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Un juste regard (de 2020) sur le lumineux « Piccola » (de 1994) de Rosita Steebeek, sur le blog vocal Paludes…

19sept

Sur le blog vocal Paludes _ sur les ondes de Radio-Campus Lille _, et en date d’hier vendredi 18 septembre,

voici une synthèse très juste _ et très justement enthousiaste _ de Piccola, le roman-témoignage de Rosita Steenbeek, paru _ en néerlandais _ en 1994, et que vient de traduire _ de l’italien, sur une traduction de Rosita Steenbeek elle-même, qui vivait à Rome, Via del Sudario… _ en français René de Ceccatty, pour sa collection « Compagnons de voyage« , qu’il inaugure aux Éditions Vendémiaire,
qui met excellemment le focus sur l’interconnexion subtile des personnalités des quatre principaux protagonistes,
et tout particulièrement _ sans narcissime aucun, ni la moindre lourdeur : légèreté et gaîté règnent lumineusement, à la romaine… _ sur celle de Rosita.
Cf mes 4 articles des 21, 22, 23 et 24 août derniers :
L’auteur _ Nikola _ de ce blog vocal semble jeune,
et on comprend que le contexte présent du politiquement correct contraste pas mal, pour lui, avec les mœurs bien plus ouvertes (post 68) du siècle passé…
Car il s’agit aussi d’une éducation sentimentale pour une jeune femme étrangère, venant, d’ailleurs, d’un pays un peu plus puritain (calviniste) que l’Italie d’alors (d’un catholicisme disons de façade)…
Ne perdons pas de vue que Rosita Steenbeek est aussi une jeune femme très cultivée,
qui a même fait aussi quelques études de théologie _ même si cela n’est guère évoqué (ni a fortiori souligné !) dans son texte
L’émancipation _ méditerranéenne, surtout à Rome et un peu en Sicile _ loin du père a importé aussi, en effet, dans le parcours de Rosita Steenbeek, qui « s’est trouvée » elle-même à Rome, au point d’y demeurer très longtemps : on la comprend…
L’auteur de ce blog vocal a donc tout a fait raison de mettre l’accent sur ce que s’apportent réciproquement, en effet, Rosita et ses 3 partenaires masculins, dont deux créateurs d’exception (Federico Fellini et Alberto Moravia) :
l’éducation sentimentale n’est donc pas _ pas complètement _ à sens unique.
Rosita leur apporte elle aussi, à chacun d’eux, quelque chose de précieux, en leurs jours de vieux mâles déclinants.
Cela me fait penser à l’image de je ne sais plus quelle sainte qui nourrissait au sein son vieux père, enfermé en prison… Mais là je pousse un peu loin le bouchon…
Et en cela, ce témoignage (très peu romancé : il s’agissait, semble-t-il, de maintenir une légère distance avec le témoignage brut !) de Rosita, republié ici (ainsi que traduit de l’italien) par les soins de René de Ceccatty à 26 ans de distance de son édition originale, en 1994, et en néerlandais,
éclaire aussi ce qui a passé entre les époques…
Charme et vivacité éclairent donc de la belle lumière méditerranéenne ce bien riche Piccola
Une ultime remarque concernant ce blog vocal :
un autre trait d’époque (de 2020) : cette manie d’angliciser les prononciations de tous les noms étrangers (Stinbik, pour Steenbeek)… Lille n’est pourtant pas très éloignée d’Utrecht…
Ce samedi 19 septembre 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

la fulgurance généreuse (et à effet-retard) de Pierre Bonnard : l’ouverture du (premier) musée Bonnard au Cannet

31août

Sur l’indispensable et magnifique catalogue d’exposition Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée, au tout nouveau Musée Bonnard, du Cannet.

Quasi contemporain du (génial et encore en partie inouï) musicien Lucien Durosoir (1878-1955),

Pierre Bonnard (1867-1947) dispose enfin _ ce mois de juin 2011 _, au Cannet, sur les hauteurs de Cannes (et en surplomb sur la côte, la mer et l’Estérel), du premier musée qui soit consacré à son génie, si fortement, lui aussi, idiosyncrasique ; et éblouissant !!!

« Comment ne pas donner raison à Matisse _ indique page 10 Véronique Serrano, le conservateur de ce musée Bonnard du Cannet _ lorsqu’il s’exclame que Bonnard est « le meilleur d’entre nous » ;

lui qui, encore, à la mort du peintre en 1947, se heurtait violemment à un Christian Zervos interrogeant : « Bonnard est-il un grand peintre ? » Et Matisse de lui répondre : « Oui ! Je certifie que Pierre Bonnard est un grand peintre pour aujourd’hui, et sûrement pour l’avenir » »

_ ce à quoi on peut ajouter cette remarque de Robert Hugues, le 9 janvier 1966, au sortir de la grande rétrospective Bonnard, à la Royal Academy of Arts, de Londres : « Jusqu’à la semaine dernière, il aurait paru extravagant d’affirmer que Pierre Bonnard était le plus grand artiste du XXe siècle. A présent, la question se pose« , indique Sarah Whitfield, en son article Une Question d’appartenance, page 66 de l’album Bonnard, l’œuvre d’art, un arrêt du temps (aux Éditions du Ludion, en 2006, pour l’exposition au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris).

Et Véronique Serrano de poursuivre avec la plus grande pertinence, toujours :

« Bonnard, lui, savait que son époque n’était pas prête à comprendre sa peinture ; et, en visionnaire, s’adressait aux peintres du XXIe siècle : « J’espère que ma peinture tiendra sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

Aujourd’hui, en juin 2011, Bonnard a son musée » _ à nous de regarder ! ce qu’il nous offre en sa générosité..

Et Véronique Serrano signalait, dans cette même perspective, juste au paragraphe précédent :

« L’enjeu du musée, outre le fait d’organiser des expositions en résonance avec l’œuvre de Bonnard, d’étudier et de présenter ses collections, est de mieux faire connaître et apprécier _ pédagogiquement, en quelque sorte : toujours mieux apprendre à regarder ce que l’artiste offre à notre contemplation : surtout à ce degré (bonnardien !) de profusion et puissance dans la délicatesse du jeu si généreusement opulent des formes et des couleurs  _ l’œuvre de Bonnard.

La voie de cette relecture _ et c’est cela que j’ai à cœur, très modestement, de souligner, à mon tour ici _ est ouverte depuis la magistrale exposition de Jean Clair en 1984,

qui fut le premier à replacer Bonnard au cœur _ le plus vivant ; et battant ! _ de l’histoire de l’art qui allait s’écrire après la Seconde Guerre mondiale

et révéler le Bonnard tardif _ victime (bien contingente !) d’une succession (notariale) un peu complexe, qui ne s’est résolue (juridiquement) qu’en 1964 _ au public français et américain comme un peintre d’exception.

Depuis lors, les essais et les expositions se sont multipliés, réajustant

_ non sans réticences toutefois, jusque, justement, me semble-t-il, cette année-ci, 2011 : cf, ainsi, encore, les principales contributions de l’album, en 2006, Bonnard _ l’œuvre d’art, un arrêt du temps, telles celle d’Yve-Alain Bois ou celle de Georges Roque : plus soucieuses du contexte (historico-international : la modernité « moderniste« ) que de l’audace génialissime (tranquille et patiente en son incessante recherche ! sur la toile via la palette, en son bien exigu, pourtant, atelier de sa villa Le Bosquet sur les hauteurs du Cannet : preuve que le recul de l’œuvrer est d’abord sensitif, cérébral, et notamment mémoriel) de l’idiosyncrasie bonnardienne, pour mon goût ! _

réajustant _ donc : on ne peut mieux justement !!! _ l’histoire de l’art

et corrigeant l’injustice«  _ en aidant à un peu mieux ouvrir les yeux (et réajuster plus finement les perspectives) des aveugles et sectaires : je suis toujours très optimiste !

Le superbissime catalogue, Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée, aux Éditions Hazan _ l’exposition des œuvres de la (jeune) collection de ce musée, ajointées aux œuvres présentes en d’autres musées et collections privées concernant l’activité de Bonnard (de 1927 à sa mort, le 23 janvier 1947) au Cannet, dure du 26 juin au 25 septembre 2011... _,

vient excellemment

_ par les contributions des textes (dont une réédition de l’article de Jean Clair Petite métaphysique du violet dans la peinture de Pierre Bonnard, « publié pour la première fois dans le  catalogue de l’exposition Peindre dans la lumière de la Méditerranée, Marseille, musée Cantini, 1987 » : ces contributions, excellentes, sont le fait de Marina Ferretti Bocquillon, Belinda Thompson, Jean Clair, Céline Chicha-Castex, Robert Mangú et Gisèle Belleud),

comme par la somptuosité des images réunies offertes ! quel enchantement ! et c’est bien aussi un phénomène d’époque que de bouder pareille qualité de plaisir ! l’époque se complaisant, nihilistement, dans le pire trash !!!

De Jean Clair, ne pas se lasser de réécouter l’entretien (de 62′) avec Francis Lippa le 20 mai dernier dans les salons Albert-Mollat, à propos de ses Dialogue avec les morts et L’Hiver de la culture… ; cf aussi mon article du 16 juillet dernier : Un entretien magique : avec Jean Clair (et passages d’anges !) à propos de ses « Dialogue avec les morts » et « L’Hiver de la culture », le 20 mai dans les salons Albert-Mollat _

en témoigner ;

à relier à un autre autre très bel album, Bonnard en Normandie, aussi aux Éditions Hazan _ pour une exposition tout aussi riche et passionnante, qui s’est tenue au musée des Impressionnismes, à Giverny, du 1er avril au 3 juillet 2011… Pierre Bonnard a résidé régulièrement à Ma Roulotte (en surplomb de la Seine et avec jardins et arbres profus), à Vernonnet, achetée en 1912 et vendue en 1938…

L’avantage (inestimable !) de ces expositions _ et celui, consécutif, des albums qui en gardent une trace accessible ad vitam æternam : vive le livre !!!! _ est de ré-unir _ un moment _

et donner à contempler _ le plus tranquillement possible à qui va se soumettre à la puissance retournante de leur intensité ! _,

des œuvres dispersées dans le monde entier, au fil des achats et des coups de cœur des collectionneurs amateurs fous de ces chefs d’œuvre, ou des musées de par le monde _ l’œuvre de Pierre Bonnard a immédiatement rencontré un tel engouement (ô combien lucide !) _ ;

et d’offrir au spectateur (s’émerveillant !) le miracle de comparer (et ressusciter) l’œuvrer même, en acte, de leur créateur :

c’est à cette « vivacité« -là, en effet

_ je reprends ici un mot de Deepak Ananth en sa très belle contribution, pages 282 à 284, de Bonnard _ l’œuvre d’art, un arrêt du temps : L’Achèvement différé : « la peinture (de Bonnard) se prête à des vivifications infinies _ de sa part ; puis de la nôtre : à nous de bien vouloir nous y prêter à notre tour, en et par nos (propres) « actes esthétiques » ! _ Il ne saurait y avoir de fin irrévocable lorsque la vivacité _ voilà ! _ est l’essence de l’œuvre« , dit-il excellemment, page 283 ; car, poursuit-il, page 284 : « la proximité de l’image, qui est une constante du langage plastique de Bonnard, signale une intimité emblématique, un élan fusionnel avec l’acte même _ voilà ! l’acte de création, ici _ de peindre, dont la touche _ en sa fulguration et ses effets, pour toujours, d’éternité ! _ est la manifestation exemplaire«  _,

que nous incite, en permanence _ en ce qui, en quelque (patient, et surtout somptueux) « arrêt du temps«  (l’expression est de Pierre Bonnard lui-même), fut en quelque sorte (très patiemment, et avec fulgurances successives) capté par l’artiste… _, la toile (hyper-)colorée de Bonnard,

en la fulgurance patiente des infinies micro-modulations des vibrations à jamais actives, pour qui y prête vraiment son regard un peu (et vraiment !) attentif, déposées pour jamais sur la surface de la toile qui demeure _ et pour peu que ne la ruinent pas trop quelques « craquelures«  : Bonnard en réparait déjà… ; par exemple celles du tronc (mauve) du marronnier de la toile Décor à Vernon (La Terrasse à Vernon), demeurée en l’atelier du Cannet à sa mort… _, en quelque sorte proustiennement, « dans le temps« .

Que s’efforcent aussi d’approcher, en leurs analyses et synthèses _ ils y tournent autour _, les regardeurs-commentateurs…

Sur l’acte esthétique, revenir (toujours !) au travail décisif (et nécessaire !) de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique, aux Éditions Klincksieck ;

ainsi qu’à l’admirable Homo spectator de Marie-José Mondzain, aux Éditions Bayard :

deux viatiques indispensables d’une esthétique efficiente parfaitement juste…

Une dernière énigme, pour finir _ qui me travaille dans ma recherche de la vérité de Bonnard _ :

à la lecture (attentive) de ces différents albums consacrés à l’œuvre (somptueux) de Pierre Bonnard,

j’ai relevé une obscurité, telle une tâche blanche de fond de l’œil, concernant la personne de Renée Monchaty,

« dont Bonnard tomba amoureux en 1920 _ et avec laquelle (elle seule ; c’est-à-dire sans sa compagne Marthe, demeurée, elle, à Cannes chez Berthe Signac) il séjourna quinze jours à Rome : en compagnie du neveu Charles Terrasse, alors étudiant de l’École française de Rome, au Palais Farnèse, ils arpentèrent les ruines, en mars 1921, écrivit à Marthe Pierre… _ et qui se donna  la mort en 1925« ,

comme l’indique en note Jean Clair, page 45 de l’album Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée ;

alors que, en sa contribution Pierre Bonnard, vie privée, image publique (pages 31 à 39 de ce même album), Belinda Thomson apporte des renseignements contradictoires :

« Renée Monchaty, la première fiancée de Bonnard (sic) a été son modèle _ par exemple déjà dans La Cheminée : une œuvre (sculpturale) de 1916 ! Et Renée était-elle blonde ? ou brune ?.. _ et son amante, peut-être aussi son étudiante. Son amour malheureux pour Bonnard _ toujours plus que discret sur son intimité, comme il était alors parfaitement de mise dans les excellentes familles, telle celle de Pierre Bonnard ! _, qui semble avoir été réciproque, la conduira à se suicider à Rome en 1923«  _ ce qui est une erreur, au moins de date : Renée Monchaty s’est donnée la mort, par un coup de revolver, le 3 septembre 1925 : fut-ce à Rome?.. Je n’ai glané que bien peu de renseignements en mon début d’enquête…

Et Belinda Thompson poursuit :

« La décision soudaine de Bonnard d’épouser Marthe en 1925 _ la formalité eut lieu le 5 août 1925, à la mairie du 17e arrondissement de Paris _, apparemment pour mettre fin à ce sentiment qu’elle éprouve d’être « une de ces femmes que l’on n’épouse pas » _ Marthe est le modèle et la compagne de Pierre depuis 1893 ; et elle le demeurera jusqu’à sa mort, le 26 janvier 1942, à la Villa Le Bosquet du Cannet (Pierre y mourra, lui aussi, le 23 janvier 1947) _, suit cette période de difficultés affectives« , à la page 38…

L’importance des liens affectifs de Pierre Bonnard en sa vie d’homme n’est pas rien qu’anecdotique, quand on mesure la place en l’œuvre pictural même de ses liens à ces personnes, et à leur souvenir qui demeurait quand elles avaient disparu…

A preuve,

la merveilleuse analyse des deux tableaux, La Palme (de 1926, au Cannet), puis Jeunes femmes au jardin, ou La Nappe rayée, vers 1921-1923 _ à Vernonnet _ (tableau terminé vers 1945-46 _ au Cannet _) à laquelle procède Jean Clair en son article Petite métaphysique du violet dans la peinture de Pierre Bonnard, pages 41 à 45.

Pour La Palme, d’abord :

« la volumétrie des objets et des figures apparaît saisie comme projetée sur une surface courbe concave, et non pas convexe, sur une sphère creuse pour ainsi dire. Ce qui est le centre de la vision en est aussi le plus éloigné ; et ce qui apparaît à la périphérie se déforme et s’allonge. Ce que l’œil pointe est aussi ce qui lui échappe (…) et, sur les bords, tout fuit (…). L’œil concentre et ramasse une myriade _ profuse, en effet : comme ses jardins ! _ de sensations, la pupille est bombardée _ oui _ de stimuli lumineux, mais, pour le peintre, le problème est de saisir ce foisonnement et d’en restituer _ voilà ! _ la richesse. Plutôt que projeté sur une sphère homologue au globe oculaire, le réel est brassé, comme la confiture dans une bassine de cuivre, ramassé et confit dans une cavité creuse dont les parois s’évasent.

De l’emploi de cette perspective naturalis, physiologique, découlent l’emploi et l’ordre des couleurs.

Ce qui vient en premier plan, ce n’est pas la couleur lumineuse, l’orange ; c’est le violet. C’est la couleur dont l’intensité, dont la vibration ondulatoire est la plus forte qui vient au-devant de l’œil, là où l’œil cherche à voir le plus. Le « mehr Licht » _ goethéen _ du peintre, là où il pointe le visible, est le seuil même où la sensation de la lumière s’absorbe dans l’invisible _ le diaphane ? qu’évoque Marie-José Mondzain ? La couleur qui est la plus proche de l’énergie pure est aussi la trappe, le « trou noir » par où le visible s’échappe.

La terre, le monde réel, le solide, ce que l’on peut saisir, voir, habiter, appréhender, tenir, les routes, les maisons, les êtres _ même ! _,

sont toujours, chez Bonnard, un arrière-pays _ à la Bonnefoy _ qui brille derrière l’écran radiant du violet, ce seuil de l’ultra-visible.

La Palme, de 1926, est l’une des œuvres les plus significatives à cet égard.

Le monde où l’on habite, avec ses maisons, ses rues, ses femmes à la fenêtre secouant un tapis, ses volets verts, ses ocres rouge et jaune, ses roses et ses orangés, est une bande de lumière isolée du peintre, un îlot perdu entre le lointain bleu et le premier plan livré au vert et au violet.

La figure principale _ c’est là dire son importance (vitale !) _ est une femme, à mi-corps, à l’avant-plan. Elle est voilée de violet et elle offre _ telle Aphrodite à Paris, chez Homère _ une pomme. Pomme d’or de Virgile, fruit parfait, sphère pleine du don de la présence, offrande d’amour, lumière et saveur concentrée.

Mais c’est aussi le fruit dérobé dans l’ombre _ l’amour caché, non tout à fait (civilement et urbainement) montrable _,

comme est interdite _ comme victoriennement, encore et toujours pour Bonnard en 1926… _ la possession de ce monde habitable et aimable que le tableau reproduit.


Regardons-le mieux _ ainsi que le demande et l’impose tout tableau de Bonnard ; ainsi que toute grande œuvre vraie ! non menteuse ! Par exemple, celle de Proust ; ou celle de Faulkner, pour rester en ces mêmes années… _ :

il figure un œil de géant ; il est la métaphore, la projection _ quasi littérale ; lacaniennement _ d’un œil, une grande amande que bordent les cils du palmier et les sourcils des feuillages, et sur la lisière de laquelle papillonnent _ instamment _ des frondaisons. La lumière brille en son fond, mais rien ne sera possédé _ charnellement et socialement ; une malédiction (officielle) ne cessant de peser... _ de ce qu’il voit.

Telle est la secrète mélancolie _ inaltérable parmi l’art de la joie, aussi, de Bonnard : car ce dernier n’est pas, lui non plus, niable ! les deux s’entremêlant à l’infini _ de cette peinture, sous son apparente _ mais tout aussi réelle ! Bonnard est par là toujours humble et discret, quasi timide (et ainsi partagé ! clivé…), en sa joie _ allégresse.

M’accusera-t-on de psychologisme ? _ s’enquiert alors Jean Clair. Certes non : tout compte ! en un œuvrer : le temps du terrorisme formaliste structuraliste (ce certains « modernes« ) est désormais passé !

L’un des plus beaux tableaux qu’ait peints Bonnard est Jeunes femmes au jardin, ou La Nappe rayée _ voici alors l’exemple de la plus splendide confirmation de la thèse avancée pour La Palme.

Le pluriel est de politesse : de la seconde, Marthe, la femme du peintre _ âgée alors (si la scène réelle eut bien lieu en 1921) de cinquante-deux ans _, ne se distingue qu’un profil perdu sur la droite. La jeune femme à la tête ronde ronde et dorée comme une pomme, et qui sourit, est bien le seul sujet du tableau. Projetée à l’avant-plan, elle demeure dans une pénombre violette. Le réel, la lumière, le possible, les fruits posés dans leur corbeille sur la table, le sable jaune comme une plage, sont à l’arrière-plan.

Le peintre, là aussi _ analyse Jean Clair _, célèbre le deuil de la présence, autant _ les deux à égalité ! _ qu’il célèbre la beauté et la fascination du visible.


Or, on sait aujourd’hui
_ l’article a été écrit en 1987 _ l’identité de la jeune femme et le destin tragique qui l’a liée au peintre _ Bonnard, en mars 1921, au moment de l’escapade romaine (avec Renée Monchaty), avait cinquante quatre ans (et Marthe, sa compagne non encore épousée, cinquante-deux J’ignore, jusqu’ici, la date de naissance de Renée Monchaty. La note de Jean Clair à propos de cette jeune femme, commencée de citer un peu plus haut en cet article-ci, se conclut alors ainsi : « Cette crise déterminera chez le peintre une série d’autoportraits où le violet joue _ encore _ un rôle essentiel, d’une tonalité dramatique souvent inattendue«  ; à prolonger…

Sous le sourire, sous la beauté qu’il célébrait, Bonnard avait aussi, comme un glacis subtil, posé _ à quel moment, lors de quelle « reprise«  de l’œuvre, achevée vers 1945-46 : à la Libération, donc ? _ le voile de la détresse et de la perte.


Au seuil du visible que nous croyons voir et posséder, demeure _ ainsi _ l’invisible des êtres et des choses que nous perdons _ et avons perdus, aussi : tel Orphée, Eurydice… ; cf ici le beau petit livre de Claudio Magris Vous comprendrez donc, où l’auteur donne la parole, outre-tombe, à son Eurydice perdue _, que nous n’avons cessé de perdre ; et dont le violet, à l’extrême de la gamme des couleurs, nous tend l’effigie spectrale _ un autre mode (spectral lui-même ; et alenti…) de possession ?


Ainsi les hommes de la lumière, selon l’expression de Camus, sont-ils condamnés, comblés par le jour et par les collines, à fuir _ aussi ; est-ce nécessairement, cependant, une fuite ? _ dans l’invisible.« 

On comprend en quoi et comment, très précisément,

l’œuvre de Pierre Bonnard,

au-delà de la puissance formidable intense de son idiosyncrasie, déjà _ et c’est un cadeau formidable ! _,

prend, aussi, et très pleinement place,

à l’acmé du plus puissant des avancées de l’exploration artistique du réel,

en la complexité jamais réduite à quelque squelette,

mais au plus vif (et nacré) de la chair,

des explorations artistiques de l’imageance _ cf mes propres travaux sur la musique de Durosoir (1878-1955) _,

pour penser au plus fin et plus vrai,

le réel tel que nous avons à le percevoir, le vivre et le bâtir,

l’aménager…

Car rien « que soi« , « ce n’est pas suffisant« , pour Pierre Bonnard,

comme le rappelle très justement Michèle Tabarot, à l’ouverture, page 11, de ce très important Bonnard et Le Cannet dans la lumière de la Méditerranée :

« Il est toujours nécessaire _ au peintre (et artiste) que Pierre Bonnard est _ d’avoir un sujet, si minime soit-il,

de garder un pied _ au moins _ sur terre« …

De même que

l’accroche à la forme,

doit contrebalancer le risque du vertige

de la couleur :

remerciant très chaleureusement son ami Paul Signac, de ses vigoureux encouragements et éloges,

Pierre Bonnard, le 29 décembre 1933, lui déclare ainsi :

« Tout récemment, vous m’avez donné un fameux encouragement,

et j’en puise d’ailleurs _ de mon côté _ dans vos architectures colorées ;

car j’ai bien besoin de me plier aux grands rythmes _ voilà ! sans tomber dans l’abstraction, par conséquent _ que vous défendez« …

Pierre Bonnard : un créateur décidément majeur,

pour notre réjouissance !


Titus Curiosus, ce 31 août 2011

Une rafale de jouissances musicales : en commençant par quelques classiques du répertoire…

18sept

On connaît le mot percutant de Nietzsche :

« sans la musique, la vie serait une erreur« …

Ne quittent pas ma platine cette belle fin d’été une rafale d’admirables musiques

offertes par le CD ;

avant de présenter des CDs d’interprétations électrisantes (et pionnières !) d’œuvres sortant de sentiers un peu plus battus,

voici d’abord quelques CDs d’interprétations au plus haut degré de perfection d’œuvres presque classiques _ elles devraient du moins l’être ! _ du répertoire, et pour des périodes et styles divers, comme on va en juger :

_ les Sonatas for violin and piano on piano Erard de Robert Schumann (un CD Harmonia Mundi : CD HMC 902048) qu’interprètent, au summum de leur verve ici, les excellents Daniel Sepec et Andreas Steier (les Sonates opus 105, en la mineur, et 121, en ré mineur), avec, en prime, et peut-être avant tout, une sublime version de ce chef d’œuvre absolu que sont les Gesänge der Fruhe (pour piano), l’opus 133 de Robert Schumann (« à la mi-octobre 1853 » : cette « dernière composition pour piano que Schumann ait destiné à la publication » constituant le chant du cygne du compositeur…) ; + une version schumannienne  de la Ciaconna pour violon et piano de Jean-Sébastien Bach, en ouverture de cet excellent programme : le rendu de l’interprétation _ sur un violon Laurentius Storioni, à Crémone, en 1780, pour l’excellent Daniel Sepec ; et un piano Érard, à Paris, en 1837, pour le tout aussi excellent Andreas Staier _ est un absolu de poésie…

Bouleversant en la perfection-justesse de sa simplicité a-rhétorique…


_ un florilège intitulé Le Concert Spirituel au temps de Louis XV (un CD Aliavox : CD AVSA 9877) que nous offre l’incomparable magicien qu’est Jordi Savall _ merveilleux, comme bien peu, dans le rendu du goût français ! _, dirigeant magnifiquement de sa viole de gambe son toujours parfait Concert des Nations : autour de trois œuvres délicieusement jubilatoires de Georg-Philipp Telemann, l’Ouverture avec la Suite en ré majeur pour Viola da Gamba et cordes TWV 55:D6, le Concerto in la minore per Flauto Dolce, Viola di Gamba, Corde e Fondamento TWV 52:a1 et l’Ouverture avec la Suite en mi mineur, Tafelmusik, à deux flûtes et cordes (première production) TWV 55:e1, le concert de ce CD parfaitement délicieux (!!!) s’ouvre par le Concerto Grosso en ré majeur Op. 6, n°4, d’Arcangelo Corelli _ probablement le pionnier du classicisme baroque… _, et se conclut par des Suites des Airs à Jouer (Symphonies) des Indes Galantes, de Jean-Philippe Rameau _ le sommet de la jubilation (dansante) française…

De la pure délectation dans le jouir de la perfection de ces Goûts réunis (à la française !) à Paris sous Louis XV…

_ un programme Karol Szymanowski, Song of the night, admirablement constitué (et donné ! ici…) par Pierre Boulez, dirigeant le Wiener Philharmoniker, avec le violoniste Christian Tetzlaff _ toujours parfait ! _ pour le Concerto pour violon et orchestre n°1, opus 35 (de 1916), et avec le ténor Steve Davislim et le chœur de la Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde de Vienne (dirigé par Johannes Prinz) pour la Symphonie n°3 opus 27 (Le Chant de la nuit, Piesn o nocy) : une musique profonde, d’une renversante sensualité !..

Un must de la culture européenne la plus ouverte qui soit aux sensualités envoûtantes de la Méditerranée et de l’Orient, depuis les succulentes vertes plaines de Galicie, sur le versant est des Carpates…

A découvrir si vous ignorez encore ces classiques merveilleux du grand répertoire européen !


Titus Curiosus, ce 18 septembre 2010

Un sujet passionnant en un livre apparemment bâclé : du devenir des villes au sein du devenir capitalistique

04jan

Bonne année !

Et pour la commencer en fanfare,

voici une excellente critique : « Villes à l’heure du capitalisme« , par Cynthia Ghorra-Gobin,
sur l’excellent site laviedesidees.com

susceptible de vous intéresser à des titres divers,

à propos du livre a priori extrêmement alléchant (par son sujet !) :

« Paradis infernaux. Les villes hallucinées du néo-capitalisme« 

(traduction française de Étienne Dobenesque et Laure Manceau, postface de Éric Hazan),

sous la direction de Mike Davis & Daniel B. Monk,

collection Penser/Croiser, aux Éditions Les Prairies ordinaires, paru en octobre 2008.

Villes à l’heure du capitalisme global
par Cynthia Ghorra-Gobin
[02-01-2009]

Domaine : Société
Mots-clés : inégalités | mondialisation | ville | urbanisme | richesse | néo-capitalisme

Des centres commerciaux géants,

des villes privées au milieu du désert ou de l’océan ?

Telles sont les fantasmagories urbaines et architecturales du néo-capitalisme.

Et l’ouvrage dirigé par Mike Davis et Daniel Monk en propose une analyse, critique et parodique, à travers le portrait de 11 villes…

Ce recueil collectif qui rassemble 15 auteurs se donne pour objectif de décrire et de dénoncer ouvertement les maux qui affectent les villes à l’heure du néo-capitalisme, comme l’indiquent clairement l’introduction et le titre. L’objectif n’est pas vraiment étonnant pour le lecteur familier des travaux de Mike Davis ; qui, depuis la publication de son bestseller sur Los Angeles, « City of quartz : Los Angeles, capitale du futur«  [1], adopte régulièrement ce ton sarcastique à l’égard de la logique dominante du profit. A priori, il n’a pas tort. Cette fois-ci, il met en scène 11 villes : deux villes de l’Amérique latine (Managua et Medellin), deux de l’Afrique (Le Caire et Johannesburg), deux du Moyen-Orient (Arg-e-Jadid et Dubaï), trois en l’Asie (Kaboul, Pékin, Hong-kong) et deux en l’Europe (Paris, Budapest).

Les États-Unis figurent bien entendu dans le premier chapitre, mais l’auteur ne traite pas d’une ville en particulier. Il se propose tout simplement de dénoncer deux produits de la production immobilière, le centre commercial et le centre résidentiel fermé, « shopping mall » et « gated community » _ deux phénomènes extrêmement intéressants (et significatifs) !!! _ , en se référant de manière explicite à deux États, le Minnesota et l’Arizona.

Le « Mall of America » (localisé dans la métropole de Minneapolis/Saint-Paul _ je m’y étais intéressé particulièrement à l’occasion de la « direction » d’un travail scolaire il y a quelques années, déjà…) _ et les « gated-retirement communities » (lotissements fermés pour retraités dont l’État de l’Arizona est certainement le plus représentatif) font ainsi l’objet de violentes critiques, ce qui a priori n’a rien d’innovant dans la mesure où l’on dispose déjà de travaux de grande envergure sur ces objets.

Après la lecture de ce premier chapitre centré sur deux produits immobiliers américains, on s’attend à ce que les auteurs présentant les autres villes poursuivent la réflexion en mettant en scène le transfert de ces deux modèles « made in America » ; qui, pour la majorité des habitants de la planète, sont bien des éléments du « rêve américain« . Pas du tout. En fait, la critique porte principalement sur les « mondes de rêve de la consommation » dans différentes villes, comme Paris, Hong Kong et Dubai (pour se limiter à quelques noms) ; et parfois de leur alliance avec les régimes politiques et les stratégies militaires (Arj-e Jadid, Pékin, Dubaï, Kaboul) ; mais toute allusion à l’ »American Way of Life » est inexistante. Étrange. Seuls les riches qui traversent en « dieux tout-puissants les jardins cauchemardesques de leurs désirs les plus secrets » sont véritablement remis en cause…

Quant à l’allusion intéressante faite dès l’introduction à l’égard de l’avènement des paradis fiscaux, corollaires de cette nouvelle phase du capitalisme, le lecteur s’attend alors à retrouver quelques pages ou chapitres analysant le régime des paradis fiscaux ; ou du moins décrivant les mécanismes de fonctionnement. Il n’en est rien. Seul le chapitre 2 intitulé « Utopies flottantes » aborde la thématique du paradis fiscal, en se limitant en fait à une présentation du site Internet, un simple prétexte pour dénoncer l’idéologie libertaire. Une visite du site permet en effet de se rendre compte qu’il s’agit tout simplement d’un groupe d’individus imaginant faire le tour du monde sur un navire. Les cartes du site qui donnent une idée du trajet à travers les continents sont drôles et amusantes.

La plupart des chapitres à l’image de ceux sur Dubaï ou Pékin s’organisent à partir d’une description de l’aéroport, du signalement de la présence d’hôtels et de voitures de luxe, de parcs à thèmes ou de centres commerciaux avant de prendre le temps de décrire les méga-projets en cours de réalisation (« Palm Jumeirah » à Dubaï) susceptibles de devenir de méga-enclaves pour riches en quête de la privatisation de la sécurité. De grands noms d’architectes sont ainsi cités, parfois assortis de quelques chiffres soulignant les investissements pharaoniques du secteur immobilier. Il est ici et là question de la faible rémunération de la main d’œuvre locale, ou encore issue de l’immigration (à Dubaï comme à Pékin) qui rassemblent des individus obligés de se soumettre pour survivre ; ou encore des droits que s’octroient les États pour confisquer les terrains tout en prônant l’intérêt général. À Pékin, un million d’habitants a été expulsé des vieux quartiers pour laisser place à des tours. Le chapitre sur Hong Kong se limite à décrire le lotissement fermé de « Palm Springs » qui, d’après l’auteur, a représenté la solution miracle pour combler la lacune identitaire des riches qui en refusant d’opter pour l’identité chinoise et l’identité britannique, ont préféré un style de vie issu du « supermarché culturel mondial« . Quant à l’article sur Johannesburg, il évoque la question de l’eau, après avoir insisté sur le legs de l’apartheid, sans pour autant souligner les véritables enjeux de pouvoirs au sein de la ville.

Au sein de ce recueil, l’article sur Le Caire s’avère être le seul qui repose sur une documentation sérieuse et qui ne se limite pas à la description de mégaprojets [2]. Toutefois l’analyse de Timothy Mitchell se présente plus comme une étude de cas de la politique menée par le FMI dans les années 1990 _ à l’apogée du fameux « consensus de Washington » _ qu’il n’aborde véritablement la thématique urbaine. Il est certes question du projet immobilier « Dreamland » _ réalisé non loin de la pyramide de Gizeh et s’inspirant d’images de lotissements fermés américains _, mais la critique porte plus sur les organismes internationaux, l’État américain et l’État égyptien. À différentes reprises, l’auteur rappelle que l’Égypte est un pays où seuls 5% de la population peuvent se retrouver dans la catégorie « classe moyenne » ; et où par ailleurs le poids de l’économie informelle dans l’économie nationale est considérable. Critique ou parodie ?


Face à cet ouvrage qui se veut une critique du capitalisme globalisé au travers d’un panorama de 11 villes,

le lecteur ne peut que ressentir une ambivalence à l’égard des éditeurs et des auteurs.

A priori, l’objectif annoncé dans l’introduction correspond bien aux intentions des sciences sociales,

qui ont toujours eu pour mission de rendre compte des processus économiques, sociaux et culturels,

de les expliquer et de les critiquer en mettant en évidence les inégalités sociales et les mécanismes d’exclusion.

Mais le statut de ce recueil s’apparente en fait à une simple parodie des travaux de sciences sociales.

Il en emprunte bien a priori le style et la tonalité,

mais le travail de recherche qui consiste

à rassembler documents relevant de sources différentes, données chiffrées ;

et à recueillir le point de vue et les représentations des acteurs au travers d’entretiens auprès des autorités politiques, des acteurs économiques, ou encore des populations concernées ;

est pratiquement inexistant (en dehors du chapitre sur l’Égypte).

Les textes reposent sur des informations que tout internaute peut retrouver aisément dans les multiples websites qu’offre Internet ;

et ne donnent pas plus d’information que ce que les médias quotidiens (offline et online) proposent.

Les auteurs usent certes des références savantes, en citant souvent des propos tenus par Adam Smith, Karl Marx ou encore Bourdieu (« seul chercheur ayant critiqué avec éloquence le néocapitalisme« ) ; ou en faisant référence à des films classiques, comme « Metropolis » de Fritz Lang ou encore « Blade Runner » ; mais ils ne sont là que pour donner une touche glamour de type marxiste au chapitre.

Le lecteur est alors envahi par l’étrange impression de se retrouver une fois de plus dans l’univers de l’apparence et de la consommation ; que l’on cherche par ailleurs à dénoncer. Quel décalage avec les travaux des sciences sociales reposant sur l’analyse marxiste qui chez nous ont jalonné les années 1960 et 1970 !

« Paradis infernaux » se présente comme un récit s’inscrivant plus dans le genre urbanophobe que dans l’analyse à proprement parler. Ce genre n’est pas étranger au personnage de Mike Davis, mais il était jusqu’ici relativement bien dissimulé comme dans son premier ouvrage dénonçant tout autant le capitalisme industriel que les modes de vie des « bourgeois » de LA au XXe siècle.

Il est vrai que Davis est américain ;

et que la civilisation américaine n’a jamais vraiment privilégié la ville comme « berceau de la civilisation«  ;

et qu’elle a choisi d’ancrer la démocratie dans les valeurs du monde rural.

À l’heure de l’industrialisation et de ses corollaires, l’urbanisation et l’immigration,

elle fut la première à valoriser la « banlieue«  _ ou le « rurbain » _ comme lieu privilégié de la famille américaine

parce qu’en mesure de véhiculer un sentiment d’appartenance à un lieu

tout en étant proche de la nature,

à l’image de la petite ville.

« Paradis infernaux » présente un sérieux lien de parenté avec les propos tenus au lendemain de la première guerre mondiale par le philosophe allemand Oswald Spengler

associant la grande ville et la métropole au symptôme du déclin des civilisations (et notamment de l’Occident).

L’influence de Spengler fut sérieusement éclipsée par la suite, en raison de nouveaux travaux adoptant un point de vue différent,

comme ceux de Georg Simmel _ qui m’intéressent tout particulièrement ! tels : « les Grandes villes et la vie de l’esprit » ; « Philosophie de la modernité » ; « La Tragédie de la culture » ; etc… _

qui privilégia la figure de la métropole comme le signe de l’avènement de la modernité.

En se déplaçant d’une ville à une autre (ou encore d’un site web à un autre), le lecteur circule dans un univers de stéréotypes (ex. la drogue à Kaboul) relevant de la science-fiction, sans pour autant que cela ne soit dit de manière explicite par les deux éditeurs de l’ouvrage revêtant l’habit des sciences sociales.

Aussi face à ce constat,

on ne peut que s’interroger sur les politiques menées par les maisons d’éditions _ question que je me suis posée, il n’y a pas plus longtemps que le 31 décembre dernier, à propos des politiques d’édition discographique musicale _ pour traduire les ouvrages étrangers.

Pourquoi avoir choisi « Paradis infernaux« , alors que de remarquables études sont publiées par des chercheurs américains (et autres) travaillant sur les mutations des villes à l’heure de la globalisation, tout en adoptant une posture critique ?

Les plus courageux d’entre eux n’hésitent pas à mettre l’accent sur la dynamique du transnationalisme comme facteur d’une complexité accrue de la ville,

parallèlement à une prise de conscience des individus dans leurs capacités d’interconnexion avec d’autres individus en temps réel, et à agir ensemble indépendamment de toute localisation géographique [3]. Le transnationalisme se présentant comme une question majeure et un véritable défi pour la démocratie et pour les pouvoirs politiques à l’heure de la globalisation.


par Cynthia Ghorra-Gobin [02-01-2009]

Notes
[1] « City of Quartz : Excavating the Future in LA« , Vintage, 1992. Cet ouvrage a été publié en français par la Découverte en 1997.
[2] Le chapitre sur Le Caire inclut 54 pages et plus de 112 notes de bas de pages donnant ainsi au lecteur de nombreuses références.
[3] Consulter à ce sujet l’introduction ainsi que les entrées « ville« , « ville globale« , « village global« , « métropolisation » et « globalisation » du « Dictionnaire des mondialisations« , paru aux Éditions Armand Colin, en octobre 2006.


A mon envoi de cet article de laviedesidees.com

l’éclairé Rufis Oeconomicus n’a pas tardé à répondre ceci :


De :   Rufus Œconomicus

Objet : re: Une remarque critique d’une critiquable elle-même critique de néo-urbanisations
Date : 3 janvier 2009 18:32:26 HNEC
À :   Titus  Curiosus

Salut,
Meilleurs vœux.
La critique du bouquin s/d. de M. Davis et alii que tu viens de m’envoyer est peu engageante.

Je l’ai lue rapidement mais pour résumer :

Péché majeur : superficialité.

Péché mineur : saupoudrage de marxisme lyophilisé.

C’est dommage, car je garde un très bon souvenir de son « City of quartz« , ouvrage qui mêle habilement sciences sociales et histoire de Los Angeles (du Sud de la Californie en fait) avec un souffle littéraire certain.

Si tu ne l’as pas déjà lu, je t’engage à le faire…
Amicalement.

Rufus

La (vraie) ville, ce sont de (vraies) rues, de (vraies) places, avec de (vrais) cafés, des lieux

_ et des moments : disposer d’un (vrai) temps de… ;

c’est-à-dire d’un temps qui soit

et à soi,

et, en même temps (!) à donner

à d’autres

que soi (qui soient, eux aussi, ces « autres », encore, eux aussi, des « soi »… ; et pas des ombres ou des zombies ; ou de purs et simplifiés corps, réduits à rien que du pornographique !) _ ;

des lieux, donc,

de (vraies) rencontres _ paroles, échanges, débats (animés !) _ ;

comme en ces villes méditerranéennes

_ Athènes, avec son agora ; Rome, avec son forum (et sa Piazza Navona ! et celle de la Rotonda, devant le Panthéon !..) ; et Sienne, avec sa Piazza del Campo (convexe et en pente : affriolante !) où se déroule deux fois l’an, le 2 juillet et le 16 août, le Palio ; et Salamanque, Santiago de Compostela, Saint-Sébastien/Donostia, avec leurs si vivants paseos ; etc... _

où naquit,

et vit encore, une (vraie) civilisation ;

avec de (vrais) passants

qui se parlent (vraiment)…

Même si Diogène, déjà,

avec sa lanterne allumée en plein jour,

cherchait _ en vain ?… et sans (trop) rire… _ rien qu’un

(seul, premier… ; et vrai)

homme…

Titus Curiosus, ce 4 janvier 2009

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