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Découvrir l’ultime livre de Paolo Barbaro : Les Deux Saisons…

24fév

En décembre dernier (2017), les Éditions de la revue Conférence publient un inédit de Paolo Barbaro (1922-2014),

l’auteur du merveilleux Petit Guide sentimental de Venise (paru aux Éditions du Seuil le 10 mai 2003, et toujours disponible) _ en italien Venezia, la citta ritrovata… ; le livre a été traduit en français par Nathalie Castagné _, de loin le meilleur livre pour découvrir vraiment Venise ! :

Les Deux saisons.

Quand au mois de février 2011,

participant _ pour deux contributions : Une Poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité Durosoir & La Poésie inspiratrice de l’œuvre musical de Lucien Durosoir : Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, Modernes _, au Palazzetto Bru-Zane, au colloque de musicologie Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878 – 1955),

je logeais au Palazzo Marcello, devenu l’Hôtel Al Sole,

j’ignorais que je me trouvais tout tout près du domicile vénitien de celui qui signait ses livres Paolo Barbaro, cet auteur que j’adorais,

qui m’initiait merveilleusement à l’intimité de Venise et ses secrets…

Paolo Barbaro est décédé le 27 juin 2014, à Venise. J’aurais pu _ ou dû _ lui rendre visite.

Un an après mon séjour vénitien, en février 2011,

j’ai consacré une série de 5 articles de mon blog _ le 26 août, le 4 septembre, le 31 octobre, le 23 décembre et le 30 décembre 2012 _ à mon arpentage passionné des calli de la cité des Doges :

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et je ne manque pas d’y célébrer Paolo Barbaro !

M’apprêtant seulement à lire ce livre,

afin de le présenter comme le livre le mérite,

je me contente pour le moment de citer ici le bel article que lui consacre Linda Lê : La Ville qui n’existe presque plus,

sur le site En attendant Nadeau :

La ville qui n’existe presque plus

En exergue à son essai Si Venise meurt, l’archéologue et historien de l’art Salvatore Settis a placé cette citation extraite des carnets de notes d’André Chastel : « On ne conquiert pas Venise. On ne l’invente pas. Elle a son dieu sur les campaniles. Son démon partout. »


Paolo Barbaro, Les deux saisons. Trad. de l’italien par Christophe Carraud. Éditions de la revue Conférence, 247 p.


Paolo Barbaro, Les deux saisons

Et le démon de Venise, qu’il se confonde désormais dans l’esprit de certains Vénitiens avec le touriste, ou qu’il prenne l’aspect d’une modernité synonyme d’uniformité, risque bien d’avoir raison du « murmure d’eaux et de voix sur le flanc de basilique » qui faisait, d’après André Chastel, la beauté de la ville. D’aucuns voudraient continuer à croire que la beauté sauve le monde ; or la beauté ne sauve rien, pas même la Sérénissime, car le peuple de Venise, prédit Salvatore Settis, est menacé de disparaître, non pas, rappelle-t-il, « par la main d’un ennemi sans pitié ni sous les coups d’un conquérant », mais parce que l’oubli de soi lui aura été fatal.

Dans son Journal à deux, qui date de 1987 et donne à lire les confidences de Dario le géomètre et celles de sœur Adriana, la supérieure d’un couvent de Padoue, Paolo Barbaro laisse deviner à quel point il est fasciné par ce qui décline, ce qui est sur le point de périr, d’être englouti. Préférant traquer autour de lui ce qui se situe dans les marges, il a un regard qui s’attache moins aux splendeurs qu’aux tanières solitaires. Tout comme il avoue volontiers un intérêt certain pour les rejetés, les égarés, il n’est attiré que par les fissures, les coins d’ombre, les paysages désolés. Il doit à sa formation d’ingénieur de n’être pas resté toute sa vie en Vénétie, sa terre natale, mais d’avoir élargi son horizon en travaillant en Afrique ou en Iran, même s’il est toujours revenu à Venise pour écrire, non pas uniquement des récits ou des romans, mais aussi des essais sur la construction des barrages.

Paolo Barbaro, Les deux saisons

Parfois effaré par la transformation de Venise, « ville de l’imaginaire », ville-œuvre d’art, en Luna Park où des armadas de jeunes travaillent pour le tourisme et traitent avec une grossière désinvolture les visiteurs pressés d’une ville dont les habitants les plus clairvoyants déplorent qu’elle soit devenue la ville de l’exode (les Vénitiens s’exilant loin du centre, se sauvant dans les marges), la ville de l’abandon, la ville de la dégradation continuelle, la ville du retour au Moyen Âge, la « ville qui n’existe plus », Paolo Barbaro ne rallie toutefois pas le chœur des prophètes du pire : en témoignent au moins deux de ses livres, Lunaisons vénitiennes, paru en 1990, et Petit guide sentimental de Venise, publié huit ans plus tard. Venise y est décrite comme la ville la plus étrange et la plus belle, la plus artificielle et la plus naturelle, la plus parcourue et piétinée, la plus visitée et inconnue… « Elle est rêve, mais elle est encore ville, si seulement nous nous réveillons un peu. »

Des palais aux usines de Marghera, de l’île de San Michele, l’île cimetière, lumineuse et obscure, au nœud coulant que forment les ruelles de la cité, des hérons aux tableaux d’Arcimboldo, de Sant’Ariano, l’île refuge des exilés, à la Scuola dei Morti, où l’on étudiait les Offices des morts, des îles disparues au dédale des canaux, en déambulant çà et là, Paolo Barbaro nous dévoile ce qu’il nomme son image de la ville intériorisée, et reste convaincu qu’en comparaison des métropoles, des « innombrables fourmilières de la Terre », semblables à d’étranges lieux de folie, Venise reste vivable. Ou alors, se demande-t-il, n’est-ce pas dans la Cité des Doges qu’est la folie ? Quoi qu’il en soit, chacun s’y promène avec une part du labyrinthe qu’il porte en soi et se persuade que Venise « résiste parce qu’elle est ce qu’elle est : un cas de beauté, un paysage mental, presque insupportable durant ces jours difficiles ».

Paolo Barbaro, Les deux saisons

Livre posthume, paru en 2016, deux ans après la mort de son auteur, Les deux saisons est une de ces œuvres à double face qui évoquent l’arrière-saison d’un amour et celle d’une vie, avec une délicatesse infinie. Dans ces pages, le magnifique guide vénitien qu’est Paolo Barbaro dans ses autres textes se fait élégiaque, racontant mezza voce la fin d’une liaison : Dario, un assureur habitant Trieste avec sa femme et ses deux enfants, rencontre Bruna, une Vénitienne, sur un pont de pierre blanche, le pont Tordu ou le pont des Voiles _ il ponte storto, dans le sestiere de San Polo, près de Sant’Aponal . Commence alors une idylle entre l’« assureur sensible » et Bruna l’esseulée, qui attend la visite de ce dernier un jour par semaine, à 16h 54. Jusqu’à cet après-midi où Bruna annonce son intention de quitter Venise pour Milan, où son amant pourra toujours, lui dit-elle, lui rendre visite : « Je t’attends » est son antienne. Elle n’en disparaît pas moins. La première partie du diptyque se termine ainsi, rien n’est résolu ni scellé, tout reste en suspens, comme si rien à Venise ne pouvait se dénouer. Dans le deuxième tableau du diptyque, « Journal d’hiver », rien non plus ne se dénoue vraiment, quoique celui qui tient ces carnets ne trouve son bonheur qu’en écrivant. Il note presque uniquement des détails insignifiants, mais sa manière de se mettre à l’écoute du monde et du silence de Venise, quand le promeneur s’éloigne du centre et de la piazza San Marco, rend ces fragments pareils à des poèmes en prose où l’on peut, entre autres merveilles, contempler « l’arbre muet », « haut d’une vingtaine de mètres, vert sombre, fuselé, compact », et qui reste immobile, élancé, replié sur lui-même, sans bruit.

Paolo Barbaro n’a rien d’un oiseau de mauvais augure, il possède ce don, précieux entre tous : il s’en tient à l’essentiel avec la légèreté de qui ne s’appesantit jamais. De lui et de ses doubles, qui ont quelquefois l’air de fantômes au gai savoir, nous pourrions dire ce que lui-même dit d’Arcimboldo : « L’artiste, ironique et intellectuel, humoral et enchanteur, déplace et confirme, attire et détourne nos incertitudes mouvantes ».

Linda Lê

Ce samedi 24 février 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

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