci après notre entretien à propos de cet Images (à suivre) dans les salons Mollat le 16 mai 2012… Et Homo spectator constituant une référence quasi permanente sous ma plume…

Au passage, je remarque l’identité de l’expression « opérations imageantes« 

sous la plume de Marie-José Mondzain,

et dans la bouche de Michel Deguy, qui lui parle d' »opérations poétiques« , en notre (merveilleux !) entretien (de 75′) à la Station Ausone jeudi dernier 9 mars,

à propos du magnifique et très riche La Vie subite (aux Editions Galilée) de cet immense penseur, poète et philosophe _ et à chaque ré-écoute de ce podcast, je me surprends à rire chaque fois davantage de la finesse toujours discrète, mais bien perceptible, de l’humour, en sa parole, en son souffle, en son rythme, du merveilleux Michel Deguy…

Cf aussi mon article du 23 décembre 2009 sur le livre décisif de Martin Rueff sur la poétique de Michel Deguy, Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel :

la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du « culturel » : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff

Or, en regardant d’un peu près la bibliographie de Marie-José Mondzain, je constate qu’en novembre 2008 est paru un recueil d’articles en hommage à Roland Barthes, intitulé Vivre le sens, qui rassemblait les signatures de Marie-José Mondzain et de Michel Deguy, ainsi que celles du grand Carlo Ginzburg, d’Antoine Culioli et de Georges Didi-Huberman.

Cette proximité de penser entre Michel Deguy et Marie-José Mondzain, me frappe donc.

Fin de l’incise ; et retour à la lecture de ce Confiscation

La quatrième de couverture de ce Confiscation résume excellemment à la fois les origines et les finalités de l’exercice exigeant du penser

auquel se livre, à nouveau ici, cette chère Marie-José Mondzain ;

la voici donc, pour commencer, cette quatrième de couverture, avec mes farcissures :

Confiscation

Ne faut-il pas rendre _ voilà ! _ au terme « radicalité » sa beauté virulente _ vivement réveillante ; mais c’est aussi qu’il y a péril aux endormis ! _ et son énergie _ rendant effectivement le courage de se remettre bien debout, ainsi que la vaillance de s’y tenir _ politique ?

Tout est fait aujourd’hui _ par la très massive propagande (et incessant pilonnage) des médias inféodés aux pouvoirs dominants des puissances d’argent _ pour identifier _ faussement, malignement : George Orwell, au secours ! _ la radicalité aux gestes les plus meurtriers et aux opinions les plus asservies. La voici réduite à ne désigner _ aux oreilles et yeux des adhérents à cette doxa  dénués du moindre esprit si peu que ce soit critique : le public addictif de leurs suiveurs dociles…  _ que les convictions doctrinales _ fossilisées en dogmes arrêtés très vite fermés à la moindre ombre d’interrogation ou de soupçon tant soit peu critique _ et les stratégies _ les plus cyniques et mortifères _ d’endoctrinement.

La radicalité _ véritable, et probe _, au contraire, fait appel au courage _ ainsi qu’à la vaillance : versus paresse et lâcheté ; cf l’actualité comme jamais aujourd’hui de Kant en son lumineux Qu’est-ce que les Lumières ? _ des ruptures _ vis-à-vis de ces doxas et catéchismes en tous genres _ constructives _ elles, et véritablement _ et à l’imagination la plus créatrice _ cf ici le merveilleux L’Institution imaginaire de la société du plus grand que jamais Cornelius Castoriadis ; alors que le livre est paru en 1975.

Cf aussi les divers volumes de ce grand livre qu’est Le Principe Espérance, d’Ernst Bloch.

La véritable urgence _ à l’encontre de toutes celles qui acculent, de plus en plus massivement de jours en jours, d’années en années, au burn-out ; cf le remarquable travail de Pascal Chabot en son très incisif Global burn-out, paru en janvier 2013 _ est bien pour nous le combat _ à mener, sans relâche et sans fin, sans jamais renoncer _ contre la confiscation _ voilà ! _ des mots, des images et du temps _ mots, images et temps (de la vie, unique, pour chacun) constituant les tous premiers biens fondamentaux de notre humanité véritable (inlassablement en chantier de construction !), en tant, à la fois, que personnes et que citoyens, pour le moment encore, du moins ; et biens qui sont, en les divers usages que nous avons à en faire, en permanence à élaborer, former, forger, élever, construire, affiner, et pas seulement réparer au fur et à mesure des raréfactions, dégâts, blessures, mutilations, disparitions, aliénations (surtout insensibles ; cf la grenouille ébouillantée peu à peu, à petit feu, sans qu’elle cherche à nul moment à sauter hors du bocal…) qu’ils subissent.

Ici, que devient l’école ? Et son service public ? Cf le grand livre (indispensable !) de Denis Kambouchner, L’École, question philosophique, paru en 2013, ainsi que mes (modestes) articles des 24 février et 14 mars 2013 sur ce livre majeur : Penser vraiment l’école : l’indispensable et urgent débrouillage du philosophe _ l’admirable travail de Denis Kambouchner et Ecole et culture de l’âme : le sens du combat de Denis Kambouchner _ appuyé sur le « fait du bon professeur »

Les mots les plus menacés sont ceux que la languetelle une nouvelle LTI ; cf la lumineuse analyse de Victor Klemperer à l’égard des dégâts opérés sur la langue allemande de Goethe par la langue des Nazis : LTI, la langue du IIIe Reich _ Carnets d’un philologue  _ du flux mondial de la communication verbale et iconique _ existe en effet aussi un terrible impérialisme des images (dont celles des nouveaux multi-médias) que décrypte si bien Marie-José Mondzain _ fait peu à peu disparaître _ rien moins : la langue, vivante, en effet, évolue au fur et à mesure de ses usages, et en particulier, forcément, de ses usages statistiquement dominants ! via les médias de masse _ après leur avoir fait subir _ à ces mots les plus menacés : ici la réflexion de Marie-José Mondzain se focalise sur les mots « radicalité« , « radicalisation« , « déradicalisation«   _ torsion sur torsion _ voilà _ afin de les plier _ voilà _ à la loi du marché _ et de ce que leurs commanditaires cherchent à faire croire au public adhérant et vite captif, en addiction ; sur le marché (et la révolution culturelle libérale), cf Dany-Robert Dufour : Le Divin marché. Peu à peu, c’est la capacité d’agir _ voilà _ qui _ par la paresse et la lâcheté induites par ces habitudes de croire, et de croire penser ! _ est anéantie _ voilà ! de plus en plus monopolisée qu’elle est, cette « capacité d’agir« , par les pouvoirs de l’argent et ses séides, affaiblissant jusqu’à ceux qui s’y opposent et leur résistent _ par ces confiscations mêmes, qui veulent anéantir toute énergie transformatrice _ qui irait au détriment de (et en résistance à) leurs intérêts de pouvoir (surtout financier). Si ces propositions font penser que je crois dans la force révolutionnaire de la radicalité _ vraie : créatrice et libre, imaginante _, on ne s’y trompera pas, à condition de consentir à ce que la révolution ne peut exister qu’au présent. La lutte n’est et ne sera jamais finale, car c’est à chaque instant que nous sommes _ en permanence, sans relâche, y compris et d’abord physique, nerveuse… _ tenus _ voilà ! C’est là le devoir même

(à l’égard de soi comme surtout des autres : je déteste personnellement l’expression « se devoir de«  quand elle se substitue à l’élémentaire et très impératif « devoir«  ! telle la racine des plus éhontés cynismes sans vergogne ! auxquels nous assistons maintenant, aujourd’hui même, de la part de politiques aspirant (ô la belle exemplarité !) à la fonction présidentielle !!!) ;

c’est là le devoir même d’assumer sa condition d’humain, peu à peu conquise, à l’échelle des peuples comme à celle, aussi, des indivividus-personnes-citoyens ; mais ce qui a été gagné et s’est construit, à la fois lentement, mais aussi par sauts, par bonds, peut, forcément, aussi se détériorer, s’abimer, se ruiner, se perdre et être perdu, peut-être, ou parfois, sans retour ; « Civilisations, nous savons que nous sommes mortelles« , mais résistons !.. _ ;

car c’est à chaque instant que nous sommes tenus

d’être les hôtes _ accueillant _ de l’étrange _ cet étrange même à oser (« Sapere aude ! » est bien la devise des Lumières, comme nous l’a appris Kant), à oser concevoir, oser penser, donc, par ce que personnellement je nomme « imageance« , à partir de ce que Marie-José Mondzain, quant à elle, nomme « opérations imageantes«  _ et de l’étranger _ en un devoir d’hospitalité et d’accueil _ pour faire advenir ce _ c’est-à-dire cette radicalité créatrice, donc _ qu’on _ c’est-à-dire ces pouvoirs et leurs inféodés _ nous demande justement de ne plus attendre et même de repousser _ avec agressivité, colère, fureur, même. La radicalité n’est pas un programme _ ni a fortiori un complot _, c’est la figure de notre accueil _ authentiquement créatif ; du moins s’y essayant : à la Montaigne en ses Essais… ; et de ce qui s’y partage _ face à tout ce qui arrive _ de non programmé, et cela via quelque algorithme que ce soit _  et ainsi continue de nous arriver _ pour peu que ces arrivées-là, en leur diversité, hors de nous et aussi en nous, ne soient pas tout bonnement assassinées, noyées, anéanties et effacées de ce qui s’expérimente jusque dans le plus quotidien.

Pour moi,

le fond du problème _ civilisationnel _ abordé dans ce livre important, consiste dans le crucial et complexe processus de constitution et destruction-annihilation

(menant, non pas à quelque « radicalisation« , mais bien à ce qu’il faut qualifier de « fanatisme » : par « fanatisation« , donc, si on veut, pour bien nommer ce processus _ cf ici les fortes analyses d’Étienne Borne, en son lucidissime Le Problème du mal, publié en 1958 aux PUF)

de la subjectivation _ concept détaillé notamment par Michel Foucault _ dans le devenir même, tout au long de leur vie, des personnes ;

avec la place qu’y prennent et occupent

et la liberté

_ ainsi que la responsabilité qui va avec, notamment face au mal ; cf à propos du constat, pages-131 130, qu’« il n’y a pas de réelle contradiction entre la radicalité du mal chez Kant, et la banalité du mal chez Arendt, parce que l’un et l’autre reconnaissent l’irréductible liberté propre à tout homme. La radicalité renvoie à l’énigme de la liberté, la banalité à la possibilité pour tous de devenir le sujet du mensonge et de la cruauté« , les deux superbes citations, pages 131 et 133, empruntées à l’article, en 1994, Kant et l’idée du mal radical, de Myriam Revault d’Allonnes : « On voit déjà pourquoi le mal radical peut être dit « banal » : il est radical parce qu’il est banal. Il est le mal de tous, même si tous ne le font pas. » et « C’est nier l’insondable pouvoir de la liberté que de vouloir _ par une politique de la régénération (on dirait aujourd’hui « déradicalisation«  !) _ extirper du cœur de l’homme jusqu’au désir de faire le mal : le mal est le mal de la liberté«  : c’est très clair ! _

dans le moindre de nos actes,

et aussi, justement, la radicalité _ voilà ! _ de nos opérations imageantes, à chaque instant ;

radicalité telle que l’analysent _ à partir, par exemple, de quelques lectures très précises de Platon (Timée) ou Aristote (De l’âme) _ un Cornelius Castoriadis,

mais aussi un Ferdinand Deligny, thérapeute,

ou un Masao Adachi, cinéaste,

dans les analyses passionnantes qu’en livre ici Marie-José Mondzain.

Sur le fanatisme

_ un mot curieusement absent ces derniers temps ; et plutôt que de « radicalisation« , pourquoi ne parle-t-on donc pas, ou plus, de « fanatisation » ?.. _ 

comme une des « trois figures essentielles du mal humain« ,

voici ce que disait en 1958, en Le Problème du Mal, Étienne Borne :

Le devoir, inséparable d’une attitude polémique contre le mal, c’est-à-dire de débat _ voilà _ et de combat avec le monde et les hommes, trouve sa vérité philosophique et concrète dans la passion. Rien ne trahit plus le cœur humain que la réduction de la vie morale à une lutte de la raison contre les passions en vue de la possession d’une sagesse paisible. Ôtée la passion, il ne resterait de l’homme qu’une plate caricature, une ombre sur un mur _ oui : désubjectivée… L’immoralité lorsqu’elle va jusqu’au bout d’elle-même poursuit la même dégradation : le propre du vice est d’être sans passion, comme un rituel et une mécanique _ voilà. L’Enfer est le désert de la passion et il faudrait le dire de glace et non de feu _ en effet ! L’homme entre _ oui _ en immoralité l’expression est bien intéressante ! _ lorsqu’il organise la fuite _ oui, par un dispositif _ devant la passion, comme l’avouent si elles sont correctement interrogées les trois figures essentielles du mal humain, le dilettantisme, l’avarice, le fanatisme. Les décrire serait la tâche d’une phénoménologie morale ; on se contentera de les analyser brièvement comme autant de philosophies en action _ contre lesquelles mettre en garde.

Le dilettantisme est un don juanisme _ voilà _ du cœur, des sens et de l’esprit. Rendez-vous élégant de tous les humanismes et de toutes les cultures, produit précieux des civilisations décadentes par excès de richesses, le dilettantisme est monstrueusement intelligent, il excelle à montrer la relativité et le mélange indéfinis du bien et du mal dans les intentions et les actions humaines, il se garde de la partialité et de l’engagement comme d’une grossière faute de goût, il se réclame des apparences successives et contradictoires de la nature et de l’histoire. Le dilettante pratique une technique d’évanouissement du mal _ voilà ! _ qui fait du monde un beau mensonge. Parce qu’il refuse la passion, l’accès à l’existence lui est interdit _ oui. Parce qu’il a peur de prendre le mal au sérieux dans l’angoisse _ que nous avons à assumer, en dépit de son inconfort immédiat _, toute réalité et la sienne propre deviennent de purs possibles sans substance. Le dilettante ne vit pas, il a l’air de vivre _ désubjectivé qu’il est.

L’avarice, en dépit d’un lieu commun tenace, n’est pas une passion. Ne pas vouloir dépendre, s’enfermer dans un système de sécurité, chercher une expérience de parfaite suffisance à soi, c’est l’avarice même _ oui _ et le contraire de la passion qui est l’épreuve continue _ oui : splendide vérité ! _ d’une vulnérabilité à autrui _ voilà : la passion s’expose à l’altérité, et dans la durée longue de la fidélité. L’avare vrai est Gobseck et non pas Harpagon, ce timide, inconséquent et comique apprenti. L’avare intégral entasse l’argent pour ne rien devoir à personne et pour avoir entre ses mains l’infaillible solution de tous les problèmes, pour constamment se retirer et dominer sans le faste puéril du pouvoir visible, bref pour tenir toujours efficacement le mal _ de la dépendance envers autrui _ à distance. L’argent n’est qu’un moyen _ mais très général, en l’apparence de son efficace _ d’y parvenir, plus vivement symbolique, parmi beaucoup d’autres. Le pharisaïsme, ce respect littéral de la loi, qui demande austérité et vertu réelles, est une technique sûre _ car littérale et mécanique _ de préservation du péché et par conséquent une forme d’avarice et une même carence de passion. L’avare est toujours ce prudent, ce vertueux qui a la morale avec lui et qui a su se séparer du mal. Incapable de reconnaissance, il se perd dans une ingratitude de dimensions métaphysiques, parce qu’il n’a pas voulu s’engager _ voilà _ dans la passion qui dissout _ en effet _ les sécurités _ et les prévisibilités _ et dans le risque qui s’ouvre à _ l’inconnu de _ l’espérance.

Le dilettante et l’avare étaient des êtres de solitude, des hommes psychologiques ; le fanatique est un être de communauté, un homme foncièrement sociologique _ un suiveur de pur conformisme. Le dilettantisme était une esthétique universelle, l’avarice un absolu de morale, le fanatisme est une religion politique _ oui _ qui entend résoudre dans l’histoire le problème du mal par des techniques d’écrasement et d’extirpation radicale _ par le meurtre généralisé.  Il professe une doctrine de salut par la nation, la classe ou le parti. Le fanatique est aussi bien esclave terroriste que maître despotique : c’est le même esprit de tyrannie, le même manichéisme qui ne supporte pas le partage des valeurs, le dialogue _ voilà _ des expériences _ une expression que reprendrait, j’en suis sûr, Marie-José Mondzain ; mais pour qu’il y ait « expérience« , encore faut-il qu’il y ait un « sujet«  ; et que celui-ci ait pu, déjà, se constituer en un processus un peu développé de « subjectivation« … ; là-dessus, relire Walter Benjamin et Hannah Arendt… _ et qui a besoin pour se rassurer _ mais très mal ! et pas vraiment ! très illusoirement !!! _ sur le bien et le vrai d’une unification _ artificieuse et criminelle _ des consciences _ réduites alors à de purs réflexes pavloviens !!! et panurgiques… _, impériale, charnelle, violente. Familier des procès d’hérésie, le fanatique poursuit à la fois le déshonneur, la réfutation et la mort de l’adversaire. Sa cruauté est le fruit d’une haine sans passion _ la passion impliquant toujours, elle, un processus long et complexe ; et comportant un engagement envers l’autre, ou envers de l’altérité en son objet visé _ qui s’exerce légalement, mécaniquement _ voilà _, rituellement _ aussi. Le fanatique réduit ses victimes à une condition anonyme, substitue à leur visage concret _ voilà _ la définition abstraite de l’hérétique et du traître _ ôté tout visage… Il résout le problème du mal par la destruction des méchants, comme on vient à bout d’une invasion de microbes et d’un vol de sauterelles _ ou d’une infestation de poux. Mais dépersonnalisant _ et désubjectivant _ l’esprit et lui ôtant la moindre opération d’imageance _, perpétuant la guerre par sa mythologie de la dernière des guerres avant la victoire totale, il paraît parfois se confondre avec l’esprit du mal.

Dilettantisme, avarice et fanatisme ne cessent d’ajouter au mensonge, à l’ingratitude, à la haine ; ils sont le mal parce que dès le départ ils ont refusé cette participation au mal dans l’angoisse _ celle de la liberté (et de la responsabilité), et aussi de l’amour _ qui est la seule voie _ qui prend toujours un minimum de temps, de réflexion, voire de débat avec d’autres, qui soient des interlocuteurs proposant des objections, un dialogue _ vers la libération ; chacun d’eux est un système cohérent et fort de liquidation _ annihilation _ du mal, une solution intégrale _ supposée ! _ du problème — ; et vécus ils aboutissent à une exaspération du mal. Il manque aux moralismes comme aux immoralismes de connaître que la passion est la substance de la vie ; ou plutôt ils n’en ont que trop conscience, tant sont savantes et habiles les précautions qu’ils prennent pour ne se point brûler à cette flamme.

La passion sera alors pour la conscience morale critère d’authenticité. L’âme du devoir est ce prophétisme qui, depuis les temps de l’ancien Israël, se manifeste par la dénonciation des tyrannies et des servitudes, la protestation contre l’iniquité de la mort, la guerre aux idoles, c’est-à-dire au partage de Dieu en valeurs ennemies. Le dilettantisme oubliait, en moquant l’esprit de sérieux, que la colère et l’indignation sont les premiers sentiments moraux. La conscience morale ne sera fidèle à sa propre essence que si elle ne renie pas ses origines. En ce premier sens et comme par enracinement _ à nouveau du radical _, le devoir est déjà passion, ou dilettantisme vaincu.

Fin de citation.

Ici,

et commentant le nettoyage entrepris superbement par Marie-José Mondzain des mots et expressions à partir de « radical« , « radicalisé« , « radicalisation » et « déradicalisation, »

je mettrai donc l’accent sur l’apport magnifique à l’intelligence des enjeux de ce qui nous _ sujets que nous essayons de constituer _ menace et de ce contre quoi il nous faut défendre les sources et ressources _ oui _ de notre liberté la plus effective, efficiente et la plus concrète _ à l’œuvre et en œuvres _ à déployer, développer, épanouir, faire resplendir en actes et en œuvres dans la joie,

que constituent et donnent les trois derniers chapitres de Confiscation,

que Marie-José Mondzain intitule « Image » (aux pages 143 à 164), « Zone et zonards » (aux pages 165 à 189) et « Paysages » (aux  pages 193 à 207).

Analysant, au sous-chapitre (d' »Image« ), qu’elle intitule justement « L’imaginaire radical » (aux pages 153 à 164), les démarches et positions-propositions très riches de Cornelius Castoriadis,

Marie-José Mondzain précise, page 156 :

« L’image est justement le site _ un terme à méditer _ inassignable _ voilà ce qu’elle va, et très brillamment, expliciter et justifier : notamment en commentant, un peu plus loin, au chapitre suivant, certaines pages (37 d) du Timée de Platon, à propos de la « Chôra«  ; et, aussi, des pages du traité De l’âme d’Aristote, à propos du « Diaphane« … _ qui met _ avec audace et pertinence à la fois _ en rapport _ dynamisant et fécond _ ce qui est _ apparemment, au départ du penser-juger, pour soi-même, en son effort courageux de méditation-analyse-prospection _ sans rapport« .

Et, page 157, elle cite l’extrait suivant de la page 481 de L’Institution imaginaire de la société, de Cornelius Castoriadis :

« La représentation est la présentation perpétuelle, le flux incessant dans et par lequel quoi que ce soit se donne. (…)

Le flux représentatif fait précisément voir _ percevoir, concevoir _ l’imagination radicale comme transcendance immanente _ expression-oxymore  que ne renierait pas Michel Deguy ! _,

passage _ voilà ! _ à l’autre _ en son altérité profonde de départ _,

impossibilité pour ce qui « est » d’être

sans _ simultanément _ faire être _ voilà ! _ l’autre (…)

En tant qu’imagination radicale _ nous y voilà ! _,

nous sommes ce qui « s’immanentise » dans et par la position d’une figure

et _ d’un même inséparable mouvement _ « se transcende » en détruisant cette figure par le faire-être d’une autre figure« .

Extrait que Marie-José Mondzain commente aussitôt ainsi :

« L’écriture de Castoriadis est en général si claire qu’on ne peut qu’être encore surpris _ et ébranlé _ par la difficulté et l’absence de fluidité qui surgissent ici dans son expression même« .

Et elle poursuit ce très significatif commentaire pensif, voire interrogatif, de l’extrait, un peu plus loin (page 160) :

« Cet extrait énigmatique est un véritable tour de force conceptuel _ nécessaire et fécond, en son défi _

qui fait qu’une source obscure et même ténébreuse _ plus loin, elle va lui appliquer le terme de « zone«  _ éclaire de tous les feux de l’incarnation _ encore elle ! _ ce qui donne naissance non seulement au sujet _ voilà _, mais à la société tout entière.

Elle est le brasier nucléaire,

détenteur d’une puissance quasi atomique

et sans lequel il n’y a ni invention de l’ordre ni création des événements de l’histoire « .

Et encore :

« Le texte mérite qu’on y examine de plus près les termes _ oui _ dans lesquels l’hypothèse de « l’imagination radicale » plaide pour la radicalité de toute exigence _vraie _ de _ vraie _ liberté, qu’elle soit individuelle ou collective« .

Et cela pour mettre l’accent, page 161, sur le fait que

« chez Castoriadis, la défense de la radicalité

modifie la fable _ du labyrinthe de Dédale et du fil d’Ariane (à impérativement suivre à rebours afin de parvenir à s’en sortir) _

et lui confère au contraire son tranchant »

_ et cela, à l’exact inverse de la pensée « qu’il tient à la continuité _ douce et réconfortante _ d’un fil qu’il suffirait de suivre en le faisant défiler dans sa main _ d’instituer la fidélité des trajectoires et de permettre à la fois d’en finir avec la terreur _ telle celle du Minotaure _ et de retrouver la lumière vivante de l’ordre »

Et de poursuivre :

«  »Tranchant » est un mot radical et fondateur _ voilà, les deux ! _ dans le labyrinthe des explorations, des carrefours et des choix _ à effectuer.

Trancher, c’est choisir en opérant une coupure ;

et pour cela il faut que le fil soit celui du rasoir,

celui de la lame aiguisée, prête pour le combat « .

Ainsi, Marie-José Mondzain avance-t-elle, pages 162-163 :

« Le tranchant du fil _ avec la conséquence de la déprise-rupture qui s’ensuit _ transforme _ donc _ le récit labyrinthique

car le triomphe du Minotaure ne tient qu’à un fil, et sa défaite aussi.

Si le labyrinthe est une affaire

non plus d’architecte abritant la voracité « d’un monstre de la folie unifiante »,

mais de géographe et de géomètre,

alors ce qui importe à chaque carrefour _ voilà _,

ce n’est pas, comme pour le Petit Poucet, de conjurer l’égarement par la conservation des traces ou la continuité d’un fil,

mais au contraire de créer la scène de la séparation _ ou audace de la déprise _ :

pas de fil d’Ariane,

mais à chaque carrefour un combat

pour pouvoir emprunter justement le chemin barré.

La ruse salvatrice du fil d’Ariane consistait à retrouver son chemin,

donc à pouvoir rebrousser

afin de sortir par une issue qui n’est autre que l’entrée elle-même.

Bien au contraire, les carrefours du labyrinthe sont des sites décisifs, sans retour _ voilà ! _,

dont le franchissement ne s’opère qu’en termes de lutte et d’énergie imaginaire c’est-à-dire créatrice.

Pour Castoriadis,

on ne peut pas se perdre si on invente _ soit un acte d’institution imaginaire : acte(s) d’institution de soi comme sujet, comme acte(s) d’institution de la société _ la suite _ cf ici les analyses de ce que sont la « suite » et la « poursuite » dans le travail précédent de Marie-José Mondzain : Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleursAinsi que mes articles : Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain et Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012

Choix radical et créateur sur un territoire construit et pensé comme un réseau de chemins _ se croisant, se ramifiant _

où l’on évite les fils _ non créateurs _ de retour et ceux de l’égarement. »

« Le labyrinthe impose _ ainsi _ la nécessité _ courageuse _ du saut (…),

le choix d’une voie périlleuse dont l’issue ne tient pas à la continuité d’un fil,

mais qui tisse lui-même _ de son initiative _ le fil arachnéen où vient se poser _ maintenant, hic et nunc _ son pas et s’inventer son itinéraire.

On ne subit pas le labyrinthe comme un piège préétabli et élaboré par d’autres pour notre perte,

on évolue labyrinthiquement dans des espaces sans retour _ mais qui ont une histoire, et qui, aussi, vont la faire _

dont l’énergie inaugurale _ voilà : aude sapere ! _ nous est sans cesse à charge _ avec espérance.

Quand l’énergie de la provenance n’est autre que celle de la destination elle-même,

les carrefours et les bifurcations inscrivent dans l’espace des zones _ le mot apparaît ainsi ici _ imprévisibles

où se décide à chaque instant _ par nous comme sujet décidant, et sur le champ _ une forme _ voilà _ sans précédent.« 

Avec cette conclusion, pages 163-164, de ce chapitre « Image » et cette sous-partie « L’imaginaire radical » :

« L’image est l’apparition _ survenant alors _ de cette forme ;

la zone est le site de cette géographie des possibles _ s’esquissant ainsi, et ayant à se préciser, dessiner, par nous.

Et on appelle peut-être « artiste« 

le corps qui donne à l’apparition de cette forme une visibilité autorisant le partage,

c’est-à-dire donnant à ce partage le nom d’un acteur qui est celui d’un auteur.« 

Et « c’est à partir de cette zone _ nécessairement indistincte au départ, en même temps, et surtout, que formidable gisement-source d’énergie… _

que je propose

d’inscrire un nouveau déploiement de la radicalité imaginative _ voilà _,

créatrice d’espaces et de temporalité communs » ;

et « je déplacerai le curseur de la lecture de Platon,

pour y repérer (…) une indication fondatrice du rapport de l’image à la temporalité

et à l’exercice étonnant qu’il fait de sa propre fantasia

pour penser l’inscription radicale de l’image dans un site _ ou « zone » _ d’absolue indétermination« .

Dans le chapitre suivant intitulé « Zone et zonards« , pages 165 à 189 _ de Confiscation,

et à partir des lectures _  commentées _ de passages du Timée de Platon par Cornelius Castoriadis et Jacques Derrida,

Marie-José Mondzain en vient, page 167 et suivantes,

« au point nodal où la problématique de l’eidos _ l’idée _ croise _ voilà _ celle de l’eikôn _ l’image.

Platon, plus haut dans le Timée, avant d’inscrire et de décrire son « imaginaire radical »,

avait nommé le temps image _ eikôn _ mobile de l’éternité (37d, 5).

Dire du temps qu’il est image,

et dire de cette image qu’elle est éternité en mouvement,

est une formulation d’une audace et d’une puissance inouïe oui !

Dans une formule de trois mots,

Platon hausse eikôn à hauteur de la zone où se joue le devenir sensible et visible du monde intelligible lui-même,

en se déployant dans le réel selon le nombre en mouvement.

L’image est donc ce qui met en relation dans le temps,

l’éternité de l’idée

et l’espace où nous expérimentons la réalité sensible du devenir dans son apparition _ même.

L’image est apparition voilà ! _ de l’idée dans le monde du devenir temporel.

Mais Platon veut aussitôt préciser la nature de ce « lieu » inassignable,

celui du troisième genre de l’être

où cette relation opère,

où l’eikôn est mouvement de l’eidos, de l’idée en son éternité.

L’image est pour toujours du « troisième genre », lieu non de l’être, mais du « naître ».

C’est pourquoi l’étape suivante de la méditation platonicienne

vient répondre à la question du lieu de naissance _ voilà _ de l’apparition sensible de l’idée.

Platon imagine, au sens plein _ voilà _, la béance _ voilà _ de ce lieu vide _ vacant _ qu’est le site de la gestation du visible.

Il en fait l’hypothèse, le fait surgir, comme si c’était un néologisme, sous le nom de chôra.

Evidemment, ce mot n’est pas un néologisme,

il existe à côté et à distance de topos, qui est le mot de la localisation (…).

Et pourtant, atypique, chôra arrive ici dans le champ philosophique comme une énigme lexicale

qui n’en finira pas de poser un problème de traduction.

Dans la langue commune, il désigne l’espace non urbain.

Il est le champ qu’on peut cultiver, le hors-champ de la cité,

qui échappe à la détermination des limites et des institutions.

Ainsi le mot va-t-il occuper un site intermédiaire,

entre friche et culture, bornage et illimitation,

dont le nom a la porosité de la membrane qui sépare et compose le voisinage entre le logos, qui le désigne, et le muthos, qui l’hallucine.

Platon, pour l’introduire, doit absolument inventer _ oui ! _ ce troisième genre de l’être (triton genos)

qui ne relève

ni du monde intelligible et solaire des idées,

ni du monde des ombres sensibles propre aux incertitudes et aux apparitions précaires.

On doit donc imaginer _ voilà ! _ une « zone » _ voilà ! _ d’où un régime de visibilité surgit _ voilà ! _

à l’image _ seulement, certes _ de l’éternité _ mais incarnant bel et bien celle-ci ! _,

une « zone » d’indétermination originaire _ et féconde _,

sans laquelle _ toutefois _ il serait impossible pour un vivant pensant et parlant d’envisager,

de donner son visage à l’apparition de l’idée _ apparition de l’idée qui, donc a besoin d’un tel visage

Imaginer cette zone sans jamais la voir,

c’est reconnaître en elle la condition _ voilà : comme transcendantale _ de la visibilité elle-même« , page 169.

Et, poursuit Marie-José Mondzain,

« Aristote hérite de cette exigence « mythique » _ de Platon _ lorsque, dans le traité De l’âme, il donne le nom de « diaphane » à une instance sans nom (anonymos)

qui est _ aussi et encore _ la condition invisible de la visibilité.

La chôra platonicienne a bien la diaphanéité, la transparence, de ce qui est _ à la fois _ le recueil et la matrice du visible.

L’origine du visible se trouve _ ainsi _ dans l’invisibilité matricielle de la chôra,

chôra dont il _ Platon _ nous dit qu’elle est obscure (amudron), difficile à penser (kalepon noient), à peine croyable (mogis piston), donnée comme en rêve (oneiropoloumen) et de façon batarde (nothos).« 

Marie-José Mondzain peut donc conclure ce passage, pages 169-170 :

« Platon est donc en effet le premier à formuler en philosophie la nécessité de poser dans sa radicalité _ voilà ! _ une instance imaginaire,

c’est-à-dire de poser l’hypothèse sans laquelle on ne peut rien voir _ voilà ! le regard (tout regard) a une histoire : le regard doit impérativement se former, dès les premiers moments et jours de l »ouverture des yeux du nourrisson ; cf ici par exemple les analyses, dès 1958, de René Spitz (1887-1974) dans Du regard à la parole _ la première année de la vie Et il faut ici aussi se pencher sur le devenir de l’appréhension des formes signifiantes chez les animaux, dans les travaux des éthologues… _

qui donne dans la vie sensible

son lieu voilà ! _ à la pensée

et sa possibilité au savoir« . 

Ajoutant tout aussitôt, page 170 :

« Castoriadis _ tout anti-platocien qu’il se veut _ doit bien à Platon cette symbiose théorique entre originaire et imaginaire,

même s’il ne traduit pas _ lui, Castoriadis _ chôra,

que je traduis ici _ écrit-elle _ par « zone ».

Ce réceptacle du visible en est la source, la matrice (métra),

nourrice (tithènèn) du visible (48a-52e).

L’invisible est _ ainsi _ la condition du visible,

à partir d’un espace sans lieu _ voilà ! _

qui opère radicalement _ comme source féconde _ comme pure indétermination matricielle et donc féconde sans avoir eu besoin d’être fécondée _ mais qui va peu à peu nourrir le visible s’élaborant à partir d’elle, de la réception-assimilation plus ou moins riche, de références culturelles, de tout ce qui va s’apprendre des échanges de signes (dont, pour les humains, la langue !) avec les autres.

On peut saisir au passage la raison pour laquelle les penseurs chrétiens se sont saisis de cette chôra

pour nommer _ en effet _ la Vierge, matrice et nourrice d’un divin bâtard,

membrane diaphane et intacte, qui met au monde, comme on fait apparaître sur un écran l’image naturelle,

archétype de toutes les images possibles, image inengendrée de l’inengendré,

visibilité qui ne cesse de mourir pour ressusciter.

Cette matrice est bien ce qui donne son visage à la transcendance,

ce qui permet (…) d’envisager la visibilité de l’idée.« 

« Traduire chôra par « zone »

est assez fidèle au dispositif spéculatif qui formule les conditions de l’image et du visible,

car zonè est la ceinture _ voilà ! cet élément est important _,

le périmètre _ mais vague et indéterminé, lui, à la différence de la ligne distincte, elle, de l’eidos !.. qui donne sa forme au visible,

la limite de l’incirconscriptible

en même temps que _ déjà, aussi _ l’inscription _ graphè _ de l’illimité.

Mais ce graphe défie l’écriture et sa lisibilité ;

il opère en excès, en débordé de la matérialité des signes.

Le grapheus, lorsqu’il fait des images, est _ ainsi _ un « zonard »,

comme l’est tout artiste dont les gestes _ s’inventant _ qui font naître le sensible

se posent _ dans leur fulgurance _ sur le seuil indiscernable du visible et de l’invisible.

Affaire de membrane, que les Grecs ont désignée du nom d’hymen », pages 170-171.

Marie-José Mondzain explique alors pourquoi elle a « choisi d’appeler « zone  » cette chôra » de Platon et de Castoriadis :

« la raison la plus forte est que cela permet aux zonards, sans domicile fixe et sans identité assignée,

aux exilés et exclus de toutes provenances,

de partager _ avec fécondité _ un site d’hospitalité inconditionnelle,

où tout est possible,

où rien n’est soumis à l’empire _ implacable _ de la nécessité.

Nous pouvons partager avec les zonards la liberté _ ouverte et ouvrante  _ de cette imagination radicale,

c’est-à-dire les débats collectifs sur les conditions de la communauté,

les conversations du regard _ cf Le Commerce des regards _

qui font advenir à la parole _ et c’est très important _ les expériences de la sensibilité.« 

Et elle en déduit que

« nous devons construire ensemble la scène de ce partage.


C’est dans la zone de ce partage de l’appartenance de tout vivant à un espace de liberté et d’invention,

dans cet espace transgénérique, propre à l’image,

que s’inscrivent _ à la fois _ nos gestes inventifs

et nos résistances.« 

Avec cette conséquence cruciale :

« La confiscation _ revoici le mot ! _

et la perte de cette ressource de la radicalité _ ou le cœur du problème abordé en ce livre important ! _,

réduisent tout sujet _ non sujet, en fait, car seulement et totalement passif, décérébré _ de ce dépérissement _ amenant à une terrifiante désubjectivation, annihilation (et suicide) de (ce) qui avait vocation à constituer et devenir un vrai sujet… _

à tenter les expériences _ mais en sont-ce vraiment ? _ extrêmes

que sont la _ fausse _ piété fanatique _ le mot « fanatisme«  apparaît bien ici _,

les rites _ faussement _ purificateurs

et _ tragiquement (en tout ce qu’ils détruisent en les autres comme en soi) _ initiatiques du sacrifice meurtrier et suicidaire _ sadisme et masochisme sont toujours de très puissants facteurs _,

les fureurs de l’intolérance _ envers autrui _

et l’obéissance aveugle _ et affreusement vide _ à des recruteurs impitoyables.  « , page 172.

« Il faut cesser de voir trop commodément _ les convertis à la terreur comme des barbares, des monstres ou des fous.

Ils incarnent _ plus simplement _ la misère profonde _ tant culturelle qu’économique, ainsi que les résultats _ de l’imaginaire collectif

que le capitalisme ne cesse de tarir (…) avec les produits euphorisants, qui se veulent salvateurs, du divertissement et de la guerre sainte » :

ce précisément contre quoi Marie-José Mondzain appelle ici à résister.


Car, dit-elle, pages 172-173,

« c’est au nom de cette résistance possible

que je plaide ici

pour la radicalité émancipatrice de tous les gestes d’hospitalité

et de création« .

Et « créer, c’est sortir de l’impuissance« .

Et « donner à sentir, c’est produire du commun« _ authentiquement partageable _, page 188.


Le dernier chapitre, intitulé « Paysages« , de Confiscation

aborde ce que Marie-José Mondzain appelle, pages 193-194,

« la porosité des espaces

dans lesquels se joue le passage _ mais oui _ de la violence inhospitalière du monde habité,

au site _ de création artiste, ou autre, à la place de la violence et du meurtre ! _ où l’imagination radicale produit la zone sismique _ de création, donc, avec ses cataclysmes _ où poussent avec obstination les saxifrages irréductibles« .

Marie-José Mondzain prend en priorité deux exemples,

touchant « à la question cruciale du hors champ » ;

question qui l’intéresse depuis longtemps, en ses analyses d’images, au cinéma et ailleurs :

_ le hors champ de Poussin et de ses paysages tragiques _ tels ceux des « Quatre saisons« , au Louvre, mais aussi le « Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé«  (du Städel Museum de Francfort-sur-le-Main) _ ;

_ et le hors champ du cinéaste japonais Masao Adachi _ notamment dans son film de 1969 « A.K.A. Serial Killer« , et d’après son texte de 1971 « Questions imaginaires au tueur en série. L’affaire Norio Nagayama« .

Avec cette thèse, pages 200-201 :

« Le paysage est bien le palimpseste toujours déchiffrable _ pour qui incline à décrypter… _ de toutes les passions,

c’est-à-dire de tous les crimes commis et de toutes les violences subies,

et même de tous les chagrins éprouvés par ceux qui laissent derrière eux les traces innocentes et visibles de leur disparition violente.

L’événement _ lui-même, en tant que tel _ disparaît du champ _ de vision du regardeur _ ;

et c’est son hors champ, donc le paysage, qui devient mémoire sans fin _ du moins potentiellement _ des crimes invisibles » _ qui y ont eu lieu.


« En suivant l’analyse d’Adachi,

on peut entendre que le premier crime du serial killer est toujours déjà le deuxième,

dans la mesure où il s’inscrit sur la toile _ voilà ! _ des violences désubjectivantes _ voilà !! _

et donc destituantes du paysage

dont il est l’infime symptôme, le misérable rejeton _ superbe analyse !

Les crimes les plus terribles (…) sont commis par des corps pour ainsi dire déshérités d’eux-mêmes _ oui : de sujets désubjectivisés ! nihilistes parce qu’annihilés _,

qui imaginent  _ bien illusoirement _ pouvoir exister _ enfin ! _ dans le regard  _ !!! _ des autres

à la seule condition _ qui soit accessible aux locataires de ces corps, via les médias de masse d’aujourd’hui offerts _ d’organiser le spectacle des tueries qu’ils perpètrent au prix de leur propre disparition.

Examiner la scène où se déroulent des scénarios du désastre,

déchiffrer dans l’espace des villes

la violence inhospitalière et la brutalité de ce qui n’est plus « rencontre », mais « choc accidentel avec le corps de la terreur »,

voilà ce que Masao Adachi voulait filmer

en laissant sa caméra glaner les signes _ voilà ! _ de la déréliction, du désespoir et de la haine dans l’espace urbain de Tokyo.

Si Adachi ne cherchait pas à connaître ou à faire connaître la personne du serial killer,

c’est parce qu’il n’était « personne ».

Le criminel n’était _ certainement _ pas radical.

Adachi déplace _ donc _ la question de la terreur et du crime

pour envisager _ et nous faire envisager, aussi _ dans sa radicalité la responsabilité politique _ oui _ du geste cinématographique _ lui-même _ dans son adresse à la communauté tout entière« , page 202.

« Je crois que nous pourrions de la même façon aujourd’hui filmer

ou décrire l’espace que nous traversons chaque jour

pour en laisser voir _ et faire voir _ la violence dans les signes de la pauvreté _ voilà _,

pour montrer la matière même et les traces visibles et tangibles de l’isolement et de l’inhospitalité « ,

poursuit Marie-José Mondzain.

Et, page 203 :

« Dans le mouvement de sécularisation,

dont on dit qu’il est la marque du désenchantement du monde,

la réanimation sauvage du sacré _ superbe expression _

redonne du service à des fanatismes _ revoici le mot _

qui, précisément, indiquent un besoin de réenchantement dans les propositions les plus extrêmes _ et pas les plus « radicales«  !

Les nouveaux catéchismes imposent des fidélités factices _ certes ! _

et des dépendances suicidaires.

 

Faute de confiance _ authentique_ et de fiabilité _ vraie _,

on se jette à corps perdu _ c’est le cas de le dire ! _ dans les croyances les plus ineptes »

_ et à mes yeux la lente mais profonde détérioration de l’école, pour des raisons probablement d’abord d’économie de budget (mais aussi de mépris des personnes), a sa part de responsabilité aussi ;

celui qui a enseigné (avec bonheur, mais oui !!!) à philosopher durant quarante-deux années, peut rétrospectivement en juger…

Alors, page 204 :

« Y aurait-il des paysages où l’on ne peut _ nécessairement, fatalement _ que tuer ou mourir ?

N’est-ce pas dans le vaste hors champ des actes terroristes qu’a lieu la destruction criminelle de la planète _ Michel Deguy dirait, lui, de la Terre _ elle-même ? « 

Alors, et cependant, Marie-José Mondzain voit dans ce qu’elle nomme « un geste d’art« , page 205,

« le fait de tout geste prenant le risque _ aussi vertigineux _ de manifester cette puissance _ ouverte _ de l’informe

dans la forme même _ de ce qui devient œuvre.

C’est ce que je souhaiterais faire entendre, poursuit-elle, page 205-206, en disant que l’art est toujours zonard,

traitant toujours de l’intraitable _ et acceptant de s’y affronter _

et faisant advenir dans le sensible la temporalité singulière d’une phantasia turbulente et joyeuse _ parce que joyeusement joueuse.

C’est dans l’espace atomique sans limites des opérations imaginantes _ voilà _

que se développe cette zone privilégiée et insigne

où se déploient _ oui _ les jeux _ voilà _ de notre liberté.

Et je crois que la radicalité véritable _ puisque là est le fond de la question de ce livre _ est inséparable de la force irrésistible du rire et de la joie.

Même quand ils s’emparent du pire,

les gestes d’art nous rendent _ très effectivement _ heureux,

car nous y puisons les ressources _ fécondes _ de la joie et du partage.

La joie et le rire sont une source irrépressible d’énergie politique. »

Avec cette conclusion, page 207 :

« Au cœur d’un même événement,

deux régimes sonores se font _ ainsi _ entendre,

deux énergies

dans leur tension _ essentielle _ turbulente et jubilatoire _ oui !!! _ :

celle des craquements jaillissant des fractures _ « saxifrages », dit l’auteur ! _ qui détruisent les chaînes _ d’aliénation _

et rompent le silence de la fatalité _ à immanquablement subir _ et des enchaînements _ mécaniques, algorithmiques, robotisés _,

et celle qui surgit, dans la stridence _ d’art _ des voix, des corps qui dansent ou vagabondent sans orientation prévue,

car ils s’en remettent _ voilà _ à la pure radicalité _ oui : un pur commencement à ouvrir et déployer _ de la rencontre _ vraie : cf mon propre texte, en 2007, Pour célébrer la rencontre, que publia, alors, sur son site, Bernard Stiegler… _ avec celui ou celle qui arrive,

qu’on n’attend pas

et qu’on ne doit _ simultanément _ jamais cesser d’attendre _ afin de savoir être toujours prêt à l’accueillir, en son vivace et souvent bref passage ;

et d’abord apprendre à être apte à savoir, à la seconde, voir, puis saisir, ce qui (et d’abord qui), là, passe furtivement et très vite ;

à l’image du joyeux en même temps que tranchant divin Kairos, aux chevilles ailées,

qu’il peut nous arriver de croiser !

Pour rester radicalement fidèle à cette énergie _ voilà ! _

il faut bien consentir à ce qu’il n’y ait jamais de « lutte finale »,

mais une fidélité tenace _ oui, de chaque instant ! _

envers tout ce que nous devons

ne jamais cesser de combattre

si nous voulons ne pas cesser d’inventer _ oui _

pour le partager » _ absolument.

En trois pages excellemment ramassées,

la conclusion du livre, aux pages 209 à 211, vient relier lumineusement

la double thèse finale de Marie-José Mondzain, soient ces « deux propositions«  _ d’action on ne peut plus effective ! _ que sont

et « l’urgence d’une réappropriation _ par chacun et par tous _ de la parole« ,

et « l’impérieuse nécessité d’un combat _ tout à la fois puissant et joyeux _ contre la confiscation _ éhontée et à très grande échelle : mondialisée ; mais l’art peut, lui aussi, beaucoup ; et même une seule courageuse personne, parfois  _ des images et des mots« ,

à ce qui,

au long des analyses-explorations très fouillées de l’ensemble de ce livre,

est venu, justement, les fonder :

« C’est dans la composition _ au sens de la dynamique des forces, en physique _ sociale _ un art éminemment subtil à construire _ des relations d’échanges et de luttes _ les deux, qui sont liées _

que la paix _ vraie : « union des âmes«  dit Spinoza _ signifie un état positif de la vie antagonistique _ cf ici les décisives analyses de Nicole Loraux, en son La Cité divisée _ l’oubli dans la mémoire d’Athènes

Deux forces radicales _ à la fois de fond, et de capacité de commencement _ agissent dans cette composition _ avec sa résultante _ :

celle qui produit consistance et liaison _ au lieu de schize et déliaison haineuse _ dans un espace de fiabilité _ tellement et ô combien bafouée ces derniers temps-ci _ de la parole

et celle qui fait surgir _ dans l’inattendu de gestes d’essais de création _ des formes inédites _ voilà ! _ dans le voisinage périlleux _ parfois, sinon souvent, vécu dans l’angoisse _ de l’informe _ avec ses ressources de plasticité _ et la béance _ ouverture féconde _ d’un chaos _ généreux _ « …

Et « ces deux énergies s’originent peut-être _ ensemble ! _ dans une zone indiscernable d’indétermination radicale,

où le temps met en mouvement les images de l’éternité« .

Ce qui permet à Marie-José Mondzain de souligner, en commentaire :

« C’est cela, l’imaginaire _ ou «  »imageance« je préfère, pour ma part, ce terme, forgé à partir d’un participe présent de verbe d’action-création… _,

c’est cela, sa radicalité » _ ou puissance (formidable !) de commencement.

Et on comprend que les pouvoirs installés craignent cette puissance rivale de leurs efforts de main-mise, et cherchent à la domestiquer ou l’asservir, en (se) la payant, pour leur exclusif profit !!! Sur ce point, le rappel (in Image, icône, économie _ les sources byzantines de l’imaginaire contemporain) des querelles de l’iconoclastie, est aussi bien éclairant…

Et c’est à cette capacité d' »imageance« -là, en chaque sujet humain,

qu’il nous faut permettre d’apparaitre, surgir ;

et c’est elle qu’il faut protéger, préserver, encourager, en ses commencements,

afin d’aider à la cultiver vraiment par les meilleurs moyens qui soient

et contribuer à ce qu’elle se déploie pleinement,

en chacun des hommes,

afin d’aider à étendre, en se réalisant, en un processus épanouissant de subjectivation, leur humanité vraie,

attaquée qu’elle est par les opérations de décérébrage et désubjectivation à échelle mondiale,

de misérables (!) marchands d’illusions …

Merci, chère Marie-José, pour ce travail  bien utile, dans ces combats pour la culture vraie,

versus les impostures installées…

Titus Curiosus, ce mercredi 15 mars 2017

Les enjeux de pouvoir de la curiosité libre et ouverte : le passionnant « Sérendipité _ Du conte au concept » de Sylvie Catellin, un livre salutaire !

03mar

Rien n’est plus important pour le devenir même _ en qualité ! _ de la culture et cela en sa vérité même : contre les impostures de ce qui veut se faire passer (mensongèrement) pour « culture«  _,

pour la poursuite à vaste échelle de son enrichissement au lieu de son appauvrissement (auto-destructeur) dans le crétinisme de masse du (misérable) psittacisme que savent si efficacement former et développer, à échelle mondiale, les publicitaires stipendiés, faiseurs d’addictions stupides _ d’achats, pour commencer, et pour finir (car c’est bien là leur alpha et leur omega !). ; cf Dany-Robert Dufour : Le Divin marché _ la révolution culturelle libérale _,

que de cultiver vraiment _ et c’est un art ouvert, pas une technique fermée ! _, à commencer dans la pratique quotidienne de l’enseigner : l’enseignant doit apprendre, et sur le tas, en le faisant, à enseigner (how to teach) aux élèves comment eux-mêmes ils peuvent apprendre (how to learn) ! tout en mettant à leur disposition des références les plus judicieuses qui soient ! _ cf là-dessus le tout récent Transmettre, apprendre, de Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi ; et L’École, question philosophique, de Denis Kambouchner _,

et à cela à tous les niveaux (sans exception) d’écoles, de formations, comme d’institutions de recherche,

et de manière fondamentalement ouverte,


la faculté si méconnue et l’art _ étouffé, asphyxié ; mais aussi masqué et nié, en empêchant toute prise de conscience réelle et authentique _ de la sérendipité.

Au point que l’histoire du mot même qui réussit à les repérer, mettre en évidence et d’abord désigner, est terriblement récente : en usage en anglais, d’abord parmi les cercles de bibliophiles, depuis 1875 (plutôt que 1754, date de sa création _ et hapax pendant plus d’un siècle ! _ en une lettre privée de Horace Walpole à son ami et cousin Horace Mann, à partir du très vieux conte tamoul des Trois Princes de Sarendip, qui inspira aussi le Zadig de Voltaire, en 1748) ; en français depuis 1952, d’abord dans des cercles scientifiques soucieux d’épistémologie ; avant de devenir, mais non sans ambiguïté, fort à la mode au tournant des années 2000, via le web.

C’est à la double histoire de cette notion et de ce mot, et sa possibilité d’advenir peut-être enfin au statut de concept _ mais un concept fondamentalement paradoxal, comme sont déjà les concepts de génie et de création : l’étrangeté de ce mot exotique de « sérendipité« , tant géographiquement (Serendip = Ceylan) que historiquement (le récit d’origine remontant à la nuit des temps…), connotant fortement l’étrangeté de la chose même qu’il désigne, voisine d’un trafic de l’imagination complexe et probablement risqué, réservé à très peu d’initiés ; voire carrément tabou… _,
que s’attache le livre très important et absolument passionnant _ tant par ses enjeux (y compris, et peut-être surtout) politiques et économiques, dans la répartition des pouvoirs (dont celui, capital, de créativité) auxquels accepter de consentir de partager avec davantage d’autres…), que par ses apports et analyses _ de Sylvie Catellin, Sérendipité _ du conte au concept, qui paraît ce mois de janvier aux Éditions du Seuil, collection Science ouverte.

La sérendipité est la faculté, ainsi que l’art infiniment précieux (de pratiquer celle-ci), de chercher et de trouver « par hasard et sagacité » _ une qualité cruciale ! et un mot lui-même trop bien oublié : Descartes s’y arrêtait fort justement… _ des choses que l’on ne cherchait pas au départ ;
ou encore l' »art de prêter attention _ un processus crucial ! de focalisation… _ à ce qui surprend et _ surtout _ d’en imaginer une interprétation pertinente » _ soit le raisonnement même que le génial Peirce qualifie d’« abduction«  _,
grâce à « l’importance de la prise de conscience par le dialogue ou l’écriture, dans la découverte » même _ au lieu de tout laisser filer dans l’inaperçu à jamais.

D’où le « triptyque conceptuel qui pourrait devenir la devise d’une future _ heureusement féconde _ République des Lettres, des Arts et des Sciences : sérendipité / indisciplinarité / réflexivité » ;
en mettant l’accent sur l’importance, dans la libido sciendi, de « la recherche comme implication subjective _ d’un soi qui entreprend de s’engager vraiment à rechercher sérieusement plus avant… _, qui sert _ aussi _ aux autres par cela même qu’elle est _ intensément, passionnément _ personnelle« .


Ce point est capital :

le processus très riche de découverte par sérendipité implique en effet l’engagement personnel et singulier (et passionné) de la personne pensante _ et cela, chacun, un par un, et existentiellement ; à la fois à part soi, en même temps qu’en échangeant avec les autres ! et surtout avec les mieux qualifiés et ouverts (cf Kant : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ?..« …), ainsi que dépourvus d’imposture (cf Roland Gori, La Fabrique des imposteurs…) _, en la formation _ nécessairement précise et nécessairement contextualisée en une culture apprise, mais aussi toujours mouvante, jamais arrêtée ni figée : soit une culture vraiment vivante, toujours ouverte, sur le qui-vive, en chantier actif, et pleinement à vif… _ de son expérience propre et, in fine, unique.

Et qui sera à essayer _ aussi _ de partager avec d’autres personnes-sujets (et non individus-objets techniquement manipulables par d’autres !) en des récits précis et toujours relativement détaillés _ faisant place aux accidents et circonstances empiriques ; à l’ordre triomphant du contingent…

C’est en cela que « le récit d’enquête _ dans le conte déjà par exemple, tel celui des Trois Princes de Sarendip auquel se référait le curieux et érudit Walpole en 1754 ; ainsi que Voltaire, en 1748 _ est la meilleure démarche _ sans aller jusqu’à forcément passer par l’analyse conceptuelle _ pour transmettre _ in concreto dans une pratique, et en une adresse à des personnes chaque fois bien précises _ l’art de la sérendipité » :

un art ouvert, subtil et délicat, non strictement duplicable tel quel (mais à transposer, avec esprit…), ni a fortiori massivement programmable par des machines… Et impossible de faire l’impasse de la formation, chacun un par un, de la personne propre !

En cela, et à quelque niveau que ce soit _ scientifique ou pédagogique, pour reprendre ne seraient-ce que ces deux niveaux cruciaux-là _,

« il n’y a pas d’autres voies pour susciter la recherche _ à la fois en donner le désir et en esquisser des formes de premières pistes… _, que de raconter _ en son détail empirique et toujours particulier, voire singulier _ comment on cherche _ et, de fait _ on trouve » : soit « enseigner l’art de la recherche en la racontant«  _ ainsi que fait, par exemple, le magnifique récit de François Jacob La Statue intérieure

Et cela, face aux tenants des œillères dogmatiques étroites et obtues d’un utilitarisme de rentabilité à courte vue et à tout crin, qui s’obstine, très paradoxalement, à ignorer « l’aspect _ fondamentalement _ imprévisible et non planifiable de la sérendipité«  _ ce qu’illustre, en France, le conflit qui opposa, dans l’entre-deux-guerres, Jean Perrin, partisan d’une science désintéressée et libre, à Henry Le Chatelier, tenant d’une conception utilitaire de la science industrielle ou appliquée, dirigée.

Car, et cela à toute échelle _ dans la plus modeste petite salle de classe, comme dans le laboratoire de recherche scientifique le plus pointu _,
« la sérendipité justifie le _ fondamental et vital ! _ besoin de liberté et d’autonomie _ d’imageance active et ouverte à l’inconnu : un concept que m’a inspiré l’œuvre de mon amie Marie-José Mondzain _ des chercheurs » : face à ce qu’ils ignorent et vont pouvoir trouver _ chercheurs que doivent eux aussi être (ou devenir), et fondamentalement, en en prenant le goût, les élèves à l’école : « Edgar Morin _ page 25 de La Tête bien faite Penser la réforme, réformer la pensée, en 1999 _ a suggéré avec raison d’initier dès l’école l’art de la sérendipité« 

De même que « faire découvrir _ à d’autres _ la sérendipité, c’est _ leur _ faire comprendre que lorsque la science _ c’est-à-dire le chercheur qui tâtonne _ découvre,

elle _ la science _ est un  art  » :

celui qu’apprend à mettre en œuvre, et pas à pas, la personne même, singulière, de ce chercheur se livrant courageusement à sa patiente recherche _ un art complexe et jouissif (intensif, passionné) d’artisan qui invente et découvre (avec passion joyeuse et le plus grand sérieux cognitif, ensemble), donc, et non quelque technique mécanique programmable par quelque algorithme, aussi ingénieusement raffiné soit-il par les prouesses renouvelées et avancées de l’ingénierie informaticienne…

Là-dessus, lire l’ouverture génialissime du Métapsychologie de Freud, par lequel celui-ci,

tout en offrant, en 1915, à ses détracteurs (qui lui déniaient la moindre légitimité scientifique), de premières formulations de concepts fondamentaux « clairs et rigoureusement définis« , ainsi que doit être en mesure de les fournir toute discipline revendiquant, au-delà du seul fétichisme du mot, le statut authentique de « science« , en l’occurrence ici une formulation des concepts de « Pulsion« , de « Refoulement« , d’« Inconscient« … ;

par lequel Métapsychologie, donc, Freud fait très hautement entendre la priorité définitivement permanente et absolue du travail de recherche inventive du chercheur, à l’encontre des crispations arc-boutées sur le maintien sacro-saint de la théorie acquise ! ; autrement dit la priorité de l’activité créatrice et infiniment ouverte à jamais en son chantier, génialement féconde à cette condition, de la sérendipité !..

Et à cette priorité décisive de la recherche dans le devenir des sciences (du moins en leurs moments de « révolutions scientifiques« , selon Kuhn), Sylvie Catellin consacre des pages utiles aux apports (et limites) de Thomas Kuhn par rapport aux thèses de Karl Popper : La structure des révolutions scientifiques versus La Logique de la découverte scientifique

Par là,

« la sérendipité justifie le besoin de _ grande _ liberté et d’autonomie des chercheurs«  _ que tous, et pas seulement les scientifiques, nous humains sommes, dés le simple fait, largement ouvert et inventif (sauf niaiserie indurée à se contenter de répéter les clichés figés et arrêtés du discours dominant), du fait même de parler (et créer, et pas simplement répéter-reproduire, passivement et mécaniquement, nos phrases, comme le montre si bien Noam Chomsky : c’est en effet sur le champ, hic et nunc, que nous avons à construire nos phrases en les improvisant (voilà !) à partir des structures syntaxiques ouvertes et du vocabulaire de la langue reçue et partagée ; ensuite, « le style«  (quand « style » du discours il y a et advient : mais assez vite…) « est l’homme même« , comme l’a bien marqué Buffon… _, en favorisant « ces qualités les plus précieuses que sont la curiosité et la sérendipité, l’audace et la prise de risque » _ même si cela dérange certaines positions (arrêtées) de pouvoir acquises par certains…

Par ce qu’il est à même de modifier dans le partage _ toujours mouvant _ des pouvoirs entre les individus,

cet enjeu culturel et pédagogique pleinement humain (et humaniste) de promouvoir l’ouverture puissante de la créativité par une culture de la sérendipité _ mais combien, a contrario, s’en méfient, et agissent pour la raréfier et stériliser, ou au moins réduire à des jeux insignifiants et suffisamment contrôlés… _,

est donc rien moins que civilisationnel !

Titus Curiosus, ce 24 février 2014

la traversée du siècle d’un honnête homme (et beau garçon) en quelques fécondes rencontres d’artistes-créateurs en des capitales cosmopolites : le parcours de Peter Adam de Berlin à La Garde-Freinet, via Paris, Rome, New-York et Londres

02mai

Non sans quelques points communs _ nous allons le découvrir… _ avec cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann :

une autre traversée _ un peu chahutée _ du siècle en quelques judicieuses rencontres (et un chef d’œuvre cinématographique !),

voici que Peter Adam _ ou Klaus-Peter Adam, un garçon juif allemand, au départ, natif de Berlin en 1929, puis devenu citoyen britannique vers 1965, peu après le décès de sa mère, la battante et admirable Louise, le 6 mai 1965 :

cf page 214 : « j’optai à cette époque pour la nationalité anglaise.

Depuis longtemps j’essayais de me débarrasser du garçon allemand _ qu’il était de naissance : la famille (juive) de son père venait de « Chodzesin, une petite ville de Prusse orientale. Mon arrière grand-père, Jacob Adam, y était né en 1789. Depuis le XVIIIème siècle, sa famille vivait du commerce du drap de laine. Cette activité les avait menés jusqu’en Pologne et en Lituanie« , page 14 ; « du côté de ma mère, les Leppin et les Gurke _ Gurke signifiant « concombre » _, étaient d’un tout autre genre : pauvres, chrétiens, et de souche paysanne« , page 20 _

afin de n’avoir de racines que dans l’imaginaire.« 

Et il poursuit : « Il se produisit mille choses dans ma vie et je possédais une énergie et une curiosité infinies. Je laissais l’univers tourbillonner autour de moi, espérant ne pas m’y noyer

_ le titre original de ce « Mémoires à contre-vent« , traduit par l’auteur lui-même en français en 2009, était, en anglais, en 1995 (pour les Éditions Andre Deutsch, à Londres) : Not drowning, but waving _ an autobiography

Je m’acceptais tel que j’étais, je n’étais gêné ni par mes défauts, ni par mes qualités. J’essayais, comme toujours _ en effet ! _ d’être honnête avec moi-même« 

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

_ mais cet amoureux de longue date de la France

avant même d’y venir séjourner, pour la première fois, en 1950

(cf au chapitre « Alma mater, 1949-1950« , les pages 139 à 146 :

« En 1950, je partis pour la première fois à Paris. Mon ami Klaus Geitel étudiait là-bas et je décidai de lui rendre visite. A Paris, Klaus m’attendait gare du Nord avec deux amis. J’étais tellement excité que j’entendis à peine leurs noms. Le premier, Hans Werner Henze, était un compositeur allemand ; le second, Jean-Pierre Ponelle, un scénographe français«  : mais oui !..) ;

puis, une seconde fois, en 1951, au chapitre suivant, « Mes premiers pas d’intellectuel _ Paris 1950-1953«  :

« A l’automne 1951 _ ayant obtenu « une bourse d’un an du gouvernement français, ainsi qu’une inscription à la Sorbonne« , page 147 _, je débarquais à Paris pour la seconde fois«  :

« J’arrivais au bon moment. Le passé était enfin soldé ou presque. La France de la Quatrième République commençait à se moderniser.  (…) Les gens avaient l’air riche ; ils possédaient un goût inné pour la qualité et le style _ voilà _, doublé d’un sens aigu de la compétition« , page 147 ; « Alors qu’à Berlin, nous avions essayé de construire un nouveau monde, les Français jouaient au ping-pong avec leur héritage culturel, retournant les idées dans tous les sens, juste pour le plaisir. Je me sentis immédiatement chez moi, le lycée de Berlin m’ayant bien préparé à ce perpétuel désir de théoriser et de synthétiser les idées. Les bâtiments de la Sorbonne reflétaient ce même esprit libre et chaotique. Les vieux couloirs sombres fourmillaient d’étudiants bruyants et fougueux. Les murs étaient recouverts de slogans très politiques, culturels ou sexuels, combinant parfois les trois en même temps comme dans celui-ci : « Fais-toi sucer en Russie, Simone ! » », page 148

il avait fait ses études secondaires au lycée français de Berlin, dès 1940, page 58)

mais cet amoureux de longue date de la France,

donc,

y vit désormais, depuis août 1989, à demeure, cela fait vingt-et-un ans

(depuis sa retraite de reporter et réalisateur de la BBC, en août 1989 : car c’est là, à la BBC, que se déroula, en effet, sa « principale«  carrière, du 4 avril 1968, à la cérémonie de départ de sa retraite, en août 1989) :

en son « cabanon«  du Mazet, à La Garde-Freinet, dans les Maures, et non loin de Saint-Tropez

_ Facundo Bo et Peter Adam découvrirent, en effet, cette thébaïde « un matin de 1970«  :

« un petit vallon où des moutons broutaient près des oliviers.

C’était l’endroit dont nous _ Facundo & Peter _ rêvions _ 12 000 mètres carrés isolés du monde et un petit cabanon. Nous l’achetâmes aussitôt.

La Garde-Freinet allait devenir notre port d’attache pour les quarante années à venir« , page 275 _

mais cet amoureux de longue date de la France y vit désormais à demeure,

avec son compagnon Facundo Bo : compagnon depuis leur coup de foudre lors d’un « dîner snob« , en 1968, à Paris ;

cf page 236 : « Durant la réalisation de ce documentaire _ pour la BBC : La maison Christian Dior, en 1968, donc _,

j’eus l’occasion, un soir, d’être invité à un de ces dîners snobs dont les Français raffolent. J’étais assis en face d’un jeune acteur argentin au physique extraordinaire, au type légèrement indien. Comme d’habitude, je parlais beaucoup, faisant de mon mieux pour impressionner. J’avais appris l’art de l’autodéfense et ajouté du cynisme à mon scepticisme naturel. Intrigué par les yeux inquisiteurs de ce garçon, je parlais des souffrances au Biafra _ dont Peter revenait d’y réaliser un reportage particulièrement périlleux (et tragique !) : il en fait le récit aux pages 227 à 232 _, mais également du grand bal de l’Opéra de Paris _ le Bal des petits lits blancs _ auquel j’avais assisté la veille. Je révélais ainsi l’un de mes nombreux paradoxes dont je n’étais pas très fier.

Facundo _ c’était le prénom de ce garçon très beau et gêné _ ne prononça pas un seul mot de la soirée. A la fin, au moment de partir, je lui glissai mon adresse à Londres.

Trois semaines plus tard, je reçus une lettre : « Cher Peter, détruisez cette lettre, je n’ai jamais écrit une telle lettre à personne, mais pendant ces trois dernières semaines, je n’ai pas arrêté de penser à vous et je voulais simplement vous le dire. Je vous prie de m’excuser ». La lettre était signée Facundo Bo.

Trois heures plus tard, je m’envolai pour Paris« 

« Je crois au coup de foudre _ poursuit-il aussitôt, toujours page 236, en commentaire rétrospectif. Pendant les quarante-deux ans à venir _ de 1968, leur rencontre, jusqu’en 2010, où paraissent ces « Mémoires » en traduction française _, Facundo serait la source de beaucoup de mes joies et de mes chagrins _ la maladie de Parkinson de Facundo déclarée « à l’âge de quarante ans« , « l’empêchant petit à petit _ lui acteur brillant de la troupe de théâtre TSE, d’Alfredo Arias _ de monter sur scène« , découvre-t-on, à un coin de page, page 412 ;

cf aussi, le jour de son départ de Londres pour gagner la France, page 440 : « Je ne savais pas alors combien ma nouvelle vie à Paris _ et au Mazet, à La Garde-Freinet _ allait m’apporter de joie d’amour solide et de douleur aussi, liée à la fragilité croissante _ parkinsonienne ! _ de Facundo. Mais jamais je n’ai regretté ma décision«  _ de venir vivre définitivement en France : avec Facundo Personne ne m’a jamais été aussi proche ; et je pense _ écrit-il maintenant en 2009-2010 _ que personne ne le sera jamais. Facundo devint le centre absolu de ma vie«  _ voilà !..  _

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ publié en 1995 à Londres sous le titre de Not drowning but waving _ an autobiography _ de sa traversée _ Berlin, Paris, Rome, New-York, Londres, La Garde-Freinet _ du siècle,

tout à la fois en beau garçon _ ce peut être un atout ; du moins pour commencer, en se faisant « remarquer«  ; car à la longue n’être que le « petit ami de« … s’avère un peu court pour poursuivre et s’établir au moins un peu…

et en honnête homme

et artiste _ filmeur du monde et de la création artistique : ce sera là sa « vocation«  _ probe _ absolument ! et sans compromission aucune :

certains de ses très proches et meilleurs amis se suicideront face à la « détérioration«  (Peter Adam emploie le mot « dégradation« , page 410, en son chapitre « Inventaire« …) de ce monde :

le magnifique « grand reporter«  James Mossman (celui-là même qui l’avait fait engager à la BBC : c’était le 4 avril 1968), le 5 avril 1971 ;

le peintre Keith Vaughan, le 4 novembre 1977… ;

mais encore, page 427 :

« Au travail, le suicide mon collègue Julian Jebb s’ajouta à la longue liste de mes collègues disparus, dont l’esprit toujours en éveil _ pourtant ! _, n’avait pas été capable d’arrêter la course à l’autodestruction _ voilà _ : les grands reporters James Mossman, Robert Vas et Ken Sheppard. Le garçon qui s’occupait de la maison de Tony Richardson à La Garde-Freinet, tua d’abord sa petite amie avant de se donner la mort. La boisson et la solitude durant les longs mois d’hiver au Nid du Duc _ le hameau de la colonie Richardson, l’auteur du film Tom Jones, à La Garde-Freinet _ l’avaient poussé à cet acte terrible, disait-on. La fille de Lawrence Durell, Sappho, se pendit« … Bref, « la mort continuait à jalonner ma route« , remarque Peter, page 427…

« Dans les années quatre-vingt, mon histoire d’amour avec la Grande-Bretagne touchait _ ainsi _ à sa fin. Mme Thatcher n’avait pas encore engagé _ profondément, pas encore _ sa politique absurde et désastreuse _ humainement : Peter Adam ne mâche pas ses mots ! _, mais un nouveau climat social se faisait _ déjà _ sentir, sapant _ durement _ les qualités de ce pays que j’avais tant apprécié. L’Angleterre, comme beaucoup de pays d’ailleurs, entraînée par son désir insatiable et impétueux de richesses, prônait _ maintenant _ l’arrivisme, la ruse, l’avidité comme qualités essentielles. Les inégalités flagrantes, la cruauté des riches, la complaisance des gens au pouvoir et la corruption _ lire ici Paul Krugman… _ devenaient monnaie courante. Je regardais les yuppies, interchangeables avec leurs chemises à rayures, leurs bretelles rouges, leurs manteaux à épaules marquées, leurs BMW, leur arrogance, leurs femmes à sac à mains à chaînes dorées _ on ne disait pas encore le bling-bling… J’observais la nouvelle génération, son appétit féroce, sa frénésie de consommation, son égoïsme impitoyable _ voilà _, et la comparais à ma propre génération qui avait l’espoir chevillé au corps que la vérité et la beauté _ voilà _ finiraient par l’emporter sur les mensonges et la laideur du monde _ quelle belle actualité ! toujours…

Bien sûr cette dégradation _ voilà _ ne se produisit pas en un jour. Ce n’était que le début d’un profond et triste changement qui, hélas, se propageait _ bientôt _ partout«  _ de par notre monde commun, pages 409-410…  _,

voici _ je reprends l’élan de ma phrase _  que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ paru en anglais en 1995, lui _ de la traversée de son siècle :

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme et artiste probe

soucieux de la justesse…

en beau garçon, d’abord _ et le livre est généreusement (et judicieusement) agrémenté de photos de nombreuses personnes rencontrées et narrées _ :

via ses rencontres sexuelles (avant l’amour vrai de Facundo Bo, en 1968, donc : Peter aura alors trente-huit ans _ mais tout cela fort discrètement, et sans le moindre exhibitionnisme, ni a fortiori sensationnalisme ! très loin de là ! Peter Adam a beaucoup de délicatesse et pudeur…) et amicales, plus encore (dont certaines féminines : Hester Chapman et Prunella Clough, à Londres),

celles-ci _ « rencontres« , donc _ vont lui ouvrir bien des portes, bien des « clans«  (ou « réseaux » d’amis :

par exemple, pages 201-202, en débarquant de New-York à Londres,

ce passage-ci, clé ! :

« Parmi les quelques adresses que j’avais _ à Londres, donc, en 1958 _, aucune ne fut plus précieuse et appréciée que celle d’un ami d’Edward Albee _ merci à lui de cette « adresse«  ! de ce « contact«  décisif… _, Patrick Woodcock.

Patrick était le médecin du Gotha artistique londonien _ rien moins ! _ : de Noël Coward à Marlene Dietrich, de Peggy Ashcroft à David Hockney, de Peter Brook à Christopher Isherwood. (…)

Comme à Paris, Rome et New-York _ c’est un point décisif du parcours (et la vie !) de Peter ! _, j’ai eu la chance _ encore faut-il apprendre et à la saisir et plus encore à la cultiver ! et ne pas trop, non plus, la gâcher… _, d’être adopté _ apprécié par, aimé de _ par un clan _ voilà _

pour lequel j’étais _ du moins tout d’abord, au départ :

cela se dissipant cependant assez vite (cf la conclusion plus négative, en 1955, de l’épisode romain et sa « clique« , page 184 : je vais le préciser par le détail un peu plus loin)… _

un objet de curiosité : « Allemand, Juif, non émigré et sorti de l’Allemagne indemne. « How intersting« , disait-on » _ pour commencer, donc ; ici, c’était en 1958, Peter a vingt-neuf ans 

il est aussi très « beau garçon«  (cf les photos généreusement données du livre) ; et éminemment sympathique, plus encore : il a du charisme…

« Patrick était absolument convaincu qu’il était le mieux placé pour tout organiser _ sic _ et décida de me prendre sous son aile _ cela peut effectivement aider… Il m’ouvrit les portes _ voilà ! _ de la vie culturelle _ artistique _ londonienne qui comptait un nombre impressionnant de talents. Tous ses amis « baignaient » _ en effet _ dans l’art, faisaient de la critique de livres ou allaient s’applaudir les uns les autres sur la scène ou à l’écran.« 

Aussi

« la plupart de mes _ nouveaux _ amis _ vrais _ venaient _ -ils _ de son « écurie ».


Avec nombre d’entre eux j’entretenais
_ très bientôt, vite, aussitôt, déjà : c’est un talent ! _ une amitié _ et c’est là l’élément majeur (et de fond !) pour Peter ! _

qui allait s’approfondir _ voilà ! _ au fil des ans : une preuve de leur endurance _ à me supporter, souffrir, et accepter (et aimer)… _ et d’une certaine fidélité _ toujours de la modestie, avec les euphémisations : c’est là une vertu ; Peter n’a pas que des défauts… _ de ma part.

Pour quelqu’un qui vit seul _ pas « en couple« , donc : Peter assume son « célibat« … _,

les amis sont essentiels _ voilà.

Ils m’aidèrent à surmonter _ et durablement, pas à court terme : la dimension temporelle est capitale en ces affaires (existentielles) affectives ! _ mon sentiment _ endémique _ de déracinement _ qui comporte, aussi, il est vrai, l’avantage (non recherché !) du « décalement« , si crucial (pour la vie !), du regard… _,

car je portais en moi _ pour jamais _ des séquelles _ indélébiles, donc _ de mon enfance solitaire _ depuis, au moins, à l’âge de onze ans, le lycée (français, à Berlin, et puis à Züllichau, en Silésie) pour un enfant Juif (bien que ne portant pas l’étoile jaune, Louise, sa mère, étant « aryenne« …) en Allemagne nazie… _ et la nostalgie de mon adolescence _ à la Libération joyeuse, en même temps que pauvre, à partir de 1946… :

un passage assurément important de ce livre, pages 201-202, donc, comme on constate !..)

en beau garçon, d’abord,

via ses rencontres sexuelles et _ surtout, plus encore ! _ amicales

_ je reprends et poursuis maintenant ma phrase _,

celles-ci lui ouvrant bien des portes, bien des « clans » (ou « réseaux » d’amis) :

d’artistes, de créateurs, surtout ! _ c’est là l’élément majeur ! _, dans les diverses capitales que Klaus-Peter (bientôt Peter), va traverser :

Paris,

Rome : Peter devient le compagnon pour un temps, en 1955, d’Enrico Medioli, ami et collaborateur bientôt de Luchino Visconti ;

je m’y attarde un peu, maintenant (j’aime Rome !) :

« Je me rendais souvent à Rome. J’y découvrais un passé splendide. Alors que Paris représentait pour moi l’élégance et le raffinement _ voilà _ international, Rome incarnait _ oui : charnellement _ une grande civilisation ; même le chaos et la pauvreté des rues _ certes _ étaient parés _ oui _ d’une dignité intemporelle _ comme c’est juste ! Tout avait _ le baroque (même borrominien !) est ici mesuré ! sans morbidité : à la Bernin, plutôt… _ des proportions parfaites : les façades ocres baignées par la lumière de l’après-midi _ cf ici les descriptions si justes de mon amie Elisabetta Rasy en son magnifique « Entre nous » ; cf mon article sur son récit autobiographique suivant (« L’Obscure ennemie« ), toujours à Rome : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy« _, les toits avec leurs jardins suspendus, les terrasses des gens riches : tout semblait exprimer la sensualité, la douceur de vivre et le bien-être«  _ on ne saurait mieux dire !, page 181 ;

« Pendant l’un de mes nombreux voyages à Rome, j’avais rencontré Enrico Medioli. Enrico était un ami de Luchino Visconti et allait devenir bientôt l’un de ses plus proches collaborateurs. Avec Suso Cecchi d’Amico, il fut le scénariste de Rocco et ses frères, Sandra, Les Damnés, L’Innocent et Violence et passion.

Enrico incarnait pour moi la perfection : il était blond, aristocrate dans son comportement comme dans son style, grand, élégant, mondain, cultivé et possédait un humour caustique. Il était issu d’une grande famille de Parme et avait souffert de la tuberculose, ce qui ne fit qu’accroître à mes yeux son aura romantique. Il conduisait des voitures de sport et vivait dans un appartement avec terrasse qui surplombait les toits de la cité éternelle.

Il connaissait toutes les personnes qui valaient la peine _ voilà _ d’être connues à Rome.

Autour d’Enrico gravitait la jeunesse dorée. La plupart travaillaient dans le cinéma«  _ soit un medium en pointe :

voilà deux éléments importants dans la « formation«  du jeune Klaus-Peter (qui a alors à peine vingt-cinq ans), on va s’en rendre peu à peu mieux compte… ;

avant d’être plaqué (un peu abruptement !) par Enrico à Cortina d’Ampezzo :

« Enrico avait une énergie contagieuse. Nous allions jusqu’à la plage de Fregene si souvent filmée par Fellini _ dans Huit-et-demi, ou Juliette des esprits, par exemple _, pour déjeuner dans des restaurants que seuls les Romains connaissaient, ou nous dînions dans les établissements huppés de la via Appia. Enrico, qui qualifiait ces endroits de piccole trattorie, molto semplice, était salué par la moitié des clients. Nous prenions l’apéritif chez Bricktop’s et la granita di limone chez Rosati’s _ Piazza del Popolo….

Au fil des mois, l’usure _ cependant _ se fit sentir dans notre couple _ un mot qui sera rarement employé par l’auteur, en ces 443 pages, notons-le au passage. La clique romaine perdait _ pour Klaus-Peter _ son charme _ surtout vaporeux _, comme moi je perdais le mien à leurs yeux _ au pluriel… Je roulai dix-huit heures en voiture de Naples à Cortina d’Ampezzo, où Enrico possédait un chalet, pour apprendre qu’il pouvait juste m’accorder un dîner.

Je compris le message« , page 184…

Avec ce commentaire-ci : « Je revis Enrico quelques années plus tard à Londres où il montait _ comme Luchino Visconti ; ou comme Franco Zeffirelli : les metteurs en scène italiens s’enchantent à mettre leur talent à la disposition de l’opéra _ sa version de La Somnambula à Covent Garden. »

« Comme on perd facilement _ pas seulement de vue ! _ les gens dans la vie ! Pendant un moment, on les voit tout le temps, trois fois par semaine, on les appelle au milieu de la nuit, et puis tout à coup, ils disparaissent. Heureusement j’ai gardé beaucoup de mes relations _ voilà le terme approprié. Plus tard, j’ai eu la chance de revoir certains d’entre eux comme Luchino Visconti, Alberto Moravia, Maria Callas, Giuseppe Pattroni Griffi et Mauro Bolognini, Lila Di Nobili, Franco Zeffirelli et Giorgio Strehler. Cette fois-ci _ nouvelle _ c’était à titre professionnel _ pour des reportages filmés par Peter pour la BBC : entre 1968 et 1989 _ et quelques uns sont même devenus _ à des degrés divers : mais un palier important étant tout de même franchi ! _ des amis.« 

« Comme toujours, je désirais davantage _ relationnellement ; Klaus-Peter se remémore ici sa situation (notamment) affective en 1955 _

et voulais faire de nouvelles découvertes.

Il était temps de passer à autre chose« , pages 184-185 : un passage très important, mine de rien, que ce séjour italo-romain de Klaus-Peter, en 1955… 

mais surtout New-York :

cf le chapitre « America here I come _ 1956-1957« , pages 187 à 211 : venant aux États-Unis surtout pour y améliorer son anglais, Peter y fait la connaissance d’Edward Albee _ « un jeune auteur dramatique« _ et Richard Barr _ »un producteur de théâtre renommé« _, page 193. « Edward et Richard me firent rencontrer _ un terme important ! _ John et Tamara Ennery » _ lui avait été le mari de Tallulah Bankhead ; elle, née Tamara Gergeyeva, avait été l’épouse de Georges Balanchine, au temps des ballets russes de Serge Diaghilev : page 195.

Et enfin Londres, donc :

où Klaus-Peter _ devenu désormais définitivement Peter _ va s’installer, en 1958,

et, non sans difficultés et péripéties, trouver

et un travail qui soit et durable _ enfin : au bout de dix ans cependant ; Peter a commencé par faire ses gammes cinématographiques avec des films publicitaires _ et satisfaisant pour lui _ ce sera à la BBC, en 1968 ;

et pour vingt-deux ans, de 1968 à 1989, à l’âge de sa retraite professionnelle… _,

et _ plus encore ! _ sa vocation de créateur et artiste _ le principal pour lui ! mais il n’en a probablement pas encore vraiment conscience alors… _ :

cf le merveilleux compliment que lui fera Luchino Visconti, en remerciement du documentaire de Peter sur le tournage de Mort à Venise, en 1970 :

« Seul un artiste peut en voir _ = voir vraiment ! : cf le concept d’« acte esthétique » de Baldine Saint-Girons… _ un autre, merci. Amitié, Luchino« , en dédicace à « un très beau livre : Vecchie Immagine di Venezia, vieilles photographies de Venise«  ;

« Il y avait aussi une photo dédicacée : « Pour ta Mort à Venise sur ma Mort à Venise. »

De toute ma carrière _ d’homme d’images filmées _ aucun compliment ne m’a fait un tel plaisir« , page 267 _ :

je veux dire sa « vocation » _ émergeant peu à peu : suite à diverses rencontres, non programmées : par conjonctions de hasard _ de réalisateur de films et reportages culturels, ou plutôt : artistiques (et sur _ à propos… _ d’autres créateurs-artistes, en fait) à la BBC…

voici _ donc : je reprends une fois encore l’élan de ma phrase _

que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

une somptueuse traversée de son siècle _ pas facile pour un garçon juif berlinois ! né en 1929 ! _,

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme

et artiste probe absolument et sans compromission soucieux de la justesse…

J’y viens maintenant…

Ce très grand livre qu’est Mémoires à contre-vent, est construit en trois grandes parties,

autour de la « formation » d’un homme

(et un artiste : Klaus-Peter Adam, devenu par son passage aux États-Unis, en 1956-1957, puis sa vie en Angleterre, de 1958 à 1989 ; et sa naturalisation anglaise, en 1965 : cf page 214, « un sujet de Sa Majesté » ! ; devenu « Peter Adam« , maintenant)

représentatif surtout d’une génération (d’Européens),

ainsi que l’auteur présente cet « essai » d’autobiographie d’abord tout à la fin, pages 438 à 440, de son dernier chapitre, « Le temps des moissons _ 1987-1989« , pour l’édition anglaise, parue en 1995 :

« J’avais l’impression d’avoir vécu plusieurs vies, adopté plusieurs cultures, rêvé et parlé dans plusieurs langues. En même temps j’étais de nulle part, un étranger partout. C’était ce qui me convenait le mieux.

Mon pays natal était un pays imaginaire, fabriqué à partir de souvenirs et d’amis.

Je songeais alors à écrire un livre sur mon enfance et à raconter l’histoire de ce garçon allemand au sang juif qui avait survécu au nazisme.
(…)

Je ne voulais certainement pas me construire une postérité

_ « d’encre et de papier«  : à côté de celle, familiale, de ses neveux, les fils de sa bien aimée sœur jumelle, Renate ;

ou du neveu de Facundo : Marcial di Fonzo Bo, un comédien de grande qualité (auquel, ainsi qu’à Facundo, est dédiée, remarquons-le aussi, cette version française de son autobiographie, Mémoires à contre-vent, page 7).

Je voulais transmettre

non pas mon histoire personnelle,

mais celle de toute une génération _ voilà ! _ marquée par l’Histoire en pleine mutation.

Il y avait eu beaucoup de récits _ écrits et publiés _ sur les bourreaux et les victimes, mais très peu sur la vie quotidienne de gens ordinaires, pris dans le tourbillon de l’Histoire.

Je souhaitais parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal »
_ selon l’expression de Hannah Arendt :

de fait les chapitres « allemands«  (1 à 3 : pages 13 à 88), à Berlin, puis au lycée français mis « à l’abri à la campagne« , en 1943, « à Züllichau, une petite ville de Silésie«  (page 86) ;

et les chapitres « autrichiens« , après que Klaus-Peter, expulsé pour judéité du lycée, début 1944, a rejoint les siens, qui s’étaient réfugiés déjà bien loin de Berlin, « à Tressdorf, dans une vallée perdue de la Carinthie«  (page 86, aussi ;

le premier chapitre « autrichien«  (le chapitre 4 : pages 89 à 104) est joliment intitulé « Intermède pastoral _ 1944-1945« … ;

et le suivant (pages 105 à 116 : « Après-guerre et nouveau départ _ 1945-1946« ) raconte ce qui suit la fin de la guerre et le retour, difficile à Berlin ; jusqu’à ce que le narrateur nomme, au bas de la page 116, « le début de l’après guerre« ) ;

sont des chapitres magnifiques de ces « Mémoires à contre-vent«  sur les conditions de survie des gens ordinaires sous le nazisme… _ ;

Je souhaitais _ donc, je reprends la phrase de Peter Adam… _ parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal » 

et montrer que, malgré tout, le bonheur pouvait survivre _ par résilience, ainsi que Boris Cyrulnik nomme ce processus… _ dans l’épreuve.

Peut-être y avait-il tout de même quelque chose dans cette vie et cette carrière en dents de scie _ voilà : je vais m’y pencher un peu… _ qui méritait d’être préservé » _ et transmis : pages 438-439…

D’autant que

« écrire mes mémoires se révéla _ à l’auteur que va devenir (et se découvrir : par là même !) aussi Peter Adam, à partir de 1990, par ce livre improbable et « ouvert«  de « retour«  sur sa vie… _ passionnant. Cela devenait mon jardin secret, des moments d’évasion _ créatrice ! _ dans un monde de contraintes. (…)

Ma curiosité _ d’analyse, maintenant, comme en actes : par les émissions à concevoir et à réaliser pour la télévision ! entre 1968 et 1989 _ m’avait amené plus loin dans la vie que je ne le pensais _ tout d’abord ; au départ…

La plupart des rencontres ont lieu par hasard. Ce que le désir, les intrigues et la détermination en font _ ensuite : tout un travail et une œuvre ! _ me paraissait plus intéressant que la rencontre elle-même _ advenue, survenue. Il y avait bien évidemment eu des expériences décisives, mais souvent je n’en avais pris conscience qu’après coup. Tout était lié _ ce fut sans doute la découverte la plus surprenante que je fis en écrivant« , page 439 ;

en ce même esprit, Peter a rapporté, page 411, ce mot, « une fois« , de son ami Bruce Chatwin (cf le récit de leur amitié de onze ans, de 1978 au décès de Bruce, le 18 janvier 1989 : aux pages 379 à 384 ; « Ce n’était pas facile d’être ami avec Bruce. Il menait plusieurs vies à la fois et ne permettait pas qu’elles se mélangent ou s’entrecroisent. En société, il était très réservé sur sa vie privée et ne laissait jamais transparaître ses sentiments« , page 380)


Bruce citant Le Portrait de Dorian Gray d’
Oscar Wilde : « Il s’efforçait de rassembler _ lui ; et non sans difficultés dues à tant et tant de hasards d’abord, et à son corps défendant, surtout, subis _ les fils écarlates de sa vie et d’en tisser un dessin«  : unifié, donc, où « tout« , finissant comme par « émerger«  du désordre ou chaos même, vécu par surprise en premier,
vient apparaître en quelque sorte enfin « lié«  et « en place« , « en ordre« , ou presque…

Telle, aussi, une image en un tapis…

Pages 410-411, Peter Adam a aussi écrit, à propos de sa « découverte » de l’écriture :

« Je n’avais jamais écrit de livre _ écrire des scénarios ou des articles _ utilitaires _ n’était pas la même chose _, mais je découvris  rapidement quel plaisir c’était. Rien dans ma vie professionnelle ne m’avait autant stimulé que la relation intime entre l’auteur et sa page, quand tout à coup des mots et des phrases émergent de nulle part«  : c’est la plus stricte vérité !.. Quelle jouissance ainsi rencontrée !

Et un peu différemment, encore,

en l' »épilogue » de 2o09-2010 _ rajouté pour cette « traduction« -« adaptation » française d’un livre qui avait été rédigé presque vingt ans plus tôt : entre 1990 et 1995 ; au moment de sa retraite (de son travail de « documentariste » à la BBC, en 1989) _ :


« En racontant ma vie une fois de plus en une autre langue _ en français, après l’anglais, cette fois _, je me suis découvert une perception du monde qui altérait _ et enrichissait _ la vision _ première _ que j’en avais vingt ans plus tôt _ en 1990. Certains événements n’avaient plus l’importance que je leur accordais en 1995 _ ou en 1989 ou 90… Des amitiés et des rencontres que je croyais emblématiques s’étaient fondues _ depuis lors _ dans l’ombre du temps.

Ainsi raccourci  _ ah! bon ! _ et réédité, Mémoires à contre-vent est un livre nouveau et très différent _ pour Peter le premier _ de Not Drowning, bur Waving.

Notre société et l’ordre du monde _ et nos regards (selon d’autres focalisations : neuves, plus perspicaces : c’est le gain du mûrir…) qui s’ensuivent… _ se sont profondément modifiés durant les vingt dernières années. Des systèmes totalitaires se sont écroulés, mais les droits de l’homme sont _ plus encore _ une vue _ seulement _ de l’esprit. Nous sommes encore bien loin du paradis terrestre où nous pourrions vivre en parfaite liberté, sans conventions hypocrites et libres de tout conformisme _ comme Peter l’a (ou l’avait) longtemps espéré…

Dieu nous est revenu _ de sa mort ! _ à travers deux conceptions qui sont une menace pour notre liberté : le fanatisme dérivé de l’islam et le zèle religieux d’une Amérique conservatrice _ jolie nuance… Dans certaines parties du monde, les bâtiments détruisent _ oui _ le paysage. Ailleurs, la terre _ livrée aux guerres de l’eau _ meurt de soif ; et les famines dues à la sécheresse chassent des populations entières _ émigrant _ de leur pays. Ils mettent leur vie en danger _ de se noyer _ pour traverser les mers à la recherche d’une existence meilleure dans un monde qui les rejette. Utopie mortifère _ combien !

Nous sommes tourmentés de toutes parts : la bêtise du pouvoir, l’imposture des politiques, les démocraties branlantes, la tyrannie des statistiques _ oui, oui, oui, oui ! _, l’omnipotence de la science _ et de ses expertises stipendiées _, l’absence _ veule _ de spiritualité, la fascination _ si niaise ! _ pour les people, cette triste pathologie de la vie moderne fondée sur la culture _ infantilisée _ du _ miséreux _ narcissisme.

Le superficiel règne en maître _ voilà ! Dans un monde obsédé par l’argent, il reste fort peu de place pour la métaphysique _ ou la poésie et le poétique… L’ennui général, très bien repéré par Hannah Arendt et Simone de Beauvoir, est devenu la condition humaine _ quasi générale sur la planète. Voilà pourquoi les gens ont désormais besoin d’être constamment _ et en pure perte _ divertis _ par l’entertainment (régnant à la télévision : même à la BBC ?..).

Il est devenu indispensable d’être joignable partout, à tout moment ; et cela se traduit par des heures de communication stériles _ c’est aimable _ via Internet ou les textos _ quelle sordide dérision !


La langue se banalise, le vocabulaire s’appauvrit ; nous sommes bombardés d’informations
_ et clichés _ ; mais le véritable échange d’idées _ condition de la vraie démocratie, pourtant _ est devenu bien rare. Les rapports épistolaires qui permettaient d’exprimer _ en la « formant«  vraiment _ la profondeur d’une pensée ou d’un sentiment _ plutôt que l’impact brut d’émotions _, ce magnifique plaisir _ certes _ de l’écriture, tombe en désuétude.


Trop de choses se ruent vers l’abîme
_ du nihilisme _ ; et je ne m’en console pas« , page 442…

A contrario, toutefois,

les « artistes » que Peter Adam a « eu le privilège de filmer » (et bien d’autres encore, aussi) « sont la preuve _ vive, vivante ! _ que l’humanité est encore et sera toujours capable de résister _ voilà ! _ à la conspiration _ grégaire _ de la médiocrité«  _ et de ses « statistiques«  ! pages 442-443.

Car « l’art nous donne accès _ en finesse et délicatesse _ à la richesse du monde dans ses dimensions _ qualitatives _ les plus complexes _ et diaprées : jusqu’au sublime…

La vie sans art n’est qu’une source _ minimalement _ tarie.

Seul le travail de l’esprit _ voilà _ peut nous offrir une existence plus vaste _ et libre en l’amplitude de ses mouvements _ que notre bref intermède biologique« , page 443 : bravissimo, M. Peter Adam !!!

La première partie du livre _ soient les chapitre 1 à 6, de la page 13 à la page 134 _ restitue le « terreau » de la génération de ceux qui ont été enfants sous le nazisme _ même si c’est non sans résistance critique dans le cas de la famille Adam, et de la mère, Louise, devenue veuve en 1935.

La seconde partie _ soient les chapitres 7 à 12, de la page 135 à la page 219 _ présente la période d’errances _ avec assez peu de boussoles _ cosmopolites (Paris, Rome, New-York, Londres) et les difficultés _ d’orientation _ de Klaus-Peter, puis Peter, avant de réussir à trouver le « dispositif » professionnel qui lui permettra de devenir véritablement lui-même ; et d’accomplir (en œuvres ! de partages) une « vocation« …

La troisième partie _ soient les chapitres 13 à 33 + l’« épilogue«  ajouté à la version française de la page 221 à la page 443 _ décrit l’éclosion (assez rapide : le chapitre 13 : « Témoin : Berlin, Biafra« , en 1968 et 69) et la maturation-maturité _ sereine _ de l’artiste-témoin :

et de son temps,

et des démarches de création des artistes ses contemporains (et souvent amis, vraiment !),

que sut devenir Peter Adam ;

avant de passer, in fine, à l’écriture _ puis la réécriture ! maintenant… _ du « témoignage » de son propre œuvrer…

Car très vite, dès 1969, « on avait demandé à James Mossman de reprendre la rédaction d’un magazine culturel hebdomadaire, Review, l’émission d’art la plus réputée de la BBC. (…) C’était l’occasion de rendre l’art accessible au plus grand nombre. Serait-il _ Jim _ capable de briser cette notion élitiste du bon goût qui dominait encore les reportages culturels de la BBC sans tomber dans le piège de la vulgarisation ou des généralisations _ tout Art est initiation à la singularité ! _ simplistes ?

Jim finit par accepter ce poste de rédacteur en chef, à condition que je l’accompagne dans cette aventure. Ce ne fut pas un choix facile, car j’aimais beaucoup les actualités. Je postulai donc pour ce nouveau travail, et fus embauché comme rédacteur en chef de cette émission artistique hebdomadaire.

Je venais de tourner une nouvelle page ; et un autre chapitre de ma vie commençait. J’avais quarante ans« , page 241.

Vont suivre vingt ans (1969-1989) de réalisations de films pour faire connaître _ en donnant à ressentir _ (par la BBC) le sens des créations artistiques modernes et contemporaines _ avec témoignages (= interviews ouvertes…) des créateurs, si possible, et documents audio et visuels à l’appui.

Ainsi _ parmi les projets entrepris et parfois avortés en chemin, ou effectivement réalisés et passés à l’antenne _ :

des émissions sur André Malraux (pages 243 à 245), Rudolf Noureev (245 à 248)

_ avec aussi, un reportage sur « Cuba : Art et révolution _ onze ans après » (249 à 257) _,

« Visconti au travail » pour Mort à Venise (259 à 267), Vladimir Nabokov (269 à 270), Andy Warhol (270 à 273), Doris Lessing (279 à 280), l’hommage, suite à sa mort par suicide, à James Mossman _ « J’intitulai l’émission To be a witness (« Être un témoin« )… _ (280 à 282), Borges (283 à 287)

_ avec, alors, la double décision, page 287, « de rester au département des Arts ; et de me consacrer à des films plus longs«  : c’est-à-dire moins courts ! afin de mieux rendre compte de ce qu’est la créativité singulière d’un artiste…

Hans Werner Henze (289 à 292), Man Ray (292 à 295), « Rêves royaux : Visconti et Louis II de Bavière« , à propos du tournage de Ludwig, le crépuscule des dieux (295 à 298)

_ avec, alors, une série de six émissions, « Eux et nous« , « sur l’art et la culture au sein des six pays fondateurs de la Communauté européenne » (pages 301 à 311) ; ainsi qu’une émission hebdomadaire consacrée au théâtre dans toute l’Europe (313 à 319) _,

« L’Esprit du lieu: la Grèce de Lawrence Durrell » (321 à  325)

_ la publication, en 1987, d’un livre de Peter Adam, « Eileen Gray, a biography » (paru aussi en traduction française, aux Éditions Adam Biro), consacré à son amie « la grande designer Eileen Gray«  qui vécut de 1878 à 1976 (327 à 333) _,

le « nouveau cinéma allemand » de Volker Schlöndorff, Wim Wenders, Werner Herzog, Hans Jürgen Syberberg et Rainer Werner Fassbinder (335 à 340), Jeanne Moreau (340 à 345), « Alexandrie revisitée : l’Égypte de Durrell » (347 à 351), Lillian Hellman et Lotte Lenya (353 à 367), « Diaghilev : une vision personnelle » (369 à 375), Edward Albee, « Un auteur dramatique face au théâtre » (385 à 388), David Hockney (388 à 394), une série consacrée aux « Maîtres de la photographie« , dont André Kertész, Alfred Eisenstaedt, Bill Brandt et Jacques-Henri Lartigue (395 à 407), « Richard Strauss « ressuscité » » (415 à 423) ; une dernière série (de 100 heures) consacrée à « L’Architecture au carrefour« , avec une trentaine d’architecte interviewés, dont I. M. Pei, Richard Rogers, Richard Meier, Norman Foster, Jean Nouvel et Arata Isozaki (page 425), « Gershwin « ressuscité » » (page 133), Buñuel (pages 433 à 434) ; et, pour finir, deux émissions d’une heure consacrées à « l’Art du troisième Reich » (435 à 438)…

Ces Mémoires à contre-vent (aux Éditions de La Différence) : un travail magnifique d’humaniste libre et exigeant !

« Passeur » de la poiesis des artistes ses contemporains les plus authentiques

par l’image filmique de la plus grande qualité ! dans le plus scrupuleux souci de l’intelligence du sens !

Bravo !

Titus Curiosus, ce 2 mai 2010

 

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur