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En forme de post-scriptum à mon article d’hier soir sur l’expérience bouleversante de lire vraiment le « Toute la nuit » de Philippe Forest, relire l’article sur « l’urgence et la liberté de l’expérience du vivre » que constitue la lecture de son magistral « Le Siècle des nuages », de 2010…

09oct

Hier soir,

au moment d’achever de rédiger _ il était tard _ mon article-courriel « « ,

je n’ai pas pris le temps de relire cet autre article, en date du jeudi 28 octobre 2010 _ je me suis simplement contenté de donner le lien pour renvoyer à sa lecture… _ « « ,

que j’avais consacré à mon expérience _ très intense _ du lire son formidablement puissant, mais cette fois, en 2010, bien plus détaché _ des émotions originaires qui en étaient la source ardente, vive ; d’où mon expression significative de « à ce degré de tension calme«  _, mais tout autant, oui, simplement d’une autre façon _ plus apollinienne, si l’on veut, moins dionysiaque ; mais chaque grande œuvre n’a -t-elle pas son mode de vie singulier, voire absolument singulier ? unique même ?  mais oui !… _,  admirable, « Le Siècle des nuages » de 2010par rapport à son extraordinairement subjuguant « Toute la nuit » de 1999 ;

et donc second _ à mes yeux _ et à nouveau absolu chef d’œuvre de Philippe Forest, paru donc en 2010.

Revoici donc le lien à ce très détaillé _ et rétrospectivement, à sa relecture aujourd’hui dimanche 9 octobre 2022 (soit quelques 12 ans plus tard, assez éclairant _ article du 28 octobre 2010,

« « ,

sur ce chef d’œuvre absolument majeur, à nouveau, après le « Toute la nuit » de 1999, qu’est « Le Siècle des nuages » de 2010…

la vive lumière, au milieu du brouillard, du « Siècle des nuages », de Philippe Forest : une oeuvre majeure sur l’urgence et la liberté de l’expérience du vivre

— Ecrit le jeudi 28 octobre 2010 dans la rubriqueHistoire, Littératures

Philippe Forest

_ cf mon article d’avant-lecture de ce prodigieux roman qu’est Le Siècle des nuages, le 19 septembre dernier : Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence _

est un écrivain absolument majeur _ nobélisable ! si l’on préfère : au moins je serai clair ! et en espérant que ce soit là un compliment ! Il y a là une telle dose difficilement supportable de « politiquement correct«  si superficiellement circonstanciel.. _ d’une lucidité confondante assez rare _ à ce degré tant d’intelligence que de sensibilité : l’une l’autre s’éclairant réciproquement magnifiquement à ce degré de tension calme _ dans la littérature française,

avec pareille intensité, ampleur et justesse, à la fois, de vue _ admirables : tant de finesse que de puissance ! _ à l’ère de l’empire _ commercial, lui… _ des petits formats que l’édition met bien obligeamment à la disposition de lecteurs désireux de divertissements légers et confortables pour rien qu’une heure, ou à peine plus, « à tuer« … : la marge d’hédonisme dilettante _ soit, un minimum de plaisir à l’exclusion, surtout, de la moindre peine ! _ des dits-lecteurs-consommateurs (d’entertainment !) n’en supportant pas plus…

 

En 556 pages, réparties en neuf chapitres

autour de 9 dates concernant et l’histoire de l’aviation durant le vingtième siècle, et _ fortement tissée à elle… _ l’histoire de son père, Jean V. Forest, né le 17 septembre 1921, à Mâcon, et mort le 26 novembre 1998, à Paris ; et pilote pour la compagnie Air-France de février 1946 au 30 septembre 1981,

quand, pour « son soixantième anniversaire passé depuis une dizaine de jours, mais profitant jusqu’au bout du sursis que lui laissait la compagnie, il se pose pour la dernière fois sur l’une des pistes de l’aéroport Charles-de-Gaulle, faisant rouler son appareil jusqu’au pied de l’un des satellites qui entourent le terminal« , page 472 du Siècle des nuages

_ neuf chapitres,

plus un prologue et un épilogue : cruciaux ;

le prologue, du côté du silence (et de la mort du père, Jean Forest : le 26 novembre 1998 : « en fin de matinée, il était sorti pour promener son chien, et, à quelques pas de la porte de l’immeuble, il s’était soudainement et sans raison apparente écroulé sur un des trottoirs de la rue de la Procession. Couché face contre terre« .., page 503) ;

et l’épilogue, du côté de la mère, née Yvonne Feyeux ;

et des conversations que le narrateur, Philippe Forest, leur fils (le quatrième d’une fratrie de cinq : Marie-Françoise, Patrick et Claude, nés entre 1946 et 1952, avant Philippe ; puis Philippe, né le 18 juin 1962 ; et enfin, le petit dernier, Pierre, né en 1964), va avoir et poursuivre avec elle, en la vieillesse tardive (elle est née le 2 novembre 1922) de sa mère (vieillesse marquée, notamment, par trois opérations importantes, qui la remettent à peu près sur pied en lui rendant et quelque chose d’une démarche de jeunesse, et la vision des couleurs !) dans la première décennie du nouveau siècle (qui n’est plus celui des nuages !) : la clé de tout, bien sûr !!! _,

et en des phrases souvent _ délicieusement _ très longues _ comme je les aime : à tiroirs et avec incises ; à la façon d’opérer de la mémoire… _ et _ somptueusement ! _ précises _ comme il le faut aux plus beaux des livres : ceux de Proust, Joyce ou Faulkner ; et Claude Simon… _ ;

l’auteur multipliant, et à son rythme (sans jamais ni de longueur, ni de précipitation : par quelque prurit de coupure !) les reprises, variantes, corrections ou inflexions de son narrer-penser (c’est prodigieux de puissance de vérité !!! tout en souplesse et justesse, par l’infini des nuances, de précision), infiniment scrupuleux de la probité de la vérité de ce qu’il sait nous révéler-témoigner, ainsi, de l’expérience se formant du réel !!! à rebours des clichés facteurs (et fauteurs) d’illusions, qui courent les consciences pas assez rigoureuses…

D’abord, on se laisse entraîner à penser qu’il pourrait bien s’agir, ici, avec ce livre-hommage, d’une sorte de « tombeau de mots » que l’écrivain _ à deux ou trois reprises, même s’il a la délicatesse de ne pas se l’appliquer à lui-même, l’auteur du  emploie le mot on ne peut plus clair (et juste !) de « poète«  _ élève _ en l’espèce de ce livre-ci, Le Siècle des nuages, donc _ à son père disparu :

mort, écroulé, face contre le sol, rue de La Procession, le 26 novembre 1998 ; et dont les cendres ont, quelques mois plus tard, été inhumées (« déposées ») « dans le vieux caveau suintant et délabré«  (page 514) familial _ du côté de la mère de Jean, la belle Isabelle, aux allures de Marianne : la fille du riche « soyeux«  demeuré toute sa vie anti-dreyfusard… _, au cimetière (page 31) de Vieu-d’Izenave, non loin de leur propriété du Balmay (page 79), « à proximité du lac de Nantua, dans ce que l’on nomme « la montagne à vaches » », dans l’Ain : Jean Forest y rejoignant ainsi les restes de ses parents…

Et selon un geste (d’écriture, donc : Philippe Forest, le fils, n’est-il pas un écrivain ?!..) que le narrateur-auteur compare, tout à la fin de son prologue, à la pratique _ catholique : la foi de Jean… : je vais y revenir ; c’est un élément crucial pour comprendre le geste (du fils, auprès de son père, disparu) qu’est ce livre… _ de l’ »ondoiement«  (le mot se trouve à la page 32) :

« Contemplant ce corps, constatant l’évidence ordinaire du désastre, pas plus ému qu’il ne convient devant une telle mort, celle d’un homme étant réglementairement allé au bout de ses presque quatre-vingts ans de vie, se disant cependant que cette dépouille ne suffisait pas, qu’il y manquait des mots _ même insignifiants ou impropres. Car ce n’est pas le corps par quoi tout commence ou tout finit, mais les mots que l’on dit sur lui« , commence-t-il par constater, pages 29-30 ;

ajoutant aussitôt encore, page 30 :

« Des mots, les mêmes pour recevoir les vivants dans le jour et puis les congédier vers la nuit. Mots de prêtre ou de poète _ le poète : un substitut de la sacralité en temps d’un peu plus (à peine… Cela se mesure en degrés infiniment fins ; l’important demeurant la visée du fondement !) d’incroyance ; ou tout du moins d’une croyance un peu plus inquiète (ou exigeante, en terme de rationalité) de ses propres assurances de fondement ; un poil moins naïve, peut-être, sur ses propres fondations : cf ce mot de ce profondément juste que fut Spinoza : « la religion, une philosophie pour le peuple« … _ qu’à défaut tout le monde, et même le premier venu, peut prononcer car ils ne dépendent ni de la dignité ni du talent de celui qui les dit, paroles emphatiques appelant pathétiquement au secours n’importe quelle divinité, n’importe quelle fiction dans le ciel vide de façon qu’une histoire existe malgré tout, même si on la sait mensongère _ c’est-à-dire pas tout à fait vraie, et donc, dans l’absolu, impropre _ :

non pas dans l’espoir de vaincre l’oubli ou d’obtenir de lui un sursis

mais seulement _ voilà ! avec une humilité ferme ! _ de manifester une fois, une seule fois _ voilà ! et là est le miracle de la poiesis éclaboussante de la survenue de et par l’écriture  _ que quelque chose _ simplement, parmi la foule des autres choses qui peuplent les vies _ aura été dans le temps contre quoi le temps lui-même, quand il aura _ du fait de son simple passage : les jours et les nuits, comme les générations de vivants, se succèdent les uns aux autres, et quasi se remplacent ainsi les uns les autres… _ effacé cette chose, n’aura rien pu _ voilà : contre le mot de Staline (et de tous les cyniques), il importe de réaffirmer que, non, ce n’est pas « la mort qui, à la fin, gagne« complètement ! Jusqu’à pouvoir nier ce qui a été ! et jusqu’au fait même que cela a jamais été ! Non ! Cela ne peut pas devenir rien que mots, rêve, imagination, fumée (cendres, ce serait encore trop : de l’ordre de l’éventuelle « trace« ; là-dessus, cf l’important « Mythes emblèmes traces _ Morphologie et histoire«  de Carlo Ginzburg, qui vient de reparaître en une édition augmentée, et avec une traduction revue, par Martin Rueff, aux Éditions Verdier : un livre passionnant !), pur et simple néant… _,

n’aura rien pu _ le mot, ou plutôt l’expression, est ainsi répété(e) dans le texte ! _contre le fait _ voilà : indéniable et ineffaçable : in-anéantissable ! _ qu’elle ait été« , page 30, donc : c’est admirable de délicatesse et probité dans la justesse !..

_ Spinoza nomme cela, ce constat-là, cette « manifestation« , cette déclaration, voire cette proclamation (fût-ce seulement rien qu’à soi-même) -là, pourvu qu’elle ait été formulée en des mots constituant quelque chose comme une phrase, et quasi proférée, fût-ce dans le presque silence d’une pensée n’allant peut-être même pas jusqu’à se matérialiser en une parole sonorement audible, de fait ;

eh bien, Spinoza, dis-je, nomme ce fait solennel-là, quand c’est nous-même qui le ressentons, la conscience (doublant celle de la temporalité, qui la conditionne !), ressentie et expérimentée, de l’éternité : « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels« , dit-il ainsi, très précisément, en son Éthique,

tout en ne cessant, bien évidemment pas, nous qui le ressentons en nous-même, alors, à cet instant vertical-là, d’être et de demeurer, nous (ou soi !), et tout le temps de notre vivre, on ne peut plus effectivement temporels aussi, d’un seul et même mouvement de ce vivre, c’est-à-dire des vivants-mortels ;

en éprouvant, de ce sentiment d’éternité (et c’en est même là le signe : c’est par là qu’il se signale expressément à nous !) les effets bienfaisants et féconds dans l’expérience rayonnante (immédiatement !) de la joie,

onde calme et profonde, dans la vibration discrète de laquelle nous ressentons, en effet, et on ne peut plus positivement, tels des pics qui surviennent et, d’un coup, vigoureusement, nous portent, transportent, soulèvent, verticalement, en effet, à l’occasion, qui n’est pas forcément fréquente (ce n’est pas tout à fait sur commande !) ;

dans la vibration de laquelle, donc, nous ressentons le (radieux !) passage transfigurant de nos capacités (natives) à une puissance véritablement supérieure s’épanouissant ainsi bienheureusement alors : Spinoza nommant cette expérience-là de transfiguration de soi, à terme, « béatitude« …

Mais bien sûr, nous une fois mort, ce ne peut être qu’un autre qui témoigne, ou vienne témoigner, pour nous, que nous avons ainsi été,

nous-même venant, et irréversiblement, de nous absenter, voilà, de la vie (passagère),

à jamais, le pur instant du disparaître (-mourir…), re-converti en ce néant (de poussière : d’étoiles ou d’humus, glèbe) dont nous avons un jour été tiré, par le hasard fécondant de la conjonction amoureuse, ou aimante, de nos deux parents…

Le pluriel de ce « nous«  désigne à la fois le pluriel du genre (= celui de la communauté d’appartenance des individus à une espèce, biologique), et un pluriel de majesté (= celle de la dignité, humble, mais noble, très haute, de la personne, morale, si l’on veut)…

Et fin, ici, de cette (trop) longue incise spinozienne sur le moteur, si puissamment merveilleux, pour les heureux qui connaissent, y ayant inoubliablement accédé, son étrangeté peu banale, rien à voir avec le plaisir ! qui lui se commande.., de la « joie« 

Et reprise de (ou retour à) la présentation du prologue

_ moins serein, lui, plus sombrement inquiet, pour ne pas être tout à fait, ni en permanence, « de l’intérieur de«  cette radieuse « béatitude«  blanche (spinozienne) -là, mais « au milieu du brouillard«  épais et tournoyant, tirant à l’aventure sur le noir le plus violemment dense de l’Érèbe, des plus gros des nuages, lui…du Siècle des nuages, que je cite à la page 31 maintenant,

Philippe Forest poursuivant le récit, intense, au participe-présent, de sa décision de témoigner de ce que fut son père _ soit « ce qu’a pu être une vie« , selon la formulation inquiète de la page 29 : celle de son père, achevée certes, son corps « affalé en plein air sur un trottoir parisien » et « le visage tourné vers le sol » (page 29), rue de la Procession, le matin du 26 novembre 1998, mais telle qu’elle a bel et bien été ! _ :

« N’espérant _ certes _ aucune consolation des mots. N’ayant d’ailleurs pas besoin d’être consolé. Sachant qu’aucun secours n’existe qui vienne d’eux _ voilà. Mais qu’ils exigent _ voilà ! voilà ce qu’est l’humanité de l’humanité ; ou sa non in-humanité, ainsi que le dirait Bernard Stiegler _

qu’ils exigent

pourtant d’être dits _ ne serait-ce que sous la forme mutique _ humble et probe _d’une prière faite par n’importe qui et pour personne« , page 31 : c’est sublime de justesse !

« Un signe ? Oui, en somme. Ni celui du baptême, reçu il y a bien longtemps, ni l’extrême-onction qu’un prêtre, à la demande de ma mère, avait accepté de lui donner sur le brancard où il gisait déjà mort dans l’un des couloirs de l’hôpital,

mais peut-être ce sacrement que l’Église nomme l’« ondoiement »

et dont le vieux catéchisme dit que n’importe qui, si c’est nécessaire, peut le prononcer _ en effet _, sans même avoir à être baptisé ou seulement croyant, et peut-être longtemps après qu’il est en principe trop tard pour le faire ou dans d’autres circonstances que celles pour lesquelles il est prévu, car l’Esprit saint n’est _ généreusement ! _ pas très regardant, les formalités _ non plus que la mesquinerie _ ne sont pas son fort, et il lui suffit que quelqu’un fasse à peu près le geste qu’il faut, se dispensant des rites, n’ayant aucune foi en eux ou presque, pour qu’il descende malgré tout _ voilà _ dans un battement d’ailes, inaperçu, déguisé en pigeon parisien _ par exemple _, son plongeon en piqué le faisant tomber d’en haut d’où il vient et vers où il retourne aussitôt, ayant fait seulement briller un instant _ cela humainement suffit _ la gloire invisible de sa chute _ la gloire sacrée ! _ sur la scène _ ici de mort, plutôt que de crime _ insignifiante _ sous d’autres aspects… _ où un médecin et quelques ambulanciers s’agitent autour d’un corps étendu dont le cœur a soudainement cessé de battre », page 32.

« Alors quand ? Maintenant ?

Oui, allons-y pour maintenant _ en cette sorte de roman-ci qui s’écrivait alors, qu’est Le Siècle des nuages.., et pour ces phrases-ci, page 33 _ s’il faut commencer.

Sur le front de chacun de nous, mes deux frères, mes deux sœurs, moi, sur nos crânes de nouveaux-nés lorsqu’il avait pu nous prendre pour la première fois dans ses bras, notre mère le raconte, il avait fait chaque fois ce même geste discret _ = très humblement sacré _ de la main droite, le pouce traçant comme un évasif signe de croix, nous marquant ainsi pour le cas où la mort nous aurait réservé la mauvaise farce de nous enlever avant qu’un prêtre ait pu procéder avec nous dans les règles.

Et lui rendre ce geste _ voilà ! _ était donc la moindre des choses

maintenant que, lui, il franchissait dans l’autre sens la frontière qui sépare du néant _ et de sa nuit totale _,

ni plus lourd ni plus léger de péché qu’au premier jour, puisque la tache originelle d’être né pèse d’un poids tel que tous les vices et toutes les vertus d’une vie ne l’allègent ni ne l’alourdissent vraiment _ puisque c’est là, et demeure, le credo, même athée, de Philippe Forest…

Non pas à la manière d’un viatique vers le ciel _ car il en connaissait mieux que quiconque, et certainement mieux que moi, le chemin.

Plutôt comme une sorte de grande et dérisoire _ voilà l’oxymore… _ parole _ à peine prononcée, ou même muettede compassion _ humaine, donc ! pour avoir supporté le poids (et l’épreuve : tourmentée) de cette vie mortelle (qui vient de s’achever) ! _

dont la valeur ne dépend donc ni de celui qui la dit ni de celui auquel elle s’adresse car elle concerne en vérité tous les vivants à la fois, elle les prend ensemble _ elle le leur doit ! afin de témoigner simplement et humblement, mais dignement et sacrément, aussi, de leur inaliénable dignité de sujets humains ayant vécu une vie… _ dans sa miséricordieuse merci

_ « Frères humains qui après nous vivez, N’ayez les cœurs contre nous endurcis, Car si pitié de nous autres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci« , dit, à propos de la « miséricorde« , Villon en sa ballade… _

et elle signifie aux innocents comme aux coupables le même _ absolument universel et absolument singulier, à la fois _ et inutile _ puisqu’il n’est en rien de l’ordre de l’« intérêt«  ! _ pardon pour la faute _ et en est-ce donc une ? et si pesante ? _ exclusive d’avoir vécu » _ aurait-il donc mieux valu n’être jamais né, et n’avoir pas vécu ? Non ! _, page 33 ;

et sur ces mots _ puissants _ s’achève le prologue…

Mais l’épilogue, donnant aussi,

un peu comme à celle que l’on peut nommer « le contre » (par rapport à la narratrice principale, Thérèse), au milieu, cette fois-là

_ et pas à la fin, comme ici, et in extremis, dans l’épilogue : une manière, pour l’auteur-narrateur-enquêteur qu’est Philippe Forest, de justifier in fine sa principale source de témoignage : au point que celui précise, page 543 : « ce livre que d’une certaine façon elle me dictait (…), « son roman », et non le mien, puisque au fond chacun des quelques livres que j’avais signés avait toujours été celui d’une autre« .., et au féminin : celui de sa fille Pauline (L’Enfant éternel), ceux de sa femme (Toute la nuit et Sarinagara), ou celui de son Nouvel amour, donc,

au milieu des puissantes Âmes fortes de Giono _,

l’épilogue donnant aussi la parole

à sa mère :

« Non, disait-elle, de tout cela elle ne se souvenait pas. Cela ne lui rappelait absolument rien. Encore que, maintenant que je lui en parlais, il était bien possible que cela évoque vaguement quelque chose en elle » (page 531) ;

« Non, cela ne s’était pas du tout passé, disait-elle, comme moi _ son (et leur) fils, Philippe ; et signataire du roman _  je l’imaginais.

Et d’ailleurs elle se demandait bien où j’avais pu aller chercher toutes ces anecdotes dont aucune ne lui rappelait rien et dont elle doutait que je puisse les tenir de mon père. Parce que lui il n’avait absolument aucune mémoire et que c’était elle qui devait toujours lui rappeler les événements les plus importants de leur vie. Et même lorsqu’il se les rappelait (…), il ne racontait jamais rien (…).

Mais d’où, protestais-je un peu, aurais-je tiré tout cela s’il ne m’en avait pas parlé lui-même ?

Alors elle concédait que ce n’était pas impossible. Qu’elle-même, à l’âge qu’elle avait, finissait par oublier beaucoup de choses« , pages 543-544.

Et les choses se compliquent encore quand on mesure, avec l’auteur-narrateur (de tout cela), combien, et sans qu’aucun des deux protagonistes majeurs de ce livre, et le père et la mère de l’auteur-narrateur-enquêteur, ne soit _ bien loin de là ! leur honnêteté est même fondamentale, à tous deux ! et le père, et la mère ! _ un menteur ou un falsificateur _ alors que pas mal des espèces variées de ces derniers semblent courir les rues (et les postes) par les temps qui, eux aussi, courent, si je puis (ou/et ose) dire… _,

combien le jeu des facultés (composant l’expérience : la conscience, la mémoire, l’imagination, les désirs _ et leur fruit immédiat : les illusions, et tant collectives qu’individuelles, qui en procèdent _),

se surajoutant à celui, déjà, des points de vue (partiels, mais aussi, qui plus est, très largement partagés sans trop _ ou assez aller, soi-même _ y regarder),

complexifie encore _ pardon d’un tel gros mot ! _ la donne _ mais c’est là le donné commun, sinon général, voire universel…

Car, si la mémoire, par exemple, est, certes _ et par essence ! _ sélective

_ et Jean Forest, par exemple, le père de Philippe, refuse, très tôt, d’en faire « trop« usage quant à « retrouver«  (ou « cultiver« , a fortiori, les souvenirs de) son enfance ; cf son sentiment à cet égard, reconstitué par son fils, page 108 : « les linges de l’enfance n’ont plus de charme _ une fois « franchi le gué de l’âge adulte« , a-t-il pu dire ! _ que pour les mères et les poètes« : voilà l’alliance (qu’il aurait bien pu, lui, le père, stigmatiser : s’il avait vraiment mis, ou aspiré à mettre, en paroles ce qu’il pensait ; ou cherché à faire la leçon…)… _,

que dire de notre faculté, plus importante encore sans doute _ en plus, déjà, de notre inconscience et de notre capacité de déni du réel ! des atouts déjà bien redoutables !!! _, d’oubli ?..

Même si « l’oubli doit aussi à son tour avoir été oublié pour que son œuvre se trouve à son tour totalement accomplie« , page 217…

Sur l’oubli, un des acteurs-clé de ce grand livre,

ceci de très important :

« L’Histoire _ en ce qui était la seconde après-guerre du vingtième siècle _recommençait aussitôt, comme elle l’avait fait autrefois, de la même manière amnésique qui est toujours la sienne, effaçant ses traces à mesure qu’elle avance, sans autre but que cette perpétuation d’elle-même qui sacrifie _ pragmatiquement _ sans cesse le pathétique passif du passé à la pure promesse d’un présent sans contenu.

Rendue possible par cette seule faculté d’oubli qui congédie automatiquement toute conscience accumulée, laissant à peine subsister le simulacre lointain de quelques souvenirs si peu spécifiques qu’ils pourraient être ceux de n’importe qui, une vague rumeur de mémoire qui rumine derrière soi, à laquelle on tourne le dos et dont on échoue à repérer d’où elle vient, jetant parfois un regard par dessus son épaule et n’apercevant rien d’autre que quelques morceaux _ épars, isolés, déconnectés de contextes : absurdes ! _ de mirages, aussi peu dignes de foi que les épisodes d’un vieux roman dont personne ne se soucie ni ne sait plus l’intrigue« , page 394.

Et que dire de la propension de chacun à s’illusionner,

sur le réel, sur les autres, comme sur soi ?..

Cf ici cette belle remarque, page 365, à propos des lettres d’amour (et des retrouvailles _ et noces… _ de Jean et Yvonne à Marseille, le 29 janvier 1946 _ ils s’étaient mariés « à distance« , lui dans le Michigan, elle à Mâcon, le 5 août 1945, la veille de la bombe d’Hiroshima ; cf là-dessus les pages 351-352 _, sur le grand escalier de la gare Saint-Charles, sans s’être revus _ lui, parti d’abord en Algérie, puis aux États-Unis ; elle, demeurée à Mâcon _ depuis plus de trois ans de guerre !..) :

« Chacun sait bien _ et elle aussi _ qu’une lettre d’amour, on ne l’adresse jamais qu’à soi-même, prenant simplement l’autre à témoin du roman _ encore : ce livre-ci étant un assez terrible projecteur sur les effets du romanesque dans la constitution, par chacun et tous, de l’expérience même de nos vies… _ qu’on se fabrique tout seul _ fictivement ! _ pour soi, et qu’elle crée _ voilà ! _ de celui à qui l’on écrit une image rêvée _ aïe !!! _ dont personne _ d’aussi lucide et probe qu’un Philippe Forest, du moins… _ n’est assez dupe _ la générosité de la formulation est assez magnifique _ pour croire qu’elle existe autrement et ailleurs que dans la fiction _ activement : la voilà ! _songeuse _ = irréaliste, peut-être mensongèrement alors… _ de ses propres illusions« 

_ sur la différence entre vrai, faux et fictif, lire le très important recueil d’essais (sur l’historiographie) Le Fil et la trace, de Carlo Ginzburg, dont le sous-titre est précisément « vrai faux fictif« , que vient de traduire l’ami Martin Rueff, aux Éditions Verdier…

La phrase se poursuivant magnifiquement ainsi, pages 365-366 :

« Certes, elle a été folle _ sa mère le lui a dit _ de se marier ainsi, avec quelqu’un qu’elle connaissait à peine, qu’elle n’a pas revu depuis plus de trois ans et qui, sûrement, est devenu très différent de celui dont elle se souvient si peu et dont elle se demande, dans le train qui la conduit de Mâcon à Marseille, si dans la foule de Saint-Charles elle saura seulement le reconnaître«  ;

mais cette folie amoureuse qui est la leur à tous deux perdurera toute leur vie ; et donnera cinq enfants, dont Philippe, seize ans plus tard, en 1962 (un 18 juin)…

Et, que dire, plus encore, peut-être _ et c’est un éclairage tout à fait majeur du livre ! _,

de la part des fables _ et de la forme même du roman ! _ :

« il n’y a pas lieu de s’étonner ce de que toute vie a l’air d’un roman, puisque raconter _ même silencieusement, à et pour soi-même _ sa vie, ou bien celle d’un autre, revient très exactement à lui donner cette allure de roman _ voilà ! _ qui la fait seule _ on lit bien ! _ exister _ à soi-même, l’énonçant, la mettant en phrases et en intrigue ; comme aux autres, l’écoutant… Et que, sauf à se résoudre au silence, sauf à renoncer à tracer dans le vide le signe _ bien sonore déjà à l’esprit _ d’une parole, il n’existe aucun moyen _ en effet ! _ de se soustraire à cette loi« , page 101,

tant dans nos récits (aux autres comme à soi -même!)

et dans la constitution même, déjà, avant celle de nos souvenirs, de notre expérience (ou l’activité de la conscience) elle-même,


que dans l’Histoire officielle,

tant celle (d’Histoire) écrite _ à des fins d’éclaircissement-simplification pédagogique par l’élision du superflu, par les Historiens : ici, et à plusieurs reprises, de superbes analyses !

Par exemple, celle-ci, pages 122-123 :

« L’Histoire étant précisément cela : cette ligne que _ par son récit _ l’on trace dans le temps , une fois celui-ci _ temps, res gestae… _ définitivement passé, ramenant _ bien trop grossièrement ! le récit… _ à une seule dimension _ grossie _toutes celles _ fines et ultra-fines, à l’infini… _ qui le composaient, de manière à disposer _ très schématiquement _ par rapport à cette ligne droite quelques vagues vestiges _ détails secondaires, annexes, marginaux : très estompés… _ à l’aide desquels raconter un récit dont l’intrigue égale en simplicité mensongère celle des romans

_ toujours le mensonge des gros rails ou grosses ficelles du romanesque, et ses effets en dominos :

lire ici et la Morphologie du conte, de Vladimir Propp, et les Fragments d’un discours amoureux, pourtant très fins, de Roland Barthes : des classiques indispensables de l’école de la conscience… ; lire aussi Paul Ricœur, La Métaphore vive… ;

mais lire aussi Carlo Ginzburg, contre le danger du scepticisme, cette fois, quant à la visée de vérité de l’Histoire, en son très important Le Fil et la trace _ vrai, faux, fictif : par exemple sur la pertinence et la complexité féconde du concept de « cas« , a contrario des généralisations abusives… _

que l’on donne à lire aux petits _ oui, oui : Le Dernier des Mohicans, L’Île au trésor, La Case de l’Oncle Tom, etc… _ et dans lesquels ils se forment _ voilà ! naïvement… _une image trop sensée _ ordonnée, unifiée, simplifiée, avec un ordre et une cohérence _ du monde, croyant naïvement _ = trop neuvement : mais il faut bien commencer ! _ que celui-ci a une queue et une tête quand il n’est rien d’autre qu’une insignifiante avalanche d’événements inconséquents _ les uns par rapport aux autres _ emportés en désordre par la coulée indifférente _ cf le clinamen lucrécien… ; Philippe Forest l’évoque superbement page 189… _ de la durée dégoulinant vers l’aval, poussée _ par le seul effet du temps qui passe et « pousse« , massivement, ainsi, par conséquent ! _ dans plusieurs directions à la fois, s’éparpillant _ entrechoqués _ partout, soumise à la loi de la gravitation, à moins que ce ne soit au principe d’entropie, l’une et l’autre aboutissant au même résultat puisque tout finit par verser vers le bas _ et la décharge terminale _ et dans le désordre le plus grand«  ;

_ sur ce clinamen forestien-là (a contrario de ce que narrent les livres d’Histoire, du moins certains !, pas assez scrupuleux sur leur propre démarche tâtonnante, à base d’hypothèses et de recherche de preuves : cf Ginzburg…), voici cette sublime page, page 189, donc :

« Et tandis que les livres d’Histoire disent ce qui a effectivement été, conférant à chaque chose qui fut son intangible place au sein des annales intouchables du monde, et donnant à ces annales leur définitive et inflexible facture,

la vérité _ nous y voici : et c’est celle-ci qu’ose se proposer pour but l’entreprise d’écriture forestienne, chaque fois, et toujours ! sans relâche ! _ consisterait à en rêver l’envers à jamais indécis _ voilà : son essentiel tremblé ! _, restituant à chaque moment vécu cette sensation de halo immotivé _ oui ! _ à l’intérieur duquel flottent _ mais oui ! _, fugitivement visibles à travers les lumières _ il les faut ! _ toutes les poussières du possible _ voilà ! dans ce que Chateaubriand nomme l’« admirable tremblement du temps » (et qu’a si bien relevé, naguère, un Gaëtan Picon)… _ soufflées dans le vent _ toujours présent ! _, choses qui ne furent pas, ou bien qui furent mais restèrent et resteront inconnues, instantanément irréalisées dès lors qu’elles prennent place dans le songe insistant _ malgré tout _ du passé,

poussières qui pleuvent parallèles dans le vide _ voici le clinamen lucrécien du De natura rerum ! un livre fondamental, bien sûr ! _

comme des atomes _ ceux de Démocrite _ tombant selon la trajectoire verticale de leur chute et tomberaient ainsi à jamais

si une infime déclivité _ le clinamen, donc ! _

ne les faisait parfois _ voilà ! _ se heurter, s’unir et se repousser, ricochant dans l’espace,

particules se bousculant et puis dispersant de proche en proche toutes les autres,

produisant une catastrophe d’où se déduit le fait que _ car c’en est un ! et d’irréfragablement indéniable ! _

plutôt que rien, quelque chose a été« … Fin de cette incise lucrécienne : cruciale, on le mesure… _ ;

ou celles-là, pages 100-101,

et à propos du père de l’auteur-narrateur, qui, « à un moment donné de sa vie« , très tôt, lui si vite tellement « sérieux » et si peu « infantile« .., avait « choisi de tout oublier » de son enfance,

juste en amont de la remarque sur l’implacabilité de la « loi » même de tout récit :

« considérant que sa propre existence, tout comme l’Histoire autour d’elle _ la voilà ! en un simple cas particulier, ici (au sens d’« exemple«  représentatif d’une généralité ; et pas au sens d‘ »anomalie«  un tant soit peu problématique imposant de « penser« …), « exemplaire« , si l’on préfère, d’une « loi«  plus générale : celle de tout « récit«  !.. _, n’était jamais qu’un ramassis d’épisodes insignifiants _ hors de la concrétion de l’instant (singulier), du moins _, éparpillés dans le temps comme les fragments _ fracassés et tout dépareillés _ d’une épave depuis longtemps naufragée et dont les morceaux _ déchiquetés _ nécessitaient une bonne fois pour toutes d’être abandonnés là _ par l’intelligence pratique ! enfin  émancipée du joug sans sérieux des « enfantillages«  de la petite enfance qui ne faisait, elle, rien de plus que jouer… _ où l’accident les avait laissés. Que l’on entreprenne d’en faire la collecte (…) ne lui serait certainement jamais venu à l’esprit _ pragmatique, lui, « ingénieur« … Et s’il n’avait jamais réprouvé ce projet _ de récit récapitulatif et nostalgique du passé _, du moins aurait-il eu le sentiment qu’il ne le concernait pas. Car raconter n’est jamais l’affaire de ceux qui ont vécu _ et actifs ! _ et qui abandonnent à la manie mélancolique _ intempestivement (et maladivement , sans doute) contemplative et rêveuse (= vaine !) : sans utilité pratique _ de quelques autres  _ des mères, ou des poètes !.. _ le soin de faire à leur place le récit pour rien _ voilà : infantile, quasi parasite… _ de leur vie.

Leur vie ? Pas même. Puisqu’en parler ainsi revient déjà à lui prêter une apparence de légende, faisant comme si le scintillement _ voilà leur réalité psychique : clignotante ! _ de souvenirs qui subsistent du passé avait la cohérence exacte _ voilà  _ d’un conte _ nous y revoici ! _ où chaque épisode entraîne _ tel un déterminisme net (sinon, pire, tel un « destin«  !..)… _ l’épisode suivant tandis que même l’événement le plus important n’y a jamais que la valeur esseulée d’une anecdote ne témoignant que pour elle-même, dépourvue de toute relation vraie _ réelle, factuelle (positive !) et pas imaginée ! _ avec ce qui vint avant ou avec ce qui viendra après.

Si bien que c’est celui qui raconte, et lui seul, qui arrange _ ad libitum… (= à sa pure fantaisie : irrationnelle !) _ toutes ces anecdotes, prétendant _ bien vaniteusement !_ dire la réalité de ce qui a été mais taisant que cette réalité, dès lors qu’il la relate, prend par lui _ arbitrairement et falsificatricement ! j’ose ici ce néologisme… _ la forme _ bien trop ordonnée et bien rangée _ d’une fiction, falsifiant ainsi  _ voilà l’immanquable effet ! _ la formidable inconsistance _ bien réelle, elle ! _ du passé _ faits d’éclaboussures sans suites : incohérent qu’il est ! _ et lui conférant la méthodique, mensongère et solide logique d’une intrigue » _ trop bien ficelée ; illusoire… _ ;

ou encore celles-là, pages 112-113 :

« Comme si le temps, en vérité, était fait de plusieurs histoires imperméables les unes aux autres, et dont la réunion _ forcée _ en un seul récit _ lui-même intégré au récit plus grand de l’Histoire majuscule _ serait à la fois fidèle à la vérité _ en montrant comment tous ces gens furent effectivement contemporains _ et infidèle à celle-ci _ en taisant à quel point _ non moins effectivement ! _ ils ignoraient l’être _,

faisant comme la somme forcée _ voilà ! _ de toutes ces expériences de hasard

comme s’il allait de soi que la réalité est une _ et indivisible, si l’on poursuit sur la lancée… _ et ressemble aux mauvais romans populaires, aux feuilletons télévisés qu’on en tire, donnant du temps une mensongère image homogène,

disposant au sein d’une intrigue unique des destins _ bien trop _ exemplaires _ par généralisation (= ici confusion !) abusive _, les leurs _ ici, celui de Jean et celui d’Yvonne _ et ceux de leurs familles _ ici les Forest (de la pâtisserie-confiserie « Aux Fiançailles« ) et les Feyeux (libraires et anciens instituteurs) _ avec eux, dont l’opposition illustre trop explicitement _ à son tour _ l’image toute faite _ soit un cliché ! _ de ce que fut le passé« ..,

tant celle (d’Histoire) écrite _ et  je reprends ici l’élan de ma phrase entamée plus haut _,

que celle (d’Histoire, toujours), et en extension de la première,

des archives filmées et documentaires

qui nous sont servies et resservies _ au cinéma, à la télévision, à l’école… _comme documents faisant foi…


Philippe Forest s’en donneici ainsi par exemple, à cœur joie

avec le récit de l’écœurement _ « fatiguée de tous ces documentaires et de toutes ces fictions, recyclant sans fin les mêmes images« -clichés, page 335 _ de sa mère très âgée (mais toujours très lucide !) devant la fossilisation de la mémoire officielle de la Libération _ comparée par lui à des gravures anciennes, du XIXème siècle, en noir et blanc… _, confrontée à la fraîcheur encore, en couleurs, elle, de son souvenir (de peintre ! sa « vocation« , à elle ! admiratrice pour l’éternité des couleurs « méditerranéennes » de Van Gogh…) tout vivant encore, lui, de la Libération de sa ville, Mâcon, le 4 septembre 1944 _ même s’il faut lutter toujours et encore contre la pression envahissante du danger de confusion et amalgames (falsificateurs) quant aux images de sa propre imageance, pour reprendre le terme-concept que j’avais proposé à mon amie Marie-José Mondzain…

D’où, a contrario, la joie (quasi miraculeuse !) de sa vieille mère, quand, après deux opérations dangereuses du cœur, qui lui ont comme miraculeusement rendu quelque chose de l’allure d’une jeune fille _ capable de descendre faire ses courses au bas de son immeuble à quatre-vingt-cinq ans _,

une opération des yeux lui a « rendu« , avec la vision restituée des formes, celle des couleurs, et notamment celle du rouge !

Cf page 554 :

« Tous les meubles, les objets ayant réinvesti leurs contours anciens, ayant repris leurs formes d’autrefois.

Le monde ayant retrouvé ses couleurs. Le rouge, disait-elle, surtout le rouge, j’avais oublié ce qu’était le rouge. Comme si je le voyais pour la première fois.

Alors, pensais-je _ commente ici l’auteur-narrateur, son fils, Philippe, le soulignant ainsi pour lui-même sans doute… _, oui, sans doute cela valait-il la peine d’avoir vécu jusque là (…) pour recevoir enfin le don _ formidablement joyeux ! Alleluiah ! _ de cette révélation-là.

S’il n’y en avait pas d’autre,

ce miracle _ voilà le terme _ suffisait. Comme si le brouillard _ celui qui lui voilait jusque là, depuis plusieurs années, le regard _ s’était dissipé d’un coup à la faveur d’une éclaircie soudaine, venu d’on ne sait où, et puis le vent l’ayant dispersé et soufflé au loin.

Le soleil, injustifiable et splendide _ voilà ! _, brillant subitement sur le monde, à travers une trouée de bleu parmi les nuages.

Et bien sûr, elle le savait, cela ne durerait pas. Le beau temps ne dure jamais très longtemps.

Mais maintenant, même un instant était déjà assez« , page 554, donc ; deux pages avant la fin…

Se révèle aussi, en filigrane et extrêmement discrètement _ c’est moi, lecteur, qui ose ici le déduire _, quelque chose des origines de la « vocation«  _ idiosyncrasique ! cf page 399 _ d’artiste et écrivain de Philippe Forest, par rapport

et à son père _ dont il possède (de même que ses frères, aussi, nous dit-il) « les mêmes yeux, et la même voix (…) Comme si, de génération seuls les yeux ne changeaient pas, autour desquels l’âge transforme le visage. Des intonations aussi « (page 413)auquel, cependant, avec « une notoriété (d’écrivain ! lui n’est ni ingénieur, ni pilote !) qui ne reposerait que sur le vide et le vent des mots » (page 494), il s’oppose _ cf page 494, aussi : « mû certainement par ce désir qu’ont parfois les fils de ne pas faire mieux que les pères«  _ ;

et à sa mère, du côté du tempérament transmis, cette fois, sa mère « au tempérament inquiet et mélancolique«  (page 539) ; et, mais pas, me semble-t-il, du seul fait de l’âge, « avec sa lucidité intacte et pourtant vaguement absente » (page 545)…

La « vocation » de Philippe Forest est en effet, du côté _ par certains aspects, assez terribles, même… _ du témoignage de la vérité ; et de la dénonciation qui peut paraître virulente _ quasi « impudique«  (cf le mot page 541, dans la bouche de sa mère…) ; alors que lui-même est si calme, si doux et si posé…des faux-semblants, jusqu’aux plus innocents et les moins pervers : sur lesquels son éclairage férocement tranquille est implacable !

Et c’est par là aussi que Philippe Forest est un écrivain si puissant !

Car la vérité au service de laquelle se place l’artiste vrai et probe, on en trouve l’analyse, aux pages 70-71 du roman, face à ce que l’auteur qualifie du trop confortable « tribunal des siècles«  _ qui construit, lui, « un récit très édifiant à l’intention exclusive de ses propres contemporains« , page 70… _ :

« La vérité _ tâche et mission de fond de l’auteur vrai ! _ consiste à montrer dans quel brouillard ils se trouvaient tous _ face aux événements, surtout, de la guerre et de l’occupation, ici _, ceux qui ont eu _ au final _ raison comme ceux qui ont eu tort, et parfois ils ont été tour à tour de l’un et de l’autre côté, déroutés par hasard ou par chance vers l’erreur ou bien la vérité, tâtonnant dans une épaisseur de brume qui leur dérobait toute vision du passé comme du futur, limitant même le présent au sein duquel ils erraient à une vague poche de visibilité

semblable à celle qui entoure un avion lorsque celui-ci tourne dans le vide opaque d’un ciel dépourvu de repères et où même les étoiles semblent s’être éteintes« , pages 70-71…

Ou à celle qui manquait terriblement à Fabrice dans l’épaisseur des poussières de la mitraille de Waterloo, dans le roman de Stendhal…

Ce n’est donc pas seulement à un « tombeau » _ de mots _ à son père que se livre ici, en ce si beau et si profond Siècle des nuages, dans lequel il s’emploie à « la tâche de résoudre la charade de se demander au fond ce qu’a pu être une vie » (page 29) enfuie, Philippe Forest,

puisqu’en ce livre-ci le fils (de son père

_ qui lui a légué, au-delà de ce que tout père lègue à ses fils (ainsi le grand-père paternel, Fleury Forest, mort, encore jeune, pendant son sommeil, le 10 novembre 1940, à l’égard de ses deux fils, Jean et Paul, aux pages 196-197 : « Ne leur léguant rien : aucune vérité, aucun précepte pour guider leur existence. Ou plutôt leur léguant ce « rien » qui est la seule chose qu’un père puisse transmettre à ses fils. Nul enseignement sinon celui, silencieux, qui oblige ceux-ci à refaire eux-mêmes, et pour leur propre compte la vaine et perpétuelle expérience inchangée de la vie«  ;

et aussi : « la vérité, (…)  précisément le seul trésor, dès lors qu’on le sait, est le rien dont procède toute vie et avec lequel elle s’achève.

Et c’est bien pourquoi les pères toujours se taisent. Du moins lorsqu’ils en ont l’intelligence et la délicatesse« .., page 197) _,

son père, Jean Forest,

qui lui a légué, plus personnellement _ page 456, Philippe Forest parle de son propre « sentiment de détachement intense et infini« : quel merveilleusement juste, je n’en doute pas, oxymore, pour caractériser sa propre idiosyncrasie !.. _sans doute, son formidable goût de la liberté :

« Libre, oui. Et d’une manière un peu mélancolique _ c’est ici de la manière de Jean, le père, qu’il s’agitSéparé du reste des vivants. Établi dans le ciel où le soleil brille toujours quelque part, franchie la frontière des nuages et une fois rejoint le bon côté de la planète.

Un père ne pouvant enseigner à ses fils, aucune croyance, aucune valeur, sinon en leur donnant l’exemple d’une liberté vide à laquelle il leur appartiendra plus tard de donner la forme vaine qu’ils voudront _ « vide«  (pour la vacuité) et « vaine« (pour la vanité), étant deux mots majeurs du vocabulaire de Philippe Forest. (…)

Taisant qu’il n’y a pas plus de trésor à trouver _ au ciel comme dans la terre _ que de sens à découvrir. Sinon que le trésor consiste précisément en l’absence de sens _ qui serait imposé ; du jeu demeure forcément…

Et que tout ce qu’un père peut faire, c’est transmettre à ceux qui le suivent la promesse _ pédagogiquement : selon le modèle du questionnement ironique socratique ! _ mensongère d’une fortune dont il leur faudra éprouver à leur tour l’émerveillante _ par l’apport de la découverte personnelle de cette vérité ! _ déception _ libératrice !!! : encore un oxymore significativement forestien _ qu’elle n’existait pas : finalement, c’était cela la vie…

Laissant comme seul legs un tel arpent d’air« , page 443…

Alors « les nuages » constituent bien, pour Philippe Forest « une patrie« ,

« une patrie comme une autre, et dont jusqu’à aujourd’hui, fidèle à ma foi d’enfant, si je dois faire cet aveu naïf, j’ai toujours considéré (moi né le 18 juin 1962, sous le signe des Gémeaux, d’un père pilote de ligne) qu’il s’agissait de ma vraie terre natale.

Convaincu d’être chez moi dès lors que j’ouvre la paupière du volet intérieur posé sur le hublot d’un avion croisant dans le ciel. Ou bien que je lève, n’importe où, les yeux vers les nuages, contemplant de tous mes yeux le vide azuré dont je suis né et vers lequel je sais que je vais« , pages 443-444 ;

et « recevant de lui _ ce père pilote _ cette leçon de liberté _ voilà ! _ qui enseigne qu’il n’y a rien à craindre dans le monde, que nous sommes tous des visiteurs qui passent parmi ses paysages (…).

Éprouvant ainsi _ une fois et à jamais _ un sentiment de détachement intense et infini _ voilà ! _ : tout cela est à vous, rien ne vous appartient.

En tirant une indéfectible confiance dans la vie _ quoi que celle-ci réserve de malheur par la suite _, puisqu’il reste qu’un autre temps, qu’un autre lieu existent _ soit une part (aérienne) de jeu dans les rouages du réel… (…)

Avec cette certitude étrange et parfois un peu amère de pouvoir être partout et de ne se trouver nulle part. Semblable soi-même à une sorte de nuage soufflé par le vent. Pas grand-chose. A peine quelqu’un. Un touriste en somme.

Étant entendu que le tourisme est l’art de jouir du monde en passant. Comme la vie« , page 456.

Fin de la longue incise sur le legs de liberté du père à son fils) ;

puisqu’en ce livre-ci le fils (de son père)

donne aussi _ et bien plus que cela ! _ la parole _ je veux dire le livre entier ! qui est ainsi « le livre de sa mère«  !!! _ à sa mère ;

celle-ci démontant avec une verve assez réjouissante le « romanesque » de l’aviation dans lequel son mari a « donné«  _ elle, se chargeant de faire « tourner«  au quotidien, et sur terre, pas dans les airs, la famille (c’est-à-dire leurs cinq enfants, puis les nombreux petits-enfants qui trouvèrent en elle, et chez elle, un appui très concret) !.. : « elle élevant seule ses cinq enfants et quelques uns des enfants de ses enfants, tandis que lui était à des milliers de kilomètres, il ne fallait pas escompter d’elle qu’elle fasse l’éloge de l’aéronautique«  ; ayant, pour son lot de mère de famille (le plus souvent « vierge et sainte« , dit même quelque part son fils…) ; et cela dit de sa part à elle sans la moindre nuance d’acrimonie, mais avec un immense humour : c’est une généreuse ! ; « la routine des repas, des courses, des lessives, des bulletins scolaires qu’elle signait, des sorties de classe qu’elle accompagnait, la trop grande propriété qu’ils avaient achetée sur les bords de l’Yonne et qui lui donnait encore plus de tracas, avec le jardin à entretenir, les déjeuners de famille à préparer, et des tablées chaque fois dignes d’un banquet de communion solennelle« , page 549 _,

au point de célébrer _ lui, l’auteur, et son fils, Philippe _ magnifiquement la distance ironiquement lucide et très perspicacement réaliste (et pratique) de son intelligence et de sa générosité !

Lui, Philippe, page 543 :

« me disant donc que je devais rendre _ à chacun des deux : et son père, disparu, et sa mère, toujours vivante ; et cela par l’écriture même de ce livre ! qui est une offrande (gracieuse) !.. _ ce que j’avais reçu :

_ de lui,

le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

_ d’elle,

l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit.

Pas pour acquitter une quelconque dette. 

Car la mort délie de toute obligation et rend blanches les pages sur lesquelles s’inscrit la comptabilité éphémère du temps.

Mais simplement afin de me débarrasser enfin et à mon tour _ par l’écriture de cet immense livre-offrande, qu’est Le Siècle des nuages _

de l’encombrant fardeau _ tant qu’il n’est pas posé, donné, offert, livré ! _ d’une vérité vide, sans objet ni usage »

_ puisqu’il revient, et seulement, à chacun de personnellement et singulièrement « faire« , à son corps défendant seulement, et quand le temps y vient, seulement aussi (= ni avant, ni après !), son expérience propre et du temps, et de la vie.

Et chacun qui atteint « le milieu de sa vie« , ou à peu près _ soit aux alentours des quarante ans… _, passe par de semblables questions,

sans pour autant avoir toujours autant le talent _ rare ! admirable ! et que j’admire beaucoup, beaucoup !de penser et d’écrire de Philippe Forest.

Même si je ne partage pas la vision de ce que lui nomme le « long, amer et inexpiable chagrin de la vie« , page 194 ; mais préfère ces mots, en conclusion de la visite _ celle-là même que désirait accomplir son père ! et que le fils réalise, comme par procuration, pour lui ! Et c’est un épisode magnifique de ce grand livre !, aux pages 515 à 529 _, à Istanbul, des très belles fresques _ et elles m’ont, moi aussi, émerveillé ! _ du Jugement dernier (en grec « Anastasis« …) à Saint-Sauveur-in-Chora,

donnant à regarder-contempler, « risquant de nouveau _ après les regards sur « l’immense vaisseau de la nef » de Sainte-Sophie ! _ le torticolis pour observer le détail des vastes fresques figurant le Jugement dernier « au plafond de la chapelle annexe du Paracclésion, pages 523-524,

comment « le Christ triomphant prend par la main et tire de son cercueil à l’allure de navire ou de nacelle » Adam _ ainsi que Ève _  « flottant dans le noir _ bleuté ici, d’un bleu très sombre _ de la nuit, tandis que l’entourent la cohorte des élus et la troupe des réprouvés« , page 524.

Istanbul - Kariye Museum / Chora Church - Anastasis / Resurrection

 Anastasis / la Résurrection (à Saint-Sauveur-in-Chora, à Istanbul) :

Jésus relevant Adam et Ève du tombeau en les tirant par les mains

Et « soudainement, je parvenais à comprendre un peu mieux ce qu’une telle espérance avait pu signifier pour lui. Et en particulier au cours de ses dernières années où il s’était mis à considérer le vide _ décidément un amer de l’idiosyncrasie forestienne ! _ vers lequel il allait avec davantage d’angoisse et de perplexité » ;

« la mort étant pour chacun ce néant _ infigurable ? _ dont personne ne sait rien.

Si bien que toutes les fables qu’on s’en fait _ = tente, chacun, avec les autres, de se figurer ? _dès lors qu’elles restent fidèles _ avec le moins de projections illusoires que l’on puisse… _ à la tragique et inexpiable déchirure du vrai,

se valent sans doute« …

Avec, encore, ces mots-ci de commentaire, de la part de l’auteur-narrateur, au participe présent, dans le même mouvement de réflexion, toujours page 524,

qui me rappellent _ et surtout annoncent ! dans le flux (normal) de la lecture du livre, pour le lecteur _ ce que Philippe Forest dira un peu plus loin, dans le décisif épilogue de son livre, cette fois _ conclusivement, donc _de ce qu’il désire, aussi, « rendre » _ en fait très simplement continuer, poursuivre : après (et d’après) elle… _, en action d’infini remerciement, à sa mère :

« Chaque homme qui meurt à son heure méritant que l’on respecte les récits qui l’accompagnent dans le vide,

comme des paroles de rien _ et moi, je le savais bien _ l’escortant à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil « .., page 524, donc…

Voilà !

« Les récits qui l’accompagnent dans le vide, comme des paroles de rien l’escortant à la façon d’un enfant inquiet sombrant le soir dans son sommeil « …

À confronter avec ce que Philippe-le fils désire, donc, et dans la mesure de ses moyens propres : ceux de l’écrivain, pas si « impudique » que cela qu’il est devenu !,

« rendre » ici aussi _ en ce « tombeau«  à son père _

à _ l’œuvre propre : de paroles ; en plus de sa personne à jamais vivante… _ sa mère :

« je devais rendre _ à chacun des deux : et le père, disparu, et la mère, toujours vivante, elle _ ce que j’avais reçu :

de lui, le signe qu’à la naissance il avait tracé sur mon front ;

d’elle, l’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit « .

« L’histoire avec laquelle, depuis l’enfance, elle m’avait accompagné dans le noir de la nuit » : voilà !

Mais, cela,

et pour lui maintenant _ en ce second versant, donc, de sa propre existence (de vivant-mortel) : passés les quarante ans… _,

dans toute la vérité, exigeante, qu’il pense, sans illusion _ sinon le moins possible… _ de fable, désormais, être la sienne :

par cette littérature,

moyen, en _ et par _ ses longues phrases déployées, si souples, mais aussi si précises _ si probes et scrupuleuses, sans jamais la moindre lourdeur didactique : tant tout y est, d’un même mouvement, et poésie, et vérité ! par la pure grâce de son magnifique et si juste style ! _, dans la diaprure presque infinie tant des nuances des précisions données, que du souffle sien, long, beau et tranquille,

instrument _ artistique, mais pas technique…d’une approche sans fard _ mais pas tout « impudique » : seulement « vraie » ! _ de la réalité ! « rendue« , ainsi, en toute la richesse diaprée et juste de sa complexité…

C’est sans doute cela que Philippe Forest, à côté du goût et des nuages et de la liberté (qu’il doit à son père), doit à sa mère : sa vocation d’écrivain ;

et d’écrivain du vrai,

dans la vérité forte et belle, puissante du déploiement de ses nuances diaprées :

par-dessus les fables mêmes _ et figures _ qui l’ont _ durablement _ nourri et formé…

Répondant ce matin à un courriel de mon ami Bernard Plossu, voici ce que je lui disais à ce propos, et au passage _ il faut partager les bonnes choses ! _du Siècle des nuages de Philippe Forest :

De :   Titus Curiosus

Objet : « Le grand Bernard Plossu » + un grand livre sur l’expérience
Date : 28 octobre 2010 05:50:38 HAEC
À :   Bernard Plossu


Merci de ce texte en effet bien intéressant _ je le donne plus bas en post-scriptum…

Et qui te situe à la place
de référence _ sans didactisme aucun _
que ta seule liberté et probité
t’a donnée, sans rien rechercher de cet ordre (les places…),
puisque tu ne te soumettais (et continues de ne te soumettre…)
qu’à ta liberté et ta probité
face à ce que ton acte _ artiste _ de photographier
te donnait (et te donne : toujours !..)
face au réel, face aux autres,
dans le respect aimant de la seule beauté vraie
de leur altérité…
Soit une pureté.

C’est peut-être elle, cette pureté,
qui te fait à ce point unique…

Et cela, en un seul adjectif de ce texte,
même s’il n’est pas petit, ni mince (« grand » !)…

Thibaut Cuisset est en effet, aussi, un photographe de qualité…

J’utiliserai peut-être cela, à ma « façon« ,
dans l’article que je ferai _ voilà qui est fait ! du moins à moitié…

à propos des « 101 éloges »
quand j’aurai entre les mains et sous les yeux
un exemplaire du catalogue de l’exposition de Carcassonne.


Parfait, tout ça…

En ce moment, je suis dans la rédaction d’un article
sur le très très beau livre
d’un écrivain que, déjà, j’adore, Philippe Forest (l’auteur du sidérant « Toute la nuit » : à la NRf),
consacré à son regard sur la vie
passé « le milieu de la vie »
dans son rapport à ses parents, son père mort en 1998,
sa mère, née en 1922 toujours vivante et témoignante… :

ce livre superbe (de 556 pages : mais rien de trop ! ses longues phrases _ ce sont des paroles de pure confidence _ creusent en parfaite souplesse et justesse
_ liberté et probité sont aussi les mots qui me viennent pour l’écriture de Philippe Forest face au réel _
l’essentiel de l’humain ! et de l’intimité
_ c’est-à-dire du rapport le plus près et le plus vrai à l’autre _

s’appelle Le Siècle des nuages :
ou comment on se forme son expérience
en regardant vivre et vieillir (et mourir)
ses parents !


= son rapport au temps, autrement dit…

A lire, donc !

Même si on peut penser cela
un peu moins mélancoliquement que lui…

Bordelais, je suis un fidèle du voisin gascon Montaigne

_ et de son plus heureux « art de passer le temps«  : au final des Essais, dans le décisif et sublime (!) essai conclusif (III, 13), De l’expérience _,

pour ce qui me concerne ;
Forest, de filiation bourguignonne

(Mâcon _ mais aussi le Forez, la Franche-Comté, la Bresse, le Jura : bref, l’est de la France (cf ton propre, si beau, Versant d’Est !) ; le soleil s’y couche plus tôt que du côté de notre Atlantique… _),

est lui parisien _ comme le Baudelaire des « nuages, les merveilleux nuages« 


Ce sont probablement les lumières diverses de nos contrées
qui marquent notre vision
_ faisant beaucoup de notre regard
sur le visible…

Merci de cet envoi !

Titus


Voici donc aussi l’envoi de Bernard Plossu,

d’un texte qu’un ami lui a adressé :

un ami m’envoie ça

b

—–E-mail d’origine—–
De : Ami
Envoyé le : Jeudi, 28 Octobre 2010 0:32
Sujet : ELOGES DE MAGALI JAUFFRET A BERNARD !

À :   Bernard Plossu

Voici des éloges de MAGALI JAUFFRET ! A ton égard !

CULTURE –  le 26 Octobre 2010
culture
Thibaut Cuisset, l’épure d’un paysage sans exotisme


Le photographe expose « Campagne française» à l’académie des Beaux-Arts et « Syrie, une terre de pierre» à la galerie des Filles du Calvaire.

Dans La modification, Michel Butor décrit les paysages qui défilent derrière la fenêtre du train comme des « paysages intermédiaires ». Ce sont ceux-là qui intéressent Thibaut Cuisset, 52  ans, lauréat de la 3e édition du prix de la photo de l’académie des Beaux-Arts. Grâce à ce prix, ce photographe, qui occupe une place singulière, respectée, a déambulé dans les plaines et moyennes montagnes de Haute-Loire, de Lozère, du Cantal, de l’Allier. Auparavant, il avait arpenté le pays de Bray pour le pôle image de Haute-Normandie et la Syrie pour son centre culturel français.
Son œil, formé aux images d’Antonioni, de Pasolini, de la nouvelle vague, à la manière dont ces derniers filmaient les arrière-plans, les lumières en extérieur, a scruté ces lieux antispectaculaires que l’on regarde peu, que l’on dit à tort « sans qualité », mais qui font une campagne encore bien vivante, en évolution constante. « À l’heure où l’on regarde la planète de manière globale, c’est sur le local que je voudrais me pencher, explique Thibaut Cuisset. Car je pense qu’affirmer la singularité de toute terre, c’est aussi s’interroger sur notre monde. »

Le règne du noir et blanc

Les rares photographes français qui, comme le grand Bernard Plossu, s’intéressent au paysage, cette construction faite de représentations, de valeurs, de repères culturels, partent avec un handicap. Bien sûr, il y a eu les grandes missions initiées par l’État et les institutions pour « encourager à la culture du paysage en France » et auxquelles restent attachés les noms de Jean-Louis Garnell, Pierre de Fenoyl, Raymond Depardon, Sophie Ristelhueber… Mais en France, on ne peut se revendiquer d’une lignée comme, par exemple, en Amérique. Partant en terra incognita, Thibaut Cuisset s’est donc lancé, en plein règne du noir et blanc, en pleine emprise de la photo humaniste, le défi de traduire l’éblouissement, l’aveuglement des lumières du Sud.

Du Maroc à la Namibie et à l’Australie, il a voyagé, pratiquant l’errance, s’imprégnant des lieux, absorbant leurs vibrations, s’arrêtant dans la banlieue romaine de Nani Moretti ou dans le Japon d’Ozu. Là, comme dans les campagnes françaises, comme en Syrie, où sa vision des ruines tranche, il a choisi des paysages qui n’apparaissent pas seulement en toile de fond du geste de l’homme, qui ne sont pas davantage des idéaux bucoliques de la nature.

Sans État d’âme ni pathos

Pour choisir ces lieux, Thibaut Cuisset a besoin que soient articulés un sujet, une lumière (très haute) et des couleurs (douces, en demi-teintes). C’est alors par « un travail d’élimination et d’épure » qu’il cherche à représenter « l’essence du paysage où ni l’anecdote, ni l’exotisme, le pittoresque ou le pathos n’ont leur place ». « J’essaie, explique-t-il, de procéder sans trop bouleverser l’ordre des choses, sans y projeter mes états d’âme, sans excès de signature, ni de style ». Mais il ajoute : « En même temps, c’est moi qui photographie. Or, je suis quand même davantage dans le percept (ensemble des sensations et émotions survenant à celui qui l’éprouve _ NDLR) que dans le concept ».

Aux termes d’un processus sensoriel et esthétique certainement aussi saisissant que le fameux instant décisif d’Henri Cartier-Bresson, son image de paysage à la chambre est à la fois objet documentaire, plastique et poétique. Une façon rare de renouer avec l’expérience directe du paysage…

« Campagne française », exposition à l’académie des beaux-arts, dans le cadre du Mois de la photo. Au 23, quai de Conti, Paris 6e, Jusqu’au 17 novembre.
«Syrie, une terre de pierre », galerie des Filles du Calvaire, 17, rue des Filles-du-Calvaire, Paris 3e, jusqu’au 6 novembre.
« Une campagne photographique, la boutonnière du pays de Bray », 64  pages, 27  euros, Filigranes  éditions, 2009.

Magali Jauffret

Et pour finir,

le souvenir encore ébloui _ j’avais dix ans ! _ de l’éblouissante découverte des fresques de la Résurrection de la chair, d’un autre très grand,

Luca Signorelli (Cortona, 1445 – 1523),

à la Capella San Brizio, du Duomo d’Orvieto (1499-1502) ;

dont voici encore, ultimement, une image _ éblouissante toujours !.. en son éclaboussement de blanc pur ! _,

quand

« Ils sortent de la mort comme l’on sort d’un songe« ,

pour reprendre la poésie si puissante, elle aussi _ autre souvenir, très intense encore, au lycée, cette fois, j’étais en classe de seconde ; mon professeur de Lettres était M. Alain Sicard… _, d’Agrippa d’Aubigné,

en ses « Tragiques« .

Voici l’œil de Signorelli,

celui-là même

qui, l’été 1502 _ comme le narre Vasari en ses Vies des peintres célèbres _ osa saisir les traits en voie de rigidification, déjà, par la mort (de la peste), de son fils Antonio… :

http://www.casasantapia.com/images/art/orvietolsignoresurr700.jpg

Luca Signorelli, Capella San Brizio, Duomo, Orvieto

L’événement était advenu chez lui, à Cortone, cet été-là, de 1502 ;

le père venait à peine de terminer les fresques d’Orvieto (1499-1502)…

Titus Curiosus, le 28 octobre 2010

 

 

Ce dimanche 9 octobre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

La voix de Michel Deguy, poète et philosophe, vient de nous quitter : un nouvel immense chagrin de la poésie française…

18fév

« Décès du poète et philosophe Michel Deguy » venons-nous d’apprendre.

Pour nous,

Michel Deguy est aussi celui avec lequel nous avons eu la chance insigne de nous entretenir, 75′ durant, et magnifiquement _ écoutez le souffle de sa voix en ce sublime podcast ! _, le 9 mars 2017, à la Station Ausone, à propos de son superbe « La Vie subite _ poèmes, biographèmes, théorèmes » (aux Éditions Galilée) ;

cf, 9 jours plus tard, le 18 mars 2015, cet article-ci, intitulé « « …

Outre pas mal d’autres articles à lui et à son œuvre consacrés, sur ce blog En cherchant bien.

Tels, pour commencer,

« « , le 13 mai 2010 ;

et « « , le 18 mai 2010 :

« surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue« , voilà, en effet, ce qu’il y a, encore et toujours, et peut-être plus que jamais, à surmonter, pour nous, les locuteurs et transmetteurs de la langue et de la pensée qui va avec…

Après la perte d’ Yves Bonnefoy (Tours, 24 juin 1923 – Paris, 1er juillet 2016) et la perte de Philippe Jacottet (Moudon, 30 juin 1935 – Grignan, 24 février 2021), la poésie française a à se confronter, et faire face, à un nouvel immense, immense, chagrin… 

Michel Deguy (Paris, 23 mai 1930 – Paris, 16 février 2022) était ami et condisciple de notre cher maître de philosophie, Jean-Marie Pontevia (Montreux-Château, 27 janvier 1930 – Bordeaux, 27 octobre 1982),

qui nous a fait découvrir et mesurer, très vite, en 1966, avec « Actes« , la portée poétique et philosophique de l’œuvre de Michel Deguy.

Ce vendredi 18 février 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le superbe « Nettoyer une expression » de Marie José Mondzain en son « Confiscation des mots, des images et du temps »

15mar

Aux Éditions des Liens qui libèrent, Marie José Mondzain vient de faire paraître, le 22 février dernier, un magnifique et dynamisant Confiscation des mots, des images et du temps ;

qu’elle a pris soin de m’adresser ;

et que j’ai lu cette fois à nouveau avec intense jubilation, tant je partage,

(depuis mes lectures de Image, icône, économie _ les sources de l’imaginaire contemporain, en 1997, L’Image peut-elle tuer ?, en 2002, Le Commerce des regards, en 2003, Homo spectator : voir, faire voir, en 2007, Images (à suivre) : de la poursuite au cinéma et ailleurs…, en 2011, pour m’en tenir à ses ouvrages proprement théoriques, si je puis dire, assez improprement…),

et combien profondément !, ses analyses

_ cf mes articles du 26 novembre 2011, Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain », et du 22 mai 2012, Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012 », celui-ci après notre entretien à propos de cet Images (à suivre) dans les salons Mollat le 16 mai 2012… Et Homo spectator constituant une référence quasi permanente sous ma plume…

Au passage, je remarque l’identité de l’expression « opérations imageantes« 

sous la plume de Marie-José Mondzain,

et dans la bouche de Michel Deguy, qui lui parle d' »opérations poétiques« , en notre (merveilleux !) entretien (de 75′) à la Station Ausone jeudi dernier 9 mars,

à propos du magnifique et très riche La Vie subite (aux Editions Galilée) de cet immense penseur, poète et philosophe _ et à chaque ré-écoute de ce podcast, je me surprends à rire chaque fois davantage de la finesse toujours discrète, mais bien perceptible, de l’humour, en sa parole, en son souffle, en son rythme, du merveilleux Michel Deguy…

Cf aussi mon article du 23 décembre 2009 sur le livre décisif de Martin Rueff sur la poétique de Michel Deguy, Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel :

la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du « culturel » : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff

Or, en regardant d’un peu près la bibliographie de Marie-José Mondzain, je constate qu’en novembre 2008 est paru un recueil d’articles en hommage à Roland Barthes, intitulé Vivre le sens, qui rassemblait les signatures de Marie-José Mondzain et de Michel Deguy, ainsi que celles du grand Carlo Ginzburg, d’Antoine Culioli et de Georges Didi-Huberman.

Cette proximité de penser entre Michel Deguy et Marie-José Mondzain, me frappe donc.

Fin de l’incise ; et retour à la lecture de ce Confiscation

La quatrième de couverture de ce Confiscation résume excellemment à la fois les origines et les finalités de l’exercice exigeant du penser

auquel se livre, à nouveau ici, cette chère Marie-José Mondzain ;

la voici donc, pour commencer, cette quatrième de couverture, avec mes farcissures :

Confiscation

Ne faut-il pas rendre _ voilà ! _ au terme « radicalité » sa beauté virulente _ vivement réveillante ; mais c’est aussi qu’il y a péril aux endormis ! _ et son énergie _ rendant effectivement le courage de se remettre bien debout, ainsi que la vaillance de s’y tenir _ politique ?

Tout est fait aujourd’hui _ par la très massive propagande (et incessant pilonnage) des médias inféodés aux pouvoirs dominants des puissances d’argent _ pour identifier _ faussement, malignement : George Orwell, au secours ! _ la radicalité aux gestes les plus meurtriers et aux opinions les plus asservies. La voici réduite à ne désigner _ aux oreilles et yeux des adhérents à cette doxa  dénués du moindre esprit si peu que ce soit critique : le public addictif de leurs suiveurs dociles…  _ que les convictions doctrinales _ fossilisées en dogmes arrêtés très vite fermés à la moindre ombre d’interrogation ou de soupçon tant soit peu critique _ et les stratégies _ les plus cyniques et mortifères _ d’endoctrinement.

La radicalité _ véritable, et probe _, au contraire, fait appel au courage _ ainsi qu’à la vaillance : versus paresse et lâcheté ; cf l’actualité comme jamais aujourd’hui de Kant en son lumineux Qu’est-ce que les Lumières ? _ des ruptures _ vis-à-vis de ces doxas et catéchismes en tous genres _ constructives _ elles, et véritablement _ et à l’imagination la plus créatrice _ cf ici le merveilleux L’Institution imaginaire de la société du plus grand que jamais Cornelius Castoriadis ; alors que le livre est paru en 1975.

Cf aussi les divers volumes de ce grand livre qu’est Le Principe Espérance, d’Ernst Bloch.

La véritable urgence _ à l’encontre de toutes celles qui acculent, de plus en plus massivement de jours en jours, d’années en années, au burn-out ; cf le remarquable travail de Pascal Chabot en son très incisif Global burn-out, paru en janvier 2013 _ est bien pour nous le combat _ à mener, sans relâche et sans fin, sans jamais renoncer _ contre la confiscation _ voilà ! _ des mots, des images et du temps _ mots, images et temps (de la vie, unique, pour chacun) constituant les tous premiers biens fondamentaux de notre humanité véritable (inlassablement en chantier de construction !), en tant, à la fois, que personnes et que citoyens, pour le moment encore, du moins ; et biens qui sont, en les divers usages que nous avons à en faire, en permanence à élaborer, former, forger, élever, construire, affiner, et pas seulement réparer au fur et à mesure des raréfactions, dégâts, blessures, mutilations, disparitions, aliénations (surtout insensibles ; cf la grenouille ébouillantée peu à peu, à petit feu, sans qu’elle cherche à nul moment à sauter hors du bocal…) qu’ils subissent.

Ici, que devient l’école ? Et son service public ? Cf le grand livre (indispensable !) de Denis Kambouchner, L’École, question philosophique, paru en 2013, ainsi que mes (modestes) articles des 24 février et 14 mars 2013 sur ce livre majeur : Penser vraiment l’école : l’indispensable et urgent débrouillage du philosophe _ l’admirable travail de Denis Kambouchner et Ecole et culture de l’âme : le sens du combat de Denis Kambouchner _ appuyé sur le « fait du bon professeur »

Les mots les plus menacés sont ceux que la languetelle une nouvelle LTI ; cf la lumineuse analyse de Victor Klemperer à l’égard des dégâts opérés sur la langue allemande de Goethe par la langue des Nazis : LTI, la langue du IIIe Reich _ Carnets d’un philologue  _ du flux mondial de la communication verbale et iconique _ existe en effet aussi un terrible impérialisme des images (dont celles des nouveaux multi-médias) que décrypte si bien Marie-José Mondzain _ fait peu à peu disparaître _ rien moins : la langue, vivante, en effet, évolue au fur et à mesure de ses usages, et en particulier, forcément, de ses usages statistiquement dominants ! via les médias de masse _ après leur avoir fait subir _ à ces mots les plus menacés : ici la réflexion de Marie-José Mondzain se focalise sur les mots « radicalité« , « radicalisation« , « déradicalisation«   _ torsion sur torsion _ voilà _ afin de les plier _ voilà _ à la loi du marché _ et de ce que leurs commanditaires cherchent à faire croire au public adhérant et vite captif, en addiction ; sur le marché (et la révolution culturelle libérale), cf Dany-Robert Dufour : Le Divin marché. Peu à peu, c’est la capacité d’agir _ voilà _ qui _ par la paresse et la lâcheté induites par ces habitudes de croire, et de croire penser ! _ est anéantie _ voilà ! de plus en plus monopolisée qu’elle est, cette « capacité d’agir« , par les pouvoirs de l’argent et ses séides, affaiblissant jusqu’à ceux qui s’y opposent et leur résistent _ par ces confiscations mêmes, qui veulent anéantir toute énergie transformatrice _ qui irait au détriment de (et en résistance à) leurs intérêts de pouvoir (surtout financier). Si ces propositions font penser que je crois dans la force révolutionnaire de la radicalité _ vraie : créatrice et libre, imaginante _, on ne s’y trompera pas, à condition de consentir à ce que la révolution ne peut exister qu’au présent. La lutte n’est et ne sera jamais finale, car c’est à chaque instant que nous sommes _ en permanence, sans relâche, y compris et d’abord physique, nerveuse… _ tenus _ voilà ! C’est là le devoir même

(à l’égard de soi comme surtout des autres : je déteste personnellement l’expression « se devoir de«  quand elle se substitue à l’élémentaire et très impératif « devoir«  ! telle la racine des plus éhontés cynismes sans vergogne ! auxquels nous assistons maintenant, aujourd’hui même, de la part de politiques aspirant (ô la belle exemplarité !) à la fonction présidentielle !!!) ;

c’est là le devoir même d’assumer sa condition d’humain, peu à peu conquise, à l’échelle des peuples comme à celle, aussi, des indivividus-personnes-citoyens ; mais ce qui a été gagné et s’est construit, à la fois lentement, mais aussi par sauts, par bonds, peut, forcément, aussi se détériorer, s’abimer, se ruiner, se perdre et être perdu, peut-être, ou parfois, sans retour ; « Civilisations, nous savons que nous sommes mortelles« , mais résistons !.. _ ;

car c’est à chaque instant que nous sommes tenus

d’être les hôtes _ accueillant _ de l’étrange _ cet étrange même à oser (« Sapere aude ! » est bien la devise des Lumières, comme nous l’a appris Kant), à oser concevoir, oser penser, donc, par ce que personnellement je nomme « imageance« , à partir de ce que Marie-José Mondzain, quant à elle, nomme « opérations imageantes«  _ et de l’étranger _ en un devoir d’hospitalité et d’accueil _ pour faire advenir ce _ c’est-à-dire cette radicalité créatrice, donc _ qu’on _ c’est-à-dire ces pouvoirs et leurs inféodés _ nous demande justement de ne plus attendre et même de repousser _ avec agressivité, colère, fureur, même. La radicalité n’est pas un programme _ ni a fortiori un complot _, c’est la figure de notre accueil _ authentiquement créatif ; du moins s’y essayant : à la Montaigne en ses Essais… ; et de ce qui s’y partage _ face à tout ce qui arrive _ de non programmé, et cela via quelque algorithme que ce soit _  et ainsi continue de nous arriver _ pour peu que ces arrivées-là, en leur diversité, hors de nous et aussi en nous, ne soient pas tout bonnement assassinées, noyées, anéanties et effacées de ce qui s’expérimente jusque dans le plus quotidien.

Pour moi,

le fond du problème _ civilisationnel _ abordé dans ce livre important, consiste dans le crucial et complexe processus de constitution et destruction-annihilation

(menant, non pas à quelque « radicalisation« , mais bien à ce qu’il faut qualifier de « fanatisme » : par « fanatisation« , donc, si on veut, pour bien nommer ce processus _ cf ici les fortes analyses d’Étienne Borne, en son lucidissime Le Problème du mal, publié en 1958 aux PUF)

de la subjectivation _ concept détaillé notamment par Michel Foucault _ dans le devenir même, tout au long de leur vie, des personnes ;

avec la place qu’y prennent et occupent

et la liberté

_ ainsi que la responsabilité qui va avec, notamment face au mal ; cf à propos du constat, pages-131 130, qu’« il n’y a pas de réelle contradiction entre la radicalité du mal chez Kant, et la banalité du mal chez Arendt, parce que l’un et l’autre reconnaissent l’irréductible liberté propre à tout homme. La radicalité renvoie à l’énigme de la liberté, la banalité à la possibilité pour tous de devenir le sujet du mensonge et de la cruauté« , les deux superbes citations, pages 131 et 133, empruntées à l’article, en 1994, Kant et l’idée du mal radical, de Myriam Revault d’Allonnes : « On voit déjà pourquoi le mal radical peut être dit « banal » : il est radical parce qu’il est banal. Il est le mal de tous, même si tous ne le font pas. » et « C’est nier l’insondable pouvoir de la liberté que de vouloir _ par une politique de la régénération (on dirait aujourd’hui « déradicalisation«  !) _ extirper du cœur de l’homme jusqu’au désir de faire le mal : le mal est le mal de la liberté«  : c’est très clair ! _

dans le moindre de nos actes,

et aussi, justement, la radicalité _ voilà ! _ de nos opérations imageantes, à chaque instant ;

radicalité telle que l’analysent _ à partir, par exemple, de quelques lectures très précises de Platon (Timée) ou Aristote (De l’âme) _ un Cornelius Castoriadis,

mais aussi un Ferdinand Deligny, thérapeute,

ou un Masao Adachi, cinéaste,

dans les analyses passionnantes qu’en livre ici Marie-José Mondzain.

Sur le fanatisme

_ un mot curieusement absent ces derniers temps ; et plutôt que de « radicalisation« , pourquoi ne parle-t-on donc pas, ou plus, de « fanatisation » ?.. _ 

comme une des « trois figures essentielles du mal humain« ,

voici ce que disait en 1958, en Le Problème du Mal, Étienne Borne :

Le devoir, inséparable d’une attitude polémique contre le mal, c’est-à-dire de débat _ voilà _ et de combat avec le monde et les hommes, trouve sa vérité philosophique et concrète dans la passion. Rien ne trahit plus le cœur humain que la réduction de la vie morale à une lutte de la raison contre les passions en vue de la possession d’une sagesse paisible. Ôtée la passion, il ne resterait de l’homme qu’une plate caricature, une ombre sur un mur _ oui : désubjectivée… L’immoralité lorsqu’elle va jusqu’au bout d’elle-même poursuit la même dégradation : le propre du vice est d’être sans passion, comme un rituel et une mécanique _ voilà. L’Enfer est le désert de la passion et il faudrait le dire de glace et non de feu _ en effet ! L’homme entre _ oui _ en immoralité l’expression est bien intéressante ! _ lorsqu’il organise la fuite _ oui, par un dispositif _ devant la passion, comme l’avouent si elles sont correctement interrogées les trois figures essentielles du mal humain, le dilettantisme, l’avarice, le fanatisme. Les décrire serait la tâche d’une phénoménologie morale ; on se contentera de les analyser brièvement comme autant de philosophies en action _ contre lesquelles mettre en garde.

Le dilettantisme est un don juanisme _ voilà _ du cœur, des sens et de l’esprit. Rendez-vous élégant de tous les humanismes et de toutes les cultures, produit précieux des civilisations décadentes par excès de richesses, le dilettantisme est monstrueusement intelligent, il excelle à montrer la relativité et le mélange indéfinis du bien et du mal dans les intentions et les actions humaines, il se garde de la partialité et de l’engagement comme d’une grossière faute de goût, il se réclame des apparences successives et contradictoires de la nature et de l’histoire. Le dilettante pratique une technique d’évanouissement du mal _ voilà ! _ qui fait du monde un beau mensonge. Parce qu’il refuse la passion, l’accès à l’existence lui est interdit _ oui. Parce qu’il a peur de prendre le mal au sérieux dans l’angoisse _ que nous avons à assumer, en dépit de son inconfort immédiat _, toute réalité et la sienne propre deviennent de purs possibles sans substance. Le dilettante ne vit pas, il a l’air de vivre _ désubjectivé qu’il est.

L’avarice, en dépit d’un lieu commun tenace, n’est pas une passion. Ne pas vouloir dépendre, s’enfermer dans un système de sécurité, chercher une expérience de parfaite suffisance à soi, c’est l’avarice même _ oui _ et le contraire de la passion qui est l’épreuve continue _ oui : splendide vérité ! _ d’une vulnérabilité à autrui _ voilà : la passion s’expose à l’altérité, et dans la durée longue de la fidélité. L’avare vrai est Gobseck et non pas Harpagon, ce timide, inconséquent et comique apprenti. L’avare intégral entasse l’argent pour ne rien devoir à personne et pour avoir entre ses mains l’infaillible solution de tous les problèmes, pour constamment se retirer et dominer sans le faste puéril du pouvoir visible, bref pour tenir toujours efficacement le mal _ de la dépendance envers autrui _ à distance. L’argent n’est qu’un moyen _ mais très général, en l’apparence de son efficace _ d’y parvenir, plus vivement symbolique, parmi beaucoup d’autres. Le pharisaïsme, ce respect littéral de la loi, qui demande austérité et vertu réelles, est une technique sûre _ car littérale et mécanique _ de préservation du péché et par conséquent une forme d’avarice et une même carence de passion. L’avare est toujours ce prudent, ce vertueux qui a la morale avec lui et qui a su se séparer du mal. Incapable de reconnaissance, il se perd dans une ingratitude de dimensions métaphysiques, parce qu’il n’a pas voulu s’engager _ voilà _ dans la passion qui dissout _ en effet _ les sécurités _ et les prévisibilités _ et dans le risque qui s’ouvre à _ l’inconnu de _ l’espérance.

Le dilettante et l’avare étaient des êtres de solitude, des hommes psychologiques ; le fanatique est un être de communauté, un homme foncièrement sociologique _ un suiveur de pur conformisme. Le dilettantisme était une esthétique universelle, l’avarice un absolu de morale, le fanatisme est une religion politique _ oui _ qui entend résoudre dans l’histoire le problème du mal par des techniques d’écrasement et d’extirpation radicale _ par le meurtre généralisé.  Il professe une doctrine de salut par la nation, la classe ou le parti. Le fanatique est aussi bien esclave terroriste que maître despotique : c’est le même esprit de tyrannie, le même manichéisme qui ne supporte pas le partage des valeurs, le dialogue _ voilà _ des expériences _ une expression que reprendrait, j’en suis sûr, Marie-José Mondzain ; mais pour qu’il y ait « expérience« , encore faut-il qu’il y ait un « sujet«  ; et que celui-ci ait pu, déjà, se constituer en un processus un peu développé de « subjectivation« … ; là-dessus, relire Walter Benjamin et Hannah Arendt… _ et qui a besoin pour se rassurer _ mais très mal ! et pas vraiment ! très illusoirement !!! _ sur le bien et le vrai d’une unification _ artificieuse et criminelle _ des consciences _ réduites alors à de purs réflexes pavloviens !!! et panurgiques… _, impériale, charnelle, violente. Familier des procès d’hérésie, le fanatique poursuit à la fois le déshonneur, la réfutation et la mort de l’adversaire. Sa cruauté est le fruit d’une haine sans passion _ la passion impliquant toujours, elle, un processus long et complexe ; et comportant un engagement envers l’autre, ou envers de l’altérité en son objet visé _ qui s’exerce légalement, mécaniquement _ voilà _, rituellement _ aussi. Le fanatique réduit ses victimes à une condition anonyme, substitue à leur visage concret _ voilà _ la définition abstraite de l’hérétique et du traître _ ôté tout visage… Il résout le problème du mal par la destruction des méchants, comme on vient à bout d’une invasion de microbes et d’un vol de sauterelles _ ou d’une infestation de poux. Mais dépersonnalisant _ et désubjectivant _ l’esprit et lui ôtant la moindre opération d’imageance _, perpétuant la guerre par sa mythologie de la dernière des guerres avant la victoire totale, il paraît parfois se confondre avec l’esprit du mal.

Dilettantisme, avarice et fanatisme ne cessent d’ajouter au mensonge, à l’ingratitude, à la haine ; ils sont le mal parce que dès le départ ils ont refusé cette participation au mal dans l’angoisse _ celle de la liberté (et de la responsabilité), et aussi de l’amour _ qui est la seule voie _ qui prend toujours un minimum de temps, de réflexion, voire de débat avec d’autres, qui soient des interlocuteurs proposant des objections, un dialogue _ vers la libération ; chacun d’eux est un système cohérent et fort de liquidation _ annihilation _ du mal, une solution intégrale _ supposée ! _ du problème — ; et vécus ils aboutissent à une exaspération du mal. Il manque aux moralismes comme aux immoralismes de connaître que la passion est la substance de la vie ; ou plutôt ils n’en ont que trop conscience, tant sont savantes et habiles les précautions qu’ils prennent pour ne se point brûler à cette flamme.

La passion sera alors pour la conscience morale critère d’authenticité. L’âme du devoir est ce prophétisme qui, depuis les temps de l’ancien Israël, se manifeste par la dénonciation des tyrannies et des servitudes, la protestation contre l’iniquité de la mort, la guerre aux idoles, c’est-à-dire au partage de Dieu en valeurs ennemies. Le dilettantisme oubliait, en moquant l’esprit de sérieux, que la colère et l’indignation sont les premiers sentiments moraux. La conscience morale ne sera fidèle à sa propre essence que si elle ne renie pas ses origines. En ce premier sens et comme par enracinement _ à nouveau du radical _, le devoir est déjà passion, ou dilettantisme vaincu.

Fin de citation.

Ici,

et commentant le nettoyage entrepris superbement par Marie-José Mondzain des mots et expressions à partir de « radical« , « radicalisé« , « radicalisation » et « déradicalisation, »

je mettrai donc l’accent sur l’apport magnifique à l’intelligence des enjeux de ce qui nous _ sujets que nous essayons de constituer _ menace et de ce contre quoi il nous faut défendre les sources et ressources _ oui _ de notre liberté la plus effective, efficiente et la plus concrète _ à l’œuvre et en œuvres _ à déployer, développer, épanouir, faire resplendir en actes et en œuvres dans la joie,

que constituent et donnent les trois derniers chapitres de Confiscation,

que Marie-José Mondzain intitule « Image » (aux pages 143 à 164), « Zone et zonards » (aux pages 165 à 189) et « Paysages » (aux  pages 193 à 207).

Analysant, au sous-chapitre (d' »Image« ), qu’elle intitule justement « L’imaginaire radical » (aux pages 153 à 164), les démarches et positions-propositions très riches de Cornelius Castoriadis,

Marie-José Mondzain précise, page 156 :

« L’image est justement le site _ un terme à méditer _ inassignable _ voilà ce qu’elle va, et très brillamment, expliciter et justifier : notamment en commentant, un peu plus loin, au chapitre suivant, certaines pages (37 d) du Timée de Platon, à propos de la « Chôra«  ; et, aussi, des pages du traité De l’âme d’Aristote, à propos du « Diaphane« … _ qui met _ avec audace et pertinence à la fois _ en rapport _ dynamisant et fécond _ ce qui est _ apparemment, au départ du penser-juger, pour soi-même, en son effort courageux de méditation-analyse-prospection _ sans rapport« .

Et, page 157, elle cite l’extrait suivant de la page 481 de L’Institution imaginaire de la société, de Cornelius Castoriadis :

« La représentation est la présentation perpétuelle, le flux incessant dans et par lequel quoi que ce soit se donne. (…)

Le flux représentatif fait précisément voir _ percevoir, concevoir _ l’imagination radicale comme transcendance immanente _ expression-oxymore  que ne renierait pas Michel Deguy ! _,

passage _ voilà ! _ à l’autre _ en son altérité profonde de départ _,

impossibilité pour ce qui « est » d’être

sans _ simultanément _ faire être _ voilà ! _ l’autre (…)

En tant qu’imagination radicale _ nous y voilà ! _,

nous sommes ce qui « s’immanentise » dans et par la position d’une figure

et _ d’un même inséparable mouvement _ « se transcende » en détruisant cette figure par le faire-être d’une autre figure« .

Extrait que Marie-José Mondzain commente aussitôt ainsi :

« L’écriture de Castoriadis est en général si claire qu’on ne peut qu’être encore surpris _ et ébranlé _ par la difficulté et l’absence de fluidité qui surgissent ici dans son expression même« .

Et elle poursuit ce très significatif commentaire pensif, voire interrogatif, de l’extrait, un peu plus loin (page 160) :

« Cet extrait énigmatique est un véritable tour de force conceptuel _ nécessaire et fécond, en son défi _

qui fait qu’une source obscure et même ténébreuse _ plus loin, elle va lui appliquer le terme de « zone«  _ éclaire de tous les feux de l’incarnation _ encore elle ! _ ce qui donne naissance non seulement au sujet _ voilà _, mais à la société tout entière.

Elle est le brasier nucléaire,

détenteur d’une puissance quasi atomique

et sans lequel il n’y a ni invention de l’ordre ni création des événements de l’histoire « .

Et encore :

« Le texte mérite qu’on y examine de plus près les termes _ oui _ dans lesquels l’hypothèse de « l’imagination radicale » plaide pour la radicalité de toute exigence _vraie _ de _ vraie _ liberté, qu’elle soit individuelle ou collective« .

Et cela pour mettre l’accent, page 161, sur le fait que

« chez Castoriadis, la défense de la radicalité

modifie la fable _ du labyrinthe de Dédale et du fil d’Ariane (à impérativement suivre à rebours afin de parvenir à s’en sortir) _

et lui confère au contraire son tranchant »

_ et cela, à l’exact inverse de la pensée « qu’il tient à la continuité _ douce et réconfortante _ d’un fil qu’il suffirait de suivre en le faisant défiler dans sa main _ d’instituer la fidélité des trajectoires et de permettre à la fois d’en finir avec la terreur _ telle celle du Minotaure _ et de retrouver la lumière vivante de l’ordre »

Et de poursuivre :

«  »Tranchant » est un mot radical et fondateur _ voilà, les deux ! _ dans le labyrinthe des explorations, des carrefours et des choix _ à effectuer.

Trancher, c’est choisir en opérant une coupure ;

et pour cela il faut que le fil soit celui du rasoir,

celui de la lame aiguisée, prête pour le combat « .

Ainsi, Marie-José Mondzain avance-t-elle, pages 162-163 :

« Le tranchant du fil _ avec la conséquence de la déprise-rupture qui s’ensuit _ transforme _ donc _ le récit labyrinthique

car le triomphe du Minotaure ne tient qu’à un fil, et sa défaite aussi.

Si le labyrinthe est une affaire

non plus d’architecte abritant la voracité « d’un monstre de la folie unifiante »,

mais de géographe et de géomètre,

alors ce qui importe à chaque carrefour _ voilà _,

ce n’est pas, comme pour le Petit Poucet, de conjurer l’égarement par la conservation des traces ou la continuité d’un fil,

mais au contraire de créer la scène de la séparation _ ou audace de la déprise _ :

pas de fil d’Ariane,

mais à chaque carrefour un combat

pour pouvoir emprunter justement le chemin barré.

La ruse salvatrice du fil d’Ariane consistait à retrouver son chemin,

donc à pouvoir rebrousser

afin de sortir par une issue qui n’est autre que l’entrée elle-même.

Bien au contraire, les carrefours du labyrinthe sont des sites décisifs, sans retour _ voilà ! _,

dont le franchissement ne s’opère qu’en termes de lutte et d’énergie imaginaire c’est-à-dire créatrice.

Pour Castoriadis,

on ne peut pas se perdre si on invente _ soit un acte d’institution imaginaire : acte(s) d’institution de soi comme sujet, comme acte(s) d’institution de la société _ la suite _ cf ici les analyses de ce que sont la « suite » et la « poursuite » dans le travail précédent de Marie-José Mondzain : Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleursAinsi que mes articles : Dans et par le battement des images, les aventures du sujet (tenir bon ou céder) vers sa liberté : le livre (montanien !) « Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs » de Marie-José Mondzain et Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012

Choix radical et créateur sur un territoire construit et pensé comme un réseau de chemins _ se croisant, se ramifiant _

où l’on évite les fils _ non créateurs _ de retour et ceux de l’égarement. »

« Le labyrinthe impose _ ainsi _ la nécessité _ courageuse _ du saut (…),

le choix d’une voie périlleuse dont l’issue ne tient pas à la continuité d’un fil,

mais qui tisse lui-même _ de son initiative _ le fil arachnéen où vient se poser _ maintenant, hic et nunc _ son pas et s’inventer son itinéraire.

On ne subit pas le labyrinthe comme un piège préétabli et élaboré par d’autres pour notre perte,

on évolue labyrinthiquement dans des espaces sans retour _ mais qui ont une histoire, et qui, aussi, vont la faire _

dont l’énergie inaugurale _ voilà : aude sapere ! _ nous est sans cesse à charge _ avec espérance.

Quand l’énergie de la provenance n’est autre que celle de la destination elle-même,

les carrefours et les bifurcations inscrivent dans l’espace des zones _ le mot apparaît ainsi ici _ imprévisibles

où se décide à chaque instant _ par nous comme sujet décidant, et sur le champ _ une forme _ voilà _ sans précédent.« 

Avec cette conclusion, pages 163-164, de ce chapitre « Image » et cette sous-partie « L’imaginaire radical » :

« L’image est l’apparition _ survenant alors _ de cette forme ;

la zone est le site de cette géographie des possibles _ s’esquissant ainsi, et ayant à se préciser, dessiner, par nous.

Et on appelle peut-être « artiste« 

le corps qui donne à l’apparition de cette forme une visibilité autorisant le partage,

c’est-à-dire donnant à ce partage le nom d’un acteur qui est celui d’un auteur.« 

Et « c’est à partir de cette zone _ nécessairement indistincte au départ, en même temps, et surtout, que formidable gisement-source d’énergie… _

que je propose

d’inscrire un nouveau déploiement de la radicalité imaginative _ voilà _,

créatrice d’espaces et de temporalité communs » ;

et « je déplacerai le curseur de la lecture de Platon,

pour y repérer (…) une indication fondatrice du rapport de l’image à la temporalité

et à l’exercice étonnant qu’il fait de sa propre fantasia

pour penser l’inscription radicale de l’image dans un site _ ou « zone » _ d’absolue indétermination« .

Dans le chapitre suivant intitulé « Zone et zonards« , pages 165 à 189 _ de Confiscation,

et à partir des lectures _  commentées _ de passages du Timée de Platon par Cornelius Castoriadis et Jacques Derrida,

Marie-José Mondzain en vient, page 167 et suivantes,

« au point nodal où la problématique de l’eidos _ l’idée _ croise _ voilà _ celle de l’eikôn _ l’image.

Platon, plus haut dans le Timée, avant d’inscrire et de décrire son « imaginaire radical »,

avait nommé le temps image _ eikôn _ mobile de l’éternité (37d, 5).

Dire du temps qu’il est image,

et dire de cette image qu’elle est éternité en mouvement,

est une formulation d’une audace et d’une puissance inouïe oui !

Dans une formule de trois mots,

Platon hausse eikôn à hauteur de la zone où se joue le devenir sensible et visible du monde intelligible lui-même,

en se déployant dans le réel selon le nombre en mouvement.

L’image est donc ce qui met en relation dans le temps,

l’éternité de l’idée

et l’espace où nous expérimentons la réalité sensible du devenir dans son apparition _ même.

L’image est apparition voilà ! _ de l’idée dans le monde du devenir temporel.

Mais Platon veut aussitôt préciser la nature de ce « lieu » inassignable,

celui du troisième genre de l’être

où cette relation opère,

où l’eikôn est mouvement de l’eidos, de l’idée en son éternité.

L’image est pour toujours du « troisième genre », lieu non de l’être, mais du « naître ».

C’est pourquoi l’étape suivante de la méditation platonicienne

vient répondre à la question du lieu de naissance _ voilà _ de l’apparition sensible de l’idée.

Platon imagine, au sens plein _ voilà _, la béance _ voilà _ de ce lieu vide _ vacant _ qu’est le site de la gestation du visible.

Il en fait l’hypothèse, le fait surgir, comme si c’était un néologisme, sous le nom de chôra.

Evidemment, ce mot n’est pas un néologisme,

il existe à côté et à distance de topos, qui est le mot de la localisation (…).

Et pourtant, atypique, chôra arrive ici dans le champ philosophique comme une énigme lexicale

qui n’en finira pas de poser un problème de traduction.

Dans la langue commune, il désigne l’espace non urbain.

Il est le champ qu’on peut cultiver, le hors-champ de la cité,

qui échappe à la détermination des limites et des institutions.

Ainsi le mot va-t-il occuper un site intermédiaire,

entre friche et culture, bornage et illimitation,

dont le nom a la porosité de la membrane qui sépare et compose le voisinage entre le logos, qui le désigne, et le muthos, qui l’hallucine.

Platon, pour l’introduire, doit absolument inventer _ oui ! _ ce troisième genre de l’être (triton genos)

qui ne relève

ni du monde intelligible et solaire des idées,

ni du monde des ombres sensibles propre aux incertitudes et aux apparitions précaires.

On doit donc imaginer _ voilà ! _ une « zone » _ voilà ! _ d’où un régime de visibilité surgit _ voilà ! _

à l’image _ seulement, certes _ de l’éternité _ mais incarnant bel et bien celle-ci ! _,

une « zone » d’indétermination originaire _ et féconde _,

sans laquelle _ toutefois _ il serait impossible pour un vivant pensant et parlant d’envisager,

de donner son visage à l’apparition de l’idée _ apparition de l’idée qui, donc a besoin d’un tel visage

Imaginer cette zone sans jamais la voir,

c’est reconnaître en elle la condition _ voilà : comme transcendantale _ de la visibilité elle-même« , page 169.

Et, poursuit Marie-José Mondzain,

« Aristote hérite de cette exigence « mythique » _ de Platon _ lorsque, dans le traité De l’âme, il donne le nom de « diaphane » à une instance sans nom (anonymos)

qui est _ aussi et encore _ la condition invisible de la visibilité.

La chôra platonicienne a bien la diaphanéité, la transparence, de ce qui est _ à la fois _ le recueil et la matrice du visible.

L’origine du visible se trouve _ ainsi _ dans l’invisibilité matricielle de la chôra,

chôra dont il _ Platon _ nous dit qu’elle est obscure (amudron), difficile à penser (kalepon noient), à peine croyable (mogis piston), donnée comme en rêve (oneiropoloumen) et de façon batarde (nothos).« 

Marie-José Mondzain peut donc conclure ce passage, pages 169-170 :

« Platon est donc en effet le premier à formuler en philosophie la nécessité de poser dans sa radicalité _ voilà ! _ une instance imaginaire,

c’est-à-dire de poser l’hypothèse sans laquelle on ne peut rien voir _ voilà ! le regard (tout regard) a une histoire : le regard doit impérativement se former, dès les premiers moments et jours de l »ouverture des yeux du nourrisson ; cf ici par exemple les analyses, dès 1958, de René Spitz (1887-1974) dans Du regard à la parole _ la première année de la vie Et il faut ici aussi se pencher sur le devenir de l’appréhension des formes signifiantes chez les animaux, dans les travaux des éthologues… _

qui donne dans la vie sensible

son lieu voilà ! _ à la pensée

et sa possibilité au savoir« . 

Ajoutant tout aussitôt, page 170 :

« Castoriadis _ tout anti-platocien qu’il se veut _ doit bien à Platon cette symbiose théorique entre originaire et imaginaire,

même s’il ne traduit pas _ lui, Castoriadis _ chôra,

que je traduis ici _ écrit-elle _ par « zone ».

Ce réceptacle du visible en est la source, la matrice (métra),

nourrice (tithènèn) du visible (48a-52e).

L’invisible est _ ainsi _ la condition du visible,

à partir d’un espace sans lieu _ voilà ! _

qui opère radicalement _ comme source féconde _ comme pure indétermination matricielle et donc féconde sans avoir eu besoin d’être fécondée _ mais qui va peu à peu nourrir le visible s’élaborant à partir d’elle, de la réception-assimilation plus ou moins riche, de références culturelles, de tout ce qui va s’apprendre des échanges de signes (dont, pour les humains, la langue !) avec les autres.

On peut saisir au passage la raison pour laquelle les penseurs chrétiens se sont saisis de cette chôra

pour nommer _ en effet _ la Vierge, matrice et nourrice d’un divin bâtard,

membrane diaphane et intacte, qui met au monde, comme on fait apparaître sur un écran l’image naturelle,

archétype de toutes les images possibles, image inengendrée de l’inengendré,

visibilité qui ne cesse de mourir pour ressusciter.

Cette matrice est bien ce qui donne son visage à la transcendance,

ce qui permet (…) d’envisager la visibilité de l’idée.« 

« Traduire chôra par « zone »

est assez fidèle au dispositif spéculatif qui formule les conditions de l’image et du visible,

car zonè est la ceinture _ voilà ! cet élément est important _,

le périmètre _ mais vague et indéterminé, lui, à la différence de la ligne distincte, elle, de l’eidos !.. qui donne sa forme au visible,

la limite de l’incirconscriptible

en même temps que _ déjà, aussi _ l’inscription _ graphè _ de l’illimité.

Mais ce graphe défie l’écriture et sa lisibilité ;

il opère en excès, en débordé de la matérialité des signes.

Le grapheus, lorsqu’il fait des images, est _ ainsi _ un « zonard »,

comme l’est tout artiste dont les gestes _ s’inventant _ qui font naître le sensible

se posent _ dans leur fulgurance _ sur le seuil indiscernable du visible et de l’invisible.

Affaire de membrane, que les Grecs ont désignée du nom d’hymen », pages 170-171.

Marie-José Mondzain explique alors pourquoi elle a « choisi d’appeler « zone  » cette chôra » de Platon et de Castoriadis :

« la raison la plus forte est que cela permet aux zonards, sans domicile fixe et sans identité assignée,

aux exilés et exclus de toutes provenances,

de partager _ avec fécondité _ un site d’hospitalité inconditionnelle,

où tout est possible,

où rien n’est soumis à l’empire _ implacable _ de la nécessité.

Nous pouvons partager avec les zonards la liberté _ ouverte et ouvrante  _ de cette imagination radicale,

c’est-à-dire les débats collectifs sur les conditions de la communauté,

les conversations du regard _ cf Le Commerce des regards _

qui font advenir à la parole _ et c’est très important _ les expériences de la sensibilité.« 

Et elle en déduit que

« nous devons construire ensemble la scène de ce partage.


C’est dans la zone de ce partage de l’appartenance de tout vivant à un espace de liberté et d’invention,

dans cet espace transgénérique, propre à l’image,

que s’inscrivent _ à la fois _ nos gestes inventifs

et nos résistances.« 

Avec cette conséquence cruciale :

« La confiscation _ revoici le mot ! _

et la perte de cette ressource de la radicalité _ ou le cœur du problème abordé en ce livre important ! _,

réduisent tout sujet _ non sujet, en fait, car seulement et totalement passif, décérébré _ de ce dépérissement _ amenant à une terrifiante désubjectivation, annihilation (et suicide) de (ce) qui avait vocation à constituer et devenir un vrai sujet… _

à tenter les expériences _ mais en sont-ce vraiment ? _ extrêmes

que sont la _ fausse _ piété fanatique _ le mot « fanatisme«  apparaît bien ici _,

les rites _ faussement _ purificateurs

et _ tragiquement (en tout ce qu’ils détruisent en les autres comme en soi) _ initiatiques du sacrifice meurtrier et suicidaire _ sadisme et masochisme sont toujours de très puissants facteurs _,

les fureurs de l’intolérance _ envers autrui _

et l’obéissance aveugle _ et affreusement vide _ à des recruteurs impitoyables.  « , page 172.

« Il faut cesser de voir trop commodément _ les convertis à la terreur comme des barbares, des monstres ou des fous.

Ils incarnent _ plus simplement _ la misère profonde _ tant culturelle qu’économique, ainsi que les résultats _ de l’imaginaire collectif

que le capitalisme ne cesse de tarir (…) avec les produits euphorisants, qui se veulent salvateurs, du divertissement et de la guerre sainte » :

ce précisément contre quoi Marie-José Mondzain appelle ici à résister.


Car, dit-elle, pages 172-173,

« c’est au nom de cette résistance possible

que je plaide ici

pour la radicalité émancipatrice de tous les gestes d’hospitalité

et de création« .

Et « créer, c’est sortir de l’impuissance« .

Et « donner à sentir, c’est produire du commun« _ authentiquement partageable _, page 188.


Le dernier chapitre, intitulé « Paysages« , de Confiscation

aborde ce que Marie-José Mondzain appelle, pages 193-194,

« la porosité des espaces

dans lesquels se joue le passage _ mais oui _ de la violence inhospitalière du monde habité,

au site _ de création artiste, ou autre, à la place de la violence et du meurtre ! _ où l’imagination radicale produit la zone sismique _ de création, donc, avec ses cataclysmes _ où poussent avec obstination les saxifrages irréductibles« .

Marie-José Mondzain prend en priorité deux exemples,

touchant « à la question cruciale du hors champ » ;

question qui l’intéresse depuis longtemps, en ses analyses d’images, au cinéma et ailleurs :

_ le hors champ de Poussin et de ses paysages tragiques _ tels ceux des « Quatre saisons« , au Louvre, mais aussi le « Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé«  (du Städel Museum de Francfort-sur-le-Main) _ ;

_ et le hors champ du cinéaste japonais Masao Adachi _ notamment dans son film de 1969 « A.K.A. Serial Killer« , et d’après son texte de 1971 « Questions imaginaires au tueur en série. L’affaire Norio Nagayama« .

Avec cette thèse, pages 200-201 :

« Le paysage est bien le palimpseste toujours déchiffrable _ pour qui incline à décrypter… _ de toutes les passions,

c’est-à-dire de tous les crimes commis et de toutes les violences subies,

et même de tous les chagrins éprouvés par ceux qui laissent derrière eux les traces innocentes et visibles de leur disparition violente.

L’événement _ lui-même, en tant que tel _ disparaît du champ _ de vision du regardeur _ ;

et c’est son hors champ, donc le paysage, qui devient mémoire sans fin _ du moins potentiellement _ des crimes invisibles » _ qui y ont eu lieu.


« En suivant l’analyse d’Adachi,

on peut entendre que le premier crime du serial killer est toujours déjà le deuxième,

dans la mesure où il s’inscrit sur la toile _ voilà ! _ des violences désubjectivantes _ voilà !! _

et donc destituantes du paysage

dont il est l’infime symptôme, le misérable rejeton _ superbe analyse !

Les crimes les plus terribles (…) sont commis par des corps pour ainsi dire déshérités d’eux-mêmes _ oui : de sujets désubjectivisés ! nihilistes parce qu’annihilés _,

qui imaginent  _ bien illusoirement _ pouvoir exister _ enfin ! _ dans le regard  _ !!! _ des autres

à la seule condition _ qui soit accessible aux locataires de ces corps, via les médias de masse d’aujourd’hui offerts _ d’organiser le spectacle des tueries qu’ils perpètrent au prix de leur propre disparition.

Examiner la scène où se déroulent des scénarios du désastre,

déchiffrer dans l’espace des villes

la violence inhospitalière et la brutalité de ce qui n’est plus « rencontre », mais « choc accidentel avec le corps de la terreur »,

voilà ce que Masao Adachi voulait filmer

en laissant sa caméra glaner les signes _ voilà ! _ de la déréliction, du désespoir et de la haine dans l’espace urbain de Tokyo.

Si Adachi ne cherchait pas à connaître ou à faire connaître la personne du serial killer,

c’est parce qu’il n’était « personne ».

Le criminel n’était _ certainement _ pas radical.

Adachi déplace _ donc _ la question de la terreur et du crime

pour envisager _ et nous faire envisager, aussi _ dans sa radicalité la responsabilité politique _ oui _ du geste cinématographique _ lui-même _ dans son adresse à la communauté tout entière« , page 202.

« Je crois que nous pourrions de la même façon aujourd’hui filmer

ou décrire l’espace que nous traversons chaque jour

pour en laisser voir _ et faire voir _ la violence dans les signes de la pauvreté _ voilà _,

pour montrer la matière même et les traces visibles et tangibles de l’isolement et de l’inhospitalité « ,

poursuit Marie-José Mondzain.

Et, page 203 :

« Dans le mouvement de sécularisation,

dont on dit qu’il est la marque du désenchantement du monde,

la réanimation sauvage du sacré _ superbe expression _

redonne du service à des fanatismes _ revoici le mot _

qui, précisément, indiquent un besoin de réenchantement dans les propositions les plus extrêmes _ et pas les plus « radicales«  !

Les nouveaux catéchismes imposent des fidélités factices _ certes ! _

et des dépendances suicidaires.

 

Faute de confiance _ authentique_ et de fiabilité _ vraie _,

on se jette à corps perdu _ c’est le cas de le dire ! _ dans les croyances les plus ineptes »

_ et à mes yeux la lente mais profonde détérioration de l’école, pour des raisons probablement d’abord d’économie de budget (mais aussi de mépris des personnes), a sa part de responsabilité aussi ;

celui qui a enseigné (avec bonheur, mais oui !!!) à philosopher durant quarante-deux années, peut rétrospectivement en juger…

Alors, page 204 :

« Y aurait-il des paysages où l’on ne peut _ nécessairement, fatalement _ que tuer ou mourir ?

N’est-ce pas dans le vaste hors champ des actes terroristes qu’a lieu la destruction criminelle de la planète _ Michel Deguy dirait, lui, de la Terre _ elle-même ? « 

Alors, et cependant, Marie-José Mondzain voit dans ce qu’elle nomme « un geste d’art« , page 205,

« le fait de tout geste prenant le risque _ aussi vertigineux _ de manifester cette puissance _ ouverte _ de l’informe

dans la forme même _ de ce qui devient œuvre.

C’est ce que je souhaiterais faire entendre, poursuit-elle, page 205-206, en disant que l’art est toujours zonard,

traitant toujours de l’intraitable _ et acceptant de s’y affronter _

et faisant advenir dans le sensible la temporalité singulière d’une phantasia turbulente et joyeuse _ parce que joyeusement joueuse.

C’est dans l’espace atomique sans limites des opérations imaginantes _ voilà _

que se développe cette zone privilégiée et insigne

où se déploient _ oui _ les jeux _ voilà _ de notre liberté.

Et je crois que la radicalité véritable _ puisque là est le fond de la question de ce livre _ est inséparable de la force irrésistible du rire et de la joie.

Même quand ils s’emparent du pire,

les gestes d’art nous rendent _ très effectivement _ heureux,

car nous y puisons les ressources _ fécondes _ de la joie et du partage.

La joie et le rire sont une source irrépressible d’énergie politique. »

Avec cette conclusion, page 207 :

« Au cœur d’un même événement,

deux régimes sonores se font _ ainsi _ entendre,

deux énergies

dans leur tension _ essentielle _ turbulente et jubilatoire _ oui !!! _ :

celle des craquements jaillissant des fractures _ « saxifrages », dit l’auteur ! _ qui détruisent les chaînes _ d’aliénation _

et rompent le silence de la fatalité _ à immanquablement subir _ et des enchaînements _ mécaniques, algorithmiques, robotisés _,

et celle qui surgit, dans la stridence _ d’art _ des voix, des corps qui dansent ou vagabondent sans orientation prévue,

car ils s’en remettent _ voilà _ à la pure radicalité _ oui : un pur commencement à ouvrir et déployer _ de la rencontre _ vraie : cf mon propre texte, en 2007, Pour célébrer la rencontre, que publia, alors, sur son site, Bernard Stiegler… _ avec celui ou celle qui arrive,

qu’on n’attend pas

et qu’on ne doit _ simultanément _ jamais cesser d’attendre _ afin de savoir être toujours prêt à l’accueillir, en son vivace et souvent bref passage ;

et d’abord apprendre à être apte à savoir, à la seconde, voir, puis saisir, ce qui (et d’abord qui), là, passe furtivement et très vite ;

à l’image du joyeux en même temps que tranchant divin Kairos, aux chevilles ailées,

qu’il peut nous arriver de croiser !

Pour rester radicalement fidèle à cette énergie _ voilà ! _

il faut bien consentir à ce qu’il n’y ait jamais de « lutte finale »,

mais une fidélité tenace _ oui, de chaque instant ! _

envers tout ce que nous devons

ne jamais cesser de combattre

si nous voulons ne pas cesser d’inventer _ oui _

pour le partager » _ absolument.

En trois pages excellemment ramassées,

la conclusion du livre, aux pages 209 à 211, vient relier lumineusement

la double thèse finale de Marie-José Mondzain, soient ces « deux propositions«  _ d’action on ne peut plus effective ! _ que sont

et « l’urgence d’une réappropriation _ par chacun et par tous _ de la parole« ,

et « l’impérieuse nécessité d’un combat _ tout à la fois puissant et joyeux _ contre la confiscation _ éhontée et à très grande échelle : mondialisée ; mais l’art peut, lui aussi, beaucoup ; et même une seule courageuse personne, parfois  _ des images et des mots« ,

à ce qui,

au long des analyses-explorations très fouillées de l’ensemble de ce livre,

est venu, justement, les fonder :

« C’est dans la composition _ au sens de la dynamique des forces, en physique _ sociale _ un art éminemment subtil à construire _ des relations d’échanges et de luttes _ les deux, qui sont liées _

que la paix _ vraie : « union des âmes«  dit Spinoza _ signifie un état positif de la vie antagonistique _ cf ici les décisives analyses de Nicole Loraux, en son La Cité divisée _ l’oubli dans la mémoire d’Athènes

Deux forces radicales _ à la fois de fond, et de capacité de commencement _ agissent dans cette composition _ avec sa résultante _ :

celle qui produit consistance et liaison _ au lieu de schize et déliaison haineuse _ dans un espace de fiabilité _ tellement et ô combien bafouée ces derniers temps-ci _ de la parole

et celle qui fait surgir _ dans l’inattendu de gestes d’essais de création _ des formes inédites _ voilà ! _ dans le voisinage périlleux _ parfois, sinon souvent, vécu dans l’angoisse _ de l’informe _ avec ses ressources de plasticité _ et la béance _ ouverture féconde _ d’un chaos _ généreux _ « …

Et « ces deux énergies s’originent peut-être _ ensemble ! _ dans une zone indiscernable d’indétermination radicale,

où le temps met en mouvement les images de l’éternité« .

Ce qui permet à Marie-José Mondzain de souligner, en commentaire :

« C’est cela, l’imaginaire _ ou «  »imageance« je préfère, pour ma part, ce terme, forgé à partir d’un participe présent de verbe d’action-création… _,

c’est cela, sa radicalité » _ ou puissance (formidable !) de commencement.

Et on comprend que les pouvoirs installés craignent cette puissance rivale de leurs efforts de main-mise, et cherchent à la domestiquer ou l’asservir, en (se) la payant, pour leur exclusif profit !!! Sur ce point, le rappel (in Image, icône, économie _ les sources byzantines de l’imaginaire contemporain) des querelles de l’iconoclastie, est aussi bien éclairant…

Et c’est à cette capacité d' »imageance« -là, en chaque sujet humain,

qu’il nous faut permettre d’apparaitre, surgir ;

et c’est elle qu’il faut protéger, préserver, encourager, en ses commencements,

afin d’aider à la cultiver vraiment par les meilleurs moyens qui soient

et contribuer à ce qu’elle se déploie pleinement,

en chacun des hommes,

afin d’aider à étendre, en se réalisant, en un processus épanouissant de subjectivation, leur humanité vraie,

attaquée qu’elle est par les opérations de décérébrage et désubjectivation à échelle mondiale,

de misérables (!) marchands d’illusions …

Merci, chère Marie-José, pour ce travail  bien utile, dans ces combats pour la culture vraie,

versus les impostures installées…

Titus Curiosus, ce mercredi 15 mars 2017

La genèse de l’hymne de l’amour de la vie, de Nietzsche, dans l’excellent « Voyage de Nietzsche à Sorrente » de Paolo D’Iorio

31mar

C’est la piste de la recherche (éminemment concrète) du « génie des lieux » dans l’élaboration de la fine pensée nietzschéenne,

qui m’a conduit à lire Le Voyage de Nietzsche à Sorrente _ sous-titré Genèse de la philosophie de l’esprit libre _, de Paolo D’Iorio,

thésaurisé par moi dès sa parution en mai 2012.

Et en avant-propos à cet article-ci,

j’invite à l’écoute de l' »Hymne à la vie » de Nietzsche, Gebet an das Leben,

composé en 1882 sur un poème de Lou Salomé,

par exemple tel qu’il conclut le récital de Lieder de Nietzsche de Dietrich Fischer-Dieskau accompagné au piano par Aribert Reimann, enregistré à Berlin en septembre 1989, tel que le propose le CD Philips 426 663-2…

En voici le texte traduit en français (par Bertrand Vacher) :

Oui, comme un ami aime son ami,

je t’aime, vie énigmatique !

Que tu m’aies  fait jubiler ou pleurer,

que tu m’aies apporté la souffrance ou le plaisir,

je t’aime, avec ton bonheur et tes tourments,

et si tu dois m’anéantir,

je m’arracherais douloureusement de tes bras,

comme on s’arrache de la poitrine d’un ami.

Le « génie des lieux » depuis bien longtemps sollicite ma curiosité _ et c’est ainsi que j’ai amené les élèves de mon atelier « Habiter en poète » à l’exercice d’oser saisir (et donner, rendre) par la photo (sur le terrain même, à arpenter !, d’une ville étrangère : loin d’ici…) le regard d’un grand écrivain européen contemporain sur sa ville (et son monde), en l’idiosyncrasie de son écriture (= son style), regard auquel leur lecture hyper-attentive du livre de ce grand écrivain sera auparavant et en même temps à la fois, parvenu ; en essayant, à leur tour, et sur le terrain à découvrir, de se faire artistes de la photographie : « saisis » par la rencontre de leur propre découverte de la ville, avec ce qu’ils avaient peu à peu découvert, en leur lecture (et, en même temps, incorporé, en leur pratique photographique), du regard de l’écrivain, en son propre style : il s’agissait du regard d’Antonio Lobo Antunes sur sa Lisbonne, en son Traité des passions de l’âme ; et du regard d’Elisabetta Rasy sur sa Rome, en son Entre nous : des chefs d’œuvre !.. ; le projet que faute de financement nous n’avons pas pu réaliser, concerne Naples et le regard sur Naples de Diego De Silva dans son puissant roman Je veux tout voir

Quant à Nietzsche,

il est, pour moi, une des portes _ décisive ! via l’analyse qu’il mène du nihilisme ; et des voies qu’il conçoit afin de le surmonter… _ de l’intelligence effective de notre présent historique :

depuis de nombreuses années, nous avons très attentivement arpenté, labouré et décrypté, chaque année, et en un nombre suffisant de séances, le Prologue _ capital ! _ d’Ainsi parlait Zarathoustra _ conçu et écrit, lui (ainsi que « les vingt-trois chants qui composent la première partie« ) à Rapallo, l’hiver 1882-1883, « en trente jours » : « dix pour le premier jet, dix pour la rédaction, dix pour une dernière mise au point« , indique Daniel Halévy (1872-1962) aux pages 348-349 de son (toujours !) vibrant Nietzsche, paru en 1944, aux Éditions Bernard Grasset (d’après une première version, intitulée La Vie de Frédéric Nietzsche, parue en 1909 chez Calmann-Lévy : ainsi l’enquête de Daniel Halévy l’avait-elle amené à rencontrer et interroger bien de ceux qui avaient croisé la route de Nietzsche, tel, par exemple Paul Lanzky (1852-1935), chez lui, à Vallombrosa, en 1909 (page 466 de ce Nietzsche dans l’édition Le Livre de Poche-Pluriel) ; « ce Lanzsky qu’on oublie toujours«  (page 464) avait fait le voyage de Nice (en octobre 1884) et celui de Rapallo (en septembre 1886) pour rencontrer Nietzsche ; et Nietzsche, lui-même, avait fait le voyage de Florence et de Vallombrosa, pour rencontrer Lanzky, à l’automne 1885…) : de ce très vivant Nietzsche de Daniel Halévy, Georges Liébert a donné une superbe édition magnifiquement commentée en 1977, en Livre de Poche-Pluriel, avec 110 pages de notes fort judicieuses par lui-même et Georges-Arthur Goldschmidt…

Et quant à Paolo D’Iorio,

d’une part, il a dirigé avec Olivier Ponton la publication, en 2004, de Nietzsche, Philosophie de l’esprit libre _ Études sur la genèse de Choses humaines, trop humaines ;

et, d’autre part, il dirige la mise en œuvre, depuis 2009,

et des Digitale Kritische Gesamtausgabe Werke und Briefe,

et des Digitale Faksimile Gesamtausgabe, de Frédéric Nietzsche : une mine de documents à très minutieusement explorer : et c’est là la source principale de ce qu’apporte ce travail-ci _ d’analyse de la « genèse«  (tant interne qu’externe !) des œuvres _ de Paolo D’Iorio…

Ce premier travail publié

ainsi que ces deux très vastes chantiers _ de numérisation _ en cours de Paolo D’Iorio

sont en effet décisifs pour éclairer le sens du projet et la genèse, donc, de ce Voyage de Nietzsche à Sorrente _ Genèse de la philosophie de l’esprit libre,

dans la mesure où ils constituent,

l’un, une première étape importante,

et les deux autres, des matériaux décisifs de la démarche d’enquête de cet ouvrage-ci, en sa très remarquable précision et toute sa richesse,

afin de mieux mettre à jour, en toute leur finesse et remarquable _ nécessaire : c’est ainsi que progressent la recherche et la connaissance… _  subtilité,

les itinéraires _ de « fil de soie«  _ du penser de Nietzsche, entre l’automne 1876 _ quand la maladie devient de plus en plus perturbatrice de l’enseignement du professeur de philologie à l’université de Bâle, et que s’élargit la rupture de pensée (de « l’esprit libre« , en gestation et devenir, de Nietzsche) vis-à-vis de l’autorité que représentait jusqu’alors la personnalité forte, aussi, de Richard Wagner _ et l’effondrement final de Nietzsche à Turin, le 6 janvier 1889.

Car Paolo D’Iorio,

parti, dans sa propre démarche de chercheur, de l’éclaircissement des circonstances de la rédaction de Choses humaines, trop humaines _ pages 196-197 , et en s’appuyant sur les remarques de Charles Andler, aux pages 321-322 du volume II de son Nietzsche. Sa vie, sa pensée (dans l’édition de 1958 en 3 volumes), Paolo D’Iorio explicite le choix de la traduction de ce titre, traditionnellement traduit par Humain, trop humain _,

a considérablement nourri l’élucidation très fine des tenants et aboutissants de cette enquête,

de l’analyse fouillée de toutes les très fécondes variations-corrections de l’écriture même de Nietzsche, en ses diverses (très riches) strates, notamment à l’aide de ce qu’il nomme les « Sorrentiner Papiere » de Nietzsche _ le chapitre 4 du livre, pages 111- 156, leur est consacré.

Page 129, Paolo D’Iorio écrit précisément : « En promenade, ce sont les chemins mêmes de Sorrente qui offrent à Nietzsche de quoi traduire ses pensées en images _ ce que je nomme, pour ma part, et d’après le travail de Marie-José Mondzain, « imageance« …  _ : « Cheminer par des allées de pénombre à l’abri des souffles, tandis que sur nos têtes, agités par des vents violents, les arbres mugissent, dans une lumière plus claire »… » ;

et page 135 : « Depuis sa retraite sorrentine, le philosophe recueille d’autres images et d’autres métaphores qui lui servent à définir _ c’est-à-dire cerner par des focalisations successives, en quelque sorte _ la figure du philosophe à l’esprit libre _ qui émerge ainsi peu à peu, se désenlise… _, son amour de la connaissance et sa position sociale.

Lisons une de ces images, fixée comme d’habitude par trois petites phrases jetées dans les carnets de Sorrente :

« La lumière du soleil étincelle au fond et montre ce sur quoi les ondes courent : d’âpres pierrailles.

Ce qui compte, c’est le souffle que vous avez pour plonger dans cet élément : si vous en avez beaucoup, vous pourrez voir le fond.

La lumière scintillante du soleil de la connaissance, traversant le fleuve des choses, en touche le fond. »

Et voici, poursuit immédiatement Paolo D’Iorio page 136, comment cette image passe _ et ce qu’elle devient et donne ! _ dans le texte de Choses humaines, trop humaines _ il s’agit de l’aphorisme 291 _, avant le dernier aphorisme consacré à l’esprit libre :

« Les hommes à l’esprit libre, qui ne vivent que pour la connaissance, auront tôt fait de parvenir au but extérieur de leur existence, à leur position définitive vis-à-vis de la société et de l’État ; ils se déclareront volontiers satisfaits, par exemple d’un petit emploi ou d’un avoir tout juste suffisant pour vivre ; car ils s’arrangeront pour vivre de manière telle qu’un grand changement des finances publiques voire un bouleversement de l’ordre politique, n’entraîne pas en même temps _ existentiellement, en quelque sorte _ leur propre ruine. Toutes ces choses, ils leur consacrent aussi peu que possible de leur énergie, afin de plonger avec toutes leurs forces rassemblées, et comme avec toute la longueur de leur souffle _ en son inspiration vraie _, dans l’élément de la connaissance. C’est ainsi qu’ils peuvent espérer descendre assez bas et peut-être voir _ vraiment !!! _ jusqu’au fond »… » ;

cf aussi cette citation, donnée page 132, de l’aphorisme 478 de Choses humaines, trop humaines , ultra-importante dans l’économie même du livre (et ses variations) : « L’activité du Midi et celle du Nord. L’activité provient de deux sources très différentes. Les artisans du Sud en arrivent à être actifs non point par envie de lucre _ voilà ! _, mais à cause des besoins perpétuels des autres. Comme il vient toujours quelqu’un qui veut faire ferrer un cheval, réparer une voiture, le forgeron presse le travail. S’il ne venait personne, il s’en irait flâner sur la place. Se nourrir n’a guère d’urgence dans un pays fertile _ là où fleurissent (et fruissent généreusement) les orangers, les citronniers, les figuiers… _, il ne lui faudrait pour cela qu’une minime quantité de travail, en tout cas nulle presse ; il finirait bien par s’en aller mendier, content néanmoins. _ L’activité de l’ouvrier anglais découle au contraire _ cf la si parlante analyse de Locke à l’article « Désir » de son Essai sur l’entendement humain : un texte crucial, à mes yeux ! _ de son goût du lucre : il se fait une haute idée de lui-même et de ses ambitions, et dans la possession c’est la puissance qu’il cherche, dans la puissance le plus de liberté et de distinction individuelle possible«  ; j’ai admiré cette pensée de Nietzsche au point de l’adresser à l’ami Martin Rueff, en commentaire en contre-point, en quelque sorte, à sa traduction, parue dans le numéro de Libération du lundi 25 mars, de l’article de Giorgio Agamben Quand l’Empire latin contre-attaque :

« En 1947, Alexandre Kojève, un philosophe qui se trouvait aussi occuper des charges de haut fonctionnaire au sein de l’État français, publie un essai intitulé l’Empire latin. Cet essai est d’une actualité telle qu’on a tout intérêt à y revenir.

Avec une prescience singulière, Kojève soutient sans réserve que l’Allemagne deviendra sous peu la principale puissance économique européenne et qu’elle va réduire la France au rang d’une puissance secondaire au sein de l’Europe occidentale. Kojève voyait avec lucidité la fin des États-nations qui avaient jusque-là déterminé l’histoire de l’Europe : tout comme l’État moderne avait correspondu au déclin des formations politiques féodales et à l’émergence des États nationaux, de même les États-nations devaient inexorablement céder le pas à des formations politiques qui dépassaient les frontières des nations et qu’il désignait sous le nom d’« empires ». A la base de ces empires ne pouvait plus se trouver, selon Kojève, une unité abstraite, indifférente aux liens réels de culture, de langue, de mode de vie et de religion : les empires – ceux qu’il avait sous les yeux, qu’il s’agisse de l’Empire anglo-saxon (Etats-Unis et Angleterre) ou de l’Empire soviétique – devaient être des «unités politiques transnationales, mais formées par des nations apparentées».

C’est la raison pour laquelle Kojève proposait à la France de se poser à la tête d’un « Empire latin » qui aurait uni économiquement et politiquement les trois grandes nations latines (à savoir la France, l’Espagne et l’Italie), en accord avec l’Église catholique dont il aurait recueilli la tradition tout en s’ouvrant à la Méditerranée. Selon Kojève, l’Allemagne protestante qui devait devenir sous peu la nation la plus riche et la plus puissante d’Europe (ce qu’elle est devenue de fait), ne manquerait pas d’être inexorablement attirée par sa vocation extraeuropééene et à se tourner vers les formes de l’Empire anglo-saxon. Mais, dans cette hypothèse, la France et les nations latines allaient rester un corps plus ou moins étranger, réduit nécessairement à un rôle périphérique de satellite.

Aujourd’hui, alors que l’Union européenne (UE) s’est formée en ignorant les parentés culturelles concrètes qui peuvent exister entre certaines nations, il peut être utile et urgent de réfléchir à la proposition de Kojève. Ce qu’il avait prévu s’est vérifié très précisément. Une Europe qui prétend exister sur une base strictement économique, en abandonnant toutes les parentés réelles entre les formes de vie, de culture et de religion, n’a pas cessé de montrer toute sa fragilité, et avant tout sur le plan économique.

En l’occurrence, la prétendue unité a accusé les différences et on peut constater à quoi elle se réduit : imposer à la majorité des plus pauvres les intérêts de la minorité des plus riches, qui coïncident la plupart du temps avec ceux d’une seule nation, que rien ne permet, dans l’histoire récente, de considérer comme exemplaire. Non seulement il n’y a aucun sens à demander à un Grec ou à un Italien de vivre comme un Allemand ; mais quand bien même cela serait possible, cela aboutirait à la disparition d’un patrimoine culturel qui se trouve avant toute chose une forme de vie. Et une unité politique qui préfère ignorer les formes de vie n’est pas seulement condamnée à ne pas durer, mais, comme l’Europe le montre avec éloquence, elle ne réussit pas même à se constituer comme telle.

Si l’on ne veut pas que l’Europe finisse par se désagréger de manière inexorable, comme de nombreux signes nous permettent de le prévoir, il conviendrait de se mettre sans plus attendre à se demander comment la Constitution européenne (qui n’est pas une constitution du point de vue du droit public, comme il n’est pas inutile de le rappeler, puisqu’elle n’a pas été soumise au vote populaire, et là où elle l’a été – comme en France, elle a été rejetée à plates coutures) pourrait être réarticulée à nouveaux frais.

De cette manière, on pourrait essayer de redonner à une réalité politique quelque chose de semblable à ce que Kojève avait appelé « l’Empire latin »«  _,

de même que du croisement de ces éléments proprement nietzschéens

avec toute la documentation que Paolo D’Iorio a pu et su réunir (et surtout croiser et analyser en leur entrecroisement !) de témoignages de ceux qui ont accompagné ou croisé alors _ ces huit mois-là _ la route du philosophe, en ce voyage de Sorrente,

depuis le 1er octobre 1876 _ début du séjour de Nietzsche à l’Hôtel du Crochet, à Bex, dans le canton de Vaud, juste après le départ de Bâle _ jusqu’en mai 1977 _ c’est le 12 mai au soir que Nietzsche franchira la frontière du retour, entre l’Italie et la Suisse, à Chiasso, et se trouvera à Lugano, dans le canton du Tessin (il y passe la nuit du 12 au 13 à l’Hôtel du Parc), avant de gagner d’abord Pfäffers-Bad Ragaz (cf ceci : le 7 mai 1877, la veille de quitter Sorrente, Nietzsche prévenait ainsi (page 159) « son fidèle ami Franz Overbeck, à Bâle : « Ma santé empire toujours au point que je dois vite m’en aller. Demain, je pars en bateau, je veux tenter une cure à Pfäffers, près de Ragaz »…) ; puis, suite à l’échec de cette première cure, ce sera Bad Rosenlaui, à partir du 11 juin, pour une nouvelle une cure thermale de trois semaines ; Nietzsche y séjournera tout l’été… _ :

_ l’étudiant (lui-même très malade _ de la tuberculose _, il décèdera le 18 avril 1878, à l’âge de 21 ans) Albert Brenner (1856-1878),

_ l’ami philosophe Paul Rée (1841-1909),

_ et d’abord et au tout premier chef Malwida von Meysenbug (1816-1903), l’organisatrice _ et en quelque sorte « puissance invitante » ! _ de ce long séjour amical, qui les reçoit à Sorrente, à la Villa Rubinacci _ et Nietzsche lui en sera éternellement reconnaissant ! _ ;

_ mais aussi, une jeune voyageuse, Isabelle von der Pahlen _ devenue plus tard, par son mariage, baronne von Ungern-Sternberg… _, qui partage un compartiment de train entre Genève et Gênes _ via le tunnel du Mont-Cenis _, les 19 et 20 octobre 1876 ; qui visite avec Nietzsche « les rues et les ruelles pittoresques de Gênes » _ « Combien s’intensifia la jouissance de cet endroit pittoresque, quand à partir de la magie du présent, l’éloquence de Nietzsche évoqua les ombres des puissants temps anciens« , page 38 _ ; et, encore, « le 24 octobre, à Pise« , « le dôme, le baptistère et le campo santo »… ;

_ et l’ami Reinhart von Seydlitz, qui se rend lui aussi et séjourne à Sorrente, avec son épouse Irène, à la Villa Rubinacci, « de la fin mars au début de mai 1877 » (page 111) ;

_ et aussi _ last, not least ! _ Cosima et Richard Wagner, présents à Sorrente (à l’Hôtel Vittoria) à l’arrivée de nos voyageurs, le 27 octobre 1876 _ ils y séjournent depuis le 5 octobre et gagneront Naples le 7 novembre _ : « Du 27 octobre au 7 novembre, les pensionnaires de la Villa Rubinacci et ceux de l’Hôtel Vittoria se sont probablement échangé plusieurs visites » (pages 61-62) ; et plus jamais Nietzsche et Richard et Cosima Wagner ne se reverront…

Paolo D’Iorio croise ainsi très judicieusement ces divers témoignages des uns et des autres aux textes mêmes de Nietzsche, et cela, en leurs diverses et très riches strates ;

et il dégage très finement ce que chacun de ces divers croisements est à même de révéler des activités, des humeurs, et surtout des pensées philosophiques naissantes et évolutives de Nietzsche

_ cf page 165-166 cette citation de Mazzino Montinari, page 9 de son Nietzsche (aux PUF en 2001) : « La vie de Nietzsche, ce sont ses pensées, ses livres. Nietzsche est un exemple rare de concentration mentale, d’exercice cruel et continu de l’intelligence, d’intériorisation et de sublimation d’expériences personnelles, des plus exceptionnelles aux plus banales, de réduction de ce qu’on appelle communément « la vie » à « l’esprit », ce mot entendu au sens du terme allemand « Geist » qui est entendement-raison-intelligence, aussi intériorité ou spiritualité (mais pas mysticisme ou Seele, âme). » _

en une précision d’analyse féconde véritablement passionnante !

Le cinquième et avant-dernier chapitre du livre, intitulé « Les cloches de Gênes et les épiphanies nietzschéennes« , aux pages 157 à 220, introduit un outil opératoire absent en tant que tel de la boîte-à-outil nietzschéenne, mais emprunté par Paolo D’Iorio à James Joyce,

celui d' »épiphanie« ,

afin de « traiter » le devenir philosophique dans l’œuvre ultérieure de Nietzsche d’un « thème » particulier, en l’occurrence celui des cloches :

perceptible ici à partir de celles entendues lors de l’arrivée à Gênes _ le 10 mai au soir _ du bateau en provenance de Naples.

Voici comment l’introduit et l’amène Paolo D’Iori, pages 166-167-168 :

« Les papiers de Sorrente qu’il porte dans une valise et le projet d’un nouveau livre encore sans titre sont une promesse de liberté,

mais aussi une tâche imposante.

Trouvera-t-il jamais la force et le courage de l’écrire et de le publier ? Ne serait-il pas plus simple de renoncer ?

Une traversée en bateau suffit pour susciter le doute sur la valeur de la vie ; et quand, à l’aube _ du 10 mai _, surgissent les lumières du port de Gênes, lui viennent les paroles les plus sombres que celles envoyées dans sa lettre :

« Désir de la mort, comme celui qui ayant le mal de mer et voyant aux petites heures de la nuit les feux du port, a désir de la terre. »

Cette pensée affleure dans un carnet écrit sur la terre ferme à Gênes, probablement le jour suivant, onze mai ;

et sur la même page on trouve une autre brève note :

« Son de cloche le soir _ de ce même 10 mai _ à Gênes _ mélancolique, effroyable, enfantin. Platon : rien de ce qui est mortel n’est digne d’un grand sérieux. »

Marchant dans les rues de Gênes à l’heure du crépuscule, Nietzsche avait entendu le son de cloche venant du haut d’une tour.

En un instant, les souvenirs du fils du pasteur, l’érudition du philologue et la réflexion du philosophe se fondent _ voilà ! _ en une expérience de pensée _ ou le cœur du mouvement de penser nietzschéen ! _ qui le bouleverse profondément. La page de ce carnet en garde la première trace écrite« .

Les cloches de Gênes sont une épiphanie nietzschéenne » (page 168).


Page 172, Paolo D’Iorio explique :

« Nietzsche n’a pas utilisé le terme d’épiphanie dans ses œuvres, mais nous l’utiliserons en tant que concept critique pour comprendre un certain nombre de traits propres à la genèse et à la structure de son écriture philosophique.

S’il n’a pas utilisé le mot, Nietzsche était bien conscient que notre existence est scandée par des moments à la signification intense, et que ces moments représentent les modulations les plus significatives _ voilà ! _ dans la symphonie de la vie _ qu’il appartient au philosophe d’apprendre à véritablement saisir, sonder et explorer ! _ :

« A propos des aiguilles des heures sur l’horloge de la vie. La vie consiste en de rares moments isolés à la signification intense et en d’innombrables intervalles lors desquels, dans le meilleur des cas, les ombres de ces moments continuent à flotter autour de nous. L’amour, le printemps, toute belle mélodie, la montagne, la lune, la mer _ tout ne parle qu’une seule fois vraiment à notre cœur, s’il parvient jamais à parler. Mais nombreux sont les hommes qui ne connaissent pas de tels moments et qui eux-mêmes sont ces intervalles et ces pauses dans la symphonie de la vie réelle » _ ce texte éminemment significatif se trouve aux pages 172-173…

Dans les carnets du philosophe se trouve parfois la trace _ visible et accessible _ de ces épiphanies, poursuit Paolo D’Iorio. Ce sont des épiphanies biographiques, comme lorsque Nietzsche se remémore la première fois où, enfant, près du ruisseau de Plauen, il a vu des papillons dans le soleil du printemps (…)

Les épiphanies biographiques sont rares  dans les écrits de Nietzsche.

Le philosophe se sentait « comme transpercé par la flèche de curare de la connaissance », et les événements les plus importants de sa vie étaient en réalité ses propres pensées.

Les véritables épiphanies nietzschéennes parlent donc de philosophie ; ce sont des épiphanies de la connaissance, courts-circuits mentaux qui par une étincelle résolvent un problème philosophique _ qui le travaillait déjà sourdement _ ou ouvrent de nouvelles perspectives en associant _ par une féconde imageance proprement philosophique ici _ des concepts apparemment éloignés« , pages 173-174…

« Certaines épiphanies sont particulièrement importantes parce qu’elles annoncent un tournant _ de l’œuvre nietzschéen _, signalent comme un sursaut _ créatif _ de la réflexion _ vis-à-vis de clichés-ornières où s’enlise dans des opinions trop installées le penser _, et impriment une accélération au développement déjà très rapide _ voilà ! _ de la pensée de Nietzsche.

Les épiphanies philosophiques nietzschéennes peuvent donc être utilisées comme un instrument heuristique à l’intérieur d’une perspective génétique _ telle que celle de ce  travail-ci de Paolo D’Iorio _, comme le signal d’un fort trouble émotif provoqué par la naissance d’un nouveau scénario cognitif _ ou imageance en travail…

Suivre les épiphanies _ en les métamorphoses de leur devenir ultra-fin et si riche _ peut nous aider à découvrir le mouvement parfois souterrain de la pensée de Nietzsche _ son imageance philosophique, donc, au travail… _ et à en comprendre _ surtout ! _ les changements profonds.

Toutes les épiphanies ne marquent pas un tournant,

mais toutes les métamorphoses de la philosophie de Nietzsche sont précédées ou accompagnées par une épiphanie« , page 174 _ et Nietzsche met lui-même l’accent sur l’idiosyncrasie de toute philosophie…

« Les épiphanies nietzschéennes sont des moments où se manifeste à l’improviste au philosophe _ qui doit apprendre à les accueillir _ toute la féconde richesse sémantique d’un événement, d’un objet ou d’un concept » _ en sa capacité d’imageance, ici philosophique, qu’il faut explorer, déployer et approfondir _, page 175.

Et l’apport de Paolo D’Iorio est de repérer ici cela !

……

Revenant, dès la page 178, à « l’épiphanie gênoise » des cloches,

Paolo D’Iorio s’efforce de « suivre _ de texte en texte, de document en document _ le développement et la manière dont cette épiphanie s’enrichit de significations _ voilà _ à travers ses réécritures« , page 191.

Nietzsche y travaille d’abord lors de son séjour, l’été _ 1877 _ qu’il passe à Rosenlauibad, cherchant « à reformuler en vers l’intuition de Gênes » ;

puis, « de retour à Bâle, Nietzsche travaille à l’écriture de son nouveau livre ; et l’épiphanie des cloches se mêle de nouveau aux mots sur le désir de la mort.

Les deux annotations qu’on lisait sur la même page du carnet de Sorrente

sont _ alors _ recopiées sur une feuille, numéro 222 d’un dossier de feuilles volantes destinées à Choses humaines, trop humaines ;

celui qui porte sur les cloches de Gênes est intitulé Menschliches insgesamt, tout ce qui est humain ;

et celui qui porte sur le suicide Sehnsucht nach dem Tode, désir de la mort.« 

Paolo D’Iorio en dégage ceci, page 193 :

« La différence la plus voyante de cette reformulation est l’usage du terme Menschliches, ce qui est humain, à la place du terme initial Sterbliches, ce qui est mortel.

Cela suggère que Nietzsche avait repris en main _ et renversé ! _ le texte de Platon. Et peut-être est-ce à cette occasion qu’il a souligné les mots (en grec) dans son exemplaire personnel de La République.

Dans l’étape génétique suivante,

on note deux importantes modifications.

L’aphorisme sur le suicide disparaît ; il ne sera pas transcrit et publié par Nietzsche.

Dans le même temps, Nietzsche ajoute une pointe à l’aphorisme sur les cloches, dans le sens technique du terme conclusif dans lequel se concentre l’effet que l’aphorisme veut _ maintenant _ produire. Ce terme conclusif est l’adversatif trotzdem (toutefois, malgré tout, pourtant), qui devient même _ c’est important ! _ le titre de l’aphorisme.

Pourtant. _ À Gênes, un soir à l’heure du crépuscule, j’entendis les cloches carillonner longuement d’une tour ; elles n’en finissaient plus et, par-dessus la rumeur des ruelles, vibraient d’un son comme insatiable de lui-même qui s’en allait dans le ciel vespéral et la brise marine, si effroyable, si enfantin à la fois, d’une infinie mélancolie. Alors il me ressouvint des paroles de Platon et je les sentis tout à coup dans mon cœur : Aucune des choses humaines n’est digne du grand sérieux ; et pourtant – -« , page 193.

Et Paolo D’Iorio de commenter :

« Au lieu de se limiter à ressentir profondément et à exprimer toute l’angoisse de la dévaluation du monde,de l’erreur, de la mort, l’angoisse de la condition humaine face à la vision de l’éternité atemporelle telle qu’elle avait été imaginée par Platon, par le christianisme et à travers eux par toute la tradition philosophique occidentale,

Nietzsche relève maintenant le défi _ de ces divers pessimismes et nihilismes.

Il ajoute un trotzdem : rien n’a de valeur, tout est vain ; pourtant…

Relever le défi signifie aussi renoncer au suicide ;

et cela explique pourquoi la genèse de l’aphorisme sur la nostalgie de la mort s’est interrompue _ définitivement _ à ce moment précis.

L’élaboration génétique de l’autre aphorisme, au contraire, se poursuit en introduisant une dernière modification textuelle et structurelle, très parlante.

En effet, dans le manuscrit envoyé au typographe, cet aphorisme sur la vanité des choses humaines sera intitulé _ on ne peut mieux explicitement ! _ Épilogue

et placé sur la dernière page d’un livre

qui _ ce n’est pas un hasard _ s’appellera Menschliches, Allzumenschliches, Choses humaines, trop humaines.

L’aphorisme, et le livre sur les choses humaines, se terminent donc par un adversatif

qui reste en suspens

et qui est suivi par deux Gedankenstricke, deux tirets de suspension.

Dans l’écriture de Nietzsche, ce signe typographique correspond à une stratégie de réticence

qui sert à distinguer le plus superficiel de la pensée du plus profond,

et qui invite le lecteur à méditer davantage l’aphorisme« , page 194.

Commentaire que renforce encore Paolo D’Iorio, page 195 :

« Les deux tirets placés à la fin du dernier aphorisme nous invitent donc à relire

non seulement l’aphorisme,

mais le livre entier

à la lumière des cloches du nihilisme _ à surmonter, donc… _,

l’insérant dans un contexte de pensée philosophique qui remonte _ dans un mouvement qui devient ici même, où nous le saisissons, rien moins qu’un renversement _ à Platon et à toute la tradition pessimiste _ en son entier : jusqu’à Schopenhauer et Wagner _,

et considérant que

toutefois, trotzdem,

il doit y avoir _ voilà ! _ une manière de donner _ positivement cette fois : avec un amour profond de la vie ! _ de la valeur aux choses humaines.

Choses humaines, trop humaines traite précisément de cela.

Nietzsche prend position contre Platon,

contre le pessimisme

et propose les esquisses d’une vision autre :

chimie des idées et des sentiments, confiance dans l’histoire et en la science, épicurisme, innocence du devenir, réévaluation des choses les plus proches« , page 196…

Mais « les aventures de l’aphorisme sur les cloches de Gênes ne sont pas encore terminées« , intervient encore page 197 Paolo D’Iorio :

« durant la correction des épreuves, Nietzsche ajoute, en effet, dix aphorismes avant l’Épilogue

qui dans les secondes épreuves passe du numéro 628 au numéro 638.

Mais ensuite, au dernier moment _ in extremis, donc _,

Nietzsche échange l’aphorisme 638 avec l’aphorisme 628 ;

et l’aphorisme sur les cloches perd ainsi sa position finale.

En conséquence, Nietzsche change aussi le titre de l’aphorisme

qui d’Epilog devient Spiel und Ernst, « Jeu et sérieux »  _ allusion au fait que dans l’aphorisme retentit un Glockenspiel, un « jeu de cloches » _ ;

et puis, continuant dans le jeu de mot,

Nietzsche trouve le titre définitif : «  Sérieux dans le jeu« .

Pourquoi Nietzsche échange-t-il les deux aphorismes ?

(…) Probablement, parce qu’il veut terminer le livre avec l’image _ joyeuse, en sa plénitude _ de la cloche de midi

à la place de celle du soir.

En effet, le dernier aphorisme intitulé Le Voyageur (Der Wanderer), se termine avec l’image des voyageurs et des philosophes qui « songent à ce qui peut donner au jour, entre le dixième et le douzième coup de cloche, un visage si pur, si pénétré de lumière, si joyeux de clarté _ ils cherchent la philosophie de l’Avant midi« , pages 197-198.

« De la sorte, tout en maintenant une référence intertextuelle à l’image des cloches, Nietzsche donne un caractère plus affirmatif _ voilà _ à la fin du livre,

qui renvoie au trotzdem _ avec son sens de « réticence«  envers le nihilisme ; et même de « renversement«  du nihilisme _ contenu dans l’aphorisme 628,

et en même temps le renforce _ encore ! _ avec une image solaire et matinale.

Il annonce, de plus, l’image du vagabondage intellectuel et de la philosophie du matin

qui trouveront plus tard leur expression dans Le Voyageur et son ombre et dans Aurore,

ainsi que les thèmes de la félicité méridienne et de la cloche d’azur

qui seront développés dans Ainsi parlait Zarathoustra« , pages 198-199.

« Ce dernier aphorisme contient également un hommage caché, d’ordre privé,

à la gestation sorrentine _ à la source même ! avec ses « épiphanies«  _ de ce livre.

En effet, on y lit :

« Lorsque paisible, dans l’équilibre de l’âme _ une notation cruciale ! _ des matinées, il se promène sous les arbres, verra-t-il de leurs cimes et de leurs frondaisons tomber à ses pieds une foison de choses bonnes et claires, les présents de tous les libres esprits qui sont chez eux dans la montagne, la forêt et la solitude, et qui, tout comme lui, à leur manière tantôt joyeuse et tantôt réfléchie, sont voyageurs et philosophes ».

Comment ne pas penser en lisant ces lignes, souligne alors Paolo D’Iorio, à l’arbre de Sorrente duquel, ainsi que Nietzsche le racontait à Malwida, lui tombaient sur la tête les pensées de la philosophie de l’esprit libre ?« , page 199.

« Même dans le chapitre « Sur les îles bienheureuses » de Ainsi parlait Zarathoustra, reviendra _ encore une autre fois _ l’image des pensées de Zarathoustra qui tombent des arbres, comme des figues mûres :

« Les figues tombent des arbres, elles sont bonnes et sucrées ; et en tombant leur pelure rouge éclate. Je suis un vent du Nord pour les figues mûres. Ainsi, pareils à des figues, ces préceptes tombent à vos pieds, mes amis : buvez-en le jus, mangez-en la chair sucrée ! C’est l’automne tout alentour, et le ciel est pur, et c’est l’après-midi ».

Du reste, nous avons vu que

lorsqu’il imaginait les îles bienheureuses,

Nietzsche pensait à l’île d’Ischia

qu’il avait souvent contemplée de Sorrente, depuis le balcon de la villa Rubinacci« , pages 199-200.

L’analyse du « statut et la forme de l’épiphanie dans la philosophie de Nietzsche » à laquelle procède Paolo D’Iorio

montre que « les épiphanies nietzschéennes n’établissent aucun type de relation « verticale » _ transcendante, métaphysique.

Ce qui apparaît au sujet n’est pas une qualité transcendante de l’objet, son essence, sa quidditas,

et pas même son sens profond _ d’où, toujours la fondamentale et profonde modestie de Nietzsche en l’ambition de son discours philosophique, ainsi que son indéfectible humour ; et cela quelle que soit la force implacable de sa fermeté à l’égard des illusions (métaphysiques) que joyeusement il ne cessera jamais de dénoncer et démonter.

Dans l’ontologie nietzschéenne, les essences n’existent pas,

et pas même le sens originaire des choses ;

les objets de notre monde sont des formes _ toujours métaphoriques ; et seulement phénoménales, non nouménales _ en mouvement _ ludique _ continuel,

et même dans les périodes de relative stabilité, leur sens change continuellement : « la forme est fluide, mais le « sens » _ formé toujours en un discours, et nécessairement pris dans les « rets » du langage _ l’est encore davantage » _ pour qui a à le former, élaborer, en une nécessaire imageance sienne, quand il parvient à échapper au filet des clichés les plus partagés.

Donc, d’un point de vue gnoséologique, les épiphanies nietzschéennes ne sont _ certes _ pas des instants d’illumination mystique (…) ; elles sont au contraire la concentration et la condensation, dans une image ou dans un concept _ que forme l’imageance ; le concept conservant toujours quelque chose de ses propres sources métaphoriques ! _, de multiples connaissances rationnelles _ connectées.

Les épiphanies nietzschéennes sont des moments _ en un processus qui court, voire danse !, joyeusement infini et ouvert, toujours ludique _ où se manifestent à l’improviste _ d’où la gratitude à témoigner à l’égard de ces carrefours lumineux d’inspiration _ au philosophe

toute la féconde richesse sémantique _ Nietzsche est aussi philologue _ d’un événement, d’un objet ou d’un concept« , pages 174-175…

« Elles sont des carrefours de signification _ voilà ! à rencontrer, sinon convoquer et provoquer : y entre toujours une très généreuse part d’aléas et de contingence ; le semi-divin Kairos passe par là…. _

parce que,

loin d’établir une relation verticale _ métaphysique _ avec les essences,

elles sont le point de rencontre _ ponctuel et toujours circonstanciel _ d’une relation _ toujours seulement _ horizontale de lignes _ vectorielles _ de pensée _ activement imageantes _ qui proviennent _ en partie kaléïdoscopiquement _ de contextes différents _ qu’il faut aussi savoir bien relier : avec fécondité…

Ce sont des instants _ poïétiques, et prodigieusement magiques _ où le sujet voit confluer par une inspiration qui, survenant, lui advient _,

en une seule figure mentale _ absolument électrique _ qui les résume,

les théories philosophiques, les expériences personnelles ou les images littéraires qui l’occupent à une certaine période« , page 175 : d’où la nécessité de l’excellence (de vivacité) de cet accueil et réception ; puis mise en culture…

« En second lieu, les épiphanies, si elles n’ont pas de transcendance, ont une profondeur, une profondeur historique _ à savoir mettre en son relief adéquat le plus riche et fécond en même temps que le plus clair et lucide.

En accompagnement des lignes sémantiques qui naissent de l’actualité _ électrique sur-le-champ _ de sa réflexion,

se manifestent à l’esprit du philosophe les multiples _ riches : à explorer _ stratifications du sens qui constituent l’histoire _ culturelle et civilisationnelle _ de l’objet,

c’est-à-dire les connotations qui ont été données _ de manière en partie contingente _ à cet objet à travers la littérature, l’art, la philosophie ou le simple usage linguistique (métaphores, métonymies)« , page 176.

Comme tout cela est juste !!!

« Et enfin, le philosophe a l’intuition de la potentialité sémantique _ en son imageance proprement philosophique _ de l’événement philosophique.

La troisième caractéristique importante des épiphanies nietzschéennes, en effet, est qu’elles sont des instruments pour produire _ poïétiquement et philosophiquement _ du sens.

Dans le moment _ vif et heureux _ de l’épiphanie _ éprouvée _,

le philosophe comprend qu’il peut réunir et fondre plusieurs éléments d’une tradition culturelle en une seule image

qui devient porteuse et surtout génératrice _ voilà ! _ de sens _ comme un creuset qui a déjà accueilli de nombreuses significations et qui est encore suffisamment vaste et malléable pour permettre la création _ par l’ingenium mis alors en alerte et bientôt déployé _ d’un sens nouveau s’ajoutant aux strates préexistantes et modifiant _ avec aussi du courage _ le sens de la tradition,

parfois en le renversant ou en le parodiant« , page 176 _ d’où la double dimension et critique et d’ironie-humour….

« Pour résumer :

dans le moment de l’épiphanie, le sujet a l’intuition de la capacité de l’objet à devenir symbole d’une vision du monde _ rien moins ! et élargie et partageable…  _ grâce à une convergence de significations multiples qui à l’improviste se condensent de manière cohérente en une image« , page 176 :

c’est excellemment résumé !

« En outre,

il prend conscience que l’objet, à travers toute une tradition littéraire, philosophique, artistique, a été investi par des apports _ riches et féconds _ de sens

qui constituent désormais non pas sa quidditas

mais sa profondeur historique« , page 176.

« Et enfin,

avec le tissu _ fertile _ de corrélations existantes,

se manifestent au philosophe la vitalité et la potentialité sémantique de l’image épiphanique

qui en rendent possible le réemploi et la réinterprétation dans un nouveau contexte philosophique » _ fécond _, page 176.

En conséquence de quoi,

« l’épiphanie nietzschéeenne » « n’exprime pas _ métaphysiquement _ l’essence de l’objet ;

et a une valeur sémantique plus riche qu’une _ banale et stérile _ série de lieux communs.« 

Pour Nietzsche, « l’épiphanie est l’impulsion _ dynamique et dynamisante (sinon dynamitante !) _ pour un nouveau mouvement de la pensée« , page 177.

Et elle « est une expérience privée,

qui donne origine à un nouveau scénario cognitif,

mais qui ensuite n’est pas nécessairement utilisée dans l’écriture du texte philosophique,

qui ne contient pas tant le moment épiphanique initial

que les connaissances et les contenus philosophiques qui en ont été tirés _ par Nietzsche.

Par conséquent,

les épiphanies nietzschéennes demeurent souvent confinées dans les carnets

et n’apparaissent pas en tant que telles dans le texte publié« , page 177 :

c’est au lecteur-défricheur et déchiffreur tant soit peu hyper-attentif, tel qu’ici Paolo D’Iorio,

qu’il appartient de les exhumer et mettre en meilleure lumière,

à leur place dans le mouvement de genèse _ riche et fécond _ de l’écriture même _ telle qu’elle résulte, en ses divers moments et strates déposées et conservées, de l’imageance même de l’auteur _ de l’œuvre,

en ses diverses et successives strates :

repérées, recherchées et connectées, entre elles, ainsi qu’à leurs éventuelles sources, par l’analyste chercheur et commentateur.

C’est dire l’étendue (et la patience _ en droit infinies, l’une comme l’autre ! _) de ce travail

auquel s’est livré ici Paolo D’Iorio…

Après avoir très précisément détaillé-analysé-commenté les successives reprises du motif de la cloche dans les œuvres ultérieures de Nietzsche,

et tout particulièrement dans les quatre parties d’Ainsi parlait Zarathoustra,

le chapitre « Les cloches de Gênes et les épiphanies nietzschéennes » s’achève et se boucle, pages 219-220, par un court mais significatif « Épilogue à la cloche« 

qui dégage la leçon de cette épiphanie (gênoise),

à l’aune, donc, de l’œuvre entier _ en amont comme en aval de l’épisode sorrentin et de ses « épiphanies«  _ de Nietzsche ;

et cela à l’occasion de la re-lecture par Paolo D’Iorio d’une « note« , en 1885,

pour un projet _ qui n’aboutira pas _ de ré-écriture de Choses humaines, trop humaines en en « reparcourant » ce qui en avait été les « thèmes principaux » :

cette « note » se « conclut en effet par l’exclamation suivante :

« IV Conclusion :

A Gênes : Oh mes amis. Comprenez-vous ce Pourtant _ Trotzdem _ ? – – « …

Voici ce qu’en dégage alors Paolo D’Iorio, page 222 :

« Nietzsche montre ainsi qu’il est parfaitement conscient que l’aphorisme 628 _ en la version finale de l’ouvrage tel qu’il fut livré à la publication _ est la véritable conclusion, Schluss, du livre,

et que le sens de cet écrit tient justement _ voilà ! _ dans le défi,

dans le « pourtant »,

qu’après l’épiphanie gênoise _ du 10 mai 1877, pour l’audition de la cloche, et du 11 mai pour la rédaction de ce qu’elle inspirait à Nietzsche _ l’auteur lance à la tradition platonicienne.


Nous avons vu
que dans La Naissance de la tragédie les choses humaines n’avaient de valeur qu’en rapport à la métaphysique de l’art,

et que lorsque Nietzsche ne croit plus à la métaphysique,

il doit dire avec Platon, ou mieux avec Leopardi,

qu’aucune des choses humaines n’est digne de valeur.

Mais ensuite

l’ajout d’un trotzdem

ouvre _ voilà ! Nietzsche « surmonte« … ; et c’est cela que signifie sous sa plume le mouvement même du « Sur-humain » (qu’il ne faut jamais fossiliser en l’image-cliché de quelque « Sur-homme » que ce soit… _

une gamme de possibilités

à l’intérieur d’un scepticisme résigné mais agissant _ par ce mouvement même de « surmonter«  ; de même que la « Grande Santé » de Nietzsche lui fait « surmonter » les douleurs quasi permanentes de sa maladie : Nietzsche reprenant le fameux « Ce qui ne me tue pas, me renforce« … _,

qui s’intéresse aux choses humaines

et soutient, avec Épicure, que

certaines des choses humaines ont de la valeur.

Jusqu’à ce que,

grâce à la pensée de l’éternel retour du même,

toutes les choses _ en leur ensemble (ou package…) même… _ acquièrent enfin _ et au final : ainsi « surmontées«  _

une immense valeur« .

Voilà donc ce que je me permets de nommer « l’hymne de l’amour de la vie de Nietzsche« 

_ et auquel renvoie ma citation introductive de l’Hymne à la vie (Gebet an das Leben) de 1882, chanté par Dietrich Fischer-Dieskau _ ;

et que je réfère, pour ma part, aux sublimes remarques (pétries d’ironie et d’humour !..) de Montaigne en commentaire à l’expression « Passer le temps« , au final _ pour lui aussi _, ou presque, de son sublime dernier chapitre testamentaire des Essais : De l’expérience (Essais, III, 13) ;

juste après le fameux « Pour moi donc j’aime la vie« ,

Montaigne terminera son chapitre et son livre par une célébration _ magnifique ! _ de l’inspiration _ poétique tout autant que philosophique : mais Montaigne ne les sépare pas… _ par l’intercession merveilleusement gracieuse d’Apollon et des Muses, à savoir accueillir et recevoir comme il se doit…


On remarquera aussi, au passage, que le développement de ce dernier chapitre _ plus que jamais « à sauts et à gambades«  _ de Montaigne

commence par un long détail très précis des maux que subissait Montaigne du fait de sa maladie de la pierre ;

mais quel sublime feu d’artifice alors en ce final

_ et du chapitre, et du livre, et de la vie de Montaigne.

Voilà ainsi _ pour Nietzsche comme pour Montaigne _ ce qu’est apprendre à vivre !

et apprendre à célébrer la vie !

à lui rendre toutes les grâces _ « condignes » dit Montaigne… _ que cette improbable et fragile, mais aussi ludique et lumineuse, vie,

mérite !..


Tel est le chemin de la joie…

Le penser itinérant de Nietzsche, en ses voyages, tel que celui à Sorrente, en 1876-1877,

est donc bien l’aventure d’un « esprit libre« , à la recherche d’une anthropologie (fondamentale) constructive et ouverte, à mettre en chantier ;

et qui est aussi, tout uniment, une éthique de valeurs vraiment épanouissantes,

afin de « bien faire l’homme« , pour reprendre le vocabulaire de notre cher Montaigne…

Titus Curiosus, ce 31 mars 2013

La probité tranquille de François Azouvi, en son enquête sur la mémoire des Français sur Auschwitz : un entretien avec Francis Lippa

30nov

Le mardi 20 décembre, le salon Mollat du « 91 rue Porte-Dijeaux » a reçu le philosophe François Azouvi présentant, en un entretien avec le philosophe Francis Lippa, son tout récent livre d’enquête historique : Le Mythe du Grand Silence _ Auschwitz, les Français, la mémoire

Le podcast de cet entretien (de 70′) donne à ressentir l’efficacité sereine de la magnifique probité toute de sobriété et de précision tant dans l’étendue de la documentation réunie _ cinq années durant, apprenons-nous : elle est stupéfiante ! _ que dans la délicatesse infiniment nuancée des analyses de François Azouvi, en son enquête historique pour déterminer ce que furent les variations, de 1944-45 à aujourd’hui de la mémoire des Français _ aujourd’hui : c’est-à-dire plus précisément et surtout les déclarations solennelles du Président de la République Jacques Chirac, « avec le discours du 16 juillet 1995 et la déclaration de repentance des évêques de France du 30 septembre 1997« , page 383. « Non que leur nouveauté soit radicale : ils répètent, l’un, le discours du même Chirac du 18 juillet 1896 au Vél’d’Hiv’, l’autre la déclaration de repentance du père Dupuy du 21 septembre 1986. Mais la solennité des deux événements, leur caractère public, leur confèrent une importance immense et font la véritable conclusion du processus de reconnaissance que j’ai essayé de retracer« , précise encore François Azouvi, page 383. Et nous savons bien tous, depuis Benedetto Croce ou Lucien Febvre, que « toute Histoire est contemporaine » de l’historien qui la réalise en son travail (au présent !) d’historien… Et que c’est cette situation-là qui précisément et justement permet, pas après pas, œuvre après œuvre, les progrès, par petits sauts, de la connaissance historienne, en sa propre historicité : riche et heureuse… Là-dessus, on lira aussi les travaux de réflexion sur sa discipline _ dont les indispensables Le Fil et les traces et Mythes, emblêmes, traces, traduits par l’ami Martin Rueff _, de Carlo Ginzburg… 

Ce travail, à la croisée de la démarche historienne _ surtout, et la plus méthodique et méticuleuse, comme il se doit, évidemment ! _ et de la réflexion philosophique _ aussi, dans la filiation des travaux de Paul Ricœur sur la mémoire et l’Histoire… _ de François Azouvi, porte sur l’historicité des représentations collectives, en l’occurrence ici celles des Français.

Et il me semble que c’est en cela que la focalisation de François Azouvi se démarque un peu de celles des grands historiens que sont, par exemple, Annette Wiewiorka et Georges Bensoussan, autorités en la matière. Et c’est la sous-partie intitulée « Traumatisme, refoulement, retour du refoulé« , aux pages 372 à 378 du chapitre « Le Mythe du Grand Silence« , pages 365 à 378, qui précise minutieusement et sans désir de polémiquer, sereinement et sobrement, le détail circonstancié et minutieux des désaccords avec les uns et les autres, avec ce qu’apporte à ce dossier de la mémoire des Français, ce travail patient, rigoureux et au résultat magnifique, de François Azouvi…

François Azouvi inscrit ainsi ce travail sien-ci dans le droit fil de son précédent Descartes et la France _ histoire d’une passion nationale ; ainsi que La Gloire de Bergson _ essai sur le magistère philosophique. Travail qui s’inscrit dans une réflexion continuée sur ce qu’est la tradition _ universaliste et singulière : ensemble _ de la France et ce que signifie être français _ une question présente aussi dans l’entretien avec Antoine Compagnon (à propos de son récent La Classe de rétho...) que Jean Birnbaum présente page 12 du supplément littéraire du Monde de ce vendredi 30 novembre 2012, et qui tombe (avec un étrange et merveilleux à-propos !) sous mes yeux :

« Tout naturellement, la question m’est venue : ce récit d’apprentissage n’est-il pas justement un roman national, c’est-à-dire une fiction dont le héros principal s’appelle « l’angoisse d’être français » ? Et cela vous pose-t-il « problème », à vous aussi ?« , s’interroge (et interroge Antoine Compagnon) Jean Birnbaum.

«  »Oui, bien sûr, tout mon livre est consacré au problème que cela pose », a répondu Compagnon. »

Qui développe sa réponse : « Ce texte soulève la question : vivre dans ce pays, qu’est-ce que cela signifie ? Et s’identifier à lui, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? (…) La France, c’est d’abord la langue, l’identification à une certaine langue. En écrivant ce livre, j’avais envie de retrouver les mots qui étaient les nôtres à cette époque _ 1965-66 _, et qui allaient avec un certain mode de vie que je connais très mal, celui de la province, celui de la ruralité aussi, qui n’est jamais très loin dans les familles françaises. Vous savez, chaque année, je vais me balader au Salon de l’Agriculture, porte de Versailles. Puis je retourne au même endroit, quinze jours plus tard, pour le Salon du livre. A mes yeux, ce sont deux aspects complémentaires de l’identité française.« 

Et relevant la référence qu’Antoine Compagnon fait à « l’historien Ernest Renan (1823-1892), auteur du fameux Qu’est-ce qu’une nation ?, et dont une citation trône en exergue de La Classe de rétho, nous retombons sur le « problème » de l’identité française comme fable collective et comme récit imaginaire. Et donc sur cet ensemble complexe de récits et de contre-récits, de valeurs et de contre-valeurs, qui s’impose à chacun d’entre nous, à la manière d’une libre fiction, d’une véritable discipline littéraire », conclut son article Jean Birnbaum…  Fin de l’incise sur la question de l’identité française.


Je forme donc le vœu que ce très beau, très probe, sobre autant que précis et très délicat _ et non polémique : il faut bien le souligner… _ travail de François Azouvi rencontre la lecture attentive de la communauté des historiens français, à propos de la mémoire et de l’oubli, et des diverses formes de silence, des Français, en leur diversité, de ce que fut ce qui a été qualifié de « génocide« , de « holocauste« , puis de « Shoah« , et auquel on donne le nom métonymique de « Auschwitz » : afin de faire avancer sereinement l’établissement de cette histoire de la mémoire des Français face à l’entreprise d’extermination très effective des Juifs d’Europe et de France par les Nazis…


Là dessus, les patients _ un peu curieux _ pourront se reporter à mes articles _ de ce blog _ sur les ouvrages
de Timothy Snyder Terres de sang _ L’Europe entre Hitler et Staline :

chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder ;

d’Ivan Jablonka Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus _ une enquête :

Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l’ »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus ;

et de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi :

Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »


À suivre…

Titus Curiosus, ce 30 novembre 2012

 

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