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L’admirable leçon d’anatomie d’humanité de Nuri Bilge Ceylan : le sublime « Il était une fois en Anatolie »

18mar

C’est avec une considérable admiration _ et une constante jubilation pour son approche et son rendu si délicats et fouillés dans la précision à l’image de l’énigme des âmes et corps humains ! dans les variations infinitésimales de leur silence et visage : les lumières, et pas seulement nocturnes, y sont stupéfiantes de vérité en ce qu’elles dégagent délicatement de l’ombre, magiques… _ que je viens de regarder-suivre-contempler à trois reprises successives le DVD qui vient de paraître ce mois de mars 2012 de Il était une fois en Anatolie, un film sublime parfaitement calmement déployé en deux heures et demi magiquement souplement autant qu’intensément rythmées, sans jamais la moindre pointe d’hystérie _ un très fin humour discret y jouant en permanence aussi (à la Voltaire, à la Sciacca) très finement son rôle _ : un _ nouveau _ chef d’œuvre d’humanité (chaleureusement brûlante !) du cinéaste turc, auteur déjà de l’époustouflant Uzak, Nuri Bilge Ceylan…

Au-delà d’une enquête criminelle _ la recherche un peu difficultueuse la nuit, sublimement percée seulement des phares de trois voitures, d’un cadavre (qui aurait été enterré, loin de tout…) parmi les steppes un peu répétitives d’Anatolie : autour de fontaines avec un arbre « en boule«  ! alors que le principal suspect se souvient mal, tant il était « alcoolisé » alors… _ menée par un commissaire de police _ finissant par s’énerver quelque peu _ et son équipe, sous la (haute) direction d’un procureur mesuré, lui _ mais sur lequel se découvrira que pèse un secret enfoui sous un (terrible) déni à soi-même : celui de la prise de conscience et assomption, enfin, de la vraie cause de la mort de son épouse juste après avoir accouché de leur bébé, une fille, et en avoir, bien au préalable, annoncé, enceinte, cinq mois plus tôt, la date… _,

c’est le point de vue du médecin chargé de procéder (bientôt, dès que le corps enterré que l’on recherche aura été retrouvé !) à l’examen de l’autopsie du cadavre de la victime qui, peu à peu, se dégage et vient surplomber magistralement (et relativiser) tous les autres points de vue, même si demeureront encore pas mal de pans d’énigme _ en particulier sur le crime initial lui-même : ses modalités, sinon ses raisons, autour de la paternité d’un enfant et de la relation entre celui et celle qui l’ont engendré ! tout cela restant tu (en paroles), et se limitant, pour eux (comme pour nous, face à l’écran, qui y assistons), à l’échange de regards terribles sans fond… _, au final de ce que nous donne à assister et contempler _ deux heures et demi de regards concentrés sur l’écran _ cet immense film !..

Le comédien interprétant le Docteur Cemal, cet assez jeune médecin _ trentenaire _, Muhammet Usuner, est particulièrement remarquable _ et c’est un euphémisme _ dans l’intensité parfaitement sobre _ jusque de face et en gros-plan et au ralenti de la pensée qui réfléchit et s’interroge, d’une inquiétude calme… _ de son jeu : celui de qui sait le mieux regarder et déduire _ mieux qu’en « sceptique« , comme le qualifie un peu improprement le procureur, dont le métier est, pour lui aussi, d’« enquêter«  à la recherche (sereine) de la vérité et la justice… cf ici mon précédent article sur le livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot naziLe travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi » _ ; mais aussi celui de qui sait le mieux faire preuve de vraie humanité à l’égard de toutes les victimes _ à commencer par celles qui vont vivre…

Le final, avec vue sur une cour de récréation d’école et des enfants jouant, en contrepoint de l’autopsie en train de réglementairement s’accomplir _ en contrepoint supplémentaire, on pourra lire l’expressionniste, lui, sublime (oui !) poème de Gottfried Benn, Morgue _, est admirable…

Et lui aussi, le médecin, a son passif d’amour malheureux : en demeurent quelques photos de l’épouse dont il a divorcé _ sans avoir eu (ni voulu) d’enfant, dira-t-il au procureur : sa vision est la plus prospective… _ qu’il compulse _ un bref moment _ de retour dans le silence de son bureau à l’hôpital…

Il est vrai que le principal scénariste _ avec Nuri Bilge Ceylan lui-même ainsi que son épouse Ebru Ceylan _, Ercan Kesal, est lui-même _ peut-on apprendre en fouillant dans le riche dossier disponible des articles à propos de ce film sobre si intense et magistralement riche _ médecin de formation ; et qu’une des sources de cette intrigue, à moins que ce ne soit un de ses motifs centraux (!), se trouve être, ainsi qu’on peut le lire parmi le générique de fin qui défile, l’œuvre de Tchékhov, celui-ci-même médecin de formation, lui aussi.

D’où la double admirable  « leçon« , tchékhovienne si l’on veut, et d’anatomie _ et pas seulement les vingt minutes de la magistrale (et sobre) séquence d’autopsie du corps, à la fin, à l’hôpital de la ville _ et d’humanité !

D’autant que, au cœur de tout cela, est la difficulté, au plus intime du plus intime, pour un homme _ et tout homme _, d’aimer comme il le faudrait une femme _ toute femme.

C’est admirable : je n’en sors pas…

Et sur ce dernier aspect, la caméra de Nuri Bilge Ceylan suit,

à la turque

_ en un nouvel aller-retour, comme dans le déjà si puissant Uzak, en 2002, entre le destin européen d’Istanbul et les origines ottomanes (un peu plus sauvages ? au moins pour la doxa…) de l’Anatolie : d’où la parole anticipatrice d’un des policiers au médecin venu d’Istanbul, lors des péripéties de la traque, de fontaine en fontaine, avec arbre « en boule« , du cadavre enterré : plus tard, de retour chez vous, vous vous direz : « Il était une fois en Anatolie«  _,

la caméra de Nuri Bilge Ceylan suit, à la turque, donc,

et en cette région d’Anatolie,

la voie admirablement tracée _ tout aussi sobrement et tout aussi loin de la moindre propension au moindre bavardage intempestif et une quelconque hystérie _ de Michelangelo Antonioni _ l’aristocratique Ferrare des Este portant aussi une empreinte calviniste ! celle de la duchesse Renée de France (1510-1575), présente à Ferrare de 1528 à 1560 ; celle-ci y reçut Calvin en 1536… _,

de L’Avventura, L’Eclisse et La Notte

à Idenficazione di una donna et Al di là delle nuvole : toutes œuvres sublimissimes, elles aussi…

Merci l’artiste !

vrai et profond

qu’est Nuri Bilge Ceylan…

En conséquence de quoi : ne pas laisser passer, mais se laisser aller à se délecter de

cette sublime

intense et si délicate à la fois

leçon _ vierge du moindre didactisme (et lourdeur) : tout y est d’une infinie délicatesse de touche, légère, vraie, profonde (et sans la moindre ombre de quelque componction que ce soit…) : à la Antonioni, donc, si l’on veut : ici sont préférés (et ne sont retenus que) les visages et les regards, sans nul discours de paroles plombant… _ d’humanité et d’anatomie

qui nous vient de la partie asiatique (anatolienne et steppique) de la Turquie

qui pourrait un peu trop se lasser, elle, la Turquie, de continuer à frapper sans signe d’accueil un peu plus  bienveillant à la porte de notre bien malheureuse _ et combien moins délicate ! ces derniers temps-ci… _ Europe

via ce magistral

et sublime d’humanité

film qu’est Il était une fois en Anatolie

en sa fondamentale noblesse…

Titus Curiosus, ce 18 mars 2012

« Sans la vérité, la vie serait sale » : un propos (de « chat ») de Aharon Appelfeld

28mai

Qui a entendu une fois la parole de vive voix d’Aharon Appelfeld, comme ce fut le cas dans les salons Albert Mollat, ainsi qu’au Centre Yavné _ c’était le 19 mars 2008 _,

n’oubliera sa puissance de vérité

de sa vie…

Aussi, dois-je m’empresser de diffuser plus largement encore que sur le site du Monde ;

et en le commentant (un peu) de mes impressions très « reconnaissantes« 

les mots (de lumière ! ) qu’Aharon Appelfeld sait trouver pour éclairer (si bien) les interrogations de quelques uns qui ont la chance _ désormais (hors des cachettes des forêts d’Ukraine, où il est, très difficilement, parvenu à survivre, entre 1940 et 1945)  _ de le rencontrer…

Dans un chat « Sans la vérité, notre vie est sale«  au Monde.fr

LEMONDE.FR | 20.05.09 | 10h57  •  Mis à jour le 27.05.09 | 17h05 ,

Aharon Appelfeld se penche sur « le pouvoir de la mémoire qui donne un sens à notre vie« , dit-il. Il revient aussi sur « la place du mal » et « la falsification des faits«  _ qui est « le propre des politiques, pas de gens honnêtes« , poursuit-il.

Donateli : Comment en êtes-vous venu à penser puis écrire que la lâcheté de l’homme était indispensable à la construction de la société ?

Aharon Appelfeld : J’estime que la lâcheté n’est pas centrale dans mes écrits. Je parle plutôt de la « faiblesse«  _ un distinguo crucial ! Car l’homme est un être faible. C’est plus par rapport aux « faiblesses » de l’homme que je parle. Nous sommes faits de chair et d’os, et c’est cela qui nous rend faibles. Mais en même temps, il faut avoir un certain respect par rapport à cette faiblesse _ et « vulnérabilité« , « fragilité«  _, inhérente à l’homme _ et à son « humanité« , toujours à conquérir, défendre, reconstituer : jamais simplement et pour jamais acquise, possédée… Mais cela n’a rien à voir avec la lâcheté _ en effet !..

Denis_de_Montgolfier (Lyon) : Quel est votre rapport au bégaiement, puisque vos livres y font allusion ?

Aharon Appelfeld :  Lorsque j’étais enfant, pendant la guerre, je me suis retrouvé à travailler pour un groupe qui avait des activités criminelles. Il s’agissait d’Ukrainiens, qui ne savaient pas que j’étais juif _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld…. J’ai été parmi eux _ davantage qu’« avec eux«  _ pendant un an et demi, et pour me protéger _ voilà : le silence, voire le mutisme, comme « protection«  vitale !.. _, je parlais le moins possible, je ne parlais pas. Lorsque la guerre a pris fin dans cette région-là, en 1944, car la zone a été reprise par l’armée russe, parce que je n’avais pas parlé pendant un an et demi, ou quasiment pas, lorsque je me suis remis à parler, je bégayais. Le bégaiement, pour moi, c’est quelque chose qui est venu plus tard _ que dans la première enfance, comme chez la plupart _ dans ma vie, mais je le vois en même temps comme une qualité, une vertu. Car le bégaiement, pour moi, fait ressortir davantage _ l’expression est importante ; et davantage qu’une parole non bégayée, donc... _ les sentiments, les sensations, et mêmes les idées.

Il permet de faire émerger toutes ces choses _ qui demeureraient immergées, donc, sinon… _, car c’est une sorte de friction _ éminemment féconde _ entre pensée et sentiment _ champ magnifique à explorer par l’écrivain véritable. Pour les personnes qui parlent vite, elles sont recouvertes _ au point de s’y noyer, pour filer la métaphore… _ de paroles, alors qu’avec le bégaiment, il y a un effort pour permettre _ le surgissement de _ la parole _ à son plus vrai… Cela peut paraître étrange, mais pour moi, il est positif dans le sens où cela fait partie de la création _ ainsi que l’analyserait un Noam Chomsky : la création de la « générativité » du discours… _, cet effort pour faire sortir _ du magma du non-dit _ la parole _ en un mouvement de « aufhebung« , dirait Hegel…

cerrumios : Qu’est-ce qui est le plus dangereux : l’oubli du passé, le manque d’intérêt des nouvelles générations à l’histoire, le déni de faits réels, les maladies dégénératives dues au vieillissement… ?

Aharon Appelfeld : Tout est dangereux. Les maladies de la vieillesse ne me paraissent pas très importantes. Dans un sens, l’oubli du passé est une maladie _ pour le dynamisme fécond de la personne ; pour qu’elle devienne vraiment « sujet » d’elle-même (et pas enkystée et plombée en « objet » _ pour d’autres qu’elle). Car notre âme _ oui ! _ et la construction _ oui ! _ de ce que nous sommes _ et avons à devenir _ sont une composition _ en partie de notre responsabilité personnelle _ du passé, du présent et du futur. En ce qui concerne le manque d’intérêt chez les jeunes pour l’histoire, je n’en suis pas persuadé. J’ai été moi-même professeur d’université et j’avais beaucoup d’étudiants qui voulaient apprendre, savoir ce qui était arrivé aux générations de leurs pères et grands-pères.

Cela fait partie de la normalité chez l’homme de s’intéresser au passé. En ce qui concerne le déni des faits _ un phénomène crucial ! _, pour moi, c’est un agissement _ d’abord _ des politiques. Ce sont des personnes qui cherchent _ par intérêt partisan (= « idéologique« ) personnel, ou de leur clan ! _ à nous cacher les faits, à falsifier les faits _ d’où le devoir (le plus) sacré (qui soit) de les « établir«  et « avérer«  _, à détourner l’attention _ soient des tactiques crapuleuses décisives ; cf « Le Prince » de Machiavel… Un homme honnête _ droit ! _ ne fait pas ça, ne va pas nier les faits. C’est comme en politique, pour moi.

Romano : Le Prix Nobel de littérature Ohran Pamuk est l’objet _ ce fut en octobre 2005 ; depuis, elles ont été abandonnées : le 22 janvier 2006 _ de poursuites judiciaires dans son pays, la Turquie, pour avoir « revisité » dans son dernier roman _ le dernier roman d’Ohran Pamuk, « Masumiyet Müzesi« , est paru à Istamboul en 2008 ; en fait, ce fut pour une interview donnée à un journal suisse début 2005 _ la mémoire à trous de la Turquie (génocide des Arméniens et question kurde). Peut-on mourir pour sauver la mémoire ?

Aharon Appelfeld : La vérité et le passé ne font qu’un pour moi _ expression à creuser… Nier ce qui s’est passé, c’est nier la vérité. Les efforts de cet écrivain turc pour retrouver _ par le travail de la pensée, tant celui de la connaissance de l’historien, que celui de l’œuvre vraie du véritable écrivain : lire à ce propos tout l’œuvre (magnifique !) d’Imre Kertész, et pas seulement ses réflexions les plus « théoriques«  (pour des « discours«  publics ou des « articles«  brefs) sur les rapports entre mémoire, fiction et Histoire : cf « L’Holocauste comme culture« , sur lequel je dois (et vais) écrire sur ce blog même un article !  _ le passé et la vérité sont importants _ et c’est un euphémisme _, car sans la vérité notre vie est sale _ la formule, magnifique de vérité, donne très fortement (et avec grandeur ! plus encore !) à penser…

David Miodownick : Ne craignez-vous pas d’encourager malgré vous une « concurrence des mémoires » ?

Aharon Appelfeld : Je n’écris pas sur le passé _ avec la moindre mélancolie ou nostalgie que ce soit… Je parle d’individus _ particuliers, voire singuliers _ à un certain moment. Je ne parle pas par abstractions, mais d’individus ; et de leur temps _ c’est capital (face aux discours généralisateurs idéologiques dont nous sommes plus que copieusement abreuvés par les médias, tous azimuts)… J’écris sur les juifs, j’écris sur les non-juifs. D’ailleurs, j’ai plus écrit _ si l’on veut se mettre à « compter«  _  sur les non-juifs que sur les juifs. J’essaie _ et c’est l’effort poétique de la littérature vraie qu’une telle « vision«  !.. _ de voir le monde à travers les individus, à travers leurs désirs, leur besoin _ ou plutôt « désir« , ou « quête » ; et assez désespérée, souvent… ; une « demande«  !.. _  d’amour, à travers leur solitude, à travers leur recherche de réponses à des questions métaphysiques _ oui ! là où se joue le sens des vies « humaines » (« non-inhumaines« , ainsi que le formule si justement mon ami Bernard Stiegler _ qui vient de publier « Pour en finir avec la mécroissance«  Je n’écris donc pas sur le passé _ qui serait mort ; et pèserait, fossilisé, de tout son « poids mort«  Chaque individu a droit à son passé _ singulier (et non pas « idéologique« , ou plutôt « idéologisé«  en une « mémoire » d’emprunt ; « fourguée« …) ; et activé par l’effort tout en souplesse (et hoquets) de sa « mémoire«  toute personnelle ! pour s’appuyer sur le sol fécond (et toujours « vivant« ) de son « expérience » ainsi « travaillée«  : lire ici l’extraordinaire chapitre « De l’expérience« , en conclusion magnifique et testamentaire des « Essais«  du merveilleux et irremplaçable Montaigne Et moi, je suis pour le pluralisme dans tous les sens du terme. Je ne suis pas _ ni obsessionnellement, non plus ! _ collé _ « scotché«  _ à une histoire _ particulière, et partisane, contre d’autres « histoires«  : tout aussi particulières et partisanes ; soient « idéologiques » seulement : hélas !..

Lefevre : Que pensez-vous du livre « Les Bienveillantes« , de Jonathan Litell ?

Aharon Appelfeld : Ce qui m’a étonné, c’est à quel point un homme _ écrivant _ pouvait s’identifier avec le mal _ quelle singulière (= malsaine) perspective d’enquête, en effet ! Et la question que je me pose, c’est quel est le but de cela. Quel est le but de son livre. Est-ce d’apprendre à s’identifier avec le mal ? Est-ce que c’est essayer de comprendre le mal depuis l’intérieur de nous-mêmes ? Je me demande quel est le but de ce livre. Moi, mon impression, c’est que le résultat est une démonisation de soi _ ce qui est dangereux et morbide… L’expression « démonisation de soi » est à retenir !

Comme vous le savez _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld… _, j’étais dans un camp, brièvement _ en Transnistrie, à l’est de sa Bukhovine natale _, avant de m’échapper _ c’était en 1941, il avait neuf ans. Mais j’ai eu le temps de voir toute la perversion des meurtres des juifs. Il ne s’agissait pas seulement de tuer les juifs, il s’agissait également de les humilier avant de les massacrer. Par exemple, de les obliger à jouer de la musique classique avant de les assassiner. Donc il ne s’agissait pas seulement de tuer, mais d’une perversion des meurtres.

Et dans les quarante livres que j’ai pu écrire, je ne parle jamais des assassins. Ils n’existent pas dans mon âme. Ils existent dans le sens socio-historique _ de ce qu’ils ont commis : forcément ! _, mais ils n’ont pas de place dans mon âme. Il n’y a pas que l’intelligentsia juive qui a critiqué le livre. Tout le monde devrait critiquer ce livre _ je le pense aussi. M. Littell, l’écrivain, est un homme très intelligent, de grand talent. Et cela rend son livre d’autant plus dangereux _ par cette attention « démonologique »  perverse ; pour analyser « cela« , lire plutôt les analyses fouillées (à bien démêler la complexité) des historiens Christopher Browning : « Des Hommes ordinaires _ le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne«  et Harald Welzer : « Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meutriers de masse« 

Aaron : Quel avenir pour la mémoire dans la mondialisation, ce rouleau compresseur qui uniformise la pensée et avale le temps et la mémoire au nom de l’utilitarisme ?

Aharon Appelfeld : Il m’est difficile de parler de l’avenir, car je n’aime pas parler en termes généraux. Pour moi _ c’est-à-dire « tout personnellement« , existentiellement… _, c’est le passé qui compte _ par le poids (existentiel et personnel) de ses effets _, car cela donne du sens à la vie _ quand il est humainement « affronté«  et « compris«  : voilà l’enjeu ! au lieu d’être esquivé, escamoté, ou trafiqué et falsifié !!! Même un passé horrible, c’est quelque chose qui donne de l’ampleur _ quel beau mot ! de quel souffle !!! _ à notre vie _ personnelle, donc, quand ce « passé horrible«  est « surmonté«  : là-dessus, lire, outre Aharon Appelfeld, Imre Kertész : par exemple, en contr’exemple d’« Être sans destin » et du « Refus » (ou du sublime « Le Chercheur de traces« ), le non moins sublime « Liquidation » : un des chefs d’œuvre sur le siècle qui vient de s’achever (le livre est paru à Budapest en 2003) Si nous souhaitons une vie riche _ qualitativement _, avec du sens _ voilà !!! _, qui ne soit pas superficielle _ ni bling-bling… _, il faut nous rattacher _ oui ! par la « plasticité«  du souffle et l’« ampleur » de l' »inspiration« « respiration«  de notre « vivre«  _ à notre mémoire _ activée ! Pas tous nos souvenirs _ en nous défaisant des « clichés«  « réactifs«  plombants du ressentiment ; il y a aussi une joyeuse « vertu d’oubli« , nous apprend Nietzsche… _, mais tout ce qui a du sens _ = le plus « essentiel » !.. La vie _ subie _ peut être un enfer. Je l’ai connu, cet enfer _ en Bukhovine, en Transnistrie et en Ukraine, entre 1941 et 1944… Mais la vie est aussi une chose très précieuse, qui porte _ potentiellement _ beaucoup de sens _ à constituer « plastiquement«  par nous, en partie « essentielle«  ; et selon une exigence transcendante de vérité ! _, et il faut faire en sorte _ c’est un apprentissage personnel ; et l’« écrire« , et l’Art, y a, certes, sa part… _ que notre vie soit remplie _ dynamiquement _ de sens _ au lieu, statiquement, d’absurde et de vide : que répandent les divers nihilismes…

cerrumios : Comment peut-on être sûr qu’une personne détient la vérité si elle est contredite par un groupe ?

Aharon Appelfeld : Mais nous sommes tout le temps contredits par d’autres _ et pas seulement « négativement« , non plus, qui plus est ; la démocratie authentique, c’est le débat éclairé !.. Le mal est une contradiction constante _ qui veut nuire et détruire : c’est sa définition ! Les individus sont souvent tentés _ de mentir, de trahir, de porter tort, de nuire (= blesser, mutiler et tuer ; anéantir) _, leur moralité subit des tentations qui viennent de groupes ou d’autres individus _ un peu _ charismatiques _ sur les estrades politiques, avec micros et haut-parleurs ; et sous le feu (avec projecteurs) des caméras, tout particulièrement. Mais nous devons apprendre _ c’est une école _ à résister, à défendre notre réalité _ singulière propre : elle est « à construire«  ; n’étant jamais simplement « donnée« , ni « héritée«  _, qui a un sens pour nous.

Oulala : Quelle est votre position sur le débat entre histoire et mémoire ? La littérature ne peut-elle pas servir de « casque bleu » entre les deux ?

Aharon Appelfeld : La bonne _ et seule « vraie«  _ littérature devrait rester modeste _ à échelle de la personne ; et sans généraliser : non « idéologique« , forcément ! Et devrait comprendre que son pouvoir est limité _ pauvre, humble : la lecture est un acte silencieux et de solitude. La littérature, par nature _ non instrumentalisante qu’elle est, fondamentalement _, ne peut pas changer les hommes, ne peut pas changer la société _ en effet : ses effets ne sont pas « mécaniques » ; ni instrumentalisables… Mais elle est comme la bonne musique : cela fait germer _ oui : avec générosité illimitée ; joyeusement : la joie est spacieuse… _ en nous quelque chose d’essentiel _ oui ! _, cela purifie _ de miasmes délétères _ notre vie, cela donne un parfum _ ouvrant !.. _ à notre vie et nous donne de la lumière _ on ne saurait mieux le dire… Donc la littérature, on ne connaît pas exactement son effet _ non « mécanique«  _, mais elle porte le germe _ dynamique et dynamisant _ de quelque chose qui préserve _ et peut miraculeusement perpétuer _ notre humanité _ toujours menacée d’« inhumanité« 

Voilà pour ces morceaux de « conversation » (« chat » !) offerts

sous le titre « Sans la vérité, notre vie est sale »

sur le site du Monde : ils sont assurément infiniment précieux !..

Entre tous nos contemporains,

Aharon Appelfeld est un « humain » « non-inhumain » « essentiel« 

Titus Curiosus, le 28 mai 2009

« Patience et battons les cartes ! » sur l’excellent blog de Pierre Assouline

25août

 Sur un excellent article : « Patience et battons les cartes ! » sur le riche et stimulant (pour la « curiosité ») blog « La République des livres » de Pierre Assouline, sur le site du quotidien Le Monde, ce 21 août 2008.


« 21 août 2008
Patience et battons les cartes !

Unamuno, ça ne se refuse pas. Surtout si c’est un inédit, en français du moins, au sein d’un ensemble de textes ainsi assemblés, dans une traduction historique relue par l’auteur même, sous la couverture lie-de-vin d’une petite maison arlésienne qui aime le travail bien fait et publie de jolis livres à l’enseigne énigmatique des « Fondeurs de Briques ». De toute façon, avec un titre aussi alléchant que « Comment on fait un roman«  (« Como se hace una novela« , traduit de l’espagnol par Jean Cassou, 91 pages, 12 euros), on ne peut faire l’impasse : on se précipite. Notez bien l’usage de “faire” en lieu et place d’”écrire”. Le texte donnant son titre au recueil datant de 1927, il est précédé d’un portrait de Miguel de Unamuno écrit par son traducteur quelques mois avant. On y perçoit une belle complicité entre un créateur et son interprète, souterraine aussi bien que souveraine ; quelque chose d’à la fois chaleureux et respectueux. Au passage, Cassou s’offre même le luxe d’un “cogniscible” et d’un “conceptisme”  qui produisent un certain effet. Il en use au moment de donner sa définition du nihilisme espagnol à travers ce qu’Unamuno exprime lorsqu’il en touche le fond : à savoir que ce monde relève à tel point du songe qu’il ne mérite même point d’être rêvé sous une forme systématique”.

C’est un portrait admiratif, mais comme celui qui le brosse juge que, tout ce qu’écrit le philosophe de Salamanque relève au fond du commentaire, celui-ci prend la mouche. Dans une note intitulée…”Commentaire”, il se récrie. « Commentaires« , mes romans et mes drames ? Commentaires, mes essais historiques et ma poésie ? Mais alors tout est commentaire ! à commencer par « L’Iliade« , commentaire d’un moment de la guerre de Troie et en poursuivant avec « La Divine comédie« , commentaire des luttes entre la Papauté et l’Empire. Puis il en vient au cœur du problème : comment on fait un roman. Un mot d’abord en souvenir de la proscription auquel le voua le régime dictatorial de Primo de Rivera, à l’île de Fuerteventura, son Guernesey à lui, puis à Paris et à Hendaye, un mot sur la notion d’”exil” qui se dit « destierro » en espagnol et que son traducteur entraîne même du côté du “déterrement” et du “décielement”. Après quoi il prend la bête par les cornes, non pour faire de la littérature une tauromachie à la Leiris (voir sa dénonciation de l’élevage des taureaux de combat dans « Écrits sur les taureaux » qui vient de paraître chez le même éditeur) mais pour expliquer que toute œuvre de fiction est autobiographique puisqu’avant de créer un personnage, on le fait sien. Madame Bovary, c’est Flaubert, mais M. Homais, Bouvard et Pécuchet tout autant. Est-ce ainsi qu’on fait un roman ? Un instant.

    D’abord considérer que Valéry Larbaud avait tort de tenir la lecture pour un « vice impuni » : c’est un vice puni de mort continue, car il empêche l’écrivain d’écrire, il le love dans d’autres univers que le sien et le distrait de son travail, la page blanche est son châtiment. Ensuite observer l’étymologie du mot “problème” au cœur de l’invention romanesque : voyons, « proballein« , c’est à dire “jeter”, “mettre devant”, “présenter”, équivalent du latin « proiicere«  donc “projeter”, ce qui revient à dire que “problème”  équivaut à “projet”, sous-entendu projet d’action. Donc on résout en faisant. CQFD. Unamuno se regarde au miroir de Cassou, il examine les lieux communs qui lui collent à la peau : paradoxal ? certainement ; gueux d’helleniste ? cela lui permet de se rappeler qu’”hypocrite” signifie “acteur” ; ce qu’il cherche en écrivant ? comme les autres, fuir la mort qui se présente. Voilà pourquoi il est impératif de laisser un roman inachevé : “L’achevé, le parfait, c’est la mort, et la vie ne saurait mourir. Le lecteur, qui cherche des romans achevés, ne mérite pas d’être mon lecteur : il est lui-même déjà achevé avant que de m’avoir lu“. Est-on plus avancé quant à la fabrication du roman ? Pas vraiment. On l’aura compris, Miguel de Unamuno, l’auteur fondamental du « Sentiment tragique de la vie », l’inoubliable, fier et courageux recteur de Salamanque qui défia seul les fascistes qui assistaient médusés à son fracassant discours, avait moins l’intention de nous le révéler que de partager ses tourments métapolitiques et religieux et d’évoquer quelques menus détails de sa vie intérieure. Celui-ci par exemple : le bridge est la meilleure école de vie et de pensée, foi d’un ancien pilier du Grand Café d’Hendaye. Patience et battons les cartes !” Voilà bien une sagesse de moraliste. C’est Montesinos qui le dit dans le « Quichotte« , c’est donc vrai. Savoir tendre la main au hasard, tout le problème est là. Qui a compris cela sait faire un roman. Ne lui reste plus alors qu’à l’écrire. »

Lire,
de même, en suite, qu’écrire,
demande, au-delà d’un minimum de temps disponible
_ et à donner, gaspiller et perdre (à fonds perdus si l’on veut…) _ ;

lire demande
un minimum de vertu
: celle de « patience », en effet
_ compagne des vertus
déjà un peu abordées sur ce blog-ci
de « vaillance », et de « courage » ;

mais sur le versant, ici (et « pentu »…) éminemment crucial
(en une vie fondamentalement temporelle, bien sûr, elle aussi, et elle d’abord

_ que fait donc un être humain,
et pas tout à fait encore « in-humain » (cf Bernard Stiegler : « Prendre soin« )
de « son temps » ?
pour si peu que ce temps
offert par le simple fait de la vie, et du « vivre »
_ de peu d’effort, et de peu de mérite, lui, du moins a priori ;
après (= a posteriori), il s’agit de « durer », de « demeurer », de « survivre » … _ ;

pour si peu que ce temps-là
soit,
bien (ou même « très » !) effectivement,
un peu « saisi »
et un peu « mis à profit »
;

en un « agir » (par « actes »)
qui ne soit pas seulement réflexe
_ selon la logique du
(précieux _ et vendable ; et vendu, en espèces bien sonnantes et trébuchantes, elles ; du moins d’un compte bancaire à un autre
_ pas seulement symboliquement, donc :
d’où la relative « réalité » d’un certain « pouvoir » d’action, en ce monde tant soit peu partagé (un minimum) -ci… _ ;

selon la logique _ impériale ! _ donc  du « temps de cerveau disponible«  de l' »Homo Télé-spectator »
consommateur

(= « sommé de » « consommer » !)

des « produits » « de marque » du marché (cf ici Dany-Robert Dufour : « Le Divin marché« )
à laquelle (« logique », donc) ces temps-ci est en train de se « rétrécir » la persistante (persévérante, voire « résistante ») _ pour combien de temps encore » _ « espèce humaine »
selon la belle appellation -« invocation » _ c’est surtout un « appel » !!! _ de Robert Antelme (« L’Espèce Humaine« )
au retour « des camps« , en 1945…
Tout se tiendrait-il donc ?…

sur le versant, ici (et « pentu »…) éminemment crucial, donc,
du temps « à vivre »
, donc…

Il y a ici quelque chose de l’ordre de l’alarme et de l' »appel »,
chez Unamuno, en 1936,
chez Jean Cassou (même date) ;
ainsi que chez leurs éditeurs d’aujourd’hui _ 2008 _ ;
ainsi que dans l’article, en son remarquable blog, de Pierre Assouline :

au fait,
il ne faudra pas manquer
la « rencontre » avec Pierre Assouline le jeudi 18 septembre à 18 h dans les salons Albert Mollat :

Pierre Assouline,
un remarquable « passeur » de littérature
, pour s’orienter (un peu ; un peu mieux) dans le lire,
parmi la foule (effrayante par les dimensions mêmes de sa prolifération) des livres _ jusqu’à constituer,
ainsi que le « revendique » _ c’est un peu mieux que « rêver » _
le beau titre de son blog : « La République des livres » : tout un programme !
« Encore, un effort, Français,
pour être (ou enfin « devenir » ?

quand ? comment ? où ?) républicains« …

Même si on pourrait, aussi, le titiller un peu
sur une (petite) propension à s’attarder un peu trop sur une dimension « mondaine » (et parisienne, voire germano-pratine)
du livre (et des écrivains),
au détriment de la qualité véritablement « littéraire » (ou artistique) des œuvres ;

à donner un peu trop dans ce que le si lucide Michel Deguy  _ un contemporain vraiment majeur, lui ! _
qualifie très justement, acidement, de « culturel » _ c’est-à-dire social, sociologique, et même religieux :
de fonction grégaire… Tout à rebours d’un Nietzsche…

Un exemple (de cette propension « mondaine » au détriment de l’Art » même !),

ici même _ et si le lecteur veut bien m’y autoriser

(en m’accordant le temps précieux de sa lecture) :

sur la foi d’un des remarquables articles de Pierre Assouline : « Enquêtes sur nos parts d’ombre« 

_ en me permettant de mettre en gras certaines de ses expressions ou phrases  :

« 04 juin 2008

Enquêtes sur nos parts d’ombre

Qu’est-ce qui pousse un homme à un retour sur soi qui lui impose d’enquêter sans relâche sur la part d’ombre de ses proches ? Quelque chose d’indicible que l’écrivain s’obstine à creuser. Il est hanté par l’enquête,

obsession que l’on retrouve au coeur de deux premiers textes particulièrement réussis, un roman et un récit.

Dans « Les Bains de Kiraly«  (133 pages, 17 euros, Sabine Wespieser), Jean Mattern nous mène sur les traces des siens de Bar-sur-Aube et du cimetière de Proverville aux confins de la Hongrie en passant par le Londres de Golders Green. La religion envahit le narrateur, quand bien même se réduirait-elle à sa plus sobre expression à l’instant où l’âme se dissocie du corps (« Dieu a donné, Dieu a repris« ). Il rend bien ces regards “comme si la vie était trop lourde à porter” avec des mots justes et fins. Mais au-delà de cette quête, il se livre à une belle méditation sur la langue. Lui qui avait achevé ses études avec une thèse sur Thomas Mann, il entre dans la vie active en obtenant d’une prestigieuse maison d’édition la commande d’une nouvelle traduction du « Docteur Faustus« . Et c’est en participant à Budapest à un congrès de traducteurs de “cet allemand si sophistiqué” de Mann, en confrontant les difficultés qu’ils ont à restituer “les couches superposées de sa rhétorique germanique et de ses phrases à embranchements multiples”, qu’il comprend où le mène son roman des origines.

Son impérieuse nécessité de mettre à nu les mensonges familiaux, l’achat d’une conversion comme on s’achète une conduite, même si c’est un peu vain : ”La découverte d’une histoire vieille de plus d’un siècle ne peut pas me tenir lieu d’identité aujourd’hui. Une épiphanie ne peut effacer l’homme que je suis devenu. Cette absolue volonté de savoir qui étaient au juste ses grands-parents, d’où ils venaient, et pourquoi leur héritage n’était précédé d’aucun testament.

Mais aussi loin que ses pas le porteront, il sera toujours le frère de la morte. Il sait désormais qu’à tous les âges de sa vie, il restera à jamais l’enfant de dix ans privé de sa sœur, la nuque brisée dans un accident de la route, un soir d’octobre, sur le bas-côté d’une route champenoise. On n’échappe pas à ses fantômes, surtout lorsqu’ils sont encore là, tout près. On ne leur échappe pas, fut-ce aux bains de Kiraly, à défaut des bains de l’hôtel Gellert. La rencontre d’un aristocrate, assez décati et vaguement onaniste,“pas si insensé lorsqu’il compare les masturbateurs compulsifs aux traducteurs obsessionnels“, lui fait saisir la réalité dissimulée derrière le grand meccano des mots où il fait bon s’abriter lorsqu’on est traducteur et qu’on aime jouer aux échecs avec des dictionnaires. Le déclic lui viendra de biais, dans une traduction anglaise du « Jérémie » de Franz Werfel trouvée par hasard chez un bouquiniste. Il restera à jamais prisonnier d’une absence, quand bien même aurait-il vécu, ce qui s’appelle vivre, beaucoup plus longtemps sans elle qu’avec elle. Mais à quoi bon retrouver ces ombres du passé si l’on ne sait plus quoi en faire ?

Aussi réussi que le roman de Jean Mattern, le livre de Jean-Marie Borzeix « Jeudi saint » (183 pages, 16 euros, Stock) s’articule sur un même canevas. Sauf que le spectre de l’Occupation y rôde à toutes les pages. Dès les citations placées en épigraphe, il invite à ne pas se résigner à la défaite que constitue l’oubli, et à ne pas se laisser envahir par le présent à l’exclusion de la suite des années. Le village de l’Échameil en Haute-Corrèze est le théâtre intime de cette chronique des jours passés, elle aussi gouvernée par une enquête agitée de rumeurs et de murmures. Ca s’est passé en avril 1944 dans la journée du jeudi saint. C’était le temps des rafles et des otages. Le narrateur de ce récit, qui ne cherche pas à se draper dans les habits de cérémonie du roman, veut se faire l’attentif historien de cette journée particulière dans ce minuscule coin de France. Écartelé entre le crédit à accorder aux souvenirs des témoins et la totale confiance généralement donnée aux documents d’archives, il navigue entre les petites lâchetés et le courage ordinaires de personnes que sa quête élève au statut de personnages. Tout cela pour retracer le destin d’une poignée d’étrangers échoués là à seule fin de s’y cacher, des “parmi nous” comme on dirait des “malgré nous”. Jamais le plateau limousin n’avait été aussi cosmopolite. Un drame s’est joué là, à l’ombre des bals clandestins, forme de résistance qui connut une vogue considérable à la fin de l’Occupation. L’auteur, né par là à cette époque-là, a voulu comprendre comment s’étaient superposées la déportation des dizaines de Juifs planqués dans des communes du plateau de Millevaches et l’exécution de quatre paysans pris en otages. Soudain, des gens que ceux du cru avaient fini par connaître s’évanouissent dans la nature.

Il faudra le travail du temps et l’obstination d’un seul qui n’avait “rien à voir avec cette histoirepour que l’on sache ce qui était véritablement advenu. Et pour cause : “Ce n’est pas un pogrom sauvage, c’est une série d’arrestations tranquilles, une sorte de banal contrôle administratif”. L’histoire s’achève sur le télescopage de deux dates : celle du 6 avril 1944 quelque part en France avec celle du 7 avril 1994 quelque part en Afrique : “Ce jour-là commence le dernier génocide du XXème au siècle au Rwanda. Un génocide préparé de longue date et monstrueusement artisanal”.

P.S. L’été approche, les critiques reçoivent les livres de la rentrée parfois mélangés à ceux, plus rares il est vrai, de la saison. Bref, je n’ai pas vu que le roman de Jean Mattern ne sortait que le 25 août. Dont acte. Retenez-le, c’est aussi bien. »

Voilà pour cet article, en lui-même, déjà, bien « intéressant », de Pierre Assouline.

Pour en venir, maintenant, si on le veut bien, à ma (petite) critique : de « mondanité » germano-pratine…

Je veux dire :

à un exemple de propension à s’attarder sur une dimension « mondaine » (de l’édition)

au détriment de la qualité véritablement « littéraire » (ou artistique)

des œuvres, donc

_ je reprends le fil de mon raisonnement ainsi que de ma phrase _,

sur la foi d’un de ses remarquables articles : « Enquêtes sur nos parts d’ombre » (du 4 juin dernier),

après avoir lu

_ avec tant de plaisir

que j’ai moi-même rédigé deux articles

(ou « études critiques« , selon l’expression de Jean-Marie Borzeix) : « Ombres dans le paysages : pays, Histoire et filiation » et « Lacunes dans l’histoire » _ ;

après avoir lu « Jeudi saint« ,

j’ai lu dès sa sortie
_ le livre est court : 133 pages _
« Les Bains de Kiraly« , de Jean Mattern

(« qui travaille dans l’édition« , signale la Quatrième de couverture),

aux Éditions Sabine Wespieser, ce mois d’août 2008…


Eh bien, c’est une belle déception que ce livre bâclé (hélas ! à mon jugement ;

et je le regrette beaucoup… ;

car le « sujet » « abordé » _ la très dure pesanteur des « silences » de la « filiation » _,

moi aussi _ comme Pierre Assouline… _

me passionne !) :

tout au plus, et à peine, une « idée » _ étique, sans souffle ; ni chair ; ni « tripes » _ « de livre » ;

mais dépourvu(e), ici, dans ce cas-ci, de ce qui fait le grouillement _ fantasque… _ de la vie,

car « sans nécessité » à l’intérieur (de la vie palpitante : attendue par le lecteur !) des phrases

_ est-ce donc si difficile à « trouver » (pour un auteur), que de telles phrases,

vibrantes ?.. _ ;

rien que des « thèmes », des « pistes »,

qui, en effet, tiennent visiblement à cœur à l’auteur, Jean Mattern

(autour _ probablement _ de sa propre « histoire familiale », en Hongrie, à Budapest

(d’où ces « Bains (de Kiraly« )-là ; à la place, en fait, de ceux, mieux connus _ « Bains » ! _, de l’Hôtel Gellert) ;

mais seulement « évoqués », ces dits « thèmes » et « pistes »,

au travers de personnages eux-mêmes trop pauvrement schématiques,

« pantins » artificiels, alors, sans chair, sans peau, sans tripes, sans sang ; sans vraie « voix »…

_ à commencer par le fantômatique narrateur « Gabriel« , mais qui aurait « dû » s’appeler, d’après le prénom d’un cousin aimé ou admiré de sa mère, « Thomas » ;

et sa triste (double _ et combien peu crédible !) trahison

et de son épouse, « Laura« , d’abord et surtout

_ au moment où elle tombe enceinte de lui, et va offrir un enfant

(un garçon, que « Gabriel« , par sa fuite, ne connaîtra jamais)

à leur mariage _ ;
et de son meilleur ami _ et « double » spéculaire _, « Léo« 

Le nom du superbe romancier (1900-1989) Sándor Márai est bien cité

_ le narrateur achetant (page 111) en livre de poche un _ ou plutôt « deux » _ des romans de ce dernier

au moment de s’envoler de l’aéroport de Londres pour celui de Budapest

_ et « une centaine de pages plus loin« , de lecture du narrateur, celui-ci : « je m’endormis dans l’avion, et me réveillai seulement au moment de l’atterrissage« … : encore un de ses (décidément nombreux) actes manqués ? _ ;

mais ici trop peu demeure hélas des magnifiques et flamboyantes ambiguïtés des si beaux livres du « grand » Sándor Márai :
à commencer par l’admirable « Les Braises« , et leurs histoires _ tellement terrifiantes, elles _ de trahison d’amour et d’amitié ;

je pense aussi, à ce propos, à l’œuvre _ bouleversante, elle aussi ! _, aujourd’hui _ que Márai n’est plus _ d’un autre très « grand » hongrois, Péter Nádas : « Le livre des mémoires, aux Éditions Plon, en septembre 1998…

Même s’il s’agit, déjà pour le narrateur (page 19 des « Bains de Kiraly« ) _ pour ne rien dire de l’auteur lui-même, Jean Mattern _ de « remplir les blancs d’une histoire »

_ cf mon article « Lacunes dans l’histoire » _

« que je ne voulais pas me raconter à moi-même«  (au passé, dans le récit de ce narrateur victime _ mais aussi complice des « dénis » _ de ses « complexes » familiaux _ serait-ce un pléonasme ? _, donc, page 19, au « démarrage-amorce » de l’intrigue…),

et qui va torturer ce narrateur

au point de « se l’infliger »,

ce récit d' »enquête » des racines tues

(et en quelque sorte « volées », « dérobées »,

qu’on avait voulu nier et « anéantir » : pour l’en protéger !) ;

au point de « se l’infliger », ce récit d' »enquête » des racines tues, donc,

_ et nous, via l’écriture de l’auteur, avec _

en ces « Bains de Kiraly« -là…

Mais en demeurant _ un peu trop _ sur notre faim, hélas, tant font défaut ici le souffle et la vie (et les « braises » !) des détails

d’au-delà d’une simple « idée » _ ou « schème », exsangue… _ « de livre »…

Deux clés de cette intrigue familiale-là

sont deux (lourds) silences parentaux :

l’un, sur la mort d’une sœur aînée, Marianne, victime d’un accident stupide sur une route champenoise

(du côté de Proverville _ où celle-ci est enterrée : le détail est donné dès la seconde page du roman, page 12) : désormais, il est « entendu », en cette famille-là, qu’on ne parlera plus jamais d’elle !.. ;

et l’autre, à propos de la tombe d’un grand-père maternel, « Karel Roth« , au cimetière (à Pest) de « Kerepesi Temetö » (pages 66-67) :

_ « La colère avait cédé la place à la lassitude lorsque je remarquai que nous nous trouvions dans la partie juive du cimetière. J’essayai de me repérer, sans écouter les commentaires incessants de notre jeune guide : nous nous étions dirigés vers l’est. Au milieu des tombes que je regardais presque malgré moi, honteux de mon voyeurisme _ mais je ne pouvais m’empêcher de trouver belles certaines stèles d’inspiration Art nouveau _, son nom se détacha, accrocha mon regard, me cloua sur place. Karel Roth. Le nom de mon grand-père. Une étoile de David, deux dates. « On avance », me lança le guide« 

de ce « passage obligé

du programme touristique

_ qu’était le cimetière pestois de « Kerepesi » (avec « les tombes des grands héros magyars, Lajos Kossut, Ferenc Deák et Lujza Blaha« , et « la division 2, où sont enterrés les martyrs de l’insurrection de 1956« ) _

pour notre petit groupe de traducteurs,

avant le transfert en car au bord du lac Balaton » (page 66),

où se tient le colloque autour de la traduction de l’œuvre de Thomas Mann, pour lequel le-dit « Gabriel » a accompli ce (premier) voyage-là en Hongrie… ;

« Ce n’était pas la tombe de mon grand-père que je venais de voir« 

_ énonce alors le « Gabriel » narrateur de ces « Bains de Kiraly » _ ;
Un homonyme sans doute. Mon grand-père était enterré en Autriche, dans un petit cimetière à Klagenfurt,
muni des sacrements de l’église,
comme ma mère avait pris soin de faire préciser
sur le faire-part de décès
 » (de son père, « Karel Roth« , donc), est-il signalé par le narrateur à ce moment de son récit censément autobiographique (à la page 67).

Ensuite,

et suite à une confidence du malheureux narrateur (à propos de sa « filiation » hongroise), le traducteur _ et onaniste, à l’occasion… _ de Thomas Mann en hongrois, « Janos Almassy« , passant « par Londres« , intervient dans l’intrigue (aux pages 98-99) :

«  »Voilà ce que j’ai trouvé ». Trois actes de baptême, délivrés par le curé de Sopron

_ non loin du château d’Esterháza où composa la plus grande partie de son œuvre Joseph Haydn, pour les princes Esterházy

(cf mon article « Articles en souffrance, un inventaire à la Prévert« , à propos de ce si beau CD « Trios pour Nikolaus Esterházy » par Rincontro _ CD Alpha 128 _,
en date du 15 avril 1896. Le premier au nom de mon grand-père, âgé de trois mois.
Les deux autres mentionnaient des noms que je voyais pour la première fois : Alma Rosalia Roth, née Biro, et Michaël Baruch Roth. Mes arrière-grands-parents ?
« 
;

en effet, oui…

Suivi, encore de cette phrase (du narrateur « Gabriel » : sur le « devenir, ou pas, juif »…) :
« Mais tout cela m’importe peu aujourd’hui. On ne devient pas juif par trois certificats de baptême _ chrétien ! Et on n’efface pas
tant d’années de mensonges et de secrets
_ de ses propres parents _ par vingt-cinq heures de jeûne » _ pour Yom Kippour, en une synagogue londonienne (de « Golders Green » : située dans la rue qui « porte ce nom étrange, The Exchange« , est-il indiqué à la toute dernière page, juste avant les mots _ trois courtes phrases _ de la fin, page 133,
que je donne ainsi :
« M’est-il permis d’échanger une autre vie contre la mienne ? Ouvrir une nouvelle porte,
et trouver un autre chemin ?


Un pas devant l’autre« 
: soit, pour « finir », presque le titre suédois (« pas à pas ») pour « Être sans destin » d’un autre « grand » _ et juif _ hongrois, l’immense Imre Kertész
(cf mes deux articles : « Kertész /”Dachau” : la bourde du politique (et la non-lecture des “lecteurs”)«  et « pourquoi il ne parle pas des camps » : tout, décidément, se tient !!!) …

Bref, un « squelette » de roman, sans assez de « corps » :
en dépit de quelques belles expressions, tout de même,
telle ce beau « Je suis prisonnier de mon absence«  (à moi-même), afin de « désigner » le malaise de langueur, à ce point
si extrême, ici,
qu’il apparaît au lecteur vraiment « trop » invraisemblable ; voilà le « défaut » principiel du dispositif fictionnel ici ! pour ma lecture, du moins… ;

langueur à ce point, donc,
paralysante, du personnage du narrateur « Gabriel« , à la page 123
_ ce qui fait, au final, l’objet même de ce livre de Jean Mattern ;

bref, un « squelette » de roman, donc _ j’y arrive _, que ces « Bains de Kiraly » de Jean Mattern
pour un magnifique sujet, et passionnant, tant pour Pierre Assouline que _ humblement _ pour moi-même :

le « sujet » de « comment sortir de la langueur de tonitruants silences »
« sur-ajoutés », si j’ose dire,
« à la douleur », déjà, étouffante (asphyxiante), elle,
« des pertes »
« et des absences » (physiques) pesantes
« en résultant »

Ou « comment réintégrer », en sa vie, « la voix »
_ vraiment « parlante » : ce n’est pas un pléonasme (cf page 103 : l’oncle « Joszef _ mort (« trop jeune, comme ma sœur Marianne » (page 104) trop tôt pour le narrateur, « Gabriel » _ m’avait juste dit _ en accompagnement du cadeau de « sa vieille édition » « de « Jérémie » de Franz Werfel » _ : « Tu comprends que « suivre sa voie » peut aussi s’écrire avec un x« ) ;

et « si Joszef avait vécu plus longtemps, ma vie aurait-elle pris une tournure différente ?« , lit-on aussi, page 104 ; « Il est sans doute vain de se demander cela, mais aurait-il pu, ou voulu, me parler _ lui, l’oncle célibataire de Montpellier _ de la famille, de mon grand-père, catholique ou juif converti, de leur fuite vers l’Autriche et du cousin Janos mort trop jeune.«  Donc « Aucune confidence, donc, ni sur sa propre vie, ni sur celle de sa sœur. En lieu et place de tout ce que j’aurais aimé entendre de sa bouche, ce livre de Franz Werfel _ « Jérémie » _, quelques partitions, beaucoup de questions, et quelques regrets«  (pages 104 et 105 : un passage-clé de ce livre) ;

ou comment réintégrer, en sa vie, la voix
« de chers disparus »
_ « devenant »
, pour lors, à la perte,
« les chers fantômes restant _ oui ! avec obstination _ à nous hanter »…
C’est que le lien (avec eux) doit _ et impérativement ! _ être « (r-)établi » !..

Car tel est, en effet, le beau « sujet » ! de ce roman-ci
_ tellement intéressant comme « sujet »,
et frustrant, donc
_ proportionnellement au désir et à l’attente ainsi suscités _ dans sa « réalisation » (et chair _ d’écriture même) romanesque(s)… ;

Bref, un « squelette » de roman, sans assez de « corps » _ maintenant, j’y suis ! _,
le métier d’éditeur
(qui est celui de Jean Mattern, « éditeur » de littérature étrangère aux Éditions Gallimard…)
n’est pas nécessairement « en prise » _ et a fortiori « en prise directe » _ avec l’acte _ plus « fou », lui (en son « battement »…) _ d’écrire même ;

acte si éclairant (pour notre temps) de la part de l’artiste, lui,
dans le silence criant (de vérité, alors) de pareille écriture !..

Je re-trouve ici l’intuition-thèse lumineuse de Michel Deguy distinguant sans façons,
abruptement,
_ et comment et combien ! a-t-il raison, sur ce point-ci, aussi, comme sur tant d’autres ! cf son très beau, et si éclairant pour nos temps décidément un peu (trop) « brouillés » (à force d’être « lisses » et « plains »), « Le Sens de la visite » par exemple _ ;

Michel Deguy distinguant, donc,
abruptement _ il le faut ! _
la dite et vantée _ sur tous les tons _ « culture« et l’Art lui-même
(en la solitude, ou « exception » _ « pauvre » ! et loin des « projecteurs » si peu subtils des medias _, plus « rocailleuse » des artistes ;

cf aussi, sur la singularité et « anomie » de l’artiste, Philippe Sollers : « Théorie des exceptions« )…

Voilà pour « trier » un peu _ selon l’étymologie de « krisis« , le crible _ ce que peut apporter la richesse  _ tellement stimulante _ du blog de Pierre Assouline…

Titus Curiosus, ce 25 août 2008

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